LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE XIV. — LE FILS DE L'HOMME (1829).

 

 

Marie-Louise continuait à vivre agréablement et paisiblement à Parme. D'après ses lettres, on voit qu'elle prenait part aux plaisirs du carnaval, où elle se déguisait comme ses invités[1]. Le général comte de Neipperg ne la quittait point. Il avait, à ce moment, un gros rhume qu'il ne veut point du tout ménager, écrit-elle, et avec lequel il m'inquiète, car il est toujours enroué le soir à ne pouvoir parler. Cette santé lui était plus chère que toute autre. Le général, dit-elle ailleurs, qui a horriblement toussé dans ces derniers temps, est mieux, mais si maigre que cela m'effraye ![2]... Elle aimait toujours à voyager. Elle se rendit à Naples, qu'elle appelait un paradis terrestre. Elle ne disait plus rien de son fils ; elle semblait l'avoir tout à fait oublié. Puis elle s'inquiète de nouveau de la santé de son pauvre général, qu'elle croyait en convalescence. Il a eu une rechute et elle se dit découragée, car elle redoute une pleurésie dangereuse. La maladie de Neipperg dégénère en un état d'affaiblissement général qui dure quelques années, puis la mort apparaît menaçante. Quelle triste vie ! s'écrie Marie-Louise. Il faut savoir ce que c'est de devoir trembler pour la vie de personnes que l'on aime pour pouvoir bien se représenter ma triste situation, et je ne sais pas si je ne serais pas plus heureuse que le bon Dieu m'enlève de la terre, que de continuer à vivre de cette manière. Ma santé s'en ressent aussi[3]... Le 22 février 1829, le comte de Neipperg, conseiller intime et chambellan de l'empereur d'Autriche, feld-maréchal et ministre de la duchesse de Parme, chevalier de la Toison d'or et titulaire d'autres ordres, mourait en laissant deux enfants de son mariage morganatique, plus deux enfants de son mariage avec la comtesse de Neipperg : le comte Alfred de Neipperg, qui, devenu chambellan de l'Empereur, épousa une fille du roi de Wurtemberg, et le comte Erwin de Neipperg, qui fut capitaine des trabans, conseiller privé et membre à vie de la Chambre des seigneurs d'Autriche[4].

Marie-Louise pleura amèrement la mort de son favori et lui fit élever un mausolée magnifique, symbole de ses immenses regrets. Elle manifestait une douleur profonde qui surprit et blessa tous ceux qui persistaient à ne voir en elle que la veuve de Napoléon. Le 30 mars, elle écrivait à la comtesse de Crenneville que cette dernière perte était le plus triste, le plus cruel événement de sa vie. Le temps, loin d'affaiblir mes regrets, disait-elle, ne fait que les augmenter, et j'ai bien moins pleuré au commencement que je ne le fais à présent journellement, et chaque jour amène de plus douloureuses pensées. Je sens si bien que tout mon intérieur, tout mon bonheur sont détruits à jamais, que, pour que je connusse encore ce dernier, le cher défunt devrait revenir à la vie. Enfin j'ai beau me répéter qu'il est heureux, qu'il veille sur moi du haut du ciel ; je ne puis me consoler !... Il y a, dans l'expression ardente de cette douleur, comme une ingénuité qui désarmerait presque, si l'on ne se rappelait aussitôt la froideur avec laquelle Marie-Louise apprit la mort de Napoléon. La duchesse de Parme se loue beaucoup des égards de Metternich. Il s'est montré, dans cette circonstance, comme le vrai ami du général et de moi, et je m'abandonne aveuglément à lui pour ce qui regarde le testament. Quant à l'autre chapitre, je suis décidée à ne plus prendre personne dans la maison, à la place du général...[5] C'était une décision peu ferme, car Marie-Louise devait lui donner comme successeur le comte de Bombelles, dont elle allait faire son grand maitre, puis encore son mari secret, cinq ans après[6]. On voit que Marie-Louise ne pouvait se passer de consolateurs. Toutefois, à ce moment, elle paraissait inconsolable. Mes nerfs, avoue-t-elle encore, sont dans un état affreux... Au reste, ma santé m'est devenue indifférente. Je la soigne, parce que je la dois à tous mes enfants, mais je n'y tiens plus. Ma vie est trop sans agrément pour que je tienne à quelques années de plus ou de moins. Le Ciel devait lui accorder encore dix-sept années de répit pour s'habituer à ce terrible chagrin. Je dois avouer, dit-elle dans cette même lettre du 30 mars, qu'à mesure que le temps s'écoule, j'ai moins le courage de faire le voyage de Vienne. Je donnerais tout au monde pour rester tranquille cet été ; je prendrai cependant, s'il m'est possible, une grande résolution. Elle ira sans doute, à Schœnbrunn, s'installer auprès du duc de Reichstadt... Non, ce sera un voyage d'agrément qu'elle fera en Suisse.

Un ami du général de Neipperg, le célèbre docteur Aglietti, qui lui avait prodigué ses soins, avait adressé d'affectueuses condoléances à la duchesse de Parme. Elle lui répondit ainsi, le 5 avril 1829 : J'ai reçu, il y a peu de jours, mon cher Aglietti, votre lettre du 29 mars. Les sentiments que vous m'exprimez m'ont infiniment touchée, et je vous prie de croire que je vous rends la pleine justice que vous avez fait tout au monde pour sauver la vie à notre cher défunt ; mais il y a malheureusement des occasions où tout le grand talent que vous possédez à un si haut degré et tous les efforts de l'art sont impuissants, car il est impossible de lutter contre la volonté divine. Vous avez bien raison de dire que le temps et la religion peuvent seuls adoucir l'amertume d'une pareille perte. Hélas ! le premier, loin d'opérer son pouvoir sur moi, ne fait qu'augmenter journellement ma douleur, et si vous me voyiez dans ce moment, vous me trouveriez bien moins calme et résignée que lorsque vous êtes parti de Parme. J'ai été bien malade, depuis, d'une fièvre rhumatismale avec des douleurs nerveuses périodiques. Marie m'a parfaitement traitée et remise sur pied, mais j'éprouve de la peine à me remettre entière ment. Dans ces sortes de maux, il faudrait de la distraction ; mais où en trouver, lorsqu'on ne sent qu'un vide affreux autour de soi et que le cœur est mort pour toujours au bonheur !...

Le baron de Vitrolles, qui venait de remplacer le marquis de la Maisonfort, attestait lui-même cette émotion persistante : Toutes ses pensées, mandait-il au comte Portalis, étaient empreintes de ces douloureux souvenirs. Ses yeux se remplissent de larmes lorsqu'elle en parle, et elle en parle sans cesse. Elle avait placé en lui (Neipperg) toute la tendresse d'une femme, tout l'attachement d'une mère pour la père de ses enfants, enfin toute la confiance d'un souverain pour le conseiller le plus intime et le ministre le plus digne de sa faveur... Vitrolles trouvait l'archiduchesse maigre et changée. Avec une taille plus haute et des traits plus réguliers, elle faisait penser à la duchesse de Berry. On lui attribue, ajoutait-il, de la bonté de cœur, un esprit assez élevé, un caractère facile et même un peu mobile. Comme tous les Français qui l'avaient approchée, il s'étonnait du merveilleux oubli qu'elle montrait de Paris, de son séjour et de son existence en France. Les personnes de la famille de Napoléon, disait-il encore, lui paraissent être à peu près inconnues quand on lui en parle. Les dames mêmes qui ont été attachées à sa personne, sont tellement oubliées qu'elle fait des questions sur leur taille, leur figure, leur esprit. Dans une dernière conversation, elle me disait en parlant du temps qu'elle avait passé à Paris : Ah ! mon Dieu ! jusqu'à présent j'étais bien heureuse ici, et cette époque de ma vie ne se présentait à moi que comme un mauvais rêve ![7]

Le bruit courait que la mort du comte de Neipperg et l'impression produite sur la duchesse par cette mort, hâteraient le moment où Marie-Louise céderait volontairement l'État de Parme au duc de Lucques, moyennant une rente d'un million deux cent mille francs. Le duc de Reichstadt pourrait entrer en possession de ses revenus des terres bavaro-palatines, et cet argent lui permettrait de faire brillante figure à la cour de Vienne. Mais d'autres — et ceux-là étaient mieux renseignés — disaient que Marie-Louise préférait sa petite Cour aux obligations de la Cour autrichienne, et que les charges actuelles du duc étaient déjà payées sur l'État de Parme. Vitrolles interrogea à cet égard la duchesse. Elle lui répondit que le séjour de Vienne lui était agréable par la présence de son fils et par les bontés de l'Impératrice, qu'elle éprouverait une véritable peine à le quitter, que cependant elle se repentait presque autant, lorsqu'elle s'éloignait de Parme. Elle avouait regretter plus que jamais la mort de Neipperg, qui n'avait pas soupçonné la gravité-de sa maladie. Non, certainement, dit-elle, il ne l'a pas connue, car, sans cela, il m'aurait donné des conseils sur la situation où il me laissait, conseils qui me seraient si nécessaires, et il ne l'a pas fait ! Le ministre des affaires étrangères, le comte Portalis, répondait gravement à Vitrolles le 25 avril : Rien de plus intéressant et de mieux exprimé que ce que vous me mandez de la personne, du caractère de Mme la duchesse de Parme et de la douleur profonde dont l'a frappée la perte d'un homme qui, comme ami sincère et comme ministre éclairé, possédait à juste titre sa confiance et son estime[8]. Le langage diplomatique a des nuances admirables pour toutes les situations ; il sait vraiment leur donner une forme et un relief extraordinaires.

La douleur de Marie-Louise n'empêchait point les divers, les réceptions et les soirées au théâtre... La duchesse allait même prochainement inaugurer, et en grande pompe, le nouveau théâtre de Parme devant le roi de Sardaigne, avec le concours de la Pasta. A ces fêtes devait bientôt succéder un voyage en Suisse. Marie-Louise en informait ainsi la comtesse de Crenneville, la date du 11 juillet : Je devrais aller prendre les eaux d'Aix, mais j'avoue qu'il me serait trop pénible de me retrouver seule dans ce lieu. Elle se rappelait la compagnie du général de Neipperg en 1814. J'irai donc prendre une cure d'eau et d'air près de Genève. Elle aurait bien voulu voir ses enfants, car leur présence lui aurait été bien nécessaire cette année. Comme ils vous auront parlé de mes souffrances, je ne vous les répète pas. Elles ont été bien grandes, mais le bon Dieu a voulu me conserver encore cette fois-ci. Il saura pourquoi, car je tiens chaque jour moins à la vie. Ses enfants étaient ceux de Neipperg. Il ne peut naturellement venir à l'idée de personne que le duc de Reichstadt ait partagé la douleur de sa mère et que la cour de Vienne ait jugé nécessaire de l'associer au deuil de Marie-Louise. La duchesse termine cette lettre découragée en priant son amie de lui retenir une loge au Carcano, si la Pasta vient y chanter. Puis Marie-Louise se rend à Genève, et l'administration et la police royales s'occupent fort de sa présence en ce pays. Sa vue inspira à un sieur Élisée Lecomte de mauvais vers qui inquiétèrent le préfet de l'Ain. Si l'auteur, écrit ce fonctionnaire zélé, était en France, je l'eusse déféré au procureur du Roi. Le poème suspect était intitulé Marie-Louise à Genève. On y relevait certains passages qui faisaient allusion à la veuve d'Hector. Ce poème, qui eut alors un certain retentissement, se vendit, même en France, à bon nombre d'exemplaires, malgré les efforts du préfet de l'Ain pour en empêcher la circulation[9]. D'après les rapports de la police, nous apprenons que la duchesse de Parme habitait au château du petit Saconnex[10]. Elle avait eu d'abord l'intention d'aller à Aix, dit un rapport, suivie de vingt Allemands et de deux ou trois bâtards. Elle a excité peu d'intérêt et même de curiosité. Elle a renoncé à aller à Aix pour retourner en Italie par l'Oberland et les Grisons. Elle est perdue de rhumatismes et d'obstructions. Elle a l'air d'une femme de cinquante-cinq ans, mal conservée. Elle est fort triste et a refusé toute démonstration d'honneurs[11]. Elle était allée voir la reine Hortense, qui se faisait, comme on le sait, appeler la duchesse de Saint-Leu. Elle avait reçu la visite de la duchesse de Clermont-Tonnerre et de la fille de Mme de Staël. Le 2 septembre, le préfet de l'Ain affirmait qu'elle avait, dans un dîner, demandé des nouvelles de ce petit duc de Bordeaux qui fait, dit-on, le bonheur de la France[12]. Elle sortait souvent pour aller visiter les villages voisins. Vêtue de longs habits de deuil, elle parcourait les sites pittoresques et causait familièrement avec les paysans. Le préfet de l'Ain faisait surveiller sa demeure, afin de savoir si les Français venaient la visiter. Il avait donné l'ordre d'interdire la vente du portrait du duc de Reichstadt en deçà de la frontière. Le préfet de l'Isère mandait au ministre de l'intérieur que le peuple genevois faisait tout haut, sur l'ex-Impératrice, des réflexions qui ne devaient pas lui plaire. Le préfet du Jura allait jusqu'à s'écrier : Son inconduite a terni l'éclat de sa première position. Le préfet de l'Ain l'appelait la comtesse de Neipperg, car c'était le nom qu'elle avait osé avouer pour ses voyages[13]. Il annonçait qu'elle était accompagnée de la baronne Hamelin, de Mme de Sainte-Marie, de la comtesse de Valin, du baron de Werklin, du professeur Morigé et du capitaine Richard. Il constatait la maigreur de sa taille et l'altération de son teint, devenu couperosé. On avait relevé sur les registres du château de Ferney sa signature, ainsi conçue. L'archiduchesse Marie-Louise, infante de Parme. Le séjour au petit Saconnex dura du 8 août au 19 septembre 1829 et excita les inquiétudes du gouvernement français. Le ministre de l'intérieur, le baron de La Bourdonnaye, informait le prince de Polignac que son départ subit tenait au désordre de ses affaires et à l'épuisement de ses fonds. Si elle avait généreusement traité quelques serviteurs de son mari, elle avait, en général, repoussé les suppliques qu'on lui adressait de toutes parts. Elle n'avait reçu, comme visites d'apparat, que celles du résident d'Autriche et d'un officier envoyé par le roi de Sardaigne. Le changement de sa physionomie, le peu d'agrément de ses manières, les défauts de son caractère avaient bientôt dissipé l'intérêt et la curiosité que l'annonce de son voyage en Suisse avait, au premier moment, excités[14]. L'opinion ne se préoccupait donc plus guère de Marie-Louise. Il faut reconnaitre, d'ailleurs, qu'elle n'en recherchait pas les manifestations.

Elle revint dans son duché. Elle se retira à Sala, dans une campagne éloignée, ne voulant voir personne. Elle se félicitait de son dernier voyage. Elle prétendait que l'excellent air de la Suisse et, plus encore, les soins d'un des plus célèbres médecins de l'Europe, M. Buttini, qu'elle avait consulté à Genève, l'avaient fait renaître à la vie et lui avaient rendu une partie de sa santé. Elle confondait maintenant, dans la même tendresse, tous ses chers enfants, qui étaient son seul bonheur sur la terre et sa consolation. Vers la fin de l'année 1829, elle rentra à Parme et reprit ses réceptions. Cela m'a été bien pénible, écrivait-elle à son amie, depuis la perte que j'ai faite. Je crains les plaisirs de la société, et c'est la solitude qui convient le plus à un cœur brisé ; mais chacun a ses devoirs, et celui-ci est un des miens, mais un des plus terribles à remplir pour moi. Le jour de sa naissance était revenu, et elle en disait avec amertume : C'est dans des jours pareils à celui d'hier que je sens doublement la perte que j'ai faite, et ce jour qui ne respirait autrefois que bonheur et contentement pour moi, a été, par les tristes souvenirs qu'il a réveillés en moi, un jour de deuil et de larmes[15]. Elle ne se rappelait que le général de Neipperg. Elle avait oublié avec quelle tendresse Napoléon célébrait ce jour chéri, avec quelle grâce son fils lui adressait à ce propos ses petits compliments Cependant, elle avait pensé une fois au duc de Reichstadt, car elle avait demandé à son amie de lui adresser quelques nouveautés de Paris en gilets et en cravates, pour les lui offrir. Un simple présent, pour lui prouver qu'elle pensait encore à lui, et c'était tout. Mais elle ne songeait point à aller le voir à Schœnbrunn, ni à se préoccuper de son instruction, de son éducation, de sa santé, de ses projets, de son avenir.

D'autres pensaient à lui. C'étaient d'anciens partisans de l'Empereur. Aussi la police française surveillait-elle avec soin les moindres menées bonapartistes. J'ai retrouvé, dans plusieurs cartons aux Archives nationales[16], de nombreux rapports inédits sur les emblèmes séditieux avec lesquels les défenseurs de l'Empire essayaient de réchauffer le zèle des populations. Ainsi, dès 1817, on signale des cocardes tricolores répandues à profusion à Lisieux et une protestation de Marie-Louise au congrès de Vienne. Dans l'Hérault et la Côte-d'Or, une foule de gravures représentent le roi de Rome en sergent ; des cartes portent l'image de Napoléon II. Dans l'Allier et dans l'Indre, on voit des tabatières avec les portraits de la famille impériale, Napoléon, Marie-Louise et leur fils ; dans l'Indre-et-Loire, on trouve des pipes de terre à l'effigie des, Bonaparte, des placards séditieux où il est dit que Napoléon, échappé de Sainte-Hélène, se rend avec des soldats en France et va mettre son fils sur le trône, en devenant lui-même lieutenant général. On vend partout des foulards avec l'image du roi de Rome et des médaillons du petit prince. En 1829, on écrit à Romilly sur les arbres : Vive Napoléon II ! A Metz, le 7 juin, on saisit des gravures représentant Napoléon, sous le saule de Sainte-Hélène, et embrassant la France, tandis que. la Vérité tient un livre sur lequel sont écrits : L'honneur anglais est à jamais flétri ! Dans le département de la Seine, on vend de nombreux flacons à liqueur avec l'effigie du duc de Reichstadt, des médaillons et des mouchoirs à la même effigie. Dans la Seine-Inférieure, on colporte des tabatières, des gilets, des cravates, des gravures avec le portrait du jeune prince[17]. Dans Seine-et-Marne et dans Seine-et-Oise, ce ne sont que des gravures, des cocardes, des placards bonapartistes. A Ploërmel, on vend jusqu'à des bretelles avec l'image de Napoléon II. En Corse, on répand des placards napoléoniens. A Sisteron et dans toutes les Basses-Alpes, on affiche des placards séditieux.

Dans toute la France, c'est une véritable avalanche de mouchoirs, de rubans, de pipes, de bustes, de bonnets, de tabatières, de médaillons, de bérets, de bretelles, de statuettes, de gravures, d'assiettes, de couteaux, de canifs, de gilets, d'épingles, de foulards, de coquetiers, de verres à boire, de cocardes., de cartes, etc., sans compter les brochures, les chansons, les affiches, les pièces de monnaie qui représentent le fils de Napoléon dans toutes les poses et dans tous les costumes[18]. On arrête, on met en prison les colporteurs ; on menace des peines les plus sévères les détenteurs de ces objets suspects. Une note de police, datée du 12 juin 1828, indique combien on se préoccupait de ces manifestations. Napoléon, dit-elle, appartient à l'histoire, et son fils à l'Autriche. Qu'on vende le portrait de ce dernier, il n'y a rien de prohibé là dedans, du moment qu'on lui laisse ses noms et titres actuels, les seuls légitimes. Mais qu'on vende son portrait qui le représente à cheval en uniforme de hussard et qu'on ajoute en bas de la gravure un N couronné et entouré d'une auréole, cela passe les limites,car le duc de Reichstadt a même renoncé.au nom de Napoléon,et rappeler ce nom, en l'appliquant à son fils, cela parait inconvenant. Un inspecteur de la librairie alla perquisitionner à la librairie de la rue Neuve-Saint-Augustin, n° 25, où se vendaient ces gravures, et en fit la saisie[19]. Le 8 septembre 1829, le ministre de l'intérieur, M. de La Bourdonnaye, adressa aux préfets une circulaire interdisant formellement les dessins qui porteraient atteinte à l'autorité légitime. Lorsque les tableaux gravés ou lithographiés, disait la circulaire, où Bonaparte figure comme général, représentent des batailles et portent un caractère historique, l'autorisation peut être accordée... Toutes les autres compositions doivent être évidemment écartées. Ainsi les portraits et gravures qui représentent Bonaparte sous toutes les formes, dans sa vie publique comme dans sa vie privée, et reproduisent des faits d'armes isolés, des incidents ou des épisodes plus ou moins apocryphes et trop souvent en opposition avec l'histoire, doivent être proscrits. Vous repousserez également ces lithographies de formats divers qui n'ont pour objet que de rappeler à l'imagination et à la mémoire du peuple les insignes et les souvenirs d'un pouvoir illégitime... Mais la distinction qui vient d'être faite relativement à Bonaparte ne doit, en aucune manière ; s'appliquer à son fils. Celui-ci n'appartient ni à l'histoire, ni à la France, et la malveillance peut seule chercher à répandre son portrait. Ainsi, sous quelque prétexte ou sous quelque déguisement qu'il vous soit présenté, vous refuserez votre autorisation[20].

Les bonapartistes ne se contentaient pas de répandre des objets séditieux, sous forme de bustes, de médailles, d'assiettes ou de foulards ; ils avaient, comme je l'ai déjà relevé, essayé des complots. Ce fut ainsi qu'à Bordeaux, en 1817, pour reprendre les choses d'un peu plus haut, — on avait songé à supprimer les autorités civiles et militaires, et à rétablir le pouvoir suprême entre les mains de Napoléon-et de son fils. A Lyon, dans la même année, on devait proclamer Napoléon II. Ces deux affaires échouèrent et amenèrent seize condamnations à mort. Le complot de Paris, du 12 août 1820, où entrèrent des officiers, comme le général Tarayre, les colonels Fabvier, Caron, Combes, Ordener, Pailhès, Varlet, les capitaines Nantil, Michelet, Thévenet, les lieutenants Maillet, Krettly, Lavocat et divers personnages politiques, fut une des plus sérieuses affaires qui aient été tentées. On voulait s'emparer des Tuileries et de la famille royale, proclamer un gouvernement provisoire, tout en invoquant, pour enlever les troupes, le nom de Napoléon II[21]. Le complot échoua. Le procès qui s'ensuivit amena trois condamnations à mort. Le général Maison, qui avait paru sympathique aux accusés, fut remplacé au gouvernement de Paris par le maréchal Marmont, et le général Defrance, qui était devenu suspect, fut remplacé à la 7e division militaire par le général Coutard. Après la mort de Napoléon, les conspirations, au lieu de cesser, continuèrent. Dans l'Est, le parti bonapartiste trouva le terrain tout préparé par la Charbonnerie. Les garnisons de Belfort et de Neuf-Brisach devaient, dans la nuit du 29 au 30 décembre 1821, arborer le drapeau tricolore, proclamer la déchéance des Bourbons et installer un gouvernement provisoire avec La Fayette, Voyer d'Argenson et J. Kœchlin. Les garnisons de Saumur et de Marseille devaient, elles aussi, entrer dans le mouvement. Le hasard fit découvrir et échouer le complot[22]. En juillet 1822, une autre affaire organisée à Colmar par le colonel Caron, en faveur de Napoléon II, n'eut pas plus de succès. Le colonel Caron fut condamné et fusillé à Strasbourg. Le complot des sous-officiers de Saumur qui avaient, sur l'instigation de La Fayette, de Laffitte et de Benjamin Constant, songé à mettre Napoléon II sur le trône en lui imposant ta constitution de 1791, échoua également et fut suivi de plusieurs condamnations à mort dans la même année. Le second complot de Saumur, organisé par le général Berton, fut jugé en août. Six condamnations à mort furent prononcées et, parmi elles, celle du général[23]. Je ne cite ici que pour mémoire le complot des quatre sergents de la Rochelle, qui fut plutôt un complot libéral qu'un complot bonapartiste.

Celui de la Bidassoa, organisé en 1823, en faveur des libéraux espagnols, avait des attaches et des tendances nettement napoléoniennes. Les prévenus acquittés dès anciens complots de l'Est et beaucoup de carbonari s'étaient donné rendez-vous en Espagne, puis s'étaient rapprochés de la frontière française. L'Observateur, journal espagnol, disait, à la date du 19 février 1823 : Plusieurs Français de distinction ont conçu le projet de passer en Espagne et d'y former une régence qui expédiera des ordres et des décrets au nom de Napoléon II, légitime empereur des Français, et proclamera l'Acte additionnel de 1815... Sa Majesté l'Impératrice Marie-Louise sera invitée à venir présider la Régence[24]... Des officiers en réforme ou en retraite allaient travailler les troupes. Ils répandaient partout des adresses séditieuses où ils suppliaient les vainqueurs de Fleurus, d'Iéna, d'Austerlitz, de Wagram, de se refuser aux insinuations des puissances étrangères qui voulaient leur faire combattre la liberté. Ils criaient : Vive Napoléon II ! Vivent les braves ! D'autres, qui se disaient le conseil de régence de Napoléon II, protestaient contre la légitimité et le gouvernement de Louis XVIII. Ils déclaraient antinational tout attentat, émané de ce prince, contre l'indépendance de la nation espagnole. Ils faisaient circuler le bruit que le roi de Rome était en Espagne et qu'il allait apparaître à l'armée. Le colonel Fabvier, qui avait déjà dirigé le complot de Paris en 1820, s'était mis à la tête du mouvement dit de la Bidassoa et n'hésitait pas à conseiller aux soldats français de désobéir à leurs chefs. Il donna de sa personne le 6 avril et voulut empêcher le passage de l'armée. Mais la décision énergique du général Vallin, qui fit tirer à boulets sur les insurgés et franchir la Bidassoa par ses troupes, mit fin à cette tentative rebelle. Fabvier se retira en Angleterre[25]. Le succès de l'expédition d'Espagne et la fuite ou la retraite des principaux conspirateurs allaient désormais empêcher toute tentative de complots militaires.

 

L'année 1829 devait être signalée par un procès destiné à devenir célèbre sous le nom de Procès du Fils de l'Homme. Voici ce qui lui donna naissance. Le poète Barthélemy, l'auteur des Némésis, avait écrit, avec la collaboration de Méry, un poème bonapartiste intitulé : Napoléon en Égypte. Il l'avait offert, en 1828, aux membres de la famille impériale dispersés à Rome, à Florence, à Trieste, à Philadelphie. Il décida ensuite d'aller le porter, lui-même, à un prince que des affections plus intimes — pour se servir de son langage attachaient plus particulièrement à son héros. Tandis que Méry partait pour la Provence afin d'y rétablir une santé usée par les veilles, Barthélemy quittait Paris pour se rendre à Vienne, dans l'espoir de parvenir jusqu'au jeune duc de Reichstadt. Cette entreprise, purement littéraire et tout à fait, inoffensive, n'obtint aucun résultat. Il fallut reculer devant des obstacles politiques, et le poète voyageur est revenu dans sa patrie, sans avoir recueilli le fruit de sa course aventureuse[26]. Mais, en même temps qu'il conçut un nouveau poème sous ce titre pompeux : Le Fils de l'Homme, poème qu'il devait écrire de concert avec Méry, il donna au public le récit de son voyage en Autriche. Ce récit est des plus curieux. Je vais en résumer quelques passages intéressants pour le sujet dont je m'occupe.

Le jour même de son arrivée à Vienne, Barthélemy alla aux bureaux de la police demander un permis de séjour. Après un véritable interrogatoire sur sa personne et sur les motifs de son voyage, le poète obtint pour un mois le droit de bourgeoisie dans la capitale de l'Autriche. Grâce à quelques lettres de recommandation et à la rencontre d'un obligeant compatriote, il put fréquenter les maisons les plus honorables de Vienne. Sa qualité de Français et d'auteur le mit en relation avec le poète Sedlitz, l'orientaliste Hammer, la romancière Mme Pichler. Bientôt il se présenta chez le comte de Czernine, grand chambellan de l'Empereur, qui le reçut avec bonté. Lorsque celui-ci apprit le but de son voyage, c'est-à-dire une entrevue du poète avec le duc de Reichstadt pour lui remettre le poème de Napoléon en Égypte, il l'engagea à aller voir le comte de Dietrichstein. Barthélemy eut le plaisir de trouver en lui un des seigneurs les plus aimables et les plus instruits de la cour de Vienne. Le comte voulut bien dire au poète que son nom et ses ouvrages, comme ceux de Méry, ne lui étaient pas inconnus. Barthélemy, lui offrant alors un exemplaire de son dernier poème, lui dit aussitôt : a Puisque vous voulez bien me témoigner tant de bienveillance, j'oserai vous supplier de me servir dans l'affaire qui m'attire à Vienne. Je suis venu dans le but unique de présenter ce livre au duc de Reichstadt. Personne, mieux que son maitre, ne peut me seconder dans ce dessein... Aux premiers mots de cette requête verbale, le visage de Dietrichstein prit une expression de malaise. Après quelques instants de silence, le gouverneur répondit : Est-il bien vrai que vous soyez venu à Vienne pour voir le jeune prince ? Qui a pu vous engager à une pareille démarche ? Est-il possible que vous ayez compté sur le succès de votre voyage ? Ce que vous me demandez est tout à fait impossible... Barthélemy répliqua franchement qu'il n'avait reçu de mission de personne ; qu'il s'était décidé à ce voyage de son propre mouvement ; qu'en France on ne savait pas, on ne prévoyait pas qu'il fût si difficile de voir le duc de Reichstadt. Il croyait que, d'ailleurs, les mesures exceptionnelles prises pour le préserver de tout contact avec des imposteurs ou des hommes dangereux ne devaient pas le concerner, puisque lui, poète, n'était qu'un homme de lettres, un citoyen inaperçu, étranger à tout rôle ou à toutes fonctions politiques. Je ne demande pas, ajouta-t-il, à entretenir le prince sans témoins. Ce sera devant vous, devant dix personnes, s'il le faut, et s'il m'échappe un seul mot qui puisse alarmer la politique la plus ombrageuse, je consens à finir ma vie dans une prison d'Autriche.

M. de Dietrichstein se déclara persuadé des bonnes intentions de Barthélemy, qu'il pensait éloigné de toute vue politique. Mais il lui était impossible d'outrepasser les ordres qui s'opposaient à toute entrevue. Le motif réel de ces rigueurs était, parait-il, la crainte d'un attentat sur sa personne. Mais, objecta Barthélemy, un attentat de cette nature est toujours à craindre, car le duc de Reichstadt n'est pas entouré de gardes. Un homme résolu pourrait l'aborder, et une seconde suffirait pour consommer un crime. Puis il ajouta : Vous craignez peut-être qu'une conversation trop libre avec des étrangers ne lui révèle des secrets, ou ne lui inspire des espérances dangereuses. Mais est-il possible à vous d'empêcher qu'on ne lui transmette ouvertement ou clandestinement une lettre, une pétition, un avis, soit à la promenade, soit au théâtre ou dans tout autre lieu ?... Alors le gouverneur répondit sèchement : Soyez bien persuadé, monsieur, que le prince n'entend, ne voit et ne lit que ce que nous voulons qu'il lise, qu'il voie et qu'il entende... — Il parait d'après cela, dit Barthélemy, que le fils de Napoléon est loin d'être aussi libre que nous le supposons en France... — Le prince n'est pas prisonnier, mais... il se trouve dans une position toute particulière. Et comme le poète insistait : Veuillez bien ne plus me presser de vos questions ; je ne pourrais vous satisfaire entièrement. Renoncez également au projet qui vous a conduit ici... — Du moins, dit encore Barthélemy, vous ne pouvez me refuser de lui remettre cet exemplaire au nom des auteurs. Il a sans doute une bibliothèque, et ce livre n'est pas assez dangereux pour être mis à l'Index. M. de Dietrichstein secoua la tête comme un homme irrésolu. Le poète comprit qu'il lui était pénible de l'accabler de deux refus .dans la même journée. Aussi prit-il congé de lui, en le priant de lire son poème, afin de se convaincre qu'il ne contenait rien de séditieux, et de lui permettre d'espérer qu'après la lecture il se montrerait moins sévère.

Quinze jours s'écoulèrent. Barthélemy revint chez le gouverneur du duc et réitéra sa demande d'entrevue : Je ne vous conçois pas, répondit M. de Dietrichstein. Vous mettez trop d'importance à voir le prince, Quant à la remise de votre exemplaire, n'y comptez pas. Votre livre est fort beau comme poésie, mais il est dangereux pour le fils de Napoléon. Votre style plein d'images, cette vivacité de descriptions, ces couleurs que vous donnez à l'Histoire, tout cela dans sa jeune tête peut exciter un enthousiasme et, des germes d'ambition qui, sans aucun résultat, ne serviraient qu'à le dégoûter de sa position actuelle.

Barthélemy voulut ajouter quelques mots, mais il était visible que Dietrichstein ne l'écoutait plus. Il prit un congé définitif et résolut de retourner en France. Jusqu'au moment de son départ, il continua à voir les personnes qui s'étaient intéressées à lui. Un soir, au Hoftheater, enceinte elliptique mal éclairée par un lustre à huit branches, Barthélemy aperçut le duc de Reichstadt dans une loge voisine de la loge impériale. Il décrit ainsi sa vision — car il mit son voyage en vers, sous le titre que j'ai déjà indiqué : Le Fils de l'Homme.

Dans la loge voisine une porte s'ouvrit

Et, dans la profondeur de cette enceinte obscure, Apparut tout à coup une pâle figure.

Étreinte dans ce cadre, au milieu d'un fond noir,

Elle était immobile, et l'on aurait cru voir

Un tableau de Rembrandt, chargé de teintes sombres

Où la blancheur des chairs se détache des ombres...

Acteurs, peuple, empereur, tout semblait avoir fui,

Et, croyant être seul, je m'écriai : C'est lui !...

Le poète examinait curieusement cet être mystérieux :

Voyez cet œil rapide où brille la pensée,

Ce teint blanc de Louise et sa taille élancée,

Ces vifs tressaillements, ces mouvements nerveux,

Ce front saillant et large orné de blonds cheveux.

Oui, ce corps, cette tète où la tristesse est peinte,

Du sang qui les forma portent la double empreinte.

Je ne sais toutefois... je ne puis sans douleur

Contempler ce visage éclatant de pâleur.

On dirait que la vie à la mort s'y mélange...

Ici, Barthélemy se laisse aller à d'étranges suppositions Il se demande quel germe destructeur a sitôt défloré ce fruit adolescent. Il redoute, par une regrettable insinuation que rien n'a justifiée et qui souleva les plus formels démentis, que le prince ne soit condamné à une fin précoce par la volonté d'une politique perverse.

Si le duc de Reichstadt a lu ce poème, comme le dit M. de Montbel, il est possible qu'il ait déclaré qu'on avait eu raison de ne pas laisser arriver jusqu'à lui l'auteur d'un écrit où on le représentait comme victime d'une corruption inventée par la politique ; mais je ne crois pas qu'il ait protesté contre le reste. Le poème du Fils de l'Homme est, en effet, sorti d'une belle inspiration. Il a du souffle, de la vigueur, de l'élévation. Le poète s'adressait ainsi à l'ardeur ambitieuse du jeune duc :

Mais quoi ! content d'un nom qui vaut un diadème,

Ne veux-tu rien un jour conquérir par toi-même ?...

La nuit, quand douze fois ta pendule a frémi,

Qu'aucun bruit ne sort plus du palais endormi,

Et que seul, au milieu d'un appartement vide,

Tu veilles, obsédé par ta pensée avide,

Sans doute que parfois sur ton sort à venir

Un démon familier te vient entretenir !...

Il lui faisait entrevoir le retour en France et la résurrection de l'Empire :

Si le fer à la main, vingt nations entières,

Paraissant tout à coup autour de nos frontières,

Réveillaient le tocsin des suprêmes dangers ;

Surtout si, dans les rangs des soldats étrangers,

L'homme au pâle visage, effrayant météore,

Venait en agitant un lambeau tricolore ;

Si sa voix résonnait à l'autre bord du Rhin...

Comme dans Josaphat, la trompette d'airain,

La trompette puissante aux siècles annoncée,

Suscitera des morts dans leur couche glacée.

Qui sait si cette voix, fertile en mille échos,

D'un peuple de soldats n'éveillerait les os ?

Si, d'un père exilé renouvelant l'histoire,

Domptant des ennemis complices de sa gloire,

L'usurpateur nouveau, de bras en bras porté,

N'entrerait pas en roi dans la grande cité ?...

Mais c'était un rêve. Le poète n'avait fait qu'entrevoir le jeune prince, et il plaignait cet adolescent oublié, méconnu, caché :

Combien dans ton berceau fut court ton premier rêve !

Doublement protégé par le droit et le glaive,

Des peuples rassurés esprit consolateur,

Petit-fils de César et fils d'un Empereur,

Légataire du monde, en naissant roi de Rome,

Tu n'es plus aujourd'hui rien que le Fils de l'Homme !

Pourtant, quel fils de roi, contre ce nom obscur,

N'échangerait son titre et son sceptre futur ?

M. de Montbel prétend que l'opinion publique s'indigna à Vienne contre le poème de Barthélemy et de Méry, et que les personnages distingués qui avaient reçu Barthélemy s'affligèrent qu'il eût répondu à leur hospitalité en insultant l'Autriche dans ses sentiments les plus sacrés et les plus chers. Il se demande si le poète n'avait pas cherché avec ce libelle autre chose que l'occasion d'éveiller l'attention publique par la violence de ses accusations. Cela est possible. Mais cette émotion ne fut rien à côté de celle du gouvernement français. Il vit, dans le Fils de l'Homme, un libelle séditieux, et il traduisit, le 29 juillet 1829, Barthélemy devant le tribunal de police correctionnelle. Une foule d'avocats distingués et des personnages, comme Victor Hugo, M. de Tchonen, le général Gourgaud, se pressaient dans l'étroite enceinte. Le tribunal se composait du président Meslin, des juges Phélipe de la Marnière, Colette de Beaudicourt et Mathias, de l'avocat du Roi, Menjaud de Dammartin. Les prévenus étaient le poète Barthélemy, l'imprimeur David et les libraires Denain et Levanneur[27]. Menjaud établit aussitôt la prévention. M. Barthélemy, poète encore jeune[28] mais non pas obscur, écrivain spirituel au contraire, plein de verve et de facilité, n'avait pas recherché un procès pour réchauffer l'intérêt et recruter des lecteurs. Mais il avait à répondre sincèrement d'attaques contre la dynastie, contre les droits du Roi, et de provocations à renverser le gouvernement. L'avocat ne cherchait pas à connaître la pensée, le but, les coupables désirs de l'auteur. Il n'avait à apprécier que l'ouvrage, et il en incriminait d'abord le titre. Le Fils de l'Homme ! s'écriait-il... Quel homme ? Sans doute de cet homme dont des agitateurs s'efforcent sans cesse d'évoquer le fantôme... L'épigraphe du poème :

Quid puer Ascanius ? Superatne et vescitur aura ?

était significative et faisait apprécier, à elle seule, la direction d'esprit qui allait dominer tout l'ouvrage. Menjaud attaquait ensuite la préface, la profession de foi dans laquelle le poète disait qu'il avait voulu répéter aux oreilles d'un fils :

La gloire paternelle aux plaines de Memphis !

Il signalait à la répression les vers par lesquels Barthélemy offrait un souvenir pieux à Napoléon, tournait en dérision les fils de saint Louis et la Charte, et Metternich lui-même ! Puis il dénonçait ceux où l'auteur déplorait la chute de Napoléon, ses tortures à Sainte-Hélène, son désespoir d'être privé de son fils, puis la situation douloureuse de ce fils, l'appel à l'usurpateur, l'appel à l'invasion du pays et au renversement du trône légitime. Il fallait que la magistrature déployât une rigueur salutaire pour venger les offenses faites au Roi, à la monarchie, à la société.

Barthélemy fut admis à présenter lui-même sa défense en vers. M. de Montbel le déplorait ainsi : C'était le premier exemple de Thémis admettant les Muses à altérer par leurs accents la sévérité du langage des lois et l'austère dignité de leur sanctuaire !...

Barthélemy commença de la sorte :

Voilà donc mon délit ?... Sur un faible poème

La critique en simarre appelle l'anathème,

Et ces vers, ennemis de la France et du Roi,

Témoins accusateurs, s'élèvent contre moi !...

Aussi, je l'avouerai, la foudre inattendue,

Du haut du firmament à mes pieds descendue,

D'une moindre stupeur eût frappé mon esprit

Que le soir, si funeste à mon livre proscrit,

Où d'un pouvoir jaloux les sombres émissaires

Se montraient en écharpe à mes pâles libraires

Et, craignant d'ajourner leur gloire au lendemain,

Cherchaient le Fils de l'Homme, un mandat à la main !

Toutefois, Barthélemy rendait grâce au hasard tutélaire qui sur lui seul suspendait l'arrêt fatal. Il avait, il est vrai, à la cour de Pyrrhus, voulu chercher le fils d'Hector et lui redire les gloires de son père, mais, loin d'un Argus que rien n'avait fléchi, il avait repassé le Rhin, et, depuis, il avait raconté cette pénible histoire. Il avouait sa faute :

En voyant l'héritier de ces grandes douleurs,

J'ai soupiré d'angoisse et j'ai versé des pleurs,

Et j'ai cru qu'on pouvait, sans éveiller des craintes,

Exhaler des regrets mêlés de douces plaintes.

Moins sévère que vous, la royale bonté

Excuse les erreurs de la fidélité.

Delille, à la Pitié vouant sa noble lyre,

Chantait pour les Bourbons en face de l'Empire.

Voulez-vous nous ravir sous nos rois tolérants

Un droit que le poète obtenait des tyrans ?

Ah ! laissez-moi gémir sur les jeunes années

D'un frêle adolescent mort à ses destinées,

Et, tribut éphémère emporté par le vent,

Semer de quelques fleurs la tombe d'un vivant

Une élégie était-elle donc un crime ? Aux applaudissements de l'auditoire, Barthélemy demandait à son accusateur d'être de bonne foi, de ne pas dépecer son livre, de ne pas détourner le sens exact de ses pensées, de né pas lui prêter l'intention d'invoquer la discorde : Il relisait les passages suspects, et il en montrait la loyauté. Il ne cherchait point à rallumer la guerre civile, à combattre et à renverser la monarchie. Les temps étaient passés où les fils d'Apollon, au seul frémissement de leur luth, excitaient ou calmaient les passions. Il terminait ainsi sa défense :

Cessez donc d'affecter de puériles craintes !

Des élans généreux les flammes sont éteintes,

L'égoïsme glacé nous rend muets ou sourds.

Dans le paisible sein des hommes de nos jours

Les cœurs dégénérés battent sans énergie.

Les chants des Marseillais ont perdu leur magie,

Et, des peuples vieillis respectant le repos,

La lyre rend des sons qui meurent sans échos !...

Mérilhou, avocat du prévenu, prit ensuite la parole. Quinze ans s'étaient déjà écoulés depuis la chute de Napoléon et les temps d'une ombrageuse susceptibilité semblaient avoir disparu. On pouvait, ce semble, s'exprimer sur un homme qu'aucun effort humain ne saurait exiler de l'histoire ! Béranger, Delavigne, Lamartine, Victor Hugo, Lebrun, lord Byron et bien d'autres avaient célébré l'homme du Destin. Et pourtant la monarchie était encore debout. Tout à coup, un poète était l'objet d'une poursuite rigoureuse. Pourquoi ?... Il avait publié un poème où vivait la mémoire de Napoléon. Il avait voulu présenter à son fils les chants que lui avaient inspirés les travaux et les victoires de son père, et voilà qu'on l'accusait d'avoir méconnu les droits de la maison de Bourbon et cherché à ébranler le plus ancien des trônes européens. La gravité du crime contrastait avec l'exiguïté et l'innocence des moyens, comme le procès contrastait avec la longanimité du pouvoir qui souffrait tant de publications napoléoniennes Comment expliquer tant de rigueurs contre une œuvre légère où le génie du poète n'avait exprimé que des sentiments douloureux ? Elle ne pouvait se comprendre que par le zèle nouveau du ministère public, qui croyait apercevoir des délits dans toutes les opinions contraires aux siennes. Comment pouvait-on poursuivre le Fils de l'Homme, alors que le tribunal avait, dans la chambre du conseil, déclaré qu'il n'y avait lieu à poursuites ?

L'avocat repoussa le commentaire trop ingénieux de l'avocat du Roi, qu'il appelait une vraie falsification. Il rappela que les auteurs de Napoléon en Égypte avaient eu l'idée de déposer aux pieds du fils le plus noble et le plus désintéressé des hommages, le monument élevé à la gloire du père, idée touchante dont l'accomplissement ne pouvait trouver d'entraves que dans un seul lieu du monde. Les héros d'Homère envoyaient aux enfants les cadavres de leurs pères morts au champ d'honneur pour recevoir l'hommage de leur piété filiale. La cour de Vienne avait été moins généreuse envers le fils de son ancien ennemi. Mérilhou analysait le poème avec une véhémence, une noblesse de termes, une émotion vibrantes. S'il est vrai, disait-il, que la poésie vit de contrastes, quel sujet plus touchant que le sort d'un jeune homme qui n'a reçu de son père d'autre héritage qu'un nom qui ne lui permet ni la gloire, ni l'obscurité ?... Il défendait ensuite l'auteur d'avoir voulu provoquer à la révolte. D'ailleurs, était-ce au duc de Reichstadt, était-ce au peuple français que s'adressait la provocation ? Quels motifs, quels faits de révolte indiquait Barthélemy ? Ici, l'accusation était muette... Enfin, parler d'un événement qu'on redoutait, ce n'était point le provoquer. La poésie n'a-t-elle donc plus sa licence et ses privilèges, disait-il encore, et n'est-ce pas briser sa lyre et le déshériter d'un patrimoine de génie que de lui interdire ces formes véhémentes, ces figures passionnées par lesquelles elle remue l'âme de l'homme ?... Oter à Archiloque son fouet vengeur, à Juvénal sa mordante hyperbole, à Tibulle, à Parny leur palette enchanteresse, à Corneille ses vers républicains, c'est proscrire la poésie, c'est lui défendre d'émouvoir et de charmer. Louis XIV toléra, dans Racine poète, des réflexions critiques qui l'indignèrent dans Racine prosateur. Et de nos jours, Napoléon au faite de la gloire, obsédé d'adulateurs, entendit sans s'indigner de simples poètes protester contre son pouvoir et évoquer autour de lui des fantômes accusateurs... Mérilhou rappelait qu'il avait laissé Marie-Joseph Chénier lui reprocher d'avoir étouffé la République, sa mère, et Delille chanter les malheurs de la race royale dans le poème la Pitié. Il en citait des vers véhéments. Eh bien, Napoléon pensionna Chénier et honora Delille. Il ne les envoya pas à la police correctionnelle. Et si l'Empire était tombé, ce n'était point par les vers républicains de Chénier, ni par les vers royalistes du chantre de la Pitié. L'avocat repoussait aussi l'accusation sur les prétendues attaques à l'ordre de successibilité au trône. Ce procès était un étrange anachronisme. Il semblait un procès du genre de ceux que la loi du 11 novembre 1815 avait fait inopinément surgir. Mais le système des tendances n'avait plus de raison d'être, pas plus que la théorie des provocations indirectes et la théorie des accusations collectives. La nation était tranquille et libre. On avait le droit de dire que Napoléon avait existé, avait régné, avait vaincu et que son règne n'avait pas été sans gloire.

Et l'on ne pourrait pas, s'écriait l'éloquent défenseur dans sa conclusion, imprimer qu'il a un fils, que ce fils hérite de son infortune, en expiation des courtes joies qui ont entouré ses jeunes ans ! On ne pourrait pas dire que ce jeune homme est captif, et il serait défendu de plaider un malheur dont les Annales modernes n'offrent pas d'exemple ! Et ce qui serait innocent en parlant du père, deviendrait un crime en parlant du fils ?... Qu'a-t-il fait jusqu'ici pour mériter l'honneur d'être l'objet de tant d'alarmes ? Courbé d'avance sous le poids d'un grand nom, on ne le distingue des princes de sa maison que par les soupçons et les précautions injurieuses pour la France dont on accable sa vie !... L'exécution fidèle de la Charte, l'abnégation sincère de ces voies de violence ou de fourberie qui ne peuvent que discréditer le pouvoir, voilà le meilleur rempart contre les vaines terreurs. Cessez de combattre des fantômes ! Cessez de donner par vos poursuites de la réalité à des chimères que l'ambition de nos voisins peut exploiter un jour contre la grandeur de notre belle France !

Sans se laisser convaincre par l'éloquence de cette belle plaidoirie ; sans écouter Me Persin, avocat de l'imprimeur David, qui déclarait qu'il n'existait plus de roi de Rome et qu'on ne connaissait que le fils de l'étrangère et l'élève de Metternich, le tribunal, s'appuyant sur l'article 2 de la loi du 25 mars 1822 et sur les articles 1er et 2 de la loi du 11 mai 1819, ainsi que sur l'article 87 du Code pénal, condamna l'auteur incriminé à trois mois de prison et à mille francs d'amende... Le ministère public l'emportait, mais le gouvernement n'avait pas lieu de se féliciter de son triomphe. Le procès du 29 juillet 1829 amenait, en effet, deux résultats inattendus pour lui. Malgré une condamnation sévère, le poète Barthélemy voyait sa réputation s'accroitre. On allait jusqu'à comparer les rigueurs de sa situation à celles de la situation faite à Béranger. D'autre part, l'opinion publique, hier encore assez indifférente, semblait aujourd'hui attentive et sympathique au nom de celui qui avait cessé un instant d'être le duc de Reichstadt pour redevenir le fils de l'Homme, c'est-à-dire le fils de l'Empereur[29].

 

 

 



[1] Lettre à la comtesse de Crenneville, 27 février 1824.

[2] 27 avril 1824.

[3] 20 janvier 1829.

[4] D'après le baron de Méneval, la mort du premier mari de la comtesse de Neipperg, née comtesse Pola, ne précéda la mort de celle-ci que de quelques mois. On sait que Neipperg avait jadis enlevé cette femme à son mari. (Mémoires de Méneval, t. III, p. 592.)

[5] Il s'agit toujours du testament de Napoléon. (Voir ch. XII.)

[6] Elle avoua ce nouveau mariage dans ses testaments des 25 mai 1837 et 22 mai 1844. (Voir M. I. DE SAINT-AMAND, p. 413.)

[7] Archives des Affaires étrangères, Parme, et Mémoires du baron de Vitrolles.

[8] Archives des Affaires étrangères, Parme.

[9] Archives nationales, F7 6993.

[10] Elle avait loué pour le mois d'août et de septembre le château de Mme Budé-Boissy.

[11] Archives nationales, F7 6993.

[12] Archives nationales, F7 6993.

[13] Archives nationales, F7 6993.

[14] Archives des Affaires étrangères, Parme. — Cité par M. I. de Saint-Amand

[15] Correspondance de Marie-Louise.

[16] F7 6704, 6705, 6706.

[17] Les portraits surtout causaient de l'émoi aux agents. Cet émoi datait de loin. Un rédacteur du Constitutionnel, H. de Latouche, avait rendu compte, en 1817, de l'exposition des tableaux au Salon du Louvre et avait parlé avec éloges d'un joli portrait représentant un enfant qui tenait à la main un bouquet de fleurs bleues. Cet article attira l'attention. La foule s'amassa devant le tableau. Les uns prirent les fleurs pour des Vergiss main nicht, les autres s'écrièrent : C'est le roi de Rome ! La police fit évacuer le Salon, enlever le portrait et supprimer le Constitutionnel, qui reparut sous le couvert du Journal du Commerce.

[18] Jusqu'en Pologne même on fit cette propagande. Ainsi, en 1829, à Cracovie, il circulait des pièces de monnaie avec cet exergue : N. F. C. Joseph, roi de Pologne.

[19] Le 18 juillet 1829, la police avait été inquiétée par le faux bruit de l'arrivée du duc de Reichstadt à Besançon. (Archives nationales, F7 6993.)

[20] Archives nationales, F7 6706.

[21] Voir, pour les détails, le volume de M. GUILLON, Les complots militaires sous la Restauration, et les Mémoires de M. Pasquier, t. IV, ainsi que les débats de la Cour de Paris, du 7 mai au 8 juin 1821.

[22] Voir GUILLON.

[23] Voir GUILLON et les Complots de Saumur.

[24] GUILLON et les Complots de Saumur, p. 274 et suivantes.

[25] Il devait racheter ses erreurs par sa conduite héroïque en Grèce contre les Turcs. — Voir GUILLON, p. 340.

[26] Préface du Fils de l'Homme, Bruxelles, Wahlen et Cie, 1829.

[27] Voir le Procès du Fils de l'Homme chez Denain, 1829, in-8°.

[28] Barthélemy avait alors trente-quatre ans.

[29] Une pièce de Deforges et Eugène Sue, intitulée le Fils de l'Homme, fut jouée dans les premiers mois de 1832 aux Nouveautés. Déjazet tenait le rôle du duc de Reichstadt. La pièce était sympathique au fils de Napoléon, sans avoir cependant des tendances nettement bonapartistes.