HISTOIRE DE LA GRÈCE

DEUXIÈME VOLUME

CHAPITRE II — MYTHES GRECS, TELS QU’ILS SONT COMPRIS, SENTIS ET INTERPRÉTÉS PAR LES GRECS EUX-MÊMES.

 

 

Le but des chapitres précédents a été de présenter une esquisse de cette matière narrative, si riche, si caractéristique et si intéressante, d’où l’on a tiré la première histoire et la première chronologie grecques. Créée dans l’origine par des mains invisibles, sans date assignable, elle exista d’abord sous la forme de sujet d’entretien flottant parmi le peuple ; puis de là elle passa en grande partie dans les chants des poètes, qui la multiplièrent, la transformèrent et l’ornèrent de mille manières différentes.

Ces mythes, ou histoires répandues dans le pays, produit spontané et le plus ancien de l’esprit grec, constituaient en même temps tout le fonds intellectuel de l’époque à laquelle ils appartenaient. Ils sont la racine commune de toutes ces diverses ramifications divergentes qui se remarquent postérieurement dans l’activité intellectuelle grecque ; ils contenaient, pour ainsi dire, la préface et le germe de l’histoire et de la philosophie positive, de la théologie dogmatique et du roman proprement dit, branches que nous suivrons par la suite chacune dans son développement séparé. Ils fournissaient un aliment à la curiosité et une solution aux doutes et aux aspirations vagues de l’époque ; ils expliquaient l’origine de ces coutumes et de ces particularités permanentes avec lesquelles les hommes étaient familiers ; ils imprimaient dans les esprits des leçons morales, éveillaient les sympathies patriotiques , et montraient en détail les pressentiments obscurs, mais inquiets du vulgaire quant à l’action des dieux : de plus, ils satisfaisaient ce désir ardent d’aventures et cette soif de merveilleux qui sont devenus, dans les temps modernes, le domaine de la fiction proprement dite.

Il est difficile, nous pouvons dire impossible, à un homme d’un âge mûr de ramener son esprit aux conceptions de son enfance, telles qu’elles se formaient à ce moment de sa vie, naissant naturellement de son imagination et de ses sentiments, travaillant sur un fonds restreint de matériaux, et empruntant à des autorités qu’il suivait aveuglément, mais ne comprenait qu’imparfaitement. Nous rencontrons la même difficulté quand nous essayons de nous placer au point de vue historique et presque philosophique que les anciens mythes nous présentent. Nous pouvons suivre parfaitement l’imagination et les sentiments qui dictèrent ces récits, ils peuvent exciter notre sympathie et notre admiration comme poésie animée, sublime et touchante ; mais nous sommes trop accoutumés à une réalité et à une philosophie d’une nature positive pour pouvoir concevoir un temps où ces beaux produits de l’imagination étaient expliqués littéralement et acceptés comme des faits réels et sérieux.

Néanmoins il est évident que les mythes grecs ne peuvent être ni compris ni appréciés que si l’on se reporte au système de conceptions et de croyances des âges dans lesquels ils prirent naissance. Nous devons supposer un public qui ne lisait ni n’écrivait, mais qui voyait, écoutait et parlait, dépourvu de toute espèce d’annales, et indifférent à l’histoire positive avec ses critérium indispensables autant qu’il l’ignorait ; cependant curieux en même temps et avide d’incidents nouveaux et frappants, étranger même aux premiers éléments de la philosophie positive et à l’idée de l’ordre invariable de la nature soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre moral ; demandant toutefois quelque théorie propre à interpréter et à systématiser les phénomènes qui frappaient ses regards en les rattachant par un lien commun. Une telle théorie fut le fruit des inspirations spontanées d’une imagination jeune, qui supposait l’action habituelle d’êtres intelligents et libres, comme l’était ce public lui-même, mais supérieurs par l’étendue du pouvoir, et différents par la nature particulière des attributs. Dans les idées géographiques de la période homérique, la terre était plate et ronde ; autour d’elle coulait le profond et doux courant Océanique qui se rejoignait : de chronologie, ou de moyens de mesurer le passé, il n’en existait pas. Néanmoins, des régions inexplorées pouvaient être décrites, le passé oublié, déroulé, et l’avenir inconnu prédit par certains hommes qui recevaient des dieux une inspiration spéciale, ou cette vue particulière servant à découvrir et à interpréter les signes et les présages fugitifs.

Si même les premiers éléments de la géographie et de la physique scientifiques, aujourd’hui si universellement répandus et si précieux, comme garantie contre l’erreur et l’illusion, manquaient à cette première période de la société, ils étaient largement suppléés par la vivacité de l’imagination et par une sympathie disposée à tout personnifier. Il faut avant tout mentionner ici la tendance illimitée des Grecs homériques à multiplier les personnages imaginaires, et à expliquer les phénomènes intéressants ou formidables en les transformant en manifestations d’un dessein préconçu, parce que la ferme du récit personnel, que l’on trouve universellement dans leurs mythes, est une de ses nombreuses conséquences. Leur polythéisme (comprenant quelques éléments d’un fétichisme primitif, dont certains objets avaient eux-mêmes été supposés doués de vie, de volonté et d’intention) ; leur polythéisme, disons-nous, reconnaissait l’action d’êtres invisibles identifiés et confondus avec les différentes localités et les différentes divisions du monde physique. De tels êtres présentaient des variétés nombreuses, et beaucoup de degrés tant pour le pouvoir que pour les attributs ; et il y avait entre eux des différences d’âge, de sexe, de lieu, de résidence locale ; des relations et conjugales et filiales, et des sympathies aussi bien que des antipathies. Les dieux formaient une sorte de communauté politique particulière, qui avait sa hiérarchie, sa répartition de rangs et de devoirs, ses débats au sujet de la puissance et parfois ses révolutions, ses assemblées publiques dans l’agora de l’Olympe, et ses innombrables banquets ou fêtes[1]. Les grands dieux olympiques n’étaient de fait que les plus élevés en dignité parmi une réunion de personnages presque humains ou dépassant l’humanité, tels que démons, héros, nymphes, éponymes (c’est-à-dire qui donnent un nom), génies , identifiés avec chaque fleuve, chaque montagne[2], chaque cap, chaque ville, chaque village, chaque circonscription connue de territoire ; de plus, chevaux, taureaux et chiens, issus de race immortelle et doués d’attributs particuliers, et monstres présentant des traits et des combinaisons étranges, Gorgones et Harpies et Chimères terribles. Gomme il y avait dans chaque gens ou famille des divinités spéciales propres à cette famille, et des ancêtres antérieurs qui veillaient sur ses membres, formant dans chacune le symbole caractéristique et la garantie reconnue de leur union, de même il semble qu’il y a eu pour chaque corporation ou chaque commerce des êtres particuliers dont la vocation était de coopérer à ses opérations à divers degrés ou de les entraver[3].

Les personnifications étendues et multiformes, dont nous présentons ici une faible esquisse, pénétraient en tout sens le système intellectuel des Grecs, et s’identifiaient intimement à la fois avec l’idée qu’ils se faisaient des phénomènes, présents aussi bien que passés, et avec la description qu’ils en donnaient. Ce qui, pour nous, est intéressant comme étant simplement la création d’une imagination exubérante, était pour le Grec une réalité véritable et vénérée. Il concevait la terre et le ciel solide (Gæa et Uranos) comme doués d’appétits, de sentiments, clé sexe et de la plupart des divers attributs humains, et c’est dans ce sens qu’il en parlait. Au lieu d’un soleil tel que celui qui frappe nos regards, soumis à des lois astronomiques, et formant le centre d’un système dont nous pouvons déterminer et prévoir les changements, il voyait le grand dieu Hêlios, montant sur son char le matin à l’orient, atteignant à midi le haut du ciel solide, et arrivant le soir à l’horizon occidental avec des chevaux fatigués et avides clé repos. Hêlios, qui avait des endroits favoris où paissait son beau bétail, se plaisait à les contempler pendant le cours de son voyage, et éprouvait un vif déplaisir, si quelque homme tuait ses troupeaux ou leur faisait du mal ; de plus, il avait des fils et des filles sur la terre ; et, comme son oeil voyait tout et pénétrait partout, il était parfois en état de révéler des secrets aux dieux eux-mêmes, tandis que dans d’autres occasions il était forcé de se détourner de sa route pour éviter de voir des scènes d’abomination[4]. Ces imaginations nous paraissent maintenant puériles, bien qu’agréables ; mais, aux yeux d’un Grec homérique, elles semblaient parfaitement naturelles et plausibles. A ce point de vue, la description du soleil, telle que la donne un traité moderne d’astronomie, aurait paru non seulement absurde, mais encore repoussante et impie, Même dans des temps plus rapprochés, quand l’esprit positif de recherche eut fait un progrès considérable, Anaxagore et d’autres astronomes encouraient l’accusation de blasphème pour enlever à Hêlios sa personnalité et pour essayer d’assigner des lois invariables aux phénomènes solaires[5]. De cette façon, les Grecs homériques alliaient à leur manière de concevoir les phénomènes physiques qui frappaient leurs regards la fiction par laquelle ils les personnifiaient, non pas simplement comme un ornement poétique, niais comme une partie véritable de leur croyance de chaque jour.

Les dieux et les héros du pays et de la tribu appartenaient, dans la conception d’un Grec, également au présent et au passé : il les adorait dans leurs bois et à leurs fêtes ; il invoquait leur protection, et croyait à leur tutelle et à leur surveillance, même de son propre temps ; mais leur action plus spéciale, plus intime et plus sympathique était rejetée dans le passé non constaté par des annales[6]. Revêtir ce sentiment général d’une expression convenable, donner un corps et le mouvement à ces préexistences divines et héroïques que l’on ne concevait qu’avec des contours obscurs, les particulariser, éclairer les rêves qui montraient ce que le passé devait avoir été[7] dans les esprits de ceux qui ne savaient pas ce qu’il avait été réellement, tels était le but et l’inspiration spontanés du génie créateur dans la communauté, et tels étaient les desseins qu’accomplissaient par excellence les mythes grecs.

L’amour des antiquités, que Tacite mentionne comme si dominant parmi les Grecs de son temps[8], était un des penchants nationaux les plus anciens, les plus durables et les plus répandus. Mais les antiquités de chaque état étaient divines et héroïques ; elles reproduisaient les linéaments de l’humanité ordinaire, mais en méconnaissaient la mesure et les limites. Les dieux formaient le point de départ, au delà duquel personne ne songeait à regarder, bien que quelques dieux fussent plus anciens que d’autres : leur progéniture, les héros, dont un grand nombre étaient nés de mères mortelles, constitue un anneau intermédiaire entre dieu et l’homme. L’ancienne épopée reconnaît habituellement la présence d’une multitude d’hommes sans nom ; mais ils sont introduits surtout dans le but de remplir la scène et d’exécuter les ordres, de célébrer la valeur et de faire ressortir la personnalité d’un petit nombre de caractères divins ou héroïques[9]. La gloire des bardes et des conteurs consistait à pouvoir satisfaire ces prédispositions religieuses et patriotiques du public, prédispositions qui faisaient naître le premier besoin de leurs contes, et qui étaient d’une nature éminemment engageante et expansive. Car la religion grecque avait plus d’un côté et plus d’une couleur ; elle comprenait une grande multitude de personnes, avec une grande diversité dans le type des caractères ; elle divinisait toutes les qualités et tous les attributs de l’humanité, les élevés aussi bien que les vils, les tendres aussi bien que les belliqueux, les inclinations portant à un dévouement volontaire et aux aventures, aussi bien que les instincts sensuels et disposant au rire. Nous arriverons parla suite à une époque où les philosophes protestèrent contre une telle identification des dieux avec les appétits et les jouissances les plus vulgaires ; ils pensaient que l’on ne pouvait convenablement appliquer à oies êtres surhumains que les attributs spirituels de l’homme, et ils tiraient leurs épithètes s’appliquant aux dieux exclusivement de ce qui était imposant, majestueux et terrible dans les affaires de l’humanité. De telles restrictions apportées à l’imagination religieuse firent des progrès continuels ; et le cachet mystique et didactique, dont fut marqué le dernier siècle du paganisme d l’époque de Julien et de Libanius, contraste fortement avec les formes concrètes et animées, pleines de mouvement vigoureux et accessibles à tous les goûts capricieux du tempérament humain, qui peuplent l’Olympe homérique[10]. Maintenant, toutefois, nous n’avons à considérer que l’ancien paganisme, le paganisme homérique et hésiodique, et son action dans la, procréation des récits mythiques. Nous lie pouvons douter qu’il ne fournît le stimulant le plus puissant, et le seul qu’admît l’époque, à la faculté créatrice du peuple ; aussi bien, par la sociabilité, la hiérarchie, l’action et la réaction mutuelles de ses dieux et de ses héros, que par la grandeur, la variété, le caractère purement humain de ses types fondamentaux.

Bien que nous puissions expliquer ainsi la fécondité des Grecs quant à la création des mythes, je suis loin de prétendre que nous puissions rendre un compte suffisant de la suprême beauté de leurs principales productions épiques et artistiques. Il y a dans les produits supérieurs d’un génie individuel quelque chose qui dépasse la portée d’une théorie philosophique : le souffle spécial de la Muse (pour parler le langage de l’ancienne Grèce) devait être là pour leur donner l’être. Même parmi ses sectateurs, il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ; et les particularités qui distinguent ces derniers restent encore son secret à elle.

Cependant nous n’oublierons pas que la langue grecque était aussi un élément indispensable au développement et à la beauté des mythes grecs ; sa richesse, sa flexibilité, son aptitude à former de nouvelles combinaisons ; l’abondance des voyelles qui la caractérise, et sa prononciation métrique, et même un grand nombre de ses noms propres, par leur analogie avec des mots ayant une signification réelle, donnaient directement l’occasion de produire des récits propres à expliquer ou à éclaircir un sujet. Parmi toute la collection des mythes on en trouve d’étymologiques dans une proportion sensible.

Aussi, pour comprendre convenablement les mythes grecs, devons-nous essayer de nous identifier avec l’état d’esprit de l’âge primitif qui les a créés ; procédé difficile à appliquer, puisqu’il nous oblige à adopter une série d’imaginations poétiques non seulement comme des réalités, mais comme les réalités dominantes du système intellectuel[11] ; procédé toutefois qui ne ferait que reproduire quelque chose d’analogue à notre propre enfance. L’époque était dépourvue d’histoire constatée par des annales et de science positive, mais elle était remplie d’imagination, de sentiment et de sensibilité religieuse. C’est de ces sources que jaillit cette multitude de personnages supposés autour desquels furent groupées toutes les combinaisons des phénomènes sensibles, et vers lesquels se dirigèrent ardemment la curiosité, les sympathies et le’ respect. Les aventures de tels personnages étaient le seul aliment approprié à la fois aux appétits et à l’intelligence d’un Grec primitif ; et les mythes qui les détaillaient, en excitant puissamment ses émotions, lui fournissaient. à la fois une sorte d’histoire et de philosophie. Ils remplissaient le -vide d’un passé sans annales, et expliquaient un grand nombre des choses inconnues et embarrassantes du présent[12]. Nous n’avons pas non plus lieu de nous étonner de ce que la même plausibilité qui captivait son imagination et ses sentiments fut suffisante pour engendrer une croyance spontanée ; ou plutôt de ce qu’il ne s’élevât aucun doute dans son esprit, quant à la vérité ou à la fausseté du récit. Sa foi est facile, littérale ; elle ne songe ni à faire des recherches, ni à distinguer les faits de la fiction, ni à découvrir un sens caché et symbolisé ; il suffit que ce qu’il entend soit intrinsèquement plausible et séduisant, et qu’il n’y ait pas de motif spécial pour provoquer le doute. Et si, de fait, il s’en élevait, le poète le domine par la sainte et dominante autorité de la Muse, dont l’omniscience est la garantie de son récit, comme son inspiration est la cause de son succès.

La disposition d’esprit de l’orateur et des auditeurs, le rapport qui les unit, ainsi décrits, sont marqués clairement dans les termes et dans la teneur de l’ancienne épopée, si seulement nous expliquons d’une manière toute simple ce que nous lisons. Le poète, comme le prophète auquel il ressemble tant, chante guidé par une direction céleste, excité par la déesse à laquelle il a demandé son aide et son inspiration. C’est elle qui lui met le mot sur les lèvres et les incidents dans l’esprit. C’est un homme privilégié, choisi pour être son organe, et parlant d’après ses révélations[13]. Si la Muse accorde à qui elle veut le don du chant, parfois aussi, dans sa colère, elle le retire ; et le génie humain le plus accompli est alors réduit au silence et à l’impuissance[14]. Il est vrai que ces expressions, la Muse qui inspire et le poète qui chante un récit des anciens temps, ont passé de l’ancienne épopée à des compositions faites dans des circonstances toutes différentes, et ont maintenant dégénéré en manières de parler insignifiantes ; mais primitivement elles furent mises en circulation avec leur acception véritable et littérale. Si les poètes avaient dès le commencement écrit ou récité, on ne leur aurait jamais appliqué l’épithète de chantant ; et on n’aurait jamais non plus pris l’habitude d’employer le nom de la Muse comme un coin dont il fallait frapper une fiction autorisée, si l’usage n’avait commencé à s’établir lorsqu’on invoquait et qu’on saluait son action avec une entière bonne foi. La croyance, fruit d’une recherche réfléchie et d’un examen rationnel des preuves, est inconnue à une telle époque. La foi simple du temps se glisse d’une manière inconsciente quand l’imagination et le sentiment sont exaltés ; et on comprend à la fois une autorité inspirée, on l’admet aisément et on lui accorde une confiance implicite.

Le mot mythe (μΰθος, fabula, récit), dans son sens primitif, signifiait simplement un exposé ou récit ayant cours dans le pays, sans renfermer implicitement l’idée de vérité ou de fausseté. Dans la suite, la signification du mot (en latin et en anglais aussi bien qu’en grec) changea, et en vint à entraîner avec elle l’idée d’un ancien récit personnel, n’étant jamais attesté, quelquefois faux ou bien ouvertement fictif[15]. Et ce changement fut le résultat d’une transformation, qui s’opéra en silence dans l’état intellectuel de la société, quand les esprits supérieurs (et plus ou moins tous les esprits) passèrent à une règle de crédibilité plus rigoureuse et plus élevée, devenus familiers qu’ils étaient avec l’histoire attestée par des annales et avec ses critérium essentiels, affirmatifs aussi bien que négatifs. Les auditeurs primitifs des mythes ignoraient tons ces critérium : ils n’avaient pas encore été à l’école de l’incrédulité critique ; le mythe passait sans soulever de doutes, par le seul fait de la publicité dont il jouissait, et parce qu’il se trouvait en harmonie avec les sentiments et les préjugés actuels. Les mêmes circonstances qui contribuèrent à lui enlever la foi littérale dans la suite, fortifiaient son action sur l’esprit de l’homme homérique. Celui-ci cherchait des merveilles et des combinaisons extraordinaires dans le passé. Il s’attendait à entendre parler de dieux, de héros et d’hommes, se mouvant et agissant ensemble sur la terre ; il se représentait le passé comme un théâtre où les dieux paraissaient d’une manière directe, manifeste et fréquente, pour protéger leurs favoris et punir leurs ennemis.

La conception rationnelle d’une marche systématique de la nature, conception qui ne faisait alors que poindre dans son esprit, était absorbée par cette foi vive et fervente. Et s’il avait pu avoir une histoire aussi parfaite et aussi philosophique de son propre passé, tel qu’il avait existé, que nous pouvons en donner une du dernier siècle en Angleterre et en France, histoire qui eût constaté fidèlement tous les événements successifs et les eût expliqués en vertu de lois positives connues, sans y faire entrer l’intervention spéciale de Zeus et d’Apollon ; une telle histoire, disons-nous, lui aurait paru non seulement impie et incapable de faire impression, mais encore dépourvue de toute plausibilité ou titre à la croyance. Elle aurait produit en lui le même sentiment d’aversion incrédule qu’aurait provoqué une description du soleil (pour répéter l’argument déjà présenté) exposée dans un livre moderne sur l’astronomie scientifique.

Pour nous ces mythes sont des fictions intéressantes ; pour les auditeurs d’Homère et d’Hésiode ils étaient rerum divinarum et humanarum scientia, un agrégat de révélations religieuses, physiques et historiques, rendues plus attrayantes, mais non pas moins vraies et moins réelles, par les brillantes couleurs et les formes imaginaires sous lesquelles on les leur présentait. Dans toute l’étendue de la Hellas créatrice de mythes[16], ils formaient le fonds de l’esprit grec dénué d’instruction, fonds auquel s’ajoutèrent si lentement l’histoire et la philosophie ; et ils ne cessèrent pas d’être l’aliment de la pensée de la conversation ordinaires, même après que l’histoire et la philosophie eurent partiellement remplacé la foi mythique chez les hommes supérieurs qui guidaient la nation, et l’eurent troublée plus ou moins dans les idées de tous. Les hommes, les femmes et les enfants des dèmes et des villages reculés de la Grèce, auxquels Thucydide, Hippocrate, Aristote ou Hipparque étaient inconnus, continuaient encore à écouter avec amour les fables locales qui formaient leur passé religieux et patriotique. Et Pausanias, même de son temps, entendait partout des légendes divines ou héroïques vivant encore, offrant précisément le type de l’ancienne épopée ; il trouvait les conceptions de la foi religieuse et mythique coexistant avec celles de la science positive, et luttant contre elles avec plus ou moins d’avantage, selon le caractère de l’individu. Or c’est là le signe remarquable de l’époque homérique, c’est de n’avoir pas vu encore commencer une telle coexistence ni une telle lutte. Le point de vue religieux et mythique s’étend, pour la plus grande partie, sur tous les phénomènes de la nature, tandis que la conception d’une suite invariable n’existe qu’à l’arrière-plan, personnifiée elle-même sous le nom de Mœræ, ou Parques, et présentée en général comme étant une exception à l’omnipotence de Zeus dans tous les desseins ordinaires. Des agents libres, visibles et invisibles, donnent l’impulsion à toutes les choses et les gouvernent. En outre, ce point de vue est celui de tous les membres de la communauté ; il est adopté avec la même ferveur et soutenu avec la même logique par les esprits les plus élevés et par les plus vulgaires. Le grand homme de cette époque est celui qui, pénétré comme les autres de la foi générale, et n’imaginant jamais d’autre système de la nature que l’action de ces êtres libres, peut les placer au milieu6de circonstances et avec les particularités convenant à leur caractère, et représenter comme doués d’un corps vivant et d’une activité effective ces types que ses auditeurs se figurent à l’avance, mais obscurément.

L’histoire, la philosophie, etc., proprement dites : et conformes à nos idées (sciences créées pour la première fois par les Grecs des âges suivants), n’appartinrent jamais qu’à un nombre relativement peu considérable de penseurs, bien que leur influence agit indirectement plus ou moins sur tout l’esprit national. Mais lorsque la science et la critique positives, et l’idée d’un ordre invariable dans les événements, vinrent à remplacer dans les plus fortes intelligences la vieille croyance mythique à une personnification universelle, il s’éleva une scission inévitable entre le petit nombre des hommes instruits et le reste de-la communauté. L’opposition entre le point de vue religieux et le point de vue scientifique ne fut pas longue à se manifester ; en général, il est vrai, ils pouvaient tous les deux paraître exister ensemble, mais, dans chaque cas particulier, l’admission de l’un entraînait le rejet de l’autre. Selon la théorie qui devint alors prédominante, on regarda la marche de la nature comme s’opérant d’une manière invariable, en vertu de pouvoirs et d’attributs propres, à moins que les dieux ne voulussent intervenir et renverser cet ordre ; mais ils avaient la faculté d’intervenir aussi souvent et dans une aussi grande mesure qu’ils le croyaient convenable. Alors, an sujet d’une grande variété de phénomènes particuliers, s’éleva en même temps la question de savoir s’ils devaient être considérés comme naturels ou miraculeux. Pour établir la différence, on ne pouvait fournir de critérium constant ni visible ; chacun était appelé à résoudre le doute par lui-même, et chacun le résolvait dans la mesure de ses connaissances, d’après la force de sa logique, l’état de sa santé, ses espérances, ses craintes et mille autres considérations influant sur sa conclusion particulière. Dans une question qui s’élevait ainsi perpétuellement, et était pleine de conséquences pratiques, des hommes d’un esprit éclairé, tels que Périclès, Thucydide et Euripide, tendaient de plus en plus au point de vue scientifique[17], dans les cas où le public en général gravitait constamment vers le point de vue religieux.

L’époque immédiatement antérieure à cet état indéterminé de pensée est l’époque qui créa réellement les mythes ; alors les facultés créatrices de la société ne connaissent pas d’autre occupation, et la masse de la société n’a pas d’autre besoin intellectuel. On peut trouver l’expression parfaite d’une telle période, avec toute son originalité et toute sa grandeur dans l’Iliade et dans l’Odyssée, poèmes dont nous ne pouvons déterminer la date exacte, mais qui semblent tous deux avoir existé avant la première Olympiade, 776 av. J.-C., premier terme cligne de foi que nous ayons pour déterminer les époques dans l’histoire grecque. Pendant quelque temps après cet événement, la tendance à créer des mythes continua a être en vigueur (Arktinus, Leschês, Eumêle, et vraisemblablement la plupart des poèmes hésiodiques tombent dans le premier siècle des Olympiades constatées ou peu après) ; mais, à partir de ce premier siècle et après, nous pouvons suivre l’action de causes qui l’affaiblirent et la resserrèrent graduellement, en changeant le point de vue sous lequel on considérait les mythes. Quelles étaient ces causes, c’est ce qu’il sera nécessaire de faire comprendre brièvement.

La première et la plus générale de toutes est la force expansive de l’intelligence grecque elle-même, qualité qui distingue ce peuple remarquable de tous les peuples ses voisins et vivant a la même époque que lui. La plupart des nations, pour ne pas dire toutes, ont eu des mythes ; mais aucune, à l’exception des Grecs, ne leur a donné un charme immortel et un universel intérêt ; et les mêmes capacités intellectuelles, qui portaient les grands hommes de l’âge poétique à ce niveau élevé, poussaient aussi leurs successeurs a dépasser la foi primitive au milieu de laquelle les mythes avaient pris naissance et trouvé crédit.

Lori des signes très caractéristiques d’une telle expansion intellectuelle et servant à la produire, c’était l’habitude d’observer, d’enregistrer et de combiner les faits positifs et présents, tant domestiques qu’étrangers. Dans la véritable épopée grecque, le sujet était un passé inconnu et indéterminé ; mais, même a cure époque aussi ancienne que celle du poème les Travaux et les Jours, d’Hésiode, le présent commence à figurer. L’homme qui laboure la terre parait dans sa solitude et dans son isolement, séparé dès dieux et des héros ; il est lié, il est vrai, par de sérieuses obligations envers les dieux, mais il lutte contre une foule de difficultés qu’il ne peut écarter par la simple confiance dans leur appui. Le poète, avec les expressions les plus fortes, dénonce son époque comme misérable, dégradée et dissolue. Il jette un regard rétrospectif avec une envie respectueuse sur les races héroïques éteintes qui combattirent à Troie et à Thêbes. Cependant, quelque méchant que soit le temps présent, la Muse condescend à le regarder en même temps que l’homme, et à prescrire des règles pour la vie humaine, en assurant que si l’homme est industrieux, frugal, prévoyant, juste et bienveillant dans ses procédés, les dieux lui accorderont comme récompense l’abondance et la sécurité. La Muse ne dédaigne pas non plus, tout en présentant une telle perspective, de se jeter dans les détails les plus vulgaires de l’existence présente et de donner des avis entièrement pratiques et dictés par la prévoyance. Des hommes dont les esprits étaient pleins des héros d’Homère appelaient par mépris Hésiode le poète des Ilotes. Le contraste qui existe entre les deux poètes est à coup sûr une preuve remarquable de la tendance de la poésie grecque vers le présent et les idées positives.

D’autres manifestations de la même tendance deviennent visibles à l’époque d’Archiloque (680-660 av. J.-C.). A un âge où la composition métrique et la voix de l’homme sont les seuls moyens par lesquels les esprits créateurs d’une communauté font sentir leur influence, l’invention d’un nouveau mètre, de nouvelles formes de chant et de récitation, ou d’accompagnements diversifiés, fait époque. Les poésies iambique, élégiaque, chorique et lyrique, à partir d’Archiloque et après lui, indiquent toutes des desseins dans le poète et une sensibilité dans les auditeurs très différents de n que l’on remarque sous ce rapport dans l’ancienne épopée. Dans tous ces genres le sentiment personnel du poète et les particularités du temps et du lieu présents sont exposés d’une manière saillante, tandis que dans l’hexamètre homérique le poète est le simple organe anonyme de la Muse historique les auditeurs se contentent d’apprendre, de croire et de sentir les incidents d’un monde passé, et le récit convient presque à tous les lieux et à tous les temps. Le mètre iambique (nous dit-on) fut pour la première fois suggéré à Archiloque par l’amertume de ses propres antipathies privées ;,et les mortelles blessures que firent ses satires au$ individus contre lesquels il les dirigea restent encore attestées, bien que les vers eux-mêmes aient péri. C’était (selon le jugement bien connu d’Aristote) le mètre se rapprochant le plus du langage ordinaire, et le mieux approprié à la veille grossière de sentiment ainsi qu’à la diction mordante et énergique de son inventeur[18]. Simonide d’Amorgos, le contemporain d’Archiloque et plus jeune que lui, fit usage du même mètre, avec moins d’amertume, mais avec une tendance antihéroïque tout aussi prononcée. Les fragments qui nous restent de ce poète présentent un mélange d’enseignement et de sarcasme, qui a un rapport distinct avec la vie actuelle[19] et qui développe l’esprit que l’on trouve en partie dans les Travaux et les Jours d’Hésiode. Quant à Alcée et à Sappho, bien que, par malheur, nous soyons obligés de parler d’eux seulement sur ouï-dire, nous en savons assez pour nous convaincre que leurs propres sentiments et leurs propres souffrances personnelles, leurs rapports privés ou publics avec le monde contemporain, constituaient le fond de ces courtes effusions auxquelles ils durent une si grande célébrité[20]. Et encore, dans le peu qui nous reste des poètes élégiaques, Kallinus, Mimnerme, Tyrtée, l’impulsion donnée par quelque raison ou quelque circonstance présente n’est pas moins remarquable. On peut dire la même chose de Solôn, de Théognis et de Phocylide, qui prêchent, encouragent, censurent ou se plaignent, mais ne racontent pas, et chez lesquels se manifeste une profonde sensibilité morale, inconnue aux poèmes homériques. La forme de la poésie (pour employer les termes de Solôn lui-même) remplace les discours publics de l’agora[21].

Sans doute tous ces poètes employaient largement les anciens mythes, mais c’était en en tirant parti pour le moment, soit comme éclaircissement, soit comme flatterie, soit comme contraste, tendance que nous pouvons ordinairement reconnaître même dans les compositions de Pindare, malgré l’essor élevé et héroïque qui y domine dans toute leur étendue. On continua encore à composer de la poésie narrative ou légendaire pendant le septième et le sixième siècle avant l’ère chrétienne ; c’est là un fait quine peut être mis en doute. Mais elle présentait l’ancien caractère épique sans l’ancien génie épique ; l’inspiration de l’auteur et les sympathies de l’auditoire s’étaient également peu à peu engagées plus profondément dans le monde qui frappait leurs regards, et étaient plus disposées à s’attacher aux incidents de leur propre expérience actuelle. A partir de Solôn et de Théognis, nous passons à l’abandon de toutes les contraintes métriques et à l’introduction de la prose, fait sur l’importance duquel il n’est pas nécessaire d’insister, et qui marque aussi bien les progrès dans l’habitude de faire usage d’annales écrites, que le commencement d’une branche séparée de littérature ouverte à l’intelligence, en dehors de l’imagination et des mouvements de l’âme, source exclusive des anciennes légendes.

L’Egypte fut ouverte sans réserve pour la première fois aux Grecs pendant le règne de Psammétichus, vers 6.60 av. J.-C. Ils la fréquentèrent peu à peu davantage dans des vues militaires ou commerciales, ou par simple curiosité. Dans ce contact ; la sphère de leurs pensées et de leurs observations s’agrandit ; ils y prirent aussi cette veine de mysticisme qui couvrît la simplicité primitive de la religion homérique, et dont j’ai déjà parlé. Ils y trouvèrent une civilisation depuis longtemps établie, les merveilles d’une architecture colossale et une certaine connaissance de l’astronomie et de la géométrie, élémentaire à la vérité, mais en avance sur la leur propre. De plus, c’était une partie de leur monde présent, et elle contribua à faire naître en eux le désir d’observer et de décrire les réalités qui frappaient leurs yeux. Un progrès sensible s’opère dans l’esprit grec pendant les deux siècles qui s’écoulent depuis l’an 700 jusqu’à l’an 500 av. sous le rapport de l’art d’enregistrer et d’arranger les faits historiques : un sens historique naît dans les intelligences supérieures, ainsi que quelque idée de preuve écrite, comme étant un critérium à l’aide duquel se distingue le fait réel de la fiction. Et cette tendance progressive fut encore stimulée par les communications multipliées et les relations sociales mieux établies et plus pacifiques qui unirent les différents membres du monde hellénique : à cela on peut ajouter les améliorations importantes, achetées au prix d’une période de troubles et de révolutions, dans l’administration intérieure de chaque État séparé. Les jeux Olympiques, Pythiques, Néméens et Isthmiques furent fréquentés par des visiteurs venus des parties les plus lointaines de la Grèce ; la grande fête périodique de l’île de Délos réunissait les citoyens de toutes les communautés ioniennes, avec leurs femmes et leurs enfants, et un grand étalage d’opulence et d’ornements[22]. Des colonies nombreuses et florissantes furent fondées en Sicile, au sud de l’Italie, sur le littoral de l’Epiros et du Pont-Euxin ; les Phokæens explorèrent toute l’Adriatique, fondèrent Massalia (Marseille), et pénétrèrent même jusqu’au sud de l’Ibêria, avec laquelle ils firent un commerce lucratif[23]. Les idées géographiques des Grecs furent ainsi à la fois étendues et rectifiées : la première préparation d’une carte, due à Anaximandre, disciple de Thalês, fait époque dans l’histoire de la science. Nous pouvons mentionner le ridicule que jetait Hérodote et sur le prétendu peuple appelé les Hyperboréens et sur l’idée d’un courant océanique coulant autour de la terre, comme démontrant le progrès de l’époque dans ce domaine des recherches[24]. Et même antérieurement à Hérodote, Xanthus et Xénophane avaient signalé la rencontre de productions marines fossiles dans l’intérieur de l’Asie-Mineure et ailleurs, ce qui les amena à réfléchir sur les changements survenus à la, surface du globe terrestre sous le rapport de la terre et de l’eau[25].

Si donc nous considérons les trois siècles et demi qui s’écoulèrent entre le commencement de l’ère olympique et l’époque d’Hérodote et de Thucydide, nous remarquerons chez les Grecs un progrès frappant, moral, social et intellectuel. Non seulement l’histoire et la chronologie positives ont été créées, mais dans le cas de Thucydide, les qualités nécessaires à l’historien, dans leur application à des événements récents, ont été développées avec un degré de perfection qui n’a jamais été surpassé depuis. Les esprits des hommes sont devenus plus humains et plus justes, et on en vient à juger les actions au point de vue de leur rapport avec le bonheur intérieur d’une communauté bien réglée, aussi bien qu’avec l’harmonie durable d’États composés de frères. Tandis que Thucydide regarde comme une énormité tombée en désuétude la piraterie habituelle et autorisée, a laquelle il est fait allusion si froidement dans les poèmes homériques, un grand nombre des actes décrits dans les vieilles légendes héroïques et théogoniques semblaient aussi contraires à ce ton nouveau de sentiment. Les batailles des Dieux avec les Géants et les Titans, la castration d’Uranos opérée par son fils Kronos, la cruauté, la perfidie et la licence, souvent supposées également chez les Dieux et chez les Héros, provoquaient une vive désapprobation. Et le langage du philosophe Xénophane, qui composa et des poèmes élégiaques et des poèmes iambiques dans le dessein formel de dénoncer de tels contes, est aussi véhément, aussi sévère que celui des écrivains chrétiens qui, huit siècles plus tard, attaquèrent tout le système du paganisme[26].

Ce n’était pas seulement comme critique des mœurs et de la société que se distinguait Xénophane. Il composait avec Thalês et Pythagore la grande et éminente triade qui, au sixième siècle avant l’ère chrétienne, ouvrit pour la première fois ces veines de philosophie spéculative qui dans la suite occupèrent une si large part de l’activité intellectuelle grecque. Je ne parle pas ici (les différences importantes qui existent entre ces trois philosophes ; je ne les considère que par rapport à la doctrine homérique et hésiodique qui les précéda, et dont tous les trois s’écartèrent on faisant un pas, qui est peut-être le plus remarquable dans toute l’histoire de la philosophie.

Ils furent les premiers qui essayèrent d’affranchir l’intelligence philosophique de la foi religieuse personnifiant tout, et d’établir pour l’interprétation de la nature une méthode distincte des inspirations spontanées des esprits ignorants. C’est chez eux que nous trouvons pour la première fois l’idée de Personne, tacitement écartée ou limitée, et une nature impersonnelle conçue comme objet d’étude. Le couple divin, Okeanos et Téthys, père et mère d’une foule de dieux et des nymphes océaniques. en même temps que Styx, la déesse vengeresse, deviennent dans leur explication la substance matérielle, l’eau, ou, comme nous devrions plutôt dire, le Fluide, et Thalès s’appliqua à prouver que l’eau était l’élément primitif d’où s’étaient formées toutes les diverses substances naturelles[27]. Lui, aussi bien que Xénophane et Pythagore, souleva le problème de la philosophie physique, avec son caractère objectif et ses invariables lois, afin qu’il fût résolu par l’intelligence humaine au moyen d’une explication convenable et méthodique. Le mot grec Φύσις, désignant la nature, et ses dérivés physique et physiologie, inconnus à Homère et à Hésiode dans ce sens étendu, aussi bien que le mot kosmos pour désigner le système du monde, paraissent pour la première fois chez ces philosophes[28]. L’analyse des éléments due à Thalès, l’unique substance cosmique immuable, variant seulement en apparence, mais non en réalité, telle qu’elle fut proposée par Xénophane, et les combinaisons géométriques et arithmétiques de Pythagore, telles furent les différentes manières d’aborder l’explication des phénomènes physiques, et chacune d’elles donna naissance à une école ou suite de philosophes distincte. Mais ils furent tous d’accord pour s’éloigner de la méthode primitive et pour reconnaître dans la nature des propriétés déterminées, un substratum matériel et une vérité objective, qui, selon eux, étaient oui indépendants d’agents doués de volonté ou concevant des desseins, ou bien servaient à ces derniers, à la fois de matière indispensable et de condition limitative. Xénophane niait ouvertement toute connaissance quant aux dieux, et déclarait, qu’aucun homme ne pouvait avoir de moyen de s’assurer quand il avait tort ou raison dans des affirmations avancées à leur sujet[29] ; tandis que Pythagore représente en partie les tendances scientifiques de son époque, en partie aussi l’esprit de mysticisme et celui des confréries spéciales instituées en vue d’une observance religieuse et ascétique, esprit qui se, répandit dans toute l’étendue de la Grèce au sixième siècle avant l’ère chrétienne. C’était un autre point de vue, qui le mettait en opposition avec la foi simple, inconsciente et démonstrative des anciens poètes, aussi bien qu’avec la légende courante.

Si ces hommes distingués, quand ils cessèrent de suivre l’instinct primitif portant ,rapporter les phénomènes de la nature à des agents personnels et concevant des desseins, passèrent, non pas d’abord à l’induction et à l’observation, mais à un emploi abusif de mots abstraits, substituant ail polythéisme des eidôla métaphysiques, ainsi qu’à une application exagérée de certaines théories physiques étroites, nous devons nous rappeler que l’on ne pouvait attendre autre chose du modique fonds de faits alors accessibles, et que l’étude la plus approfondie de l’esprit humain indique une telle transition comme étant une loi inévitable du progrès intellectuel[30]. A présent nous n’avons à les comparer qu’avec l’état de l’esprit grec[31] qu’ils remplacèrent en partie, et avec lequel ils étaient en opposition déclarée. Les hommes supérieurs conçurent et développèrent les éléments de la science physique ; mais le sentiment religieux de la masse leur était contraire ; et cette aversion, bien que mitigée insensiblement, ne disparut jamais entièrement. Quelques-uns d’entre les philosophes ne restèrent pas en arrière pour en accuser d’autres d’irréligion, tandis que la multitude semble avoir éprouvé le même sentiment plus ou moins â l’égard de tous, ou bien à l’égard de ce principe supposé d’enchaînement constant dans les phénomènes, avec des conditions déterminées de retour, principe qu’implique l’étude scientifique, et qu’elle ne pouvait concilier avec la foi qu’elle avait en l’action des dieux, auxquels elle ne cessait d’adresser des prières pour obtenir une aide et des bénédictions spéciales.

L’opposition qui existait entre le point de vue scientifique et le point de vue religieux fut considérée très différemment par différents philosophes. Ainsi Socrate l’admettait ouvertement et assignait à chacun d’eux un domaine distinct et indépendant. Il partageait les phénomènes en deux classes : dans l’une, le lien qui unissait les phénomènes antécédents et conséquents était invariable, et l’homme pouvait le reconnaître au moyen de l’étude ; en conséquence, les résultats futurs en étaient accessibles à tout esprit prévoyant et fort instruit ; l’autre comprenait les phénomènes les plus étendus et les plus importants que les dieux s’étaient réservés comme moyen d’exercer leur action particulière et absolue. Lors il n’y avait pas d’enchaînement invariable que l’on pût constater, et les suites ne pouvaient en être connues à l’avance qu’au moyen d’un présage, d’une prophétie ou d’une autre communication spéciale et inspirée due aux dieux eux-mêmes. Chacune de ces deux classes était essentiellement distincte de l’autre et demandait à être examinée et traitée d’une manière complètement contraire. Socrate regardait comme un tort d’appliquer l’interprétation scientifique à la seconde, ou l’interprétation théologique à la première. Selon lui, la physique et l’astronomie appartenaient à la classe divine des phénomènes, où les recherches de l’homme étaient insensées, stériles et impies[32].

D’un autre côté, Hippocrate, contemporain de Socrate, niait l’opposition et confondait en une seule ces deux classes de phénomènes, les divins et ceux que la science peut déterminer, et qui avaient été séparés par Socrate. Hippocrate regardait tous les phénomènes et comme étant divins et comme pouvant être déterminés par la science. En examinant certains désordres corporels particuliers reconnus chez les Scythes, il fait observer ce qui suit : Les Scythes eux-mêmes en attribuent la cause à Dieu, ils témoignent respect à ceux qui en sont affligés, ils s’inclinent devant eux, chacun craignant d’être exposé au même mal ; pour moi, je pense aussi que ces affections, aussi bien que toutes les auges, sont divines ; aucune d’elles n’est plus divine ou plus humaine qu’une autre, mais elles sont toutes égales et toutes divines ; néanmoins chacune d’elles a ses propres conditions physiques, et aucune ne se présente sans de telles conditions physiques[33].

Un troisième philosophe distingué de la même époque, Anaxagore, allégorisant Zeus et les autres dieux personnels, proclamait la doctrine d’une seule Aine commune pénétrant tout, qui, selon lui, avait pour la première fois produit le mouvement dans le chaos primitif, dont les éléments hétérogènes étaient tellement mêlés qu’aucun d’eux ne pouvait se manifester, que chacun était neutralisé par le reste et que tous restaient dans le repos et le néant. Le mouvement produit par l’Ame les délivra de cet emprisonnement, de sorte que chaque espèce de molécules put manifester ses propriétés d’une manière distincte dans une certaine mesure. Cette doctrine générale était fort admirée de Platon et d’Aristote ; mais en même temps ils remarquaient avec surprise que jamais Anaxagore n’appliquât en aucune façon sa propre doctrine générale à l’explication des phénomènes de la nature, qu’il ne recherchât rien que des causes physiques et des lois d’union[34], de sorte qu’en réalité ses recherches particulières ne différaient pas essentiellement pour l’esprit de celles de Démocrite ou de Leucippe, quelle que pût être d’ailleurs la différence entre leurs théories générales. On a déjà dit que ses investigations dans le domaine de la météorologie et de l’astronomie, où il regardait les corps célestes comme pouvant servir de sujets à des calculs, blessaient non seulement le public en général, mais encore Socrate lui-même. Il fut mis en jugement à Athènes, et il paraît qu’il n’échappa une condamnation que par un exil volontaire[35].

Les trois hommes éminents que nous venons de nommer, bien que différant essentiellement entre eux, peuvent être considérés comme la gloire de l’esprit philosophique grec pendant la seconde moitié du sixième siècle avant J.-C. Les études scientifiques avaient acquis une puissante influence et s’adaptaient de diverses manières aux sentiments religieux dominant à cette époque. Hippocrate et Anaxagore modifièrent tous deus leurs idées sur l’action divine pour satisfaire leur soif de recherche scientifique. Selon le premier, les dieux étaient réellement cause efficiente dans la production de tous les phénomènes, ordinaires et indifférents, effrayants ou tutélaires. Rattachés ainsi également à tous les phénomènes, ils n’étaient spécialement associés à aucun, et la tâche propre de l’investigation était de trouver ces règles et ces conditions, qui (prétendait-il) déterminaient toujours leur action et servaient à la prédire. Or une telle idée de l’action divine ne pouvait jamais se concilier avec les sentiments religieux du croyant grec ordinaire, même tel qu’il était du temps d’Anaxagore : elle se fût conciliée encore moins avec ceux de l’homme homérique plus de trois siècles auparavant. Il concevait Zeus et Athênê comme des personnes définies, objets d’une révérence, de craintes et d’espérances spéciales, animées de sentiments particuliers, tantôt de faveur, tantôt de colère à l’égard de lui-même, de sa famille ou de son pays. Par ses prières il se les rendait propices et les décidait .à lui prêter aide dans le danger ; mais il les offensait et les disposait à lui faire du mal s’il négligeait de leur rendre grâces ou de leur offrir des sacrifices. Ce sentiment d’une communication individuelle avec eux et de dépendance à leur égard était l’essence de sa foi. Tandis qu’il priait avec sincérité pour obtenir des dieux une protection ou des bénédictions spéciales, il ne pouvait donner son assentiment à la doctrine d’Hippocrate, enseignant que leur action était gouvernée par des lois constantes et des conditions physiques.

L’opposition radicale existant entre les impulsions morales données par la science et celles que donne la religion, opposition qui se manifeste d’une manière si prononcée pendant les époques les plus cultivées de la Grèce, et qui tourmenta plus ou moins tant de philosophes, produisit son résultat le plus affligeant dans la condamnation prononcée par les Athéniens contre Socrate. D’après le remarquable passage de Xénophon, cité récemment, il semblera que Socrate s’accordait avec ses concitoyens pour dénoncer les spéculations physiques comme impies, qu’il reconnaissait le procédé religieux comme une branche particulière, coordonnée avec le procédé scientifique, et qu’il exposait une théorie ayant pour base la divergence avouée de ces deux procédés dès le commencement ; et par là il paraissait satisfaire’, d’un côté, les exigences des craintes et des espérances religieuses, et, de l’autre, celles de la raison dans l’ardeur qu’elle mettait à constater les lois invariables des phénomènes. Nous pouvons faire remarquer que la théorie de ce procédé d’investigation, religieux et en dehors de la science, était à cette époque suffisamment complète ; car Socrate pouvait montrer que ces phénomènes irréguliers dont les dieux s’étaient réservé la connaissance, et qu’il était interdit à la science de scruter, étaient cependant accessibles aux recherches de l’homme pieux, au moyen des oracles, des présages et d’autres voies exceptionnelles de communication que la bienveillance divine daignait tenir ouvertes.

Or la scission qu’amena ainsi entre les esprits supérieurs et la multitude le développement de la science et du point de vue scientifique, est un fait d’une grande importance dans l’histoire du progrès en Grèce, et forme un contraste marqué entre l’époque d’Homère et d’Hésiode et celle de Thucydide ; bien qu’en réalité la multitude elle-même, pendant cette dernière époque, fut modifiée partiellement par ces mêmes idées scientifiques qu’elle regardait avec défaveur. Et nous devons ne pas perdre de vue la foi religieuse primitive, jadis universelle et ne trouvant pas d’obstacle, mais dans la suite troublée par l’intrusion de la science ; nous devons suivre le grand changement qui s’opéra parmi les Grecs, à partir des temps hésiodiques, aussi bien sous le rapport du développement de l’intelligence que sorts celui du raffinement du sentiment social et moral, si nous voulons rendre quelque compte de la manière différente dont on vint à considérer les anciens mythes. Ces mythes, le produit spontané d’une explication de la nature créatrice et personnifiant tout, avaient pris racine dans les associations grecques à une époque où la foi nationale ne cherchait pas d’appui dans ce que nous appelons preuve. Ils furent alors soumis non pas simplement à un public plein de sentiment, d’imagination et de foi, mais aussi à des classes spéciales d’hommes instruits, philosophes, historiens, maîtres de morale et critiques, ainsi qu’à un public que leurs idées avaient modifié partiellement[36] et à qui une expérience pratique plus étendue avait fait faire des progrès. Ils n’étaient pas faits pour un tel auditoire ; ils avaient cessé d’être en complète harmonie même avec les couches basses de l’intelligence et du sentiment, et à plus forte raison avec celles qui étaient plus élevées. Ils étaient l’héritage aimé d’un temps passé ; ils étaient mêlés de mille manières à la foi religieuse, au regard patriotique jeté en arrière et au culte national de chaque communauté grecque ; le type général du mythe était la forme ancienne, familière et universelle de la pensée grecque, que dans leur enfance les hommes les plus cultivés eux-mêmes avaient puisée dans les poètes[37], et dont ils étaient esclaves dans une certaine mesure sans en avoir conscience. Pris dans leur ensemble, les mythes avaient acquis un droit de possession ineffaçable et établi pat prescription. Les attaquer, les révoquer en doute ou les répudier était une tâche difficile même à entreprendre, et dont l’accomplissement était bien au-dessus du pouvoir de qui que ce fût.

Pour ces motifs, la veine de critique contraire aux mythes eut peu d’effet comme force destructive. Mais néanmoins elle exerça une influence très considérable par sa faculté de dissoudre, de décomposer et de transformer. Accommoder les anciens mythes à un ton amélioré de sentiment et à une règle de crédibilité nouvellement créée, était une tâche que même les Grecs les plus sages ne dédaignèrent pas, et qui occupa une grande part de toute l’activité intellectuelle- de la nation. On considéra les mythes d’un point de vue complètement étranger à la curiosité respectueuse et à la foi imaginative et littérale de l’homme homérique. On les brisa et on les refondit pour les faire entrer dans de nouveaux moules tels que leurs auteurs n’en avaient jamais conçu de pareils. Nous pouvons distinguer, dans l’époque littéraire que nous examinons maintenant, quatre classes distinctes d’esprits qui s’en occupèrent, les poètes, les logographes, les philosophes et les historiens.

 

À suivre

 

 

 



[1] Homère, Iliade, I, 603 ; XX, 7. Hésiode, Théogonie, 802.

[2] Nous lisons dans l’Iliade qu’Asteropæos était petit-fils du beau fleuve Axios, et qu’Achille, après l’avoir tué, admet la noblesse de cette parenté, mais se vante que sa propre lignée, qui remonte à Zeus, était beaucoup plus élevée, puisque même le grand fleuve Achelôos et Okeanos lui-même sont inférieurs à Zeus (XXI, 157-191). Skamandros combat avec Achille, et il appelle son frère Simoïs à son aide (213-308). Tyrô, fille de Salmôneus, devient amoureuse d’Enipeus, le plus beau des fleuves (Odyssée, XI, 237). Achelôos paraît comma un des prétendants de Deianeira (Sophocle, Trach., 9).

Ce sentiment ne peut être mieux expliqué que par ce que l’on dit de nos jours des habitants de la Nouvelle-Zélande. Le chef Heu-Heu en appelle à l’auteur de sa race, la grande montagne Tonga-Riro : Je suis le Heu-Heu et règne sur vous tous, précisément comme l’auteur de ma race, Tonga-Riro, la montagne de neige, domine tout ce pays. (E. J. Wakefield, Adventures in New-Zealand, vol. I, c. 17, p. 465.) Heu-Heu refaisait à tout le monde la permission de gravir la montagne, par la raison qu’elle était son tipuna, ou l’auteur de sa race : Il s’identifiait constamment avec la montagne et l’appelait son premier père sacré. (vol. II, c.4, p. 113.) Les naturels de la Nouvelle-Zélande regardent les montagnes comme mâles et femelles : Tonga-Riro et Taranaki, deus montagnes mâles, se disputaient les affections d’une petite montagne volcanique femelle située dans le voisinage (ibid., II, c. 4, p. 97).

L’imagination religieuse des Hindous (selon la description donnée par le colonel Sleeman dans son excellent ouvrage, Rambles and Recollections of an Indian Official) fournit un remarquable pendant à celle des anciens Grecs. Le colonel Sleeman dit : Je demandai à quelques-uns des Hindous qui étaient auprès de nous pourquoi ils appelaient la rivière mère Nerbuddha, si elle n’avait jamais été réellement mariée. Sa Majesté (dirent-ils avec grand respect) ne consentirait jamais réellement à se marier après l’indignité qu’elle a soufferte de la part de son fiancé le Sohun ; et nous l’appelons mère parce qu’elle nous bénit tous, et nous sommes jaloux de l’aborder avec le nom que nous considérons comme étant le plus respectueux et le plus tendre.

Tout Anglais peut aisément s’imaginer un poète, au moment où son cerveau est le plus échauffé, s’adressant à l’Océan comme à un coursier qui tonnait son cavalier, et caressant la crête des vagues comme étant la crinière flottants de l’animal. Mais il doit venir dans l’Inde pour comprendre comment chaque individu de toute une communauté composée d’un grand nombre de veillions d’hommes peut parler à une belle rivière comme si elle était un être vivant, une princesse souveraine qui entend et comprend tout ce qu’ils disent, et exerce une sorte de surveillance locale sur leurs affaires, sans un seul temple où son image soit adorée, sans un seul prêtre pour profiter de l’erreur. Comme dans le cas du Gange, c’est à la rivière elle-même qu’ils s’adressent, et non à quelque divinité qui l’habile ou qui y préside ; le courant lui-même est la divinité qui remplit leurs imaginations et reçoit leur hommage. (Rambles and Recollections of an Indian Official, c. 3, p. 20.) Comparez aussi les remarques que renferme le même ouvrage sur la sainteté de Mère Nerbudda (ch. 27, p. 261) ; et sur la personnalité sacrée de la terre. La terre, est considérée comme la MÈRE du prince ou du chef qui la possède, la grande source d’où il tire tout ce qui sert à soutenir lui, sa famille et sa maison. Si elle est bien traitée, elle le fournit en abondance à son fils ; mais s’il ose jeter sur elle le regard du désir, elle cesse d’être féconde, ou la divinité envoie la grêle ou la rouille pour détruire tout ce qu’elle produit. Le peuple considérait sous ce point de vue l’inspection fréquente des récoltes et le mesurage de la surface des champs, faits par le chef lui-même ou par ses agents immédiats, soit que cela ne dût pas avoir lieu du tout, ou que ce devoir dût être délégué à des agents inférieurs dont l’inspection attentive qu’ils feraient de la grande mère ne déplairait pas tant à la divinité. (ch. 27, p. 248.)

Voir aussi au sujet des Dieux que l’on croit résider dans des arbres, tels l’arbre Peepul, le cotonnier, etc. (v. 9, p. 112), et la description du mariage annuel célébré entre lé caillou sacré, ou dieu-caillou, Saligram, et l’arbrisseau sacré Toolsea, à grands frais et avec une procession nombreuse (c. 19, p. 158, 23, p. 185).

[3] V. le chant adressé aux potiers, dans les épigrammes homériques (14).

On reconnaissait une certaine parenté entre les hommes et les serpents dans la gens particulière des όφιογενεϊς, près de Parion, dont les membres possédaient le don de guérir par leur attouchement la morsure du serpent : le héros primitif de cette gens avait été, disait-on, changé en homme, de serpent qu’il était (Strabon, XII, p. 588).

[4] Odyssée, II, 388 ; VIII, 270 ; XII, 4,128, 416 ; XXIII ; 362. Iliade, XIV, 344. L’hymne homérique à Dêmêtêr exprime cela élégamment (63).

Et l’histoire remarquable d’Euênios d’Apollônia, la négligence qu’il montre pour le bétail sacré de Hêlios, et les terribles conséquences qui en résultent (Hérodote, IX, 93 ; Cf. Théocr., Idyll., XXV, 130). — Je ne connais pas de passage où cette conception des corps célestes considérés comme des personnes soit exposée d’une manière plus frappante que dans les mots du chef Germain Boiocalus, plaidant sa cause et celle de sa tribu, les Ansibarii, devant le légat romain Avitus. Cette tribu, que d’autres avaient chassée de ses possessions natales, s’était établie sur quelques parties de cette vaste étendue de terres situées le long du bas Rhin, que le gouvernement romain réservait pour l’usage de ses soldats, mais qui restaient désertes, parce que les soldats n’avaient ni les moyens ni le désir de les occuper. Le vieux chef, plaidant sa cause devant Avitus, qui lui avait expédié l’ordre d’évacuer les terres, insista d’abord sur sa fidélité de cinquante années à la cause romaine, et toucha ensuite l’énormité qu’il y avait à laisser à l’état de désert une si grande étendue de pays (Tacite, Annales, XIII, 55) : Quotam partem campi jacere, in quam pecora et armenta militum aliquando transmitterentur ! Servarent sane receptus gregibus inter hominum famem, modo ne vastitatem et solitudinem mallent quam amicos populos. Chamauorum quondam ea arua, mox Tubantum et post Usiporum fuisse. Sicuti cælum deis, ita terras generi mortalium datas ; quæque vacuæ, eas publicas esse. Solum inde suspiciens et cetera sidera vocans quasi coram interrogabat, vellentne contueri inane solum : potius mare superfunderent aduersus terrarum ereptores. Et commotus his Avitus, etc. Le légat rejeta la requête, mais offrit en particulier à Boiocalus des terres pour lui-même, séparément de sa tribu, offre que ce chef repoussa avec indignation. Il essaya de se maintenir dans ces terres, mais il fut chassé par les armes romaines, et forcé de chercher une patrie parmi les autres tribus germaines, qui toutes la lui refusèrent. Après beaucoup de courses et de privations, la tribu entière des Ansibarii fut anéantie ; ses guerriers furent tous tués, ses femmes et ses enfants vendus comme esclaves. — Je mentionne cette suite affligeante, pour montrer que le vieux et brave chef plaidait devant Avitus une question de vie et de mort, et pour lui-même et pour sa tribu, et que l’occasion prêtait moins que toute autre à une pure prosopopée de rhétorique. Son appel est un appel sincère et profondément senti aux sympathies et aux sentiments personnels de Hêlios. — Tacite, en rapportant le discours, y joint la glose quasi coram, pour marquer que l’orateur passe ici à un ordre d’idées différent de celui auquel lui-même ou ses lecteurs étaient accoutumés. Si Boiocalus avait entendu et rapporté à sa tribu une leçon sur l’astronomie, il aurait introduit quelque explication, pour l’aider à comprendre plus facilement Hêlios sous un point de vue si nouveau pour elle. Tandis que Tacite trouve nécessaire d’expliquer par un commentaire la personnification du soleil, Boiocalus aurait eu quelque peine à faire comprendre à sa tribu la transformation du dieu Hélios en un objet.

[5] L’astronomie physique était à la fois nouvelle et regardée comme impie à l’époque de la guerre du Péloponnèse. V. Plutarque, quand il parle de cette éclipse qui devint si fatale à l’armée athénienne à Syracuse, par suite des sentiments religieux de Nikias, Plutarque, Nikias, c. 23, et Periklês, c. 32 ; Diodore, XII, 39 ; Dêmêtr., Phaler. ap. Diogène Laërte, IX, 9, 1. — Tu es un homme étrange, Melêtos, disait Socrate, pendant son procès, à son accusateur ; affirmes-tu sérieusement que je ne pense pas que Hêlios et Selênê soient des dieux, comme le reste des hommes le pensent ? Certainement non, il ne le croit pas, juges (c’est la réponse de Melêtos) ; Socrate dit que le soleil est une pierre, et la lune une terre. Eh bien, mon cher Melêtos, tu crois porter une accusation contre Anaxagore ! Tu regardes ces juges comme étant d’une ignorance assez méprisable pour ne pas savoir que les livres d’Anaxagore sont remplis de telles doctrines ! Est-ce de moi que les jeunes gens reçoivent de tels enseignements, quand ils peuvent acheter les livres pour une drachme au théâtre, et alors me couvrir de ridicule et de mépris si je prétendais annoncer ces vues comme étant miennes, sans mentionner qu’elles sont en elles-mêmes si extravagantes ? Platon, Apolog. Socrate, c. 14, p. 26.) — Platon présente expressément la divinité de Hêlios et de Selênê, Legg., p. 886, 889. Il ne permet l’astronomie physique qu’avec de grandes restrictions et dans une mesure limitée. Cf. Xénophon, Memor., IV, 7, 7 ; Diogène Laërte, II, 8 ; Plutarque, de Stoic. Repugnant., c. 40, p. 1053 ; et Schaubach ad Anaxagoræ Fragmenta, p. 6.

[6] Hésiode, Catalogue, Fragm. 76, p. 48, éd. Düntzer.

Les deux poèmes, la Théogonie et les Travaux et les Jours, attestent le même sentiment général. Même les héros d’Homère supposent un âge antérieur, dont les personnages étaient avec les dieux dans un contact plus rapproché qu’eux-mêmes (Odyssée, VIII, 223 ; Iliade, V, 304 ; XII, 382). Cf. Catulle, Carin., 64 ; Epithal. Pelêos et Thetidos, v. 382-408. — Ménandre le rhéteur (qui suit généralement les traces de Denys d’Halicarnasse, Art. Rhetor., cap. 1-8) suggère à ses concitoyens d’Alexandria Troâs des formes convenables et flatteuses pour inviter un grand homme à assister à leur fête des Sminthia (περί Έπιδειxτιx, s. IV, c. 14, ap. Walz, Coll. Rhetor, t. IX, p. 304). Ménandre semble avoir été natif d’Alexandria Troâs, bien que Suidas l’appelle un Laodicéen (V. Walz, Prœfat. ad t. IX, XV-XX ; et περί Σμινθιαxών, sect. IV, c. 17). La fête des Sminthia dura jusqu’à son époque, embrassant toute la durée du paganisme, en remontant dans le passé jusqu’à Homère.

[7] P. A. Müller fait observer avec justesse dans sa Saga-Bibliothek, au sujet des mythes islandais : Dans les mythes, on représente la vie des anciens temps telle qu’elle parait réellement à l’intelligence de l’enfance, à l’imagination de l’adolescent, et au coeur dans toute sa plénitude. — (Lange’s Untersuchungen über die Nordische und Deutsche Heldensage, traduites par P. A. Müller, Introd., p. 1.)

[8] Titus visita le temple de Vénus de Paphos à Cypre, spectatâ opulentiâ donisque regum, quæque alia lætum antiquitatibus Græcorum genus incerta retustati adfingit, de navigatione primum consuluit (Tacite, Hist., II, 4-5).

[9] Arist., Problem., XIX, 48. Ister suivait aussi cette opinion ; mais il semble que le point de vue le plus commun a été de regarder tous ceux qui combattirent à Troie comme des héros (V. Schol. Iliade, II, 110 ; XV, 231), et c’est ainsi qu’Hésiode les considère (Opp. Di., 158). — Par rapport à la guerre de Troie, Aristote dit xαθάπερ έν τοϊς ̔Πρωϊxοϊς Πριάμου μυθεύεται (Ethic. Nicom., I, 9 ; Cf. VII, 1).

[10] La génération opérée par un dieu est regardée dans les anciens poèmes comme un acte entièrement humain et physique (έμίγηπαρελέξατο) ; et c’était l’opinion commune à l’époque de Platon (Platon, Apolog. Socrate, c. 15, p. 15) ; le héros Astrabakos est père du roi lacédæmonien Démarate (Hérodote, VI, 66.) [Hérodote n’ajoute pas foi à l’histoire qui lui fut racontée à Babylone touchant Bélus (I, 182).] Euripide parfois désapprouve expressément cette idée (Ion, 3501, mais Platon passait parmi un nombre considérable de ses admirateurs pour le fils réel d’Apollon, et Ariston, son père putatif, en se mariant, fut averti dans un songe qu’il devait respecter la personne de son épouse Periktionê, alors enceinte des œuvres d’Apollon, jusqu’à ce que l’enfant Platon fût né (Plutarque, Quæst. Sympos., p. 717, VIII, 1 ; Diogène Laërte, III, 2 ; Origène, contre Celse, I, p. 29). Plutarque (dans la Vie de Numa, c. 4 ; cf. Vie de Thêseus, 2) discute le sujet, et incline à n’admettre qu’une sympathie et une tendresse da coeur dans un dieu : Pausanias en parle timidement, et il n’est pas toujours conséquent avec lui-même ; tandis que les rhéteurs postérieurs le spiritualisent complètement. Menander περί Έπιδειxτιxών (vers la fin du troisième siècle av. J.-C.) prescrit des règles pour louer un roi : Vous devez le louer pour la gens à laquelle il appartient ; peut-être pouvez-vous prouver qu’il est effectivement le fils de quelque dieu ; car beaucoup de ceux qui semblent nés îles hommes sont réellement envoyés sur la titre par Dieu et sont des émanations de la puissance suprême, Menander ap. Walz., Collect. Rhetor., t. IX, c. 11 p. 218, et encore p. 322-327 ; cf. Hermogène, au sujet de l’histoire d’Apollon et de Daphné, Progymnasm., c. 4 ; et Julien, Orat. VII, p. 220. — Le contraste de la phraséologie païenne de cette époque (Ménandre avait lui-même composé un hymne d’invocation adressé à Apollon, περί Έγxωμίων, c. 3, t. IX, p. 136, Walz.) avec celle d’Homère mérite bien d’être remarqué. Le Catalogue hésiodique des Femmes parlait beaucoup des mariages et des amours des dieux, au point de fournir de nombreuses inspirations, telles que les chants d’amour de Sappho, aux compositeurs d’épithalames. (Ménandre, ibid., sect. IV, c. 6, p. 268.) — Ménandre donne le spécimen d’un hymne en prose propre à être adressé à Apollon Sminthien (p. 320) ; le caractère spirituel de cet hymne forme le contraste le plus marqué avec l’hymne homérique en l’honneur du même dieu.

[11] L’analogie intellectuelle qui existe entre les premières phases de la civilisation humaine et l’enfance de l’individu est exposée souvent et avec force dans les ouvrages de Vico. Ce penseur éminemment original insiste sur la sensibilité poétique et sur la sensibilité religieuse, comme étant les premières à se développer dans l’esprit humain, et comme fournissant non seulement des liens d’union propres à l’explication des phénomènes sensibles, mais encore un aliment aux espérances et aux craintes, et des moyens d’influence civilisatrice, qu’elles offraient aux hommes de génie, à une époque où la raison sommeillait encore. Il indique l’instinct qui personnifie (istinto d’animazione) comme étant la philosophie spontanée de l’homme, qui le porte a se raire la règle de l’univers, et à supposer partout une action presque humaine comme cause déterminante. Il fait remarquer qu’à une époque d’imagination et de sentiment, les conceptions et le langage de la poésie coïncident avec les conceptions et le langage de la réalité et de la vie commune, au lieu de rester à part comme veine séparée. Ces idées sont souvent répétées (et avec quelques changements d’opinion à mesure qu’il avançait en âge) dans son ouvrage latin De uno universi juris principio, aussi bien que dans les deux rédactions successives de son grand ouvrage italien, Scienza nuova. (Il faut ajouter que Vico, au point de vue de l’exposition, est prolixe et ne rend pas justice à sa propre puissance comme penseur original.) Je choisis le passage suivant dans la seconde édition du dernier traité, publiée par lui-même en 1741, Della Metafisica poetica (voir vol. V, p. 189 de l’édition de ses œuvres due à Ferrari, Milan, 1836) : Adunque la sapienza poetica, che fu la prima sapienza della Gentilità, dovette incominciare de una metafisica, non ragionata ed astrata, qual é questa or degli addottrinati, ma sentita ed immaginata, quale dovett’ essere di tai primi uomini, siccome quelli ch’ erano di niun raziocinio, et tutti robusti sensi et vigorosissime fantasie, come è stato nelle degnità (les Axiomes) stabilito. Questa fu la loro propria poesia, la qual in essi fu una facultà loro connaturale, perche erano di tali sensi e di si fatte fantasie naturalmente forniti, nata da ignoranza di cagionila qual fu foro madre di maraviglia di tutte le cose, che quelli ignoranti di tutte le cose fortemente ammiravano. Tal poesia incomincio in essi divina : perchè nello stesso tempo ch’ essi immaginavano le cagioni delle cose, che sentivano cd ammiravano, essere Dei, come ora il confermiamo con gli Americani, i quali tutte le cose che superano la loro picciol capacità, dicono esser Dei.... nello stesso tempo, diciamo, alle cose ammirate davano Pessere di sostanze dalla propria lor idea : ch’ è appunto la natura dei fanciulli, che osserviamo prendere tra mari cose inanimate, e trastullarsi e favellarvi, corne fussero quelle persone vive. In cotel guisa i primi uomini delle nazioni gentili, come fanciulli del nascente gener umano, della lor idea creavan essi le cose.... per la loro robusta ignoranza, il facevano in forza d’una corpulentissima fantasia, e perch’ era corpolentissima, il facevano con una maravigliosa sublimità, tal e tanta, che perturbava all’ eccesso essi medesimi, che fingenflo le si creavano.... Di questa natura di cose umane resto eterna proprieta spiegata con nobil espressione da Tacito, che vanamente gli uomini spaventati fingunt simul creduntque. — Après avoir décrit la condition des hommes grossiers, terrifiés par le tonnerre et d’autres grands phénomènes atmosphériques, Vico continue (ibid. p. 172) : In tal case la natura della mente umana porta ch’ ella attribuisca all’ effecto la sua natura : e la natura loro era in tale stato d’ uomini tutti robuste forze di corpo, che urlando, brontolando, spiegavano le loro violentissime passioni, si finsero il cielo essor un gran corpo animato, che per tal aspetto chiamavano Giove, che col fischio dei fulmini e col fragore die tuoni volesse lor dire qualche cosa.... E si fanno di tutta la satura un vasto corpo animato, che senta passioni ed affetti. — Ensuite le contraste avec la manière de penser moderne : Ma siccome ora per la natura delle nostre umane menti troppo ritirata dai sensi nel medesimo volgocon le tante astrazioni, di quante sono piene le linguecon tanti vocaboli astrattie di troppo assogliata con Parti dello scrivere, e quasi spiritualezzata con la pratica dei numerici è naturalmente niegato di poter formare la vasta imagine di cotal donna che dicono natura simpatetica, che mentre con la botta dicono, non hauno nulla in lor mente, perocchè la lor mente è dentro il falso, elle è nulla ; né sono soccorsi dalla fantasia a poterne formare una falsa vastissima imagine. Cosi ora ci è naturalmente niegato di poter entrare nella vasta immaginativa di quei primi uomini, le meuti dei quali di nulla erano assottigliate, di nulla astratte, di nulla spiritualezzate.... Onde dicemmo copra ch’ ora appena intender si puô, affato immaginar non sipuo, tome pensassero i primi uomini che fondarano la umanità gentilesca.

[12] O. Müller, dans ses Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie (cap. 4, p. 108), a fait ressortir l’erreur que l’on commet eu supposant qu’il existait dans Pori faine quelque noyau de pure réalité servant aux mythes de point de départ, et que c’est autour de ce noyau que la fiction a été ajoutée dans la suite : il soutient que le réel et l’idéal étaient confondus ensemble dans la conception primitive, des mythes. Quant à l’état général des esprits d’où ils naquirent, voir particulièrement les pages 78 et 110 de cet ouvrage, qui partout est plein d’idées instructives sur le sujet des mythes grecs, et est éminemment propre a faire penser, même là où les assertions de l’auteur ne sont pas complètement prouvées.

Le court ouvrage Heldensage der Grischen par Nitzch (Kiel, 18.1.9, t. V) contient plus de pensées justes et originales sur la question des mythes grecs que tout autre ouvrage que je, connaisse. J’adopte complètement le point de vue subjectif sous lequel il les considère ; et bien que j’aie beaucoup profité de la lecture de sou court opuscule, je puis rappeler qu’avant de l’avoir vu, j’avais appuyé sur les mêmes raisonnements touchant ce sujet, dans un article de la Westminster Review, may 1843, sur les Heroengeschichten de Niebuhr. Jacob Grimm, dans la préface, de sa Deutsche Mythologie (p. 1, 1ère édition, Goett. 1835), insiste formellement sur la distinction à établir entre sage et histoire, aussi bien que sur ce fuit que la première a sa principale racine dans la croyance religieuse. La légende et l’histoire (dit-il) sont des puissances chacune séparément, se touchant, il est vrai, par leurs confits, mais ayant chacune leur domaine distinct et exclusif. V. aussi p. 27 de la même Introduction. — Wilhelm Grimm, l’autre des deux frères distingués dont les travaux ont jeté tant de jour sur la philologie et les antiquités teutoniques, adopte une opinion semblable en substance. Il examine jusqu’où l’on peut suivre dans la Deutsche Heldensage les faits réels de l’histoire ou les noms historiques ; et il en vient à conclure que les premiers sont à peu près nuls, et les seconds peu considérables. Il appelle l’attention du lecteur particulièrement sur cette circonstance que les auditeurs auxquels ces poèmes étaient destinés n’avaient pas appris à distinguer l’histoire de la poésie. (W. Grimm, Deutsche Heldensage, pp. 8, 337, 342, 345, 399, Goett. 1829.)

[13] Hésiode, Théogonie, 32 ; Odyssée, XXII, 317 ; VIII, 63, 73, 481, 489 : c’est-à-dire Dêmodokos a été inspiré ou comme poète par la muse, ou comme prophète par Apollon ; car l’Apollon homérique n’est pas le dieu du chant. Kalchas le prophète reçoit son inspiration d’Apollon, qui lui accorde la même connaissance et du passé et de l’avenir, que les muses donnent à Hésiode (Iliade, I, 691, et II, 485). — Le μάντις et l’άοιδός sont des professions permanentes reconnues (Odyssée, XVII, 383), comme le médecin et le charpentier, δημιόεργοι.

[14] Iliade, II, 599.

[15] Dans ce dernier sens, il est formellement opposé à ίστορία, histoire, qui semble primitivement avoir désigné les faits réels, présents et vus par celui qui les décrit, ou le résultat de ses recherches personnelles (V. Hérodote, I, 1 ; Verrius Flacc. ap. Aulu-Gelle, V, 18 ; Eusèbe, Hist. ecclés., III, 127 et les observations du Dr Jortin, Remarks on Ecclosiastical History, vol. I, p. 59).

Le mot λόγος s’employait dans l’origine comme le mot μΰθος, pour dire un conte répandu, vrai ou faux, selon la circonstance ; et le terme servant à désigner une personne très versée dans les vieilles légendes (λόγιος) en dérive (Hérodote, I, 1 ; 11, 3). Hécatée et Hérodote se servent tous deux du mot λόγος dans ce sens. Hérodote appelle Ésope et Hécatée λογοποιοί (II, 131-143). — Aristote (Métaphys., I, p. 8, éd. Brandis) semble employer μΰθος dans ce sens, quand il dit : διό xαί φιλόμυθος ό φιλόσοφός πώς έστιν ό γάρ μΰθος συγxεϊται έx θαυμασίων, etc. Dans le même traité (XI, p. 251), il s’en sert pour signifier une amplification et une transformation fabuleuses d’une doctrine vraie au fond.

[16] M. Ampère, dans son Histoire littéraire de la France (ch. 8, v. I, p. 310), distingue la saga (qui correspond aussi exactement que possible au grec μΰθος, λόγος, έπιχώριος λόγος), comme un produit spécial de l’intelligence, qu’il n’est pas possible d’appeler exactement soit histoire, soit fiction, soit philosophie. – Il est un pays, la Scandinavie, où la tradition racontée s’est développée plus complètement qu’ailleurs, où ses produits ont été plus soigneusement recueillis et mieux conservés : dans ce pays ils ont reçu un nom particulier, dont l’équivalent exact ne se trouve pas hors des langues germaniques : c’est le mot saga, sage, ce qu’on dit, ce qu’on raconte, la tradition orale. Si l’on prend ce mot non dans une acception restreinte, mais dans le sens général où le prenait Niebuhr quand il l’appliquait, par exemple, aux traditions populaires qui ont pu fournir à Tite-Live une portion de son histoire, la saga doit être comptée parmi les produits spontanés de l’imagination humaine. La saga a son existence propre comme la poésie, comme l’histoire, comme le roman. Elle n’est pas la poésie, parce qu’elle n’est pas chantée, mais parlée ; elle n est pas l’histoire, parce qu’elle est dénuée de critique ; elle n’est pas le roman, parce qu’eue est sincère, parce qu’elle a foi à ce qu’elle raconte. Elle n’invente pas, mais répète ; elle peut se tromper, mais elle ne ment jamais. Ce récit, souvent merveilleux, que personne ne fabrique sciemment, et que tout le monde altère et falsifie sans le vouloir, qui se perpétue à la manière des chants primitifs et populaires, ce récit, quand il se rapporte non à un héros, mais à un saint, s’appelle une légende.

[17] V. Plutarque, Périclès, ch. 5,32, 38 ; Cicéron, de Republ., I, 15-16, éd. Maii.

Le phytologiste Théophraste, dans sa précieuse collection de faits touchant l’organisation des végétaux, est souvent forcé, quand il explique scientifiquement les incidents curieux du monde végétal, d’être en opposition avec l’interprétation religieuse de ces mêmes incidents qui avait cours de son temps. On expliquait les phénomènes anomaux que présentait la croissance ou le dépérissement des arbres comme étant des signes envoyés par les dieux, et on les soumettait à un prophète pour en avoir la clef (V. Histor. Plant., II, 3 ; IV, 16 ; V, 3). — Nous pouvons faire remarquer, toutefois, que l’ancienne foi conservait toujours un certain empire sur son esprit. En commentant l’histoire du saule de Philippi, et du vieux et vénérable platane d’Antandros (ayant plus de soixante pieds de haut, et dont la circonférence était telle qu’il fallait quatre hommes pour l’entourer), qui avaient été renversés par un vent violent et avaient repris spontanément dans la suite leur position droite, il propose une explication pour faire comprendre comment un pareil phénomène avait pu avoir lieu ; mais il admet à la fin qu’il peut y avoir quelque chose de surnaturel dans ce cas (de Caus. Plant., V, 4). V. un semblable miracle à propos du cidre de Vespasien (Tacite, Hist., II, 78). — Euripide, dans sa tragédie aujourd’hui perdue, Μελανίππη Σοφή, plaçait dans la bouche de Melanippê une discussion et une réfutation en forme de toute la doctrine des τέρατα ou signes surnaturels (Denys d’Halicarnasse, Ars rhetor. p. 300-356, Reisl.). Cf. les fables de Phèdre, III, 3 ; Plutarque, Sept. Sap. Conviv., ch. 3, p. 149, et la curieuse explication philosophique qu’imaginaient les savants d’Alexandrie pour calmer les alarmes du vulgaire, à !occasion du serpent que l’on avait vu, disait-on, enroulé autour de la tête de Kléoménês mis en croix (Plutarque, Kléoménês, c. 39). — Il rentre dans le devoir d’un habile médecin, selon le traité hippocratique appelé Prognosticon (c. 1, t. 2, p. 112, éd. Littré), quand il visite son malade, d’examiner s’il y a quelque chose de divin dans la maladie : cette idée, cependant, ne s’accorde pas avec la remarquable doctrine exposée dans le traité de Aere, Locis et Aquis (c. 22, p. 78, éd. Littré) et citée plus loin, dans ce chapitre. Galien ne semble pas non plus l’avoir considérée comme étant en harmonie avec les opinions générales d’Hippocrate. Dans les excellents Prolégomènes de M. Littré, mis en tête de son édition d’Hippocrate (t. 1, p. 76), on trouvera une scholie inédite où est donnée cette opinion de Baccheius et d’autres médecins, i1 savoir que le fléau de la peste devait être regardé comme divin, eu tant que la maladie venait de Dieu ; et de plus, l’opinion de Xénophon, ami de Praxagoras, que l’espèce des jours de crise dans la fièvre était divine, car (disait Xénophon), précisément comme les Dioskures, qui sont dieux, apparaissent au marin pendant la tempête et lui apportent le salut, il en est de même pour les jours de crise dans la fièvre, quand ils arrivent. Galien, en commentant cette doctrine de Xénophon, dit que l’auteur a exprimé son propre sentiment individuel,miais qu’il n’a nullement exposé l’opinion d’Hippocrate (Galien, Opp., t. V, p. 120, éd. Basil.). — La comparaison des Dioskures à laquelle s’en réfère Xénophon est une reproduction exacte de leur fonction, telle qu’elle est décrite dans l’hymne homérique (Hym. XXXIII, 10) : la personnification qu’il fait des jours de crise introduit l’ancienne action religieuse pour combler une lacune dans la science médicale. — J’ajoute une explication empruntée de la manière de penser des Hindous : C’est une règle chez les Hindous d’enterrer, et non de brûler, les corps de ceux qui meurent de la petite vérole ; car (disent-ils) la petite vérole est non seulement causée par la déesse Davey, mais elle est, en effet, Davey elle-même, et brûler le corps d’une personne affectée de cette maladie, c’est, en réalité, brûler cette déesse, ni plus ni moins. (Sleeman, Rambles and Recollections, etc., vol. 1, ch. 25, p. 221.)

[18] Horace, de Art. Poet., 79 : Archilochum proprio rabies armavit iambo, etc. Cf. Epist. I, 19, 23, et Epod., VI, 12 ; Aristote, Rhetor., III, 8, 7, et Poetic., c. 4 ; de plus Synesius de Somniis, (Alcœi Fragm., Balle, 1810, p. 205). Quintilien parle en termes frappants de la puissance d’expression déployés par Archiloque (X, 1, 60).

[19] Simonide d’Amorgos parle brièvement, mais avec un ton de mépris, de la guerre de Troie (Simonide, Fragm. 8, p. 36, v. 118) ; il semble considérer comme absurde qu’une lutte si destructive ait eu lieu pro unâ mulierculâ, pour nous servir des termes de M. Payne Knight.

[20] V. Quintilien, X, 1, 63 : Horace, Odes, I, 32 ; II, 13. Aristote, Politique, III, 10, 4. Denys d’Halicarnasse fait observer (Vett. Scriptt. Censur., V., p. 421), au sujet d’Alcée, πολλαχοΰ γοϋν τό μέτρον εϊ τις περιελοι, ρητοριxήν ; et Strabon (XIII, p. 617), τά στασιωτιxά xαλούμενα τοΰ Άλxαιου ποιήματα. — Il y avait dans la poésie de Sappho une forte dose de sarcasme et de raillerie familière dirigée cintre des voisins et des contemporains, en dehors de ses chants d’amour si passionnés (Dêmêtr., Phaler. de Interpret., c. 167.) — Cf. aussi Hérodote, II, 135, qui mentionne le talent satirique de Sappho, employé contre son frère, pour une extravagance qu’il avait commise au sujet de la courtisane Rhodôpis.

[21] Solôn, Fragm. IV, 1, éd. Schneidewin. V. Brandis, Handbuch der Griechischen Philosophie, sect. 24-25. Platon affirme que Solôn, dans sa vieillesse, entreprit la composition d’un poème épique, qu’il laissa inachevé, sur le sujet de l’île supposée de l’Atlantis et de l’Attique (Platon, Timée, p. 21, et Kritias, p. 113). Plutarque, Solôn, c. 31.

[22] Homère, Hymn. ad Apoll., 155 ; Thucydide, III, 104.

[23] Hérodote, I, 163.

[24] Hérodote, IV, 36 : remarque dirigée probablement contre Hécatée. — Au sujet de la carte d’Anaximandre, Strabon, I, p. 7 ; Diogène Laërte, II, 1 ; Agathem, ap. Geog. Min., I, 1. — Aristagoras de Milêtos qui vint à Sparte solliciter de l’aide contre Darius, en faveur des Ioniens récoltés, apporta avec lui une tablette ou carte d’airain, au moyen de laquelle il montrait la position relative des villes dans l’empire des Perses (Hérodote, V, 49).

[25] Xanthus, ap. Strabon, I, p. 50 ; XII, p. 579. Cf. Creuzer, Fragmenta Xanthi, p. 162.

[26] Xénophane, ap. Sext., Empiric. adv. Mathemat., IX, 193. Fragm. 1, Poet. Græc., éd. Schneidewin. Diogène Laërte, IX, 18.

[27] Aristote, Metaphys., I, 3.

[28] Plutarque, Placit. Philos., II, 1 ; et Stobée, Eclog. Physic., I, 22, où l’on voit la différence qui existe entre les expressions homériques et celles des philosophes postérieurs. Damm., Lexic. Homeric., v. Φύσις ; Alexandre von Humboldt, Kosmos, p. 76, note 9 de la page 62 de cet admirable ouvrage. — Le titre des traités des anciens philosophes (Melissus, Démocrite, Parménide, Empédocle, Alcmæôn, etc.) était souvent Περί φύσεως (Galien, Opp., tom. I, p. 56, éd. Basil.).

[29] Xénophane, ap. Sext., Empiric., VII, 50 ; VIII, 326. — Cf. Aristote, de Xenophane, Zenone et Gorgiâ, capp. 1-2.

[30] V. le traité de M. Auguste Comte (Cours de Philosophie positive), et sa doctrine as trois phases successives par lesquelles passe l’esprit humain dans l’étude scientifique la phase théologique, la phase métaphysique et la phase positive ; doctrine exposée en général dans sa première leçon (vol. I, p. 4-12), et abondamment enrichie d’applications et d’éclaircissements dans tout le cours de son instructif ouvrage. Elle a aussi été reproduite et expliquée par M. John Stuart Mill, dans son System of Logic, Ratiocinative and Inductive, vol. II, p. 610.

[31] L’humaine sagesse en tant qu’elle contraste avec la théologie primitive, pour emprunter les mots d’Aristote (Meteorol., II, 1, pp. 41-42, éd. Tauchnitz).

[32] Xénophon, Memor., I, 1, 6-9. Cf. aussi Memor., IV, 7, 7 ; et Cyropæd., I, 6, 3, 23-46. — Socrate range les phénomènes physiques et astronomiques dans la classe des choses divines, interdites à l’étude humaine (Memor., I, 1, 13) : τά θεϊα ou δαιμόνια étant opposés à τάνθρώπεια. Platon (Phileb, c. 16 ; Legg., X, p. 886-889 ; XII, p. 967) considérait le soleil et les étoiles comme des dieux animés chacun par une âme spéciale : il permettait l’investigation astronomique dans la mesure nécessaire pour éviter le blasphème envers ces êtres (VII, 821).

[33] Hippocrate, De Aere, Locis et Aquis, c. 22 (p. 78, éd. Littré, sect. 106, éd. Petersen). — Cf. le remarquable traité d’Hippocrate, De Morbo Sacro, cap. 1 et 18, vol. VI, p. 352-394, éd., Littré. Voir cette opinion d’Hippocrate éclaircie par les doctrines de quelques philosophes adonnés à l’étude de la nature, doctrine qu’expose Aristote, Physic., II, 8. On trouve aussi quelques bonnes observations sur la méthode d’Hippocrate dans Platon, Phœdr., p. 270.

[34] V. la description exacte que fait Platon, Phædon, p. 97-98 (cap. 46-47) ; Platon, Legg., XII, p. 967 ; Aristote, Métaphys., I, p. 13-14 (éd. Brandis) ; Plutarque, Defect. Oracul., p. 435. — Semelinius, Comment. in Aristot., Physic., p. 38. Anaxagore pensait que la supériorité intellectuelle de l’homme, comparé aux autres animaux, résultait de ce qu’il a des mains (Arist., de Part. Animal., IV, 10, p. 687, éd. Bekk.).

[35] Xénophon, Memor., IV, 7. Cf. Schaubach, Anaxag. Fragm., p. 50-141 ; Plutarque, Nikias, 23, et Periklês, 6-32 ; Diogène Laërte, II, 10-14. — La philosophie ionienne, dont Anaxagore s’éloignait plus en paroles qu’en esprit, semble avoir été la moins populaire de toutes les écoles, bien que quelques commentateurs la regardent comme conforme à l’opinion vulgaire, parce qu’elle se renfermait pour la plus grande partie dans les explications des phénomènes et ne reconnaissait pas les noumena de Platon, ou le τό έν νοητόν de Parménide, qualis fuit Ionicorum, quæ tutu dominabatur, ratio, vulgari opinione et communi sensu comprobata (Karsten, Parmenidis Fragm., De Parmenidis Philosophiâ, p. 154). C’est une erreur : les philosophes ioniens qui recherchaient constamment les lois physiques, et insistaient sans cesse sur ce point, entrèrent plus directement en lutte avec le sentiment de la multitude que l’école éléatique. — Les phénomènes atmosphériques plus importants se rattachaient de la manière la plus intime aux inquiétudes et aux sentiments religieux clos Carets (V. Démocrite, ap. Sext., Empiric., IX, sect. 19-24, p. 552-554, Fabric.) ; les efforts faits par Anaxagore et Démocrite pour les expliquer déplaisaient plus au public que Ies spéculations de Platon (Démocrite ap. Arist., Meteorol., II, 7 ; Stobée, Eclog. Physic., p. 594. cf. Mullach, Democriti Fragmenta, liv. IV, p. 394).

[36] Il est curieux de voir que quelques-unes des doctrines les plus abstraites de la philosophie pythagoricienne furent réellement présentées devant le public syracusain en général dans les comédies d’Epicharme : In comœdiis suis perseras sæpe ita colloqui fecit, ut sententias pythagoricas et in universum sublimia vitæ præcepta immisceret. (Grysar, De Doriensium Comœdiâ, p. 111, col. 1828). Les fragments conservés dans Diogène Laërte (III, 9-17) présentent à la fois des critiques sur la doctrine hésiodique d’un chaos primitif, et une exposition des idées archétypes et immuables (en tant qu’opposées aux phénomènes flottants des sens), idées que plus tard Platon adopta et systématisa. — Epicharme semble avoir allié à cette philosophie abstruse une forte veine de malice comique et une certaine disposition au scepticisme (Cicéron, Epist. ad Attic., I, 19) : Ut crebro mihi vafer ille Siculus Epicharmus insusurret cantilenam suam. Clément d’Alexandrie, Strom., V, p. 258. Et le ridicule méprisant dont il couvre les prophétesses de son temps, qui dépouillaient de leur argent les femmes insensées, en prétendant avoir des connaissances universelles (ap. Polluc., IX, 81). V. touchant Épicharme, O. Müller, Dorians, IV, 7, 4. — Ces drames semblent avoir été représentés à Syracuse entre 480 et 460 av. J.-C., antérieurement même à Chionidês et à Magnês d’Athènes (Arist., Poet., c. 3) ; il dit πολλώ πρότερος, ce qui ne peut guère être littéralement exact. Les critiques du temps d’Horace regardaient Epicharme comme le prototype de Plaute (Hor. Epist. II, 1, 58).

[37] Le troisième livre de la République de Platon est frappant par rapport à l’emploi à faire des poètes dans l’éducation ; V. aussi son traité De Legg., VII, p. 810-811. Quelques maîtres faisaient apprendre par coeur à leurs élèves des poèmes entiers ; d’autres préféraient des extraits et des morceaux choisis.