Malgré le silence que l'on gardait à Vienne, malgré l'interruption de toute correspondance, Napoléon espérait encore que Marie-Louise et son fils viendraient le rejoindre à Paris. Le peuple, dit un correspondant de Wellington, à la date du 9 avril 1815[1], attache un si grand prix au retour de Marie-Louise que dans tous les endroits où j'ai passé, depuis Paris jusqu'à Valenciennes, on se portait en foule sur mon passage, pour savoir si Elle était déjà arrivée ; et lorsque je répondais qu'elle était encore à Vienne, je lisais la consternation sur le visage des questionneurs, qui s'écriaient : — Oh ! si Elle ne vient pas, nous sommes perdus ! Son père sera contre nous... L'Impératrice ne devait pas quitter Vienne en ce moment, ni pour son duché de Parme, ni pour Paris. Le 12 avril, on affichait à Parme une déclaration de Marie-Louise par laquelle elle faisait savoir à ses sujets qu'ayant pris en considération les circonstances et l'impossibilité de se rendre en personne dans ses États, elle avait prié son très aimé père de vouloir bien les faire administrer en son nom [2]. Le petit roi de Rome était placé sous une surveillance rigoureuse. Des gardes nombreux veillaient aux portes de son appartement et sous ses fenêtres. Une police active examinait de près les alentours du palais où on le tenait enfermé. La ville de Vienne, le château impérial, le château de Schœnbrunn étaient inspectés jour et nuit par des agents qui avaient reçu les ordres et les consignes les plus sévères[3]. Pendant que le comte de Neipperg était occupé à manœuvrer avec sa division contre le roi Murat, sa femme vint à mourir subitement en Wurtemberg, laissant plusieurs enfants. J'ai dit que le comte l'avait jadis enlevée à son mari, lequel était mort à la fin de 1814. Neipperg l'avait délaissée, quoiqu'elle fût de bonne composition à son égard, lui permettant de se livrer en toute liberté aux plaisirs de la table et du jeu[4]. Il fallait à ce viveur hardi d'autres amours, et celles qu'il choisit montrent à quelle hauteur il avait osé élever ses prétentions. Marie-Louise apprit la mort de la femme de Neipperg avec une satisfaction peu déguisée. Un obstacle entre elle et son favori venait déjà de s'écarter. Les autres pouvaient disparaître à leur tour. Le 6 mai, Méneval, qui avait enfin obtenu son passeport
pour la France, alla au palais impérial, à Vienne, faire ses adieux au roi de
Rome. Il remarqua avec peine son air sérieux et mélancolique. Le petit prince
avait perdu cet enjouement et cette loquacité enfantine qui avaient tant de
charmes en lui. Il ne vint pas à la rencontre de son fidèle ami et le vit
entrer sans donner aucun signe qui annonçât qu'il le connût. Quoiqu'il fût déjà depuis plus, de six semaines confié aux
personnes avec lesquelles je le trouvai, rapporte Méneval, il ne s'était pas encore familiarisé avec elles, et il
semblait regarder avec méfiance ces figures qui étaient toujours nouvelles
pour lui. Je lui demandai, en leur présence, s'il me chargerait de quelques
commissions pour son père que j'allais revoir. Il me regarda d'un air triste
et significatif sans me répondre ; puis, dégageant doucement sa main de la
mienne, il se retira silencieusement dans l'embrasure d'une croisée éloignée.
Après avoir échangé quelques paroles avec les personnes qui étaient dans le
salon, je me rapprochai de l'endroit où il citait resté à l'écart, debout, et
dans une attitude d'observation ; et comme je me penchais vers lui pour lui
faire mes adieux, il m'attira vers la fenêtre et me dit tout bas, en me
regardant avec une expression touchante : — Monsieur
Méva, vous lui direz que je l'aime toujours bien !... Pauvre enfant ! Pauvre orphelin ! car il est permis de l'appeler ainsi, puisque son père était à jamais éloigné de lui, puisque sa mère l'avait abandonné sans remords à des mains étrangères !... La scène que Méneval vient de décrire : cet air triste, ce silence étrange, cette fuite soudaine dans l'embrasure d'une croisée, puis ce dernier aveu confié tout bas à un ami montrent combien l'enfant impérial se méfiait des nouveaux gardiens qu'on venait de lui imposer. Les derniers détails que Méneval nous donne au moment de son départ nous attendrissent encore sur lui. L'enfant redemandait sans cesse Mme de Montesquiou à Mme Marchand qu'on ne lui avait laissée que provisoirement. Sa sous-gouvernante, Mme Soufflot, qui, aidée de sa charmante fille, Fanny, savait le distraire et l'intéresser mieux que personne, ne devait pas être plus épargnée que les autres[5]. On avait cessé de l'appeler Napoléon, pour lui donner le nom de François qu'il n'aimait pas. Il le disait franchement, sans se préoccuper que ce fût le nom de son grand-père. Au moment où Méneval se séparait de lui, c'était un bel enfant doué de qualités précieuses, que les événements avaient singulièrement développées. Que fit Marie-Louise en recevant les adieux de M. de Méneval ? De quel message le chargea-t-elle pour Napoléon ? En termes d'une banalité extrême, elle dit qu'elle lui souhaitait tout le bien possible. Elle se flattait d'apprendre que l'Empereur consentirait à une séparation à l'amiable, sans que cette séparation altérât en elle les sentiments d'estime et d'affection. Elle disait cela au moment où elle s'était déjà abandonnée à Neipperg, au moment où elle désirait ardemment son retour d'Italie, car, à son âge et dans sa situation, elle avait besoin de conseil[6]. Elle ne pensait qu'aux dangers que Neipperg pouvait courir, tandis qu'elle envisageait froidement la lutte gigantesque que Napoléon allait soutenir contre l'Europe. Elle cherche alors -à se distraire. Elle commence à pincer de la guitare et se félicite d'acquérir un nouveau talent. Elle voudrait avoir un mari semblable à M. de Crenneville, car, dit-elle naïvement, ce ne serait qu'un pareil qui pourrait peut-être me décider à reprendre un esclavage pareil[7]. Or, elle avait déjà fait son choix... En proie à une tristesse inexprimable, Méneval quitta Marie-Louise pour ne plus la revoir. Elle est redevenue princesse autrichienne, dit-il ; elle est aujourd'hui l'un des instruments de la politique antifrançaise en Italie... Mariée à Napoléon, elle était unie à un homme trop grand pour qu'il pût y avoir entre eux communauté d'idées et de sentiments. Méneval déplorait son caractère faible et mou, son esprit craintif, son absence de volonté, sn disposition malheureuse à subir les coups du sort et à le considérer comme irrémédiables. Le 5 niai 1815, M. de Talleyrand informait Louis XVIII, à Gand, que des lettres saisies sur M. de Stassart avaient été envoyées à Vienne[8]. Ces lettres, disait-il[9], réclament l'une et l'autre, pour des motifs différents, le retour de l'archiduchesse et de son fils. Le ton que prennent Buonaparte et son ministre est celui de la modération et de la sensibilité. Les lettres sont restées cachetées jusqu'au moment de la conférence ; elles ont été ouvertes en présence des ministres des puissances alliées. On est convenu de n'y point répondre. L'opinion a été unanime. Une demande aussi naturelle laissait le père de Marie-Louise si placide qu'il poussait la condescendance jusqu'à remettre aux alliés les lettres de son gendre. Cette conduite indignait M. de Gentz lui-même. Décidément, le beau rôle en cette circonstance n'était ni pour l'empereur d'Autriche, ni pour sa fille. Mais leur soumission avait été récompensée. Dans l'acte final du congrès de Vienne, par l'article 99, l'impératrice Marie-Louise était enfin reconnue duchesse de Parme, de Plaisance et Guastalla. La réversibilité des duchés n'était point déclarée en faveur de son fils. Elle devait être déterminée entre les alliés par un acte ultérieur. Marie-Louise était enfin au comble de ses vœux. Malgré l'opposition de la France et de l'Espagne, elle avait obtenu ce qu'on lui avait contesté pendant plus d'une année. Mais, en même temps, elle savait que son fils ne serait pas son héritier et elle ne protestait point contre cette déchéance injustifiée, de peur de perdre les États qui lui revenaient en vertu du traité du 11 avril 1814 Sa petite ambition était satisfaite. Marie-Louise pensait d'ailleurs qu'on trouverait bien en Autriche ou en Bohême quelque apanage et quelque titre d'occasion pour en parer le malheureux roi de Rome. La haine des ennemis de l'Empereur était arrivée à son paroxysme. Le 13 avril, Talleyrand, dans une lettre au Roi, parlait de la destruction de Napoléon et espérait que, grâce à la déclaration du 13 mars, on arriverait à l'anéantir. Cet objet rempli, les opinions particulières de chaque parti se trouveront sans appui, sans force, sans moyen d'agir, et ne présenteront plus aucun obstacle[10]. Il aurait même voulu que les puissances votassent une autre déclaration qui accentuât celle du 13 mars, maintenant que Napoléon s'était rendu maitre de Paris et avait repris le pouvoir[11]. Les alliés acceptèrent cette idée, mais ne purent s'entendre sur la forme à lui donner. Ils ajournèrent la discussion, pensant peut-être qu'une proclamation, faite par leurs généraux au moment de l'invasion du territoire français, suffirait[12]. A Londres, un placard affiché sur les murs de la capitale promettait mille livres sterling à qui amènerait dans le royaume la personne del signore Napoleone Buonaparte. Le 28 avril, lord Castlereagh fulminait contre l'Empereur à la Chambre des communes et insultait l'armée et la nation françaises pour leur coupable docilité à défendre sa cause. Napoléon essayait vainement d'apaiser toutes ces haines et de faire connaître ses réelles intentions à l'Europe, c'est-à-dire le maintien de là paix et l'espoir de revoir bientôt sa femme et son fils. Une note venue de Vienne répondait laconiquement : La France n'a qu'à se délivrer de son oppresseur pour être en paix aven l'Europe [13]. Le roi de Prusse appelait l'armée française une armée de rebelles et la sienne une armée de héros. Caulaincourt, qui informait l'Empereur de ces provocations, disait avec sagesse : Votre Majesté y répondra par un noble silence, mais Elle verra sans doute dans ce nouvel acte d'une implacable animosité un motif de plus de proportionner les moyens de résistance à la violence de l'attaque. Lorsque Méneval revint' à Paris, le 17 mai ; son premier soin fut d'aller voir l'Empereur pour lui donner' des nouvelles de sa femme et de son fils. L'Empereur voulut d'abord connaître le sort du roi de Borne. Il en parla avec la plus grande tendresse et il écouta, visiblement ému, les moindres détails donnés sur cet enfant. Il s'entretint ensuite, mais avec beaucoup de ménagements, de Marie-Louise. Il la plaignit même de ses épreuves, ne paraissant douter ni de sa franchise ni de sa fidélité. Méneval rapportait à Napoléon l'émotion produite à Vienne et à Schœnbrunn par son retour ; comment on avait privé Marie-Louise de toute communication avec lui ; comment elle avait juré de ne point lui écrire et de remettre à François II les lettres de son mari ; il dépeignit, en termes attristés, ses insomnies et ses alarmes continuelles, sa séparation d'avec son fils, qui avait dû résider momentanément à la Burg sous les yeux de l'Empereur et des alliés. Il disait, en ces termes, les causes de l'éloignement de Mme de Montesquiou ; Les sentiments connus de cette dame respectable et le tendre attachement qu'elle se plaisait à nourrir dans le cœur de son auguste élève pour l'Empereur son père, la rendirent bientôt suspecte[14]. Quant au petit prince, voici le portrait qu'il en faisait : Plus grand et plus fort que ne le sont ordinairement les enfants de son âge, beau, bon, doué des plus aimables qualités et annonçant les dispositions les plus heureuses, il fait la consolation de sa mère et a gagné la tendresse de l'Empereur son grand-père. Le souvenir de la France lui est toujours présent, et son affection enfantine pour sa chère patrie se peint dans les réflexions touchantes qui lui échappent, lorsqu'il en entend parler... Quelque temps après, l'Empereur dicta au duc de Vicence
une note spéciale dont le but était de faire écrire par Méneval un rapport
sur la situation de l'Impératrice et du roi de Rome, rapport destiné à la
Chambre, des représentants, qui, dès l'ouverture de la session, serait
peut-être appelée à se prononcer sur la conduite de l'Autriche. Voici quelle
était cette note : Il est possible que la Chambre
fasse une motion pour le roi de Rome, tendant à faire ressortir l'horreur que
doit inspirer la conduite de l'Autriche. Cela serait d'un bon effet Méneval
doit faire un rapport daté du lendemain de son arrivée. Il tracera, depuis
Orléans jusqu'à l'époque de son départ de Vienne, la conduite de l'Autriche
et des autres puissances à l'égard de l'Impératrice ; la violation du traité
de Fontainebleau, puisqu'on l'a arrachée, ainsi que son fils, à l'Empereur ;
il fera ressortir l'indignation que montra ù cet égard à Vienne sa
grand'mère, la reine de Sicile. Il doit appuyer particulièrement sur la
séparation du prince impérial de sa mère, sur celle avec Mme de Montesquiou,
sur ses larmes en la quittant sur les craintes de Mme de Montesquiou
relatives à la sûreté, à l'existence du jeune prince. Il traitera ces deux
points avec la mesure convenable. Il parlera de la douleur qu'a éprouvée
l'Impératrice, lorsqu'on l'arracha à l'Empereur. Elle a été trente jours sans
dormir, lors de l'embarquement de Sa Majesté. Il appuiera sur ce que l'Impératrice
est réellement prisonnière, puisqu'on ne lui a pas permis d'écrire à
l'Empereur et qu'on lui a même fait donner sa parole d'honneur de ne jamais
lui écrire un mot. Méneval encadrera dans ce rapport tous les détails qu'il a
donnés à l'Empereur, et qui sont de nature à y trouver place et peuvent
donner à ce rapport de la couleur[15]. Dans les deux
mois qui précédèrent la reprise des hostilités, l'Empereur cherchait à
tromper son impatience de revoir son fils, en recevant plusieurs fois les petits
princes et les petites princesses, ses neveux et nièces. Il les faisait
déjeuner avec lui, les interrogeait, leur demandait des fables ; mais leur
présence ne remplaçait point celle du roi de Rome tant désirée et si
vainement attendue. Les Chambres se réunirent le 3 juin. La Chambre des pairs chargea Cambacérès, son président, de porter aux pieds de l'Empereur l'expression de ses sentiments de reconnaissance et de dévouement. La Chambre des représentants attendit qu'elle fût constituée pour offrir ses hommages à l'Empereur. Ce n'était là en réalité que de vaines formules. L'attention se portait ailleurs. Le 7 juin, Napoléon ouvre la session législative, informe les pairs et les représentants qu'une coalition formidable menace de nouveau la France, et déclare qu'il compte sur le patriotisme et le dévouement de tous pour assurer l'indépendance du pays. On l'acclame. On lui renouvelle des serments qu'on tiendra un mois à peine. Carnot fait connaître le lendemain à la France que le vœu national a rappelé l'Empereur, instruit par ses épreuves et prêt à réparer les malheurs des Français. Les étrangers vont apprendre quelle est l'énergie d'un grand peuple qui combat pour son indépendance. Benjamin Constant, qui, la veille encore, jurait de mourir pour la monarchie légitime, défend dans un manifeste éloquent la cause dé l'Empereur qui s'apprête à ressaisir ses armes et à conduire ses soldats à la victoire[16]. Le 16 juin, Boulay de la Meurthe lit aux Chambres un rapport de. Caulaincourt sur la situation extérieure, par lequel le ministre démontre que le retour de Napoléon n'a été pour l'Europe que le prétexte d'une nouvelle 'invasion, et que le but des alliés est le démembrement et la ruine de la France. Quatre jours après, on apprend, presque en même temps que la victoire de Fleurus, le désastre de Waterloo. Malgré l'héroïsme de la vieille armée et les efforts suprêmes de son chef, l'existence du pays était de nouveau menacée. Le mercredi 21 juin, Napoléon est de retour au palais de l'Élysée. A une heure, les Chambres se réunissent, et Carnot leur annonce les terribles nouvelles. L'intention de l'Empereur était de se concerter avec les Chambres sur les mesures à prendre contre l'invasion. Le représentant éternel de la Révolution, La Fayette, reparut à là tribune. Il fit voter une résolution par laquelle la Chambre des représentants se déclarait en permanence, proclamait le péril auquel était exposée l'indépendance de la nation, remerciait les armées de leur dévouement, invitait les ministres à se rendre auprès d'elle et disait que toute tentative faite pour dissoudre la Chambre serait réputée crime de haute trahison. Dès cet instant, il fut évident pour tous que Napoléon allait être acculé à une nouvelle abdication. Les ministres lurent un message de l'Empereur qui exposait la situation et réclamait la nomination d'une commission de cinq membres pour se concerter avec une commission pareille, nommée par la Chambre des pairs, en vue des mesures immédiates à prendre. Trois heures après, les commissaires étaient désignés. Ils se réunirent et conclurent à l'élection de négociateurs chargés de s'entendre avec les puissances coalisées Cette promptitude était significative. Napoléon la comprit. Sur la sollicitation de sa mère, de ses frères, du maréchal Davoust, de plusieurs généraux et de nombreux représentants, l'Empereur se décida à signer l'abdication fameuse, dont on connaît les termes Elle fut lue le 22 juin à une heure à la Chambre des pairs, et à deux heures à la Chambre des représentants. Napoléon reconnaissait que ses efforts pour vaincre avaient échoué. Il ne blâmait personne. Il n'accusait que les circonstances. Je m'offre, disait-il, en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir voulu qu'à ma personne ! Un avenir prochain allait démontrer combien ces prévisions pessimistes et ces craintes étaient fondées. Ma vie politique est terminée, ajoutait-il, et je proclame mon fils empereur des Français, sous le nom de Napoléon II. Les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement, il invitait les Chambres à organiser sans délai ce conseil. Le dernier souhait aux Français partait du cœur d'un patriote : Unissez-vous pour rester encore une nation indépendante ! Ici, comme le fait observer le chancelier Pasquier, il alliait habilement l'idée de l'indépendance nationale avec celle de la proclamation de son fils comme empereur. Il espérait séduire ainsi l'armée et élever entre elle et les Bourbons une barrière infranchissable. Fouché paraissait être de l'avis d'une régence, mais ce n'était que pour gagner du temps. Sûr déjà du retour 'des Bourbons qui allaient s'imposer comme une nouvelle nécessité, il avait à préparer ses conditions. Pour cela, il fallait opposer de nombreux obstacles à un retour précipité, et paraître ensuite les aplanir, afin de donner à son concours une valeur toute particulière, ce qu'on peut littéralement appeler une valeur marchande. Après la lecture de l'acte d'abdication, Carnot essayait de rassurer les pairs sur la situation de l'armée, lorsqu'il fut interrompu avec la dernière violence par le maréchal Ney, qui affirma, que l'ennemi était à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes ; que dans six ou sept jours il serait dans le sein de la capitale, et qu'il n'y avait plus d'autre salut que dans des propositions de paix[17]. Cette scène fut des plus pénibles. L'intervention du général Drouot, qui annonça le ralliement d'une certaine partie de la vieille Garde, put seule en diminuer le déplorable effet. Mais lorsque le prince Lucien vint dire à la tribune : L'empereur Napoléon a abdiqué en faveur de son fils. Politiquement, l'Empereur est mort. Vive l'Empereur ! et conseilla aux pairs de prêter un serment immédiat à Napoléon II, M. de Pontécoulant s'opposa immédiatement à cette motion. Je suis loin, dit-il, de me déclarer contre ce parti, mais je déclare fermement, — quels que soient mon respect et mon dévouement pour l'Empereur, — que je ne reconnaîtrai jamais pour roi un enfant, pour mon souverain celui qui ne résiderait pas en France. On irait bientôt retrouver je ne sais quel sénatus-consulte. On nous dirait que l'Empereur doit être considéré comme étranger ou captif, et que la régence est étrangère ou captive, et on nous donnerait une autre régence qui nous' amènerait la guerre civile[18]... Le prince Lucien lui répliqua : Du moment où Napoléon a abdiqué, son fils lui a succédé. Il n'y a pas de délibération à prendre, mais une simple déclaration à faire... En reconnaissant Napoléon II, nous appelons au trône celui que la Constitution et la volonté du peuple y appellent. Le comte Boissy d'Anglas proposa l'ajournement, car
c'était assez de la guerre étrangère, sans vouloir y ajouter la guerre
civile. Aussitôt le brave Labédoyère, qui avait payé de sa personne dans les
derniers combats, se précipite à la tribune. L'Empereur,
dit-il avec colère, a abdiqué en faveur de Napoléon
II. Je regarde son abdication comme nulle, de toute nullité, si l'on ne proclame
pas à l'instant Napoléon II. Eh ! qui s'oppose à cette résolution généreuse ?
Ceux qui ont toujours été aux pieds du souverain, tant qu'il fut heureux et
triomphant. Ces individus, qui se sont éloignés de lui dans son malheur, veulent
aussi repousser Napoléon II. Ils sont déjà pressés de recevoir la loi de
l'étranger ![19] Ces paroles
violentes déchainent un tumulte effroyable. Labédoyère, rendu plus furieux,
crie que de vils généraux méditent peut-être en ce moment de nouvelles
trahisons. Il fallait les saisir, les traduire devant les Chambres, les juger
et les punir pour effrayer ceux qui voudraient déserter les drapeaux ; il
fallait raser leurs maisons, proscrire leurs familles. Je sais, ajoute-t-il, que
les amis du patriotisme paraissent étrangers dans cette enceinte, où, depuis
dix ans, il ne s'est fait entendre que des voix basses ! Une partie de
la Chambre des pairs se dresse irritée. Elle interrompt bruyamment l'orateur.
Labédoyère hausse encore la voix et menace du geste ses adversaires. A l'ordre ! à l'ordre ! répondait-on de toutes
parts. — Jeune homme ! vous vous oubliez !
disait le prince d'Essling. — Vous vous croyez
encore au corps de garde ! criait M. de Lameth exaspéré. — Désavouez ce que vous avez dit !... objurguait le
comte de Valence[20]. Le président,
Lacépède, se couvrit, mais le calme ne se rétablit que très lentement. Le comte Cornudet prit ensuite la parole : Le procès-verbal, dit-il, a constaté l'abdication de Napoléon ; il constatera la réclamation du prince Lucien. Cette précaution suffira pour constater les droits de Napoléon II, mais il est hors de France Tranchons le mot : il est captif. En attendant, Cornudet réclamait, au nom de la sûreté publique et de l'indépendance nationale, l'établissement d'un gouvernement provisoire. Le comte de Ségur, appuyé par Joseph et Rœderer, et combattu par le comte de Pontécoulant, demanda que ce gouvernement prit le titre de Régence et négociât au nom de Napoléon II. Le duc de Bassano exigeait la proclamation immédiate du fils de l'Empereur. Après diverses observations de Quinette, du comte de Valence, de Thibaudeau, l'ajournement fut voté. Puis la Chambre des pairs procéda au scrutin pour la nomination de deux membres de la commission du gouvernement. Elle élut le duc de Vicence et le baron Quinette. A la Chambre des représentants, le général Grenier informa ses collègues que la commission nommée pour se concerter avec la Chambre des pairs sur les mesures de salut public, avait décidé la formation d'une commission chargée de négocier avec les puissances coalisées. MM. Legrand, Crochon, Duchesne se perdirent en divagations. Le prince d'Eckmühl essaya de rassurer l'opinion au sujet de la situation de l'armée et des prétendues menaces dirigées contre la Chambre. Enfin, le duc d'Otrante vint lire le message de Napoléon et conclut ainsi : Ce n'est pas devant une Assemblée composée de Français que je croirais convenable de recommander les égards dus à l'empereur Napoléon, et de rappeler les sentiments qu'il doit inspirer dans son malheur. Les représentants de la nation n'oublieront point, dans les négociations qui devront s'ouvrir, de stipuler les intérêts de celui qui, pendant de longues années, a présidé aux destinées de la patrie. On sait le peu d'importance qui fut attaché à cette recommandation, faite d'ailleurs pour la forme. Fouché proposa ensuite de nommer une commission de cinq membres, chargée de se rendre auprès des souverains alliés pour y traiter des intérêts de la France et soutenir l'indépendance du peuple français. M. Mourgues conseilla d'accepter l'abdication de Napoléon, de placer sa personne sous la sauvegarde de l'honneur national, de transformer la Chambre en Assemblée constituante, de confier le poste de généralissime au maréchal Macdonald, de nommer La Fayette général en chef des gardes nationales de France, et le maréchal Oudinot général en second, ce qui souleva de nombreux murmures. M. Dupin aurait désiré ; lui aussi, que la Chambre des représentants se transformât en Assemblée nationale et préparât une Constitution nouvelle. M. Garreau voulut lire l'article 67 de l'Acte additionnel qui prohibait toute motion en faveur des Bourbons ; mais le président lui fit observer que cet article était bien connu. On voit que Fouché Avait déjà pris ses précautions pour ne rien compromettre. Regnaud de Saint-Jean d'Angély pria le bureau de la Chambre de se rendre auprès de l'Empereur et de lui exprimer la reconnaissance du peuple pour le sacrifice fait par lui à l'indépendance nationale. Il fit accepter cette proposition à l'unanimité, puis une autre qui repoussait les motions relatives à l'Assemblée nationale ou Constituante. Enfin, la Chambre arrêta la nomination sans délai d'une commission de cinq membres prise dans les deux Chambres, pour exercer provisoirement les fonctions du gouvernement, tout en conservant le ministère actuel. La séance fut ensuite suspendue de trois heures et demie à quatre heures. Le président' rendit compte de la visite du bureau à l'Empereur. Sa Majesté, dit-il, a surtout insisté sur le motif qui avait déterminé son abdication, et elle a recommandé à la Chambre de ne point oublier qu'elle avait abdiqué en faveur de son fils. On cita ces autres paroles de Napoléon : Je vous remercie des sentiments que vous m'exprimez. Je recommande à la Chambre de renforcer les armées et de les mettre dans le meilleur état de défense. Qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci de l'étranger, de peur d'être déçus dans vos espérances. Dans quelque position que je me trouve, je serai heureux, si la France est libre et indépendante. Si j'ai remis le droit qu'elle m'a donné à mon fils, si j'ai fait de mon vivant ce grand sacrifice, je ne l'ai fait que pour le bien de la nation[21]. M. Durbach prit alors la parole et voulut faire admettre la nomination d'un conseil de régence. De nombreuses voix lui crièrent : Ce n'est pas le moment ! Puis on procéda à l'élection de la commission. On choisit le comte Carnot, le duc d'Otrante et le général Grenier. Ceux-ci, avec le duc de Vicence et le baron Quinette de la Chambre des pairs, formèrent le gouvernement provisoire. Le même jour, Fouché fit part au chancelier Pasquier de sa joie d'avoir obtenu l'abdication. Qu'allez-vous faire, demanda Pasquier, sur la condition faite en faveur de son fils qu'il prétend encore imposer à la France ?... Ce qu'il faut avant tout, c'est la paix, et on ne peut la retrouver, au dehors, comme au dedans, qu'avec la Maison de Bourbon. — Croyez-vous que je ne le sache pas comme vous ? répliqua Fouché. Mais nous avons été pria de si court... On ne peut pas retourner ainsi les esprits du jour au lendemain. Nous avons d'ailleurs à ménager l'armée, qu'il ne faut pas effaroucher, qu'il faut tâcher de rallier, car elle pourrait encore faire beaucoup de mal... Il confiait à Pasquier, avant la séance, qu'il serait président de la commission de gouvernement, qu'il était sûr de n'y avoir que des gens à lui, dont il ferait ce qu'il voudrait. Vous voyez que je suis bien fort, s'écriait-il orgueilleusement, car il n'y a rien de tel qu'une puissance collective dont un seul homme dispose[22]. Le soir, dans son salon, au milieu de soixante personnes, il répéta son refrain. : Qu'on ne me presse pas ! Si on ne me laisse pas le temps dont j'ai besoin, on gâtera toutes les affaires. Il ne fut pas content de l'élection qui lui donnait Carnot et le général Grenier pour collègues. Il préférait le choix de Caulaincourt et de Quinette. Cependant il sut dissimuler sa mauvaise humeur, et il chercha immédiatement à s'entendre avec ses quatre collègues sur la nécessité d'empêcher dans les Chambres la reconnaissance des droits de Napoléon Il. Il est certain, dit le chancelier[23], que toutes les forces dont le parti impérial disposait encore allaient être mises en œuvre pour emporter un vote sur ce point. M. Fouché en était fort préoccupé. Le lendemain matin, avant la séance des Chambres, Fouché et Pasquier reprirent leur conversation sur ce sujet. Fouché raconta que Napoléon, furieux du peu de succès que Lucien, Labédoyère, Bassano et Rœderer avaient eu à la Chambre des pairs pour faire proclamer son fils, avait tout fait pour ranimer le zèle de ses partisans et faire triompher sa cause à la Chambre des représentants. Sait-on jamais, dit-il, ce qui peut se passer dans une Assemblée aussi mal organisée que celle-là ? Fouché redoutait beaucoup une déclaration en faveur de Napoléon II, qui rallierait certainement l'armée autour de lui. Rien ne pouvait être plus grave. Hâtons-nous de faire proclamer Louis XVIII ! conseilla Pasquier. — Vous en parlez bien à votre aise, répliqua Fouché. Voyez comme ils ont nommé hier Carnot ! Ma puissance se borne dans ce moment à éviter le mal, à parer au danger le plus pressant !... Il comptait sur Manuel. Je lui disais encore tout à l'heure qu'il fallait absolument, à tout prix, empêcher que les droits de cet enfant ne fussent reconnus. Il m'a dit d'être tranquille et m'a répondu de tout. On verra tout à l'heure la conduite ambiguë de Manuel et le résultat qu'elle produisit. Le duc d'Otrante était inquiet de n'avoir pas de nouvelles de Gand. Il se plaignait du silence des amis du Roi. Est-ce qu'ils ne devraient pas avoir un agent ici ? Est-ce qu'ils n'auraient pas dû déjà se mettre en rapport avec moi ? Ils doivent connaître mes intentions... Tout en paraissant favorable aux Bourbons, le duc d'Otrante ne s'avançait pas trop, car il se méfiait de la Chambre des représentants, et il voulait, comme toujours, se ménager plusieurs issues. La tâche qu'il assumait, n'était pas facile ; elle eût fait reculer un homme moins habitué à manier plusieurs intrigues à la fois. Le 23 juin, la séance des représentants s'ouvrit à onze heures et demie du matin. M. Bérenger déposa une motion d'ordre tendant à rendre le gouvernement provisoire responsable collectivement. Il loua le sacrifice du plus grand des héros qui ferait bénir son nom par la postérité, avec ceux de Titus et de Marc-Aurèle. Mais, du moment qu'il n'y avait plus de monarque, il n'y avait plus d'inviolabilité, et dès lors il convenait de décréter la responsabilité collective des cinq membres du gouvernement provisoire. M. Dupin ajouta qu'il fallait prêter serment d'obéissance aux lois et de fidélité A la nation. M. Defermon vint déclarer que personne n'avait caractère pour recevoir ce nouveau serment. Messieurs, dit-il avec vivacité, avons-nous ou n'avons-nous pas un Empereur des Français ? Il n'est personne d'entre nous qui ne se dise à lui-même : — Nous avons un Empereur dans la personne de Napoléon. (Oui ! oui ! s'écrient la plupart des membres de l'Assemblée.) Bien convaincu de cette vérité, je me suis demandé si les ennemis du dehors pourraient se jouer des efforts de la nation, lorsqu'ils verront que la Constitution est notre étoile polaire, et qu'elle a pour point fixe Napoléon II. (Une foule de voix : Oui ! oui !). Que parai-trions-nous aux yeux de l'Europe et de la nation, si nous n'observions pas fidèlement les lois fondamentales ? Napoléon Ier a régné en vertu de ces lois. Napoléon II est donc notre souverain. (Même assentiment.) Lorsqu'on verra que nous nous rallions fortement à nos constitutions, que nous nous prononçons en faveur du chef qu'elles nous avaient désigné, on ne pourra plus dire à la garde nationale que c'est parce que vous attendez Louis XVIII, que vous ne délibérez pas. (Non ! non !) Nous rassurons l'armée, qui désire que nos constitutions soient observées. Il n'y aura plus de doute sur le maintien constitutionnel de la dynastie de Napoléon. A ce moment, comme le constate le procès-verbal, un
mouvement d'enthousiasme se manifesta dans toute l'Assemblée. Les cris de Vive l'Empereur ! retentirent avec la dernière
énergie. Un grand nombre de députés élevaient leurs chapeaux, en accentuant
cette ovation. La majorité demanda et obtint que cette manifestation presque
unanime fût consignée au procès-verbal. Boulay de la Meurthe profita de
l'émotion générale pour préciser la question. Je crois,
dit-il, qu'il n'est aucun de nous qui ne professe
que Napoléon II est notre empereur ; mais, hors de cette enceinte, il en est
qui parlent d'une autre manière. Il n'y a pas de doute, que des journalistes
affectent de considérer le trône comme vacant. Or, je déclare, l'Assemblée
serait perdue, la France périrait, si le fait pouvait être mis en doute. Il
ne peut pas y avoir de question à cet égard. N'avons-nous pas une monarchie
constitutionnelle ? L'Empereur mort, l'Empereur vit. Napoléon Ier a déclaré
son abdication ; vous l'avez acceptée. Par cela seul, par la force des
choses, par une conséquence irrésistible, Napoléon II est empereur des
Français... Mais il dénonça aussitôt les machinations du dehors et du
dedans. Il attaqua la faction d'Orléans. Je sais,
ajouta-t-il, que cette faction est purement
royaliste. Je sais que son but secret est d'entretenir des intelligences même
parmi les patriotes. Puis, pour déjouer les intrigues, il fit la
proposition suivante, qui fut chaleureusement applaudie : Je demande que l'Assemblée déclare et proclame qu'elle'
reconnait Napoléon Il pour empereur des Français. M. Penières, répondant à Boulay de la Meurthe, proposa
d'édicter que les commissaires envoyés aux alliés seraient chargés de
réclamer, à l'empereur d'Autriche, comme un gage de
la paix, le jeune Napoléon et sa mère. Cette motion fut soulignée par
des murmures. Le général Mouton-Duvernet fut mieux accueilli, quand il
s'écria : Je ne suis pas orateur, je suis soldat. L'ennemi
marche sur 'Paris. Il faut que vous ayez des armes à lui opposer. Proclamez
Napoléon II empereur des Français. A ce nom, il n'y aura pas un Français qui ne
s'arme pour défendre l'indépendance nationale ! n M. de Maleville
intervint pour proposer l'ajournement, sous prétexte que les représentants n'avaient pas reconnu de successeur à,
Napoléon. Son discours fut interrompu par des négations et par des cris de
colère : Vous calomniez, l'Assemblée ! lui
disait-on. Regnaud de Saint-Jean d'Angély redemanda que dans cette même
séance on proclamât Napoléon II empereur des Français, et que tous les actes
publics ou privés fussent rédigés' en son nom. Appuyé
! appuyé ! criaient de nombreuses voix. M. Dupin voulut s'opposer
encore à une acclamation irréfléchie, à un mouvement d'enthousiasme peu
raisonné. Comment pouvait-on espérer d'un enfant ce qu'on n'avait plus
attendu d'un héros ? Gardons-nous,
s'écria-t-il, d'interpréter le vœu de la nation et
de lui imposer un choix !... C'est au nom de
la nation qu'on se battra, qu'on négociera ; c'est d'elle qu'on doit attendre
le choix du souverain... Une vive agitation suivit ce discours, et une
voix cria : Que ne proposez-vous la République ?
M. Duchesne réclama l'ajournement, car, sans examiner si le traité de
Fontainebleau avait été, oui ou non, violé, il suffisait de dire que Napoléon
II n'était pas en France. La question ne serait éclaircie que lorsque
l'Autriche, connaissant enfin ses véritables intérêts, aurait rendu le prince
et sa mère. Apparut alors Manuel, sur lequel le duc d'Otrante comptait beaucoup pour retourner l'Assemblée et pour empêcher que les droits du roi de Rome ne fussent législativement reconnus. L'orateur résuma avec adresse le débat et essaya de montrer toutes les difficultés que présenterait une détermination quelconque. On l'écouta avec une attention marquée. S'agit-il ici d'un homme, d'une famille ? dit-il. Non, Messieurs, il s'agit de la patrie. Il s'agit de ne rien compromettre, de ne point proscrire l'héritier constitutionnel du trône et de se livrer à l'espérance que les alliés n'auront point contre ce fils d'un père — dont leur politique n'a point voulu reconnaître l'existence sur le trône de France, — et la même politique et les mêmes intérêts... Il regardait cette discussion comme une calamité. N'est-ce pas, en effet, un grand malheur que d'être obligé de divulguer, de proclamer, à la face de l'Europe, jusqu'à quel point des considérations politiques ont influé ou pourraient avoir influé dans la décision de Napoléon et dans celle que vous avez à prendre, relativement à son fils ? Mais la discussion s'était ouverte ; il fallait établir et résoudre la question. L'abdication existait. Elle emportait avec elle une condition en faveur du fils de Napoléon. Cette condition, l'Assemblée l'avait acceptée, en recevant l'abdication de l'Empereur. Maintenant, il importait que le gouvernement provisoire agit au nom de la nation ; mais dans cette nation n'y avait-il qu'une opinion, qu'un parti ? Ce n'est pas que l'orateur crût les divers partis si nombreux et si forts qu'on le disait. Le parti républicain n'existait que chez des êtres dépourvus d'expérience et de maturité. Le parti d'Orléans n'était guère plus à craindre. Le parti royaliste avait de nombreux fidèles, mais qui ne servaient que par souvenir et par sentiment. Quels que fussent ces partis, le plus grand nombre des Français n'avaient d'autre idée que de sauver l'État. Dans un tel moment, ajoutait Manuel, pouvez-vous avoir un gouvernement provisoire, un trône vacant ? Laisserez-vous chacun s'agiter, les alarmes se répandre, les prétentions s'élever ? Voulez-vous qu'ici on arbore le drapeau des lis, là le drapeau tricolore ?... Au milieu de l'agitation et des troubles qui naîtraient d'un tel état de choses, que deviendrait le salut de la patrie ? Je répète que, par cela seul qu'on l'à mis en question, Napoléon Il doit être reconnu. Manuel se gardait bien de contester les droits de Napoléon II, mais il s'arrangeait de façon qu'on ne tirât pas des conséquences positives et immédiates de ces droits. Très habilement, il laissait de côté la question de la régence, pour ne pas remettre le pouvoir aux frères de Napoléon. Il faut, disait-il, éviter qu'on puisse réclamer les principes de la Constitution qui appelleraient tel ou tel prince à la tutelle du souverain mineur et qui donneraient à sa famille une influence immédiate sur la marche du gouvernement. Il concluait ainsi : La Chambre des représentants passe à l'ordre du jour motivé : 1° Sur ce que Napoléon II est
devenu empereur des Français, par le fait de l'abdication de Napoléon lu et
par la force des constitutions de l'Empire ; 2° Sur ce que les deux Chambres ont voulu et entendu, par leur arrêté à la date d'hier, portant nomination d'une commission de gouvernement provisoire, assurer à la nation les garanties dont elle a besoin pour sa liberté et son repos, au moyen d'une administration qui ait toute la confiance du peuple. Ainsi Manuel, tout en paraissant défendre les droits du roi de Rome, faisait écarter le serment à Napoléon II et la proclamation officielle du nouvel Empereur. C'est ce qui allait permettre, deux jours après, au gouvernement provisoire de libeller tous ses actes : Au nom du peuple français. La Chambre ne vit pas les restrictions habiles glissées dans cette rédaction. Elle ne comprit qu'une chose : la reconnaissance incontestable des droits de Napoléon II. Aussi, lorsque l'ordre du jour fut soumis à son vote, elle se leva tout entière et l'adopta, en poussant le cri de Vive l'Empereur ! qui fut acclamé dans l'enceinte législative et répété dans les tribunes. On crut Manuel plus impérialiste que les autres représentants, et l'on demanda l'impression de son discours. La Chambre des pairs fut presque aussitôt avisée de l'ordre du jour adopté, et elle s'y rallia à l'unanimité. Thibaudeau lui avait fait observer que ce vote devait causer toute satisfaction aux amis de la patrie, parce qu'il écartait le gouvernement royaliste qu'une minorité factieuse aurait voulu leur imposer, gouvernement qui n'était d'accord avec aucune des institutions militaires et civiles. On était cependant en face d'une réelle équivoque. Si le parti napoléonien, dit le chancelier Pasquier[24], avait eu satisfaction dans les termes, leurs adversaires avaient le succès réel, parce que le second paragraphe de l'ordre du jour détruisait presque nécessairement dans ses effets le premier. Toutefois la Chambre avait cru faire une véritable démonstration en faveur de Napoléon II. Le chancelier Pasquier l'en blâme ainsi : La Chambre des représentants n'en fut pas moins, par cette concession au parti bonapartiste, compromise avec le pays, comme avec la maison de Bourbon. Elle perdit tout le mérite de la vigueur dont elle avait fait preuve en provoquant l'abdication. Mais elle n'avait pas provoqué l'abdication de l'Empereur avec l'intention d'exclure son héritier légitime. Elle respectait la Constitution ; elle voulait qu'elle fût appliquée strictement ; c'est ce qu'on ne comprit pas. Quant à Manuel, il essaya d'être habile, et il le fut trop. Son habileté tourna contre lui, car les partisans de l'Empereur furent absolument persuadés qu'il avait parlé en faveur de Napoléon II. En réalité, aucun parti ne devait être satisfait de la séance de la Chambre, parce que les tentatives faites pour repousser ou pour reconnaître les droits du roi de Rome n'avaient point abouti. Le lendemain, 24 juin, la commission du gouvernement disait aux Français : Un grand sacrifice a paru nécessaire à votre paix et à celle du monde. Napoléon a abdiqué le pouvoir impérial : Son abdication a été le terme de sa vie politique. Son fils est proclamé. Mais la déclaration du gouvernement provisoire contenait un peu plus loin cette information qui paraissait en contradiction formelle avec les droits de Napoléon II : Des plénipotentiaires sont partis pour traiter ale nom de la nation et négocier avec les puissances de l'Europe cette paix qu'elles ont promise à une condition qui est aujourd'hui remplie... Quel qu'ait été son parti, quels que soient ses dogmes politiques, quel homme, né sur le sol de là France, pourrait ne pas se ranger sous le drapeau national pour défendre l'indépendance de la patrie ?... L'Empereur s'est offert en sacrifice en abdiquant. Les membres du gouvernement se dévouent en acceptant de vos représentants les rênes de l'État. On va voir avec quelle habileté Fouché et ses amis confisquèrent les droits de Napoléon II, mais comment aussi ils furent amenés à subir Louis XVIII, que les uns auraient voulu écarter et les autres soumettre à toutes leurs exigences. Ne se laissant donc pas décourager par l'attitude des représentants qui étaient en grande partie favorables à Napoléon II, le duc d'Otrante correspondait en secret avec la cour de Gand, à laquelle il promettait d'étouffer l'esprit révolutionnaire. Il rentrait en relation avec Wellington en jurant de rétablir les Bourbons et en s'efforçant de tromper les alliés sur la situation réelle des partis. Ce qu'il voulait, c'était un gouvernement où il pût être le maître. Il se jugeait au moins aussi fort que Talleyrand en 1814, et il ne négligeait rien pour assurer ses propres intérêts. De son côté, Talleyrand ne demeurait pas dans l'ombre. Déjà on s'adressait à lui, car on pressentait le parti qu'il pouvait tirer de la situation. Au lendemain de l'abdication, le duc de Vicence, qui faisait partie du gouvernement provisoire, lui écrivait que le pays avait besoin d'hommes sages et d'un esprit supérieur à tolus les événements. Il fallait un gouvernement selon l'esprit et les habitudes de la France, et qui offrît de solides garanties. Le prince connaissait mieux que personne les fautes du passé et les besoins de l'avenir. Il ne laisserait certainement pas échapper l'occasion de rendre un grand service à sa patrie[25]. Le duc de Vicence adressait en même temps au comte, de Nesselrode une lettre où il se félicitait d'avoir pu apprécier, mieux que personne, la noblesse et la grandeur d'âme de l'empereur Alexandre. Cette connaissance est pour moi, disait-il, une base sur laquelle je me plais à fonder l'espoir du rétablissement de la paix et du repos général de l'Europe, aujourd'hui que l'obstacle qu'on accusait la France d'y opposer, n'existe plus. Caulaincourt constatait que l'empereur Alexandre avait été vainqueur sans avoir combattu, et qu'il pouvait jouir de' son succès sans avoir perdu un seul homme. Il n'avait plus besoin que de savoir s'arrêter. Ne serait-il pas, ajoutait-il, dans son grand caractère de dire : J'étais l'ennemi de l'empereur Napoléon, je n'étais point l'ennemi des Français ? Napoléon est mort politiquement, la guerre est finie[26]. Cette déclaration suffisait, suivant Caulaincourt, pour amener la pacification générale. Mais, pour le moment, Alexandre n'était pas-plus favorable à la cause de Napoléon qu'à celle de Louis XVIII. Il englobait un peu la France dans son ressentiment contre l'Empereur qui avait troublé la paix européenne, et contre le Roi qui avait cherché à le brouiller avec une partie des alliés. Il ne pardonnait' pas à Louis XVIII ses dédains manifestes ; il en voulait à Talleyrand qui avait signé un traité secret contre lui avec l'Autriche et l'Angleterre'. 'Donc c'était chose assez imprudente de compter en cet instant sur une bonne volonté de sa part, aussi grande qu'elle avilit paru l'être en 1814. Talleyrand savait tout cela. Mais connaissant aussi les sympathies nouvelles du Tsar pour le duc d'Orléans, il était prêt à aller au prince vers lequel le portaient d'ailleurs des tendances intimes et déjà anciennes[27]. Il n'avait pas caché à Louis XVIII le mécontentement d'Alexandre fondé sur le refus du cordon bleu, sur l'inutilité de son intervention en faveur du duc de Vicence, sur le peu d'intérêt montré pour le projet de mariage entre le duc de Berry et la grande-duchesse Anne, sa sœur, et sur la politique antilibérale suivie par la cour et le ministère français. Il avait osé dire au Roi que l'empereur de Russie était plus sympathique au duc d'Orléans qu'à lui, car ce prince, qui avait porté la cocarde tricolore, lui semblait être le seul qui pût réunir tous les partis. Louis XVIII avait répondu à son ambassadeur qu'il avait besoin de ses sages avis et l'avait invité à venir le rejoindre à Gand, aussitôt après la signature de l'Acte final du Congrès. Talleyrand, attendant les événements pour prendre un parti définitif, eut l'art d'ajourner son retour jusqu'au 10 juin. Il fut aidé en cela par la volonté des ministres des autres puissances qui, se méfiant de ses intrigues, ne se souciaient guère de voir un aussi habile homme reprendre trop tôt le chemin de la France[28]. Il ne revit donc Louis XVIII que le 22 juin, à Mons, au lendemain de Waterloo et lorsque la défaite de Napoléon lui eût permis de se décider en connaissance de cause. Après bien des efforts et bien des sacrifices, il obtint, le 28 juin, à Cambrai, une déclaration royale qui corrigea les maladresses et les imprudences de celle de Cateau-Cambrésis. Il engagea en même temps Louis XVIII à s'opposer à l'entrée de Fouché dans le nouveau ministère, car un tel choix lui paraissait une faiblesse[29]. Mais il avait affaire à trop forte partie, et le duc d'Otrante, qui allait écarter les partisans de Napoléon II pour ramener la Restauration, devait exiger et obtenir le payement de ses services. Le 24 juin, Fouché, qui s'était fait nommer président du gouvernement provisoire, avait reçu aussitôt les pouvoirs nécessaires pour se débarrasser, à l'occasion, de ses rivaux ou de ses ennemis. Il envoie plusieurs négociateurs auprès de Wellington, mais avec mission de ne rien faire, ni de ne rien dire au sujet du futur gouvernement de la France. Fouché se réserve le droit d'agir et de décider. La présence de Napoléon à l'Élysée et les ovations qu'il y reçoit lui font peur, car il redoute un coup de main contre les Chambres et le gouvernement provisoire. Il laisse alors habilement répandre des bruits de complots contre Napoléon et cherche à hâter son départ sous prétexte de sauvegarder sa vie. Il fait lire à la Chambre des représentants une lettre où lui, président du gouvernement provisoire, écrit à Wellington que la France acceptera bien un monarque, mais un monarque qui voudra régner sous l'empire des lois. Il ne nommait personne. Toutefois son silence, défavorable à Napoléon II, parut à beaucoup favorable aux Bourbons. L'Assemblée, hésitante et troublée, passe à l'ordre du jour. Wellington refuse les passeports que le ministre de la police a sollicités pour Napoléon et veut que la personne de l'Empereur soit livrée aux alliés. Il conseille en même temps à Louis XVIII de ne pas insister sur le passage de sa déclaration du 28 où il parle de punir les régicides, parce que le Roi ayant consenti avant son départ au principe de l'emploi de Fouché, il ne pouvait se refuser de l'employer. Fouché, qui prévoit tout, se fait écrire par le prince d'Eckmühl qu'il convient de traiter avec Louis XVIII, à la condition que le Roi rentrera sans garde étrangère, qu'il prendra la cocarde tricolore, qu'il assurera la sécurité des personnes et des propriétés, qu'il maintiendra les Chambres existantes et conservera les généraux et les fonctionnaires actuels. Il ne se préoccupe plus des droits de Napoléon II qu'il a paru défendre un instant. Maintenant qu'il se croit en mesure de dicter des conditions, il fait comprendre à ses amis et aux autres que ce serait un péril pour la France de risquer ses destinées en faveur d'un enfant prisonnier à Schœnbrunn. Il ajoute qu'on aura de la peine à, le délivrer. Puis le fils de Napoléon, qui tient de près à l'Autriche, sera peut-être une source de grosses difficultés pour l'avenir. Enfin cet habile homme manœuvre si bien ses affaires que le comte d'Artois, es princes, le faubourg Saint-Germain le considèrent, sinon avec estime, du moins avec confiance. Et Wellington lui-même osera dire, 'quelque temps après, à Louis XVIII : C'est à lui que vous devez d'être remonté sur le trône de vos pères !... Napoléon, dont le gouvernement provisoire avait refusé les dernières offres contre l'armée étrangère, se décide à partir pour Rochefort. Le 29 juin, Fouché informe hypocritement la Chambre de ses démarches, en faveur de Napoléon. Le ministre de la marine avait armé deux frégates, et le général Becker avait été chargé de pourvoir à la sûreté de l'Empereur. Celui-ci venait de s'éloigner, en faisant des vœux pour la prospérité de la France et persuadé que son fils allait lui succéder, ainsi que les deux Chambres l'avaient déclaré par le vote de l'ordre du jour du 23 juin. Les partisans de Napoléon II étaient fort nombreux dans la Chambre des représentants ; et si le duc d'Otrante avait voulu seconder leurs intentions et leurs votes, l'Autriche se fût probablement résignée à soutenir Napoléon II et la régence. Mais les politiciens intriguaient dans l'ombre. Les négociateurs, Andréossy, Boissy d'Anglas, Valence, Flauguergues et La Besnardière, qui ne devaient s'occuper que de l'armistice, n'avaient pas craint d'aborder la question politique. Leur désir, peu dissimulé, était de faire triompher la solution monarchique, mais avec une Charte qui consacrât le dogme de la souveraineté nationale. Ce n'était pas chose aussi facile qu'ils le pensaient. Pas plus que la majorité des représentants, l'armée n'était favorable à la Restauration. On allait s'en apercevoir à la séance du 30 juin. Le général Laguette-Mornay vint dire tout à coup aux représentants qu'ayant visité, avec le prince d'Eckmühl, les troupes depuis la Villette jusqu'à Saint-Denis, il avait reçu d'elles l'assurance de défendre la liberté et la patrie jusqu'à la mort. Mais à ces intentions généreuses se mêlait le souvenir de leur ancien Empereur et de leurs serments d'obéissance et de fidélité à Napoléon II. L'autre commissaire, Garat, fit le même récit et ajouta : Je me suis particulièrement attaché à prononcer aux soldats le nom de patrie, de liberté, de constitution, d'indépendance. Ils me répondaient avec transport, mais il est vrai de dire que le nom de Napoléon II était dans toutes les bouches. Alors un membre s'écrie : Eh bien, disons donc comme l'armée : Vive Napoléon II ! Et, dans un mouvement subit d'enthousiasme, la majorité de l'Assemblée se lève aux cris de : Vive Napoléon II ! Cette nouvelle manifestation semblait un échec pour les intrigues de Fouché et pour les habiletés de Manuel. Le général Mouton-Duvernet accentua les dispositions ardentes des représentants en affirmant qu'ils n'accepteraient pas le gouvernement monarchique qui n'avait su que flétrir leurs anciens lauriers. M. Garreau déclara qu'il avait vu des chefs et des soldats terrifiés à la lecture d'une adresse royaliste aux deux Chambres et au gouvernement, composée par M. de Maleville, qui, naguère encore, proposait de déclarer coupable quiconque proférait les cris séditieux de : Vive Louis XVIII ! Vivent les Bourbons ! Et ce même homme osait aujourd'hui proposer de les reprendre[30]. La Chambre ordonna l'impression et l'envoi aux départements et aux armées du discours de M. Durbach, qui reposait sur cette solennelle déclaration qu'aucune proposition de paix ne serait acceptée, si l'exclusion des Bourbons n'était reconnue. Manuel revint donner lecture d'une adresse patriotique aux Français, où M. Bérenger regretta de ne point trouver le nom de Napoléon II. Ce représentant réclama l'observation de la Constitution, c'est-à-dire l'exclusion des Bourbons et la possession du trône confiée à Napoléon et à sa famille. Le père a abdiqué, dit-il, le fils règne ; vous l'avez déclaré... Je demande que votre commission revoie son adresse, que vos véritables sentiments soient exprimés et qu'elle se termine par ces mots : Vive Napoléon II ! Cette motion fut appuyée par de nombreux représentants. Manuel remonta à la tribune et exprima sa surprise de n'avoir pas été bien compris. Je veux le bonheur des Français, dit-il, et je ne crois pas que ce bonheur puisse exister si le règne de Louis XVIII recommence. Ici l'orateur fut interrompu par les applaudissements qui soulignèrent cet aveu, plus que Manuel ne l'aurait désiré. Le projet d'adresse fut renvoyé à la commission. Le 1er juillet, M. Bory de Saint-Vincent raconta qu'étant allé au quartier général de la Villette avec les commissaires de la Chambre, il avait entendu les soldats crier : Vive la liberté ! Vive Napoléon II ! Vivent les représentants ! Point de Bourbons ! Son discours, qui était dirigé contre Louis XVIII et contre les princes, fut, lui aussi, imprimé et envoyé aux départements et aux armées. M. Jacotot donna ensuite lecture de l'adresse remaniée. Il s'y trouvait entre autres le passage suivant : Napoléon n'est plus le chef de l'État. Lui-même a renoncé au trône. Son abdication a été acceptée par nos représentants. Il est éloigné de nous. Son fils est appelé à l'Empire par les Constitutions de l'État. Les souverains coalisés le savent. La guerre doit donc être finie, si les promesses des rois ne sont pas vaines... La lecture de l'adresse fut couverte de bravos et renvoyée
à la Chambre des pairs, qui en soumit l'examen à une commission spéciale. Un
secrétaire de la Chambre des représentants lut ensuite une lettre signée par
le prince d'Eckmühl, les généraux Pajol, Fressinet, d'Erlon, Boguet, Petit,
Henrion, Brunet, Vandamme. Cette lettre demandait aux représentants de ne pas
reprendre les Bourbons rejetés par l'immense majorité des Français. Les Bourbons, disaient les chefs de l'armée, n'offrent aucune garantie à la nation... Nous les avions accueillis avec les sentiments de la plus
généreuse confiance. Nous avions oublié tous les maux qu'ils nous avaient
causés par un acharnement à vouloir nous priver de nos droits les plus
sacrés. Eh bien ! comment ont-ils répondu à cette confiance ? Ils nous ont
traités comme rebelles et vaincus. L'inexorable histoire racontera un jour ce
qu'ont fait les Bourbons pour se remettre sur le trône de France ; elle dira
aussi la conduite de l'armée, de cette armée essentiellement nationale, et la
postérité jugera qui mérita mieux l'estime du monde ! La lettre fut
lue deux fois et acclamée. On adopta l'ordre du jour, tout en disposant que
des commissaires iraient à l'armée porter, avec l'adresse, le procès-verbal
de la séance. Le 2 juillet, le comte Thibaudeau lut aux pairs le rapport de
la commission sur l'adresse des représentants. Il eut soin de relever que,
dans leurs diverses déclarations a les alliés avaient promis de cesser la guerre,
dès que Napoléon aurait disparu, et de laisser la France libre de choisir
elle-même son gouvernement. Il insista sur la déclaration de l'Autriche, en
date du 9 mai, où il était dit : L'Empereur (François II),
quoique irrévocablement résolu &diriger tous ses efforts contre
l'usurpation de Napoléon Buonaparte, est néanmoins convaincu que le devoir
qui lui est imposé par l'intérêt de ses sujets et par ses propres principes,
ne lui permettra pas de poursuivre la guerre pour imposer à la France, un
gouvernement quelconque. Il rappela que cette affirmation solennelle
avait été adoptée le 12 mai par toutes les puissances participant au congrès
de Vienne. Mais, malgré l'abdication de Napoléon, les armées anglaises et prussiennes avaient précipité leur marche sur Paris ; les monarques avaient paru se jouer de leurs promesses et de leurs serments. Aussi, d'après Thibaudeau, la Chambre des pairs devait-elle, partager les sentiments de la Chambre des représentants, défendre la souveraineté du peuple et son indépendance, enfin repousser tout chef qui, appuyé par les étrangers, viendrait opposer ses droits à ceux de la nation. L'adresse fut votée par quarante-quatre voix contre six. Fouché, qui voyait bien les intentions des Chambres, ne se pressait point de leur faire une opposition formelle. C'est ce que lui reproche le chancelier Pasquier, qui, dans ses Mémoires, s'étonne de ses irrésolutions et de ses tergiversations, et le blâme de n'avoir pas su entraîner les deux Chambres. Fouché écrivait à Wellington, le 1er juillet, une lettre qu'il faut examiner de près. Les commissaires chargés de négocier l'armistice avaient pu se rendre auprès du général anglais, qui leur annonça, le 27 juin, de la part de Blücher, qu'aucun armistice n'aurait lieu, tant que Napoléon serait à Paris. Vainement il avait été répondu que l'Empereur avait quitté la capitale, les opérations des alliés avaient continué, et leur quartier général s'était installé le 1er juillet à Louvres, à six lieues de la capitale. Or, Fouché, dans sa lettre à Wellington[31], s'étonnait que les commissaires n'eussent pas encore reçu de réponse positive : Je dois parler franchement à Votre Altesse, disait-il ; notre état de possession, notre état légal, qui a la double sanction du peuple et des deux Chambres, est celui d'un gouvernement où le petit-fils de l'empereur d'Autriche est le chef de l'État. Nous ne pourrions songer à changer cet état de choses que dans le cas où la nation aurait acquis la certitude que les puissances révoquent leurs promesses et que leur vœu commun s'oppose à la conservation de notre gouvernement actuel. Mais l'armistice était nécessaire pour laisser aux puissances le temps de s'expliquer, et à la France le temps de connaître leurs intentions réelles. Toute tentative détournée pour nous imposer un gouvernement, avant que les puissances se soient expliquées, forcerait aussitôt les Chambres à des mesures qui ne laisseraient, dans aucun cas, la possibilité d'aucun rapprochement... Tout emploi de la force en faveur du Roi serait regardé par la France comme l'aveu du dessein formel de nous imposer un gouvernement malgré notre volonté... Plus on userait envers la nation de violence, plus on rendrait cette résistance invincible ! Pendant qu'il paraissait défendre ainsi les droits et l'indépendance de la France, Fouché laissait entendre au gouvernement provisoire qu'on pourrait en finir autrement. Ses communications insidieuses, ses mensonges et ses perfidies irritèrent Carnot, qui le traita avec une violence dont Fouché devait se souvenir[32]. Une autre déconvenue était réservée au président du gouvernement provisoire. Il avait cru que Davout était disposé à accepter le retour de Louis XVIII, et il lui avait dépêché Vitrolles pour s'entendre avec lui à ce sujet, lorsque survinrent la visite des représentants aux avant-postes et les démonstrations non équivoques des soldats. Les officiers, qui partageaient leurs sentiments pour Napoléon II, en parlèrent au maréchal, au moment même où celui-ci les interrogeait sur la possibilité du retour des Bourbons. De telles protestations s'élevèrent que Davout oublia l'acquiescement qu'il allait donner aux propositions du duc d'Otrante et signa même l'adresse napoléonienne de l'armée aux deux Chambres. Sur ces entrefaites, une vigoureuse offensive du maréchal Exelmans à Vélizy et à Versailles rendit Blücher plus conciliant Il consentit à recevoir les commissaires français à Saint-Cloud et à adhérer à une convention qui n'était autre que la capitulation de Paris, et dont l'un des articles, l'article 12, qui aurait dû sauver la vie à tous les généraux compromis, fut plus tard judaïquement interprété et trompa ainsi les légitimes espérances des négociateurs[33]. Dès que Fouché apprit la présence de Talleyrand à Cambrai, il lui fit expliquer la situation et l'étendue des services que lui Fouché était appelé à rendre comme président du gouvernement provisoire. Il laissait entendre quelle était sa force, et quelle récompense il était en droit d'exiger s'il menait les choses au point où le voulaient les Bourbons. Le 4 juillet, les Chambres eurent connaissance de la capitulation de Paris. Le représentant Garat constata qu'on ne pouvait rien obtenir de plus avantageux, mais il ajouta qu'il fallait, par une série d'articles législatifs, établir les principes fondamentaux de la Constitution et faire reconnaître les droits des Français. Manuel, qui était d'accord avec Fouché pour retarder toute solution compromettante, demanda et obtint le renvoi de la motion de Garat à la commission chargée d'élaborer un projet de Constitution. Par un article spécial, la Chambre décréta que la cocarde, le drapeau et le pavillon aux trois couleurs étaient mis sous la sauvegarde de l'armée, de la garde nationale et de tous les citoyens. On revint ensuite à la motion de Garat. Le 5 juillet, les représentants la votèrent par trois cent vingt et une voix contre quarante-deux. Elle disait qu'aucun prince ne pourrait être appelé au trône, s'il ne jurait de reconnaître la souveraineté du peuple, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté de conscience, l'inamovibilité de la magistrature, l'égalité des droits civils et politiques, l'inviolabilité des propriétés nationales et des domaines nationaux. Le même jour, malgré l'opposition de Manuel, qui jouait vraiment un triste rôle, la Chambre discuta mot à mot une déclaration solennelle destinée au pays. Le gouvernement de la France, disait-elle, quel qu'en puisse être le chef, doit réunir les vœux de la nation légalement émis. Un monarque ne peut offrir de garanties réelles, s'il ne jure d'observer une constitution délibérée par la représentation nationale et acceptée par le peuple. Cette déclaration, qui convenait plutôt à un empire plébiscitaire qu'à une monarchie légitime, fut ajournée par la Chambre des pairs, qui n'en trouva point la délibération opportune. Le 6 juillet, Manuel vint présenter à ses collègues l'analyse des travaux de la commission chargée d'élaborer un projet de constitution. Le mode de gouvernement seul possible était un équilibre entre les pouvoirs du peuple et les pouvoirs du monarque. C'était donc la monarchie constitutionnelle qui paraissait le seul régime convenable, et la commission le proposait avec la division de la puissance législative entre deux Chambres. Ces dispositions furent aussitôt votées, mais la suite de la discussion fut interrompue par les récriminations de Bory-Saint-Vincent contre une minorité factieuse qui voulait substituer le drapeau blanc au drapeau tricolore. On s'ajourna au lendemain. Le 7, on vit paraître des soldats étrangers dans le jardin du Luxembourg. Le maréchal Lefebvre protesta à la Chambre des pairs contre cette présence offensante pour un des grands corps de l'État. Bientôt après, on vint lire un message du gouvernement provisoire, ainsi conçu : Jusqu'ici nous avons dû croire que les intentions des souverains alliés n'étaient point unanimes sur le choix du prince qui doit régner en France ; nos plénipotentiaires nous ont donné les mêmes assurances à leur retour. Cependant les ministres et les généraux des puissances alliées ont déclaré hier, dans la conférence qu'ils ont eue avec le président de la commission, que tous les souverains s'étaient engagés à replacer Louis XVIII sur le trône, et qu'il va faire ce soir ou demain son entrée dans la capitale. Les troupes étrangères viennent d'occuper les Tuileries, où siège le gouvernement. Dans cet état de choses, nous ne pouvons plus faire que des vœux pour la patrie, et, nos délibérations n'étant plus libres, nous croyons devoir nous séparer. On ne pouvait finir plus misérablement, et, la conduite louche du président du gouvernement provisoire, qui, après avoir trompé les bonapartistes, les libéraux et les républicains, se vendait aux royalistes, méritait la plus entière réprobation. Fouché était arrivé à vaincre la résistance de ses collègues du gouvernement qui avaient eu l'idée de se retirer avec l'armée sur les bords de la Loire. Ce message était donc pour les uns l'aveu de leur impuissance, pour les autres l'aveu de leur défection. La Chambre des pairs écouta silencieusement cette communication, puis se retira, ou plutôt s'enfuit. Pendant ce temps, la Chambre des représentants perdait son temps à discuter de vaines questions constitutionnelles. On lui lut enfin le message du gouvernement, qui fut entendu avec stupeur Alors Manuel, voulant ressaisir une popularité qui lui échappait, s'élança à la tribune et, parodiant Mirabeau, s'écria : Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes ! Ce pastiche oratoire n'eut aucun succès. La Chambre passa à l'ordre du jour pur et simple sur le message, puis invita le prince d'Essling à prendre les mesures d'ordre que nécessitait la situation de Paris. Le lendemain, 8 juillet, les portes du palais législatif étant fermées, un simulacre de séance se fit chez Lanjuinais. Les cent cinquante représentants présents signèrent un procès-verbal qui constatait l'illégalité des mesures prises et se séparèrent. La Chambre des représentants était morte, comme on l'a dit, en travail de constitution. Malgré la bonne volonté de la majorité, la cause de Napoléon Il était irrémédiablement perdue. Fouché avait obtenu de Wellington le 6 juillet, dans une secrète entrevue à Neuilly, la promesse qu'il ferait agréer ses services au Roi. Après avoir trahi l'Empereur, le duc d'Otrante trahissait son fils, et si quelques-uns s'en indignèrent, nul ne s'en étonna. |
[1] Supplementary Despatches, t. X.
[2] Voir Mémoires de Bausset, t. III, et ANGEBERG, le Congrès de Vienne, t. II.
[3] D'après une lettre de Caulaincourt à Napoléon, il paraitrait que le prince impérial fut rendu à sa mère, à Schœnbrunn, le 29 mai. (Archives des affaires étrangères.)
[4] MÉNEVAL, t. III.
[5] Elles allaient être forcées de le quitter, elles aussi, quelques mois après. En effet, le 11 octobre, Mme Soufflot informait ses enfants de son retour. Demain, écrivait-elle, doit arriver le gouverneur. Je resterai deux ou trois jours pour habituer ce cher petit, et, malgré que j'aie le cœur déchiré par cette cruelle séparation, vous devez penser avec quel empressement j'irai vous rejoindre. (Collection Amédée Lefèvre-Pontalis.)
[6] Lettre à Mme de Crenneville, 11 avril 1815.
[7] Lettre du 28 mai 1815.
[8] Voir ch. VII.
[9] Mémoires, t. III, et Affaires étrangères, vol. 1802, France. Voir plus haut.
[10] Mémoires, t. III.
[11] Archives des Affaires étrangères, Vienne, vol. 681, et Correspondance de Talleyrand avec Louis XVIII, publiée par M. PALLAIN.
[12] Voir ANGEBERG, le Congrès de Vienne, t. II.
[13] Archives des Affaires étrangères, France, vol. 1801.
[14] France, vol. 1802. Archives des Affaires étrangères.
[15] Correspondance de Napoléon, t. XXVIII, et Archives des Affaires étrangères, vol. 1802, France.
[16] Archives des Affaires étrangères, France, vol. 1802.
[17] Voir mon ouvrage sur le Maréchal Ney, Plon, 1894, p. 73.
[18] Histoire des deux Chambres de Buonaparte, par F. Th-DELBARE, et Archives parlementaires, publiées par Mavidal et Laurent, 1re série.
[19] Histoire des deux Chambres, par Th. DELBARE.
[20] Plusieurs témoins de cette scène devaient s'en souvenir, lors du procès de Labédoyère, et contribuer par haine à se condamnation après les Cent-jours.
[21] Archives parlementaires, t. XIV.
[22] Mémoires de Pasquier, t. III. — Les choses allaient plus vite que Fouché ne l'avait cru. Son intérêt était de retarder le retour des Bourbons, afin de mieux imposer ses conditions.
[23] Mémoires de Pasquier, t. III.
[24] Mémoires, t. III, p. 261.
[25] Archives des Affaires étrangères, France, vol. 1801.
[26] Archives des Affaires étrangères, France, vol. 1801.
[27] Une caricature, qui faisait fureur à Vienne, le représentait avec six têtes, dont la première criait : Vive la République ! la seconde : Vive l'Égalité ! la troisième : Vive le premier Consul ! la quatrième : Vive l'Empereur ! la cinquième : Vivent les Bourbons ! la sixième Vive... ! Talleyrand attendait pour ce dernier cri ce que la nation ou le hasard décideraient.
[28] Voyez le n° du 11 avril 1896 de la Neue Freie Presse, article de M. Wertheimer sur Talleyrand pendant le Congrès de Vienne. — Voyez aussi les Mémoires de Méneval, t. III, et Pozzo DI BORGO, t. II.
[29] Mémoires de Talleyrand, t. III.
[30] Le 6 juillet, M. de Maleville protesta, par une lettre adressée au président de la Chambre des représentants, et obtint la distribution d'un écrit contenant sa défense.
[31] Supp. Despatches of
Wellington, tome X, p. 641.
[32] Pour décider ses collègues, Fouché disait que c'était pour eux une question de vie ou de mort. Eh ! qu'importent ta vie et la mienne, s'écria Carnot, quand il s'agit du salut de la France ! Tu n'es qu'un lâche et qu'un traître ! (Mémoires de Carnot, p. 184.)
[33] Voir mon ouvrage sur le Maréchal Ney, ch. IV.