LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE XVI. — LE DUC DE REICHSTADT ET LA RÉVOLUTION DE 1830.

 

 

Ce fut à Zurich, le 1er août 1830, que le chevalier Prokesch apprit la chute du gouvernement de Charles X. Il crut un moment que les puissances allaient ramener le Roi sur le trône, comme elles l'avaient fait pour Louis XVIII, en 1814 et en 1815. Puis il songea — et il ne se trompait pas — qu'elles pourraient bien, de crainte d'une trop grande agitation en France, laisser à ce pays le soin de choisir lui-même son souverain. En Suisse, il entendit pour la première fois prononcer le nom du duc d'Orléans. A son retour, et passant par l'Allemagne, il recueillit des vœux assez nombreux en faveur du fils de Napoléon. Après tout, l'Europe ne pouvait faire une grande opposition à ce prétendant qui paraissait plus que tout autre attaché à l'Autriche et présenter plus de garanties que de dangers. Metternich était revenu précipitamment de Kœnigswart à Vienne. L'un de ses premiers soins avait été de rayer le nom de Prokesch de la liste présentée par le duc de Reichstadt pour former sa maison militaire. Prokesch s'en étonna. Il devait en savoir un peu plus tard la raison par le chancelier lui-même. A la prière du duc, Gentz intervint auprès de Metternich. Celui-ci refusa formellement de l'écouter, parce que Prokesch mettait dans la cervelle du jeune prince des projets trop vastes. Marie-Louise avait, à la demande de son fils, fait également une démarche dans ce sens. Elle avait subi le même échec.

Le général Belliard vint à la fin d'août à Vienne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, notifier à l'Autriche l'avènement de Louis-Philippe. Quelques jours après, il désira voir le duc de Reichstadt, mais le prince de Metternich lui objecta un refus poli[1]. Quelle était la raison de cette attitude ? La voici, telle que Metternich l'expliqua, après la mort du prince, à Prokesch lui-même : Figurez-vous, lui dit-il, que le général Belliard étant venu à Vienne pour me notifier l'avènement de Louis-Philippe,et lui et moi étant assis autour d'une petite table dans mon cabinet de travail,j'avais dans le tiroir de cette même petite table, sans qu'il s'en doutât, l'original de la pièce qui avait été signée par lui, par le maréchal Maison, par le commandant de Strasbourg, par tous les généraux enfin, sous les ordres desquels étaient les troupes échelonnées sur toute la ligne jusqu'à Paris, document par lequel les conjurés s'engageaient à conduire le duc de Reichstadt en triomphe à Paris[2]. Metternich aurait ajouté que cette pièce confidentielle lui était parvenue par le duc d'Otrante, qui avait entrepris de le décider à faciliter l'évasion du duc et qui avait juré de le faire parvenir sain et sauf à Strasbourg. Comment Fouché, qui était mort le 25 décembre 1820, aurait-il pu communiquer cette pièce en 1830 à Metternich ? Il y a là certainement une erreur commise par Prokesch dans la reproduction des paroles de Metternich. II a dû, sans doute, faire une confusion avec le fils de Fouché, le comte Athanase d'Otrante, alors secrétaire à la légation de Suède, qui était venu à Vienne dans l'intention de seconder la cause de Napoléon II et qui paraissait être le porte-parole de Joseph Bonaparte en cette occasion[3]. Toujours est-il que Metternich dit plus tard à Prokesch : On me pressa d'abord afin d'avoir par écrit l'assentiment du duc, et voyant que je ne cédais pas, on me menaça de la République. Si je vous avais, à ce moment, mis dans le secret, vous vous seriez enfui avec le duc et, l'un et l'autre, vous auriez couru à votre perte, car ceux qui contrecarraient les projets napoléoniens étaient positivement les plus forts. Mais vous auriez placé l'Autriche dans une situation des plus compromettantes vis-à-vis de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse... Prokesch fut contraint d'avouer que, si l'occasion de fuir s'était présentée, la prudence eût eu peu de part dans leurs décisions.

Il convient de résumer ici en quelques lignes la politique de M. de Metternich à cette époque. Le prince avait une terreur et une haine profondes de la propagande révolutionnaire ; c'est à sa répression qu'il consacrait toutes ses pensées et tous ses efforts. Il avait mal reçu l'envoyé extraordinaire de Louis-Philippe, regrettant hautement avec François II les tristes catastrophes de la fin de Juillet et jugeant le régime nouveau incapable de ramener la paix en France et de maintenir la paix en Europe. Puis après avoir, pour ainsi dire, admonesté le général Belliard, il faisait poliment écrire au roi Louis-Philippe que François II désirait la stabilité et la prospérité de son règne. Ceci ne l'empêchait pas de dire, quatre jours après, à Appony, qu'il y avait incompatibilité entre le nouveau gouvernement et le repos de l'Europe. Un moment même, il pensa à l'intervention des puissances, puis il la réduisit à la déclaration d'une solidarité commune et morale contre l'anarchie, contre l'esprit de révolte qui menaçait particulièrement l'Autriche. Dans les premiers jours qui suivirent la révolution de 1830, il aurait désiré s'unir plus étroitement avec la Russie, sans partager, cependant, l'état d'irritation de Nicolas, qui ne voulait pas reconnaître le nouveau roi des Français. Au fond, Metternich était satisfait de la tension subite des rapports entre la Russie et la France, car il avait redouté, peu de mois auparavant, une alliance très-probable entre l'empire russe et la monarchie de Charles X. Il affectait, malgré ses craintes pour le repos de la vieille Europe, une sérénité et une impartialité absolues. Il avait un autre dessein qu'il comptait accomplir à l'occasion : effrayer le gouvernement de Juillet et le tenir en respect avec le duc de Reichstadt qu'il ferait tout à coup apparaître à la frontière, si la Révolution relevait jamais sa tête hideuse. Il laissait entendre, en effet, qu'il se rendrait aux désirs des bonapartistes, plutôt que de tolérer la chute du pouvoir dans les mains des anarchistes ou dans celles d'un roi disposé à reprendre l'ancienne politique de conquêtes et de propagande. Ayant, en effet, la bonne fortune de garder en otage un dangereux prétendant, il n'était pas fâché de faire savoir de temps à autre qu'il oserait s'en servir. Il n'ignorait pas que les bonapartistes, alliés aux révolutionnaires, ne perdaient pas une minute pour agir contre la monarchie de Juillet et s'apprêtaient à de plus rudes attaques. Sa politique cauteleuse pouvait se résumer ainsi : persuader à Louis-Philippe qu'il faisait des vœux pour sa stabilité et sa prospérité ; laisser également croire à Charles X qu'il désirait le rétablissement de la monarchie légitime avec le duc de Bordeaux ; faire entendre, enfin, aux partisans du duc de Reichstadt qu'à l'occasion il saurait prendre en main les droits du jeune prince[4]. Tant de ruses, qui eussent été dignes d'un Fouché, lui donnaient en apparence une valeur supérieure à celle des politiques de son temps. Or, les hommes qui avaient intérêt à lui maintenir cette réputation étaient ceux-là qui admettaient, comme l'a si bien dit lord Holland, cette maxime avilissante que le mépris de la vérité est utile et nécessaire dans le gouvernement des hommes.

La situation en Europe était, à cette date, singulièrement troublée. La Russie, redoutée de tous, convoitait le Bosphore ; l'Autriche craignait l'explosion de l'esprit révolutionnaire en Italie ; la Prusse s'inquiétait pour ses provinces de la rive gauche du Rhin, qui subissaient mal sa domination ; l'Angleterre, qui traversait une crise très grave en raison de sa situation économique, se défiait des projets de la Russie ; l'Italie et la Belgique aspiraient à leur indépendance ; l'Es pagne et le Portugal étaient en proie à des agitations sérieuses ; la Pologne et l'Irlande étaient prêtes à se soulever contre leurs oppresseurs. La révolution, qui venait d'éclater en France, pouvait donc, à un moment donné, embraser toute l'Europe.

Lorsque Prokesch revit le duc de Reichstadt, à son retour de Suisse, il le trouva en compagnie du capitaine Foresti et se borna devant lui à quelques termes d'une politesse aimable. Le comte de Dietrichstein, qui survint, se plaignit du choix des personnes qui allaient composer la maison militaire du prince et qui devaient être le général comte Hartmann, le capitaine baron de Moll et le capitaine Standeiski. C'étaient des officiers fort honorables sans doute, mais dont le caractère froid devait fort peu sympathiser avec celui du duc de Reichstadt. Le prince savait que Metternich avait rayé Prokesch en disant : Celui-là, non ; j'en ai besoin pour moi-même, et avait pris trois personnes au hasard, sans s'inquiéter si elles plairaient. Enfin, Prokesch resta seul avec le duc, qui se jeta aussitôt dans ses bras et l'entretint de l'événement du jour, c'est-à-dire de la révolution survenue en France. Répondez, dit-il, à cette question qui est pour moi d'une importance capitale : Que pense-t-on de moi dans le monde ?... Me reconnaît-on dans cette caricature que font de moi tant de feuilles, qui s'évertuent à me représenter comme un être à l'intelligence étiolée et comme estropié à dessein par l'éducation ? Son ami le tranquillisa. Ceux qui le voyaient — et ils étaient nombreux — pouvaient-ils croire à des fables pareilles ?... En Suisse, d'ailleurs, beaucoup de personnes avaient parlé de lui avec sympathie. Ainsi, le célèbre historien Rotteck lui avait affirmé à Fribourg en Brisgau que, dans sa conviction, le duc de Reichstadt était l'unique gage de stabilité pour la France et de paix pour l'Europe.

Le duc, qui l'avait écouté avec plaisir, revint bientôt à ses doutes amers. Tel que vous me voyez aujourd'hui, disait-il, suis-je digne du trône de mon père ? Suis-je capable de repousser loin de moi la flatterie, l'intrigue, le mensonge ? Suis-je capable d'agir ? Prokesch lui fit comprendre que, malgré le peu de durée probable du règne de Louis-Philippe, il aurait cependant assez de temps devant lui pour envisager paisiblement les éventualités futures. Alors, revenant à la question de sa maison militaire, le prince s'écria avec tristesse : Je ne vous aurai pas près de moi. Metternich l'a refusé à ma mère... Puis, avec une résolution subite et se redressant : Mais un temps viendra où il faudra aussi compter avec ma volonté ! Son grand-père avait parlé de l'envoyer avec sa maison militaire à Prague. Ce projet lui plaisait. u Il faut, disait-il, que je voie et que je sois vu. Prokesch lui fit observer que Prague n'était pas aussi fréquenté que Vienne, et qu'il valait mieux pour lui demeurer dans cette capitale. Il lui conseillait, avec l'autorisation de l'Empereur, de fréquenter les cercles diplomatiques et les salons, de recevoir chez lui les hommes les plus distingués de la Cour, les sommités de l'armée, des lettres et des sciences. Prokesch aurait voulu surtout étendre la sphère d'action militaire du prince. Il en parla à Gentz et fit l'éloge des aptitudes de son jeune et noble ami. Il essaya même d'agir en ce sens sur l'esprit du prince de Metternich. Mais celui-ci ne parut pas comprendre. Il prit un air glacial devant les propositions de Prokesch et, après quelques paroles banales, changea presque immédiatement de sujet. Sans craindre de froisser le chancelier, ni de se créer à lui-même des difficultés, Prokesch résolut de s'attacher ouvertement au duc de Reichstadt et continua ses visites, au su et au vu de tous. Lorsque Prokesch voulut savoir plus tard de Metternich la raison de son attitude si étrange à son égard, celui-ci lui répondit : Comme je vous connais et comme je connaissais le duc, je voyais dans vos relations un danger pour vous et pour lui. Je ne vous croyais assez forts, ni l'un ni l'autre, pour résister à des tentations qui étaient soutenues par l'Empereur lui-même. Je ne voulais pas, tandis que je prêtais l'oreille à vos confidences et que je vous en faisais moi-même, vous placer dans la fausse position d'un homme qui, tout en m'étant dévoué, n'en aimait pas moins sincèrement le duc.

Au mois d'août 1830, Prokesch ne soupçonnait donc pas les vrais motifs de la conduite si réservée de Metternich à son égard, et, décidé à se dévouer corps et âme au fils de Napoléon, il faisait semblant de ne point s'apercevoir de sa froideur. Ni lui ni le duc ne savaient alors qu'un parti assez puissant, représenté par des maréchaux comme Maison et Marmont et par des généraux comme Belliard et autres était prêt à aider la cause du duc de Reichstadt. Ils ignoraient qu'on avait affiché à Paris des placards où l'on réclamait le retour de Napoléon II ; où l'on disait que cet enfant de Paris était le chef de la grande nation, son premier citoyen, et qu'avec lui la France redeviendrait invincible.

Le culte de Napoléon s'était maintenu après la mort de l'Empereur à Sainte-Hélène, et sa fin tragique avait profondément ému les esprits. Les bonapartistes avaient tiré parti de cet événement, et, grâce à leur zèle et à leur propagande, l'image de Napoléon se trouvait dans la chaumière du paysan, comme dans la mansarde de l'ouvrier. Ils s'étaient alliés aux libéraux et aux républicains pour attaquer la Restauration avec les fastes de l'Empire ; unis dans le même assaut contre la monarchie légitime, ils avaient pris une part décisive aux journées de Juillet. Le préfet de police, Gisquet, a dit alors que si le duc de Reichstadt avait pu agir, il aurait facilement rallié les débris échappés aux désastres de l'Empire. Il savait que les bonapartistes, même sans la coopération du prince, avaient associé à leurs intrigues des officiers supérieurs et des réfugiés politiques, formé des comités, agité les diverses classes de la population, secondé les moindres actes d'hostilité contre le gouvernement de Louis-Philippe et essayé de prouver que le respect du nouveau roi pour la mémoire de Napoléon n'était qu'un artifice politique. Ils ne doutaient pas que le retour du duc de Reichstadt en France ne fût qu'une question de temps, et ils travaillaient avec ardeur à hâter cet événement[5].

Les journées de Juillet avaient inquiété Metternich, sans trop le surprendre. Au mois de juin, il n'avait pas hésité à confier à M. de Rayneval ses craintes sur la situation de la monarchie légitime. Il avait écrit à Appony : L'entreprise d'Alger pourra réussir ; le gouvernement cependant n'en périra pas moins. Ce n'était pas qu'il redoutât une révolution immédiate, mais l'affaiblissement du pouvoir royal amené peu à peu par l'ascendant des doctrines subversives et la licence de la presse. Toutefois, il croyait qu'il y aurait témérité à risquer ce qu'on appelait un coup d'État. Il aimait les constitutions légitimement données et loyalement pratiquées. Si jamais l'occasion s'en offrait, il protégerait la Charte, comme il protégeait tout ce qu'il trouvait régulièrement établi. Quelques mois après, la révolution de 1830 avait éclaté, et le prince de Metternich, sans penser à défendre l'ancienne Charte, ainsi qu'on l'aurait pu croire[6], se préoccupait d'étouffer l'esprit de faction et d'empêcher ses développements. Il disait à l'Empereur qu'il voulait examiner avec la Russie une base d'entente entre les membres de l'ancienne Quadruple Alliance, pour donner de l'unité à leurs résolutions prochaines. Il voyait noir. Il écrivait à Nesselrode que a la vieille Europe était au commencement de la fin u et que, dût-il périr, il saurait faire son devoir. Les troubles de Bruxelles venaient d'éclater, et, le 2 septembre, le général Belliard, qui sortait de chez Metternich, écrivait à son gouvernement qu'une manifestation de principe, dans cette circonstance, serait bonne et donnerait une grande sécurité à toutes les puissances européennes. Il espérait qu'aucune, même la Russie, ne voudrait montrer d'hostilité à la France. Il avait cependant été assez mal accueilli par le ministre autrichien, et ses protestations de paix et de bonne harmonie n'avaient guère été écoutées. Metternich lui avait affirmé que l'Autriche ne se mêlerait pas des affaires intérieures de la France, mais qu'elle ne souffrirait pas une ingérence de la France dans ses propres affaires. Le 4, Belliard obtenait une audience de l'Empereur à Schœnbrunn[7]. Il remettait ses lettres de créance, et il croyait pouvoir écrire à Paris que, malgré les mauvaises dispositions de la Russie, le cabinet autrichien était favorablement disposé. Il affirmait que des ordres avaient été donnés pour la reconnaissance immédiate du gouvernement nouveau. Toutefois, les Autrichiens — si l'on en croit le premier secrétaire de l'ambassade française, qui était moins optimiste — s'inquiétaient de l'influence de la révolution de Juillet en Piémont, dans le duché de Modène et dans quelques parties des États du Pape, si bien que Metternich avait donné des ordres pour renforcer les troupes stationnées dans le royaume lombardo-vénitien. Mais, après l'audience impériale, le ministre autorisa les attachés de l'ambassade française à prendre la cocarde tricolore. Il laissa même entendre que la Russie reviendrait sur ses dispositions hostiles et finirait par imiter ses alliés en reconnaissant Louis-Philippe pour roi des Français.

Le 8 septembre, Metternich crut devoir dire en propres termes au général Belliard, qui se disposait à rentrer à Paris : L'Empereur abhorre ce qui vient de se passer en France... Le sentiment profond, irrésistible de l'Empereur est que l'ordre de choses actuel en France ne peut pas durer... Que votre gouvernement se soutienne, qu'il avance sur une ligne pratique, nous ne demandons pas mieux... Puis, d'un ton menaçant : Jamais nous ne souffrirons d'empiétement de sa part. Il nous trouvera, nous et l'Europe, partout où il exercerait un système de propagande ! Le général Belliard protesta de toutes ses forces contre cette supposition. Metternich voulut bien admettre alors la bonne volonté du gouvernement, mais il ne craignit pas de mettre en doute sa capacité à dompter l'anarchie menaçante[8]. Il aurait même déclaré à Belliard, dès la première entrevue : Je vous ai connu comme l'un des adhérents les plus zélés de l'homme qui, sans contredit, était le prototype du pouvoir. Or, vous qui avez connu Napoléon, croyez-vous que, placé dans la position du gouvernement actuel, il se serait cru en possession des moyens de gouverner nécessaires ? Belliard dut être assez embarrassé pour répondre, d'autant plus qu'il avait osé offrir avec d'autres généraux de conduire le duc de Reichstadt en triomphe à Paris. Ainsi, c'est l'envoyé extraordinaire de Louis-Philippe, chargé d'annoncer l'avènement du nouveau roi, c'est lui qui faisait partie de la conjuration tentée, quelques semaines auparavant, pour proclamer Napoléon II !

La situation ne laissait pas d'être fort extraordinaire, et cette affaire jetait un singulier jour sur la disposition des esprits à cette époque. Le comte d'Otrante avait promis à Metternich que, si l'on consentait à lui donner Napoléon II, la France fournirait toutes les garanties possibles de paix et d'amitié. Les grands pouvoirs de l'État devaient être constitués de telle façon que l'autorité serait efficace et que l'anarchie disparaîtrait. Un projet de constitution impériale fût même soumis au chancelier. On y faisait résider la souveraineté dans la personne du nouvel empereur ; on déclarait la religion catholique religion de l'Etat. On proposait de faire voter le budget des dépenses pour plusieurs années, afin d'enlever les finances au caprice des Assemblées ; on offrait de créer des pairs héréditaires, d'étendre la capacité électorale à tous les Français jouissant des droits civils et contribuant aux charges publiques, d'interdire les travaux forcés et la mort civile pour les crimes politiques, de consacrer la liberté de la presse comme un droit, en tant qu'elle ne léserait aucun intérêt général ou privé. Metternich écouta toutes ces propositions et résuma dédaigneusement son opinion sur ce projet : C'est une feuille de papier, et rien de plus ! D'autres émissaires du parti napoléonien étaient venus lui demander aussi de leur confier le jeune prince. Quelles garanties donnerez-vous au duc de Reichstadt, touchant l'avenir qui l'attend ? demanda-t-il. — L'amour et le courage des Français, qui élèveront un rempart autour de lui, lui fut-il répondu. Mais six mois ne seront pas écoulés qu'il sera au bord du précipice. Faire du bonapartisme sans Bonaparte est impossible ! Et Metternich énuméra complaisamment les difficultés. Ambitions, exigences, ressentiments, haines, tout se dresserait contre le fils de l'Empereur. Ce qui avait fait réussir Napoléon, c'était son génie, la lassitude des secousses révolutionnaires, le besoin impérieux d'ordre et de sécurité. Ses victoires incomparables avaient fasciné le peuple et lui avaient donné à lui-même une confiance sans pareille. Les circonstances et les hommes l'avaient aidé. Mais aujourd'hui, quelle différence !

Bonaparte lui-même, ajoutait Metternich, serait-il en position d'accomplir quoi que ce soit dans cette orageuse mêlée de gens dont la vanité grotesque ne laisse pas intactes, vingt-quatre heures durant, les plus hautes réputations, dans cette mêlée où tous les coryphées des partis, après avoir survécu à leur propre popularité, jettent toute renommée en pâture à la risée de la presse et où chaque acteur, salué à son entrée en scène par des acclamations, est ensuite, que ce soit justice ou effet de l'envie, sifflé à outrance ? Napoléon avait reconstruit la nouvelle société avec les débris de l'ancienne. La France met sa gloire à réduire en poussière jusqu'aux débris qui jonchent son sol : c'est là sa spécialité... Les hommes supérieurs se continuent rarement dans leurs héritiers. Ils ont sur la société une grande influence, mais ils n'y sont que de rares accidents[9]...

Il faut reconnaître qu'il y avait beaucoup de vrai dans ces appréciations. Le ministre exprimait en même temps les pensées de son maître, car François II avait dit qu'il aimait trop son petit-fils pour le livrer à des expériences hasardeuses. Toutefois l'Empereur avait voulu savoir quel effet produiraient de telles propositions sur le duc, et il lui en avait glissé quelques mots, dans une simple conversation. Le duc en fit aussitôt part à son ami. Tout son être était comme enflammé, dit celui-ci. Ses rêves enfin prenaient corps et se changeaient en espérances... Elles ne durèrent qu'un instant. Metternich se chargea de les dissiper. Le chancelier, ayant rencontré un jour le duc de Reichstadt à la porte de l'Empereur, l'avait invité à le venir voir. Le duc se rendit avec une certaine défiance chez lui. Il se conduisit prudemment, ne s'avançant pas trop, ne confiant point toutes ses pensées. Cependant, lorsqu'il revit Prokesch, il lui dit : Je ne puis paraître aux yeux du monde que comme le petit-fils de mon grand-père. C'est aussi l'opinion du prince. Il faut que je cherche mon avenir dans l'armée ; moi-même, je suis de cet avis. D'abord, quant à la France actuelle, on ne peut pas compter sur elle. Ensuite, il est certain que là-bas, vu mon jeune âge, il me serait impossible de me rendre maitre des partis. Il répétait ainsi les propres paroles de Metternich[10] et paraissait convaincu de leur vérité. Les doutes que le fils de Napoléon avait de lui-même et de sa valeur avaient subitement reparu. Ils allaient se dissiper en d'autres incidents.

Les partisans du régime napoléonien continuaient leurs démarches. L'un de leurs chefs, l'ex-roi d'Espagne, le prince Joseph Bonaparte, écrivait d'Amérique à l'empereur François II que, s'il lui confiait le fils de son frère, il garantissait le succès de l'entreprise. Seul, disait-il, avec une écharpe tricolore, Napoléon II sera proclamé[11]. Il mandait en même temps à Metternich que les circonstances lui faisaient un devoir de ne rien épargner pour assurer le bien-être de la France et la tranquillité de l'Europe. Napoléon II, rendu aux vœux des Français, affirmait-il, peut seul produire tous ces résultats. Je m'offre à lui servir de guide. Le bonheur de mon pays, la paix du monde seront les nobles buts de mon ambition. Je déclare n'en avoir pas d'autres... Il ajoutait que Napoléon Il empêcherait les ferments républicains de se développer en France, en Italie, en Espagne et en Allemagne ; enfin, que l'Autriche serait sa seule alliance de famille, et de politique avec le continent. Il déclarait que les maisons d'Espagne et de Naples ne pourraient faire opposition aux vues des maisons de France et d'Autriche ainsi réunies, que l'Italie resterait dans le devoir, que la Prusse, la Russie et l'Allemagne ne s'agiteraient pas, que le nouveau roi d'Angleterre effacerait, par sa conduite, les honteux procédés de l'ancien gouvernement envers Napoléon mourant. Il se laissait aller à une sorte de lyrisme, voyant déjà les nuages, amoncelés sur la France et l'Europe, se dissiper au souffle de la raison et de la justice. Metternich le considéra comme un rêveur et ne lui répondit pas. Mais cette lettre indiquait bien l'impression produite dans le monde par la chute de Charles X et les espérances placées aussitôt sur la tête du fils de Napoléon[12].

Au moment où l'on présentait Louis-Philippe aux acclamations populaires, deux bonapartistes, Ladvocat et Dumoulin, hommes peu connus, avaient eu la pensée de proclamer Napoléon II. Dumoulin parut en uniforme d'officier d'ordonnance dans la grande salle de l'Hôtel de ville et allait crier : Vive Napoléon II ! lorsqu'un sieur Carbonnel le fit enfermer et garder à vue dans une pièce voisine. Thiers et Mignet avaient, parait-il, conseillé ironiquement à Ladvocat de se hâter, car la Fortune est une personne qui se livre seulement aux impatients. Ainsi, d'une part, dit Louis Blanc qui raconte le fait, l'étalage d'un habit brodé, de l'autre une espièglerie d'enfant, c'est à cela que devait se réduire la lutte entre le parti d'Orléans et le parti impérial. Singularité historique dont le secret se trouve dans la trivialité de la plupart des ambitions humaines !... Pourtant le souvenir de l'Empereur palpitait dans le sein du peuple. Pour couronner dans le premier de sa race l'immortelle victime de Waterloo, que fallait-il ? Qu'un vieux général se montrât à cheval dans les rues et criât, en tirant son sabre : Vive Napoléon II !... Le général Gourgaud fit en vain cette tentative. Le 29, on l'entendit protester à l'hôtel Laffitte contre la candidature du duc d'Orléans, et, dans la nuit du 29 au 30, il réunit chez lui quelques officiers pour aviser aux choses du lendemain. Il ne trouva pas les partisans qu'il espérait. Il semble que les luttes civiles déconcertent les hommes de guerre, remarque encore Louis Blanc. Napoléon, d'ailleurs, avait amoindri toutes les âmes autour de la sienne. Le régime impérial avait allumé dans les plébéiens, qu'il élevait brusquement à la noblesse, une soif ardente de places et de distinctions. Le parti orléaniste se recruta de tous ceux à qui, pour ressusciter l'Empire, il n'eût fallu peut-être qu'un éclair de hardiesse, un chef et un cri... Ainsi, tout fut dit pour Napoléon, et, quelque temps après, un jeune colonel au service de l'Autriche se mourait au delà du Rhin, frêle représentant d'une dynastie qui vint en lui exhaler son dernier souffle[13].

Pour distraire son petit-fils de ses énervantes préoccupations, François II l'emmena avec lui en Hongrie au couronnement du prince héritier, Ferdinand[14]. Quand le duc revint, un mois après, à Vienne, la Belgique était en révolution ; plusieurs personnages disaient que le jeune prince était le seul capable d'en occuper le trône et d'éviter à l'Europe de nouvelles inquiétudes. On en parla à Metternich, qui, tenant à rendre indépendante de l'influence française toute innovation dans les Pays-Bas, laissa tomber de ses lèvres minces et dédaigneuses cet arrêt sans appel : Exclu une fois pour toutes de tous les trônes ! [15] Le prince François de Dietrichstein, frère du comte Maurice, homme de mérite et de savoir qui avait toujours apprécié le génie de Napoléon, fit à cette époque la connaissance du duc de Reichstadt. Celui-ci, sachant quelle était sa supériorité intellectuelle, alla le voir dans son domaine situé à quelques lieues de Vienne et eut un long entretien avec lui. Le prince de Dietrichstein s'exprima en toute franchise. Examinant la situation de la France, il démontra que le parti napoléonien n'était pas assez fort pour se grouper autour d'un chef aussi jeune et aussi peu connu. Mais, sans imiter la sécheresse et l'indifférence de Metternich, qui s'inquiétait peu des tortures morales du fils de Napoléon, il lui rappela, lui aussi, le grand exemple d'Eugène de Savoie. Il invita le jeune prince à répondre à l'attente du plus grand nombre, à développer ses facultés, à accroître ses connaissances politiques et militaires. Le duc de Reichstadt ne demandait pas mieux. Partout où son épée aurait pu être utile, il se serait précipité pour la tirer. Ainsi, à la première nouvelle des troubles de Paris et avant la chute de la monarchie légitime, il s'était généreusement écrié : Je voudrais que l'Empereur me permît de marcher avec ses troupes au secours de Charles X ! Mais François II, tout en s'élevant contre l'usurpation de Louis-Philippe, ne voulait pas plus offrir à Charles X son petit-fils qu'un seul de ses soldats. Il consentait bien à donner asile au vieux roi dans ses États, à la condition que sa présence ne contrariât pas un seul de ses alliés[16]. Quand on examine, à ce moment, la politique de l'Europe, on reconnaît bien vite que les grands mots de solidarité et de fraternité entre les monarques, comme ceux d'humanité, de droit primordial, de droit préexistant, etc., ne sont en réalité que des mots. De loin, cette phraséologie solennelle impose ; de près, elle attriste.

Le jeune prince avait redemandé à Metternich l'autorisation d'attacher à sa personne le chevalier de Prokesch. Metternich refusa encore une fois, tout en laissant, jusqu'à nouvel ordre, le chevalier libre de fréquenter le duc. Prokesch, sans se décourager et sans craindre une disgrâce, profita amplement de l'autorisation. Il put ainsi se rendre compte des souffrances de cette jeune âme si fière, si impétueuse, si désireuse d'action et de gloire. Un soir, il trouva son ami méditant sur le testament de son père, et spécialement sur le quatrième paragraphe de l'article premier, où l'Empereur lui recommandait de ne jamais oublier qu'il était né prince français. Le fils de Napoléon avait fait de cette recommandation suprême la règle de conduite de sa vie, quoique cette règle rigoureuse lui causât parfois de vives inquiétudes. En effet, des occasions auraient pu se présenter où l'action qu'il cherchait se serait offerte ; mais alors il eût manqué de fidélité au testament impérial, et, pour lui, t'eût été comme s'il eût désobéi à son père lui-même. Il était donc voué à l'inaction, et il s'en désolait. Cent fois, il repassait dans son esprit toutes les éventualités possibles ; il n'en trouvait pas qui répondit entièrement à ses désirs. Il cherchait vainement une éclaircie dans le ciel sombre ; le ciel restait fermé. Si l'on veut connaitre l'origine de la maladie lente qui le rongea et finit par le détruire, c'est là qu'il faut la chercher. Le duc essaya alors de distraire ses tristes et obsédantes pensées par les promenades à pied, par les courses à cheval. Il en abusa. Sa santé en souffrit. Une croissance anormale et les fatigues qu'elle lui causait furent aggravées par l'équitation trop prolongée. Le prince aimait à monter plusieurs heures de suite des chevaux différents et, de préférence, des chevaux fougueux qui exigeaient un développement excessif de forces. Puis il se rejeta sur un travail absorbant, sur des études historiques ou stratégiques. Il tint à lire tout ce qui paraissait sur son père[17]. Il écrivit lui-même, quoiqu'il préférât la réflexion à la rédaction, quelques essais sur des sujets d'art militaire. Il annota César, Montecuccoli, Jomini, Ségur, Norvins et d'autres auteurs

Peu à peu, certains efforts des partisans de la cause impériale lui furent connus et suscitèrent dans son âme un incendie qui enflamma toute l'ambition qu'il avait réprimée jusqu'alors. Ils contribuèrent beaucoup à abreuver d'amertume les dernières années de sa vie[18]. Une impatience fiévreuse, une tristesse croissante, d'ardentes illusions remplacées presque aussitôt par un morne découragement, le dégoût des distractions futiles, telles étaient ses dispositions habituelles. S'il eût trouvé le moyen de partir pour la France, il eût certainement alors tenté un coup hasardeux. Mais autant il avait le vif désir de s'emparer du pouvoir suprême, autant il se montrait peu pressé de répondre à ceux qui parcouraient les rues de Paris en se servant de son nom comme d'un cri séditieux[19]. Le 2 octobre 1830, un curieux incident s'était produit à la Chambre des députés. Heulard de Montigny avait lu un rapport, sur une pétition du lieutenant Harrion et du colonel Dolesone, qui demandaient le retour des cendres de Napoléon et leur dépôt sous la colonne Vendôme. Le règne de Napoléon, disait le rapporteur, s'identifie avec l'époque la plus brillante de notre histoire. Son nom se prononce avec une sorte de culte et d'enthousiasme sous la chaumière du soldat redevenu laboureur. Montigny, tout en faisant l'éloge de la grandeur de Napoléon, disait qu'il n'y avait rien à craindre d'une puissance qui n'était plus. Le sentiment attaché à sa personne ne pourrait jamais se rattacher à aucun membre de sa famille. Rappelons-nous, ajoutait-il, que, dans ces journées à jamais mémorables où le trône de Charles X s'est trouvé vacant, il ne vint à la pensée de qui que ce soit de proposer, pour l'occuper, l'élève de la politique étrangère, l'héritier décoloré d'un grand nom. Le général Lamarque mit fin à l'éloge de Louis-Philippe qui terminait ce discours, en demandant que Paris, nouvelle Athènes, nouvelle Sicyone, reçût les cendres d'un autre Thésée, d'un autre Aratos. Le colonel Jacquemont l'appuya vigoureusement, mais, grâce à l'opposition de M. de Lameth, qui déclara que Napoléon avait foulé aux pieds la Charte et amené l'invasion de son pays, la Chambre n'adopta pas le renvoi de la pétition au ministre des relations extérieures.

Un soir de novembre, le duc de Reichstadt allait passer quelques instants chez le baron d'Obenaus, un de ses maitres. Au moment où il se disposait à entrer chez lui, il se rencontra avec une jeune femme très belle qui lui prit vivement la main et la porta à ses lèvres avec l'expression de la plus grande tendresse. Avant que le prince fût revenu de sa surprise, le baron d'Obenaus apparut : Que faites-vous, madame ? Quelle est votre intention ? demanda-t-il vivement. — Qui me refusera, répondit la jeune femme avec exaltation, de baiser la main du fils de mon Empereur ? Puis elle s'éloigna. Le prince monta rapidement l'escalier et ne fit d'abord aucune observation. Il se perdait en mille conjectures. Il apprit enfin que cette personne, dont il avait reconnu les traits sans pouvoir la nommer, était la comtesse Camerata, fille de la princesse Élisa Bacciochi, sœur de Napoléon. Cousine germaine du duc de Reichstadt, mariée à un riche seigneur italien, elle était renommée pour son adresse à monter à cheval et même à manier les armes. Elle se trouvait à Vienne depuis peu de jours seulement, et elle avait aperçu le duc au Prater. Quelque temps après cet incident, le 24 novembre, le domestique du baron d'Obenaus apporta au duc une lettre de la comtesse, datée du 17, et où celle-ci lui affirmait qu'elle lui écrivait pour la troisième fois. Elle lui demandait nettement s'il voulait agir en archiduc ou en prince français. Elle espérait cependant qu'il prendrait ce dernier parti. Au nom des horribles tourments auxquels les rois de l'Europe ont condamné notre père, disait-elle dans un style enflammé, songez que vous êtes son fils, que ses regards mourants se sont arrêtés sur votre image ; pénétrez-vous de tant d'horreurs et ne leur imposez d'autre supplice que de vous voir assis sur le trône de France ! Elle déclarait que tous les obstacles céderaient devant une volonté calme et forte. Elle avait confiance en lui. Mais si le duc se servait de sa lettre pour la perdre, l'idée d'une telle lâcheté la ferait plus souffrir que toutes les violences.

Le duc redouta d'abord un piège. Il lui semblait impossible que la police n'eût point eu connaissance de cette lettre comme des précédentes. Ne voulait-on pas le mettre à l'épreuve et savoir s'il ne serait pas prêt à profiter de la première occasion venue pour s'échapper de Vienne[20] ?... Le duc avait encore d'autres doutes. Était-il possible de voir dans cette démarche autre chose que des illusions exaltées ? Quelles étaient donc les forces rassemblées pour réussir dans une pareille tentative ? Où étaient les preuves de l'existence d'un parti assez fort en France pour appuyer le fils de Napoléon ?... D'accord avec Prokesch, il rédigea un billet par lequel il se déclarait touché et reconnaissant des sentiments que la comtesse lui exprimait. Il n'avait pas reçu les deux premières lettres dont elle lui parlait, mais il lui affirmait qu'il allait brûler la troisième et qu'il garderait le secret absolu sur ce qu'elle contenait. Il la priait enfin de ne plus lui écrire. Le duc raconta ensuite ces divers incidents au baron d'Obenaus, en le chargeant d'en faire part au comte de Dietrichstein, lequel en parla à son frère. Celui-ci se contenta d'approuver ce qui avait été fait et dit simplement au duc : A votre âge, prince, j'eusse agi comme vous. Au mien, j'aurais lu la lettre, et, après avoir pris note de son contenu, je l'aurais brûlée sans mot dire. Puis, sur le désir du duc, M. de Prokesch alla voir la comtesse Camerata à l'Hôtel du Cygne, où elle demeurait. Il lui fit observer que son imprudence aurait pu être préjudiciable au prince impérial et nuire à sa liberté. Il attesta, à son grand étonnement, qu'il était très au courant de l'histoire de son père, et qu'il lisait avec passion tout ce qui était venu de Sainte-Hélène. La comtesse l'écouta avec une satisfaction visible. Mais lorsque M. de Prokesch lui demanda de lui faire connaître les forces réelles du parti prêt à seconder le fils de Napoléon, elle ne put répondre péremptoirement. Après cet entretien, la comtesse Camerata partit pour Prague, et tout fut dit.

Si le duc de Reichstadt n'avait pas voulu avoir d'entrevue personnelle avec sa cousine germaine, la fille d'Élisa Bacciochi, il désira, au contraire, voir le maréchal Marmont, duc de Raguse, qui était venu à Vienne après la révolution de Juillet, pour s'assurer de sa rente sur le gouvernement autrichien, seul moyen d'existence pour lui. Le maréchal était arrivé à Vienne le 18 novembre et avait été rendre visite au prince de Metternich, qui lui témoignait beaucoup d'intérêt. Le prince reconnut que les Bourbons avaient été renversés par le manque absolu d'esprit et de calcul politiques. L'Empereur, que Marmont vit quelques jours après, blâma également les ministres de Charles X et les Ordonnances[21]. On vint à parler du duc de Reichstadt. François II fit l'éloge de son esprit et de son caractère. Il ajouta que le duc lui avait exprimé de l'intérêt pour la cause des Bourbons et lui avait même assuré qu'il serait heureux de la défendre, si l'Autriche le voulait. Puis le duc aurait dit, lors de l'avènement de Louis-Philippe : Puisque ce ne sont pas les Bourbons légitimes qui règnent, pourquoi n'est-ce pas moi ? Car, moi aussi, j'ai ma légitimité !

Un intérêt de curiosité — le duc de Raguse ose ajouter d'affection — devait faire vivement souhaiter au maréchal de voir le fils de Napoléon. Comme le prince ne fréquentait pas encore le monde, il était difficile de l'approcher. Le maréchal ne l'avait aperçu qu'une fois, à l'Opéra. Il ne se doutait pas qu'une sorte d'intimité allait bientôt s'établir entre eux. Prokesch raconte que Marmont était devenu l'ami de la comtesse Moly Zichy, qui fut plus tard la belle-mère de Metternich. La société du maréchal, conteur très agréable, plaisait à ce prince, qui, profitant de ses connaissances variées, s'entretenait souvent avec lui. Prokesch rapporte que, le 26 novembre, dînant chez la comtesse Zichy avec Metternich, la conversation présenta un entrain extraordinaire. Le maréchal, qui était là, parla de l'Égypte, puis de Napoléon. Entre autres choses il raconta, pour égayer la société, qu'il y avait des moments où l'Empereur se plaignait, en plaisantant, de ne pouvoir ni se croire une origine céleste, ni se donner pour un envoyé d'en haut !... Prokesch savait que Marmont était très désireux de connaître le duc de Reichstadt, mais il estimait, pour sa part, que le prince ferait une maladresse en consentant à le recevoir. Le duc de Reichstadt, le comte Maurice et le prince, son frère, n'étaient pas de cet avis. Ils croyaient, au contraire, que ce serait une occasion unique de connaître, par un tel personnage, l'état réel des esprits en France. Déférant alors à leur désir, Prokesch demanda confidentiellement au duc de Raguse pourquoi il n'allait pas voir le duc de Reichstadt. Le maréchal voulut aussitôt savoir s'il serait favorablement accueilli. Le duc ne verra en vous, répondit Prokesch, que le plus ancien compagnon d'armes de son père. Et le lendemain, il fit savoir au maréchal qu'il pourrait rencontrer le prince chez la duchesse de Sagan ou chez la comtesse Zichy, ou dans le salon de Metternich. En entendant ce dernier nom, Marmont déclara qu'il ferait connaître, sans retard, au premier ministre de François II son désir de voir le duc. Espérant qu'on répéterait ses paroles, il jura que, dans tout le cours de sa vie, il n'avait aimé aucun homme autant que Napoléon, mais que son : devoir avait été d'aimer encore plus la France. Cette formule, très commode, est connue, et l'on sait ce qu'il faut en penser.

Tout en paraissant s'ouvrir à Prokesch, le maréchal lui cacha soigneusement l'importance numérique et l'énergie du parti napoléonien, d'accord sans doute en cela avec M. de Metternich. Il laissait entendre que l'issue favorable du procès des ministres de Charles X consoliderait la monarchie constitutionnelle. Le duc de Reichstadt connaissait déjà le caractère faible de Marmont et ne s'y fiait guère, mais il était avide d'entendre les récits de la jeunesse de son père par un de ses plus anciens compagnons d'armes. Il espérait également que ses relations avec un homme aussi considérable produiraient quelque retentissement en France. Il osait croire que le maréchal, séduit par sa franchise, affirmerait hautement ses capacités et mettrait fin, pour sa part, aux calomnies répandues par l'esprit de parti contre sa valeur réelle et ses sentiments d'affection pour la France. Les événements de Pologne, qu'on apprit à Vienne au mois de décembre, la lutte d'abord heureuse de tout un peuple contre ses oppresseurs, avaient rallumé en lui des espérances et des ambitions ardentes. Une partie de la société de Vienne parlait hautement de faire du duc de Reichstadt un roi de Pologne. Elle cherchait à profiter de cette occasion pour s'opposer à l'ambition de la Russie et élever un rempart contre elle. Mais, devant les Polonais comme devant les Belges ou les Grecs, qui n'auraient pas demandé mieux que d'avoir pour monarque le fils de Napoléon, se dressait toujours M. de Metternich[22]. Ne croyant pas devoir enfreindre de solennels engagements pris avec l'Europe, quelles que fussent d'ailleurs ses sympathies apparentes pour la Pologne[23], et ne tenant pas compte des désirs et des tourments d'un jeune prince avide de gloire, il avait déclaré dans les cercles politiques, où il passait pour un oracle, que le duc de Reichstadt resterait ce que sa politique voulait qu'il fût : un prince autrichien.

 

 

 



[1] On a agi sagement, dit peu de temps après le duc à Prokesch. Que pouvait avoir à faire avec moi l'ambassadeur extraordinaire de Louis-Philippe ? Voulait-il me demander mon adhésion à ce qui vient de se passer en France ?

[2] Mes relations avec le duc de Reichstadt, p. 48 et 153.

[3] Mémoires de Metternich, t. V, p. 101.

[4] D'après le maréchal de Castellane, François II aurait dit au général Belliard : Charles X a mérité son sort, puisqu'il a manqué à sa parole. Le petit Napoléon est un jeune homme distingué. Je sais bien que je pourrais, avec lui, faire du mal au roi Louis-Philippe, mais pareille chose est loin de ma pensée. Je l'ai élevé comme étranger à la France. (5 novembre 1830. — Journal du maréchal, t. II.) Ces affirmations, faites sur ce ton, paraissent peu exactes.

[5] Voir, pour plus de détails, le 1er volume de l'ouvrage de M. Thirria : Napoléon III avant l'Empire. — Librairie Plon.

[6] La Russie l'y eût aidé, car elle ne s'en cachait pas, vis-à-vis des autres puissances. Ainsi, Nesselrode avait écrit à Matusiewicz, le 19 octobre, que l'Empereur aurait vivement désiré que le cabinet de Londres se fût trouvé à même de déployer, dès à présent, des forces importantes pour concourir avec ses alliés à maintenir une combinaison à laquelle il avait si puissamment contribué en 1814 et en 1815. — Dans ses Mémoires récemment publiés, Nicolas Ier appelle la révolution de Juillet l'infâme Révolution.

[7] Metternich la lui avait fait attendre et s'en était même vanté auprès de Nesselrode. (Mémoires, t. V.)

[8] Metternich l'avait écrit à Appony, le 12 septembre : Rien de ce qui, dans ce moment, existe en France, ne pourra se soutenir.

[9] Voir PROKESCH-OSTEN.

[10] Gentz avait dit à Prokesch que l'évènement du duc de Reichstadt à l'Empire serait une chose désirable pour l'Autriche, mais il avait aussitôt ajouté que jamais M. de Metternich n'y consentirait, car il redoutait avec lui une guerre générale.

[11] Mémoires de Metternich, t. V, p. 150.

[12] Le 18 septembre 1830, le prince Joseph avait également adressé à la Chambre des députés une lettre où il blâmait le choix du duc d'Orléans pour souverain et où il revendiquait les droits de Napoléon II. J'ai des données positives, affirmait-il, pour savoir que Napoléon II serait digne de la France... Le fils de cet homme de la Nation peut seul réunir tous les partis dans une constitution vraiment libérale et conserver la tranquillité de l'Europe. Aucune suite ne fut donnée à cette lettre.

[13] Histoire de Dix ans, t. V. — Louis Blanc parle aussi d'une offre de cinq millions faite à Lafayette de la part du prince Eugène, pour couvrir les premiers frais d'une révolution en faveur du frère de la reine Hortense. Je n'ai pu approfondir cette assertion, qui semble très contestable.

[14] Le duc écrivait de Presbourg à son ami Prokesch que le séjour de cette ville était très brillant et que ce n'étaient que fêtes, parades et réceptions. Mais je puis pourtant, ajoutait-il, vouer deux ou trois heures à la lecture.

[15] Voir PROKESCH-OSTEN. — Metternich était alors très préoccupé de la politique de Louis-Philippe. Il déclarait à Esterhazy que jamais François II n'admettrait le principe de non-intervention proclamé par la France en face de la propagande révolutionnaire. Il redoutait, ailleurs qu'en Belgique, l'imitation de ce qui venait de se passer en France.

[16] Voir Mémoires de Metternich, t. V.

[17] Son esprit, plus ardent que jamais, dévorait tout ce que disaient l'estime, la haine et la passion contre ou pour le puissant César, dans des milliers de livres ou de journaux. (Lettre sur la mort du duc de Reichstadt.)

[18] Lettre sur la mort du duc de Reichstadt.

[19] Lors du procès des ministres, les bonapartistes invitèrent le prince Napoléon-Louis, fils aîné de Louis Bonaparte, à venir à Parie seconder la cause de Napoléon II. Il répondit alors que le peuple était le seul maitre de ses actes et que du moment qu'il avait accepté ce nouveau souverain, il n'avait pas à intervenir.

[20] Prokesch apprit, après la mort du prince, à M. de Metternich, l'affaire de la comtesse Camerata et la façon dont il croyait la police au courant de tout. Le prince appela aussitôt dans son cabinet le comte Sedlnizky, ministre de la police, et fit raconter une seconde fois par Prokesch tous les détails de cette affaire. Je vis peint dans les traits du comte, dit Prokesch, un étonnement qui ne fit qu'augmenter, si bien qu'il finit par me dire : Je ne savais pas un mot de toute cette affaire ! (Mes relations avec le duc de Reichstadt, p. 152.)

[21] Metternich venait d'écrire à Trautmannsdorf, à Berlin, que François II était disposé à accorder un asile à Charles X, mais qu'il lui fallait l'assentiment des cours alliées. Et, cependant, il disait ailleurs que des Chambres séditieuses avaient proclamé Louis-Philippe au mépris de tous les droits !

[22] Dès l'arrivée du maréchal Maison à Vienne, M. de Metternich, s'entretenant avec lui de la situation de l'Europe, dit qu'il préférerait avoir pour voisine une Pologne bienveillante et amie qu'une Russie envieuse et envahissante. A Trautmannadorf il disait, au contraire, que le royaume de Pologne depuis sa création avait eu à ses yeux la valeur d'un magasin à poudre. Le prince de Talleyrand, de son côté, croyait que l'Angleterre et la France pourraient faire tourner les derniers événements de la Pologne à l'avantage de l'Europe et constituer un royaume de Pologne comme la meilleure barrière contre les envahissements de la Russie. (Mémoires, t. III.)

[23] Conversant un jour avec M. de Rayneval, au mois de juin 1830, M. de Metternich avait dit que Marie-Thérèse et le prince de Kaunitz avaient été forcés d'accepter le désastreux partage de la Pologne, à cause des intrigues et de l'ambition de Frédéric II et de Catherine. Si le prince de Metternich, dit-il, avait été en 1772 ce qu'il est en 1830, l'Autriche eût resserré l'alliance de 1756, l'Angleterre s'y serait adjointe, et la Pologne, ce boulevard de l'Europe, eût été sauvée. Enfin, dans un entretien confidentiel avec le maréchal Maison, en octobre 1831, M. de Metternich s'était laissé aller à regretter le partage de 1772 et avait dit que Marie-Thérèse avait été contrainte d'accepter une part de ce pays pour éviter de plus grands maux (Documents inédits.) Cela rappelle le mot connu : Elle pleurait, mais elle prenait toujours. (Voir à ce sujet la Question d'Orient au XVIIIe siècle, par M. Albert SOREL, pages 218, 253, 274.)