HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — LOIS ET CONSTITUTION DE SOLÔN.

 

 

Nous arrivons maintenant à une nouvelle ère dans l’histoire grecque, je veux dire le premier exemple connu d’une réforme constitutionnelle véritable et désintéressée, la première pierre de ce grand édifice qui, dans la suite, devint le type de la démocratie en Grèce. L’archontat de l’eupatride Solen date de 594 avant trente ans après la conspiration de Kylôn — en admettant que ce dernier événement soit placé exactement en 612 av. J.-C.

La vie de Solen par Plutarque et par Diogène (particulièrement la première) est la principale source de renseignements que nous ayons relativement à cet homme remarquable ; et tout en les remerciant de ce qu’ils nous ont dit, il est impossible de ne pas exprimer du désappointement de ce qu’ils ne nous en aient pas dit davantage. Car Plutarque avait certainement sous les yeux et les poèmes originaux et les lois originales de Solôn, et le peu qu’il copie des uns et des autres et qu’il nous donne forme le charme principal de sa biographie. Mais il aurait dû tirer parti de ces matériaux précieux pour arriver à un résultat plus instructif que celui qu’il a présenté. Il n’y a presque rien qui soit plus à déplorer, parmi les trésors perdus de l’esprit grec, que les poèmes de Solôn ; nous voyons en effet, par les fragments qui en restent, qu’ils contenaient des mentions des phénomènes publics et sociaux qu’il avait sous les yeux et qu’il était obligé d’étudier attentivement, mêlées à l’expression touchante de ses propres sentiments personnels dans le poste à la fois honorable et difficile auquel l’avait élevé la confiance de ses concitoyens.

Solôn, fils d’Exekestidês, était un eupatride de fortune médiocre[1], mais du sang héroïque le plus pur, appartenant à la gens ou famille des Kodrides et des Néleides, et faisant remonter son origine au dieu Poseidôn. Son père, dit-on, avait diminué son bien par sa prodigalité, ce qui força Solôn, dans sa jeunesse, à avoir recours au commerce, et dans cette occupation il visita une foule de lieux en Grèce et en Asie. Il fut ainsi mis à même d’élargir la sphère de ses observations et de se pourvoir de matériaux pour la pensée aussi bien que pour la composition. Ses talents poétiques se montrèrent de très bonne heure, d’abord sur des sujets légers, puis sur des sujets sérieux. On se rappellera qu’il n’y avait pas à cette époque de prose grecque, et que les acquis citions, aussi bien que les effusions d’un homme intelligent ; même sous la forme la plus simple, s’ajustaient non pas aux limites de la période et du point et virgule, mais à celles de l’hexamètre et du pentamètre. En réalité, les vers de Solôn n’aspirent pas à produire un effet plus élevé que celui que nous sommes accoutumés à associer à une composition en prose sérieuse, touchante, et dont le but est de donner des conseils. Les avis et les appels qu’il adressait fréquemment à ses compatriotes[2] étaient donnés dans ce mètre aisé, sans doute bien moins difficile que la prose travaillée des écrivains ou des orateurs postérieurs, tels que Thucydide, Isocrate ou Démosthène. Sa poésie et sa réputation finirent par être connues dans un grand nombre des parties de la Grèce, de sorte qu’il fut classé avec Thalês de Milêtos, Bias de Priênê, Pittakos de Mitylênê, Périandre de Corinthe, Kleobulos de Lindos, Cheilôn de Lacédæmone, formant tous ensemble la pléiade si connue dans la suite sous le nom des Sept Sages.

Le premier événement particulier qui nous montre Solôn comme politique actif est la possession de file de Salamis, que se disputaient alors Megara et Athènes. Megara était à cette époque en état de contester à Athènes, et elle le fit pendant quelque temps avec succès, l’occupation de cette !le importante, fait remarquable qu’il est peut-être possible d’expliquer en supposant que les habitants d’Athènes et de son voisinage soutinrent la lutte seulement avec l’aide partielle du reste de l’Attique. Quoi qu’il en soit, il parait que les Mégariens s’étaient établis réellement à Salamis, au moment où Solôn commença sa carrière politique, et que les Athéniens avaient éprouvé tant de pertes clans la lutte, qu’ils avaient formellement défendu qu’aucun citoyen soumit jamais une proposition tendant à la reconquérir. Blessé de cette honteuse interdiction, Solôn contrefit un état d’excitation extatique, s’élança dans l’agora, et là sur la pierre habituellement occupée par le héraut officiel, il prononça à la multitude qui l’environnait un poème élégiaque court[3] qu’il avait composé auparavant sur le sujet de Salamis. En leur démontrant la honte qu’il y aurait à abandonner l’île, il agit si puissamment sur leurs sentiments qu’ils annulèrent la loi prohibitive : J’aimerais mieux (s’écria-t-il) renoncer à ma ville natale et devenir citoyen de Pholegandros, que d’être encore nommé Athénien, flétri de la honte d’avoir rendu Salamis ! Les Athéniens recommencèrent la guerre et lui en donnèrent le commandement en partie, comme on nous le dit, à l’instigation de Pisistrate, bien que ce dernier doive avoir été, à cette époque (600-594 av. J.-C.), un tout jeune homme, ou plutôt un enfant[4].

Les récits que fait Plutarque de la manière dont on recouvra Salamis sont contradictoires aussi bien qu’apocryphes, attribuant à Solôn divers stratagèmes pour tromper Ies Mégariens qui l’occupaient. Par malheur, aucun d’eux n’est appuyé par une autorité. Suivant ce qui semble le plus plausible, l’oracle de Delphes lui ordonna de se rendre propices les héros locaux de l’île ; et, en conséquence, il traversa la mer pour s’y rendre de nuit, dans le dessein de sacrifier aux héros Periphêmos et Kychreus sur le rivage salaminien. Alors on leva cinq cents volontaires athéniens pour l’attaque de l’île, à la condition que, s’ils étaient vainqueurs, ils la garderaient comme propriété et avec le droit de cité[5]. Ils abordèrent sans accident sur un promontoire avancé, tandis que Solôn, ayant été assez heureux pour s’emparer d’un vaisseau que les Mégariens avaient envoyé avec ordre de surveiller les opérations, y fit monter des Athéniens et fit voile tout droit vers la cité de Salamis, où les cinq cents Athéniens, qui avaient abordé, dirigèrent aussi leur marche. Les Mégariens sortirent de la ville pour repousser ces derniers, et pendant la chaleur de l’engagement, Solôn, avec son vaisseau mégarien et son équipage athénien, fit voile directement vers la cité. Les Mégariens, prenant ce mouvement pour le retour de leur propre équipage, laissèrent approcher le vaisseau sans résistance, et les Athéniens prirent ainsi la ville par surprise. La permission de quitter l’île ayant été donnée aux Mégariens, Solôn en prit possession au nom des Athéniens et éleva un temple à Enyalios, le dieu de la guerre, sur le cap Skiradion, près de la cité de Salamis[6].

Cependant les citoyens de Megara firent divers efforts pour recouvrer une possession si importante, de sorte qu’il s’ensuivit une guerre longue aussi bien que désastreuse pour les deux parties. Enfin, ils convinrent de remettre la dispute à l’arbitrage de Sparte, et on désigna pour la décider cinq Spartiates : Kritolaidas, Amompharetos, Hypsêchidas, Anaxilas et Kleomenês. Le verdict en faveur d’Athènes fut fondé sur une preuve qu’il est assez curieux de reproduire. Les deux parties essayèrent de démontrer que les cadavres ensevelis dans l’île l’étaient conformément à leur propre mode particulier d’enterrement, et les deux parties, dit-on, citèrent des vers du Catalogue de l’Iliade[7], s’accusant mutuellement d’erreur ou d’interpolation. Mais les Athéniens eurent l’avantage sur deux points : d’abord, il y avait des oracles de Delphes, où Salamis était mentionnée avec l’épithète d’Ionienne ; en second lieu, Philæos et Eurysakês, fils du Télamonien Ajax, le grand héros de l’île, avaient accepté le droit de cité d’Athènes, cédé Salamis aux. Athéniens et transporté leur propre résidence à Braurôn et à Melitê en Attique, où le dème ou gens Philaidæ adorait encore Philæos comme son premier père éponyme. Un tel titre fut tenu pour suffisant, et Salamis fut adjugée par les cinq Spartiates à l’Attique[8], à laquelle elle resta toujours incorporée dans la suite jusqu’au temps de la suprématie macédonienne. Deux siècles et demi plus tard, quand l’orateur Eschine discuta le droit d’Athènes sur Amphipolis contre Philippe de Macédoine, les éléments légendaires du titre furent à la vérité produits, mais plutôt en manière de préface ou d’introduction aux motifs politiques réels[9]. Mais, dans l’année 600 avant J.-C., l’autorité de la légende était établie plus profondément et avait plus d’efficacité, et elle suffit par elle-même à déterminer un verdict favorable.

Outre la conquête de Salamis, Solôn accrut sa réputation en épousant la cause du temple Delphien contre les actes d’extorsion des habitants de Kirrha, dont il sera parlé plus longuement dans un prochain chapitre ; et la faveur de l’oracle servit probablement dans une certaine mesure à lui procurer cette encourageante prophétie par laquelle s’ouvrit sa carrière législative.

C’est à l’occasion de la législation de Solôn que nous obtenons une première lueur, et par malheur ce n’est qu’une lueur, qui nous fait voir l’état réel de l’Attique et de ses habitants. C’est un tableau triste et rebutant, qui nous présente réunies des discordes politiques et des souffrances particulières.

De violentes dissensions régnaient parmi les habitants de l’Attique, qui étaient séparés en trois factions, les Pedieis, ou hommes de la plaine, comprenant Athènes, Eleusis et le territoire voisin, et dans lesquels était compris le plus grand nombre des familles riches ; les montagnards à l’est et au nord de l’Attique, appelés Diakrii, qui étaient en général la partie la plus pauvre ; et les Paralii dans la portion méridionale de l’Attique de la mer a la mer, dont les ressources et la position sociale étaient intermédiaires entre les deux[10]. Sur quels points spéciaux roulaient ces disputes intestines, c’est ce dont nous ne sommes pas instruits distinctement. Toutefois elles ne furent pas particulières a la période qui précéda immédiatement l’archontat de Solôn. Elles avaient régné auparavant, et elles reparaissent dans la suite avant le despotisme de Pisistrate ; ce dernier se présentant comme le chef des Diakrii, et comme le champion, réel ou prétendu, de la population pauvre.

Mais du temps de Solen ces querelles intestines furent aggravées par quelque chose qu’il était beaucoup plus difficile de combattre, une révolte générale de la population pauvre contre les riches, résultant de la misère combinée avec l’oppression. Les Thètes, dont nous avons déjà étudié la condition dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode, nous sont maintenant présentés comme formant le gros de la population de, l’Attique, les tenanciers cultivateurs, les métayers et les petits propriétaires de la campagne. On les montre comme écrasés par les dettes et la dépendance, et jetés en nombre considérable d’un état de liberté dans l’esclavage, la grande masse d’entre eux étant (nous dit-on) endettés vis-à-vis des riches qui étaient propriétaires de la plus grande partie du sol[11]. Ou bien ils avaient emprunté de l’argent pour leurs propres besoins, ou ils labouraient les terres des riches comme tenanciers dépendants, payant une portion stipulée du produit, et en cette qualité ils étaient grandement en retard pour leurs payements,

On vit ici les effets désastreux de l’ancienne et rigide loi concernant le débiteur et lei créancier, régnant’ jadis en’ Grèce, en Italie, en Asie et dans une partie considérable du monde, combinée avec la reconnaissance de l’esclavage comme état légitime, et avec celle du droit qu’avait un homme de se vendre aussi bien que de celui qu’avait un autre homme de l’acheter. Tout débiteur hors d’état de remplir son engagement était exposé a être adjugé comme esclave h son créancier, jusqu’à ce qu’il pût trouver le moyen ou de payer sa dette ou de l’éteindre par le travail ; et ce n’était pas seulement sa propre personne, mais encore ses fils mineurs, et ses filles et ses soeurs non mariées, que la loi lui donnait le droit de vendre[12]. L’homme pauvre empruntait ainsi sur la garantie de son corps (pour traduire littéralement la phrase grecque) et sur celle des personnes de sa famille. Ces contrats oppressifs avaient été exécutés d’une façon si sévère, que maint débiteur avait été obligé de passer de la liberté dans l’esclavage en Attique même ; beaucoup d’autres avaient été vendus pour l’exportation, et quelques-uns n’avaient jusque-là conservé leur propre liberté qu’en vendant leurs enfants. En outre, un grand nombre de petites propriétés en Attique étaient hypothéquées, ce qui indiquait — suivant la formalité usitée dans la loi attique, et continuée, dans tout le cours des temps historiques — une colonne de pierre élevée sur la terre, portant inscrits le nom du prêteur et le montant du prêt. Les propriétaires de ces terres hypothéquées, si les choses prenaient une tournure défavorable, n’avaient pas d’autre perspective que celle d’un esclavage sans remède pour eux-mêmes et pour leurs familles, soit dans leur propre pays natal, où ils étaient privés de toutes ses jouissances, soit dans quelque région barbare, où l’accent attique ne venait jamais charmer leurs oreilles. Quelques-uns avaient fui le pays pour échapper à l’adjudication légale de leurs personnes, et gagnaient une misérable subsistance dans des lieux étrangers par de dégradantes occupations. Ce sort déplorable était échu aussi à plusieurs par suite de condamnations injustes et de la corruption de juges ; la conduite des riches, par rapport à l’argent sacré et profane, quant aux affaires publiques aussi bien que privées, étant complètement rapace et éhontée.

Les souffrances multipliées et prolongées longtemps que subissaient les pauvres sous ce système, plongés qu’ils étaient dans un état d’abaissement qui n’était pas plus tolérable que celui de la plebs gauloise[13], et les Injustices des riches investis de toute la puissance politique, sont des faits bien attestés par les poèmes de Solôn lui-même, même dans les courts fragments qui, nous ont été conservés[14]. Il paraît qu’immédiatement avant le temps de son archontat, les maux s’étaient développés à un tel point, et la détermination de la masse des victimes, d’arracher pour elles-mêmes quelque moyen de soulagement, était devenue si prononcée, que l’on ne pouvait plus imposer les lois existantes. Suivant la profonde remarque d’Aristote, que les séditions sont engendrées par de grandes causes, mais sont produites par de petits incidents[15], nous pouvons imaginer que quelques événements récents s’étaient présentés comme stimulants immédiats à l’explosion des débiteurs, semblables à ceux qui prêtent un intérêt si saisissant aux premières annales romaines, comme les étincelles allumant de violents mouvements populaires pour lesquels la traînée avait été mise longtemps auparavant. Des condamnations prononcées par les archontes contre des débiteurs insolvables peuvent avoir été plus nombreuses qu’à I’ordinaire, ou les mauvais traitements dont était victime dans la condition d’esclave quelque débiteur particulier, jadis libre et respecté, peuvent avoir été mis en œuvre pour agir vivement sur les sympathies publiques ; comme dans le cas du vieux centurion plébéien à Rome[16] — d’abord appauvri par les dévastations de l’ennemi, ensuite réduit à emprunter, et enfin adjugé à son créancier comme insolvable —, qui réclamait la protection du peuple dans le forum, excitant les sentiments de la foule au plus haut point par les marques du fouet de l’esclavage visibles sur sa personne. Il est probable qu’il était arrivé quelques incidents pareils, bien que nous n’ayons pas d’historiens qui les racontent. De plus, on peut imaginer, non sans raison, que cette maladie morale publique que le purificateur Epimenidês avait été prié de calmer, si elle était née en partie d’une peste, avait aussi en partie sa cause dans des années de .stérilité, qui devaient naturellement avoir aggravé la détresse des petits cultivateurs. Quoi qu’il en soit, l’état de choses fut rendu tel en 594 avant J.-C., par la révolte des hommes libres pauvres et des thêtes, et par la gêne des citoyens de la classe moyenne, que l’oligarchie régnante, hors d’état ou d’exiger ses dettes privées ou de maintenir son pouvoir politique, fut obligée d’invoquer la sagesse et l’intégrité bien connue de Solen. Bien que sa vigoureuse protestation (qui sans doute le rendait agréable à la masse du peuple) contre l’iniquité du système existant eût déjà été proclamée dans ses poèmes, elle espérait encore qu’il lui servirait d’auxiliaire pour raider à sortir d’embarras. En conséquence, elle le choisit comme archonte de nom en même temps que Philombrotos, mais avec un pouvoir réellement dictatorial.

Il était arrivé dans, plusieurs États grecs que les oligarchies régnantes, soit par suite de querelles entre leurs propres membres, soit par suite de la mauvaise condition générale du peuple sous leur gouvernement, fussent privées de cet empire sur l’esprit public qui était essentiel à leur pouvoir. Quelquefois (comme dans le cas de Pittakos de Mitylênê antérieur à l’archontat de Solen, et souvent dans les factions des républiques italiennes au moyen âge) la collision de forces contraires avait rendu la société intolérable et poussé tous les partis à s’accorder dans le choix de quelque dictateur appelé a faire des réformes. Toutefois, ordinairement, dans les anciennes oligarchies grecques, cette crise suprême était prévenue par quelque individu ambitieux, qui profitait du mécontentement public pour renverser l’oligarchie et usurper les pouvoirs d’un despote. Et il en eût été probablement ainsi à Athènes, si l’insuccès récent de Kylôn, avec toutes ses tristes conséquences, n’avait pas agi comme motif propre à arrêter l’ambition. Il est curieux de lire dans les paroles de Solôn lui-même l’esprit avec lequel sa nomination fut expliquée par une portion considérable de la communauté , mais tout particulièrement par ses propres amis : si l’on songe qu’à cette époque reculée, aussi loin que vont nos connaissances, le gouvernement démocratique était une chose inconnue en Grèce, on verra que tous les gouvernements grecs étaient ou oligarchiques ou despotiques, la masse des hommes libres n’ayant pas encore goûté du privilège d’une constitution. Les amis de Solôn et ses adhérents furent les premiers à le presser, pendant qu’il apaisait les mécontentements régnant alors, à multiplier le nombre de ses partisans personnels, et à s’emparer du pouvoir suprême. Ils allaient même jusqu’à le gronder, l’appelant fou, pour refuser de tirer le filet quand les poissons étaient déjà pris[17]. La masse du peuple, désespérée de son sort, l’aurait volontiers secondé dans une telle tentative ; tandis que même un grand nombre de membres de l’oligarchie auraient acquiescé à son gouvernement personnel, dans la seule crainte de quelque chose de pire s’ils lui faisaient résistance. Il est peu douteux que Solôn eût pu facilement se faire despote. Et bien que la position d’un despote grec fût toujours périlleuse, il aurait eu une plus grande facilité pour s’y maintenir que Pisistrate n’en eut après lui ; de sorte que rien autre chose que la combinaison de la prudence et de là vertu, qui marque son caractère élevé, ne le renferma dans le mandat qui lui avait été spécialement confié. A la surprise de tout le monde, au déplaisir de ses propres amis, au milieu des plaintes aussi (comme on le dit) de divers partis extrêmes et opposés de sentiment, qui lui demandaient d’adopter des mesures fatales à la paix de la société[18], il se mit honnêtement à résoudre le problème très difficile et très critique qui lui était soumis.

De tous les maux celui qu’il était le plus urgent de guérir était la condition de 1a classe pauvre des débiteurs. Ce fut à leur allégement que fut destinée la première mesure de Solôn, la mémorable Seisachtheia, ou abolition des charges. L’allégement qui en résulta fut complet et immédiat. Elle annula d’un coup tous ces contrats dans lesquels, le débiteur avait emprunté sur la garantie soit de sa personne, soit de sa terre ; elle interdit tous les emprunts ou contrats futurs dans lesquels la personne du débiteur était engagée comme garantie ; elle enlevait à l’avenir au créancier tout pouvoir d’emprisonner son débiteur, on d’en faire un esclave, ou de lui extorquer du : travail, et le restreignit à un jugement légal effectif autorisant la saisie de la propriété du dernier. Elle fit disparaître des propriétés foncières en Attique toutes les nombreuses colonnes où étaient gravées les hypothèques, laissant la terre libre de toutes les créances passées. Elle délivra tous les débiteurs réellement en esclavage en vertu d’une adjudication légale antérieure, et leur rendit leurs pleins droits ; et même elle fournit le moyen (nous ignorons comment) de racheter dans des pays étrangers, et de rendre à une nouvelle vie de liberté en Attique un grand nombre d’hommes insolvables qui avaient été vendus pour l’exportation[19]. Et tandis que Solon interdisait à tout Athénien d’engager ou de vendre sa propre personne comme esclave, il fit un pas de plus dans la même direction en défendant d’engager ou de vendre son fils, sa fille, ou une soeur non mariée sous sa tutelle, excepté seulement dans le cas où l’une ou l’autre de ces dernières serait surprise en état d’impudicité[20]. Cette dernière ordonnance était-elle contemporaine de la Seisachtheia, ou l’a-t-elle suivie comme l’une de ses réformes postérieures, c’est là un point qui semble douteux.

Par cette vaste mesure les débiteurs pauvres, les Thètes, les petits tenanciers et les propriétaires, ainsi que leurs familles, furent délivrés de la peine et du péril. Mais ils n’étaient pas les seuls débiteurs dans l’État : les créanciers et les propriétaires des Thètes exonérés étaient sans doute à leur tour débiteurs vis-à-vis d’autres, et étaient moins en état de satisfaire à leurs obligations par suite de la perte que leur faisait subir la Seisachtheia. Ce fut pour venir en aide à ces débiteurs plus fortunés, dont les personnes n’étaient pas en danger, sans toutefois les exonérer entièrement, que Solôn eut recours à un autre expédient, celui de l’abaissement du titre de l’argent. Il abaissa le titre de la drachme dans la proportion d’un peu plus de 25 pour 100, de sorte que 100 drachmes au nouveau titre ne contenaient pas plus d’argent que 73 drachmes à l’ancien, ou que 100 à l’ancien étaient équivalentes à 138 au nouveau. Par ce changement, les créanciers de ces débiteurs plus aisés furent obligés de se soumettre à une perte, tandis que les débiteurs acquéraient une immunité dans la mesure d’environ 27 pour 100[21].

Enfin Solôn décréta que tous ceux qui avaient été condamnés par les archontes à l’atimia (perte des droits civils) seraient rétablis dans leurs privilèges complets de citoyens, exceptant toutefois de cette faveur ceux qui avaient été condamnés par les Ephetæ, ou par l’Aréopage, ou par les Phylo-Basileis (les quatre rois des tribus), après un jugement dans le Prytaneion, sur des accusations soit de meurtre, soit de trahison[22]. Une mesure d’amnistie si générale donne de fortes raisons pour croire que les jugements antérieurs des archontes avaient été d’une rigueur intolérable ; et l’on doit se rappeler que les ordonnances drakoniennes étaient alors en vigueur.

Telles furent les mesures d’allégement avec lesquelles Solôn fit face au mécontentement dangereux qui régnait alors. Que les hommes riches et les chefs du peuple, dont il avait lui-même sévèrement dénoncé l’insolence et l’iniquité dans ses poèmes, et dont il avait grandement dérangé les vues qu’ils avaient eues en le nommant[23], aient détesté des propositions qui leur enlevaient sans compensation plus d’un droit légal, c’est ce qu’il est aisé d’imaginer. Mais ce qui semble complètement incroyable, c’est ce qu’avance Plutarque, à savoir que les débiteurs pauvres affranchis furent aussi mécontents, parce qu’ils s’étaient attendus à ce que Solôn non seulement leur remettrait leurs dettes, mais encore ferait un nouveau partage du sol de l’Attique ; cette assertion n’est confirmée non plus par aucun des passages restant actuellement des poèmes de Solôn[24]. Plutarque s’imagine que les débiteurs pauvres avaient dans l’esprit la comparaison avec Lykurgue et l’égalité des biens à Sparte, ce qui est une fiction (ainsi que j’ai tâché de le démontrer)[25] ; et même cette égalité eût-elle été vraie comme fait historique passé depuis ‘longtemps et regardé comme très ancien, elle n’eût pas été de nature à agir sur l’esprit de la multitude de l’Attique aussi fort que le suppose le biographe. La Seisachtheia doit avoir exaspéré les sentiments et diminué la fortune de maintes personnes ; mais elle donnait au’ corps considérable des Thètes et des petits propriétaires tout ce qu’il leur avait été possible d’espérer. On nous dit qu’après un court intervalle elle devint éminemment agréable à l’esprit public en général, et qu’elle procura à Solôn un grand accroissement de popularité, tous les rangs s’accordant dans un sacrifice commun de reconnaissance et d’harmonie[26]. Il y eut un seul incident qui fit pousser un grand cri d’indignation. Trois riches amis de Solôn, tous hommes de grande famille dans l’État, et ayant des noms qui reparaîtront ci-après dans cette histoire portés par leurs descendants, Konôn, Kleinias et Hipponichos, après avoir obtenu antérieurement de Solôn quelque connaissance de ses desseins, en profitèrent, d’abord pour emprunter de l’argent, et en second lieu pour acheter des terres ; et cet égoïste abus de confiance aurait déshonoré Solôn lui-même, s’il ne s’était trouvé qu’il subissait personnellement une grande perte, ayant prêté de l’argent dans la mesure de cinq talents[27].

Quant à la mesure de la Seisachtheia dans son ensemble ; il est vrai, bien que les poèmes de Solôn fussent accessibles à tout le monde, des auteurs anciens ont avancé des opinions différentes et sur sa nature et sur son étendue. La plupart d’entre eux l’expliquaient en disant qu’elle avait annulé indistinctement tous les contrats d’argent, tandis qu’Androtion et autres pensaient qu’elle n’avait rien Sait de plus que d’abaisser le taux de l’intérêt et de déprécier le cours dans la mesure de 27 pour 100, en laissant intacte la lettre des contrats. Comment Androtion parvint-il à soutenir une telle opinion, c’est ce qu’il ne nous est pas facile de comprendre : car les fragments de Solôn qui restent aujourd’hui semblent le réfuter distinctement, bien que, d’autre part, ils n’aillent pas jusqu’à prouver dans toute son étendue l’idée contraire soutenue par plus d’un écrivain, a savoir que tous les contrats d’argent furent indistinctement annulés[28] : cette idée a contre elle encore une autre raison, c’est que, s’il en avait été ainsi, Solôn n’aurait pas eu de motif pour abaisser le titre de l’argent. Cet abaissement suppose qu’il a dû y avoir quelques débiteurs au moins dont les contrats restaient valides, et que néanmoins il désira-il aider en partie. Ses poèmes mentionnent distinctement trois choses : 1° l’enlèvement des colonnes d’hypothèques ; 2° l’affranchissement de la terre ; 3° la protection, la libération et le rétablissement des personnes de débiteurs en danger ou réduits à l’esclavage. Toutes ces expressions indiquent distinctement les Thètes et les petits propriétaires, dont les périls et les maux étaient les plus urgents, et dont la situation réclamait un remède immédiat aussi bien que complet. Nous trouvons que son abolition des dettes fut poussée assez loin pour les exonérer, mais rien de plus.

Il semble que c’est le respect conçu pour le caractère de Solôn qui occasionna en partie ces diverses opinions erronées relativement aux ordonnances qu’il rendit en vue du soulagement des débiteurs. Androtion dans l’antiquité et quelques éminents critiques dans les temps modernes sont jaloux de prouver qu’il procura du soulagement sans faire à personne de tort ni d’injustice. Mais cette opinion semble inadmissible. La perte qu’éprouvèrent les créanciers par l’abrogation en gros de nombreux contrats préexistants, et par la dépréciation partielle de l’argent, est un fait que l’on ne doit pas déguiser. On doit défendre la Seisachtheia de Solôn, injuste en ce qu’elle annulait des engagements antérieurs, mais hautement salutaire dans ses conséquences, en montrant qu’il n’y avait pas d’autre manière de maintenir ensemble les liens du gouvernement, ni d’alléger la misère de la multitude. Nous devons considérer d’abord la grande cruauté personnelle de ces contrats préexistants qui condamnaient à l’esclavage la personne du débiteur libre et sa famille ; en second lieu, la haine profonde créée par un pareil système dans la masse considérable des pauvres, dirigée à la fois contre les juges et les créanciers qui l’avaient imposé, haine qui rendait leurs esprits intraitables, aussitôt qu’ils se réunissaient dans le sentiment d’un commun danger et avec la détermination de s’assurer les uns aux autres une protection mutuelle. De plus, la loi qui donne à un créancier pouvoir sur la personne de son débiteur, dont il petit faire un esclave, est de nature à créer une classe de prêt qui n’inspire que de l’horreur — argent prêté avec la certitude que l’emprunteur ne sera pas en état de le rendre, mais aussi dans la conviction que la valeur de sa personne comme esclave compensera la perte ; le réduisant ainsi à un état de misère extrême, clans le dessein quelquefois d’agrandir, quelquefois d’enrichir le prêteur. Or la base sur laquelle repose le respect pour les contrats, avec une bonne loi concernant les débiteurs et les créanciers, est tout le contraire de cela. Il repose sur la ferme conviction que rie tels contrats sont avantageux aux deux parties comme classe, et que détruire la confiance essentielle à leur existence produirait un vaste mal dans toute la société. L’homme qui a maintenant le respect le plus profond pour l’obligation d’un contrat aurait nourri tin sentiment bien différent, s’il avait été témoin des relations entre le prêteur et l’emprunteur sous l’ancienne loi avant Solon. L’oligarchie avait tout fait pond imposer cette loi concernant le débiteur et le créancier avec sa désastreuse série de contrats ; et la seule raison qui lui fit consentir a invoquer l’aide de Solôn, c’est qu’elle avait perdu le pouvoir de l’imposer plus longtemps par suite du courage nouvellement réveillé dans le peuple et de sa coalition. Ce que les oligarques ne pouvaient faire pour eux-mêmes, Solon n’aurait pu le faire pour eux, même s’il l’eut voulu. Il n’avait pas non plus le moyen dans sa position soit d’exempter des taxes, soit de dédommager ces créanciers, qui, pris séparément, ne méritaient aucun reproche ; en effet, en examinant sa manière d’agir, nous voyons clairement qu’il cherchait une compensation légitime, non pour les créanciers, mais pour les maux passés des débiteurs réduits à l’esclavage, puisqu’il racheta plusieurs d’entre eux de la captivité à l’étranger et les rendit à leurs foyers. Il est certain qu’aucune mesure, simplement et exclusivement de prévoyance, n’aurait suffi pour la circonstance. Il y avait une absolue nécessité de rejeter toute cette classe de droits préexistants qui avaient produit une fièvre sociale si violente. Si donc, dans cette mesure, nous ne pouvons absoudre la Seisachtheia d’injustice, nous pouvons affirmer avec confiance que l’injustice infligée était un prix indispensable payé pour le maintien de la paix dans la communauté et pour l’abrogation définitive d’un système désastreux en ce qui concernait les insolvables[29]. Et le sentiment aussi bien que la législation universelle dans le monde européen moderne, en interdisant à l’avance tout contrat ayant pour but de vendre la personne d’un homme on celle de ses enfants pour en faire des esclaves, va jusqu’à sanctionner en pratique la mesure de Solôn.

Il est une chose qu’on ne doit jamais oublier au sujet de cette mesure, combinée avec les amendements concourants introduits par Solôn dans la loi ; c’est qu’elle résolut définitivement la question à laquelle elle s’appliquait. Jamais depuis nous n’entendons dire que la loi concernant le débiteur et le créancier ait troublé la tranquillité d’Athènes. Le sentiment général qui grandit à Athènes, sous la loi de Solôn concernant l’argent et sous le gouvernement démocratique, fut un sentiment de haut respect pour la sainteté des contrats. Non seulement on ne demanda jamais dans la démocratie athénienne une nouvelle table ou une dépréciation du titre de l’argent, mais on inséra une renonciation formelle à de pareils projets dans le serment solennel prêté annuellement par les nombreux Dikastes, qui formaient le corps judiciaire populaire appelé Hêliæa ou les jurés Hêliastiques ; — le même serment qui les obligeait à soutenir la constitution démocratique les obligeait aussi à repousser toute proposition faite en vue soit d’urne abolition des dettes, soit d’un nouveau partage des terres[30]. On ne peut guère douter que sous la loi de Solôn, qui autorisait le créancier à saisir la propriété de son débiteur, sans lui donner aucun pouvoir sur sa personne, le système des prêta d’argent N’ait pris un caractère avantageux. Les contrats anciens et funestes, véritables piéges tendus à la liberté d’un homme libre pauvre et à celle de ses enfants, disparurent et furent remplacés par des prêts d’argent, reposant sur la propriété et le gain futur du débiteur, prêts qui furent en général utiles aux deux parties, et conservèrent en conséquence leur place dans le sentiment moral du public. Et bien que Solôn se soit trouvé forcé d’annuler. toutes les hypothèques foncières existant de son temps, nous voyons l’argent librement prêté sur la même garantie durant tans les temps historiques d’Athènes, et les colonnes avec leurs inscriptions hypothécaires rester toujours après sans être dérangées.

Dans le sentiment d’une ancienne société, comme dans la vieille loi romaine, une distinction est faite communément entre le principal et l’intérêt d’un prêt, bien que les créanciers aient cherché à les confondre d’une manière indissoluble. Si l’emprunteur ne peut remplir la promesse qu’il a faite de rendre le principal, le public le jugera coupable d’un tort qu’il doit payer de sa personne. Mais il n’y a pas la même unanimité quant à sa promesse de servir l’intérêt : au contraire, bien des gens considéreront l’acte même d’exiger l’intérêt sous le même jour sous lequel la loi anglaise regarde l’intérêt usuraire, comme souillant toute la transaction. Mais dans l’esprit moderne le principal et l’intérêt à un taux limité se sont tellement confondus, que nous avons peine à croire comment on a jamais pu déclarer indigne d’un honorable citoyen de prêter de l’argent à intérêt. Cependant telle est l’opinion d’Aristote et d’autres hommes supérieurs de l’antiquité ; tandis qu’à Rome, Caton le Censeur alla jusqu’à dénoncer l’usage comme un crime odieux[31]. Ils le rangeaient parmi les plus mauvais tours du commerce, et ils prétendaient que tout commerce ou que tout profit résultant d’un échange était contre nature comme étant fait par un homme aux dépens d’un autre : on ne pouvait donc applaudir à dé telles occupations, bien qu’on pût les tolérer dans une certaine mesure comme chose nécessaire, mais elles appartenaient essentiellement à un ordre inférieur de citoyens[32]. Ce qui est remarquable en Grèce, c’est que l’antipathie qu’avait un très ancien état de société contre les commerçants et les prêteurs d’argent dura plus longtemps parmi les philosophes que dans la masse du peuple ; elle s’accordait plus avec l’idéal social des premiers qu’avec les instincts pratiques du second.

Dans un état grossier tel que celui des anciens Germains dépeint par Tacite, les prêts à intérêt sont inconnus. Habituellement peu soucieux de l’avenir, les Germains se plaisaient et à donner et à recevoir des présents, mais sans nulle idée d’imposer ou de contracter par là une obligation[33]. Pour un peuple dans cet état de sentiment, un prêt à intérêt présente l’idée répugnante de profiter de la détresse de l’emprunteur. De plus, il est à remarquer que les premiers emprunteurs doivent avoir été dans le plus grand nombre des cas des hommes poussés à cette nécessité par le poids du besoin, et contractant une dette comme une ressource désespérée, sans aucune perspective probable de pouvoir s’acquitter ; dette et famine marchent ensemble dans l’esprit du poète Hésiode[34]. Dans cette situation malheureuse, l’emprunteur est plutôt un homme dans la détresse implorant aide, qu’un homme solvable en état de faire et d’exécuter un contrat. S’il ne peut, avec le premier caractère, trouver un ami qui lui fasse un libre don, il n’obtiendra, avec le second, de prêt d’un étranger qu’avec la promesse d’un intérêt exorbitant[35], et le droit éventuel le plus complet sur sa personne qu’il soit en position d’accorder. Avec le temps il s’élève une nouvelle classe d’emprunteurs, gui demandent de l’argent pour une convenance ou un profit temporaire, mais avec l’entier espoir du remboursement, relation entre prêteur et emprunteur tout à. fait différente de celle des temps anciens, oit elle se présentait sous la forme rebutante de la misère d’un côté, opposée à, la perspective d’un profit très considérable de l’autre. Si les Germains du temps de Tacite considéraient la condition des débiteurs pauvres en Gaule, réduits à. la servitude sous un riche créancier, et grossissant par centaine la foule de ses serviteurs, ils ne devaient pas être disposés à regretter leur propre ignorance de l’usage de prêter de l’ardent[36]. L’ancienne loi juive prouve d’une manière bien significative combien l’intérêt de l’argent était alors regardé comme un profit illégitime extorqué à la détresse ; les Juifs étant autorisés à prendre un intérêt à des étrangers (que le législateur ne se croyait pas obligé de protéger), mais non à ses propres compatriotes[37]. Le Koran suit ce point de vue d’une manière logique, et défend complètement de prendre d’intérêts. Dans la plupart des autres nations, des lois avaient été faites pour limiter le taux de l’intérêt, et à Rome spécialement le taux légal fut successivement, abaissé, bien qu’il semble, comme on pouvait s’y attendre, que les ordonnances restrictives fussent constamment éludées. Toutes ces restrictions ont eu pour but de protéger les débiteurs ; effet qu’elles ne produisent jamais, ainsi que le prouve une vaste expérience, à moins qu’on n’appelle protection le fait de rendre impraticable aux emprunteurs les plus pauvres d’obtenir un prêt d’argent. Mais il y avait un autre effet qu’elles tendaient à produire : elles affaiblissaient l’antipathie primitive qu’on portait à l’usage en général, et limitaient le nom odieux d’usure à des prêts faits au-dessus du taux légal fixé.

C’est de cette manière seule qu’elles purent avoir une action salutaire, et leur tendance à détruire le sentiment antérieur ne fut pas sans importance à cette époque, en coïncidant comme elles le firent avec d’autres tendances nées du progrès industriel de la société, qui montrèrent insensiblement les rapports de prêteur à emprunteur sous un jour réciproquement plus utile et moins repoussant pour les sympathies du public[38].

À Athènes le point de vue plus favorable prévalut pendant tous les temps historiques. Les progrès de l’industrie et du commerce, sous la loi mitigée qui domina postérieurement à Solôn, avaient été suffisants pour l’établir à une époque très ancienne et pour supprimer toute antipathie publique contre les prêteurs à intérêt[39]. Nous pouvons faire remarquer aussi que ce ton plus équitable d’opinion se forma spontanément, sans aucune restriction légale apportée au taux de l’intérêt, une restriction pareille n’ayant jamais été imposée, et le taux étant expressément déclaré libre par une loi attribuée à Solôn lui-même[40]. On peut dire probablement la même chose des communautés de la Grèce en général ; du moins il n’y a pas de renseignement qui nous fasse supposer le contraire. Mais le sentiment opposé au prêt d’argent â’intérêt resta dans le coeur des philosophes longtemps après qu’il eut cessé de former une partie de la moralité pratique des citoyens, et qu’il ne fut plus justifié par les apparences du fait, comme il l’avait été réellement d’abord. Platon, Aristote, Cicéron[41] et Plutarque considèrent cet usage comme une branche de cet esprit commercial et enclin au gain qu’ils sont jaloux de décourager ; et une conséquence de cette disposition d’esprit fut qu’ils furent moins disposés à soutenir avec ardeur l’inviolabilité des contrats d’argent existants. Le sentiment conservateur sur ce point fut plus fort clans la masse que parmi les philosophes. Platon même s’en plaint comme prédominant d’une manière incommode[42], et comme arrêtant le législateur dans tout projet compréhensif de réformes. Dans le plus grand nombre des cas, à la vérité, des plans d’abolition de dettes et de .nouveau partage des terres ne furent jamais imaginés que par des hommes d’une ambition désespérée et égoïste, qui firent de ces mesures un marchepied pour s’élever à un pouvoir despotique. Ces hommes étaient dénoncés également par le sentiment pratique de la communauté et par les penseurs spéculatifs ; mais quand nous passons au cas du roi spartiate Agis III, qui proposa une abolition complète des dettes, et un nouveau partage égal de la propriété foncière de l’État, sans aucune vue égoïste ni personnelle, mais par de pures idées de patriotisme, bien ou mal comprises, et dans le dessein : de renouveler l’ascendant perdu de Sparte, nous trouvons Plutarque[43] exprimant l’admiration la plus entière pour ce jeune roi et ses projets, et regardant l’opposition qu’on lui fit comme n’ayant pas son origine dans de sentiments meilleurs ,que la bassesse et la cupidité. Les penseurs philosophiques en politique comprirent — et avec raison dans une grande mesure, comme je le démontrerai ci-après — que les conditions de sécurité, dans l’ancien monde, imposaient aux. citoyens en général l’absolue nécessité de conserver un .esprit militaire et la disposition à braver en tout temps des fatigues et des désagréments personnels ; aussi regardèrent-ils- avec plus ou moins de défaveur cet accroissement de la richesse, à cause des habitudes d’indulgence pour soi-même qu’elle introduit communément. Si d’après leur jugement une communauté grecque quelconque était devenue corrompue, ils étaient désireux de sanctionner de graves atteintes portées à des droits préexistants, afin de la ramener plus près de leur type idéal. Et la garantie réelle pour le maintien de ces droits se trouvait dans les sentiments conservateurs des citoyens en général, beaucoup plus que dans les opinions des philosophes dont s’imprégnaient les esprits supérieurs.

Ces sentiments conservateurs eurent particulièrement des racines profondes dans la démocratie athénienne établie postérieurement. La masse du peuple athénien identifiait d’une manière inséparable le maintien de la propriété sous toutes ses diverses formes avec celui de ses lois et de sa constitution. Et c’est un fait remarquable que, bien que l’admiration qu’on avait pour Solôn à Athènes fût universelle, le principe de la Seisachtheia et de l’abaissement du titre de l’argent qu’il proposa non seulement ne fat jamais imité, mais trouva la réprobation tacite la plus forte ; tandis qu’à Rome, aussi bien que dans la plupart des royaumes de l’Europe moderne, nous savons que les mesures de l’altération des monnaies se succédaient. La tentation d’éluder ainsi partiellement le malheur d’embarras financiers devint, après une seule tentative heureuse ; trop forte pour qu’on y résistât, et amena l’argent par des dépréciations successives de la livre complète de douze onces au type d’une demi-once. Il y a quelque importance à mentionner ce fait, si nous songeons à quel point la foi grecque a été rabaissée par les écrivains romains dans un proverbe sur la duplicité en affaires d’argent[44]. La démocratie à Athènes, et, à vrai dire, les cités de la Grèce en général, tant oligarchies que démocraties, sont bien au-dessus du sénat de Rome, et bien au-dessus des royaumes modernes de France et d’Angleterre jusqu à ‘ des temps relativement modernes, sous le rapport de l’honnêteté dans la manière de traiter les monnaies[45]. En outre, tandis qu’il s’opéra à Rome plusieurs changements qui amenèrent de nouvelles tables[46] ou au moins une dépréciation partielle des contrats, aucun phénomène du même genre ne se présenta jamais à Athènes, pendant les trois siècles qui s’écoulèrent entre Solôn et la fin de l’action libre de la démocratie. Sans doute il y eut à Athènes des débiteurs frauduleux ; tandis que l’exécution d’une loi privée, bien que ne connivant pas à leurs actes, était beaucoup trop imparfaite pour les réprimer aussi efficacement qu’on l’eût désiré. Mais le sentiment public sur ce point était juste et décidé. On peut assurer avec confiance qu’un prêt d’argent à Athènes était tout aussi sûr qu’il le fut jamais clans aucun temps ou dans aucun lieu de l’ancien monde, malgré la grande et importante supériorité de Rome par rapport d l’accumulation d’un corps de décisions légales pleines d’autorité, source de ce qui finit par former la jurisprudence romaine. Parmi les diverses causes de sédition ou de malheurs dans les communautés grecques[47], nous entendons peu parler du poids des dettes privées.

Par les mesures d’allégement décrites plus haut[48], Solôn avait obtenu des résultats dépassant ses plus hautes espérances. Il avait remédié aux mécontentements dominant alors ; et la confiance et la gratitude qu’il avait inspirées étaient telles qu’il fut prié à ce moment de rédiger une constitution et des lois pour faciliter l’action du gouvernement dans l’avenir. Ses changements constitutionnels furent grands et remarquables ; quant à ses lois, ce que nous en apprenons est plutôt curieux qu’important.

Nous avons déjà dit que, jusqu’au temps de Solôn, la classification admise en Attique était celle des quatre tribus ioniennes, comprenant en une échelle les phratries et les gentes, et en une autre échelle les trois trittyes et les quarante-huit naucraries, — tandis que les eupatridæ, qui étaient vraisemblablement un petit nombre de gentes respectées spécialement, et peut-être un petit nombre de familles distinguées dans toutes les gentes, avaient entre leurs mains tous les pouvoirs du gouvernement. Solôn introduisit un nouveau principe de classification appelé en grec le principe timocratique. Il distribua tous les citoyens des tribus, sans tenir compte de leurs gentes ou dé leurs phratries, en quatre classes, suivant le montant de leurs biens, qu’il fit imposer et inscrire dans un rôle public. Ceux dont le revenu annuel était égal à 500 médimnes de blé (environ 700 boisseaux impériaux, — 254 hect., 43 l.) et au-dessus, — un médimne étant considéré comme équivalant à une drachme d’argent, — il les plaça dans la plus haute classe ; ceux qui recevaient entre 300 et 500 médimnes ou drachmes formèrent la seconde classe ; et ceux qui recevaient entre 200 et 300, la troisième[49]. La quatrième classe et la plus nombreuse comprenait tous ceux qui ne possédaient pas une terre fournissant un produit égal è 200 médimnes. Les membres de la première classe, appelés pentakosiomedimni ; étaient seuils éligibles à l’archontat et d tous les commandements ; ceux de la seconde étaient nommés les chevaliers ou cavaliers de l’État, comme possédant assez pour pouvoir entretenir un cheval et accomplir le service militaire en cette qualité : ceux de la troisième classe, appelés les zeugitæ, formaient l’infanterie pesamment armée, et étaient obligés de servir chacun avec son armure complète. Chacune de ces trois classes était inscrite dans le rôle public comme possédant un capital imposable, calculé dans un certain rapport : avec son revenu annuel, mais dans une proportion descendante suivant l’échelle de ce revenu, et un homme payait à l’État des impôts suivant la somme pour laquelle il se trouvait taxé sur le rôle ; de sorte que cette taxation directe produisait en réalité le même effet qu’une taxe graduée sur le revenu. La propriété imposable du citoyen appartenant à la classe la plus riche (le pentakosiomedimnos) était calculée et inscrite sur le rôle de l’Etat comme un capital égal à douze fois son .revenu annuel : celle de l’hippeus, cavalier ou chevalier, comme une somme égale à dix fois son revenu annuel ; celle du zeugitês, comme une somme égale à cinq fois son revenu annuel. Ainsi un pentakosiomedimnos, dont le revenu était exactement de 500 drachmes (le minimum de ce qui était exigé pour sa classe), était taxé sur le rôle pour une propriété imposable de 6.000 drachmes ou un talent, faisant douze fois son revenu ; si son revenu annuel était de 1.000 drachmes, il était taxé pour 12.000 drachmes ou deux talents, ce qui était la même proportion entre son revenu et le capital imposable. Mais quand nous passons à la seconde classe, les cavaliers ou chevaliers, la proportion des deux est changée. Le cavalier possédant un revenu de juste 300 drachmes (ou 300 medimni) était taxé pour 3.000 drachmes, ou dix fois son revenu réel, et ainsi dans la même proportion pour tout revenu au-dessus de 300 et au-dessous de 500. Et encore, dans la troisième classe ou au-dessous de 300, la proportion est changée une seconde fois ; le zeugitês possédant exactement 200 drachmes de revenu était taxé sur une base encore moins élevée, à 1.000 drachmes ou à une somme égale à cinq fois son revenu ; et tous les revenus de cette classe (entre 200 et 300 drachmes) étaient également multipliés par cinq pour obtenir le montant du capital imposable. C’est sur ces sommes respectives du capital inscrit sur le rôle qu’était imposée toute taxe directe. Si l’État demandait 1 pour 100 de taxe directe, le plus pauvre pentakosiomedimnos payait (sur 6.000 drachmes) 60 drachmes ; le plus pauvre hippeus payait (sur 3.000 drachmes) 30 drachmes ; le plus pauvre zeugitês payait (sur 1.000 drachmes) 10 drachmes. Et ainsi ce mode d’imposition opérait comme une taxe graduée sur le revenu, en le considérant par rapport aux trois différentes classes, — mais comme une taxe égale sur le revenu, en le considérant par rapport aux différents individus compris dans une seule et même classe[50].

Toutes les personnes dans l’État dont le revenu annuel était au-dessous de 200 medimni ou drachmes, furent placées dans la quatrième classe, et elles doivent avoir composé la majeure partie de la communauté. Elles n’étaient sujettes à aucune taxation directe, et peut-être ne furent-elles même pas d’abord inscrites sur le rôle des impositions, d’autant plus que nous ne savons pas si des taxes furent réellement imposées d’après ce rôle pendant les temps de Solôn. On dit qu’elles étaient toutes appelées thêtes, mais cette dénomination n’est pas bien appuyée, et ne peut être admise. Le quatrième compartiment dans l’échelle descendante était, il est vrai, appelé le cens thétique, puisqu’il contenait tous les thêtes, et parce que la plupart de ses membres étaient de cette humble qualité ; mais on ne peut concevoir qu’un propriétaire dont la terre lui fournissait annuellement un revenu clair de 100, de 120, de 140 ou de 180 drachmes plat jamais avoir été désigné par ce nom[51].

Telles furent les divisions de l’échelle politique établie par Solôn, et qu’Aristote appelle une timocratie, dans laquelle les droits, les honneurs, les fonctions et les obligations des citoyens furent mesurés d’après la propriété imposée de chacun. Les plus hauts honneurs de l’État, c’est-à-dire les places des neuf archontes choisis annuellement, aussi bien que les places dans le sénat de l’Aréopage, où les anciens archontes entraient toujours, — peut-être aussi les postes de prytanes des naucrares, — furent réservés pour la première classe ; les eupatrides pauvres devinrent non éligibles, tandis que des hommes riches non eupatrides furent admis. D’autres postes de distinction inférieure étaient remplis par la seconde et la troisième classe, qui étaient en outre astreintes au service militaire, l’une à cheval, l’autre comme fantassins pesamment armés. De plus, les liturgies de l’État, comme on les appelait, — fonctions non rétribuées, telles que la triérarchie, la chorégie, la gymnasiarchie, etc., qui imposaient, des dépenses et des embarras à leurs titulaires, étaient réparties d’une manière ou d’une autre entre les membres des trois classes, bien que nous ne sachions pas comment était faite la répartition dans ces temps reculés. D’autre part, les membres de la quatrième classe, c’est-à-dire de la plus basse, n’avaient point qualité pour être chargés d’aucune fonction individuelle conférant une dignité. Ils ne remplissaient pas de liturgies, servaient en cas de guerre seulement comme troupes légères ou avec une armure fournie par l’État, et ne payaient rien à la taxe foncière directe où eisphora. Il serait inexact de dire qu’ils ne payaient pas de taxes ; car ils étaient soumis en commun avec les autres à des taxes indirectes, telles que droits sur les importations ; et nous devons nous rappeler que ces dernières, pendant une langue période de l’histoire athénienne, furent constamment en vigueur, tandis que les taxes directes ne furent levées que dans de rares occasions.

Mais bien que cette quatrième classe, comprenant la grande majorité numérique du peuple libre, fût exclue des offices individuellement, son importance collective était grandement augmentée d’une autre manière. Elle étain revêtue du droit de choisir les archontes annuels dans la classe des pentakosiomedimni ; et ce qui était d’une plus glande importance encore, les archontes et les magistrats en général, après leur année de charge, au lieu d’être responsables vis-à-vis du sénat de l’Aréopage, étaient formellement soumis à rendre des comptes à l’assemblée publique siégeant pour juger leur conduite passée. Ils pouvaient être mis en accusation et invités à se défendre, punis en cas de mauvaise conduite, et privés de l’honneur ordinaire d’un siégé dans le sénat de l’Aréopage.

Si l’assemblée publique avait été appelée agir seule sans guide ni direction, cette responsabilité serait devenue seulement nominale. Mais Solen en fit une réalité par une autre institution nouvelle, qui fut, comme on le verra ci-après, d’une grande importance dans l’achèvement de la démocratie athénienne. Il créa le sénat probouleutique ou délibérant d’avance, avec un rapport intime et spécial vis-à-vis de l’assemblée publique, chargé de préparer les objets qu’elle devait discuter, de convoquer et de surveiller ses réunions et d’assurer l’exécution de ses décrets. Le sénat, tel qu’il fut constitué d’abord par Solôn, comprenait quatre cents membres, pris à proportions égales dans les quatre tribus, non choisis par le sort — comme ils le furent, ainsi qu’on le verra, dans la phase plus avancée de la démocratie —, mais élus par le peuple, de la même manière que les archontes l’étaient alors, c’est-à-dire par les personnes de la quatrième classe ou de la plus pauvre du rôle, qui, bien que concourant à l’élection, n’étaient pas elles-mêmes éligibles.

Mais Solôn, tout en créant ainsi le nouveau sénat probouleutique, identifié à l’assemblée populaire et lui servant d’appui, ne manifesta aucune jalousie à l’égard dit sénat de l’Aréopage préexistant. Au contraire, il agrandit ses pouvoirs, lui donna une large surveillance sur l’exécution des lois en général, et lui imposa le devoir censorial d’inspecter la vie et les occupations des citoyens, aussi bien que de punir Ies hommes de mœurs oisives et dissolues. Il fut lui-même, comme ancien archonte, membre de cet antique sénat, et il eut en vile, dit-on, au moyen des deux sénats, de mettre la république en état de résister à tous les coups et à toutes les tempêtes, comme si elle était retenue par deux ancres[52].

Telles sont les seules nouvelles institutions politiques (à part les lois dont il sera fait mention tout à l’heure) qu’il y a des motifs d’attribuer à Solôn, quand nous prenons le soin exact de distinguer ce qui appartient réellement à Solôn et à son époque de la constitution athénienne telle qu’elle fut refondue dans la suite. Un grand nombre d’habiles critiques qui ont exposé les affaires grecques ont eu une habitude commune, adoptée en partie même parle docteur Thirlwall[53] ; ç’a été de rattacher le nom de Solôn à tout l’état politique et judiciaire d’Athènes, tel qu’il fut entre l’époque de Periklês et celle de Démosthène, — les règlements du sénat des Cinq-Cents ; les nombreux dikastes ou jurés publics pris au sort dans le peuple, aussi bien que le corps choisi annuellement pour réviser- les lois et appelé Nomothètes, et la poursuite (nommée la Graphé Paronomôn) qu’on pouvait diriger contre quiconque proposerait une mesure illégale, inconstitutionnelle ou dangereuse. Il y a, en effet, quelque chose qui justifie cette confusion faite entre l’Athènes de Solôn et cette ville après- Solôn, dans le procédé suivi par les orateurs eux-mêmes. Car Démosthène et Eschine emploient le nom de Solôn d’une manière très vague, et le regardent comme l’auteur d’institutions appartenant évidemment h une époque plus récente ; par exemple, le serment frappant et caractéristique des jurés hêliastiques, que Démosthène[54] attribue à Solôn, atteste lui-même de bien des manières qu’il appartient à l’époque qui suit Kleisthenês, particulièrement par la mention du sénat de cinq cents membres et non de quatre cents. Parmi les citoyens qui servaient de jurés ou dikastes, Solôn était généralement vénéré comme auteur des lois athéniennes. Un orateur pouvait donc bien employer son nom dans le but de donner de la force à son discours, sans provoquer aucune recherche critique faite pour savoir si l’institution particulière, qu’il s’appliquait alors à faire pénétrer dans l’esprit de son auditoire, appartenait réellement à Solôn lui-même ou aux époques suivantes. Une foule de ces institutions, que le docteur Thirlwall mentionne en les rattachant au nom de Solôn, sont au nombre des derniers raffinements et des dernières élaborations de L’esprit démocratique d’Athènes, préparés graduellement sans doute pendant l’intervalle qui sépare Kleisthenês de Periklês, mais non pas mis complètement en œuvre avant l’époque de ce dernier (460-429 av. J.-C.) ; car il n’est guère possible de concevoir ces nombreux tribunaux, ces nombreuses assemblées fonctionnant d’une manière régulière, souvent et pendant longtemps, sans un payement assuré polis les dikastes qui les composaient. Or, ce payement commença pour la première fois à être en usagé vers le temps de Periklês, s’il ne le fut pas sur sa proposition même[55] ; et Démosthène prétendait à bon droit que, s’il était suspendu, le système judiciaire aussi bien que le système administratif d’Athènes tomberait aussitôt en pièces[56]. Ce serait une merveille telle, que rien moins qu’une forte preuve directe nous justifierait de l’accepter, qu’à une époque où l’on n’essayait pas encore une démocratie même partielle, Solen eût conçu l’idée de pareilles institutions ; ce serait une merveille encore plus grande que les thêtes à demi émancipés et les petits propriétaires, en faveur desquels il faisait des lois, tremblant encore sous la baguette des archontes eupatrides et entièrement inexpérimentés dans les affaires collectives, eussent été tout à coup trouvés propres a remplir ces fonctions supérieures que les citoyens d’Athènes conquérante du temps de Periklês, pleins d’un sentiment de force et s’identifiant activement avec la dignité de leur communauté, devinrent graduellement propres, et rien de plus, à exercer effectivement. En supposant que Solen eût en vue la révision périodique de ses lois et y pourvut, en établissant un jury ou tribunal de nomothètes, tel que nous le trouvons fonctionnant à l’époque de Démosthène, on s’éloignerait (à mon avis) de toute appréciation raisonnable, soit de l’homme, soit de l’époque. Hérodote dit que Solôn, après avoir exigé des Athéniens un serment solennel qu’ils n’abrogeraient aucune de ses lois pendant dix années, quitta Athènes pour ce temps, afin de ne pas être obligé de les abroger lui-même ; Plutarque nous apprend qu’il assura à ses lois un empire d’un siècle entier[57]. Solôn lui-même et Drakôn avant lui avaient été des législateurs appelés et autorisés par les circonstances spéciales des temps ; l’idée d’une révision fréquente des lois, au moyen d’un corps de dikastes choisis par le sort, appartient à une époque beaucoup plus avancée, et se serait difficilement présentée à l’esprit de l’un ou de l’autre. Les rouleaux de bois de Solôn, comme les tables des décemvirs romains[58], étaient sans cloute destinés à servir pour toujours de fons omnis publici privatique juris.

 

À suivre

 

 

 



[1] Plutarque, Solôn, I ; Diogène Laërte, III, 1 ; Aristote, Politique, IV, 9, 10.

[2] Plutarque, Solôn, V.

[3] Plutarque, Solôn, VIII. C’était un poème de 100 vers, χαριέντως πάνυ πεποιημέων.

Diogène nous dit que Solôn lut les vers au peuple par l’intermédiaire du héraut, assertion qui ne manque pas moins de goût que d’exactitude, et qui détruit tout l’effet du vigoureux exorde.

[4] Plutarque, l. c. ; Diogène Laërte, I, 47. Hérodote (I, 59) et quelques auteurs lus par Plutarque attribuaient à Pisistrate une part active dans la guerre contre les Mégariens, et même dans la prise de Nisæa, le port de Megara. Or la première usurpation de Pisistrate fut en 560 avant J.-C., et il nous est difficile de croire qu’il ait pu être remarquable et renommé dans une guerre qui n’eut pas lieu moins de quarante ans auparavant.

On verra ci-après (voir la note sur l’entrevue entre Solôn et Crésus vers la fin de ce chapitre) qu’Hérodote, et peut-être d’autres auteurs aussi, croyaient que la législation de Solôn était d’une date plus récente qu’elle ne l’est réellement ; au lieu de 594 avant J.-C., ils la rapprochaient de l’usurpation de Pisistrate.

[5] Plutarque, Solôn, κυρίους εϊναι τοΰ πολιτεύματος. Le sens rigoureux de ces mots se. rapporte seulement an gouvernement de l’île ; niais il semble impliqué d’une manière presque certaine qu’ils seraient établis comme κληροΰχοι ou propriétaires fonciers, sans que cela veuille dire nécessairement que tous les propriétaires préexistants seraient expulsés.

[6] Plutarque, Solôn, 8, 9, 10. Daïmachos de Platée, cependant, prétendait que Solôn n’avait eu aucune part personnelle dans la guerre de Salamis (Plutarque, comp. Solôn et Public., c. 4).

Polyen (I, 20) attribue à Solôn un stratagème différent ; cf. Elien, V. H., VII, 19. Il est à peine nécessaire de dire que les Mégariens racontaient d’une façon totalement différente la manière dont ils avaient perdu l’île ; ils l’imputaient à la trahison de quelques exilés (Pausanias, I, 40, 4) ; cf. Justin, II, 7.

[7] Aristote, Rhet., I, 16, 3.

[8] Plutarque, Solôn, 10 ; cf. Aristote, Rhet., I, 16. Alkibiadês fait remonter son γένος à Eurysakês (Plutarque, Alkibiadês, c. 1) ; Miltiadês prétendait descendre de Philæos (Hérodote, VI, 35).

Suivant l’assertion d’Hêreas le Mégarien, ses compatriotes et les Athéniens avaient le même mode d’enterrement : les deux peuples enterraient les morts la face tournée vers l’ouest.

Cette assertion ne prouve donc nullement quelque particularité dans la coutume athénienne d’ensevelir les morts.

L’Eurysakeion, ou territoire consacré au héros Eurysakês, était dans le dême de Melitê (Harpocration, ad voc.), qui formait une partie de la cité d’Athènes.

[9] Eschine, Fals. Legat., p. 250, c. 14.

[10] Plutarque, Solôn, c. 13. Le langage de Plutarque, quand il parle des Pedieis comme représentant la tendance oligarchique, et des Diakrii comme représentant la tendance démocratique, n’est pas tout à fait exact appliqué in l’époque de Solôn. On ne peut guère dire qu’il y eût alors des prétentions démocratiques, comme telles.

[11] Plutarque, Solôn, 13.

Relativement à ces Hektêmores, tenanciers payant un sixième, nous ne trouvons que peu ou point de renseignements : il en est un peu question dans Hesychius (v. Έκτήμοροι, Έπίμορτος) et dans Pollux, VII, 151 ; c’est d’eux que nous apprenons que έπίμορτος γή était une expression qui se rencontrait dans une des lois de Solôn. Payaient-ils un sixième au propriétaire, ou ne gardaient-ils pour eux qu’un sixième, c’est ce dont on a douté (V. Photius, v. Πέλαται).

Denys d’Halicarnasse (A. R., II, 9) compare les Têtes en Attique aux clients romains. Il est certain qu’ils se ressemblaient sous le rapport de la dépendance de leur personne et de la propriété ; mais nous ne pouvons guère pousser la comparaison plus loin, et il n’y a non plus aucune preuve en Attique de cette sainteté d’obligation qui, dit-on, liait le patron romain à son client.

[12] C’est ainsi que les Frisons, quand ils ne pouvaient payer le tribut imposé par l’empire romain, primo boves ipsos, mox agros, postremo corpora conjugum et liberorum, servitio tradebant (Tacite, Annales, IV, 72). Au sujet de la vente d’enfants par des parents pour payer les taxes, dans les temps les plus avancés de l’empire romain, v. Zosime, II, 38 ; Libanius, t. II, p. 427, éd. Paris, 1627.

[13] César, Bell. Gall., VI, 13.

[14] V. le fragment περί τής Άθηναίων πολιτείας, n° 2, Schneidewin.

[15] Aristote, Politique.

[16] Tite-Live, II, 23 ; Denys d’Halicarnasse, A. R., VI, 26 ; cf. Tite-Live, VI, 34-36. An placeret, fœnore circumventam plebem, potius quam sorte creditum solvat, corpus in nervum ac supplicia dace ? et gregatim quotidie de foro addictos duci, et repleri vinctis nobiles domos ? et ubicunque patricius hahitet, ibi carcerem privatum esse ?

L’exposition de Niebuhr relative à l’ancienne loi romaine sur le débiteur et le créancier (Roem. Gesch., I, p. 602, sq. ; Arnold’s Roman Hist., c. 8, vol. I, p. 1355) et l’explication qu’il y donne des Nexi en tant que distingués des Addicti sont inexactes, comme le démontre M. von Savigny ; dans une excellente dissertation Ueber das Altroemische Schuldrecht (Abhandlungen, Berlin Academ., 1833, p. 70-73), dont on trouvera un extrait dans un appendice à la fin de ce chapitre.

[17] V. Plutarque, Solôn, 14 ; et surtout les tétramètres trochaïques de Solôn lui-même, adressés à Phokos, Fragm. 24-26, Schneidewin.

[18] Aristide, Περί τοΰ Παραθέγματος, II, p. 397 ; et Fragm. 29, Schneidewin, des Iambes de Solôn.

[19] V. le précieux fragment de ses Iambes conservé par Plutarque et par Aristide, ont l’expression est rendue plus énergique par l’appel à la Terre personnifiée, comme ayant passé par ses mesures de l’esclavage à la liberté (cf. Platon, Leg, V, p. 740-741), et Plutarque, Solôn, c. 15.

[20] Plutarque, Solôn, c. 23. cf. c. 43. L’assertion de Sextus Empiricus (Pyrrhon. Hypot., III, 24, 211), à savoir que Solôn rendit une loi permettant aux pères de tuer (φονεύειν) leurs enfants, ne peut être vraie, et doit être copiée sur quelque autorité indigne de foi ; cf. Denys d’Halicarnasse, A. R., II, 26, où Denys met en opposition la prodigieuse étendue de la patria potestas chez les anciens Romains avec les restrictions que tous les législateurs grecs sans distinction, Solon, Pittakos, Charondas, ou trouvèrent ou introduisirent : il dit cependant que le père athénien était autorisé à déshériter ses enfants mâles légitimes, ce qui ne semble pas exact.

Meier (Der Attische Prozess, III, 2, p. 427) rejette l’assertion de Sextus Empiricus mentionnée plus haut, et de plus prétend que l’exposition d’enfants nouveau-nés était non seulement rare, mais réprouvée aussi bien par la loi que par l’opinion ; les preuves du contraire que présentent les comédies latines, il les considère comme des manifestations de coutumes romaines, et non athéniennes. Pour cette dernière opinion je ne pense pas qu’il soit justifié, et j’adopte ce qu’avance Schoemann (Ant. J. P. Græc., sect. 82), à savoir que l’usage et le sentiment d’Athènes, aussi bien que de la Grèce en général, laissaient à la discrétion du père la faculté de consentir à élever un enfant nouveau-né ou de s’y refuser.

[21] Plutarque, Solon, c. 15. V. l’exposé complet de cette altération de l’argent donné dans la Métrologie de Bœckh, c. 9, p. 115.

M. Bœckh pense (c. 15, s. 2) que Solôn altéra non seulement l’argent, mais encore les poids et les mesures. Je ne partage pas son opinion sur ce dernier point, et en rendant compte dans le Classical Museum, n° 1, de son important traité, j’ai exposé les motifs qui m’engagent à penser autrement.

[22] Plutarque, Solôn, c. 19. Dans le rétablissement général des exilés dans toutes les cités grecques, proclamé par ordre d’Alexandre le Grand, ensuite par Polysperchon, on excepte les hommes exilés pour sacrilège ou homicide (Diodore, XVII, 109 ; XVIII, 8-46).

[23] Plutarque, Solôn, c. 15.

[24] Plutarque, Solôn, c. 16.

[25] V. T. III, c. 6 de cette histoire.

[26] Plutarque, Solôn, c. 16.

[27] Plutarque mentionne l’anecdote, mais sans spécifier le nom des amis, Reipub. Gerend. Præcep., p. 807.

[28] Plutarque, Solôn, c. 15. L’assertion de Denys d’Halicarnasse, quant à la portée de la Seisachtheia, est en général exacte (V. 65) pour les débiteurs dont les personnes et les terres garantissaient les dettes, et qui étaient surtout pauvres, et non pour tous les débiteurs.

Hercule de Pont (Πολιτ., c. 1) et Dion Chrysostome (Or. XXXI, p. :831) s’expriment vaguement.

Waschsmuth (Hell. Alterth., V. I, p. 2159) et K. F. Hermann (Gr. Staatsalter., s. 106) citent tous deux le serment des Héliastes et sa protestation énergique contre la répudiation, comme preuve de la portée de la Seisachtheia Solonienne, mais ce serment ne peut se rapporter qu’à une période postérieure : ou ne peut le présenter comme preuve à l’appui d’aucun fait applicable à l’époque de Solôn : la mention seule du sénat des Cinq Cents qui s’y trouve, montre qu’il appartient à des temps qui suivent la révolution de Kleisthenês. Le passage de Platon (Leg., III, p. 584) ne s’applique pas non plus au cas en question.

Waschsmuth et Hermann me paraissent tous deux trop resserrer l’étendue de la mesure de Solôn par rapport à la libération des débiteurs. Mais, d’un autre côté, ils étendent l’effet de ses mesures dune autre manière, sans aucune preuve suffisante ; ils pensent qu’il éleva les vilains tenanciers au rang de francs propriétaires. Je n’en vois aucune preuve, et cela me semble improbable. Une proportion considérable des petits débiteurs que Solôn exonéra étaient probablement des propriétaires libres auparavant : l’existence sur leur terre des όροι ou colonnes à hypothèques le prouve.

[29] Ce que fit Solôn pour le peuple athénien par rapport aux dettes est moins que ce qui fut promis à la plebs romaine (à l’époque de sa retraite sur le mont Sacré en 491 avant J.-C.) par Menenius Agrippa, l’envoyé du sénat, pour l’apaiser, bien qu’il ne semble pas que la promesse ait jamais été réalisée. (Denys d’Halicarnasse, VI, 83.) Il promettait une abolition de toutes les dettes pour les débiteurs hors d’état de payer sans exception — s’il faut ajouter foi au langage de Denys, ce que probablement l’on ne peut faire.

Le Dr Thirlwall fait observer avec justesse relativement à Solôn : Il doit être considéré comme un arbitre auquel toutes les parties intéressées soumettaient leurs droits, avec l’intention avouée qu’il décidât, non sur le pied du droit légal, mais selon ses propres vues quant à l’intérêt public. Ce fut sous ce jour qu’il regarda lui-même sa charge, et il parait qu’il s’en acquitta avec fidélité et discrétion. (History of Greece, c. 11, vol. II, p. 42.)

[30] Démosthène, cont. Timocrat., p. 746 ; cf. Dion Chrysostome, Orat. XXXI, p. 332, qui insiste aussi sur l’ardent désir qu’avaient diverses cités grecques d’attacher une malédiction à toute proposition tendant à χρεών άποκοπη et γής άναδασμός. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que Dion ne semble connaître aucun cas bien prouvé dans l’histoire grecque où un nouveau partage de terre ait été jamais effectué réellement.

Pour la loi concernant le débiteur et le créancier telle qu’elle était à l’époque des Orateurs à Athènes, v. Heraldus, Animadv. ad Salmasium, p. 174-286 : Meier und Schoemann, Der Attische Prozess, b. III, c. 2, p. 497 sq. (bien que je doute de la distinction qu’ils y font entre χρέο et δανεΐον) ; Platner, Prozess und Klagen, b. II, absch. 11, 1). 349, 361.

Il y avait un seul cas exceptionnel, dans lequel l’ancienne loi attique conservait toujours au créancier ce pouvoir sur la personne de son débiteur insolvable qu’avaient possédé tous les créanciers dans l’origine ; c’était quand le créancier avait prêté de l’argent dans le dessein exprès de racheter le débiteur de la captivité (Démosthène, cont. Nikostr., p. 12-19) - analogue à l’Actio Depensi dans l’ancienne loi romaine.

Tout citoyen qui devait de l’argent au trésor public, et dont la dette était en retard, était privé de tous droits civils jusqu’à ce qu’il se fût complètement acquitté.

Diodore (I, 79) nous donne une loi supposée du roi égyptien Bocchoris dégageant la personne des débiteurs et rendant leurs propriétés seules responsables, ce gui, assure-t-on, avait servi d’exemple à Solôn. Si nous pouvons ajouter foi à cet historien, des législateurs dans d’autres parties de la Grèce maintenaient encore l’ancienne loi sévère qui réduisait en esclavage la personne du débiteur : cf. un passage dans Isocrate (Orat. XIV, Plataicus, p. 305 ; p. 414, Bek).

[31] Aristote, Politique, I, 4,23 ; Caton ap. Cicero., de Offic., II, 25. Platon, dans son traité de Leg. (V. p. 742) interdit tout prêt à intérêt dans le fait, il défend à tout citoyen, simple particulier, de posséder soit de l’or, soit de l’argent.

Pour faire comprendre la différence marquée faite dans l’ancienne loi romaine, entre le droit au principal et le droit à l’intérêt, j’insère en appendice à la fin de ce chapitre l’explication donnée par M. von Savigny, du traitement des Nexi et des Addicti, rattaché comme il l’est par analogie à la Seisachtheia solonienne.

[32] Aristote, Politique, I, 4, 23. Cf. Ethic. Nikom., IV, 1.

Plutarque emprunte d’Aristote le jeu de mots qui dérive du terme τόκος (l’expression grecque pour dire intérêt) qui a donné naissance au mot bien connu d’Aristote, que l’argent étant naturellement stérile, en tirer des petits doit être nécessairement contraire à la mature (v. Plutarque, De Vit. Ær. Al., p. 829).

[33] Tacite, Germanie, 26. Fœnus agitare et in usuras extendere, ignotum ; ideoque magis servatur quam si vetitum esset, (c. 21) Gaudent muneribus : sed nec data imputant, nec acceptis obligantur.

[34] Hésiode, Opp. Di., 647, 404. On peut trouver quelques bonnes observations sur ce sujet dans l’excellent traité de M. Turgot, écrit en 1763, Mémoire sur les prêts d’argent : Les causes qui avaient autrefois rendu odieux le prêt à intérêt ont cessé d’agir avec tant de force... De toutes ces circonstances réunies, il est résulté que les emprunts faits par le pauvre pour subsister ne sont plus qu’un objet à peine sensible dans la somme totale d’emprunts : que la plus grande partie des prêts se font à l’homme riche, ou du moins à l’homme industrieux, qui espère se procurer de grands profits par l’emploi de l’argent qu’il emprunte... Les prêteurs sur gage à gros intérêt, les seuls qui prêtent véritablement au pauvre pour ses besoins journaliers et non pour le mettre en état de gagner, ne font point le même mal que les anciens usuriers qui conduisaient par degrés à la misère et à l’esclavage les pauvres citoyens auxquels ils avaient procuré des secours funestes... Le créancier qui pouvait réduire son débiteur en esclavage y trouvait un profit : c’était un esclave qu’il acquérait : mais aujourd’hui le créancier sait qu’en privant son débiteur de la liberté, il n’y gagnera autre chose que d’être obligé de le nourrir en prison : aussi ne s’avise-t-on pas de faire contracter à un homme qui n’a rien, et qui est réduit à emprunter pour vivre, des engagements qui emportent la contrainte par corps. La seule sûreté vraiment solide contre le pauvre est le gage ; et l’homme pauvre s’estime heureux de trouver un secours pour le moment, sans antre danger que de perdre ce gage. Aussi le peuple a-t-il plutôt de la reconnaissance pour ces petits usuriers qui le secourent dans son besoin, quoiqu’ils lui vendent assez cher ce secours. (Mémoire sur les prêts d’argent, dans la collection des Œuvres de Turgot, par Dupont de Nemours, vol. V, sect. 30, 31, p. 326, 327, 329.)

[35] Dans le Bengale (fait observer Adam Smith, Wealth of Nations, b. I, c. 9, p. 143, éd. 1812) l’argent est souvent prêté aux fermiers à 40, 50 et 60 pour 100, et la récolte suivante est hypothéquée pour le payement.

Relativement à ce commerce à Florence, dans le moyen âge, M. Depping fait les remarques suivantes : Il semblait que l’esprit commercial fût inné chez les Florentins : déjà au douzième et au treizième siècles, on les voit tenir des banques et prêter de l’argent aux princes. Ils ouvrirent partout des maisons de prêt, marchèrent de pair avec les Lombards, et, il faut le dire, ils furent souvent maudits, comme ceux-ci, par leurs débiteurs, à cause de leur rapacité. 20 pour 100 par an était le taux ordinaire des prêteurs florentins, et il n’était pas rare qu’ils en prissent 30 et 40. Depping, Histoire du Commerce entre le Levant et l’Europe, vol. I, p. 235.

Bœckh (Public Economy of Athens, b. I, c. 22) donne de 12 à 18 pour 100 par an comme le taux commun de l’intérêt à Athènes du temps des orateurs.

La précieuse inscription de Bœckh (n° 1845 dans son Corpus Inscr., pars VIII, p. 23, sect. 3) prouve qu’à Korkyra un taux de 2 pour 100 par mois, ou 24 pour 100 par an, pouvait être obtenu d’emprunteurs parfaitement solvables et responsables. En effet, c’est un décret du gouvernement korkyræen, prescrivant ce qui sera fait avec une somme d’argent donnée à l’État pour les Dionysiaques, confiant cet argent aux soins de certains hommes distingués par leur caractère et leur fortune, et leur ordonnant de le prêter, exactement à 2 pour 100 par mois, ni plus ni moins, jusqu’à ce qu’une somme donnée fût accumulée. Cette inscription date environ du troisième ou du deuxième siècle avant J.-C., selon la conjecture de Bœckh.

L’inscription orchoménienne, n°1569, a laquelle s’en réfère Bœckh dans le passage mentionné plus haut, est malheureusement défectueuse dans les mots qui déterminent le taux .de l’intérêt payable à Eubulus ; mais il y en a une autre, l’inscription théræenne (n° 2446), contenant le testament d’Epiktêta, où la somme annuelle, payable à la place d’une somme principale léguée, est calculée à 7 pour 100 par an ; taux que Boeck regarde avec raison comme modéré, considéré par rapport à l’ancienne Grèce.

[36] César, B. G., I, 4, relativement aux chefs et au peuple gaulois : Die constitutâ causæ dictionis, Orgetorix ad judicium omnem suam familiam, ad hominum millia decem, undique coegit : et omnes clientes, obœratosque suos, quorum magnum numerum habebat, eodem conduxit ; per eos, ne causam diceret, se eripuit. Ibid., VI, 13 : Plerique, cum aut ære alieno, aut magnitudine tributorum, aut injuriâ potentiorum, premuntur, sese in servitutem dicant nobilibus. In hos eadem omnia sunt jura, quæ dominis in servos. Les riches Romains, du temps de Columelle, cultivaient leurs vastes domaines en partie par les mains de débiteurs qui leur avaient été adjugés (Columelle, I, 3, 11) : More præpotentium, qui possident fines gentium, quos... aut occupatos nexu civium, aut ergastulis tenent.

Suivant les codes teutoniques aussi, rédigés plusieurs siècles après Tacite, il semble que le débiteur insolvable tombe an pouvoir de son créancier et est sujet, en personne, à des fers et à un châtiment (Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, p. 612-615) : lui et von Savigny assimilent tous deux cet état au terrible procédé d’exécution et d’adjudication dans l’ancienne loi de Rome contre le débiteur insolvable d’un prêt. Le roi Alfred exhorte le créancier à la douceur (Laws of king Alfred, Thorpe, Ancient Laws of England, vol. I, p. 53, Law 35).

Une preuve frappante du changement survenu dans le caractère et la situation des débiteurs, entre l’époque de Solôn et celle de Plutarque, est fournie par le traité de ce dernier, De vitando Ære alieno, où il expose de la manière la plus véhémente les conséquences misérables de dettes contractées. Les pauvres, dit-il, ne font pas de dettes, car personne ne veut leur prêter d’argent ; les emprunteurs sont des hommes qui ont encore quelque bien et quelque garantie à offrir, mais qui désirent se maintenir sur un pied de dépenses auxquelles ils ne peuvent suffire, et qui finissent par se ruiner complètement en contractant des dettes. (Plutarque, p. 827, 830.) Ceci montre combien la multiplication des débiteurs pauvres était intimement liée à la possibilité que leurs personnes fussent réduites en esclavage. Cf. Plutarque, De Cupidine Divitiarum, c. 2, p. 523.

[37] Lévitique, XXV, 35-36 ; Deutéronome, XXIII, 20. Cette ordonnance semble suffisamment intelligible : cependant M. Salvador (Hist. des Institutions de Moïse, liv. III, c. 6) se tourmente beaucoup pour lui assigner quelque but commercial à longue portée. A ton frère tu ne prêteras pas avec usure, mais à un étranger tu peux prêter avec usure. Il est plus important de faire remarquer que le mot usure traduit ici veut dire réellement intérêt d’argent, grand ou petit. V. l’opinion du Sanhédrin de soixante-dix docteurs Juifs, réunis à Paris en 1807, cité dans l’ouvrage de M. Salvador, l. c.

Ainsi la loi mosaïque (en tant que de juif, à juif, ou même que de juif à μέτοικος ou étranger résidant, distingué de l’étranger non domicilié) allait aussi loin que le Koran, en défendant complètement de prendre d’intérêt. Ces ordonnances ne furent pas bien observées ; nous en avons nue preuve au moins dans la mesure de Nehemiah lors de la construction du second temple, mesure qui présente un pendant si curieux à la Seisachtheia solonienne, que j’en copie l’exposé sur Prideaux, Connection of Sacred and Profane History, part. I, b. 6, p. 290 : Le fardeau dont fut chargé le peuple pour l’exécution de ce travail et le travail incessant qu’il fut forcé de supporter pour l’achever promptement,étant très grands... on prit soin de la soulager d’un fardeau beaucoup plus grand, l’oppression des usuriers, qui l’accablait alors d’une brande misère, et dont il avait à se plaindre avec beaucoup plus de raison. Car les riches, profitant des nécessités du sort misérable des pauvres, avaient pratiqué sur eux une lourde usure, en leur faisant parer le centième pour tout l’argent qu’ils leur prêtaient, c’est-à-dire 1 pour 100 par mois, ce qui montait à 12 pour 100 pour l’année entière ; de sorte qu’ils furent forcés d’hypothéquer leurs terres et de vendre leurs enfants comme esclaves, pour avoir de quoi acheter le pain nécessaire à leur nourriture et à celle de leurs familles, ce qui était une violation manifeste de la loi de Dieu, que leur avait donnée Moïse (loi qui défend à tolus les membres de la race d’Israël d’exercer l’usure vis-à-vis d’aucun de leurs frères). Nehemiah, l’apprenant, résolut sur-le-champ de faire disparaître une si grande iniquité : dans ce but, il convoqua une assemblée générale de tout le peuple, et là, après leur avoir représenté la nature de l’offense, combien, grande était la violation de la loi divine, combien lourde l’oppression qui pesait sur leurs frères, et comme elle provoquerait la colère de Dieu contre eux, il fit décréter par le suffrage général de toute cette assemblée que, en raison de cela, tons rendraient à leurs frères tout ce qui leur avait été enlevé par l’usure, et ainsi abandonneraient toutes les terres, les vignes, les champs d’oliviers et les maisons qui leur avaient été pris sur hypothèques.

La mesure de Nehemiah paraît ainsi avoir été non seulement une Seisachtheia telle que celle de Solôn, mais encore une παλιντοκία ou restitution de l’intérêt payé par le débiteur dans le passé — analogue à la manière d’agir des Mégariens quand ils s’affranchirent de leur oligarchie, comme nous l’avons raconté plus haut, c. 2.

[38] Dans toute loi destinée à limiter le taux de l’intérêt, il est impliqué naturellement que la loi non seulement doit fixer, mais peut fixer le maximum du taux auquel on doit prêter l’argent. Les tribuns à Rome suivirent ce principe avec une logique parfaite : ils firent passer des lois successives pour la réduction du taux de l’intérêt, jusqu’à ce qu’enfin ils déclarassent illégal de prendre même l’intérêt le plus faible : Genucium, tribunum plebis, tulisse ad populum, ne fœnerari liceret (Tite-Live, VII, 42). L’histoire montre que la loi, bien qu’elle eût passé, ne fut pas mise à exécution.

[39] Bœckh (Public Econ. of Athens, b. I, c. 22, p. 128) pense différemment, à mon avis, contrairement à l’évidence ; les passages auxquels il s’en réfère (spécialement celui de Théophraste) ne suffisent pas pour appuyer son opinion, et il y a d’autres passages qui vont jusqu’à la contredire.

[40] Lysias, cont. Theomnêst. A., c. 5, p. 360.

[41] Cicéron, De Officiis, I, 42.

[42] Platon, Leg., III, p. 684. Cf. aussi V, p. 736-737, où de semblables sentiments sont exprimés à demi-mot d’une manière non moins expresse.

Cicéron pose de très bons principes sur le danger de détruire la, foi dans les contrats ; mais ses exhortations dans ce but semblent être accompagnées d’une condition impraticable ; le législateur doit veiller à ce qu’il ne soit pas contracté de dettes dans une mesure préjudiciable à l’Etat. — Quamobrem ne sit æs alienum, quod reipublicæ noceat, providendum est (quod multis rationibus caveri potest) ; non, si fuerit, ut locupletes suum perdant, debitores lucrentur alienum, etc. Quelles étaient les multæ rationes que Cicéron avait dans l’esprit, c’est ce que j’ignore. Cf. son opinion sur les fœneratores, Offic., I, 42 ; II, 25.

[43] V. Vie d’Agis de Plutarque, spécialement c. 13, au sujet du feu de joie dans lequel les κλάρια ou actes hypothécaires des créanciers furent tous brûlés, dans l’agora de Sparte. Cf. aussi la comparaison d’Agis avec Gracchus, c. 2.

[44] Græcâ fide mercari. Polybe met les Grecs beaucoup au-dessous des Romains pour la véracité et la bonne foi (XI, 56) ; dans un autre passage il ne parle pas avec autant de confiance (XVIII, 17). Les créanciers romains mêmes témoignent parfois en faveur de la bonne foi attique, et non contre elle, — ut semper et in omni re, quidquid sincerâ fide gereretur, id Romani, Atticâ fieri, prædicarent (Velleius Paterculus, II, 23).

Le langage de Heffter (Athenaeische Gerichtsverfassung, p. 466), particulièrement, rabaisse très injustement l’état de la bonne foi et du crédit à Athènes.

Tout le ton et l’argumentation entière du discours de Démosthène contre Leptine est une preuve remarquable du respect du tribunal athénien pour des intérêts déterminés, même sous des formes moins évidentes que celle d’une possession pécuniaire. Nous pouvons ajouter un passage frappant de Démosthène, Cont. Timokrat., où il dénonce la violation de transactions passées (τά πεπραγμένα λϋσαι, en opposition avec une législation future) comme une injustice particulière à l’oligarchie et qui répugne aux sentiments d’une démocratie (Cont. Timokrat., c. 20, p. 724 ; c. 36, 747).

[45] On peut réclamer pour la république de Florence le même honneur, quant à la probité monétaire. Voici ce que dit M. Sismondi : Au milieu des révolutions monétaires de tous les pays voisins et tandis que la mauvaise foi des gouvernements attirait le numéraire d’une extrémité à l’autre de l’Europe, le florin ou sequin de Florence est toujours resté le même : il est du même poids, du même titre ; il porte la anime empreinte que celui qui fut battu en 1252 (Républiques italiennes, vol. III, c. 18, p. 176).

M. Bœckh (Public. Econ. of Athens, I, 6 ; IV, 19), tout en affirmant d’une manière juste et décidée que la république athénienne attacha toujours un grand prix à maintenir l’intégrité de sa monnaie d’argent, croit cependant que les pièces d’or qui furent frappées dans l’Olymp., 93, 2 (408 av. J.-C.), sous l’archontat d’Antigenês (fabriquées avec les ornements d’or de l’acropolis et à un moment d’embarras publics) étaient altérées et qu’on leur donna un cours forcé au-dessus de leur valeur. La seule preuve à l’appui de cette opinion semble être le passage d’Aristophane (Ran., 719-737) avec les scholies ; mais ce même passage me semble plutôt prouver le contraire.

Le peuple athénien (dit Aristophane) en use avec ses serviteurs publies comme avec ses monnaies préfère les nouvelles et mauvaises aux bonnes et anciennes. Si le peuple désirait d’une manière si excessive et même si extravagante obtenir les nouvelles monnaies, c’est une forte preuve qu’elles n’étaient pas dépréciées, et qu’on ne subissait pas de portes en donnant les anciennes monnaies en échange. Il pouvait se faire qu’elles eussent été exécutées avec négligence.

[46] Sane vetus Urbi fœnebre malum (dit Tacite, Annales, VI, 16) et seditionum discordiarumque creberrima causa, etc. ; cf. Appien, Bell. Civil., Præfat. ; et Montesquieu, Esprit des Lois, L. XXII, C. 22 ;

Les espérances et les intrigues constantes des débiteurs à Rome, pour être délivrés de leurs dettes par quelque mouvement politique, ne sont exposées nulle part arec plus de force que dans la seconde Catilinaire de Cicéron, c.8-9 ; lire aussi la harangue frappante de Catilina à ses complices (Salluste, Catilina, c. 20-21).

[47] Le débiteur insolvable, dans quelques-unes des cités bœôtiennes, était condamné à s’asseoir publiquement dans l’agora avec un panier sur la tête, et ensuite privé de ses privilèges (Nicolas de Damas, Fragm., p. 152, éd. Orelli).

Selon Diodore, l’ancienne et sévère loi publiée contre la personne du débiteur, longtemps après avoir été abrogée par Solôn à Athènes, continua encore à être appliquée dans d’antres parties de la Grèce (I, 79).

[48] Solôn, Fragm. 27, éd. Schneidewin.

[49] Plutarque, Solôn, 18-23 ; Pollux, VIII, 130 ; Aristote, Politique, II, 9, 4 ; Aristote, Fragm. περί πολιτείων, Fragm. 51, éd. Neumann ; Harpocration et Photius, v. Ίππάς ; Etymolog. Mag., Ζευγίσιον, Θητικόν ; l’Etym. Mag., Ζευγίσιον, et le Schol. Aristophane, Equit., 627, reconnaissent seulement trois classes.

Il assigna à une drachme la valeur d’un médimne (de froment ou d’orge ?) de même que celle d’un mouton (ibid., c. 23).

Le médimne semble égal à environ 1 2/5 (1,4) boisseau impérial anglais conséquemment 500 médimnes égalent 700 boisseaux, impériaux anglais, ou 87 quarters 1/2.

[50] L’excellente explication du rôle de propriété et des conditions graduées d’imposition (τέμημα) établis par Solôn, qu’a donnée pour la première fois Bœckh dans son Staatshaushaltung der Athener (b. III, c. 3), a éclairci un sujet qui n’était, avant lui, que ténèbres et mystère. L’exposé de Pollux (VIII, 130), fait dans un langage très vague, a été, avant Bœckh, compris d’une manière erronée : άνήλισκον είς τό δημόσιν ne signifie pas les sommes que le Pentakosiomedimnos, ou l’Hippeus, ou le Zeugitês, payait réellement à l’État, mais les sommes pour lesquelles chacun était taxé, ou ce que chacun était sujet à payer si on le demandait ; naturellement l’État ne demande pas le tout de la propriété taxée d’un homme, mais il en exige de chacun une proportion égale.

Sur un seul point je ne puis être d’accord avec Bœckh. Il fixe la condition pécuniaire de la troisième classe ou Zeugitês, à 150 drachmes, non à 200. Tous les témoignages positifs (comme il le concède lui-même p. 31) s’accordent à fixer 200, et non 150 ; et la conséquence tirée de l’ancienne loi, citée dans Démosthène (cont. Makart., p. 1067), est trop incertaine pour l’emporter sur ce concours d’autorités.

De plus, tout le rôle solonien devient plus clair et plus symétrique si nous adhérons au chiffre donné de 200 drachmes, et non à celui de 150, comme à l’échelle la plus basse du revenu du Zeugitês ; car le capital inscrit est alors, dans les trois échelles, un multiple défini et exact du revenu officiellement établi : — dans la classe la plus riche, c’est douze fois ; — dans la classe moyenne, dix fois ; — dans la plus pauvre, cinq fois le revenu. Mais cette correspondance cesse, si nous adoptons la supposition de Bœckh, que le revenu, le plus bas des Zeugitæ était de 150 drachmes ; car la somme de 1.000 drachmes (à laquelle le plus humble Zeugitês était taxé dans le rôle) n’est pas un multiple exact de 150 drachmes. Pour échapper a cette difficulté, Bœckh prend une vraie à la fois détournée et renfermant des fractions calculées avec exactitude : il pense, que le revenu de chacun était converti en Capital en multipliant par douze, et que dans le cas de la classe la plus riche, ou Pentakosiomedimni, doute la sommé ainsi obtenue était inscrite dans le rôle ; — dans le cas de la seconde classe, ou Hippeis, 5/6 de la somme ; et dans le cas de la troisième classe, ou Zeugitæ, 5/9 de la somme. Or, ce procédé-me semble passablement compliqué, et l’emploi d’une fraction telle que 5/9 (à la fois difficile et ne dépassant pas beaucoup la simple fraction d’une demie) très improbable ; de plus, la propre table de Bœckh (p. 41) donne des sommes fractionnaires dans la troisième classe, quand on n’en voit aucune dans la première ni dans la seconde.

Naturellement de telles objections ne seraient pas admissibles, s’il y avait quelque preuve positive à l’appui du point en question. Mais dans ce cas elles s’accordent avec toutes les preuves positives, et sont largement suffisantes (à mon avis) pour contrebalancer la présomption née de l’ancienne loi sur laquelle Bœckh s’appuie.

[51] V. Bœckh, Staatshaushaltung der Athener, ut supra. Pollux donne une inscription indiquant Authemion, fils de Diphilos. Le mot τελεϊν ne signifie pas nécessairement un payement réel, mais être compris dans une classe avec un certain agrégat de devoirs et d’obligations, — équivalant à censeri (Bœckh, page 36). Platon dans son traité De Legibus admet un cens quadripartite de citoyens, selon le plus ou le moins de biens (Leg., V, p. 744 ; VI, p. 756). Cf. Tittmann, Griechische Staatsverfassungen, p. 648, 653 ; K. P. Hermann, Lehrbuch der Gr. Staatsalt., § 108.

[52] Plutarque, Solôn, 18, 19, 23 ; Philochore, Fragm. 60, éd. Didot. Athénée, IV ; p. 168 ; Valère Maxime, II, 6.

[53] Meursius, Solôn, passim ; Sigonius, De Republ. Athen., I, p. 39 (bien que dans quelques passages il fasse une distinction marquée entre le temps qui précéda et celui qui suivit Kleisthenês, p. 28). V. Waschsmuth, Hellenische Alterthumskunde, vol. I, sect. 46, 47 ; Tittmann, Griechische Staatsverfassungen, p. 146 ; Platner, Der Attische Prozess, b. II, c. 5, p. 28-38 ; Dr Thirlwall, History of Greece, vol. II, c. 11, p. 46-57.

Niebuhr, dans les courtes allusions qu’il fait à la législation de Solôn, a soin de ne pas perdre de vue la différence essentielle qui existait entre Athènes telle qu’elle fut constituée par Solôn, et Athènes telle qu’elle devint après Kleisthenês ; mais il suppose, entre les patriciens romains et les Eupatridæ athéniens, une analogie plus étroite que nous ne sommes autorisés à l’admettre.

[54] Démosthène, cont. Timokrat., p. 746. Eschine attribue ce serment à ό νομοθέτης (c. Ktesiphon, p. 389).

Le Dr Thirlwall mentionne le serment comme prescrit par Solôn (History of Greece, vol. II, c. 11, p. 41).

Et encore Démosthène et Eschine, dans les discours contre Leptine (c. 21, p. 486) et contre Timokrate, p. 706, 707 — cf. Eschine, c. Ktesiph., p. 429 - en expliquant les formalités prescrites pour rappeler une loi existante, et en porter une nouvelle, tout en attribuant le tout à Solôn, disent, entre autres choses, que Solôn ordonna à l’auteur de la proposition d’afficher son projet de loi devant les Eponymes. Or, les Eponymes étaient des statues des héros de qui les dix tribus kleisthénéennes tiraient leurs noms, et la loi faisant mention de ces statues, atteste elle-même qu’elle est d’une date postérieure à Kleisthenês. Même la loi déterminant le traitement du meurtrier condamné qui revenait d’exil, ici que Démosthène et Doxopater (ap. Walz, Collect. Rhetor., vol. II, p. 223) appellent une loi de Drakôn, est en réalité postérieure à Solôn, comme on peut le voir par la mention qu’elle fait de l’άξων (Démosth. cont. Aristok., p. 629).

Andocide n’est pas moins prodigue dans l’emploi qu’il fait du nom de Solon (V. Orat. I, De Mysteriis, p. 13), où il cite comme une loi de Solôn une ordonnance qui contient la mention de la tribu Æantis et du sénat des Cinq Cents (évidemment donc postérieure à la révolution de Kleisthenês), outre d’autres points qui prouvent qu’elle avait été rendue postérieurement à la révolution oligarchique des Quatre Cents, vers la fin de la guerre du Péloponnèse. Les Prytanes, les Proëdres et la division de l’année en dix portions de temps, appelées chacune du nom d’une prytanie — si mêlés à tous les actes publics d’Athènes, n’appartiennent pas à l’Athènes de Solôn, mais à Athènes telle qu’elle était après les dix tribus de Kleisthenês.

Schoemann soutient expressément que les Nomothetæ jurés, tels qu’ils étaient du temps de Démosthène, furent institués par Solôn : mais il admet en même temps que toutes les allusions faites par les orateurs à cette institution renferment à la fois des mots et des faits essentiellement postérieurs à Solôn, de sorte que des modifications ont dû être introduites après ce législateur. Cette concession me semble détruire la force de la preuve : V. Schoemann, De Comitiis, c. 7, p. 266-268 ; et le même auteur, Antiq. J. P. Att., sect. 32. Son opinion est partagée par K. F. Hermann, Lehrbuch der Griech. Staatsalterth., sect. 131 ; et Platner, Attischer Prozess, vol. II, p. 38.

Meier, De Bonis Damnatorum, p. 2, fait la remarque suivante sur le défaut d’exactitude des orateurs quand ils emploient le nom de Solôn : Oratores Solonis nomine sæpe utuntur, ubi omnino legislatorem quemquam significare volunt, etiamsi à Solone ipso lex lita non est. Hermann Schelling, dans sa Dissertation De Solonis Legibus ap. Orat. Attic. (Berlin, 1842), a recueilli et discuté les allusions faites à Solôn et à ses lois dans les orateurs. Il combat l’opinion de Meier que nous venons de citer, mais avec des arguments qui ne me semblent nullement satisfaisants (p. 6-8) ; d’autant plus qu’il admet lui-même que le dialecte dans lequel les lois de Solôn paraissent dans la citation des orateurs, ne peut jamais avoir ét3 le, dialecte original de Solôn lui-même (p. 3-5), et qu’il fait ainsi en substance la même concession que Schoemann, par rapport à la présence de faits postérieurs à Solôn dans les lois supposées de ce législateur (p. 23-27).

[55] V. Bœckh, Public Economy of Athens, b. II, c. 15.

[56] Démosth. cont. Timokrat., c. 26, p. 731 ; cf. Aristophane, Ekklosiazus, 302.

[57] Hérodote, I, 29 ; Plutarque, Solôn, c. 25. Aulu-Gelle affirme que les Athéniens jurèrent sous de sévères peines religieuses de les observer toujours (II, 12).

[58] Tite-Live, III, 34.