CHRISTOPHE COLOMB

VU PAR UN MARIN

 

PAR JEAN-BAPTISTE CHARCOT.

PARIS - ERNEST FLAMMARION - 1928.

 

 

PRÉFACE DE PAUL CHACK. - INTRODUCTION.

CHRISTOPHE COLOMB AVANT 1492.

LA PREMIÈRE EXPÉDITION.

LA DEUXIÈME EXPÉDITION.

LA TROISIÈME EXPÉDITION.

LA QUATRIÈME EXPÉDITION.

 

PRÉFACE

L'auteur de Christophe Colomb vu par un marin est the Polar Gentleman. Ainsi l'appelait le grand Scott, mort à la peine dans l'Antarctique. Un tel titre donné par un tel juge est suffisante gloire et je me sens bien peu qualifié pour y ajouter le témoignage de mon admiration. Henri Poincaré, Emile Picard, Edmond Perrier, l'Amiral Fournier, et bien d'autres membres de l'Académie des Sciences, prédécesseurs ou confrères de Jean Charcot, ont avant moi justement glorifié son œuvre d'explorateur et de marin, et l'on devait s'attendre à voir ce livre présenté aux lecteurs par un de ces illustres savants.

Mais, dans une pensée touchante, le capitaine de frégate Charcot a voulu porter le grand honneur de son choix sur un camarade de cette marine française qu'il a aimée et servie de toutes ses forces : dans la paix en renouant les vieilles et brillantes traditions d'explorations scientifiques qui ont fait autrefois sa gloire et qu'elle avait laissées tomber, et dans la guerre en commandant, les marins savent avec quelle flamme, un navire de combat.

Grâce au commandant Charcot, grâce aux deux croisières fameuses du Français et du Pourquoi pas ? la France, figurant pour la première fois dans l'histoire des explorations polaires de longue haleine, a ardemment concouru à l'effort international pour la conquête de l'Antarctique. Des terres nouvellement découvertes ont reçu des noms de grands Français. A bord du Pourquoi pas ? devenu laboratoire de recherches scientifiques flottant et naviguant, au cours des voyages récents qui ont suivi ses croisières d'exploration, Charcot a continué d'arracher à la nature quelques-uns de ses secrets. A leur recherche il consacre sa vie et a dépensé sa fortune.

Or, parlant de la navigation dans une lettre qu'il écrivit aux Rois Catholiques, Christophe Colomb a dit : Quiconque se livre à la pratique de cet art doit savoir les secrets de la nature d'ici-bas.

Colomb et Charcot ont servi le même idéal. De par sa vie entière Charcot nous devait le livre qu'aujourd'hui il nous donne enfin.

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Les ouvrages sur Christophe Colomb sont innombrables. Les actes de l'Initiateur, mort depuis 422 ans, continuent de passionner le monde. Chaque année paraissent de nouvelles œuvres d'admirateurs ou de profanateurs. Malgré quoi, dans ce débat toujours ouvert, on cherchait en vain le commentaire principal, l'avis donné par l'homme du métier, le verdict qu'attendait Colomb.

Je dois être jugé par des chevaliers de conquête, par des chevaliers de fait et non par des gens de robe, écrivait le Grand Génois dans l'émouvante épître qu'au retour de sa troisième expédition il adressait à Dona Juana de la Torre. Le Héros persécuté songeait sans doute non seulement à la sentence de ses contemporains, mais aussi à celle de l'avenir. Son vœu est exaucé. Autre exemple d'explorateur né avec la passion de la mer et de l'aventure, Charcot, venu dans la marine par une porte dérobée, et qui s'y est aussitôt trouvé chez lui, Charcot géographe, explorateur et marin est le chevalier de fait que réclamait le Vainqueur de la Mer Ténébreuse. Christophe Colomb est aujourd'hui comblé, et à quiconque poserait la fameuse question : Qui jugera ce juge ? je réponds d'avance par la déclaration d'Edwin Swift Balch, l'historien le plus réputé de l'Antarctique : Personne, écrit-il, n'a surpassé Charcot et peu l'ont égalé comme chef et observateur scientifique. Il est absolument impartial, précis, véridique.

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C'est en marin que Charcot raconte la Merveilleuse Découverte et jamais professionnel aussi dûment qualifié ne l'avait présentée ainsi. Obligé, par les limites assignées à son œuvre, de résumer les explorations à terre, il s'étend surtout sur les fastes nautiques de la Prodigieuse Aventure. Aux côtés de Colomb il nous emmène tour à tour sur toutes les caravelles qui ont porté l'Amiral. Il nous prouve, en passant, que les trois navires de la première expédition étaient d'excellents bâtiments. Comment un marin de l'envergure de Colomb, partant pour gagner l'Asie par l'Ouest, aurait-il commis la folie de se confier à de chétives barques ? A bord de la Santa Maria le lecteur vit dans l'atmosphère du navire, partage l'existence des matelots — ces éternels matelots que Charcot connaît si bien les entend prier et chanter, espère et souffre avec eux, assiste à leurs révoltes qu'on a déformées et grossies et dont l'histoire est ici révisée, tandis que l'auteur dénonce l'invraisemblance grossière des récits qui prêtent à l'Amiral, durant la mutinerie d'octobre 1492, une conversation en haute mer et par forte brise avec les deux caravelles qui escortaient, tribord et bâbord, la Santa Maria.

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Le journal de Las Casas et d'autres relations anciennes contiennent certains passages de haute importance dont l'intérêt a toujours échappé aux historiens — aux gens de robe. Charcot les illumine grâce à son expérience de géographe, d'explorateur et de marin doublée de la méthode scientifique rigoureuse dont il s'est imprégné à la rude et inflexible école de son père et par l'enseignement de ses maîtres Roux et Metchnikoff. Des coups de projecteur percent ainsi la nuit qui enveloppe la marine de la fin du XVe siècle. Le commandant du Pourquoi pas ? a tant vu et tellement bourlingué qu'il est à même de comparer bien des vicissitudes de la Grande Aventure à des événements dont il a été acteur ou témoin. En des rapprochements historiques piquants il nous rappelle les combats que les hommes d'action de tous les temps ont dû livrer à l'inertie et au formalisme desséchant des bureaux. Il nous montre combien antique est la tradition qui fait des colonies le prétexte de la création d'offices grassement rétribués... dans la Métropole.

La simple liste des lumineuses mises au point maritimes que renferme ce précieux ouvrage m'entraînerait trop loin. Notons cependant que Charcot emploie les cartes de Brault, indicatrices des vents régnant dans l'Atlantique, pour nous prouver l'exactitude du journal de bord de l'immortelle expédition et la bonne foi scrupuleuse du Grand Découvreur. Des anecdotes jusqu'à ce jour obscures, et dont la narration semblait dictée par une âme saturée de surnaturel à cette époque de science balbutiante, celle par exemple du bruit effrayant causé par les Courants, sont expliquées par les commentaires de Charcot. Explorateur polaire, il démolit, technique en main, les arguments du chef des détracteurs, Henri Vignaud, lequel prétend prouver que Christophe Colomb n'est pas allé en Islande en 1477. Il est vrai que le même Vignaud n'hésite pas à gréer les caravelles d'une voilure latine carrée... Autant vaudrait parler de sphère plate ou de cercle carré, ironise Charcot.

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Les bons historiens ont, dans ce livre, la part qui leur revient. Pleine justice est rendue aux magnifiques recherches que nous devons à Henry Harrisse, à Markham, à Irving, à Ulloa, à Hevesy, à Sumien et à La Roncière. Charcot nous dit toute son admiration pour le superbe ouvrage de J. P. Alaux : L'Histoire merveilleuse de Christophe Colomb. Et même, en dépit des grossières bévues qu'a commises Henri Vignaud en matière navale, un juste hommage est rendu à son érudition et à la valeur de ses travaux.

Par contre, ici sont exécutés les détracteurs systématiques et les écrivains de mauvaise foi qui ont tenté de saper la renommée du Grand Navigateur en attribuant le succès de son œuvre à son compagnon Martin Alonso Pinzon, lequel fut en vérité déserteur et trahit son chef. Charcot n'amnistie pas les Judas et, comme médecin psychiatre, traite par la douche glacée les gens atteints d'indulgence morbide. Dans un livre paru en 1927, un faux érudit, d'ailleurs apôtre d'Alonso Pinzon, a osé écrire le mot supercherie au sujet du Vice-Roi des Terres Nouvelles qu'il traite aussi d'amateur. En cinq ou six occasions — cela suffit — Charcot écrase à tout jamais, sous le poids du ridicule, l'encyclopédique ignorance de cet étrange biographe.

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Christophe Colomb vu par un marin sera passionnément accueilli par les lecteurs, chaque jour plus nombreux, qu'intéressent les choses de la mer. Afin de mettre la relation maritime de ces admirables voyages à la portée de tous, Charcot a pris soin de ne laisser dans l'ombre rien de ce qu'il faut connaître pour la bien saisir. Il nous explique la construction des caravelles, le magnétisme terrestre que découvrit Colomb, la mer des Sargasses, les vents alizés, les cyclones, les raz de marée, les tarets... Tous les yeux s'ouvrent aux réalités marines et l'on conçoit enfin les difficultés qu'ont dû vaincre les navigateurs de l'époque héroïque. Ainsi s'accroît encore notre admiration pour l'Amiral de la Mer Océane, et notre méfiance envers certains écrivains que leur inexpérience de la conduite du navire aurait dû rendre moins présomptueux.

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Il faut conclure. Dans l'œuvre de Charcot il ne faut chercher aucune acrobatie psychologique ou littéraire. Avec la manière sobre et nette des marins, l'auteur dit ce qu'il veut dire sans ornements inutiles. Son livre, où les passions humaines s'affrontent comme dans le plus émouvant roman, s'adresse aux gens de bonne foi : Leur joie sera grande de voir un tel témoignage renforcer leurs raisons d'aimer et d'exalter Colomb et ceux de ses compagnons qui, jus qu'au bout, lui restèrent fidèles.

Christophe Colomb vu par un marin est un acte d'enthousiasme. Dans notre pays volontiers frondeur, il faut un certain courage pour rendre hommage aux héros et fouailler les incompétents qui s'érigent en juges. Charcot n'en est pas à une preuve de courage près.

La magnifique grandeur de l'œuvre colombienne, harmonieuse et parfaite comme l'horizon de la mer, a trouvé une voix digne de la chanter. Dans son livre comme dans sa vie, Charcot a mis au service d'une cause belle et noble son amour de la vérité, son intelligence, sa science et son énergie.

Une fois de plus il a bien mérité de l'humanité.

 

PAUL CHACK

 

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INTRODUCTION

Le besoin de ce livre se faisait-il sentir ? je l'ignore — mais je souhaiterais que la chose fût discutée les uns en l'affirmant, les autres en le niant, m'assureraient ainsi un honorable contingent de lecteurs.

Ma génération connaissait assez bien l'œuvre du Grand Navigateur, la génération intermédiaire la connaissait mal et la nouvelle presque pas, lorsque l'Histoire Merveilleuse de Christophe Colomb, écrite par Jean Paul Alaux avec autant d'art que son cousin Gustave Alaux en mettait à l'illustrer, vint réveiller et rajeunir l'intérêt endormi.

Cependant mes amis Alaux, tout en me faisant l'honneur de me demander une préface pour leur attrayant récit, déplorèrent avec moi l'ignorance de la généralité des Français en matières maritimes, ignorance qui laissait trop beau jeu à toute une classe d'écrivains déboulonneurs de gloire, s'efforçant, sous couleur de critique historique, de faire de Colomb un rêveur chimérique ou un aventurier de bas étage ne sachant rien des choses de la mer. Ils m'assurèrent qu'un complément, si aride fût-il, à leur ouvrage si fin, aurait son utilité et qu'il y avait intérêt à faire connaître C. Colomb marin. C'est donc en communion d'idées avec eux, puisant largement dans leurs documents généreusement offerts ; que j'ai commencé ce travail.

L'intérêt du sujet m'a entraîné au delà de mon but primitif ; en suivant la belle épopée j'ai saisi l'occasion d'intéresser le public de mon pays aux choses de la mer. Parce que ce livre fut rédigé dans l'atmosphère même de son action, devant les horizons qui attirent au loin et le corps et l'esprit, j'espère qu'on me pardonnera d'avoir cédé à la tentation de philosopher un peu.

Destiné à l'homme de la rue et surtout aux jeunes, il fut écrit avec passion. Il m'a fallu entrer dans des explications que l'on pourra quelquefois juger puériles. Résultat de nombreuses lectures, c'est une compilation avouée et je nie toute prétention d'apporter un document nouveau ; c'est tout juste si l'orientation de ma vie m' ayant permis de relever et de comprendre certains détails de l'Œuvre de l'Amiral qui ont échappé à d'autres, ou de les voir sous un angle spécial, je puis me targuer d'interprétations parfois originales.

Je crois être resté dans les limites des vérités admises ; il se peut toutefois qu'on me reproche une tendance à pencher du côté de la légende.

Je ne me défendrai pas, mais, — parce que je ne suis pas un historien — je compare volontiers l'Histoire à un magnifique lingot d'or très pur et la Légende aux bijoux fabriqués avec des parcelles du précieux métal.

Gardons précieusement dans le Temple de l'Histoire le prestigieux lingot réservé aux initiés. Quant aux bijoux, rejetons-les s'ils sont grossiers ; s'ils sont jolis et finement ciselés, ornons-en la statue de l'Idéal dressée tout au bout de la grande route de la vie, afin de pouvoir aller vers elle en dépit des heurts et des fatigues, éblouis. par sa beauté et soutenus par la force que donne son amour.

 

J.-B. CHARCOT.

à bord du Pourquoi pas ?

octobre 1927.