I. — Les martyrs de la Gaule Lyonnaise.
La Gaule
chrétienne, dont les origines sont couvertes d’une profonde obscurité, entre
tout à coup dans l’histoire à la fin du règne de Marc-Aurèle. Une lettre
adressée par les serviteurs du Christ, qui
habitent à Vienne et à Lyon, dans la
Gaule, aux frères d’Asie et de Phrygie, lettre
d’une authenticité aussi indiscutable que celle où l’Église de Smyrne raconte
le martyre de saint Polycarpe, et d’une beauté morale plus grande encore,
s’il est possible, montre l’Église de Lyon tout à fait constituée en 177[1], et traversant
une crise épouvantable, d’où sa foi sort victorieuse.
Lyon, à cette époque, était la métropole administrative,
politique, financière de trois provinces. Elle se divisait, pour ainsi dire,
en deux villes.
L’une, située entre la Saône et le Rhône, était la ville fédérale et
religieuse, propriété collective des soixante cités des trois Gaules,
jouissant de grands privilèges, et relevant, pour le gouvernement et
l’administration, du prêtre chargé de desservir l’autel de Rome et d’Auguste.
L’autre, bâtie au bord de la Saône, sur la colline de
Fourvière, était la ville politique, administrative, la colonie romaine : là
se trouvaient le forum, le palais impérial, le palais du gouverneur, l’hôtel
des monnaies, le théâtre, l’amphithéâtre[2] : là vivait la
riche bourgeoisie, investie des charges municipales.
Le 1er août, jour anniversaire de la consécration
de l’autel, les députés des trois Gaules assistaient en commun, autour de
l’autel de Rome et d’Auguste, à des jeux et à des fêtes d’un caractère plus
littéraire apparemment que sanglant[3] ; puis ils se
réunissaient en une sorte d’assemblée parlementaire (concilium
Galliarum), élisaient le prêtre[4], votaient des
récompenses, formulaient peut-être des plaintes, vérifiaient les comptes des
fonctionnaires chargés d’administrer la caisse qui subvenait aux frais du
culte, des réunions périodiques, et généralement aux dépenses de la ville
fédérale[5].
Cet ensemble d’institutions, dans lesquelles une politique
habile savait mélanger à dose égale l’autonomie provinciale et l’unité
romaine, et où la ville de Lyon trouvait la source de sa grandeur et de sa
prospérité, avait inspiré à ses habitants un enthousiasme sans bornes pour Rome et Auguste, pour l’Empire et ses dieux.
Mais à côté de la population lyonnaise proprement dite, il
y avait une population flottante, moins imbue de patriotisme local, plus
ouverte aux souffles du dehors. Celle-ci, amenée parla Méditerranée et le
Rhône dans la métropole gauloise, à la faveur du grand mouvement commercial
qui reliait les diverses parties de l’Empire, et dont Lyon était un des plus
importants entrepôts[6], avait initié de
bonne heure ses habitants aux cultes étranges de l’Orient[7] ; mais elle leur
avait, en revanche, apporté les premières semences du christianisme. On
comptait dans l’Église lyonnaise du deuxième siècle beaucoup de chrétiens de
Grèce, d’Asie, de Phrygie. Saint Irénée, le bras droit du vieil évêque
Pothin, était Grec, disciple de Papias et de saint Polycarpe. Il y avait sans
doute, dans cette communauté, beaucoup de Lyonnais d’origine ; mais la
présence de nombreux Asiatiques, les communications presque quotidiennes avec
l’Orient, donnaient probablement au groupe chrétien de Lyon, comme à celui de
Vienne, composé des mêmes éléments, une apparence exotique, qui excitait les
défiances du patriotisme local.
Celui-ci devenait surtout ombrageux aux approches de la
fête du mois d’août. Les deux parties de la ville se remplissaient alors, non
seulement de magistrats, de prêtres, de délégués des cités, mais encore de
paysans, de marchands, accourus de toutes les provinces pour prendre part à
la grande foire[8]
qui coïncidait avec les réunions et les jeux. Longtemps auparavant, Lyon se
préparait à recevoir tous ces hôtes, et le peuple, en grande partie oisif
comme l’étaient alors les gens libres des grandes villes, s’agitait dans
l’attente des distractions et des profits qui lui étaient réservés. Peut-être
cette agitation était-elle commencée quand une cause inconnue, une sorte de
mot d’ordre venu on ne sait d’où, tourna contre les chrétiens l’esprit mobile
et déjà surexcité de la foule. On les accablait d’opprobres ; on ne pouvait
plus les souffrir dans les lieux publics, dans les thermes, au forum ; quand
l’un d’eux passait dans la rue, c’étaient des cris, des coups, on le
dépouillait, on lui jetait des pierres, on l’enfermait. Bientôt les
principaux de la cité, les gens de la ville haute, s’émurent ; mais, loin de
prendre la défense des opprimés, ils firent cause commune avec le peuple. Le
légat impérial était absent ; on ne l’attendit pas pour commencer le procès
des chrétiens. Un tribun de la treizième cohorte urbaine, stationnée à Lyon[9], et les
magistrats de la colonie, c’est-à-dire les duumvirs, arrêtèrent tous ceux que
la voix publique désigna : on les interrogea, ils confessèrent leur foi, et
furent jetés en prison. Mesure certainement illégale, car depuis la fin du
premier siècle la juridiction criminelle avait, dans les colonies, passé tout
entière des duumvirs aux officiers impériaux[10].
Quand le légat fut enfin rentré à Lyon, les prisonniers
comparurent devant le tribunal. Un jeune chrétien, de grande famille et de
grande vertu, Vettius Epagathus, assistait à l’interrogatoire. Il fut saisi
d’indignation à la vue des tortures que l’on faisait subir aux accusés, et,
s’avançant au pied du tribunal : Je demande,
dit-il, qu’on me permette de plaider la cause de
mes frères ; je montrerai clairement que nous ne sommes ni athées ni impies.
Il se fit alors une grande rumeur : Vettius Epagathus était connu de tous, et
son intervention produisait un effet considérable. Cependant le légat
n’accéda pas à sa pétition, quoiqu’elle frit très juste et très légale, mais
lui demanda seulement s’il était chrétien. Oui,
répondit-il d’une voix éclatante. Il fut alors, dit la lettre, mis au nombre des martyrs. Voici l’avocat des chrétiens ! s’écria le juge,
en raillant[11].
On ne pouvait avouer plus clairement que, seuls entre tous les accusés
romains, les chrétiens devaient être privés du ministère des avocats[12].
La première comparution des accusés devant le légat eut un
résultat malheureux : dix chrétiens, mal préparés
et mal exercés[13], — car, dès
cette époque, on vivait dans l’attente du martyre, et les vrais fidèles s’y
préparaient de longue date, comme des athlètes ou des gladiateurs s’exercent
d’avance au combat[14], — renièrent
leur foi, par peur des tourments. Ce fut une grande douleur pour les héroïques
confesseurs qui remplissaient les prisons, le sujet d’un profond
découragement pour les chrétiens demeurés libres qui, au prix de mille
difficultés, les visitaient et les assistaient dans leur captivité[15]. Mais
promptement les vides causés par ces défections se remplirent : contrairement
aux rescrits de Trajan et d’Hadrien, on faisait, à Lyon et à Vienne, la
recherche des chrétiens, et les plus considérables de ces deux Églises, leurs
colonnes, leurs fondateurs[16], étaient chaque
jour incarcérés.
Cependant l’instruction se poursuivait. Soit scrupule
d’équité, soit ignorance des règles juridiques concernant les chrétiens, le
légat, au lieu d’appliquer simplement le rescrit de Trajan, et de condamner
les confesseurs sans examiner s’ils étaient ou non coupables de crimes de
droit commun, fit porter sur ce dernier point. tout l’effort de la procédure.
Les esclaves des accusés furent amenés, quoique païens[17]. On allait,
selon l’usage, les mettre à la question, afin d’obtenir des révélations sur
leurs maîtres[18],
quand, effrayés par la pensée des tortures qu’ils avaient vu infliger à
ceux-ci, ils déclarèrent, sur le conseil et presque sous la dictée[19] des soldats (τών
στρατιωτών),
c’est-à-dire probablement des officiales
du légat[20],
que les chrétiens commettaient tous les crimes dont l’imagination populaire
les chargeait : les repas de Thyeste, les
incestes d’Œdipe, et d’autres énormités qu’il ne nous est permis ni de dire
ni de penser, et que nous ne pouvons même croire avoir jamais été commises
par des hommes[21].
Cette déclaration porta au comble la fureur du peuple.
Soit pour lui complaire, soit dans l’espoir de leur arracher des aveux, les
accusés furent mis une seconde fois à la torture. Un rescrit de Marc-Aurèle
et Lucius Verus permettait de torturer plusieurs fois le même accusé[22] : surtout,
ajoute un jurisconsulte, quand l’évidence l’accable, et qu’il a endurci dans
les tourments son corps et son âme[23]. Le mensonge des
esclaves avait, aux yeux du juge, produit l’évidence ; la constance montrée
par les martyrs les faisait sans doute paraître endurcis de corps et d’âme.
Ils le parurent plus encore après cette seconde épreuve. Quatre d’entre eux,
surtout, lassèrent les bourreaux : Attale, de Pergame, qui était la colonne et l’appui de notre Église
; Sanctus, diacre de Vienne ; Maturus, néophyte ; l’esclave Blandine.
La lettre donne d’horribles et admirables détails sur les
tortures subies par Blandine et Sanctus.
Par celle-là, le Christ a
montré que ce qui est vil, informe, méprisable aux yeux des hommes, est en
grand honneur auprès de Dieu, qui considère le réel et fort amour, non de
vaines apparences[24]. Tout le monde,
et surtout celle qui, selon les hommes, était la maîtresse de Blandine,
maintenant sa compagne de martyre, tremblait en considérant ce petit et
faible corps ; mais son âme fut si forte que, du matin jusqu’au soir, elle
lassa plusieurs escouades de bourreaux, qui s’avouaient vaincus, s’étonnaient
qu’elle vécût encore, toute déchirée et percée, après tant de supplices dont
un seul, disaient-ils, eût suffi à la tuer. Elle, cependant, reprenant des
forces, oubliait ses souffrances, en confessant sa foi et en répétant : Je suis chrétienne, il ne se fait rien de mal parmi nous.
Voilà de quoi le christianisme avait rendu capable une pauvre fille esclave !
La servante Blandine, dit M. Renan, dont j’aime à citer ici les paroles, montra qu’une
révolution était accomplie. La vraie émancipation de l’esclave,
l’émancipation par l’héroïsme, fut en grande partie son ouvrage[25]. Mais cet
héroïsme lui-même avait pour principe, comme le rappelle plus éloquemment
encore la lettre de 177, un grand et fort amour de Dieu.
Sanctus ne fut pas moins courageux. Après chaque torture
on l’interrogeait, lui demandant, selon l’usage, son nom, sa patrie, sa
ville, s’il était esclave ou libre ; à chaque question il répondait : Christianus sum[26]. Dans leurs
réponses aux interrogatoires, comme sur leurs marbres funéraires, les
premiers fidèles dédaignaient, ordinairement, d’indiquer leur pays, leur
filiation, leur condition sociale[27] ; comme pour
montrer, dit la lettre, que dans le titre de chrétien nom, patrie, famille,
étaient contenus[28]. En vain les
tortures les plus affreuses furent-elles appliquées à Sanctus ; en vain
posa-t-on des lames ardentes sur les parties les plus sensibles de son corps[29], en vain,
couvert de plaies, contracté, tordu, lui fit-on perdre jusqu’à l’apparence
humaine : on ne put tirer de lui une autre parole. Quelques jours après, on
voulut le mettre de nouveau à la question : toutes ses cicatrices avaient
disparu, sa taille s’était redressée : la nouvelle torture lui fut, dit la
lettre, un rafraîchissement et un remède plutôt qu’une peine.
Cependant les confesseurs n’étaient pas seuls nais à la
question : on y appliqua aussi une chrétienne nommée Bibliade, qui d’abord
avait apostasié. Elle avait été une première fois fragile et lâche : le juge
espérait obtenir d’elle de compromettants aveux. Nais la torture fut pour
Bibliade une salutaire leçon ; elle pensa aux supplices de l’enfer ;
s’éveillant comme d’un profond sommeil, on l’entendit s’écrier : Comment se pourrait-il faire qu’ils mangeassent des
enfants, ces hommes qui n’ont même pas la permission de goûter le sang des
animaux ?[30] Elle se confessa
chrétienne, et fut mise au nombre des martyrs.
La torture était restée sans effet ; on essaya des
rigueurs de la prison[31]. Des cachots
étroits, sans air ni lumière, des ceps passés aux pieds et serrés jusqu’au
cinquième trou[32],
la brutalité de geôliers experts en toutes les vexations, tel fut le nouveau
supplice infligé aux confesseurs. Les plus robustes y résistèrent ; d’autres,
nouvellement arrêtés, et qui n’avaient pas eu le temps de s’endurcir,
moururent en prison. L’un de ceux qui périrent ainsi fut le vénérable évêque
Pothin, que ses quatre-vingt-dix ans, et une santé très faible, marquaient
d’avance pour une prompte mort, malgré la vigueur de son âme. Après son
arrestation, à avait été porté au tribunal par les gens de l’officium : les magistrats de la cité et tout le
peuple suivaient en poussant des clameurs. Quel
est le Dieu des chrétiens ? lui demanda le légat. — Tu le connaîtras, si tu en es digne, répondit
Pothin. On l’emmena, en l’accablant d’injures, de coups de pieds ; ceux qui
étaient trop loin pour frapper jetaient des pierres. Il fut enfin conduit,
respirant encore, dans la prison ; deux jours après il rendait l’âme.
Le légat, cependant, avait prononcé la sentence. Les
accusés survivants furent partagés en escouades, destinées à divers
supplices. On commença par Maturus, Sanctus, Blandine et Attale, condamnés
aux bêtes. Une venatio extraordinaire
eut lieu à leur occasion. Maturus et Sanctus furent introduits ensemble dans
l’amphithéâtre, immense édifice appuyé au flanc de la colline, d’où le regard
du spectateur embrassait le cours sinueux des deux fleuves, et, dans le
lointain, la plaine immense bordée d’un côté par les pics étincelants des
Alpes, de l’autre par les sombres sommets de la chaîne du Pilat[33]. Mais d’autres
objets que ce magnifique paysage attiraient l’attention du peuple. C’est sur
des victimes humaines que son œil était fixé. Après avoir, suivant l’usage,
contraint les deux chrétiens à défiler devant des bourreaux armés de fouets,
on leur fit subir diverses tortures ; on les exposa ensuite aux morsures des
bêtes, qui traînèrent leurs corps sur la sable ; puis, relevés, on les assit
dans une chaise rougie au feu ; enfin on leur coupa la gorge. Pendant ce
temps, Blandine, au milieu de l’arène, était attachée à un poteau[34], élevé
probablement sur un tertre ou une estrade[35] ; les chrétiens
croyaient voir, non leur sœur, mais Jésus crucifié. Aucune bête ne la toucha[36] : on la délia
alors du poteau, et on la reconduisit en prison. Attale
! Attale ! s’écria le peuple. Le condamné fut promené autour de
l’amphithéâtre, portant un écriteau avec ces mots : Attalus christianus[37]. Tout à coup le
légat apprit qu’Attale était citoyen romain. Il n’osa passer outre au
supplice et le fit ramener en prison. Le cas pouvait se présenter pour
d’autres chrétiens : le légat crut prudent de consulter l’empereur, et lui
envoya un rapport sur toute cette affaire.
C’est ici le moment de jeter un regard sur l’intérieur de
la prison, où les condamnés attendirent pendant un temps assez long la
réponse impériale.
La prison ne contenait pas seulement des martyrs pêle-mêle
avec eux étaient détenus les apostats. Légalement, ceux-ci auraient dû être
absous ; mais, je l’ai dit, le légat n’avait point observé les rescrits de
Trajan et d’Hadrien ; il avait vu dans les chrétiens des criminels de droit
commun, coupables de ces forfaits horribles dont les avait chargés la lâche
déclaration des esclaves. Dès lors, il n’y avait pour lui aucune différence
entre ceux qui avaient confessé et ceux qui avaient renié le Christ. Ces
derniers n’étaient plus chrétiens, mais ils avaient jadis participé, comme
tels, à des actes de débauche, de meurtre, de cannibalisme. On les retenait
donc en prison, humiliés, anéantis, regardant avec envie les visages joyeux
des confesseurs qui portaient leurs chaînes comme une fiancée porte les
franges d’or de ses vêtements de noce, contemplant avec désespoir l’activité
sereine de ces héros qui, du fond de leur cachot, au milieu des malades et
des mourants, s’inquiétaient des affaires de l’Église, prêtaient l’oreille
aux inquiétants progrès du montanisme, écrivaient sur ce sujet en Asie, en Phrygie,
rédigeaient une adresse au pape Éleuthère[38], et en même
temps s’avertissaient mutuellement de leurs défauts, se corrigeaient l’un
l’autre des excès auxquels une austérité mal entendue avait pu porter
quelques-uns[39].
L’humilité et la charité des confesseurs étaient trop
grandes pour laisser sans secours les malheureux tombés.
Dans leur modestie, ils s’inquiétaient eux-mêmes de leur persévérance finale
; avec une exquise délicatesse, ils refusaient le titre de martyrs ;
n’accusant personne, ne liant personne,
pardonnant tout, excusant tout, priant pour leurs juges, pour leurs
bourreaux, ils invoquaient surtout, avec d’abondantes larmes, la miséricorde
divine pour ceux qui, par faiblesse, avaient renié Jésus. Leurs touchantes
supplications furent exaucées : avec l’aide des
vivants, les membres morts de l’Église se ranimèrent peu à peu ; ceux qui
avaient rendu témoignage se réjouirent sur ceux qui avaient d’abord refusé le
témoignage ; et l’Église, cette vierge mère, conçut encore une fois dans son
sein les avortons qui en avaient été arrachés[40]. Presque tous
les tombés revinrent l’un après
l’autre à Jésus, et se préparèrent, sous l’œil paternel des martyrs, à
comparaître de nouveau devant le tribunal.
Ils furent assignés avec les autres captifs dès que le
légat eut reçu la réponse de Marc-Aurèle. Elle était dure et cruelle[41]. Le nouveau
rescrit rappelait et confirmait les règles posées par Trajan et Hadrien :
condamner à la peine capitale ceux qui s’avoueront chrétiens, absoudre ceux
qui renieront. Ignorant ce qui s’était passé dans l’intérieur de la prison,
le légat s’imaginait que, pour les renégats, le procès allait être une
affaire de pure forme : ils renouvelleraient leur négation, et, sur l’ordre
de l’empereur, seraient renvoyés libres. On voulut donner une grande
solennité à l’audience. On en fit comme l’inauguration de la grande fête du
mois d’août, et c’est en présence d’une immense foule, appartenant à toutes
les provinces gauloises, que les prisonniers furent conduits au pied du
tribunal.
L’interrogatoire fut sommaire : quiconque s’avouait
chrétien était condamné aux bêtes, ou, s’il était citoyen romain, à la
décapitation : dans ce cas, au lieu de le réserver pour l’amphithéâtre, on le
conduisait hors de la ville, dans le terrain d’alluvion situé au confluent
des fleuves (vers
Ainay), pour y subir son supplice[42]. Quand le tour
des renégats fut venu, ils répondirent intrépidement, et, à l’exception d’un
petit nombre de lâches, se déclarèrent chrétiens comme les autres. La foule
païenne, le légat et ses assesseurs furent saisis d’étonnement. Ils
reportèrent leur fureur sur ceux dont l’influence pouvait avoir causé ce
revirement inattendu. Parmi les fidèles les plus en vue était un médecin venu
de Phrygie, et depuis plusieurs années établi à Lyon. Il se nommait
Alexandre. C’était une nature généreuse, une libre parole, qui avait toujours
prêché tout haut et sans peur la doctrine du Christ. Debout près du tribunal,
il venait d’assister avec une anxiété profonde à l’émouvante confession des
apostats repentants, laissant paraître sur son visage les sentiments qui
agitaient son cœur, et trahissant par ses gestes, par des signes
d’encouragement, la part qu’il prenait au combat. Le peuple l’avait remarqué
: C’est lui qui a fait tout le mal !
s’écria la foule frémissante. Le légat lui posa les questions d’usage, sans
obtenir d’autre réponse que celle-ci : Je suis
chrétien ! Il fut alors condamné aux bêtes, en même temps
qu’Attale, bien que ce dernier, on s’en souvient, possédât le droit de cité
romaine ; le légat n’avait pas osé le refuser aux prières du peuple, qui le
réclamait pour les combats d’animaux.
Conduits à l’amphithéâtre, Alexandre et Attale y passèrent
par toute la série de tourments qu’exigeait, pour être satisfaite, la
curiosité féroce de la foule. Alexandre ne poussa pas un cri, ne prononça pas
une parole : il s’entretenait tout bas avec Dieu. Attale, lui, éleva la voix
; quand il eut été assis dans une chaise rougie au feu, et que de tous côtés
s’exhala l’horrible fumet de ses chairs rôties : Voilà
bien, s’écria-t-il en latin, ce qu’on
peut appeler manger des hommes ! Nous, nous ne mangeons pas d’hommes, et nous
ne faisons rien de mal ! Et comme on lui demandait quel nom avait
Dieu : Dieu, répondit le martyr, n’a pas un nom comme nous autres mortels. La
lettre ne raconte point les assauts qu’Attale et Alexandre eurent
vraisemblablement à subir de la part des bêtes[43] : elle dit
seulement qu’après avoir épuisé sur eux les tourments, on les acheva avec le
glaive.
Le dernier jour de la fête fut réservé à un spectacle plus
émouvant encore, celui du supplice d’une fille et d’un enfant. Chaque jour
Ponticus, jeune chrétien de quinze ans, et l’esclave Blandine, avaient été
conduits à l’amphithéâtre, pour être témoins de la mort de leurs frères.
Chaque jour on les avait amenés devant les statues des dieux, en leur disant
de jurer par ces impies simulacres ; l’enfant et l’esclave avaient
constamment refusé. Aussi leur fit-on, quand leur tour fut venu, parcourir,
eux aussi, toute la série des supplices, qu’on interrompait, de temps en
.temps, pour leur dire : Jurez, et
qu’on reprenait dès qu’ils avaient répondu : Non.
Ponticus, soutenu par les exhortations de Blandine, mourut intrépidement. La bienheureuse Blandine demeura la dernière, comme une
noble mère qui vient d’animer ses fils au combat, et les a envoyés devant
elle, vainqueurs, au Roi[44] : suivant, à son tour, le chemin sanglant qu’ils ont
tracé, elle se prépare à les rejoindre, joyeuse, transportée à la pensée de
mourir, et semblant une invitée qui se rend au festin nuptial, non une
condamnée aux bêtes. Enfin, après avoir souffert les fouets, les bêtes, le
gril ardent[45], elle fut enfermée dans un filet et l’on amena un
taureau. Celui-ci la lança plusieurs fois en l’air avec ses cornes[46], sans qu’elle parut le sentir, tout entière à son espoir,
à la jouissance anticipée des biens qu’elle attendait, à sa conversation avec
le Christ. Enfin, comme une victime, elle fut égorgée. Jamais, disaient en sortant les spectateurs, une femme, chez
nous, n’a souffert de si nombreux et si cruels tourments[47].
La fureur des païens s’acharna sur les cadavres des
martyrs. On leur refusa la sépulture. Les restes de ceux qui étaient morts en
prison avaient été jetés aux chiens ; on y joignit ce que les bêtes et le feu
avaient épargné, et les têtes, les troncs, de ceux qui avaient été décapités.
Après que ces débris furent restés exposés pendant six jours, sous la garde
de soldats qui en écartaient les fidèles, on les brûla, et on jeta les
cendres dans le Rhône. Les païens croyaient ainsi
vaincre la volonté du Très-Haut, et priver les martyrs de la résurrection ;
tout espoir de renaissance serait, disaient-ils, enlevé à ces hommes qui s’en
encouragent, et qui introduisent dans l’Empire une religion étrangère,
méprisant les tortures et courant joyeusement à la mort. Voyons s’ils
pourront ressusciter, si Dieu leur prêtera secours et les arrachera de nos
mains[48]. Tel était le
préjugé populaire, vainement combattu par les représentants les plus sérieux
de la pensée antique : on croyait que les corps privés de sépulture, dévorés
par le feu ou les bêtes, ne pouvaient ressusciter, et que l’âme était
détruite avec eux[49]. Les païens
s’imaginaient que les disciples du Christ partageaient une telle croyance ;
ils se figuraient même que c’était la crainte de ne pas ressusciter qui leur
avait fait abandonner, pour leurs morts, l’usage de l’incinération ; Minucius
Félix dut réfuter cette grossière erreur[50]. Elle avait bien
peu de raison d’être : la crainte de ne lias ressusciter n’arrêta jamais un
martyr condamné au bûcher, à la dent des bêtes, ou prévenu que ses restes
deviendraient la proie des chiens et des oiseaux. Fidèles à leurs croyances spiritualistes,
et confiants en la puissance du Dieu qui tira les corps du néant, les
chrétiens répétaient plutôt avec saint Ignace : J’exciterai
les bêtes féroces afin que leurs entrailles me servent de tombeau, et que
rien de mon corps rie subsiste. Quand j’aurai disparu tout entier, c’est
alors que je serai vraiment le disciple du Christ[51]. Aussi la
barbare précaution des païens de Lyon demeura-t-elle sans effet ; elle
affligea les fidèles, empêchés de rendre aux restes glorieux de leurs martyrs
l’honneur accoutumé ; elle ne découragea aucun d’eux, quand l’heure du combat
sonna de nouveau.
Je viens de résumer l’écrit rédigé au nom des chrétiens de
Lyon et de Vienne, et dans lequel on a cru reconnaître la main et le génie de
saint Irénée. Quiconque l’étudiera dans le texte original, si simple, si
solennel et si vivant, ne pourra maîtriser son émotion. C’est un des morceaux les plus extraordinaires que possède
aucune littérature. Jamais on n’a tracé un plus frappant tableau du degré
d’enthousiasme et de dévouement où peut arriver la nature humaine. C’est
l’idéal du martyre, avec aussi peu d’orgueil que possible de la part du martyr[52]. Les martyrs de
Lyon, dit l’écrivain dont je viens de rapporter le jugement, sont profondément catholiques par leur modération et leur
absence de tout orgueil[53]. Enthousiasme et
modestie, humilité et fierté, élan sublime et sagesse parfaite, sollicitude
pour l’Église, compassion pour les pécheurs, foi tellement puissante qu’elle
fait taire la souffrance physique et permet au chrétien de s’absorber durant
le supplice dans la contemplation déjà sensible des biens à venir, fides sperandarum substantia rerum : — tel est
l’état d’esprit et de cœur que révèle à chaque ligne la relation de 177.
Aucun document ne laisse plonger aussi avant le regard dans l’âme des
premiers fidèles : il semble que cette âme héroïque soit ici ouverte devant
nous, et que nous puissions en voir le fond comme à travers le pur cristal
d’une eau limpide.
Une seule lacune se fait regretter dans le texte tel que
nous l’a transmis Eusèbe : nous y lisons les noms de quelques-uns des martyrs
; mais la plupart demeurent anonymes. Elle est heureusement comblée par
d’autres documents. Grégoire de Tours, au chapitre 49 du traité de la Gloire des martyrs,
le martyrologe hiéronymien et celui d’Adon, au 2 juin, reproduisent la liste
des martyrs de Lyon, évidemment empruntée au catalogue qui, dit Eusèbe[54], terminait la
lettre de 177, rangeant par catégories spéciales ceux qui avaient été
décapités, exposés aux bêtes, ou étaient morts en prison, et donnant le
nombre des confesseurs qui avaient survécu. On compte dix-huit chrétiens
morts pendant la captivité, six livrés aux bêtes, vingt-quatre immolés à la
suite de divers supplices. Bien que la lecture de plusieurs noms ne soit pas
certaine, et que la liste nous soit parvenue altérée par des lacunes et des
variantes, cependant il est facile de constater que la moitié environ des
martyrs portent des noms grecs, la moitié des noms latins : il est probable
que telle était la proportion numérique des fidèles d’origine orientale ou
hellénique et de nationalité gallo-romaine appartenant aux Églises de Lyon et
de Vienne à la fin du règne de Marc-Aurèle[55].
Les esprits avaient été trop agités par les calomnies
répandues au sujet des chrétiens, et le peuple avait trop de plaisir à voir
couler leur sang, pour que la persécution cessât, dans la Lyonnaise,
immédiatement après les scènes tragiques d’août 177. Depuis lors jusqu’à la
fin de Marc-Aurèle la vallée de la Saône paraît avoir été témoin de nombreux
martyres.
Malheureusement nous ne possédons, pour tous ceux que l’on
peut avec quelque vraisemblance reporter à cette époque, aucun document
contemporain et vraiment authentique. Tous leurs Actes, même les plus
sérieux, appartiennent au quatrième, cinquième ou sixième siècle. Cela ne
veut pas dire qu’ils soient, dans le fond, dénués d’autorité : ils peuvent
représenter les traditions des Églises, recueillies également par Grégoire de
Tours et, plus tard, par Adon. Mais on n’ose leur emprunter beaucoup de
détails, surtout quand on vient d’analyser une pièce complètement historique
comme la lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne. Résumons, en quelques
mots, ce qui nous paraît le plus probable dans les récits relatifs aux
martyrs gaulois dont la mort est communément placée à la fin du deuxième
siècle.
Les Actes des saints Épipode et Alexandre[56], très simples,
très beaux, mais écrits après la paix de l’Église[57], rattachent leur
combat et leur triomphe à la grande tragédie de 177. Alexandre était Grec,
Épipode citoyen de Lyon. Les païens y croyaient le christianisme anéanti,
quand la trahison d’un esclave fit arrêter ces deux jeunes gens, liés d’une
étroite amitié. On les jeta en prison, avant même
de les avoir interrogés ; car le titre de chrétien était par soi seul un
crime[58]. Après trois
jours de détention préventive, Épipode comparut devant le légat. Blessé de
ses réponses, celui-ci ordonne de le frapper à coups de poing, puis de
l’étendre sur le chevalet, et de lui déchirer les côtes avec des ongles de
fer. Mais bientôt, voyant grandir la colère du peuple, qui voulait lapider
l’accusé, il craint une émeute qui nuirait à
l’autorité du juge et au respect dû à la justice[59] ; il se hâte de
condamner Épipode à la décapitation, et le fait exécuter sur-le-champ. Deux
jours. après, Alexandre est interrogé à son tour. Il confesse sa foi avec
autant de courage que son ami, et, après avoir été longuement fouetté, meurt
sur une croix[60].
D’autres Actes racontent le martyre de saint Marcel
et de saint Valérien, qui, avant réussi à s’échapper pendant que la
persécution sévissait à Lyon, furent arrêtés et mis à mort, l’un à Chalon,
l’autre à Tournus, ville située entre Chalon et Mâcon[61]. On ne saurait
avec certitude rattacher à la persécution de Marc-Aurèle d’autres saints de
ces contrées[62],
sauf peut-être le célèbre martyr d’Autun, saint Symphorien[63]. Ses Actes
ne sont point sans valeur[64]. Cependant ils
ne sauraient passer pour originaux. Un contemporain n’eût pas mis dans la
bouche du magistrat un prétendu édit de Marc-Aurèle, qui n’a jamais été
promulgué, ou dans la bouche du martyr une dissertation en règle contre les
dieux du paganisme, qui semble un écho de l’apologétique du quatrième siècle
et, en particulier, de certains vers de Prudence[65]. Mais ce que
disent les Actes de la dévotion des habitants d’Autun pour Cybèle, dont une
fête fut l’occasion du martyre de Symphorien, parait historique : la déesse
phrygienne était honorée sous Marc-Aurèle dans tout le monde romain[66] : elle était
très populaire, en particulier, dans la Gaule Lyonnaise
au milieu du second siècle[67] ; et, jusqu’au
cinquième, elle eut des adorateurs à Autun[68]. Le rôle joué
par eux dans l’affaire de Symphorien est donc vraisemblable. Rien non plus
n’empêche de voir une antique tradition dans le touchant épisode de la mère
exhortant du haut des remparts son fils qui marchait au supplice, et lui
disant ces paroles simples, naturelles, grandes, vraiment en situation
Mon fils Symphorien, aie dans
ta pensée le Dieu vivant[69]. Prends courage, mon fils. Nous ne pouvons craindre la
mort : elle conduit certainement à la vie. Attache ton cœur en haut, mon
fils, regarde celui qui règne au ciel. On ne t’enlève pas la vie ; on la
transforme en une meilleure. Aujourd’hui, mon fils, tu échanges des jours
périssables pour la vie éternelle.
L’Église d’Autun, où cette scène eut lieu, est d’origine
orientale, comme celles de Lyon et de Vienne ; elle se rattache probablement
à l’une ou l’autre comme une fille à sa mère. On a pu reporter à la fin du
second siècle la partie dogmatique et symbolique de la célèbre inscription
grecque de Pectorius, trouvée au polyandre d’Autun, y reconnaître un
écho des enseignements de saint Irénée[70], et en
rapprocher le langage de celui de l’épitaphe de l’évêque phrygien Abercius,
rédigée vers le même temps. Personne ne s’étonnera que la tempête qui
bouleversa en 177 les Églises gréco-asiatiques des bords du Rhône, et semble
avoir, dans les années suivantes, remonté le cours de la Saône, évangélisé, selon
la tradition, par des disciples de saint Polycarpe, ait eu, vers la même
époque ou peu après, son contrecoup dans la capitale des Éduens, qui reçut la
foi de la même source. On acceptera non moins facilement la pensée que Marseille,
où débarquaient les missionnaires, et qui formait le trait d’union entre
l’Orient et l’Occident, ait ressenti le contrecoup de la persécution de
Marc-Aurèle. Une inscription, qui parait être de ce temps, montre que des
chrétiens y moururent pour la foi qu’ils venaient de recevoir ou qu’ils
apportaient. Ces martyrs, dont un marbre nous fait lire les noms incomplets, souffrirent la violence du feu, vim ignis passi sunt[71], c’est-à-dire un
des supplices que nous venons de voir infligés à leurs frères de Lyon.

II. — Le martyre de sainte Cécile.
Pendant que le sang gaulois, grec, asiatique, coulait à
flots dans la
Gaule Narbonnaise et Lyonnaise, le sang romain arrosait la
ville éternelle. Après les beaux travaux de M. de Rossi, et malgré les
critiques dont ils ont été l’objet[72], il nous paraît
impossible d’attribuer le martyre de sainte Cécile et de son groupe à une
date autre que l’une des années comprises entre l’élévation de Commode à la
dignité d’Auguste et la mort de Marc-Aurèle, c’est-à-dire entre juin 177 et
mars 180.
Cette date est suggérée par une indication précieuse du
martyrologe d’Adon. Le compilateur du neuvième siècle termine un résumé des Actes
de sainte Cécile par ces mots : La bienheureuse
vierge souffrit sous le règne de Marc-Aurèle et de Commode. Cette
phrase doit avoir été copiée sur un document ancien. Elle ne saurait être de
l’invention d’Adon, car elle contredit d’autres passages de son récit. Ainsi,
il croit que l’évêque Urbain, qui joue un grand rôle dans l’histoire de
sainte Cécile, est le pape de ce nom, contemporain d’Alexandre Sévère. Pour
être logique, il eût dû reporter au règne de cet empereur le martyre de la
sainte. Adon ne le fait pas, mais reproduit au contraire une formule chronologique
incompatible avec cette date. Cette formule provient évidemment d’un document
qu’Adon eut sous les yeux, et ce document est indépendant des Actes
rédigés vers le cinquième siècle, qui lui ont fourni l’identification de
l’évêque Urbain avec le pape, c’est-à-dire une donnée chronologique toute
différente[73].
Dans la forme où ils nous sont parvenus, les Actes
de sainte Cécile ont l’aspect d’une narration pieuse, écrite dans un but
d’édification par un auteur très postérieur à la paix de l’Église[74] et peu pourvu
d’esprit critique. Cependant, comme un grand nombre de Passions de
cette nature, ils laissent voir, de place en place, la trame antique. Pour la
retrouver, il suffit d’enlever quelques fils des légères broderies qui la
cachent. En effaçant les conversations, les longs discours, les circonstances
légendaires, évidemment imaginés par le passionnaire, en corrigeant des
incohérences de chronologie et des identifications erronées, en rapprochant
du fond historique resté visible après ces éliminations les découvertes
faites à diverses époques, et particulièrement de notre temps, on arrive à
reconstituer d’une manière satisfaisante l’histoire de sainte Cécile et de
ses compagnons, et cette histoire s’ajuste très exactement dans le cadre des
dernières années du deuxième siècle.
En voici le très rapide résumé. Cécile, jeune fille non
seulement de naissance libre, mais de haute noblesse et de famille
sénatoriale (Ingenua, nohilis,
clarissima), comme beaucoup de
chrétiennes de cette époque[75], avait épousé un
patricien nommé Valérien. Elle lui persuada de garder dans le mariage une
absolue continence[76], le rendit
chrétien, et l’envoya recevoir le baptême des mains d’un évêque nommé Urbain,
caché ou résidant aux environs de Rome. Cécile et Valérien convertirent ensuite
le frère de ce dernier, Tiburce, qu’Urbain baptisa également. En ce moment
une persécution violente sévissait contre les chrétiens de Rome. Comme à
Lyon, la sépulture était refusée aux martyrs. Tiburce et Valérien
s’efforcèrent d’éluder cet ordre impie, et de procurer des tombeaux aux
victimes[77].
Dénoncés, ils comparurent devant le préfet, Almachius ou Amachius[78], et, sur leur
refus de sacrifier, furent condamnés à la décapitation[79].
L’exécution eut lieu au pagus
Triopius, situé à quatre milles de Rome, et célèbre par une villa
d’Hérode Atticus. Chemin faisant, les deux frères convertirent le greffier
Maximus et plusieurs appariteurs. S’étant déclaré chrétien, Maximus fut à son
tour mis à mort à coups de balles de plomb[80]. Le 14 avril,
Cécile enterra les trois martyrs sur la voie Appienne, au cimetière de
Prétextat[81].
Quelque temps après, on l’arrêta elle-même. Avant de comparaître devant le
tribunal, la jeune femme eut le temps de céder la maison qu’elle habitait
dans le Transtévère à un sénateur nommé Gordianus, qui la reçut à titre de
fidéicommis, pour en remettre la propriété à l’Église de Rome[82].
L’interrogatoire de Cécile, débarrassé des scories qu’y introduisirent les
copistes, a l’apparence d’une pièce authentique, d’un document de greffe. Le
préfet lui rappela le texte des rescrits impériaux alors en vigueur : Ignores-tu que nos seigneurs les invincibles princes ont
ordonné de punir ceux qui ne renieraient pas la religion chrétienne, et de
renvoyer absous ceux qui la renieraient ? Ce sont les propres termes
du rescrit adressé en 177 au légat de la Lyonnaise[83]. Voici, ajouta-t-il, les
accusateurs qui déposent que tu es chrétienne. Nie-le, et les conséquences de
l’accusation retomberont sur eux. Allusion très claire au rescrit
d’Hadrien à Minicius Fundanus, qui n’avait pas cessé de faire loi. Cécile ne
se laissa pas ébranler : elle confessa généreusement sa foi, mettant assez
durement à l’épreuve, par ses railleries contre les dieux, la philosophie du préfet. Il la condamna à mort.
Plais, par égard pour son rang, par pitié pour sa jeunesse, ou peut-être pour
éviter de causer dans Rome une émotion trop vive, il ordonna qu’elle serait
exécutée dans sa maison. Les historiens de l’Empire nous ont laissé de
nombreux exemples de ces exécutions capitales à domicile : il suffit d’ouvrir
Tacite, Suétone, ou quelqu’un des écrivains postérieurs, pour trouver
fréquemment la mention de condamnés à qui l’on commande de s’ouvrir les
veines, de se laisser mourir de faim, de boire du poison[84]. Le supplice
assigné à Cécile était différent : le préfet ordonna qu’on l’enfermerait dans
la salle des bains chauds de sa maison[85], et qu’on
allumerait un feu violent dans l’hypocauste, afin que la vapeur brûlante se
répandant, sans que l’air fût renouvelé, par les conduits qui enveloppaient
l’appartement, vomie par les bouches de chaleur qui s’ouvraient de toutes
parts, la suffoquât peu à peu[86]. Ainsi mourut
Octavie, femme de Néron[87] ; ainsi devait
périr, sous Constantin, l’impératrice Fausta. Cécile survécut à ce supplice :
après un jour et une nuit passés dans un air de feu, elle respirait
librement. On envoya alors un licteur chargé de lui donner le coup mortel.
Trois fois il la frappa de l’épée ; puis il se retira[88], la laissant
baignée dans son sang. Elle vécut encore pendant trois jours, entourée des
chrétiens, et assistée par Urbain. On lui fit des funérailles solennelles ;
ses restes furent déposés le 16 septembre dans un domaine funéraire de la
voie Appienne[89].
Quand on examine ces faits sans parti pris, il est
difficile de n’être pas frappé de leur parfaite harmonie avec la date
indiquée par Adon. Le trône occupé par deux empereurs[90], la sépulture
refusée aux martyrs, la citation textuelle de rescrits d’Hadrien et de
Marc-Aurèle, ces traits réunis conviennent à la fin du règne de ce dernier
souverain, et se rencontreraient malaisément ensemble à une plus récente
époque. Dans le cours du siècle suivant, la mention des deux rescrits par un
magistrat eût été un contresens ; la situation légale des chrétiens avait
changé, les édits qu’on leur appliquait différaient de la jurisprudence
suivie par les empereurs de l’époque antonine. Une seule objection sérieuse
peut être opposée à la date que nous adoptons : le rôle joué par Urbain, que
les Actes désignent comme étant le pape de ce nom, contemporain
d’Alexandre Sévère. A première vue, cela surprend : Alexandre Sévère n’est
pas un persécuteur. On est amené à soupçonner quelque confusion. Celle-ci
devient évidente, quand on s’aperçoit qu’il y eut deux Urbain vénérés dans
les catacombes, le pape dont le nom était inscrit au catalogue des pontifes
enterrés dans la crypte papale du cimetière de Calliste, et dont la pierre
tumulaire y a été très probablement retrouvée, et un évêque enterré dans le
cimetière de Prétextat, près de Valérien, de Tiburce et de Maxime[91]. Celui-ci est,
selon toute apparence, l’évêque ami de Cécile et des siens, vraisemblablement
martyrisé par l’ordre d’Almachius peu de temps après eux[92], bien distinct
du pape son homonyme, que l’hagiographe du cinquième siècle confondit avec
lui, induisant dans la suite en erreur l’auteur du Livre Pontifical[93].
Cette confusion en amena une seconde : l’auteur des Actes,
racontant le soin que prit Urbain des funérailles de Cécile, dit qu’il la
déposa inter collegas suos episcopos,
c’est-à-dire dans la crypte papale du cimetière de Calliste. M. de Rossi a
démontré, par la découverte de nombreuses inscriptions et par l’étude de la
topographie, que la crypte où furent enterrés, au troisième siècle, les
pontifes romains fut, au contraire, creusée dans une area funéraire appartenant à l’illustre famille
des Cæcilii, et par eux plus tard donnée à l’Église[94]. Selon toute
apparence, il faut prendre à rebours les paroles de l’auteur des Actes
Cécile fut enterrée dans le domaine sépulcral de sa
famille, sur la voie Appienne, et c’est ensuite que la crypte où elle
reposait, devenue propriété ecclésiastique, fut consacrée à la sépulture des
papes : le caveau de ceux-ci et celui de Cécile sont séparés seulement par
une mince cloison[95].
Elle n’y repose plus aujourd’hui. En 822, le pape Pascal Ier, qui retirait
alors des catacombes délabrées les reliques des saints, ouvrit son tombeau.
Il trouva le corps de la martyre intact, couché dans le cercueil en bois de
cyprès où, disent les Actes, on l’avait déposé : Cécile était revêtue
d’une robe tissue d’or[96], et les linges
qui avaient servi à étancher le sang de ses blessures étaient roulés à ses
pieds : ces détails sont encore conformes au témoignage des Actes. Pascal
leva de ses propres mains la précieuse dépouille, sans altérer la pose de la
vierge expirante, qu’une première fois déjà, raconte le narrateur du
cinquième siècle, Urbain avait respectée. Il la transporta dans l’église
bâtie sur l’emplacement de sa maison, au Transtévère, et la plaça avec le
cercueil dans un sarcophage de marbre blanc, sous l’autel[97]. En 1599, ce
sarcophage fut ouvert. Des témoins sincères et savants, comme Baronius et
Bosio, ont décrit[98] l’étrange et
touchant spectacle qui fut, pendant plusieurs jours, donné à Rome émue.
Cécile apparut dans son cercueil de cyprès, couchée sur le côté, les genoux
légèrement ployés, les bras ayant glissé le long du corps, la face tournée
contre terre : telle, dit Bosio, qu’elle fut quand, après une agonie de trois
jours, elle rendit l’âme. Sur la robe d’or on voyait des taches de sang : des
linges sanglants étaient pliés près des pieds. Cécile morte, si semblable
encore, après quatorze siècles, à Cécile mourante, fut copiée par plusieurs
artistes : trois dessins ou peintures du temps reproduisent son image[99], et la statue
contemporaine de Maderno a jeté sur ce souvenir le prestige d’une grâce
idéale[100].
Le récit des Actes, contestable pour tout ce qui relève de
l’imagination ou de la science historique du narrateur, mais exact dans les
circonstances matérielles, qu’avaient transmises à l’écrivain du cinquième
siècle une tradition précise ou des documents écrits, ne pouvait recevoir une
plus éclatante confirmation.
Ce n’était point la seule, cependant, que devait leur
apporter la découverte de 1599.
A côté du sarcophage renfermant les restes de sainte
Cécile, on en retrouva un second, également placé sous l’autel. Il contenait
trois corps, étendus l’un près de l’autre. A l’un, la tête manquait ; celle
du second était détachée du tronc ; le crâne du troisième restait encore adhérent
au squelette, et garni d’une chevelure brune, mais celle-ci était collée de
sang, et le crâne lui-même fracturé en plusieurs endroits. Chacun reconnut
dans les deux premiers corps, qui paraissaient de même stature et de même
âge, ceux du mari et du beau-frère de Cécile, Valérien et Tiburce, tous deux décapités
; le troisième, beaucoup plus grand, devait être celui du greffier Maxime,
dont la tête, disent les Actes, avait été brisée à coups de plumbatæ. Bien qu’il reste quelques doutes sur
l’époque d’une première translation des corps des trois saints, et que l’on
n’aperçoive pas clairement, à travers la rédaction confuse des documents du
neuvième siècle, si Pascal les transporta de la sépulture où, deux siècles
auparavant, ils reposaient encore au cimetière de Prétextat[101] ou s’il trouva
leurs corps transférés depuis cette époque dans celui de Calliste[102], il est certain
qu’en 822 il les déposa dans l’église du Transtévère en même temps que sainte
Cécile, et il n’est pas douteux que le second sarcophage découvert sous
l’autel ait contenu les reliques de Valérien, de Tiburce et de Maxime[103]. L’inspection
de leurs ossements a fait reconnaître les supplices soufferts par eux, et
permis de constater de visu les particularités minutieusement
rapportées par les Actes. Rarement un document de cette nature a subi
une épreuve plus concluante, et en est sorti mieux justifié.

III. — Commode. Les martyrs scillitains. L’influence de Marcia.
Conclusion.
La mort de sainte Cécile et de ses compagnons, arrivée à
Rome à la suite de nombreuses exécutions de chrétiens plus obscurs, et suivie
probablement du martyre de l’évêque Urbain, est le dernier acte sanglant mis
par les documents anciens à la charge de Marc-Aurèle. Si nous jetons un
regard en arrière, sur l’ensemble de son règne, nous voyons que, pendant les
dix-neuf années que l’empereur stoïcien a passées sur le trône, le sang
chrétien a coulé partout, et que des fidèles de toutes les conditions,
d’humble extraction, d’état servile, de profession bourgeoise, de haute naissance,
et même de rang sénatorial, ont prouvé par leur mort la sincérité de leur
foi. Nous n’irons pas jusqu’à dire, avec une opinion naguère répandue en
Allemagne, que Marc-Aurèle promulgua contre les chrétiens des édits spéciaux
et déchaîna contre eux une persécution générale[104] : mais cette
opinion est moins loin encore de la vérité que celle qui, en France, passée
pour plusieurs à l’état de dogme, s’efforce, avec un mélange
d’attendrissement et d’indignation quelquefois comique, de laver le bon empereur de tout soupçon de sang versé.
Malgré des vertus touchantes et de grandes qualités, Marc-Aurèle était faible
: il ne sut pas réagir contre quelques-unes des plus mauvaises passions de
son temps, la superstition, la jalousie, la peur, et, dominé par elles, il ne
laissa pas seulement répandre le sang chrétien, il le versa en personne.
C’est lui, en effet, qui a ouvert, au commencement de son
règne, la tragédie du martyre par la sentence de mort prononcée à Rome contre
sainte Félicité. Quand le dernier acte de cette tragédie se joua, à Rome
encore, par le martyre de sainte Cécile, il n’y était probablement plus : les
dernières années de sa vie, du 5 août 178 au 17 mars 180, se passèrent à
combattre sur le Danube, avec Vienne pour quartier général[105]. Marc-Aurèle n’était
pas un Trajan, toujours prêt à porter en avant les frontières de l’Empire :
chef d’une société dont la décadence commençait, à peine voilée par de
brillants dehors, le philosophe résigné, désabusé, guerrier sans vocation et
sans goût, par pur devoir, était bien l’homme que les destins réservaient
pour inaugurer la politique défensive, que l’Empire va maintenant continuer,
en reculant toujours, pendant deux siècles. Déjà les peuples limitrophes
pèsent sur les barrières qui défendent le monde romain : derrière eux, les
poussant, la grande nation des Goths commence à s’ébranler, et prélude à ce
formidable mouvement du Nord au Sud qui la portera si vite des rives désolées
de la Baltique
vers les mers tièdes et bleues qui baignent les côtes de l’Italie, de la Gaule et de l’Espagne. Si
les derniers regards de Marc-Aurèle — de ce méditatif transformé pendant une
partie de son règne en homme d’action, et mourant noblement à la peine[106] — avaient pu
percer l’avenir, il eût prononcé avec plus d’amertume encore la parole qu’il
dit au tribun venu pour la dernière fois dans sa tente lui demander le mot
d’ordre : Va au soleil levant, moi je me couche.
Ce n’était pas lui seulement, c’était la période glorieuse de l’Empire romain
qui se couchait avec lui dans la tombe. La barbarie, un peu plus tôt, un peu
plus tard, était destinée à couvrir le monde de son ombre victorieuse, si
Dieu ne tenait en réserve un soleil levant
dont l’empereur philosophe avait toujours méconnu la clarté. Mais, pas plus à
ses derniers jours que pendant les années heureuses de sa vie, Marc-Aurèle
n’eut le sentiment de ce que pouvait être la lumière chrétienne. Le
crépuscule philosophique au sein duquel avait vécu son âme lui envoya-t-il
même jusqu’à la fin ses faibles rayons ? On n’oserait l’assurer, car le
dernier geste de Marc-Aurèle paraît plus désespéré que stoïque : après un
court entretien avec Commode, il se voila tout à coup la tête, et se tourna
dans son lit pour ne plus voir personne et mourir seul.
Venait-il de découvrir ce que renfermait de bas,
d’égoïste, d’incurablement médiocre, l’âme de son indigne fils ? à l’heure où
tous les regrets sont superflus, regrettait-il d’avoir écouté le mouvement
d’opinion — auquel les apologistes chrétiens eux-mêmes s’étaient associés —
qui le portait à donner à la perpétuité de l’Empire la garantie de l’hérédité
par le sang, au lieu de cette hérédité adoptive qui avait si bien réussi à
Nerva, à Trajan[107], à Hadrien, à
Antonin ? On ne le saura jamais ; mais des prévisions sinistres durent
traverser l’agonie solitaire du pauvre empereur. A en croire Fronton, Commode
enfant était le vivant portrait de Marc-Aurèle et de Faustine[108] ; Commode
devenu homme fut, au moral, l’antithèse absolue de Marc-Aurèle. Ce fils du
seul empereur qui, avant Constantin, ait voulu tempérer les affreuses tueries
de l’amphithéâtre[109], ne fut pas un
souverain, mais un gladiateur, qui devait combattre sept cent trente-cinq
fois, et après chaque combat se faire royalement payer[110]. Nul souci de
la patrie, nul respect du sénat, nul esprit de gouvernement, nulle politique,
si ce n’est celle de tous les tyrans, qui consiste à confisquer et à
proscrire, par haine, par peur et par avarice. Cependant, de ce despote niais
et sanguinaire les chrétiens eurent moins à souffrir que de ses honnêtes et
intelligents prédécesseurs. Incapable d’une idée suivie, il fut à la merci
des événements. Dans ses rapports avec l’Église, on le vit entraîné tour à
tour par deux courants contraires. Tantôt il semble que le génie paternel
l’emporte, que l’impulsion hostile donnée par Marc-Aurèle se continue : le
sang des martyrs coule. Tantôt une influence plus douce, celle des serviteurs
chrétiens qui, en assez grand nombre, habitent le palais, et, surtout, la
toute puissante prière d’une femme aimée, fait pencher vers la clémence lamé
mobile et les volontés incertaines de l’imbécile empereur.
Cette influence n’avait pas encore pu s’exercer quand, en
Afrique, la persécution éclata. Jusqu’à la fin de Marc-Aurèle ou au
commencement de Commode, l’Église d’Afrique, dont les origines sont aussi
obscures que celles de l’Église des Gaules, mais dont la fécondité pour le
martyre devait être aussi glorieuse, paraît avoir à peu près échappé à la
haine des ennemis du nom chrétien. Si dans cette province des fidèles isolés
avaient été condamnés auparavant, par application des rescrits de Trajan et
d’Hadrien, l’histoire n’en a pas gardé le souvenir. Le premier persécuteur
dont elle ait retenu le nom est Vigellius Saturninus, proconsul d’Afrique en
180[111] : primus hic gladium in nos egit, dit Tertullien,
qui rapporte, comme une punition du ciel, la cécité dont ce gouverneur fut
ensuite frappé[112]. Par son ordre,
des martyrs originaires de Madaure, et portant les noms puniques de Namphamo,
Miggin, Lucita, Sanaé, avaient, le 4 juillet, payé de leur vie leur fidélité
à Jésus-Christ[113].
Malheureusement on connaît d’eux seulement leurs noms et la date de leur
supplice. Mais on possède pour un autre groupe de fidèles, les célèbres
martyrs scillitains, immolés treize jours plus tard, des Actes comptés
à bon droit parmi les monuments les plus anciens et les plus purs de
l’antiquité chrétienne[114].
Le seize des calendes d’août, Præsens (pour la seconde fois)
et Condianus étant consuls, plusieurs chrétiens de la colonie romaine de
Scillium[115]
furent amenés à Carthage, et comparurent devant le proconsul Saturninus. Le
dialogue suivant s’engagea entre le juge et les accusés.
SATURNINUS. — Vous pouvez
obtenir grâce de l’empereur, si vous revenez à la sagesse, et si vous
sacrifiez aux dieux tout puissants.
SPERATUS. — Nous n’avons
rien fait ni dit de mal, mais nous rendons grâces du mal qu’on nous fait, et
nous respectons, nous adorons et nous craignons notre Seigneur, à qui tous
les jours nous offrons un sacrifice de louanges.
SATURNINUS. — Nous aussi,
nous sommes religieux, et notre religion est simple. Nous jurons par la
félicité de notre seigneur l’empereur[116], et nous prions pour son salut. Vous devez faire de même.
SPERATUS. — Si tu veux
bien me prêter une oreille tranquille, je t’expliquerai le mystère de la
vraie simplicité.
SATURNINUS. — Je
n’écouterai pas les injures que tu as le dessein d’adresser à notre religion.
Jurez plutôt par le Génie de l’empereur[117].
SPERATUS. — Je ne connais
pas la royauté du siècle prisent, mais je loue et adore mon Dieu, que nul
homme n’a vu, que des yeux mortels ne peuvent voir, mais dont la vraie
lumière se manifeste au cœur croyant. Je n’ai point commis de vol ; si je
fais quelque trafic, je paie l’impôt, parce que je connais notre Seigneur, le
roi des rois et le maître de tous les peuples.
SATURNINUS.
— Abandonne cette vaine croyance.
SPERATUS.
— Il n’y a de croyance dangereuse que celle qui
permet l’homicide et le faux témoignage.
SATURNINUS,
s’adressant aux autres accusés. — Cessez d’être
ou de paraître complices de cette folie.
CITTINUS.
— Nous n’avons et nous ne craignons qu’un
Seigneur, celui qui est dans le ciel. C’est lui que nous cherchons à honorer
de tout notre cœur et de toute notre âme.
DONATA.
— Nous donnons à César l’honneur dû à César, mais
nous craignons Dieu seul[118].
SATURNINUS.
— Et toi, que dis-tu, Vestia ?
VESTIA[119]. — Je suis chrétienne, et ne veux pas être autre chose.
SATURNINUS.
— Que dis-tu, Secunda ?
SECUNDA.
— Je le suis, et veux le rester.
SATURNINUS,
s’adressant à Speratus. — Tu demeures également
chrétien ?
SPERATUS,
et tous les accusés : — Je suis chrétien.
SATURNINUS.
— Peut-être avez-vous besoin d’un délai pour
délibérer ?
SPERATUS.
— Dans une affaire aussi évidente, tout est
examiné et délibéré.
SATURNINUS.
— Quels sont ces livres que vous conservez dans
vos armoires ?
SPERATUS.
— Nos livres sacrés, et en plus les épîtres de
Paul[120], apôtre, homme juste.
SATURNINUS.
— Acceptez un délai de trente jours pour
réfléchir.
SPERATUS.
— Je suis chrétien, j’adorerai toujours le
Seigneur mon Dieu, qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils
renferment.
Tous répétèrent la même parole.
Alors Saturninus prit ses tablettes, et lut cette sentence[121] :
Attendu que Speratus,
Nartallus, Cittinus, Donata, Vestia, Secunda, ont déclaré vivre à la façon
des chrétiens, et, sur l’offre qui leur était faite d’un délai pour revenir à
la manière de vivre des Romains, ont persisté dans leur obstination, nous les
condamnons à périr par le glaive.
Speratus dit : Nous ne pouvons
suffire à rendre grâces à Dieu.
Nartallus dit : Nous avons mérité
aujourd’hui d’être des martyrs dans le ciel. Nous rendons grâces à Dieu.
Le proconsul ordonna ensuite au héraut de proclamer les
noms des condamnés. Aux six que nous venons de voir en scène, six autres (qui avaient peut-être fait
défaut, c’est-à-dire refusé de répondre) furent ajoutés : Veturius,
Félix, Aquilinus, Lætantius, Januaria et Generosa.
Tous remercièrent, d’une même voix, le Dieu trois fois
saint, et tombèrent sous le glaive.
Quelques années après ces scènes, vers 184 ou 185[122], d’autres non moins
émouvantes avaient lieu dans la province d’Asie. Le proconsul Arrius
Antoninus, celui qui devait être mis à mort, la neuvième année du règne de
Commode, comme aspirant à l’empire[123], persécutait
les chrétiens. Ceux-ci, indignés de sa cruauté, se soulevèrent contre lui, de
la seule manière dont ces hommes pacifiques et pieux pouvaient se soulever :
dans une ville où il avait établi son tribunal, ils se présentèrent en masse
devant lui, s’offrant à ses coups. Il en fit arrêter quelques-uns, mais,
effrayé du nombre de ceux qu’il eût fallu poursuivre, il renonça à sévir
contre les autres, en s’écriant : Malheureux, si
vous voulez mourir, n’avez-vous pas assez de cordes et de précipices ?[124]
A Rome même le sang chrétien coula sous l’œil indifférent
de Commode. Le christianisme avait fait de grands progrès dans l’aristocratie
romaine[125].
Les Cæcilii, les Valerii, n’étaient probablement pas les seules races
patriciennes qui eussent donné de leurs membres à l’Église. Eusèbe[126] raconte le
martyre d’un personnage considérable, arrivé à ce moment.
Après avoir dit qu’à Rome, sous Commode, beaucoup des plus en vue, soit par la naissance, soit par
les richesses, embrassaient chaque jour la doctrine du salut avec toute leur
famille et toute leur maison, il ajoute que le démon fit traduire en justice Apollonius, renommé parmi les
fidèles pour sa science et sa philosophie, après avoir suscité comme
accusateur d’un tel homme un de ses serviteurs propres à une aussi vilaine
action[127]. Mais ce misérable encourut le châtiment qu’il méritait,
un édit impérial condamnant à mort ceux qui portaient de telles accusations.
Il eut donc les jambes rompues, sur la sentence du préfet du prétoire
Perennis. Mais le martyr aimé de Dieu fut sollicité avec instances par le
préfet, puis invité à prendre la parole devant le sénat. Il présenta une
apologie très éloquente, par laquelle il rendit hommage à notre foi. Mais le
jugement du sénat le condamna à la peine capitale, car une ancienne loi
défendait de renvoyer absous ceux qui auraient été traduits en justice et
n’auraient point renoncé à leur croyance. L’interrogatoire de Perennis, les
réponses faites aux questions de celui-ci par Apollonius, l’apologie qu’il
prononça devant le sénat, quiconque en veut prendre connaissance les trouvera
dans le recueil que j’ai fait des Actes des anciens martyrs[128].
Ce curieux récit, fait par Eusèbe d’après les pièces
authentiques qu’il avait sous les yeux, laisse quelques points obscurs. Qui
était cet Apollonius, et pourquoi le préfet du prétoire Perennis,
tout-puissant cependant à cette époque du règne de Commode, jugea-t-il
convenable de le traduire devant une juridiction aussi extraordinaire que
celle du sénat ? Quel est cet étrange conflit de législation, qui fit
condamner l’accusateur, mais obligea en même temps à condamner l’accusé qui
persistait à se déclarer chrétien ?
La première question trouvera sa réponse naturelle, si
l’on admet que le philosophe chrétien Apollonius était membre du sénat, et ne
pouvait être jugé que par ses pairs[129]. La seconde est
plus difficile, On a voulu voir, dans la condamnation prononcée contre
l’accusateur, une application de l’édit d’Antonin au conseil d’Asie,
déclarant que ceux qui accuseraient les chrétiens seraient punis. Mais comme
cet édit apocryphe ajoute que les chrétiens accusés seront renvoyés absous,
même s’ils refusent d’abjurer, il est clair que cette prétendue jurisprudence
ne peut être visée ici , puisque l’historien ajoute que le sénat fut
contraint, de prononcer aussi la peine capitale contre Apollonius, qui
persistait dans sa foi. La réponse la plus vraisemblable paraît donc cure que
l’accusateur était de ceux à qui, non en vertu de l’édit d’Antonin, mais par
suite du droit commun, il était interdit de déférer l’accusé à la justice. On
est ainsi conduit à penser que cet accusateur était l’un des esclaves
d’Apollonius : les lois, en effet, défendaient, sous peine de mort, aux
esclaves de dénoncer leur maître[130].
Soit par un raisonnement analogue, soit après avoir
réellement emprunté aux Actes recueillis par Eusèbe des renseignements que
celui-ci, dans le résumé, que nous avons traduit, a omis de nous donner,
saint Jérôme comble, dans le sens qui vient d’être indiqué, les lacunes de ce
récit. Apollonius, sénateur romain sous le règne
de Commode, dit-il, fut dénoncé comme
chrétien par Severus, son esclave. Il obtint du sénat l’autorisation
d’expliquer sa croyance, et lui lut une remarquable apologie. Mais il fut
cependant condamné à avoir la tête tranchée, en vertu de l’ancienne loi qui
défendait que les chrétiens traduits devant le juge fussent absous, s’ils ne
renonçaient à leur religion[131].
C’est toujours sous le régime du rescrit de Trajan que
nous place ici l’histoire. Nous l’avons vu appliqué sous Marc-Aurèle, et tout
à l’heure, à Scillium, sous Commode. Plus clairement encore va-t-il nous
apparaître ici, par la lecture du procès.
Celui-ci avait été publié par Eusèbe. Il fut probablement
consulté par saint Jérôme, dans le recueil d’Eusèbe. Mais, depuis la perte de
ce recueil, on ne le connaissait plus. Une traduction arménienne a été
retrouvée de nos jours[132] : bien
qu’elle ne soit pas complète et que le texte grec original ait disparu[133], il est
probable qu’on a maintenant sous les yeux les parties essentielles de la
procédure suivie par le préfet du prétoire contre un chrétien qu’une
illustration extraordinaire ou un rang supérieur rendait exceptionnellement
justiciable du sénat, ou du moins ne permettait pas de poursuivre sans
l’autorisation de cette assemblée.
Nous ne possédons pas le début des Actes, qui nous eût
probablement renseignés sur la qualité d’Apollonius. Ils s’ouvrent[134] par l’ordre que
donne Perennis d’introduire Apollonius devant le sénat. Le préfet interroge
l’accusé, en présence de la haute assemblée. Apollonius,
lui dit-il, pourquoi résistes-tu aux invincibles
lois, et contreviens-tu aux décrets des empereurs, en refusant de sacrifier
aux dieux ? — Parce que je crains
Dieu, qui a fait le ciel et la terre, et je ne sacrifie pas à de vaines
idoles. — Tu devrais te repentir de
ces pensées, à cause des édits des empereurs, et jurer par la fortune de
l’empereur Commode. Apollonius répondit par un assez long exposé
de ses croyances, qu’il conclut ainsi : Je veux
bien jurer par le vrai Dieu que, nous aussi, nous aimons l’empereur et que
nous prions pour lui. — Approche donc,
dit le préfet, sacrifie à Apollon[135], aux autres dieux, et à l’image de l’empereur.
— Quant à changer d’idées, répartit
Apollonius, ou à prêter serment, j’ai répondu. En
ce qui concerne les sacrifices, moi et tous les chrétiens nous offrons un
sacrifice non sanglant à Dieu, maître du ciel et de la terre, et nous offrons
ce sacrifice non point à l’image, mais en faveur des personnes douées
d’intelligence et de raison, que Dieu a choisies pour gouverner les hommes.
C’est pourquoi, conformément au commandement de Dieu, nous adressons nos
prières à Celui qui habite dans le ciel, et qui est le seul Dieu, afin que
les hommes puissent être sur cette terre gouvernés avec justice, tenant pour
assuré que votre empereur, lui aussi, a été institué non par aucun autre, mais
par celui qui est le seul Roi, Dieu, qui tient toutes choses dans sa main.
— Sûrement, répartit le préfet, ce n’est point pour philosopher que tu as été amené ici.
Je te donnerai un délai d’un jour, afin que tu puisses considérer tes
intérêts, et te demander si tu veux vivre.
Tel est le premier acte du procès. C’est une sorte
d’instruction préliminaire, devant le sénat. Il est probable que celui-ci,
après qu’Apollonius eut été reconduit en prison, se transforma en chambre des
mises en accusation, et termina cette phase préparatoire de la procédure par
une ordonnance rendue en dehors de l’accusé, décidant qu’il serait traité
comme les autres chrétiens, c’est-à-dire mis en demeure d’abjurer ou de
mourir. A cette ordonnance, à ce décret du sénat, fera plusieurs fois
allusion Perennis, dans la suite du procès[136].
Trois jours s’étant écoulés, Apollonius comparut de
nouveau[137].
Qu’as-tu résolu ? demanda le préfet. —
De rester ferme dans ma religion, comme je te
l’ai déjà dit. — A cause du décret du
sénat, je te conseille de te repentir et de sacrifier aux dieux à qui toute
la terre rend hommage et sacrifie, car il vaut mieux pour toi vivre parmi
nous que de périr d’une misérable mort. Peut-être ne connais-tu pas le décret
du sénat. — Je connais le commandement
de Dieu tout-puissant, et je demeure ferme dans ma religion,
répondit Apollonius, qui, dans un assez long discours, mit en parallèle le
culte rendu au vrai Dieu et les pratiques absurdes ou ridicules de
l’idolâtrie. Après l’avoir laissé parler ainsi pendant quelque temps,
Perennis l’interrompit : Tu as assez philosophé,
et nous sommes pleins d’admiration ; mais ne sais-tu pas, Apollonius, que le
sénat a décidé que personne ne doit porter le nom de chrétien ? — Sans
doute, reprit l’accusé ; mais un décret
humain, venant du sénat, ne saurait prévaloir contre le commandement de Dieu.
Et, prenant de nouveau la parole, il expliqua pourquoi les chrétiens ne
craignent pas la mort. Tu veux donc mourir ?
dit le préfet. — Non, mais je ne suis pas assez
attaché à la vie pour craindre la mort. Rien n’est plus désirable que la vie
éternelle, source d’immortalité pour l’âme qui a bien vécu. — Je ne comprends plus, reprit le préfet. Un
philosophe qui était présent se mêla un instant à l’entretien. Mais Perennis,
qui semble avoir cherché toutes les occasions de permettre à Apollonius de se
justifier, l’invita à s’expliquer encore.
Apollonius compléta alors son discours apologétique. Il
avait parlé d’abord de l’idolâtrie ; il dit maintenant ce qu’était le Christ.
J’espérais que la nuit te porterait conseil,
répartit enfin le préfet découragé. Et comme Apollonius persistait à
confesser sa foi, Perennis reprit : Je désirerais
te laisser aller, mais je ne le puis, à cause du décret du sénat. C’est sans
haine que je prononce ta sentence. Et il le condamna à être
décapité. Dieu soit béni pour cette sentence !
s’écria le martyre, que les bourreaux entraînèrent, et exécutèrent sur le
champ[138].
Apollonius[139] n’est peut-être
pas le seul grand personnage qui, sous Commode, ait versé son sang pour le
Christ ; saint Jules, dont le martyre est attribué à ce règne[140], porte
également, dans quelques martyrologes[141], le titre de
sénateur. Mais les détails donnés sur sa mort par les Actes des saints
Eusèbe, Pontien, Vincent et Pérégrin[142] conviennent peu
à un homme occupant cette situation sociale : on y lit que le courageux
sénateur fut battu de verges jusqu’à ce qu’il expirât ; cela contraste
singulièrement avec la manière dont fut traité Apollonius, jugé et condamné,
mais en observant tous les égards dus à son rang.
Les martyrs furent encore nombreux sous Commode[143] ; cependant,
grâce à l’indifférence personnelle du prince, grèse surtout à des influences
domestiques, la situation de l’Église était bien meilleure alors qu’elle
n’avait été sous Marc-Aurèle. Le même Eusèbe qui raconte le procès du
sénateur Apollonius a pu dire que, sous le règne
de Commode, les affaires de la religion demeurèrent dans un état tranquille,
et par la grâce de Dieu l’Église put jouir de la paix par toute la terre[144]. La présence de
nombreux chrétiens à la cour impériale[145] ne fut
certainement pas étrangère à cet heureux résultat. Nous en connaissons
plusieurs : Carpophore, le riche affranchi impérial qui fut le maître de
Calliste[146]
; l’affranchi Proxenès, qui devint le chambellan de Commode, et remplit près
de lui des fonctions multiples[147] ; le vieil
eunuque Hyacinthe, prêtre de l’Église de Rome[148], le père
nourricier et l’ami de Marcia[149] ; Marcia
elle-même, qui probablement n’avait pas reçu le baptême, mais qui aimait Dieu, s’intéressait à l’Église, et,
dominant par la tendresse, par l’intelligence, par l’énergie l’âme faible et
grossière de l’empereur, fut vraiment son bon génie, le seul rayon d’idéal,
le seul sourire de bonté qui éclaire ce vilain règne[150].
Marcia entra dans le palais de Commode en 183. Fille d’un
riche affranchi de Marc-Aurèle[151], elle avait été
aimée du neveu de cet empereur, Ummidius Quadratus. Après la condamnation de
Quadratus[152],
elle devint promptement la favorite de Commode, et s’éleva jusqu’au rang
d’une véritable épouse, dont elle reçut tous les honneurs, à l’exception du
titre d’impératrice[153]. On raconte, écrit le contemporain Dion Cassius,
que Marcia eut une vive sympathie pour les
chrétiens, et se servit de sa toute puissance sur Commode pour leur faire
beaucoup de bien (LXXII, 4). Elle ne parvint pas à faire rapporter les lois qui
proscrivaient le christianisme ; nous voyons en 188 ou 189, dans le moment le
plus brillant de la faveur de Marcia, l’esclave Calliste condamné aux mines
par le préfet de Rome Fuscianus, parce que les Juifs, dont il avait troublé
le culte, le dénonçaient comme chrétien[154]. Niais si le
christianisme ne cessa pas d’être illégal, peu à peu ses fidèles furent moins
maltraités. Désireux de flatter Commode en épargnant les amis de Marcia, les
gouverneurs mettaient maintenant autant de soin à éviter les occasions de
sévir contre les chrétiens qu’on en avait mis en d’autres temps à les faire
naître. Un proconsul d’Afrique, Cincius Severus, siégeant dans la colonie
romaine de Thysdrus, faisait confidentiellement savoir que, moyennant
certaines réponses inoffensives, mais dont il se contenterait, les chrétiens
accusés devant lui seraient absous[155]. Vespronius
Candidus, légat de Numidie, refusa de juger un chrétien déféré
tumultueusement au tribunal par ses concitoyens ameutés[156]. Heureuse de la
bonne volonté qu’elle rencontrait de toutes parts, enhardie par
l’empressement des plus grands personnages à deviner ses désirs, 1liarcia osa
davantage. Pour la première fois, à Rome, des condamnés chrétiens furent
l’objet d’une grâce officielle. Un jour Marcia, voulant
faire une bonne œuvre[157], appela près
d’elle le pape Victor (185-197)
et lui demanda les noms des martyrs qui travaillaient aux mines de Sardaigne[158]. Elle obtint
ensuite de Commode des lettres de grâce, et les confia à son vieil ami le
prêtre Hyacinthe, en lui donnant sans doute de pleins pouvoirs, car Hyacinthe
délivra non seulement les confesseurs portés sur la liste officielle[159], mais encore
Calliste, le futur pape, dont le nom avait été omis[160].
Le deuxième siècle est bien fini : cet épisode annonce les
relations nouvelles qui vont se nouer entre l’autorité impériale et les
chrétiens. Un évêque de Rome mandé au Palatin, et en sortant avec la grâce
des martyrs ; un prêtre chrétien chargé d’aller porter au procurateur de
Sardaigne[161]
des lettres du prince : ce n’est point encore une reconnaissance officielle
du christianisme, mais c’est au moins un premier pas vers l’établissement
d’un modus vivendi devant permettre à l’Église et à l’État de
coexister sinon en droit, au moins en fait. Nous verrons cet ordre de choses,
inauguré grâce à la finesse bienveillante d’une femme et à l’insouciance d’un
empereur, se consolider pendant tout le cours du troisième siècle. Le sang
chrétien coulera encore ; mais ce sera, désormais, à la suite de formelles
déclarations de guerre, qui pourront se terminer par des traités de paix. Le
glaive sera souvent tiré du fourreau, mais il y rentrera quelquefois : on ne
le verra plus suspendu sans relâche sur la tête de l’Église.
L’histoire des persécutions nous apparaîtra donc, au
troisième siècle, sous un aspect différent de celui que nous venons
d’étudier. Au moment où s’arrête cette première partie de nos recherches, la
religion du Christ est sortie victorieuse de deux cents ans de luttes presque
incessantes. Les édits de Néron et de Domitien, les rescrits de Trajan,
d’Hadrien, de Marc-Aurèle, ont fait des milliers de martyrs. Le sang chrétien
a été versé partout : il n’est pas un coin de l’Empire romain qui n’en soit
arrosé. Les martyrologes gardent le nom d’une multitude de témoins du
Christ : le nombre des victimes anonymes, quorum
nomina Deus scit, selon l’éloquente expression d’une inscription
chrétienne, dépasse certainement celui des victimes connues[162] : l’archéologue
déchiffre de temps en temps, sur quelque marbre sortant de terre, des noms de
martyrs que nul parchemin n’a conservés[163]. Loin d’arrêter
l’essor du christianisme, tant de supplices l’ont redoublé. Sanquis martyrum, semen christianorum. L’Église
est enracinée partout. Hier encore, la science, s’emparant d’un mot mal
compris d’Origène, déclarait que, pendant les deux premiers siècles, les
chrétiens avaient formé une poignée : d’hommes à peine perceptible dans
l’immense étendue de l’Empire romain[164]. Aujourd’hui,
elle avoue qu’ils étaient répandus en tout lieu, qu’on en trouvait dans tous
les rangs de la société, et que Tertullien avait raison de dire aux païens : Nous sommes d’hier, et nous remplissons vos cités, vos
maisons, vos places fortes, vos municipes, les conseils, les camps, les tribus,
les décuries, le palais, le sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos
temples. Si nous nous séparions de vous, vous seriez effrayés de votre
solitude, d’un silence qui paraîtrait la stupeur d’un monde mort[165]. En tête d’un
chapitre intitulé : Statistique et extension géographique du christianisme,
M. Renan écrit : En cent cinquante ans, la
prophétie de Jésus s’était accomplie. Le grain de sénevé était devenu un
arbre qui commençait à couvrir le monde[166]. En Asie, en
Phrygie, dans la Cappadoce,
le Pont, la Propontide,
les chrétiens forment peut-être la majorité de la population. Avant la fin du
deuxième siècle, Édesse, avec Abgar IX, devient un royaume chrétien. La
chrétienté d’Alexandrie est assez importante dès le temps d’Hadrien pour
attirer le regard curieux de l’impérial voyageur ; elle va bientôt devenir un
des plus actifs foyers d’idées de la société antique. Rome gouverne l’Église
universelle, et envoie aux extrémités du monde ses lettres et ses aumônes.
L’Italie compte soixante évêques. La foi, dit Tertullien, a pénétré en
Bretagne. Saint Irénée fait appel contre les nouveautés gnostiques à la
tradition des Églises d’Espagne et de Germanie. Le sang des martyrs s’est
mêlé, en Gaule, aux flots de la
Saône et du Rhône. La chrétienté d’Afrique, émergeant tout
à coup à la lumière, nous apparaît constituée, florissante ; Tertullien va
pouvoir, dans quelques années, estimer les fidèles de Carthage au dixième de
la population totale de cette grande ville.
Pendant que le peuple chrétien se multiplie ainsi de
toutes parts, la pensée chrétienne s’impose ; par la voix de ses docteurs, de
ses apologistes, elle force la discussion, oblige les penseurs de Rome à
sortir de leur dédain calculé, les Fronton, les Celse, et bien d’autres, à
prendre la parole ou la plume pour lui répondre. Tel est le résultat de deus
siècles d’enseignement et de martyre. Le christianisme, que l’Empire avait
cru pouvoir à la fois écraser et ignorer, est maintenant son égal par le
nombre comme par la puissance intellectuelle. Qu’un siècle encore s’écoule,
et l’Empire, vaincu, sera obligé de se jeter dans les bras du christianisme,
pendant que les derniers représentants de la pensée antique iront demander à
l’Évangile le secret de rajeunir des langues vieillies et des littératures
épuisées.
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