HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL

 

APPENDICE.

PREMIÈRE PARTIE

 

 

I

Préface du recueil des discours du comte de Montalembert (Lecoffre, éditeur).

 

« Une Ecole a surgi, qui s'est crue autorisée à renier tous ces antécédents, à démentir tous les principes proclamés par les catholiques sous le Régime parlementaire. Sous l'empire des plus étranges illusions, en dépit de tous les avertissements, et sans aucun souci de l'humiliante déconvenue que lui réservait un avenir si prochain, cette Ecole a donné l'exemple de la palinodie la plus éclatante et la plus coupable que l'histoire moderne ait à enregistrer. Elle a substitué des théories hardiment serviles aux précieuses garanties de la vie publique et des aspirations frénétiques vers la compression universelle à l'invincible élan des âmes généreuses vers la liberté. Elle a courbé une portion trop nombreuse du clergé sous la tyrannie de ses invectives et de ses dénonciations. Elle a fait de la raison une ennemie, de l'éloquence un péril public, de la liberté une chimère antichrétienne, « du goût de la servitude une sorte d'ingrédient de la vertu.

« Dans le passé, elle a entrepris de remettre en honneur les pages les plus sombres qu'il soit possible de découvrir dans les annales du catholicisme elle a réhabilité Philippe H et le duc d'Albe, justifié l'inquisition espagnole et la révocation de l'édit de Nantes, donné pour type de la société politique, tantôt l'Empire romain, tantôt le Régime napoléonien de 1812, tantôt Louis XtV entrant au Parlement le fouet à la main. Elle a soutenu que la France de l'Ancien Régime était un pays où il n'y avait rien à réformer, puisqu'il avait e la plus sage des Constitutions la plus parfaite et la plus « libre » des Monarchies.

« Dans le présent, elle proscrit la tolérance, même civile, des cultes non catholiques elle déclare que la Constitution belge, faite par les catholiques nos voisins, et si longtemps invoquée par tous les nôtres, crée un état anormal et antisocial elle se moque cyniquement des catholiques assez naïfs pour réclamer la liberté des autres en même temps que la leur, ou, comme elle disait autrefois elle-même, pour demander la liberté de tout le monde. Elle affirme que l'Eglise, seule, doit être libre et que cette liberté est la seule dont les honnêtes gens aient besoin qu'on ne doit laisser parler et écrire que ceux qui se confessent ; que la liberté de conscience, utile, sans doute, à la conquête de la vérité, doit être restreinte, à mesure que la vérité se fait connaître. Quant à la liberté politique, elle ne veut ni peser ni discuter ses droits elle les nie tous. Elle ajoute que chercher des garanties contre le pouvoir est, en politique, ce qu'est en géométrie la quadrature du cercle et que les Chartes constitutionnelles ne sont que la profession publique du mensonge.

« Ces doctrines ont été données pour base et pour programme à ce qu'on appelait, par une profanation adulatrice, la restauration de la Monarchie chrétienne, et ce qui ne pouvait aboutir, comme je me suis déjà permis de le dire, qu'à une coalition éphémère entre le corps de garde et la sacristie.

‘Et ce n'a pas été là l'aberration passagère ou obscure de quelques esprits excentriques, sans écho et sans ascendant ; ç'a été pendant dix ans, la prétention quotidienne et bruyante d'un oracle docilement écouté et religieusement admiré par le clergé français, qui lui avait vu décerner le titre de grande institution catholique. »

 

II

Le comte de Chambord à M. Chesnelong.

 

Salzbourg, 27 Octobre 1873.

J'ai conservé, Monsieur, de votre visite à Salzbourg un si bon souvenir, j'ai conçu pour votre noble caractère une si profonde estime, que je n'hésite pas à m'adresser loyalement à vous, comme vous êtes venu vous-même loyalement vers moi.

Vous m'avez entretenu, durant de longues heures, des destinées de notre chère et bien-aimée patrie, et je sais qu'au retour vous avez prononcé, au milieu de vos collègues, des paroles qui vous vaudront mon éternelle reconnaissance.

Je vous remercie d'avoir si bien compris les angoisses de mon âme, et de n'avoir rien caché de l'inébranlable' fermeté de mes résolutions.

Aussi, ne me suis-je point ému quand l'opinion publique, emportée par un courant que je déplore, a prétendu que je consentais enfin à devenir le Roi légitime de la Révolution. J'avais pour garant le témoignage d'un homme de cœur, et j'étais résolu à garder le silence, tant qu'on ne me forcerait pas à faire appel à votre loyauté.

Mais puisque, malgré mes efforts, les malentendus s'accumulent, cherchant à rendre obscure ma politique à ciel ouvert, je dois toute la vérité à ce pays dont je puis être méconnu, mais qui rend hommage à ma sincérité, parce qu'il sait que je ne l'ai jamais trompé et que je ne le tromperai jamais. On me demande aujourd'hui le sacrifice de mon honneur. Que puis-je répondre, sinon que je ne rétracte rien, que je ne retranche rien de mes précédentes déclarations ? Les prétentions de la veille me donnent la mesure des exigences du lendemain et je ne puis consentir à inaugurer un Régime réparateur et fort par un acte de faiblesse.

Il est de mode, vous le savez, d'opposer à la fermeté d'Henri V l'habileté d'Henri IV. La violente amour que je porte à mes sujets, disait-il souvent, me rend tout possible et honorable. Je prétends, sur ce point, ne lui céder en rien mais je voudrais bien savoir quelle leçon se fût attirée l'imprudent assez osé pour lui persuader de renier l'étendard d'Arques et d'Ivry.

Vous appartenez, Monsieur, a la province qui l'a vu naître et vous serez, comme moi, d'avis qu'il eût promptement désarmé son interlocuteur, en lui disant avec sa verve béarnaise Mon ami, prenez mon drapeau blanc ; il vous conduira toujours au chemin de l'honneur et de la victoire. On m'accuse de ne pas tenir en assez haute estime la valeur de nos soldats et cela au moment où je n'aspire qu'à leur confier tout ce que j'ai de plus cher. On oublie donc que l'honneur est le patrimoine commun de la Maison de Bourbon et de l'armée française, et que, sur ce terrain-là, on ne peut manquer de s'entendre !

Non, je ne méconnais aucune des gloires de ma Patrie, et Dieu seul, au fond de mon exil, a vu couler mes larmes de reconnaissance, toutes les fois que, dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, les enfants de la France se sont montrés dignes d'elle.

Mais nous avons ensemble une grande œuvre à accomplir. Je suis prêt, tout prêt, à l'entreprendre quand on le voudra, dès demain, dès ce soir, dès ce moment. C'est pourquoi je veux rester tout entier ce que je suis. Amoindri aujourd'hui, je serais impuissant demain. Il ne s'agit de rien moins que de reconstituer, sur ses bases naturelles, une société profondément troublée, d'assurer avec énergie le règne de la loi, de faire renaître la prospérité au dedans, de contracter au dehors des alliances durables, et surtout de ne pas craindre d'employer la force au service de l'ordre et de la justice. On parle de conditions m'en a-t-il posé ce jeune Prince, dont j'ai ressenti avec tant de bonheur la loyale étreinte, et qui, n'écoutant que son patriotisme, venait spontanément à moi, m'apportant, au nom de tous les siens, des assurances de paix, de dévouement et de réconciliation ?

On veut des garanties ; en a-t-on demandé à ce Bayard des temps modernes, dans cette nuit mémorable du 24 Mai, où l'on imposait à sa modestie la glorieuse mission de calmer son pays par une de ces paroles d'honnête homme et de soldat, qui rassurent les bons et font trembler les méchants ?

Je n'ai pas, c'est vrai, porté comme lui l'épée de la France sur vingt champs de bataille ; mais j'ai conservé intact, pendant quarante-trois ans, le dépôt sacré de nos traditions et de nos libertés. J'ai donc le droit de compter sur la même confiance et je dois inspirer la même sécurité.

Ma personne n'est rien mon principe est tout. La France verra la fin de ses épreuves, quand elle voudra le comprendre. Je suis le pilote nécessaire, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j'ai mission et autorité pour cela.

Vous pouvez beaucoup, Monsieur, pour dissiper les malentendus et arrêter les défaillances, à l'heure de la lutte. Vos consolantes paroles, en quittant Salzbourg, sont sans cesse présentes à ma pensée ; la France ne peut pas périr, car le Christ aime encore ses Francs, et lorsque Dieu a résolu de sauver un peuple, il veille à ce que le sceptre de la justice ne soit remis qu'en des mains assez fermes pour le porter.

HENRI.

 

III

Discours de M. Jules Grévy, prononcé dans la séance du 19-20 Novembre 1873, sur le Septennat.

 

M. JULES GRÉVY. — Messieurs, je ne viens pas faire un long discours votre fatigue et la mienne ne me le permettraient pas.

M. LE MARQUIS D'ANDELARRE. — Nous ne sommes pas fatigués.

M. JULES GRÉVY. — Et, d'ailleurs, les réflexions et les sentiments que ce sujet fait naître ont été exprimés déjà, en grande partie, avec plus de force que je ne saurais le faire. Je n'ai demandé la parole que lorsque, pris en quelque sorte à partie, d'une manière personnelle et persistante, et dans l'opinion que j'ai émise l'autre jour, et même dans mes opinions anciennes, il m'a paru que je ne pouvais refuser le débat qui m'était offert.

Je répondrai aussi, puisque l'occasion m'en est fournie, aux principales observations qui viennent d'être présentées par M. le vice-président du Conseil.

Aussi bien, Messieurs, et je remercie l'honorable M. Depeyre de m'y avoir convié, il faut que cette grande question de droit public, qui domine de si haut la délibération, soit approfondie et vidée définitivement, non seulement parce qu'une Assemblée qui fait les lois doit avant tout enseigner par son exemple le respect du droit, qui est le fondement des lois et de la société elle-même mais encore parce que, hors du droit, il n'y a rien de solide, rien de bon. (Très bien ! Très bien ! à gauche.) Quand on en sort pour poursuivre ce qui apparaît comme un bien immédiat ou prochain, on ne voit pas, un peu plus loin, un plus grand mal, contre lequel on vient fatalement se briser.

En dehors du droit et contre le droit, il n'y a rien d'utile et de définitivement bon. C'est la grande loi du monde moral, confirmée et enseignée par l'expérience de tous les temps.

Songez, d'ailleurs, Messieurs, que la conscience publique, selon qu'elle jugera que vous restez dans votre droit ou que vous en sortez, donnera ou ôtera à l'institution que vous voulez fonder une force morale dont elle ne peut se passer. (Marques d’assentiment à gauche.)

J'ai dit, à une séance précédente, que je ne vous reconnais pas le droit de créer le pouvoir que l'on vous propose d'organiser. La principale objection que j'ai rencontrée est celle-ci : Nous sommes souverains, m'a-t-on répondu nous pouvons créer, dans notre souveraineté, un pouvoir quelconque, dans les conditions qui nous conviennent.

Il y a, Messieurs, dans cette affirmation générale quelque chose de ce vague, de cette ambiguïté, source de ces vieux sophismes qui ont fait tant de mal dans le monde, et avec lesquels on a justifié tant de choses injustifiables.

Vous êtes souverains Comment l'entendez-vous ? Si vous voulez dire que vous êtes omnipotents dans l'exercice des attributions qui vous ont été confiées, j'en tombe d'accord ; mais si vous prétendez être à la place du souverain, être le souverain lui-même, je le nie. (Adhésion à gauche.)

Le souverain, c'est la nation et vous n'êtes que son mandataire vous n'êtes pas plus le souverain que le mandataire n'est le mandant, et puisque vous en doutez, permettez-moi de vous en administrer la preuve.

Si vous étiez le souverain, vous pourriez accomplir toutes les fonctions de la souveraineté : vous pourriez faire tout ce que fait le peuple lui-même, et vous ne le pouvez pas Le peuple a le droit de se gouverner indéfiniment pouvez-vous le gouverner indéfiniment vous-mêmes ? Votre Gouvernement n'est-il pas accidentel et temporaire ?

La nation procède directement ou indirectement à l'institution de tous ses pouvoirs pouvez-vous les instituera sa place ? Pourriez-vous, par exemple, instituer le pouvoir législatif ? Vous avez la prétention, que j'examinerai tout à l'heure, de nommer le pouvoir exécutif de l'avenir auriez-vous aussi celle de nommer le futur pouvoir législatif ? Croyez-vous pouvoir vous mettre à sa place ? (Rumeurs à droite. — Approbation à gauche.)

Vous n'êtes donc pas le souverain vous n'êtes que les délégués, les mandataires du souverain, et pour une partie seulement des fonctions de la souveraineté. (Assentiment à gauche.)

Quelles sont celles des fonctions de la souveraineté dont vous avez été investis par le mandat du peuple ? Telle est la question. Il y en a trois vous avez le droit de faire les lois ordinaires vous vous êtes attribué, et je n'ai pas à vous le contester, le pouvoir constituant vous avez l'exercice exécutif, et vous le tirez de cette circonstance que, à côté de vous, il n'existe pas de Gouvernement car si, au lieu d'une Assemblée constituante proprement dite, vous étiez une Assemblée constituante de révision, vous n'auriez aucun droit de Gouvernement il appartiendrait à un pouvoir exécutif, antérieurement constitué, qui fonctionnerait à côté de vous.

Ce n'est donc que de l'absence d'un Gouvernement régulier et légal que vous tirez ce droit d'administration temporaire et provisoire que vous avez par délégation. Telles sont vos attributions ; je ne vous en reconnais pas d'autres droit de constituer, mais à la condition de ne pas toucher à la souveraineté nationale, dont vous n'êtes que les mandataires et dont vous n'avez pas la disposition faire les lois ordinaires ; droit d'administrer provisoirement le pays.

Si tels sont vos attributions et vos pouvoirs, la création de l'institution qu'on vous propose est-elle dans votre droit ?

M. le vice-président du Conseil vient de dire qu'elle pourrait être mi-partie provisoire, mi-partie définitive.

On vous propose, en effet, Messieurs, de conférer pour sept ans au Président de la République un pouvoir qui, suivant les termes du projet, continuera d'être provisoire jusqu'à la promulgation d'une Constitution, et qui restera tel jusqu'au bout, s'il n'y a pas de Constitution. Et c'est précisément en prévision de cette éventualité que nous est arrivé le second Message, dont l'auteur compte si peu sur la promulgation d'une Constitution qu'il ne veut pas qu'on y subordonne la Prorogation de son pouvoir... (Exclamations à droite), et qu'il vous demande de le proroger dès à présent, d'une manière ferme, qu'il advienne ou qu'il n'advienne pas de Constitution.

Ainsi, pouvoir provisoire jusqu'à une Constitution possible, pouvoir provisoire pendant sept ans, s'il n'est point fait de Constitution, telle est bien la proposition, après le second Message. Eh Messieurs, cette dernière éventualité, voulez-vous me permettre de le dire en toute sincérité, est de beaucoup la plus probable. Une Constitution, l'honorable M. Rouher vous le disait ce matin, vous n'avez ni l'intention, ni la possibilité de la faire.

M. LE MARQUIS DE CASTELLANE. — Qu'en savez-vous ?

M. JULES GRÉVY. — Vous n'en avez pas l'intention.

VOIX À DROITE. — Pourquoi ?

M. JULES GRÉVY. Je vais vous le dire, prenez patience et je tirerai ma démonstration de vos propres actes. Vous n'avez pas l'intention de faire une Constitution et j'en vois une première preuve dans votre refus de joindre les projets de lois constitutionnelles à la proposition de Prorogation. (Exclamations à droite. — Applaudissements à gauche.) Je défie mes interrupteurs de me donner une autre raison plausible de ce refus. On a prétexté l'urgence Messieurs, la nation qui attend si patiemment une Constitution depuis trois ans, ne pourrait-elle attendre trois mois encore ? Le Président de la République, qui peut rester sans péril dans la situation actuelle, ne pourrait-il attendre, pour la Prorogation qu'il demande, le vote et la promulgation des lois constitutionnelles ? L'urgence n'est qu'un prétexte. Si vous aviez véritablement la pensée de faire les lois constitutionnelles, vous n'auriez eu aucune raison de n'en pas associer l'étude et le vote à l'étude et au vote de la proposition de Prorogation. (Applaudissements à gauche.)

Voilà une première preuve ; en voulez-vous une seconde ?

Si vous aviez l'intention de faire des lois constitutionnelles, vous ne repousseriez pas le projet de la Commission, qui leur subordonne la Prorogation. (Nouveaux applaudissements à gauche.) Vous n'avez aucune raison de le repousser.

Je ne dis pas que, lorsque vous aurez institué votre pouvoir nouveau, vous ne vous occuperez pas des lois constitutionnelles mais vous ne les ferez pas. Vous ne désirez pas les faire, et vous ne le pouvez pas. (Protestation à droite et au centre droit. — Assentiment à gauche.)

Messieurs, je n'en voudrais d'autre preuve que la proposition de Prorogation elle-même. Si vous vouliez faire les lois constitutionnelles que vous avez mises à l'ordre du jour du mois où nous sommes, auriez-vous eu l'idée de demander cette Prorogation ? (Approbation à gauche.)

Vous auriez procédé à l'élaboration et au vote de ces lois, et vous n'auriez songé qu'après à conférer au Maréchal de Mac-Mahon le pouvoir exécutif pour la durée que vous auriez réglée. Si vous avez fait autrement, c'est que vous ne songez pas sérieusement aux lois constitutionnelles. (Très bien ! à gauche), c'est que vous ne voulez pas de pouvoir définitif, c'est que vous voulez autre chose.

Qu'est-ce que vous voulez ? Vous voulez un pouvoir provisoire — je vous le montrerai dans un instant, — un pouvoir qui ne soit que la continuation déguisée du provisoire que vous n'osez pas avouer au pays.

Ainsi, pour l'apprécier au point de vue légal, c'est un pouvoir provisoire, qui peut rester tel et conserver ce caractère pendant sept ans qui peut accidentellement, dans une circonstance qui me parait fort improbable, et à vous aussi, revêtir le caractère de pouvoir définitif. Provisoire, personne n'a osé soutenir qu'il pût être délégué au-delà de votre propre existence. Vous avez vous-mêmes décidé le contraire. (Rumeurs à droite.)

Vous n'avez qu'un pouvoir occasionnel, un pouvoir de circonstance, je parle du pouvoir d'administration que vous exercez par voie de délégation, un pouvoir attaché à votre existence qui, par sa nature, doit mourir avec vous. Comment pourrait-il vous survivre dans un mandataire ? Comment pourriez-vous conférer à un autre ce que vous n'avez pas vous-mêmes ? (Murmures à droite — Approbation à gauche et au centre gauche.)

On m'a fait une objection qui n'est vraiment pas sérieuse. On m'a dit Ne confondez pas avec le mandat civil le mandat politique. Et pourquoi pas ? En quoi consiste la différence ? Je parle de l'essence et de la nature du mandat en général je ne parle pas plus du mandat civil que du mandat politique ou de tout autre. (Très bien ! à gauche.)

Indiquez-moi, je vous prie, une nature de mandat quelconque dans laquelle le mandataire a plus de pouvoir que le mandant. (Vive approbation à gauche et au centre gauche.), un contrat de mandat, dans lequel le mandataire survive au mandant, avec le pouvoir qu'il en a reçu. Il n'est pas nécessaire d'être jurisconsulte, il suffit d'être un homme de bon sens pour répondre que rien de pareil ne peut exister. (Applaudissements à gauche et ut centre gauche.) C'est ce que M. Vitet nous a dit dans son rapport sur la proposition Rivet c'est ce qu'a répété, avec une grande autorité, M. Ernoul, aujourd'hui Garde des Sceaux ; c'est ce que vous avez jugé vous-mêmes. C'est ce qu'on professait contre M. Thiers et ce qu'on cesse de professer aujourd'hui. Le langage change-t-il donc avec les intérêts, les circonstances et les positions ? Faut-il dire ici aussi Omnia pro tempore, nihil pro veritate. (Murmures à droite. — Approbation au centre gauche et à gauche.) Si vous voulez rester fidèles à vous-mêmes, ce que vous avez décidé dans la loi des Trente doit être encore aujourd'hui votre loi.

Je conclus sur ce premier point en conférant à M. le Maréchal de Mac-Mahon un pouvoir provisoire de Gouvernement, pour un temps où vous ne serez plus, vous excédez votre droit, vous faites une chose futile et vaine.

Vous avez accordé à M. le Maréchal de Mac-Mahon tout ce qu'il était en votre pouvoir de lui donner ; vous lui avez conféré le pouvoir exécutif pour un temps égal à la durée de votre législature vous êtes allés jusqu'à l'extrême limite de votre droit, vous ne l'avez pas excédé, mais vous l'avez épuisé vous ne pouvez aller plus loin. (Vifs applaudissements à gauche. — Protestation à droite. — M. le président échange quelques paroles à voix basse avec l'orateur.)

PLUSIEURS MEMBRES À DROITE. — C'est un appel a l'insurrection (Dénégations et nouveaux applaudissements à gauche.)

M. JULES GRÉVY. Vous ne pouvez vous méprendre sur le sens de mes paroles, ni M. le président non plus je ne fais appel ni à la résistance, ni à la révolte. (Interruption à droite.)

M. LE BARON VAST-VIMEUX. — Vous avez raison

M. LE PRÉSIENT. — Veuillez faire silence et laisser l'orateur expliquer sa pensée.

M. JULES GRÉVY. Je fais appel aux pouvoirs publics qui vous succéderont et qui auront pour vos décisions le respect que le sentiment du droit leur inspirera. (Très bien ! Très bien ! et applaudissements à gauche er au centre gauche.)

Je dis que vous faites une loi qui ne liera pas vos successeurs. (Nouveaux applaudissements à gauche et au centre gauche.)

Voilà ma pensée elle n'a jamais été autre, et elle suffit bien. (Rires et applaudissements sur les mêmes rangs.) Voilà ce que j'ai à dire du pouvoir nouveau, en tant qu'il restera pouvoir provisoire.

J'ajouterai un mot pour le cas improbable où, après un certain temps, ce pouvoir provisoire serait converti par une Constitution en pouvoir définitif et je vous demande la permission de vous exprimer encore, au point de vue du droit public, un nouveau scrupule sur votre compétence. Je ne crois pas que vous ayez le droit de conférer aucun pouvoir définitif. Vous êtes constituants.

UN MEMBRE. — On n'a rien constitué

M. JULES GRÉVY. — Vous avez le droit de faire une Constitution et particulièrement d'organiser le pouvoir exécutif, de dire comment ce pouvoir sera constitué, par qui il sera nommé, quelle sera sa durée, quelles seront ses attributions mais là s'arrête votre droit. (Approbation à gauche et au centre gauche.)

Quand vous aurez fait cette Constitution, avez-vous la prétention de l'exécuter vous-mêmes ? Comptez-vous vous transformer d'Assemblée constituante en Assemblée constitutionnelle, et empiéter sur les attributions de la future Assemblée ? Croyez-vous pouvoir cumuler le constituant et le constitué ? (Très bien ! Très bien ! à gauche. — Murmures à droite.)

La Constitution que vous ferez, si vous en faites une, dira par qui sera nommé le Chef du pouvoir exécutif. C'est ainsi que les projets dont on promet la discussion prochaine, disent ce qu'est le pouvoir exécutif, quelles sont les conditions de son existence, de son étendue, de sa durée. Et pour sa nomination, que dit-on ? Qu'elle procédera de vous ? Non, mais de la prochaine Assemblée, du Sénat, et même d'une certaine délégation des Conseils généraux. Où donc avez-vous vu une Assemblée Constituante exécuter elle-même sa propre Constitution ? Comment vous auriez le droit de nommer le pouvoir exécutif d'une Constitution que vous feriez, à laquelle vous ne pouvez pas survivre et dont l'exécution ne peut appartenir qu'aux pouvoirs constitués ? Permettez-moi.de vous présenter une réflexion si vous avez le droit d'exécuter votre Constitution, en ce qui concerne la nomination du pouvoir exécutif, pourquoi ne l'auriez-vous pas aussi pour la nomination du pouvoir législatif ? (Exclamations à droite. — Vive approbation et applaudissements à gauche.)

Pourquoi ne nommeriez-vous pas aussi le pouvoir législatif, si vous vous attribuez le droit de nommer l'exécutif ? (Très bien ! Très bien ! à gauche.) Donnez-m'en une raison quelconque.

Il y a, dans cette Assemblée, beaucoup de jurisconsultes que l'un d'eux apporte une raison juridique, de laquelle il résulte qu'une Assemblée Constituante ; se transformant après son mandat épuisé en Assemblée constitutionnelle, et mettant elle-même à exécution la Constitution qu'elle a faite, peut bien procéder à la mise en œuvre de cette Constitution par la nomination du pouvoir exécutif, mais n'a pas le droit d'en faire autant pour le législatif ? Il n'y aurait aucune raison de refuser, dans le dernier cas, ce qu'on accorderait dans le premier. (Dénégations sur divers bancs à droite.)

Les dénégations sont faciles, les réponses le sont moins. (Approbation à gauche.) Que ceux qui disent : « Non », montent à la tribune et formulent leur raisonnement ; je formule le mien, qui vaut au moins qu'on y réponde autrement que par une sèche dénégation. (Très bien ! Très bien ! à gauche.)

Ce n'est pas une dénégation qui vous donnera le droit que vous n'avez pas.

Je dis que vous n'avez pas le droit d'exécuter la Constitution que vous ferez, de l'exécuter par avance, avant de l'avoir votée, avant d'en connaître les conditions. Car voyez jusqu'où on peut aller dans cette fausse voie, une fois qu'on y a fait un pas Ça n'est pas même une Constitution exécutée par l'Assemblée, c'est une Constitution qui n'est pas encore faite et qu'on exécute par anticipation, sans savoir ce qu'elle sera. (Rires et applaudissements à gauche.)

Faut-il répondre à cette subtilité qui consiste à dire : Nous faisons le premier article de la Constitution ?

Comment, une disposition par laquelle vous dites : « M. le Maréchal de Mac-Mahon est nommé Président pour sept ans », vous appelez cela un article de Constitution ! (Très bien ! Très bien ! à gauche.) Cela n'est pas sérieux et ne mérite pas de réponse, il suffit de formuler l'objection pour en faire justice. (Très bien ! à gauche.)

Je dis donc en me résumant Vous ne pouvez conférer aucun pouvoir définitif ou provisoire, vous ne pouvez faire plus que vous avez fait vous ne pouvez donner plus que vous avez accordé et j'ajoute que cela suffit, je le montrerai bientôt. (Oh ! oh ! sur quelques bancs de la droite. —  Protestations à gauche. —  Parlez ! Parlez !)

Si les auteurs de cette manifestation l'avaient contenue, ils y auraient gagné de pouvoir passer pour des gens courtois. (Très bien ! Parlez ! Parlez !)

Je vais, Messieurs, aussi vite que je peux, je suis dans le cœur de la question je dis des choses capitales. Vous ne tenez donc aucun compte de la légalité ? (Vifs applaudissements à gauche.)

Je répète que vous avez épuisé votre droit, en ce qui concerne le pouvoir provisoire que M. le Maréchal Mac-Mahon ne peut recevoir rien au-delà de ce que vous lui avez conféré, et que, pour le pouvoir définitif, il ne vous appartient pas d'en disposer. Vous pouvez régler en qualité de constituants l'institution du pouvoir exécutif, vous ne pouvez l'exécuter sans empiéter sur les attributions et les droits des pouvoirs qui naîtront de la Constitution et qui seront chargés de l'exécuter.

M. LE COMTE DE DOUBET. — La Convention s'est bien perpétuée (Vifs applaudissements à gauche.)

Sur divers bancs. — L'exemple n'est pas heureux.

M. JULES GRÉVY. — M. de Douhet me cite l'exemple de la Convention : la Convention était une Dictature et ses excès.de pouvoir ne sont pas des exemples à suivre. (Très bien ! sur un grand nombre de bancs.)

M. LE COMTE DE DOUBET. — Si cette Assemblée n'est pas dictatoriale, elle n'est rien. (Bruits.)

M. JULES GRÉVY. — Ce n'est pas, Messieurs, vous allez en juger dans un instant ce n'est pas pour le vain plaisir de faire une guerre juridique à la proposition que je vous soumets ces observations elles ont à mes yeux, pour l'Assemblée, pour le pays, pour la proposition elle-même, un intérêt que vous sentirez bientôt.

Tel est donc, Messieurs, le pouvoir que vous instituez j'en conteste d'une manière absolue la légalité.

Maintenant je cherche pourquoi l'idée est venue aux auteurs de la proposition de demander la prorogation des pouvoirs du Maréchal de Mac-Mahon. Quelle peut être la pensée qui a inspiré cette conception ? Est-ce que la situation présente ne suffit pas ?

UN MEMBRE A DROITE. — Mais non certainement !

M. JULES GRÉVY. — Nous allons voir.

Si vous voulez, Messieurs, voir clairement le caractère et les effets de la résolution qu'on vous propose, vous ne pouvez trouver un moyen plus suret plus simple que de comparer et mettre en regard la situation présente avec celle qu'on veut lui substituer.

Pourquoi ne pas se contenter de la situation qui a suffi à tout depuis trois ans ? Elle a d'abord un grand mérite, elle est légale. De plus, elle a donné ce qu'on recherche beaucoup, ce dont on parle beaucoup et ce qu'on ne trouvera pas dans la proposition que nous discutons elle a donné un Gouvernement fort, un Gouvernement qui, s'appuyant constamment sur la représentation nationale, ne pouvant jamais se séparer d'elle, se fortifiant de son concours, se retrempant tous les jours dans sa confiance, joignant & sa propre force, la force de la représentation nationale, et disposant ainsi de toutes les forces réunies du pays, est le Gouvernement le plus fort que vous puissiez concevoir, dans l'état provisoire où vous vivez. (Très bien ! Très bien ! à gauche.)

Si le raisonnement ne suffisait pas pour vous en convaincre, j'y ajouterais la leçon de l'expérience. Quel Gouvernement plus fort que celui qui vous a servi depuis trois ans ? A quelles épreuves n'a-t-il pas été mis ? A quelles nécessités a-t-il failli ? Quelles preuves de force n'a-t-il pas données ? (Vive approbation à gauche.)

C'est ce Gouvernement qui a relevé la France, qui a rétabli l'ordre, qui a vaincu la Commune, qui a refait les finances et le crédit. H vous suffit depuis trois ans craignez-vous qu'il ne vous suffise pas, pour le temps qui vous reste à vivre ? (Rires et applaudissements à gauche.)

On nous dit que la proposition est née du besoin de donner de la force au Gouvernement.

Le Gouvernement a toute la force qu'il peut avoir, dans la situation provisoire où nous sommes la proposition n'augmentera pas sa force, elle la diminuera.

Cette situation suffit d'ailleurs aux deux éventualités qui peuvent clore votre carrière administrative ; ou vous ferez une Constitution, ou, ne pouvant y parvenir, vous céderez la tâche et la place a. d'autres. Dans l'un et l'autre cas, la situation actuelle suffit, pour vous conduire jusqu'aux pouvoirs qui doivent vous remplacer. Vous voudrez sans doute attendre, pour vous retirer, l'arrivée de l'Assemblée nouvelle, comme, en 1849, l'Assemblée constituante attendit et installa l'Assemblée législative. Et dans les deux cas aussi, M. le Président de la République arrivera, par le cours naturel et la durée de ses fonctions, sans solution de continuité dans le Gouvernement, sans interrègne, en face des pouvoirs nouveaux qui le maintiendront ou le remplaceront.

Ainsi la situation actuelle est légale, elle donne un Gouvernement fort, elle suffit à toutes les nécessités et à toutes les éventualités pourquoi la changer ?

Et qu'y veut-on substituer ? un pouvoir qui doit durer sept ans, un pouvoir qui doit vous survivre, un pouvoir sur le caractère duquel vous n'êtes pas fixés, un pouvoir qui sera élevé au-dessus de l'Assemblée, au-dessus des pouvoirs nouveaux qui naîtront d'une Constitution un pouvoir séparé de vous, un pouvoir ayant des racines dans une disposition dont la légalité est contestée (Dénégations à droite) ; et c'est dans cette substitution, dans ce changement, que vous cherchez plus de force, plus de stabilité ? Comme si l'on pouvait jamais trouver la force et la stabilité hors de la légalité. (Très bien ! Très bien ! à gauche.)

On ne peut se faire de telles illusions et de quelque bonne foi qu'on soit animé, je ne conteste celle de personne, il est impossible de croire qu'on trouvera dans ce pouvoir nouveau plus de force et de stabilité que dans la situation présente. On y trouvera moins de force au contraire et moins de stabilité, parce qu'il y aura une union moins nécessaire entre le pouvoir exécutif et l'Assemblée et par conséquent plus de luttes, plus de conflits qui ne pourront qu'affaiblir l'un et l'autre.

On y trouvera moins de force et de stabilité, parce qu'il y aura moins de légalité. La situation nouvelle sera moins forte et moins stable que la situation présente. Pourquoi donc ce nouveau pouvoir ? et que sera-t-il en réalité ?

Messieurs, on ne force pas la nature des choses, et on ne la change pas. Le pouvoir du Président de la République est ce qu'il peut être, et la résolution imposée sera impuissante à modifier l'état de choses actuel.

C'est là un grand défaut, au moins pour ses auteurs.

Le pouvoir actuel de M. le Maréchal de Mac-Mahon ne sera modifié ni dans sa nature, ni dans sa durée, ni dans sa révocabilité. Ce sera toujours, tant que vous serez là, un pouvoir émané de vous, qui n'aura d'autre durée que la vôtre, et qui sera, comme tous les pouvoirs délégués, soumis à votre autorité et à votre révocation. La situation ne sera point changée.

UN MEMBRE A DROITE. — Alors, pourquoi vous y opposez-vous ?

M. JULES GRËVY. — Je vais vous le dire.

Je pourrais vous répondre que je m'y oppose précisément parce qu'il ne changera rien, et qu'il est peu digne d'une grande Assemblée de faire des lois inutiles. (Très bien ! à gauche.)

Mais j'aime mieux vous faire une autre réponse.

Je laisse de côté les intentions je ne m'attache qu'aux choses. J'examine quel sera l'effet de la nouvelle institution. Ce ne sera pas, je l'ai montré, de changer la nature du pouvoir actuel, d'en changer la durée, d'en changer la révocabilité. Rien ne sera changé au pouvoir actuel.

Mais vous dites bien haut qu'il y aura du changement et que vous faites autre chose que le provisoire. Vous dites Le pays est inquiet, il souffre, le provisoire le tue, les affaires sont mortes, l'inquiétude est partout, il faut sortir de cet état funeste. Nous le disons aussi, nous ; mais, plus conséquents que vous, nous ajoutons Sortons du provisoire par la seule voie possible, sortons-en par le définitif.

Vous ne voulez pas de définitif ; vous cherchez le remède dans la prolongation de la cause du mal. (Interruption à droite.)

Vous ne voulez pas de définitif, ne me forcez pas à insister sur ce point.

Vous êtes rigoureusement dans votre droit. Vous voulez la Monarchie et vous ne pouvez pas la faire ; vous pouvez faire la République et vous ne le voulez pas ; voilà pourquoi vous ne voulez point sortir du provisoire pour entrer dans le définitif. (Applaudissements à gauche. — Rumeurs à droite.)

Mais le pays, lui, a soif de définitif ; le pays meurt du provisoire. M. le Président de la République l'a dit dans son Message, tous les orateurs l'ont répété et le pays tout entier vous le crie par toutes ses voix. (Oui ! oui ! Bravos à gauche.)

Cependant un ne veut pas faire le définitif ; mais on ne peut l'avouer au pays, on ne peut lui dire Je veux te tenir indéfiniment dans un provisoire où tu péris. Quel langage lui tient-on ? On lui dit Nous allons faire quelque chose qui sera un Gouvernement fort et stable, qui te donnera sept ans de repos et de prospérité. On se trompe je ne dis pas qu'on trompe le pays on se trompe, on ne change rien à la situation actuelle, absolument rien, on reste dans le provisoire, et on en diminue plus qu'on n'en augmente la force et la stabilité.

Je l'ai déjà dit, je ne veux pas soupçonner les intentions mais si elles étaient mauvaises, si on voulait faire croire au pays qu'on le tire du provisoire, quand on l'y laisse, ferait-on autre chose que ce qu'on fait ? (Vifs applaudissements à gauche.)

Vous voulez établir la Monarchie, c'est votre droit mais ce que vous ne pouvez faire, et vous le sentez bien, c'est de prolonger ouvertement le provisoire, qui vous donnera quelques chances de la constituer.

Si vous disiez à ce pays-ci : Tu veux la République, tu l'exprimes par toutes tes manifestations ; la République est le Gouvernement qui t'a relevé, c'est le Gouvernement auquel tu t'es attaché par l'instinct de ta conservation, c'est le Gouvernement de ton temps. (Proclamations à droite. — Applaudissements répétés à gauche.)

M. VAST-VIMEUX. — Demandez-lui donc ce qu'il veut ? interrogez-le !

M. JULES GRÉVY. — Je ne demande pas mieux.

Permettez-moi, Messieurs, de m'expliquer en toute franchise. J'ai la conviction profonde, et, voulez-vous me permettre d'ajouter, cette conviction est celle de la grande majorité des membres de cette Assemblée, que le pays veut la République. (Réclamations à droite.) S'il ne la voulait pas, il y a longtemps que nous serions retournés devant lui. (Vive approbation à gauche.)

M. PRAX-PARIS. — Demandez donc l'appel au peuple !

M. JULES GRÉVY. — Mais, Messieurs, que signifient toutes ces élections qui se font dans les départements les plus conservateurs, élections qui toutes, par leur caractère et leur signification, sont une réclamation de l'institution républicaine ? Toutes les manifestations qui ont été permises au pays, depuis trois ans, n'ont-elles pas toujours été une revendication énergique et persistante de la République ? (Très bien ! Très bien ! à gauche.)

Le pays veut la République à tort ou à raison. (Interruptions à droite.) Je dis à tort ou à raison, pour vous et pour moi. (Rires approbatifs à gauche.) Vous ne voulez pas la lui donner.

UN MEMBRE A DROITE. — Non

M. JULES GRÉVY. — C'est votre droit.

VOIX A GAUCHE. Non ! non ! ce n'est pas leur droit.

M. JULES GRÉVY. — Je ne conteste point à mes collègues le droit d'avoir une conviction sur une forme de Gouvernement et de ne pas se rattacher à la forme contraire. Ils sont dans leur droit. Mais où leur droit s'arrête, je leur demande la permission de le leur dire, c'est lorsque, ne pouvant réaliser le Gouvernement de leur prédilection, ils ne veulent pas permettre à la nation d'affermir le Gouvernement de la sienne. (Bravos et acclamations prolongés à gauche et au centre gauche.) Voilà la situation, Messieurs. Je vous demande pardon de vous parler avec cette franchise on n'en saurait trop mettre dans un débat de cette nature. (Très bien ! Très bien ! sur un grand nombre de bancs du côté gauche.)

Il n'y a rien d'hostile dans ma pensée, mais non plus il n'y a rien de dissimulé. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) La France veut la République ; elle peut la faire, et vous ne le voulez pas. Elle ne veut pas la Monarchie, vous voulez la faire e.t vous ne le pouvez pas.

M. ALFRED GIRAUD. — Qu'en savez-vous ? (Exclamations à gauche.)

M. JULES GRÉVY. — Il est un point sur lequel je me sépare de vous, Messieurs, dans l'appréciation de cette situation, et il est capital. Vous ne pouvez prolonger indéfiniment une telle situation. Une Assemblée qui, à raison de ses divisions, ne peut constituer un Gouvernement et dont une moitié neutralise l'autre, combien de temps cela peut-il durer ? Et quand cette situation se caractérise par tant de souffrances et de périls ; quand la vie s'arrête dans toutes les branches de la production nationale ; quand la détresse et l'inquiétude sont partout ; quand la nation est livrée aux conspirations et aux déchirements des partis ; quand des prétendants rivaux qui convoitent le pouvoir affichent hautement leurs prétentions, attaquent le pouvoir existant et répandent dans le pays, chacun de leur côté, des doctrines, des principes, des passions qui le jettent dans le désordre et la confusion, avec la Révolution en perspective, cette situation peut-elle durer ? (Non ! non ! à gauche.)

Non ! et vous le savez si bien que votre proposition a pour objet non de la changer, mais de la voiler. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Voilà ma pensée sur votre proposition. Si je me trompe, c'est de bien bonne foi. Votre proposition a pour objet de voiler le provisoire, de le continuer sans le dire, ou en disant qu'on fait autre chose que du provisoire... (Assentiment à gauche et au centre gauche.) et cela pour vous réserver l'occasion et les moyens, qui peuvent se présenter, de faire plus tard le Gouvernement que vous ne pouvez instituer aujourd'hui.

Eh bien, je crois, Messieurs, qu'en cela vous allez trop loin, non seulement dans l'intérêt du pays, mais encore dans le vôtre. Le pays ne peut souffrir longtemps ce provisoire, et il ne se méprendra pas longtemps, malgré les formes et les noms nouveaux sous lesquels il se dissimule.

Il faudra bien, un peu plus tôt, un peu plus tard, que nous retournions devant les électeurs. (Ait ! ah ! et gauche.) Si nous y retournons trop tard, quand les souffrances seront devenues extrêmes, les sentiments qui naissent de ces souffrances nous exposeront à de grands périls. Qu'y aurez-vous gagné, Messieurs les Conservateurs ?

Vous avez essayé la Monarchie, vous l'avez fait dans votre droit et dans votre loyauté. Je vous aurais contesté ici le pouvoir de disposer de la souveraineté nationale ; mais vos principes sont différents des miens, vous agissiez dans votre droit et dans vos convictions. Vous avez échoué, faites place à d'autres. (Hilarité à gauche.). Vous ne pouvez pas rester ici indéfiniment pour attendre les occasions. (Vive approbation et applaudissements à gauche et au centre gauche.)

Votre devoir, — et c'est ici que je réponds à l'honorable M. Prax-Paris, — est de faire place à une autre Assemblée, et non pas, comme le demande l'honorable collègue contre l'amendement duquel j'ai voté, de recourir à un plébiscite.

UN MEMBRE A DROITE. — Vous n'êtes pas logique !

A GAUCHE. — N'interrompez pas Laissez parler !

M. JULES GRÉVY. — Le plébiscite n'est qu'une fausse déférence pour la souveraineté nationale. La masse des électeurs ne peut ni comprendre ni résoudre les questions si ardues et si complexes qu'on voudrait lui poser. (Réclamations sur quelques bancs du côté droit.)

Il y a des démocrates de deux espèces il y a ceux du Gouvernement direct par les masses, et il y a ceux qui ont le principe de la représentation. Je suis de ces derniers. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

Je trouve que la masse d'un peuple, arrivée à l'état de lumières ou sont parvenues les nations modernes, n'est point assez éclairée pour résoudre elle-même de telles questions. (Rumeurs sur plusieurs bancs du côté droit. — Approbation sur d’autre.)

M. PRAX-PARIS. — Je demande la parole.

M. DE VALON. — Il est bon que le pays sache quelle opinion les Républicains ont de lui ! (Bruits.)

M. JULES GRÉVY. — Alors, Messieurs les interrupteurs, que faites-vous ici ? Pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi ne renvoyez-vous pas devant la nation la discussion et le vote de vos projets ordinaires ? Pourquoi ne pratiquez-vous pas franchement le principe du gouvernement direct ? Si le peuple est capable de statuer sur les grandes questions de Gouvernement, à plus forte raison l'est-il de discuter les lois ordinaires que vous votez. Réunissez donc le peuple sur la place publique et laissez-lui le soin de se gouverner lui-même.

Nous connaissons, nous, une autre manifestation de la souveraineté nationale, c'est la représentation qui, seule, rend possible, dans les grandes nations, le Gouvernement du pays par le pays, mais qui a cet autre avantage de remettre la direction des affaires publiques à l'élite des citoyens, mandataires des autres c'est le grand principe moderne de la représentation, c'est le principe libéral et parlementaire... (Marques d’assentiment dans diverses parties de l'Assemblée ;) l'autre n'est qu'apparence et déception. C'est pourquoi je l'ai repoussé ce matin par mon vote. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Voilà, Messieurs, quelques-unes des réflexions que je voulais vous soumettre. Je suis très convaincu que vous ne faites pas une' bonne chose, et que votre résolution n'aura pas les effets que beaucoup d'esprits en attendent je suis très convaincu que vous ne sortez pas du provisoire, que vous n'en changez que le nom et l'apparence que vous le prolongez, au prix de beaucoup de souffrances, d'impatiences et de dangers. Il y a plus, Messieurs ; cette institution qui, j'en ai la conviction, restera toujours, même après votre départ, dans les conditions parlementaires où vous l'avez établie, cette institution peut néanmoins se trouver un jour en face de pouvoirs nouveaux qui n'en reconnaîtront pas la légitimité, et par là constituer un grand danger ; elle peut amener des conflits, c'est le seul résultat qu'elle puisse produire (Très bien ! à gauche), et les conflits amènent les Révolutions.

Ainsi, Messieurs, votre proposition, c'est la prolongation du provisoire, avec ses dangers, ses souffrances, et, à l'horizon, le conflit, la Révolution.

Que ceux qui veulent entrer dans la Révolution par cette porte et y entraîner la France avec eux, le fassent à leurs risques et périls et sous leur responsabilité devant le pays. Pour moi, je proteste par ma parole, et je protesterai par mon vote, contre une institution qui est une usurpation, grosse de périls et de calamités. (Applaudissements prolongés répétés à gauche et au centre gauche. — L’orateur, de retour à son banc, reçoit, les félicitations d'un grand nombre de ses collègues qui quittent leurs places et s'empressent autour de lui. — La séance reste suspendue pendant quelques instants.)

 

 IV

 

Paris, 11 Février 1874.

Mon cher Monsieur Villa.

J'apprends que la poursuite pour délit de presse, dirigée contre vous, a amené une condamnation a 300 francs d'amende. Le jury a pensé que vous aviez dépassé les limites de la polémique permise : il ne faut ni vous en étonner, ni vous en plaindre.

Lorsque le Gouvernement est fort et la société calme, le jury pousse souvent trop loin l'indulgence pour les attaques.de journaux au contraire, il se montre inquiet, sévère et parfois excessif, lorsque les temps sont agités et les institutions fragiles ou contestées cela est dans la nature de cette juridiction l'insécurité la trouble et l'égare.

Donc, à l'avenir, respectez mieux le Septennat. Je vous aurais même conseillé de ne pas publier votre article du 18 Janvier, si je l'avais connu à l'avance. Ce pouvoir est temporaire, des événements imprévus et divers peuvent en abréger la durée sa force est limitée, presque éphémère mais le parti impérialiste a intérêt à le soutenir, non à le combattre, car il réserve l'avenir et l'expression définitive de la volonté nationale.

Aussi, n'hésite-t-il pas à lui donner son concours, pour toutes les mesures d'ordre public demandées, en son nom, M'Assemblée. Seulement il regrette de ne pas voir M. le Maréchal Mac-Mahon mieux protégé, dans son impartialité, contre de mesquines intrigues, de sourdes hostilités et de mauvais choix de fonctionnaires.

Le Septennat est une trêve ; il ne faut pas que les partis le convertissent, contre sa volonté, en un paravent destiné à cacher d'ambitieux desseins ou de coupables trahisons.

Cette politique quotidienne embrasse un horizon trop restreint ; nous avons le devoir de porter plus loin nos regards et notre sollicitude. Respectons, appuyons nos institutions rudimentaires et momentanées ; mais continuons à rechercher, dans les enseignements du droit public moderne, quel doit être le Gouvernement définitif du pays et sur quelle base il convient de l'établir, pour lui assurer la grandeur et la durée, dans cette Démocratie que représente la France.

Sans doute, les plébiscites qui ont constitué l'Empire n'ont été renversés par aucun plébiscite nouveau ; mais un appel direct à la souveraineté nationale est nécessaire, pour réparer les désastres causés par l'insurrection du 4 Septembre. Le jour venu, il n'y aura en présence que deux formes de Gouvernement la République, l'Empire.

Les Régimes intermédiaires n'oseront jamais affronter le verdict du pays. Alors, j'en suis convaincu, la bourgeoisie, revenue de ses entraînements, et la majorité des électeurs seront d'accord pour rétablir ce que l'émeute de Paris a brisé.

Consacrez-vous donc, plus énergiquement que jamais, à votre œuvre de publicité ; vous avez, pour la bien remplir, un talent éprouvé, une foi politique inébranlable, une loyauté parfaite. La cause de l'appel au peuple a fait d'immenses progrès en France, elle vous devra des progrès non moins considérables dans le département du Puy-de-Dôme.

Ne séparez jamais, dans vos discussions, les intérêts de l'ordre d'avec ceux de la Démocratie l'alliance de ces deux principes est nécessaire à la bonne conduite des intérêts sociaux. Leur divorce serait le prélude de la plus redoutable des guerres civiles.

Agréez, etc.

 

E. ROUHER.

 

V

 

Paris, Février 1874.

Monsieur,

J'ai reçu votre circulaire électorale et je vous remercie de l'envoi et du contenu de cette circulaire. Je la trouve parfaitement sage, et je n'ai pas besoin de vous dire que je fais des vœux pour. le succès de votre élection, bien qu'une divergence, fort oubliée aujourd'hui, mais rappelée avec affectation par vos adversaires, nous ait divisés autrefois.

Vous craigniez alors, en votant pour moi, d'ébranler un Gouvernement établi, et cette crainte était respectable. Connaissant l'état de l'Europe, je craignais, moi, une politique fatale au dehors, et mes craintes, hélas n'ont été que trop justifiées.

Mais il ne s'agit de rien de semblable aujourd'hui. Les désastres que je redoutais se sont accomplis il s'agit de les réparer, et, pour y réussir, je ne sais qu'un moyen c'est l'établissement, en France, d'un Gouvernement sensé, ferme, stable autant que possible, ct arrêté dans sa forme pour qu'il soit arrêté dans ses vues.

Avec l'esprit qui règne dans les masses, en présence de trois partis monarchiques se disputant le trône, je regarde la Monarchie comme impossible, et je ne vois de praticable qu'une République sage, équitable, réparatrice, et qui, n'étant le triomphe d'aucun des partis qui nous divisent, leur procure à tous la seule satisfaction qu'ils puissent honnêtement et décemment désirer : le triomphe de l'intérêt général sur les intérêts particuliers de dynasties, de classes ou de systèmes. Telle est ma conviction, qu'une expérience de trois années a rendue invincible.

Malheureusement, l'Assemblée nationale, divisée en deux portions exactement égales, ne parvient pas à faire l'acte de raison qui me semblerait nécessaire, et, sans le vouloir, laissé le pays dans un état d'anxiété qui interrompt le travail ; cause aux classes laborieuses des souffrances cruelles, retarde la réorganisation de la France, et compromet gravement sa considération en Europe.

De toutes parts, on demande quand et comment nous sortirons de cet état douloureux.

Pour moi, il n'y a qu'un moyen, c'est que les électeurs, par des choix bien entendus, constamment dirigés dans le même sens, éclairent l'Assemblée nationale sans l'effrayer et lui indiquent les voies dans lesquelles le pays, au lieu des malheurs qu'on lui prédisait, a trouvé la réparation des désastres de la plus funeste des guerres.

Des choix, faits dans un autre esprit, ne pourraient qu'ajouter aux hésitations de l'Assemblée, qu'apporter au pays de nouvelles anxiétés, au commerce de nouvelles pertes, à la réorganisation du pays de nouveaux retards, à sa considération un plus grand affaiblissement.

C'est, Monsieur, ma conviction sincère et, sans la prétention de diriger personne, rentré dans l'étude et le repos, mais non dans l'indifférence, je forme des vœux pour l'élection de Républicains comme vous, Républicains de raison et non de passion, sachant faire au pays le sacrifice de leurs divergences passées pour arriver à l'union, qui pourra seule rendre à la France, avec une nouvelle existence, de nouvelles et heureuses destinées.

Recevez, etc.

 

A. THIERS.