I. — Les Juifs à Rome
Rapports des Juifs avec la République romaine,
avec César, avec Auguste - Prosélytisme juif, prosélytes de justice,
prosélytes de la porte, grand nombre de ces derniers à Rome - Poètes juives - Caractère des Juifs de Rome - Leurs
résidences, leurs métiers, leurs mœurs - Synagogues et cimetières -
Progression rapide de la population juive - Nombre des Juifs de Rome sous
Néron
II. — Le christianisme à Rome
Première propagation - Arrivée de saint Pierre - Ministère apostolique dans la banlieue de
Rome - Émotion des quartiers juifs -
Expulsion des Juifs - Aquila et Priscille - Saint Pierre à Jérusalem - Retour des Juifs - Lettre de saint Paul
aux Romains - Condition des premiers chrétiens de Rome - Pomponia Græcina - Conseils de saint Paul
sur les devoirs politiques des chrétiens - La question des impôts
III. — L’incendie de Rome et les massacres d’août 64
Saint Paul à Rome - Retour de saint Pierre - 19 juillet 64,
le feu prend dans les boutiques du Grand Cirque - Propagation de l’incendie -
Il s’arrête après six jours - Le peuple campe au Champ de Mars - Reprise de l’incendie
- Néron veut détourner de lui les soupçons - Influences juives autour de
Néron - L’incendie est imputé aux chrétiens - Fête donnée par Néron dans les
jardins du Vatican - Chrétiens livrés aux bêtes dans les représentations du
matin - Représentations dramatiques de l’après-midi : les Danaïdes et les
Dircés - Illuminations des jardins : torches vivantes - Pitié de Sénèque -
Reconstruction de Rome
IV. — La persécution de Néron
La persécution s’étendit hors de Rome - Les martyrs furent
condamnés comme chrétiens - Texte de Suétone - Néron promulgue un édit de
persécution - Témoignages d’Orose, de Sulpice Sévère, de Lactance - De
Méliton - De Tertullien - La première épître de saint Pierre - Elle fut
écrite au lendemain des massacres de Rome et à la veille de la persécution
dans les provinces - Pays où sévit la persécution - Souvenir probable de la
persécution à Pompéi - Martyre de saint Pierre et de saint Paul - Mort de
Néron - Révolte des Juifs - Fidélité des chrétiens - Rétablissement de la
tolérance religieuse
I. — Les chrétiens sous les premiers Flaviens
Sympathies de Vespasien et de Titus pour les Juifs -
Chrétiens confondus avec eux - Paix dont ils jouissent - Leurs cimetières -
Naissance de l’art chrétien - Conversion de la branche aînée des Flaviens -
Titus Flavius Sabinus, Titus Flavius Clemens et Flavia Domitilla - Adoption
de leurs fils par Domitien
II. — La condamnation de Flavius Clemens et des deux Flavia Domitilla
Heureux commencements de Domitien - Dépenses excessives -
Tyrannie - Levée rigoureuse de l’impôt juif du didrachme - Refus des
chrétiens de le payer - Persécution - Flavius Clemens dénoncé comme chrétien
- Flavius Clemens condamné à mort et Flavia Domitilla reléguée à Pandataria -
Texte de Dion - Sens des mots athéisme
et coutumes juives -
Une seconde Flavia Domitilla, nièce de Clemens, reléguée à Pontia - Texte d’Eusèbe
- Bruttius Præsens - Texte de saint Jérôme - Autres martyrs dans l’aristocratie
romaine - Acilius Glabrio - Tombeaux des Acilii chrétiens
III. — La persécution de Domitien
Son extension hors de Rome - Renseignements donnés par l’Apocalypse
de saint Jean - Par les Actes de saint Ignace - Parla lettre de Pline à
Trajan - Violence de la persécution à Rome : lettre de saint Clément
IV. — La fin de Domitien et l’avènement de Nerva
La persécution atteint à Rome des gens du peuple - Texte de
Juvénal - Descendants chrétiens de David dénoncés, et amenés de Judée - Se
justifient devant Domitien - Domitien suspend la persécution - Il meurt
assassiné - Erreurs d’historiens modernes qui font entrer les chrétiens dans
le complot - Fidélité politique des chrétiens - Prières liturgiques pour l’empereur
à la fin du règne de Domitien - Avènement de Nerva - Tolérance religieuse -
Rappel des exilés
I. — La légation de Pline en Bithynie et le rescrit de Trajan.
Sources de l’histoire romaine au second siècle - Réaction
aristocratique et conservatrice après les Flaviens - Trajan, le plus complet
représentant de cette réaction - Naturellement hostile aux chrétiens -
Inaugure la politique religieuse que suivront les empereurs du second siècle
- Pline, légat impérial en Bithynie - Centralisation dans les provinces - La Bithynie remplie de
chrétiens - Dénonciations - Embarras de Pline - Quelques accusés revendiquent
le privilège des citoyens romains - Libelle anonyme – Enquête - Femmes mises
à la torture - Grand nombre des accusés et des suspects - Pline consulte l’empereur
- Rescrit de Trajan - Ne pas rechercher les chrétiens ; les condamner si,
accusés régulièrement, ils refusent d’abjurer - Cette réponse suppose des
lois antérieures
II. — Examen critique de quelques Passions de martyrs
Actes de sainte Flavia Domitilla et des saints Nérée et
Achillée - Récit légendaire - Mais indications topographiques démontrées
vraies - Flavia Domitilla fut peut-être ramenée de Pontia et martyrisée à
Terracine - Nérée et Achillée - Leur tombeau - Bas-relief représentant leur
martyre - Leur histoire reconstituée d’après une inscription de saint Damase
- Actes de saint Clément - Son exil, son martyre et sa sépulture en Crimée -
Difficultés soulevées par ce récit - Tradition locale - Absence de sépulture
à Rome - Nécessité de suspendre son jugement
III. — Saint Siméon de Jérusalem et saint Ignace d’Antioche
Martyre de saint Siméon en 107 - Saint Ignace - Authenticité
de ses sept lettres - Ses Actes ne sont point contemporains, et renferment
des erreurs - Mais fixent à 107 la date de son martyre d’après des documents
probablement antiques - Résumé de l’histoire de saint Ignace - Sa lettre aux
Romains - Cette lettre prouve la date indiquée - Saint Ignace condamné à
Antioche par un magistrat et non par Trajan - Envoyé à Rome - Périt avec
Zosime et Rufus dans les jeux qui célèbrent en 107 le triomphe de Trajan sur
les Daces Martyrs en Macédoine ; lettre de saint Polycarpe
I. — Hadrien
Échec de la dernière campagne de Trajan - Avènement d’Hadrien
- Son caractère - Ses voyages - Tolérant pendant la plus grande partie de son
règne, sanguinaire à la fin
II. — Examen critique de quelques passions de martyrs
Les martyrs de la première partie du règne d’Hadrien
périssent à la suite d’accusations régulières ou d’émeutes, non sur l’intervention
directe de l’empereur - Actes de saint Alexandre et de ses compagnons Hermès
et Quirinus - Alexandre n’est probablement pas le pape de ce nom - Sa
catacombe et son tombeau - Hermès exista réellement : sa catacombe - Le
tombeau de Quirinus - Ces martyrs appartiennent probablement au temps d’Hadrien
- Actes de saint Getulius - Martyre des saintes Sophia, Pistis, Elpis et
Agape - Leur sépulture sur la voie Aurelia - Actes des saintes Sabine et
Sérapie - Des esclaves saints Hesperus et Zoé - De l’esclave sainte Marie -
Traits antiques
III. — Le rescrit à Minucius Fundanus et les premiers apologistes
Préventions et émeutes populaires contre les chrétiens - Le
peuple leur impute des abominations commises par quelques sectes hérétiques -
Effets du courage des martyrs sur les esprits droits - Répugnance de certains
gouverneurs à condamner les chrétiens - Lettre de Q. Licinius Silvanus Granianus
à l’empereur Hadrien - Rescrit d’Hadrien à Minicius Fundanus - Son
authenticité - Sa vraie signification - Apologies de Quadratus - D’Aristide -
Lettre à Diognète - Hadrien à Athènes (125-126) - Bienveillance passagère d’Hadrien
pour les chrétiens - Les Hadrianées
IV. — Les dernières années d’Hadrien
Fin de ses voyages - Révolte des Juifs - Ruine de Jérusalem
- L’Église de Jérusalem composée désormais d’incirconcis - Hadrien ordonne de
profaner Bethléem, le Golgotha et le Saint-Sépulcre. - Hadrien devient cruel
- Il se retire à Tibur - Construction de si villa - Au moment de la dédier,
les prêtres dénoncent Symphorose et ses fils. - Récit des Actes - Ne sont pas
copiés sur l’histoire des Macchabées - Sont en harmonie avec le caractère d’Hadrien
et les superstitions régnantes - Détails exacts - Découverte de la sépulture
de Symphorose - Mort d’Hadrien
CHAPITRE CINQUIÈME — LA
PERSÉCUTION D’ANTONIN LE PIEUX.
I. — La première Apologie de saint Justin
Différence entre le langage des apologistes et celui de
quelques exaltés judéo-chrétiens - Efforts pour amener un accord entre l’Empire
et l’Église - Saint Justin parle en patriote et en Romain - Il parle aussi en
philosophe - Large esprit de conciliation - En même temps, protestation
contre les calomnies dont les chrétiens sont l’objet - Et contre la
jurisprudence qui les punit pour leur nom sans examiner leurs actes - Il
demande le droit commun - La première Apologie de saint Justin reste sans
effet - La persécution continue - Fausseté de la lettre d’Antonin au conseil
d’Asie - Mais authenticité des rescrits à diverses villes énoncés par Méliton
- Ils n’impliquent pas autre chose que la continuation de la politique de
Trajan
II. — Martyre de saint Polycarpe
Jeux à Smyrne en 155 - Un renégat - Plusieurs martyrs -
Intrépidité de Germanicus - Le peuple demande la mort de Polycarpe -
Polycarpe est arrêté - On l’amène au stade – Interrogatoire - Le præco proclame que Polycarpe s’est
avoué chrétien - Émeute populaire - Polycarpe sur le bûcher - Un coup de
poignard l’achève - Sa sépulture - Le dies natalis
III. — La seconde Apologie de saint Justin
Nouveaux martyrs à Rome - Haine du peuple - Jalousie des
lettres – Crescent - Un drame domestique - Procès du catéchiste Ptolémée - Condamnation
de Lucius et d’un autre chrétien - Justin présente le martyre comme un
argument en faveur de la divinité du christianisme - Il publie sa seconde Apologie
sans être inquiété
I. — La superstition sous Marc Aurèle : le martyre de sainte Félicité
La fin du second siècle - Règne des philosophes - Influence
bienfaisante - Mais peu profonde - Superstition plus répandue que jamais - Augmentée
par les malheurs publics - Marc Aurèle aussi crédule que ses contemporains - Cultes
étrangers - Alexandre d’Abonotique – Oracles - Sainte Félicité et ses fils
victimes de la superstition publique - Première comparution - Le forum de
Mars – Interrogatoire - Remarques critiques - Authenticité probable de l’interrogatoire
– Supplices - Date du martyre - Sépulture de Félicité et de ses fils - Crypte
de Janvier au cimetière de Prétextat
II. — La jalousie philosophique : le martyre de saint Justin
Date du martyre - Justin dénoncé par le cynique Crescent - Arrêté
avec plusieurs disciples – Interrogatoire - L’esclave Evelpistus - Suite de l’interrogatoire
- Supplice
III. — Les apologistes chrétiens à la fin du deuxième siècle
Persécution dans les provinces - Martyrs en Asie -
Ordonnances locales - La legio Fulminala - Les apologistes - Deux courants
opposés : d’un côté Athénagore, Théophile, Méliton, Apollinaire, de l’autre
Tatien - Tatien n’appartient ni par la naissance ni par les idées au monde
romain - Paroles d’Athénagore - De Théophile d’Antioche - De Méliton de
Sardes sur le dévouement des chrétiens pour l’Empire - Parallélisme établi
par Méliton entre les destinées de l’Empire romain et celles du christianisme
- D’après le même apologiste, les bons empereurs auraient toujours été favorables
aux chrétiens, les mauvais seuls auraient persécuté - Inexactitude historique
de cette assertion - Minucius Félix - Jugement de Marc Aurèle sur les
chrétiens - Recrudescence de persécution à la fin de son règne : textes de
Minucius Félix et de Celse
CHAPITRE SEPTIÈME — LA
PERSÉCUTION DE MARC AURÈLE (suite).
I. — Les martyrs de la
Gaule Lyonnaise
Lyon à la fin du second siècle - Les deux Villes -
Population gallo-romaine - Population étrangère - Fête du 1er août
- Agitation populaire - Chrétiens arrêtés – Interrogatoire - Vettius
Epagathus - Première torture : dix lapsi
- Calomnies des esclaves - Deuxième torture - Blandine et Sanctus – Bibliade
- Mort de saint Pothin - Martyre de Maturus et Sanctus – Attale - Les confesseurs
dans la prison - Repentir des lapsi
- Rescrit de Marc Aurèle - Nouvel interrogatoire - Confession des lapsi - Martyre d’Alexandre et
d’Attale - De Ponticus et Blandine - Refus de sépulture - Nombre des martyrs
de Lyon - Actes des saints Épipode et Alexandre - Marcel et Valérien – Actes
de saint Symphorien - Origine orientale des Églises des bords du Rhône et de la Saône
II. — Le martyre de sainte Cécile
Date - Jugement sur les Actes - Martyre de Tiburce,
Valérien, Maxime et Cécile - Circonstances historiques - Urbain - Sépulture
de Cécile dans le domaine funéraire de sa famille sur la voie Appienne - Ouverture
de son tombeau en 822 - Seconde ouverture en 1599 - Reliques de Valérien,
Tiburce et Maxime - Confirmation du récit des Actes
III. — Commode. - Les martyrs scillitains. - L’influence de Marcia. -
Conclusion
Jugement sur Marc Aurèle persécuteur - Ses deux dernières
années en Germanie - L’Empire réduit à se défendre - Mort de Marc Aurèle -
Caractère de Commode - La persécution continue - Vitellius Saturninus,
proconsul d’Afrique en 180 - Martyrs de Madaure - Les martyrs scillitains -
Leurs Actes - Persécution en Asie : Arrius Antoninus - Martyre à Rome du
sénateur Apollonius - Texte d’Eusèbe - Texte de saint Jérôme - Résumé de la Passion - Saint Jules - Le
sort des chrétiens s’améliore - Serviteurs chrétiens au palais – Marcia - Sa toute
puissance sur l’empereur - Sa sympathie pour les chrétiens - Tolérance d’un
proconsul d’Afrique et d’un légat de Numidie - Le pape Victor mandé au
Palatin - Le prêtre Hyacinthe envoyé en Sardaigne avec des lettres de grâce pour
les condamnés chrétiens - Cet épisode marque bien la fin du second siècle - Premier
pas vers l’établissement d’un modus vivendi entre l’Empire et l’Église - Grand
nombre des martyrs des deus premiers siècles - Grand nombre des chrétiens - L’Église
enracinée dans toutes les parties du monde romain

INTRODUCTION
— I —
L’histoire des persécutions, ou, pour employer un mot plus
large, l’histoire de la politique religieuse de l’État romain pendant les trois
premiers siècles du christianisme, comprend deux périodes.
Au premier siècle, l’Église, à peine sortie du berceau,
est déjà connue de l’État. Il la distingue du judaïsme, car il permet aux
Juifs d’exister et persécute les chrétiens. La persécution reçoit au
commencement du deuxième siècle une forme régulière, permanente, par le
rescrit de Trajan à Pline, fixant la jurisprudence à suivre au sujet des
accusés de christianisme. Le deuxième siècle tout entier s’écoule sous le
régime établi par le rescrit de Trajan ; c’est contre lui que protestent les
apologistes, et c’est lui qu’appliquent successivement, sans le modifier dans
son fond, Hadrien, Antonin, Marc Aurèle.
Dès le début du troisième siècle la situation change. A la
faveur des lois nouvelles sur les associations, l’Église est arrivée à la
possession du sol, s’est révélée à l’État comme une corporation régulièrement
organisée, capable de lutter et de traiter de la paix. C’est ainsi que
désormais il l’envisagera. Septime Sévère lance un édit contre la propagande
chrétienne. Une violente mais courte persécution est suivie d’une longue
trêve, qu’interrompt une rapide reprisé des hostilités sous Maximin. Les
persécutions de Dèce, de Valérien, d’Aurélien, de Dioclétien sont des guerres
terribles : elles se terminent, par de vrais traités de paix, où l’État rend
à l’Église ses biens confisqués, et implicitement lui reconnaît le droit à
l’existence. Le dernier de ces traités est l’édit de 343, qui met fin pour
jamais aux persécutions. Désormais, par la conversion de Constantin, un
nouvel ordre de choses s’établit : le monde romain va expérimenter
pendant plusieurs siècles le régime de l’union de l’Église et de l’État.
Mesurer exactement les temps où l’Église, au cours de
cette lutte, put respirer, et ceux où le glaive de la loi s’appesantit sur
elle, est à peu près impossible. Les persécutions ne furent point les mêmes
partout et toujours. Il y en eut de générales et il y en eut de locales. On
vit quelquefois dés fidèles aller, d’une province où ils étaient persécutés,
dans une autre, où ils étaient laissés en repos. Cependant, on peut se rendre
un compte approximatif des alternatives de rigueur et de tolérance par
lesquelles, en trois siècles, passa la société chrétienne. Jusqu’à Néron,
l’Église a grandi dans l’ombre et le silence. La persécution éclate au
lendemain de l’incendie de Rome, à la fin de juillet 64. L’impulsion
sanguinaire donnée par le tyran dure quatre ans. De la mort de Néron à
l’avant-dernière année de Domitien, l’Église connaît de nouveau le repos.
Pendant deux années elle éprouve la cruauté de celui que Tertullien appelle un demi-Néron.
Les rigueurs reprennent, avec une allure plus uniforme, dès le commencement
de Trajan. Jusqu’au milieu du règne de Commode elles ne cessent plus : la
persécution ne se déchaîne pas partout à la fois, mais il y a presque toujours
de la persécution quelque part, tantôt en vertu des accusations régulières
exigées par le rescrit de Trajan, tantôt à la suite d’émeutes populaires
vainement réprimées par des rescrits d’Hadrien et d’Antonin. Du milieu du
règne de Commode au milieu de celui de Sévère, les chrétiens purent enfin
jouir d’environ quinze années de paix, qui forment comme la transition entre
le régime de la persécution par rescrit, en vigueur pendant tout le deuxième
siècle, et celui de la persécution par édit, qui sévit avec intermittence
pendant le troisième.
En 202, Septime Sévère l’inaugura, ajoutant à l’initiative
des accusations régulières, seules prévues par le rescrit de Trajan, la
recherche des chrétiens par le pouvoir, que ce rescrit ne permettait point.
De la mort de Sévère à l’avènement de Maximin, les chrétiens goûtèrent
vingt-quatre années de tranquillité, presque de faveur. Les trois ans du
règne de Maximin furent pour eux une nouvelle crise. Douze ans de paix
suivirent. Une réaction cruelle se produisit sous Dèce. Les quatre premières
années de Valérien furent favorables à l’Église ; pendant trois ans la
persécution sévit avec fureur. Depuis 260, époque de l’édit de paix de
Gallien, jusqu’à 274, où Aurélien déclara de nouveau la guerre, les chrétiens
eurent quinze années de repos. On en peut compter vingt entre la courte
persécution d’Aurélien et les commencements de celle de Dioclétien. Dix-sept
ans de guerre suivirent : ce fut la plus terrible et la dernière épreuve.
De 64, date de la persécution de Néron, à 313, date de
l’édit de Milan, deux cent quarante-neuf ans s’étaient écoulés : l’Église
avait traversé six années de souffrances au premier siècle, quatre-vingt-six
au second, vingt-quatre au troisième, treize au commencement du quatrième ;
elle avait été persécutée, en tout, pendant cent vingt-neuf ans ; cent vingt
années de repos , dont vingt-huit au premier siècle, quinze au second,
soixante-seize au troisième, lui avaient permis de réparer ses pertes et de
se préparer à de nouveaux combats.
— II —
Cette courte synthèse de deux siècles et demi de luttes
permet de juger au prix de combien de sang le christianisme acheta la
victoire. Sans doute ; la persécution ne fut pas continue, comme quelques-uns
le croient : elle sévit par intervalles, selon le mot souvent cité d’Origène,
Dieu ne voulant pas, ajoute-t-il, que la race des chrétiens fût entièrement
détruite[1]. Pendant le
second siècle, les magistrats ne les poursuivent pas d’office : un chrétien
n’est condamné que si un accusateur le défère au tribunal, suivant les règles
de la procédure ordinaire. Au troisième siècle, les édits impériaux ordonnent
aux magistrats de rechercher pour les punir les membres de l’Église,
instituant ainsi contre eux une procédure exceptionnelle ; mais d’autres
édits viennent toujours, après un temps plus ou moins long, suspendre ces
rigueurs : il s’établit alors entre l’Église et l’État, de la fin d’une
persécution au commencement d’une autre, une sorte de concordat tacite, que
l’État peut toujours dénoncer, mais qui assure à l’Église, en attendant, un modus
vivendi régulier et presque légal. Celle-ci ne passa pas trois siècles
exposée sans relâche au fer des bourreaux, à la dent des bêtes, à la flamme
des bûchers, ou réduite à se cacher sous terre et à dissimuler son existence
aux pouvoirs publics : aucune société n’eût pu durer dans ces conditions.
Rais de ce que la persécution ne sévit pas continuellement, on ne saurait
conclure que les persécutions ne furent pas meurtrières. La thèse sur le
petit nombre des martyrs, soutenue il y a deux cents ans (1684) par le célèbre commentateur anglais de
saint Cyprien, Henri Dodwell, ne peut se défendre. Ruinart la réfuta cinq ans
après son apparition (1689).
On pourrait ajouter beaucoup aujourd’hui à la savante dissertation qui
remplit les paragraphes deux et trois de la Préface des Acta martyrum sincera : la critique la
plus sévère ne trouverait qu’un petit nombre de lignes à en retrancher.
Tillemont, si prudent, si sagace, si éloigné de tout excès, et dont
l’admirable sincérité n’a d’égale que son immense érudition, nomme
quelquefois Dodwell pour le réfuter sur des détails ; mais surtout il lui
répond par l’ensemble de son œuvre : les cinq premiers volumes des Mémoires
sur l’histoire ecclésiastique (1693-1697) ne laissent pas subsister la thèse du savant
anglais. De nos jours, dans des régions scientifiques où Ruinart et Tillemont
se sentiraient singulièrement dépaysés, les idées de Dodwell, d’abord
accueillies avec faveur, sont de plus en plus abandonnées. Elles ont, il est
vrai, été reprises par M. Navet, dans le dernier volume (1884) de son
ouvrage sur le Christianisme et ses origines ; mais l’auteur se montre
si peu préparé à traiter ces questions, si peu familier avec les sources, et
commet en quelques pages de telles erreurs de détail, qu’il serait superflu
de lui répondre
après avoir lu le chapitre consacré aux persécutions, on
regrette plus vivement encore que par le passé l’illusion qui a entraîné un
brillant esprit de la critique littéraire, où il était maître, vers la
critique religieuse, pour laquelle il n’était point fait. Des historiens
mieux renseignés, M. Aubé, par exemple, se sont dégagés davantage chaque jour
de la théorie proposée par Dodwell. On en trouverait des traces fréquentes
dans l’Histoire des persécutions de
l’Église jusqu’à la fin des Antonins (1875) ; elle est moins apparente dans les Chrétiens
dans l’Empire romain de la fin des Antonins au milieu du troisième siècle
(1881) ; on
pouvait prévoir le moment où cette opinion, adoptée trop vite, au début
d’études d’histoire religieuse pour lesquelles il était d’abord
insuffisamment armé, n’exercerait plus d’influence sur les travaux de M. Aubé[2]. En lisant ses premiers essais, on eût pu être tenté de
croire que les persécutions furent en réalité peu de chose, que le nombre des
martyrs ne fut pas considérable, et que tout le système de l’histoire
ecclésiastique sur ce point n’est qu’une construction artificielle. Peu à peu
la lumière s’est faite dans cet esprit sincère[3]. Cette phrase est
de M. Renan : elle laisse voir où en est, sur la question qui nous occupe, un
des érudits les moins suspects de partialité pour l’histoire traditionnelle ;
il suffit de parcourir les quatre derniers volumes (1873-1882) de son Histoire des
origines du christianisme pour s’assurer que la thèse qui tend à
restreindre le nombre des martyrs et à diminuer l’importance des persécutions
n’eut pas d’adversaire plus décidé que lui[4].
Les découvertes de l’archéologie moderne ont enlevé à la
théorie anglaise un de ses principaux arguments. Elles permettent à
l’historien des persécutions de se servir désormais d’un grand nombre de
documents hagiographiques dont Ruinart ou Tillemont n’eussent pas osé
invoquer l’autorité. Les relations de martyres sont de deux sortes. Les unes
sont des Actes proprement dits, c’est-à-dire
la transcription exacte, ou à peu près, des procès-verbaux judiciaires
dressés par les païens et vendus aux fidèles par les agents du tribunal[5]. On peut citer,
parmi les pièces les plus parfaites de ce type, les Actes de saint Justin, de
saint Cyprien, des saints Fructueux, Augure et Euloge, des martyrs
scillitains, de saint Maximilien, de sainte Crispine, les procès-verbaux
insérés dans les Gesta purgationis de Félix et de Cécilien. Mais à côté de
ces pièces aussi précieuses que rares se place une multitude presque
innombrable de narrations martyrologiques, d’un genre fort différent. On leur
donne improprement, dans le langage ordinaire, le nom d’Actes[6] ; ce ne sont
point, comme les pièces qui méritent vraiment cette appellation, des
documents de greffe, mais des récits dont l’autorité varie avec la sincérité,
l’intelligence, l’âge du narrateur, les sources auxquelles il a puisé : leur
vrai nom est celui de Passiones ou de Gesta rnartyrum. Un
passage copié par Alabillon dans un manuscrit du onzième siècle renferme le
jugement suivant, qui fait grand honneur à la critique du moyen âge : Les Passions des saints martyrs ont une moindre autorité
(que les Actes), parce qu’on trouve dans quelques-unes un mélange de vrai
et de faux. Dans les unes il y a peu de vérité, en d’autres peu de fausseté.
Mais un très petit nombre sont vraies entièrement[7]. Parmi ces paucissimæ sont les relations contemporaines,
comme la lettre de l’Église de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe, la
lettre des Églises de Lyon et de Vienne sur les martyrs de 177, la Passion de sainte
Perpétue et de ses compagnons, la lettre de saint Denys sur les martyrs
d’Alexandrie, le livre d’Eusèbe sur les martyrs de Palestine. De pareils
documents (l’énumération
que nous venons de faire n’est pas limitative) ont une autorité égale
à celle des Acta. Mais ils sont peu nombreux en comparaison des Passiones
écrites plus ou moins longtemps après les faits qu’elles racontent, et
mélangées de vrai et de faux. Beaucoup d’entre elles sont de si basse époque,
trahissent si clairement le travail de cabinet ou de cellule, qu’on n’oserait
guère leur emprunter autre chose que des noms. Cependant, depuis que les
études d’archéologie chrétienne ont reçu du génie de M. de Rossi une si
puissante impulsion, il arrive fréquemment que les documents hagiographiques
les plus suspects en apparence obtiennent sinon pour les détails, au moins
pour les indications topographiques, quelquefois même pour les lignes générales
du récit, une confirmation inattendue. Cette bonne fortune est arrivée à
diverses Passions de Rome ou de l’Italie. Écrites longtemps après les faits,
elles l’ont été quand les monuments n’avaient pas encore perdu leur aspect
primitif : le rédacteur n’est pas un témoin du martyre, mais il avait vu
le tombeau, et les fouilles modernes ont mis en lumière la parfaite
concordance entre la description de l’hagiographe et l’état des lieux. Hors
de l’Italie, et jusqu’en Asie, on pourrait rencontrer de semblables
exemples : ainsi le rédacteur de la Vie justement suspecte d’Abercius, évêque d’Hiéropolis,
en Phrygie, avait eu son tombeau sous les yeux, puisqu’on a retrouvé de nos
jours (1883)
l’original de la longue épitaphe qu’il a reproduite. En procédant avec
circonspection, en faisant sans hésiter les éliminations nécessaires, il
devient possible de se servir de documents dont une prudente critique
n’aurait osé tirer parti avant que l’archéologie les ait mis à l’épreuve et
ait atteint le tuf solide que recouvrent quelquefois plusieurs couches
superposées de matériaux sans valeur historique. Nous aurons plusieurs fois,
dans le cours de ce livre, l’occasion de montrer comment, grâce aux
découvertes archéologiques, des récits où le faux se mêle au vrai jusqu’à.
paraître quelquefois l’étouffer, reprennent cependant une autorité suffisante
pour fournir un point de départ aux recherches de l’historien.
Pendant que M. de Rossi et ses disciples confrontent les
documents hagiographiques avec les monuments, d’autres critiques les
comparent aux mœurs, aux institutions, aux lois romaines, afin de découvrir
si, même dans les plus contestables des Passiones, il n’y aurait pas
quelque trait antique, qui permettrait de retrouver sous les légendes un peu
d’histoire. Durant de longues années M. Edmond Le Blant s’est consacré à ce
travail délicat. Il a résumé ses recherches dans son livre sur les Actes
des martyrs, supplément aux Acta sincera de dom Ruinart[8]. Écrire, dans le
sens naturel du mot, un supplément au recueil dans lequel Ruinart a fait
entrer les documents martyrologiques qui lui ont paru les plus dignes de foi,
ne serait point une tâche aisée. Malgré l’absolue sincérité critique du
savant bénédictin, quiconque voudrait refaire aujourd’hui son livre aurait
beaucoup plus à en retrancher qu’à y ajouter. Aussi M. Le Blant n’a-t-il
point prétendu révéler des textes dignes d’être publiés in extenso à la suite
de ceux que Ruinart a rassemblés. Bien qu’il soit encore possible de faire
quelques découvertes de ce genre (on en a eu plusieurs exemples dans ces dernières années), le
filon à exploiter est apparemment assez maigre. M. Le Blant n’a eu garde de
le suivre. Mais il a pensé que dans les Passions non admises par Ruinart, et
peu dignes pour la plupart d’être acceptées intégralement, il n’était pas
impossible de retrouver des traces dé rédaction antique, comme on retrouve
l’écriture primitive sous les surcharges d’un palimpseste. Quand on rencontre
dans un texte hagiographique offrant toutes les apparences d’une rédaction du
sixième ou septième siècle l’indication d’un usage, d’une loi, d’une
fondation, ou simplement l’emploi d’un mot complètement inconnus à cette
époque, et que le compilateur eût été incapable de tirer de son propre fonds,
on a la preuve de l’existence d’un document plus ancien, déjà une ou deux
fois remanié peut-être, mais dont il subsiste encore quelque trace. En
opérant cette confrontation délicate, dans laquelle l’érudition la plus
exacte ne garantit pas contre toute chance d’illusion ou d’erreur, M. Le
Blant a montré qu’un nombre plus ou moins grand de Passions, qui ne
pourraient être sérieusement invoquées dans beaucoup de leurs détails,
reposent cependant sur un fond primitif, soit contemporain des faits, soit au
moins d’une antiquité véritable, et méritent de n’être pas rejetées tout
entières. Ce travail de critique des textes, dans lequel M. de Rossi avait
lui-même plus d’une fois donné l’exemple et ouvert la voie, est venu
accroître le champ défriché par les fécondes découvertes de l’archéologie. Les
recherches du grand archéologue italien et du sagace érudit français ont
ainsi multiplié les sources auxquelles l’historien des persécutions a
désormais le droit de puiser, à condition de savoir, à l’exemple de ces
maîtres, ou même avec une défiance plus grande encore, en filtrer l’eau pour
la dépouiller d’innombrables scories qui, jusqu’à ce jour, rendaient presque
impossible de s’en servir[9].
— III —
Tout concourt donc à fortifier l’opinion traditionnelle
sur le caractère meurtrier des persécutions. Aucune donnée statistique ne
permet de retrouver, même approximativement, le nombre des martyrs : on ne
saurait douter qu’il ait été très grand. Mais si la critique moderne semble
avoir résolu définitivement une question pendante depuis deux siècles, elle
en a posé une autre, dont nos devanciers ne s’étaient pas occupés : il en
faut dire ici quelques mots.
Que les persécutions aient été plus ou moins étendues,
plus ou moins meurtrières, en un certain sens peu importe : dans les balances
de la justice absolue, du droit théorique et abstrait, le sang d’un innocent pèse
autant que celui de plusieurs. Mais, toutes les fois qu’il passe auprès du
sang versé, le juge se demande d’abord : Quel motif arma le bras du meurtrier
? y eut-il légitime défense, justes représailles, ou violence sans excuse ?
doit-on prononcer un acquittement, une condamnation sans appel, ou
reconnaître ce que la langue juridique nomme des circonstances atténuantes ?
La critique moderne s’est interrogée de la sorte au sujet des auteurs des
persécutions, de ceux que les apologistes des premiers siècles, les
rédacteurs des Passions des martyrs, et l’histoire traditionnelle appelaient
simplement les bourreaux des chrétiens. Il lui a semblé dur de donner un tel
nom aux souverains éclairés du deuxième siècle, à un Hadrien, à un Antonin, à
un Marc Aurèle, ou à tel empereur intelligent et bon politique du siècle
suivant. Elle s’est donc demandé si les chrétiens n’avaient point attiré par
leur faute les rigueurs du pouvoir, si celui-ci n’avait pas eu quelque raison
de voir en eux des ennemis des institutions établies, si leur existence
n’était pas par certains côtés incompatible avec l’existence ou au moins la
sécurité de l’Empire romain.
Partant de ce point de vue quelques modernes ont pris fait
et cause pour l’Empire avec une ardeur qu’il est permis de trouver excessive,
et, versant des pleurs
. .
. . . . sur ce pauvre Holopherne
Si
méchamment mis à mort par Judith,
ont regretté qu’il n’ait pas réussi à exterminer par le
fer et le feu les chrétiens, considérés comme les ennemis nés et les
destructeurs de l’antique civilisation. Des esprits plus modérés ont pensé
que certains empereurs étaient excusables d’avoir traité les chrétiens de
rebelles, avaient fait en les combattant leur métier de souverain, et auraient
droit, sinon aux éloges, du moins à une large indulgence de l’histoire, enfin
dégagée des préjugés traditionnels et rendue à l’impartialité qui doit être
sa loi. Les savants qui professent cette opinion sont loin d’être tous des
adversaires du christianisme ; plusieurs se réjouissent sincèrement de
l’heureuse révolution qui a substitué à l’ordre de choses antique une société
nouvelle issue de l’Évangile. Mais se plaçant, par un effort intellectuel,
dans l’ordre d’idées et de sentiments où, selon eux, ont du se trouver les
dépositaires de l’autorité civile en présence des progrès de l’Église, ils
estiment que ceux-ci ont vu nécessairement dans ces progrès une menace pour
l’unité romaine, un élément de dissolution ou de désorganisation pour
l’Empire, et, de bonne foi,. n’ont pu se dispenser de sévir, moins pour
frapper des innocents que pour se défendre contre des adversaires soit
déclarés soit inconscients.
Telle est l’opinion adoptée aujourd’hui par un grand
nombre d’historiens et de critiques. Est-elle assez évidente pour s’imposer
d’elle-même et être acceptée sans examen ? Elle a contre elle le témoignage
considérable des anciens apologistes, et toute la tradition historique, qui,
jusqu’à ces derniers temps, avait salué les fidèles persécutés comme des martyrs
de la liberté de conscience, et flétri ceux qui les persécutaient comme des
violateurs de cette liberté. Pour abandonner ce sentiment, et se décider à
donner raison aux bourreaux contre les victimes, plusieurs demanderont des
raisons plus fortes et plus précises que celles qui ont été jusqu’à présent
apportées à l’appui de l’opinion nouvelle. Si la main des chrétiens avait été
surprise dans quelque tentative contre la sécurité de l’Empire ou la personne
des empereurs ; si leurs écrits contenaient des maximes contraires à la
soumission due aux puissances établies ; si le dernier cri de leurs martyrs
avait été un appel à la révolte ; s’il avait existé une incompatibilité
absolue entre la pratique de leur religion et les devoirs du citoyen, du
soldat, de l’homme du monde, du père de famille, on comprendrait qu’ils
eussent paru de trop dans l’Empire, et que, malgré leurs vertus, les princes
se soient crus forcés de les proscrire. Une civilisation organisée voudra
toujours rejeter de son sein les réfractaires. Mais les chrétiens ne méritaient
pas ce nom. A part quelques irréguliers, errant en enfants perdus sur les
confins du judaïsme, ou quelques esprits chagrins, comme il s’en rencontre
dans toute société, les disciples de Jésus ne se sont jamais volontairement
isolés du courant de la vie romaine. Ils prient pour les empereurs, pour les
magistrats, pour l’armée, pour toutes les puissances, selon le précepte
apostolique. Ils payent l’impôt. Ils font le commerce. Ils servent dans les
légions. Ils reconnaissent les lois, s’adressent aux tribunaux, portent même
leurs causes devant l’empereur. Ils se marient, et les familles chrétiennes
sont plus fécondes et plus nombreuses que les familles païennes. Ils
travaillent, et le labeur manuel, méprisé par le paganisme, est par eux remis
en honneur. Ils sont si peu révolutionnaires, que les institutions mêmes qui
répugnent le plus à l’esprit chrétien, comme l’esclavage, ne sont point
attaquées par eux ouvertement, et qu’ils s’imposent, sur ce sujet brûlant et
délicat, une réserve de langage à laquelle ne se croient point tenus des
philosophes. Si les apologistes du christianisme critiquent avec vivacité les
religions antiques, l’audace de leur parole ne dépasse point celle de
quelques libres esprits du paganisme, que l’autorité laissait en repos ; s’ils
blâment les mauvaises mœurs que l’idolâtrie entretenait, ils usent du droit
reconnu de tout temps aux moralistes, et dont leurs contemporains païens
usent comme eux. Mais les écrits des premiers docteurs chrétiens ne contiennent
aucune trace d’hostilité envers la société romaine : ils ne cessent de protester
de leur fidélité à ses lois, de leur reconnaissance pour ses bienfaits, ils
exaltent cette civilisation grâce à laquelle le
monde a la paix, et chacun peut voyager librement sur terre et sur mer[10], ils tendent
sans cesse à l’Empire une main amie : M. Renan donne à l’un d’eux
l’épithète de légitimiste, dans le sens
moderne du mot, qui n’a pas besoin de commentaire.
Non seulement les apologistes du deuxième siècle, les doux
et larges esprits que l’on voit sans cesse préoccupés des rapports du
christianisme et de la philosophie grecque, et plus enclins à mettre en
lumière ce qui rapproche qu’à rechercher ce qui sépare, un Justin, un
Méliton, un Athénagore, un Théophile d’Antioche, se montrent animés de cette
religieuse et cordiale loyauté politique, de cette pieuse ‘fidélité aux
empereurs, qui étaient de tradition dans l’Église depuis l’âge apostolique ;
mais on retrouve les mêmes principes sur des lèvres rudes, dont l’âpre et
fougueux langage semblerait à première vue mieux fait pour traduire les colères
et les menaces des sibyllistes judéo-chrétiens. Nature essentiellement
oratoire, Tertullien subit tous les entraînements de la parole, toutes les
bonnes et mauvaises fortunes de l’éloquence, ne se préoccupant point toujours
de se mettre d’accord avec lui-même, oubliant quelquefois le lendemain ce
qu’il a écrit la veille. Cependant, à la regarder de près, en interrogeant
l’ensemble de ses écrits, la pensée politique de l’apologiste africain est
très claire : elle s’inspire de ce sentiment de soumission religieuse et
d’ardent patriotisme dont se montrent animés les principaux interprètes de la
doctrine évangélique aux trois premiers siècles : Tertullien y joint même une
sorte d’attachement superstitieux, étrange de la part d’un si ardent
chrétien.
Les adorateurs du Christ ont, dit-il, autant que les
païens intérêt à la stabilité de l’Empire ; car s’il venait à se dissoudre,
ils seraient comme les autres entraînés dans sa ruine. Mais un tel désastre
ne se produira pas. L’Empire durera autant que le
monde[11]. Bien plus, la
durée du monde dépend de la sienne. Nous savons
que la fin des choses créées, avec les calamités qui doivent en être les
avant-coureurs, n’est retardée que par le cours de l’Empire romain[12]. Aussi les
chrétiens prient-ils chaque jour pour l’Empire et pour l’empereur. Si vous vous persuadez que nous ne prenons aucun intérêt à
la vie des Césars, ouvrez nos livres : ils sont la parole de Dieu, nous ne
les cachons à personne. Vous y apprendrez qu’il nous est ordonné de pousser
la charité jusqu’à prier pour nos persécuteurs. Vous y trouverez cette règle
formelle : Priez pour les princes, pour les puissances de la terre, afin que
vous jouissiez d’une tranquillité complète[13]. Cette règle est
fidèlement observée. Nous, chrétiens, nous
invoquons pour le salut des empereurs le Dieu vivant... Les yeux levés au
ciel, les mains étendues parce qu’elles sont pures, la tête nue parce que
nous n’avons à rougir de rien, sans formules dictées à l’avance parce que
chez nous c’est le cœur qui prie, nous demandons tous pour les empereurs,
quels qu’ils soient, une longue vie, un règne tranquille, la sûreté dans le
palais, la valeur dans les armées, la fidélité dans le sénat, la vertu dans
le peuple, la paix dans le monde, enfin tout ce qu’un homme, tout ce qu’un
prince peut désirer[14]. Saintement ligués contre Dieu, nous l’assiégeons de nos
prières, afin de lui arracher par une violence qui lui est agréable ce que
nous demandons. Nous l’invoquons pour les empereurs, pour leurs ministres,
pour toutes les puissances, pour l’état présent du siècle, pour la paix, pour
l’ajournement de la catastrophe finale[15]. Remarquez cette
pensée, cette étrange appréhension, identifiant les destinées de l’Empire
romain avec celles du monde : la catastrophe dernière, pour Tertullien, c’est
à la fois la fin du monde et la fin de l’Empire !
Une telle fidélité ne pouvait aller sans l’obéissance.
Tertullien rappelle à tout instant l’obéissance non seulement exacte, mais
affectueuse des chrétiens. Ils savent que leur
Dieu a établi l’empereur, et comprennent qu’ils lui doivent amour, respect,
honneur[16]. L’empereur est
pour eux le premier après Dieu[17]. Aussi les
factions ne se recrutent-elles jamais dans leurs rangs. Parmi les fauteurs d’Albinus, de Niger, de Cassius, on n’a
pu trouver un seul chrétien[18]. Persécutés, ils
meurent, ils ne se révoltent pas. Ils le pourraient peut-être, car leur force
croît chaque jour avec leur nombre ; mais ils ne le veulent pas, parce que
cela leur est défendu. Bossuet a résumé, avec la simplicité de sa grande
parole, toute la doctrine de Tertullien sur ce point. Les chrétiens avaient reçu ces instructions comme des
commandements exprès de Jésus-Christ et de ses apôtres ; et c’est pourquoi
ils disaient aux persécuteurs, par la bouche de Tertullien, dans la plus
sainte et la plus docte apologie qu’ils leur aient jamais présentée, non pas
: On ne nous conseille pas de nous soulever, mais, cela nous est défendu, vetamur ; ni, c’est une chose de
perfection, mais, c’est une chose de précepte, præceptum est nobis ; ni, que c’est bien fait de servir
l’empereur, mais que c’est une chose due, debita imperatoribus, et due encore, comme on a vu, à titre de
religion et de piété, pietas et
religio imperatoribus debitæ ; ni, qu’il est bon d’aimer le prince, mais
que c’est une obligation et qu’on ne peut s’en empêcher, à moins de cesser en
même temps d’aimer Dieu qui l’a établi, necesse est ut et ipsum diligat.
C’est pourquoi on n’a rien fait et on n’a rien dit, durant trois cents ans,
qui fît craindre la moindre chose ou à l’Empire et à la personne des
empereurs, ou à leur famille ; et Tertullien disait, comme on a vu, non
seulement que l’État n’avait rien à craindre des chrétiens, mais que, par la
constitution du christianisme, il ne pouvait arriver de ce côté-là aucun
sujet de crainte : a quibus nihil timere possitis : parce qu’ils sont
d’une religion qui ne leur permet pas de se venger des particuliers, et à
plus forte raison de se soulever contre la puissance publique[19].
Ce qui prouve la profondeur et la sincérité de ces
sentiments, c’est que la comparution devant les tribunaux, la vue même des
bourreaux et des supplices, ne les altérait pas. Sur la foi d’Actes
apocryphes ou de compositions légendaires sans autorité, on se représente
trop souvent sous de fausses couleurs l’attitude des chrétiens devant leurs
juges et les paroles prononcées alors. On s’imagine que de la bouche des
martyrs sortaient de piquantes railleries ou d’éloquentes malédictions, qui
visaient d’abord les dieux, puis les magistrats, et atteignaient enfin les
empereurs. On croit les honorer en leur prêtant beaucoup d’esprit ou beaucoup
de violence. La lecture des pièces authentiques, des documents contemporains
ou du moins vraiment anciens, donne une idée bien différente des scènes qui
se passaient réellement devant les tribunaux aux époques de persécution. En
présence de magistrats peu enclins d’abord à verser le sang, mais que la
résistance exaspérait, devant les instruments de torture contre lesquels ni
le sexe ni l’age ne les protégeaient, au milieu des clameurs de populations
fanatiques, sous l’outrage de calomnies odieuses, les martyrs perdaient
rarement le sang-froid, la dignité, la patience, et surtout le respect de
l’autorité impériale. Ils lançaient quelquefois le sarcasme aux dieux (moins souvent même qu’on
ne le croit, car dans les documents dignes de foi se rencontrent rarement les
longues controverses imaginées par les passionnaires de basse époque)
; jamais ou presque jamais un mot dur ou piquant n’était dit par eux contre
le souverain. Je trouve une seule fois, dans le recueil des Acta sincera,
une réponse où résonne un véritable accent de ressentiment et de révolte[20] ; ceux qui la
prononcent sont des laïques, des soldats, moins maîtres de leurs paroles,
moins imbus peut-être de la tradition que des docteurs et des chefs d’Églises
; Tillemont, qui fait remarquer cette circonstance, ajoute : On peut être surpris de la manière haute, forte, et, s’il
est permis de le dire, dure et injurieuse dont ils parlent au juge dans leurs
Actes et dont ils parlent quelquefois des empereurs mêmes. Ce n’est point
assurément le style ordinaire des martyrs, et on voit par presque toutes les
histoires authentiques qui nous en restent, qu’ils ont eu soin de garder le
respect envers les puissances, et la douceur que saint Paul nous recommande
si souvent après l’Évangile[21].
Sur un seul point, les chrétiens ont donné raison, en
apparence, à l’opinion de ceux qui les regardent, aujourd’hui encore, comme
ayant formé un élément à part, incapable de se fondre dans l’unité
intellectuelle, morale, sociale de l’Empire romain. Beaucoup d’entre eux, que
leur naissance ou leur fortune aurait désignés pour les fonctions publiques,
se tinrent à l’écart, au grand scandale de l’opinion, qui ne comprenait pas
plus un Romain bien né s’abstenant de concourir à l’administration de l’État
ou de la cité, que nos pères n’eussent compris un noble de l’ancien régime
refusant de défendre son pays par l’épée. On le leur reprocha souvent : jouant
sur les mots, leurs adversaires les traitaient de gens inutiles (άχρηστοι),
tristes, mous, inertes, inhabiles aux affaires. Ces épithètes, et d’autres
semblables, se rencontrent sous la plume des rares auteurs païens qui ont
daigné s’apercevoir de l’existence d’une société chrétienne : les écrivains
chrétiens les reprennent à leur tour, et s’en parent comme de titres
d’honneur. A première vue, cela étonne. Rien, dans l’Évangile ou dans
l’enseignement apostolique, ne prescrit aux membres de l’Église un complet
détachement du monde. Il leur est recommandé de ne point s’en faire les
esclaves, non d’en répudier les devoirs. Quelques-uns, dans la première
génération chrétienne, purent croire que le monde allait promptement finir ;
mais la force des choses amena bientôt pour tous une intelligence plus exacte
des paroles du Sauveur. Les apologistes qui témoignèrent, au nom de l’Église,
de la fidélité des chrétiens à l’Empire ne considéraient point celui-ci comme
une œuvre condamnée et maudite, qu’un disciple de Jésus ne pouvait servir en
conscience. Au contraire, ils disaient quelquefois aux empereurs, sans
craindre d’être démentis. Vous n’avez pas de meilleurs sujets que nous ! D’où
vint donc cet éloignement des fonctions publiques, manifesté par un grand
nombre de chrétiens ? Il eut surtout pour cause la difficulté où ils se
trouvaient de remplir celles-ci sans faire un acte continuel d’apostasie. Les
actes de la vie officielle se confondaient sans cesse, à Rome, avec ceux de
la vie religieuse : peu de magistrats pouvaient s’abstenir d’offrir des
sacrifices, d’invoquer les dieux, d’assister à des spectacles où l’idolâtrie,
la volupté, la cruauté jouaient un rôle, de donner eux-mêmes au peuple de ces
jeux criminels. De là, pour le Romain que sa situation sociale appelait aux honneurs,
soit dans la capitale de l’Empire, soit sur le théâtre plus modeste de la vie
municipale, une dure alternative, s’il était chrétien : cacher sa foi, et
contrevenir chaque jour, dans les actes officiels, aux préceptes de sa
religion ; ou se condamner à la retraite pour leur rester fidèle mais attirer
alors sur lui le mépris public, les soupçons injurieux, peut-être les
accusations de délateurs intéressés, qui dans l’honnête homme contraint à
l’oisiveté, et protestant contre elle par l’exercice de la charité, par la
pratique de toutes les vertus privées, savaient reconnaître le chrétien.
C’est au deuxième siècle que le reproche d’inertie commença d’être adressé aux fidèles. A
cette époque la persécution, moins violente qu’elle ne devait l’être en certaines
années du siècle suivant, était continuelle, et ne permettait guère aux
chrétiens scrupuleux de se départir de cette règle d’abstention. Mais quand,
au troisième siècle, les périodes de paix devinrent durables et fréquentes,
quand l’Église se vit sinon en droit, au moins en fait, reconnue pendant de
longues années par l’Empire, il devint possible d’être chrétien ouvertement,
même en exerçant des fonctions publiques, et de servir l’État sans
apostasier. Le grand nombre des fidèles que l’on trouve alors soit à la cour
des empereurs, soit dans les diverses magistratures, prouve que l’abstention,
qui avait été la règle presque générale au siècle précédent, n’était point
systématique, et ne venait pas d’une opposition de principe entre la vie publique
et la vie chrétienne. Sous Septime Sévère, dont les premières années furent
favorables à l’Église, il y avait des chrétiens non seulement au palais, mais
au sénat. Alexandre Sévère fut pendant tout son règne entouré de chrétiens :
c’était l’époque où une impératrice, un gouverneur de province, des
fonctionnaires prenaient des leçons d’Origène : sa maison[22] était
entièrement chrétienne, disent les historiens. L’empereur Philippe avait reçu
le baptême les chrétiens purent librement, sous ce règne, servir l’État, et
l’on sait que dans la persécution de Dèce moururent plusieurs martyrs qui
avaient été fonctionnaires publics sous son prédécesseur, tandis que
d’autres, restés en place, consentirent à sacrifier. Valérien, au
commencement de son règne, avait sa maison remplie de serviteurs et
d’officiers chrétiens : quand il se fit persécuteur, l’un des édits
qu’il promulgua condamna à la dégradation, à la privation des biens et à la
mort les sénateurs, les viri egregii
et les chevaliers qui professaient le christianisme. Malgré les scrupules
exagérés de quelques-uns, l’armée contenait, au commencement de Dioclétien,
un grand nombre de chrétiens, car, dès 298, Galère ordonna de les contraindre
à sacrifier, ou, s’ils refusaient, de les exclure du service militaire.
On voit que, au troisième siècle, les chrétiens ne
fuyaient nullement les charges qui pesaient sur tous les citoyens : c’est une
remarque d’Origène[23]. Selon les
expressions si souvent citées de Tertullien, ils naviguaient, combattaient,
cultivaient la terre comme les autres[24] ; ils
remplissaient les villes, les camps, le sénat, le forum, et ne laissaient aux
païens que les temples[25]. Des divers
éléments dont se composait la vie antique, les temples, c’est-à-dire
l’idolâtrie, avec tous ses accessoires, toutes ses dépendances, avec ses
joies impures, ses voluptés cruelles, ses mœurs dépravées, étaient seuls
systématiquement délaissés par eux. La question se posait donc sur cet unique
terrain : devait-on contraindre les chrétiens, non pas à remplir les devoirs de
la vie publique, qu’ils ne refusaient pas, mais à prendre part à un culte
contraire à leurs croyances, réprouvé par leur morale ? Oui, disaient les
païens aux jours où soufflait dans l’Empire un vent de persécution : le culte
des (lieux romains est le culte même de la patrie ; quiconque le repousse se
sépare d’elle, devient pour elle un étranger et un ennemi : separatim nemo habessit deos. Dans d’autres
temps, les païens raisonnaient d’une manière différente. Ils comprenaient
qu’on servit l’État sans servir les dieux. Septime Sévère et Caracalla
avaient, par une loi que nous a conservée Ulpien, admis les Juifs à être
décurions en les exemptant de toute pratique qui serait contraire à leur
culte[26]. Une telle
exemption ne paraît pas avoir, même dans les temps les plus favorables, été
accordée expressément aux chrétiens ; mais elle l’était tacitement, et il
n’est pas douteux que sous Alexandre, sous Philippe, dans les premières
années de Valérien, de Dioclétien, des fidèles aient pu remplir des charges
de cour ou gérer des fonctions publiques sans être contraints à des actes
d’idolâtrie. Les païens avaient donc, selon les temps, deux manières
différentes d’envisager la question chrétienne : tantôt ils décidaient que
l’État et l’Église ne pouvaient coexister, et qu’il fallait contraindre les
chrétiens à l’abjuration, ou les exterminer de la surface de l’Empire ;
tantôt ils admettaient implicitement que la coexistence, ou plutôt l’intime
mélange des deux sociétés, n’avait rien d’anormal en principe, rien de périlleux
en fait, que les chrétiens étaient des citoyens comme les autres, qu’ils
pouvaient tenir, au même titre que les autres, leur place dans les
assemblées, dans la milice, dans tous les emplois publics ou privés, et que
l’État pouvait agréer leurs services sans les mettre en demeure d’abjurer
leur religion. Quand on fait, comme nous l’avons tenté, la statistique des
temps où l’Église fut proscrite, et de ceux où elle fut tolérée et même
implicitement reconnue par l’État, on constate que, de 64 à 313, les années de
persécution et celles de paix se balancent à peu près également : au
troisième siècle, les périodes paisibles l’emportent des trois quarts sur les
périodes agitées, et l’Église peut opposer soixante-quinze années de
tranquillité à vingt-cinq années de lutte. Ces chiffres sont la meilleure
réponse aux historiens qui, pour expliquer les persécutions, prétendent que
l’existence de l’Église et celle de l’État romain étaient incompatibles.
Pendant soixante-quinze années du troisième siècle l’État pensa autrement et,
plusieurs fois, reconnaissant expressément que ses défiances étaient sans
objet, il rendit à l’Église une paix que lui seul avait troublée.
La cause des persécutions ne doit donc pas être cherchée
dans une prétendue incompatibilité entre les doctrines, les mœurs, le genre
de vie des chrétiens, et les institutions du monde romain. Cette incompatibilité
est une découverte des modernes : les anciens ne s’en étaient pas aperçus, et
quand ils se plaignaient des chrétiens, c’était, comme Celse, Ælius Aristide,
pour leur reprocher de ne pas se mêler assez au mouvement politique et social
(nous avons dit les
motifs de cette réserve), non pour les accuser d’y apporter en s’y
mêlant un trouble quelconque. Il faut, croyons-nous, chercher ailleurs que
dans de hautes raisons politiques l’origine de l’hostilité dont, à certaines
époques, les diverses classes de la société romaine, empereurs, magistrats,
lettrés, peuple, se montrèrent animés contre les adorateurs du Christ. C’est
en bas, dans les régions inférieures de la pensée, dans les ténébreux replis
du cœur humain, que se formèrent les orages dont l’Église fut tant de fois
enveloppée. La première des persécutions, celle qui donna le branle à toutes
les autres, eut pour cause un affreux mensonge de Néron. La jalousie et la cupidité
de Domitien furent l’origine de la seconde. Dès lors, le droit se trouva posé
: le crime de christianisme fut inscrit dans les lois. Pendant tout le second
siècle, il suffit de la volonté d’un accusateur pour faire tomber sur la tète
d’un chrétien le glaive toujours suspendu. La vie des membres de l’Église
était à la merci de tous les vils sentiments dont s’inspire la délation. Les
uns furent sacrifiés à des calomnies atroces, issues de l’imagination
grossière des foules, propagées dans les bas-fonds de la société, répétées
par la crédulité populaire. D’autres furent immolés à des haines plus
raffinées, à la jalousie d’adversaires intellectuels, de philosophes vaincus
dans une dispute, de professeurs irrités des succès de l’enseignement
chrétien. D’autres périrent victimes de la superstition publique, et, à la
voix des prêtres, arrosèrent de leur sang les autels des dieux. La
superstition était plus répandue qu’on ne pourrait le croire pendant le
siècle des Antonins, dans cet âge d’or de l’Empire qui vit la philosophie
assise sur le trône. Les plus intelligents, les meilleurs, croyaient aux
songes, aux présages, à la divination, aux oracles : le sceptique Hadrien
comme le méditatif Marc-Aurèle étaient superstitieux à l’excès ; il n’est pas
un conte de bonne femme auquel ils ne prêtassent une oreille crédule dans
leurs douleurs privées ou dans les calamités publiques. Sur ce point, ils
étaient du peuple comme le plus humble des prolétaires ou le dernier des
esclaves : lorsqu’un des organes officiels de la superstition élevait la voix
pour demander des victimes expiatoires, ils ne savaient pas refuser. Si
puissante au deuxième siècle sur des esprits à d’autres égards si éclairés,
la superstition devait l’être plus encore au siècle suivant, oit le trône fut
occupé par tant d’aventuriers parfois intelligents, énergiques, mais souvent
de naissance obscure et d’éducation imparfaite. Ce fut un adepte des sciences
occultes qui décida l’empereur Valérien, à proscrire les adorateurs du
Christ. Dioclétien commença la dernière persécution à la suite des plaintes
des haruspices qui ne pouvaient trouver dans les entrailles des victimes les
signes accoutumés, et après avoir consulté l’oracle d’Apollon Didyméen.
Galère, en excitant son collègue contre les chrétiens, suivait les conseils
de sa mère, vieille montagnarde à demi sorcière. D’autres persécutions du
troisième siècle furent commencées pour des motifs de nature différente, nais
d’un ordre également peu élevé : Maximin fit la guerre aux chrétiens par
réaction contre Alexandre, qui les avait protégés, et Dèce par réaction
contre Philippe, qui était chrétien.
On s’étonne que les persécutions, nées le plus souvent de
motifs bas ou futiles, aient fait verser tant de sang. Il semble que la
disproportion entre la cause et l’effet aurait dû avertir les chefs de la
société romaine, et leur faire comprendre ce qu’il y avait de criminel à
faire périr tant de milliers de personnes sans même avoir l’excuse de la
raison d’État, simplement pour satisfaire un mouvement de jalousie, apaiser
les réclamations de prêtres fanatiques ou faire faire les cris d’un peuple
superstitieux. Comment des hommes qui n’étaient pas tous des monstres, dont
plusieurs comptent au contraire parmi les meilleurs souverains qui aient
honoré le monde romain, se montrèrent-ils si peu ménagers du sang de leurs
sujets ? Pour le comprendre, il faut se rappeler que, dans l’antiquité, la
vie humaine était considérée comme une chose de peu de prix. L’exécution d’un
patricien, d’un chevalier, de quelqu’un de ces nobles proscrits qu’un Tibère,
un Néron ou un Domitien poursuivirent .de leur haine, soulevait la conscience
publique : l’empereur qui s’en rendait coupable passait au nombre des tyrans,
le fer rouge d’un Tacite ou le fouet cinglant d’un Juvénal le marquait au
front d’un stigmate immortel. Mais le meurtre des esclaves, des gladiateurs,
de ceux qu’un caprice du pouvoir ou la haine populaire mettait hors la loi,
n’était point compté pour un crime : on l’associait aux amusements du peuple
romain. Les souverains les plus éclairés et les plus doux versèrent ce sang
vil avec autant d’insouciance ou d’inconscience que les plus mauvais.
Vespasien, qui n’était pas sanguinaire, bâtit le Colisée. Titus, les délices
du genre humain, fit mourir dans les amphithéâtres plus d’hommes que Néron le
parricide. Trajan, grand capitaine et grand politique, célébra son triomphe
sur les Daces par l’immolation de dix mille gladiateurs. Qu’un maître fût
assassiné dans sa maison, on conduisait au supplice, pour faire un exemple,
ses quatre cents esclaves, et les membres les plus éclairés du sénat
approuvaient un tel massacre. Pendant trois siècles d’Empire païen, des
millions de gladiateurs et de bestiaires, engagés volontaires ou condamnés,
périrent sous les yeux du peuple, avec la complicité et par la munificence
des meilleurs souverains, dans d’immenses et splendides monuments construits
pour abriter ces tueries. Quand la vie Humaine était comptée pour si peu de
chose, la crainte de verser sans raison suffisante le sang des petits, des
pauvres, des esclaves, qui composaient la majorité de la population
chrétienne, ou même des gens de bonne famille qui s’étaient volontairement
dégradés en s’unissant à ces incapables, sortis de
la dernière lie du peuple[27], n’arrêtait
longtemps ni les ennemis dont la haine aveugle réclamait leur mort, ni le
souverain ou le juge qui l’ordonnait.
— IV —
Tel est, réduit à la réalité des faits, le grand drame des
persécutions, où les plus bas instincts de la nature humaine jouèrent tour à
tour ou simultanément leur rôle dans la lutte contre le christianisme : s’il
s’y joint parfois une idée politique, qui, même erronée, ennoblirait
singulièrement cette lutte[28], elle disparaît
le plus souvent dans la mêlée confuse des éléments inférieurs.
Le volume que nous offrons aujourd’hui au public
n’embrasse pas toute l’histoire dont nous avons dû, dans les pages qui
précèdent, esquisser les lignes générales. Il n’en racontera qu’une période.
Notre récit s’arrêtera aux dernières années du deuxième siècle, à 1’époque où
la persécution organisée par le rescrit de Trajan va faire place à la
persécution par édit, c’est-à-dire à un système tout différent. La première
partie de l’histoire des persécutions se termine naturellement ici. L’Église
n’est pas encore victorieuse ; mais sa victoire, bien que lointaine,
s’annonce déjà par des signes certains. Le deuxième siècle, en finissant,
laisse l’Élise enracinée sur tous les points de l’Empire romain, répandue
dans tous les rangs de la société, glorieuse de ses martyrs, fière de ses
écrivains. Elle a vu s’émousser sur la cuirasse
et le bouclier de sa foi les armes les plus diverses, depuis le
fer du bourreau jusqu’à la plume du pamphlétaire ou l’inconsciente calomnie
de l’homme du peuple. Elle a triomphé des bons comme des mauvais empereurs,
d’un Trajan ou d’un Marc Aurèle comme d’un Néron ou d’un Domitien. De
nouveaux combats l’attendent : on peut dire cependant qu’elle est déjà
maîtresse du champ de bataille. Au moment où se termine notre étude,
l’agitation du combat a provisoirement cessé. Obtenue de Commode par les
influences chrétiennes qui dès lors remplissent le palais, une sorte de
suspension d’armes, prélude des traités de paix du siècle suivant, permet aux
fidèles de respirer, après des souffrances qui ont rempli les dernières
années du premier siècle et la plus grande partie du second. Quinze années
paisibles et fécondes vont s’écouler pour eux entre les dernières
applications du rescrit de Trajan et la première épreuve de l’édit de Sévère.
L’étude aussi exacte que possible des textes joue
nécessairement le premier rôle dans le récit dont je viens d’indiquer les
limites chronologiques : mais celle des monuments y tient aussi une place
considérable. On a vu plus haut quelles lumières les recherches poursuivies
depuis un demi-siècle dans toutes les branches de l’archéologie chrétienne
ont jetées sur une nombreuse catégorie de documents, dont l’historien des
persécutions doit nécessairement se servir. Beaucoup d’épisodes
hagiographiques, qui semblaient jusque-là flotter dans le vide, entre la
légende et la réalité, ont désormais un point d’appui solide. Sortis de la
région intermédiaire où ils erraient comme de pâles fantômes, ils se raniment
et prennent corps en touchant la terre, dont la pioche des archéologues a
fait jaillir les monuments. L’histoire des martyrs trouve en beaucoup de
lieux ses fondements dans le sol. Quand, il y a douze ans (1872), j’essayais
d’introduire les lecteurs français dans les sombres et lumineuses profondeurs
de la Rome
souterraine déblayée par le travail infatigable de M. de Rossi, il me
semblait leur faire toucher du doigt, au fond des catacombes, les
indestructibles assises sur lesquelles s’élèverait un jour, renouvelée et
rajeunie, l’histoire des premiers temps chrétiens. Incapable d’embrasser
celle-ci dans son ensemble, je viens d’étudier un des nombreux sujets qu’elle
renferme, et qu’il est possible d’en détacher. Si le travail qu’on va lire a
quelque solidité, il le doit aux monuments sur lesquels il s’appuie. La
plupart des écrivains qui, depuis quelques années, en France et en Allemagne,
ont parlé des persécutions, quelquefois avec compétence et talent, oublient
qu’à côté des documents écrits il y a des témoins dignes d’être interrogés,
et que parfois la muette déposition de quelque vieux pan de mur, de quelque
paroi de crypte couverte de peintures grossières, de quelque inscription
tracée par la main hâtive d’un contemporain des martyrs, nous en apprennent
sur ceux-ci plus que bien des pages. Seul ou presque seul, dans un essai remarquable
à bien des égards[29], M. Doulcet s’en
est souvenu, et s’est montré vraiment familier avec les découvertes
archéologiques. Je le rencontrerai plus d’une fois sur ma route : ses maîtres
et ses amis sont les miens, et nos idées suivent souvent le même sillon. Mais
nos visées sont différentes. Là où il n’a voulu écrire qu’une dissertation,
j’essaie de faire un livre, avec l’ampleur de forme et l’abondance de détails
que ce mot comporte. J’en publie aujourd’hui la première partie, qui se
suffit à elle-même et contient un sujet complet. Un jour, s’il plaît à Dieu,
je conduirai plus loin l’histoire des persécutions, et la mènerai jusqu’à la
victoire définitive de l’Église. Les documents archéologiques, si utiles pour
l’étude des deux premiers siècles, fourniront des renseignements plus
nombreux et plus précis encore pour celle du troisième.
Rouen, 6 novembre 1884.
|