LE ROI DE ROME (1811-1832)

 

CHAPITRE IV. — LE ROI DE ROME ET L'EMPIRE EN 1813.

 

 

Marie-Louise avait paru se préoccuper assez vivement des nouvelles complications où s'était jeté l'Empereur après son départ de Dresde, et ne trouver quelque apaisement à ses inquiétudes que dans son amour pour son fils. Elle l'avait écrit, le 1er octobre 1812, à la comtesse de Crenneville : Vous me connaissez assez pour savoir que quand j'ai un chagrin, il est bien cruel et que, malgré cela, je ne le montre pas. Aussi vous pouvez juger celui que doit me causer l'absence de l'Empereur et qui ne finira qu'à son retour ! Je me tourmente et m'inquiète sans cesse. Un jour passé sans avoir de lettre suffit pour me mettre au désespoir, et quand j'en reçois une, cela ne me soulage que pour peu d'heures... La seule consolation que j'aie dans ce moment est mon fils, qui devient tous les jours plus aimable, et qui grandit et embellit beaucoup. Le plaisir de venir le retrouvera beaucoup diminué le chagrin que j'ai éprouvé en quittant mes parents, et trois mois ont suffi à produire un changement si favorable en lui que j'aurais eu de la peine à le reconnaître...[1] Et dans une autre lettre : J'ai été bien contente de me retrouver auprès de mon fils et au milieu d'un peuple que j'estime tant que les Français... J'ai revu mon fils embelli et grandi. Il est si intelligent que je ne me lasse pas de l'avoir près de moi ; mais, malgré toutes ses grâces, il ne peut parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants, l'absence de son père... Au début de l'année. 1813, elle écrit encore : Mon fils se porte à merveille. Il n'a jamais été un instant sérieusement malade depuis sa naissance, et il a toutes ses dents depuis trois mois... Je n'ai qu'à me louer de sa santé. Il embellit et se fortifie à vue d'œil. C'est un enfant charmant... Ces quelques extraits semblent prouver, contrairement à certaines affirmations, que Marie-Louise avait, à ce moment, tous les sentiments d'une mère. Pourquoi n'en a-t-il pas été toujours ainsi ?

Lamartine, à qui il est arrivé plus d'une fois de transformer les loups en agneaux et les monstres mêmes en êtres harmonieux, a cru voir une Marie-Louise dont les portraits les plus flatteurs n'ont jamais approché. Il a voulu la réhabiliter, prétendant qu'elle avait été calomniée. Il lui accorde tous les dons, la grâce, la tendresse, la pitié... C'était, déclare-t-il, une belle fille du Tyrol, les yeux bleus, les cheveux blonds, le visage nuancé de la blancheur de ses neiges et des roses de ses vallées, la taille souple et svelte, l'attitude affaissée et langoureuse de ces Germaines qui semblent avoir besoin de s'appuyer sur le cœur d'un homme, le regard plein de rêves et d'horizons intérieurs voilés sous le léger brouillard des yeux. Est-ce tout ? Non. Il vante encore sa poitrine pleine de soupirs et de fécondité, ses bras longs, blancs, admirablement sculptés et retombant avec une gracieuse langueur comme lassés du fardeau de sa destinée ; le cou naturellement penché sur l'épaule. Il la comparait à la statue de la Mélancolie du Nord, dépaysée dans le tumulte d'un camp français[2]. Enfin cette Germaine avait une nature simple, touchante, renfermée en soi-même, muette au dehors, pleine d'échos au dedans... C'est ainsi que parlait un grand poète qui, l'ayant vue, dix ans après, déjà lourde et massive, ayant perdu les charmes de la première jeunesse, la décrétait, de par lui, souple, svelte, langoureuse. La vérité, c'est qu'elle avait de beaux yeux et un teint animé. C'étaient là ses seuls avantages... Lorsque M. de Laborde revint d'Autriche, Napoléon, impatient, le pressa de questions sur la future Impératrice. Que Votre Majesté, finit par répondre le prudent conseiller d'État, sauve le premier coup d'œil, et comme mari, je crois qu'Elle aura lieu d'être satisfaite. M. Frédéric Masson, qui en a parlé autrement qu'en poète, ne lui a trouvé que l'air d'une nourrice[3]. M. Thiers constate que l'Empereur sembla content du genre de beauté et d'esprit qu'il crut voir en elle. D'ailleurs, une femme bien constituée, bonne, simple, convenablement élevée, était tout ce qu'il désirait... Lorsque Napoléon voulut sa voir quels conseils ses parents lui avaient donnés : D'être à vous tout à fait et de vous obéir en toutes choses, avait-elle répondu avec une sincère candeur. Et elle tint parole jusqu'en 1814, se montrant fort touchée des tendresses que l'Empereur ne cessait de lui prodiguer. Elle semblait, affirme M. d'Haussonville[4], avoir pour lui une affection véritable. Il ne déplaisait pas à l'Empereur qu'on s'en aperçût. Peut-être même y avait-il quelque affectation dans la familiarité conjugale et bourgeoise avec laquelle il traitait la fille des empereurs d'Allemagne.

Pendant les quatre mois qui s'écoulent avant la reprise des hostilités contre la Prusse et la Russie, l'Empereur ne s'oublie pas dans les effusions intimes. Sans doute, il montre qu'il a du bonheur à se trouver avec sa femme et son fils, mais il tient tête aux difficultés et aux soucis les plus effrayants qui aient jamais assailli un capitaine et un chef d'État. Il obtient du Sénat de nouveaux contingents ; il veut maintenir à tout prix ses aigles dans l'Espagne insurgée. Il essaye même de venir à bout des résistances du Pape qu'il a fait transférer de Savone à Fontainebleau. Profitant de sa faiblesse et abusant de ses fatigues, il lui arrache le Concordat du 25 janvier que Pie VII, mieux conseillé et plus éclairé, rétractera formellement deux mois après. L'Empereur, qui avait informé son beau-père de l'heureux apaisement du différend de l'Église et de l'Empire, s'irrite et menace encore la Papauté, lorsque les affaires extérieures s'aggravent et imposent un dérivatif à son injuste courroux. La Prusse et la Russie viennent de se liguer ouvertement contre la France. L'Autriche, qui avait cru un instant aux succès de Napoléon en Russie, et qui redoutait qu'il n'en profita pour achever la Prusse et l'achever elle-même, refusait poliment, à la fin de 1812, après les revers de la Grande Armée, d'augmenter l'effectif de son contingent auxiliaire. Elle se bornait à déclarer qu'elle était disposée à s'interposer pour amener le bienfait d'une paix nécessaire[5]. Metternich, qui paraissait assez disposé à une politique d'accommodement, n'avait pas les allures impérieuses qu'il prit plus tard. Il affirmait que l'Autriche seule pouvait contenir par son calme et sa fermeté des millions d'hommes prêts à profiter des malheurs de la France. Les rapports de sang qui lient les deux maisons impériales d'Autriche et de France, disait-il à Floret, son agent à Paris, donnent un caractère particulier à toute démarche faite par notre auguste maitre... L'empereur des Français parait avoir pressenti ce qui se passe en ce moment, en me disant si souvent que le mariage avait changé la face des choses en Europe. Le moment s'approche. Il peut être venu où Napoléon peut tirer le véritable profit de cette heureuse alliance...[6] Le 20 décembre, François I1 appuya cette déclaration par une lettre personnelle à Napoléon, où il lui affirma qu'il n'avait d'autre but que le bien-être d'un monarque auquel l'attachait personnellement le lien le plus sacré[7]. Le 7 janvier 1813, Napoléon répondit que le froid seul avait été la cause de ses revers, mais que ses forces étaient déjà reconstituées. Il admettait cependant des ouvertures de paix, à la condition que la France ne céderait aucun des pays réunis par des sénatus-consultes. Mais cette réponse rendait, pour ainsi dire, les négociations impossibles. Aussi l'Autriche, tout en affirmant son dévouement à Napoléon et son amour de la paix, renforçait-elle son armée et choisissait-elle de fortes positions stratégiques. L'Empereur s'en plaignait et blâmait entre autres un agent autrichien, dont j'ai déjà parlé, M. de Neipperg, de travailler ouvertement en Suède contre la France[8]. Metternich se récriait. Il jurait que sa cour tenait la conduite la plus franche et la plus loyale que jamais personne eût tenue[9]. Ce qui ne l'empêchait pas de confier à Lebzeltern que lorsque l'Autriche serait chargée d'une médiation efficace, elle dicterait impérieusement les conditions de la paix.

Le 1er avril, Napoléon déclarait la guerre à la Prusse, puis un mois après battait les Prussiens et les Russes à Lutzen ; il informait François Il de sa victoire et l'assurait en même temps que Marie-Louise était son premier ministre et s'acquittait admirablement de ses fonctions. L'Empereur l'avait en effet investie de la régence, en lui donnant pour premier conseiller le vieux Cambacérès, dont il estimait l'expérience et la sagacité, mais qui était devenu bien pusillanime. Trois semaines après, il achevait ses adversaires à Bautzen et jetait l'Autriche dans l'incertitude la plus cruelle. Metternich, sachant que l'armée russe et l'armée prussienne étaient démoralisées, conseilla à François II de rassurer Alexandre et Frédéric-Guillaume. Il fallait envoyer à Napoléon le comte de Bubna et obtenir de lui de sérieuses promesses de paix, fondées sur la reconstitution de la Prusse et sur le renoncement au protectorat de l'Empire germanique, au duché de Varsovie et aux provinces illyriennes. Bubna se rend alors à Prague, au quartier général de l'Empereur, et lui soumet les propositions de l'Autriche. Vous voulez me déshonorer, s'écrie Napoléon. Monsieur, l'honneur avant tout, puis la femme, puis l'enfant, puis la dynastie ! Il affirma que le monde allait être bouleversé. Il prédit les plus grands malheurs. La meilleure des femmes en sera la victime. La France sera livrée aux jacobins. L'enfant dans les veines duquel le sang autrichien coule, que deviendra-t-il ? J'estime mon beau-père depuis que je le connais. Il a fait te mariage avec moi de la manière la plus noble. Je lui en sais gré de bien bon cœur. Mais si l'empereur d'Autriche veut changer de système, il aurait mieux valu ne pas faire ce mariage dont je dois me repentir en ce moment-ci. Je vous l'ai dit à Paris et je l'ai répété au prince Schwarzenberg, rien ne me répugne tant que de faire la guerre à l'Autriche. Ce qui me tient le plus à cœur, c'est le sort du roi de Rome. Je ne veux pas rendre odieux le sang autrichien à la France. Les longues guerres entre la France et l'Autriche ont fait germer des ressentiments. Vous savez que l'Impératrice, comme princesse autrichienne, n'était point aimée à son arrivée en France. A peine commence-t-elle à gagner l'opinion publique par son amabilité, par ses vertus, ses talents qu'elle développe dans les affaires, que vous voulez me forcer à donner des manifestes qui irriteront la nation. Certes, on ne me reproche pas d'avoir le cœur trop aimant. Mais si j'aime quelqu'un au monde, c'est ma femme. Quelle que soit l'issue que prenne la guerre, cela influera sur l'avenir du roi de Rome. C'est sous ce rapport-là qu'une guerre contre l'Autriche m'est odieuse ![10] Puis s'indignant contre une médiation armée, par laquelle on voulait lui imposer les plus grands sacrifices, il s'écria : Vous vous dites encore mes alliés, pendant que vous facilitez les mouvements des Russes en m'ôtant votre corps auxiliaire, en chassant les Polonais du royaume de Cracovie ! Il conclut énergiquement que si on voulait lui reprendre ses conquêtes, il fallait que le sang coulât.

L'empereur d'Autriche était plus hésitant que son ministre. Il prévoyait que si Napoléon gagnait encore une ou deux batailles, l'Europe redeviendrait ce qu'elle était en 1811, ou peut-être pire encore. M. de Metternich eut de la peine à l'amener à suivre une politique qui consistait à avoir les apparences de la neutralité, et qui donnait le temps de préparer une habile défection. Il y parvint cependant. Et pendant que la cour de Vienne protestait de sa loyauté, elle signait avec la Prusse et la Russie une convention secrète par laquelle l'Autriche s'engageait à se joindre aux alliés, si Napoléon repoussait le projet de médiation armée. L'Empereur, qui connaissait toutes ces perfidies, aurait pu refuser l'armistice proposé jusqu'au 20 juillet. Il l'accepta et le porta même jusqu'au 10 août, car il lui fallait ce temps pour concentrer et augmenter ses forces. Le 26 juin, Napoléon et M. de Metternich ont, à Dresde, ce terrible entretien de six heures d'où l'on peut dire que la guerre est sortie. L'Empereur s'y répand en menaces et en reproches. Ce qui revient à chaque instant dans ses plaintes, c'est la folie qu'il a faite en épousant une archiduchesse. Et le ministre autrichien, — si l'on admet son dire, — aurait, répondu : Puisque Votre Majesté veut connaître mon opinion, je dirai très franchement que Napoléon le Conquérant a commis une faute[11]. L'Empereur, sans se déconcerter, va droit au but : Ainsi l'empereur François veut détrôner sa fille ?Quoi que la fortune réserve à sa fille, l'empereur François est avant tout souverain, et l'intérêt de ses peuples tiendra toujours la première place dans ses calculs. Devant le sang-froid de son adversaire, Napoléon s'emporte. Il s'étonne qu'on lui demande de livrer ses conquêtes sans tirer l'épée. Et c'est mon beau-père, s'écria-t-il, qui accueille un tel projet ! C'est lui qui vous envoie ! Dans quelle attitude veut-il donc me placer en présence du peuple français ? Il s'abuse étrangement s'il croit qu'un trône mutilé puisse être en France un refuge pour sa fille et son petit-fils !... Et alors il lui échappe des paroles cruelles, des paroles irréparables qui expliquent la haine posthume de Metternich : Combien l'Angleterre vous a-t-elle donné pour vous décider à jouer ce rôle contre moi ?[12]

Un profond silence succède à cette violente apostrophe. Puis Napoléon croit pouvoir ajouter : Vous ne me ferez pas la guerre ? Et Metternich lui répond, ou lui aurait répondu : Vous êtes perdu, Sire ! Et à peine est-il sorti qu'il expédie un courrier à Schwarzenberg pour savoir, au point de vue pratique, quelle doit être la durée de l'armistice. Schwarzenberg fixe un délai de vingt jours pour renforcer son armée de 75.000 hommes, et le prétendu négociateur de la paix consacre tous ses efforts à obtenir ce délai. Les négociations de Prague, entre Metternich, d'Anstett, Caulaincourt et Narbonne, qui s'engagent alors, ne sont en réalité que des conversations diplomatiques. Ni d'un côté ni de l'autre, on n'était sincère. Si Napoléon eût accordé les concessions exigées, l'Autriche en eût immédiatement présenté d'autres. Quant à l'Empereur, il ne voulut jusqu'au dernier moment en admettre aucune. Il quitta Dresde pendant quelques jours pour aller recevoir Marie-Louise à Mayence, pensant que de grands égards, témoignés officiellement à la fille de François II, produiraient une impression favorable en Autriche et faciliteraient un rapprochement. Il engagea même l'Impératrice à écrire à son père une lettre capable de toucher son cœur et de le déterminer à une paix plus honorable[13]. A la veille même de la rupture de l'armistice, Napoléon sembla disposé à céder sur quelques points, mais, cette fois, il était trop tard. Les signaux préparés de Prague à la frontière de Silésie s'allumèrent dans la nuit du 10 au 11 août, apprenant aux alliés que les négociations étaient rompues. Sans doute, l'Empereur avait eu tort de ne point chercher à faire la paix, comme il l'avoua plus tard à M. Fazakerley[14] ; mais la médiatrice de cette paix, l'Autriche, était-elle sincère dans ses offres ? Elle qui, le 27 juin, avait signé avec la Prusse et la Russie le traité secret de Reichenbach, dressé le 9 juillet le plan de campagne à Trachenberg avec les alliés, conclu le traité secret de Prague avec l'Angleterre le 27 juillet, pouvait-elle dire qu'elle avait négocié loyalement ?... Quoi qu'il en soit, elle était arrivée à son but : gagner du temps. Et le 12 août, grâce à son concours et à son adresse, la Triple Alliance devenait un acte officiel. Les 26 et 27 août, les alliés sont battus à Dresde ; les Autrichiens, entre autres, abandonnent à Napoléon 20.000 prisonniers, 60 pièces de canon et de nombreux équipages de guerre, ce qui n'empêche pas Metternich d'affirmer il que les troupes de Napoléon ne méritaient plus le nom d'armée u. Mais les lieutenants de l'Empereur n'ont malheureusement ni son génie ni ses triomphes. Les 18 et 19 octobre, à Leipzig, la trahison des Saxons et des Wurtembergeois transforme la bataille en déroute, quoique les pertes des alliés soient énormes. Le combat plus heureux de Hanau facilite la retraite de l'armée française ; mais c'en est fait, l'invasion est proche et l'Empire menacé. Napoléon allait revenir en hâte à Saint-Cloud, prêt à créer de nouvelles armées et avec la certitude inébranlable de trouver dans son génie militaire les occasions de réparer ses désastres.

Pendant cette terrible campagne et les péripéties extraordinaires qui l'avaient remplie, l'Empereur n'oubliait pas son fils. Ainsi, le 7 juin, il avait écrit à Mme de Montesquiou : Je vois avec plaisir que mon fils grandit et continue à donner des espérances, et il avait assuré la gouvernante de toute sa satisfaction. Quant à Marie-Louise, il s'en préoccupait à tout instant, inquiet de sa santé et voulant qu'on lui procurât des distractions de nature avec son âge. Mais l'Impératrice avait pris son rôle de régente au sérieux et les tristesses, de 1813, qui avaient singulièrement aggravé celles.de 1812, ne lui inspiraient pas beaucoup le désir de chercher des plaisirs et des divertissements. Napoléon avait éu un moment l'intention de faire couronner solennellement le roi de Rome ; les circonstances pénibles où se trouvait jetée la France l'en avaient dissuadé. Marie-Louise, qui désirait ardemment la paix, avait consenti avec joie à écrire à son père, quelque temps après son voyage à Mayence. Elle émettait l'espérance que l'empereur d'Autriche ne se mêlerait pas à la guerre. Elle lui parlait en même temps de son intérieur. Elle se félicitait d'avoir retrouvé son fils bien portant, très gai, très aimable et prononçant déjà quelques paroles. Six semaines après, le 23 septembre, n'ayant pas reçu de réponse favorable, elle suppliait encore son père de mettre fin aux hostilités. Avant la bataille de Leipzig, elle était allée au Sénat lire un discours patriotique où elle faisait hautement appel à la vaillance des Français contre l'Angleterre et la Russie, qui avaient entraîné la Prusse et l'Autriche dans leur coalition. Associée depuis quatre ans aux pensées les plus intimes de mon époux, disait-elle, je sais de quels sentiments il serait agité sur un trône flétri et sous une couronne sans gloire. Elle souleva un enthousiasme sénatorial qui dura toute une séance.

Lorsque, le 9 novembre à cinq heures du soir, Napoléon revint subitement au château de Saint-Cloud, il trouva l'Impératrice en larmes. a Ému et attendri, rapporte un témoin, il la prit sur son cœur avec un redoublement de tendresse. Leur fils, amené par la gouvernante, vint mettre le dernier trait à ce tableau de famille, qui intéressa vivement le petit nombre des spectateurs qui en étaient témoins. u Méneval, qui se trouvait à Saint-Cloud, dit du roi de Rome : C'était alors un très bel enfant. Il avait toutes les apparences de la force de la santé, et son intelligence se développait d'une manière remarquable. La reine de Naples lui avait fait présent d'une petite calèche dans laquelle il se promenait joyeusement dans les jardins du château. Cette voiture était traînée par des moutons qu'avait dressés l'habile écuyer Franconi. Ces joies ne sont que des joies éphémères. L'Empereur, qui prodigue à sa femme et à son fils ses plus vives tendresses, ne soupçonne pas qu'il les voit pour la dernière fois. Quelques semaines encore, et tout sera rompu entre eux. La campagne de France, l'abdication, l'île d'Elbe, les Cent-jours, la seconde abdication, le départ pour Sainte-Hélène, tous ces événements dramatiques se succéderont tumultueusement, sans que Napoléon puisse revoir Marie-Louise et le roi de Rome.

En apprenant la défection officielle de l'Autriche, défection qui n'aurait cependant pas dû la surprendre, Marie-Louise avait manifesté le plus vif chagrin. Elle craignait pourtant que l'Empereur ne lui en voulût et ne lui témoignât une affection moindre. Elle se trompait ; jamais Napoléon ne fut plus aimant. Il souriait seulement, lorsqu'elle lui disait : L'Empereur mon père m'a répété vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il m'y soutiendrait toujours, et mon père est un honnête homme... Le 14 novembre, l'éternel Lacépède haranguait Napoléon au nom du Sénat et lui dépeignait la sollicitude de cette assemblée pour lui. Le lendemain, le Sénat mettait à la disposition de l'Empereur trois cent mille conscrits. Le 1er décembre, les alliés lancent la fameuse déclaration de Francfort où ils cherchent à séparer la cause de Napoléon de la cause du pays. Ils jurent que c'est à l'Empereur seul qu'ils font la guerre[15]. Ils veulent la France forte et heureuse, et lui laissent une étendue de territoire plus grande que sous ses rois. L'offre des limites naturelles et la bienveillance pour les intérêts de la France n'étaient en réalité qu'un leurre. On le vit bientôt. Mais ce n'était pas seulement à l'extérieur que Napoléon allait rencontrer des embûches, c'était encore chez lui, dans son propre empire. Le Sénat, qui était toujours prêt, sur un signe du maitre, à envoyer des millions d'hommes à la mort[16], attendait l'occasion pour se livrer, sans péril, à une lâche défection. Le 16 novembre 1813, le lendemain du sénatus-consulte qui ordonnait de nouvelles levées, le comte Molé écrivait dans son Journal intime : A quatre heures, je fus chez Fontanes. Nous causâmes longtemps. Il me fit connaître l'opinion du Sénat. La très grande majorité hait l'Empereur. Elle ne le cache pas. Ce qu'on appelle le vieux Sénat, c'est-à-dire un noyau de dix-huit environ, tels que Sieyès, Tracy, Lanjuinais, Garat, Villetard, voudraient un directoire ; un grand nombre veut le roi de Rome et la régente ; un très petit nombre est dévoué à l'Empereur. Ces derniers mêmes demandent la paix à tout prix. Tous repoussent les Bourbons. Moins de cinq mois après, Napoléon était frappé de déchéance, le roi de Rome et la régente abandonnés à l'Autriche, et Louis-Stanislas-Xavier de France appelé au trône par ces mêmes sénateurs, qui avaient eu bien soin de stipuler en même temps qu'ils seraient inamovibles et garderaient leurs traitements et leurs majorats.

Au cours de ces événements, Pie VII avait, malgré une surveillance rigoureuse, pu faire connaître au nonce sa rétractation du concordat de Fontainebleau. Lors des conférences de Prague, il avait, par l'entremise du nonce Severoli, déclaré à l'empereur d'Autriche qu'il maintenait ses droits à la souveraineté temporelle. Napoléon fut averti de ces démarches. Il comprit cette fois, mais trop tard encore, qu'il fallait céder. Il fit faire des propositions au cardinal Consalvi pour arriver à une sorte de pacification entre le Saint-Siège et l'Empire.

Qui aurait pu admettre cette hypothèse même quelques mois auparavant ?... Celui qui avait pris Rome pour en donner le titre et la souveraineté à son fils, allait être contraint de reconnaître la souveraineté temporelle de ce Pape qu'il avait si brutalement dépossédé.

 

 

 



[1] Correspondance de Marie-Louise, Vienne, 1887.

[2] Histoire de la Restauration, t. I.

[3] Napoléon et les femmes, 1 vol. in-8°, chez Ollendorff.

[4] Souvenirs du comte d'Haussonville.

[5] Dépêches inédites aux hospodars de Valachie. — Gentz définissait ainsi sa politique : Autant d'alliance avec Napoléon qu'il en fallait pour ne pas se ranger en pure perte au nombre de ses ennemis, et juste aussi peu qu'il en fallait pour ne pas se brouiller directement et sans retour avec les puissances liguées contre lui.

[6] ONCKEN, Œsterreichs und Preussen Befreiuns-Kriege, t. I, Berlin, 1876-1879.

[7] ONCKEN, t. I.

[8] Le rapprochement entre la Suède, l'Angleterre et la Russie avait été habilement opéré par M. de Neipperg, ambassadeur en Suède. (Voyez Mémoires d'un homme d'Etat, t. II.)

[9] ONCKEN, t. I, et Œsterrichische Geschichte, t. LXXVII.

[10] Rapport du comte de Bubna sur l'entrevue de Prague, le 18 mai 1813. Voyez ONCKEN, t. II, p. 850, et les Essais d'histoire et de critique, par M. Albert SOREL. (Metternich.)

[11] Ce n'est pas ce que Metternich disait en 1809 et 1810. Il convient, à ce propos, de relire ses lettres à Schwarzenberg et à Mme de Metternich, où dominait l'orgueil de l'avoir emporté sur la Russie dans une alliance alors si recherchée. — Voir les Mémoires de Metternich, t. II, p. 302 à 332, et mon ouvrage, le Divorce de Napoléon, p. 148 à 192.

[12] Voir le récit si vivant de cette entrevue dans les Annexes de Napoléon et ses détracteurs, par le prince NAPOLÉON, pièce II, p. 306.

[13] On verra un peu plus loin que Marie-Louise fit cette démarche auprès de François II.

[14] Souvenirs de lord Holland.

[15] Ils se conformaient ainsi habilement aux instructions secrètes données depuis longtemps par Alexandre à Novossiltzof, ambassadeur de Russie en Angleterre : On déclarera à cette nation que ce n'est pas à elle qu'on en veut, mais uniquement à son gouvernement. (Voyez les Plans de la Coalition en 1804, par M. Albert SOREL, dans le Temps du 8 septembre 1895.) — Le 9 novembre 1813, M. de Metternich avait dit à M. de Saint-Aignan, ministre de France à Weimar, que la France devait conserver ses limites naturelles.

[16] Du 17 janvier 1805 au 15 novembre 1814, le Sénat avait décrété la levée de 2.173.000 hommes.