LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE XVI. — LA RÉPARATION.

 

 

Les fils du maréchal Ney devaient se montrer dignes de sa mémoire. Trois sur quatre devinrent généraux et l'autre consul de France. L'aîné, nommé pair en 1831, ne cessa, avec ses frères et sa mère, de réclamer la révision du procès de 1815[1]. Dès 1830, il avait obtenu une première satisfaction : la réintégration du nom du maréchal sur les registres de la Légion d'honneur. La maréchale Ney, grâce à la bienveillance de Dupin, qui fit partie du premier cabinet de Louis-Philippe, avait reçu une pension viagère de vingt-cinq mille francs. Triste lucrum, remarque Dupin, mais indemnité juste et nécessaire accordée à une grande infortune.

La cassation de l'arrêt du G décembre était la principale préoccupation de la noble veuve et de ses enfants. Le prince de la Moskowa, comme on va le voir, voulut y consacrer sa ténacité et tous ses efforts. Il était en cela servi par l'opinion publique. Parmi les griefs reprochés à la Restauration et qui avaient été une des causes de la révolution de 1830, figurait naturellement le procès du maréchal Ney. Les partis opposés à la monarchie légitime s'en étaient servis comme d'une arme puissante. Mais il ne faut pas croire que le renversement de la branche aînée des Bourbons avait calmé les esprits. L'émotion qu'avait causée l'exécution du maréchal et qui, depuis 1815, était allée grandissant d'année en année, n'avait point perdu de son intensité. Le 22 octobre 183.1, le commissaire de police Deroste notifiait, au nom du préfet de police, à M. Langlois, directeur du théâtre des Nouveautés, l'opposition formelle de l'autorité à la représentation de la pièce de MM. Fontan et Dupeuty, intitulée le Procès d'un maréchal de France. Les auteurs avaient taillé en quatre tableaux le procès du maréchal Ney. Le premier se passait aux Tuileries, le second dans la chambre du conseil, le troisième dans la cellule de Ney au Luxembourg, et le quatrième sur la place de l'Observatoire. Le public aurait eu sous les yeux les personnages eux-mêmes : Ney, Bellart, le duc de Richelieu, Wellington, Dambray, Cauchy, la maréchale Ney et ses enfants. Le ministère se fit communiquer le manuscrit et, après lecture, redouta que le drame ne créât des agitations propres à troubler la paix publique et n'excitât les citoyens les uns contre les autres. Il est certain que devant une foule passionnée, lancer tous les soirs des tirades virulentes contre la monarchie légitime, mettre en scène les pairs de France qui avaient voté la mort, donner en spectacle les dernières heures du maréchal et l'exécution elle-même, le tout entremêlé de déclamations et de railleries amères, c'était inévitablement provoquer des manifestations regrettables au moment où le gouvernement nouveau avait tant de difficultés à faire respecter son pouvoir. Déjà au mois de décembre 1830, le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, instruit que MM. Fontan et Dupeuty s'apprêtaient à faire représenter à la Porte-Saint-Martin un drame tiré du procès de 1815, avait prié les auteurs de se rendre chez lui pour causer de cet ouvrage. C'était l'heure où l'on jugeait les ministres de Charles X. Au nom de la paix publique compromise par le rapprochement naturel de la conduite des pairs à deux époques différentes, rapportèrent Fontan et Dupeuty dans une lettre au rédacteur de la Tribune, en présence de l'indignation générale soulevée par le jugement d'indulgence qui formait un si douloureux contraste avec le jugement de sang de 1815, M. le ministre Montalivet, sans employer les menaces, et nous déclarant même que, quelle que fût notre résolution, il n'aurait jamais recours à des mesures arbitraires, nous demanda instamment de renoncer, quant à présent, à la représentation de notre drame[2].

Les auteurs, qui auraient résisté à une intimation, cédèrent à un désir, et la représentation fut ajournée. Mais lorsque, dix mois après, le directeur des Nouveautés voulut jouer la pièce, il se heurta à une opposition formelle. Il chercha à démontrer que la Charte de 1830 avait, par son article 7, aboli toute censure et toute autorisation préalable. Il protesta de toutes ses forces, déclarant qu'il donnerait sur son théâtre le Procès d'un maréchal de France, malgré la défense de la police. Le soir même, le commissaire fit apposer sur les affiches des bandes qui contenaient ces mots : Par ordre de l'autorité, défenses ont été faites de jouer la pièce ayant pour titre : le Procès d'un maréchal de France. Le directeur obéit à la force, tout en faisant les réserves les plus positives et avec l'intention de se pourvoir contre le préfet de police pour obtenir réparation du dommage qui lui était causé. Le public, qui était venu en foule place de la Bourse, se retira, non sans protester, sur les invitations qui lui furent faites par le commissaire et la force armée. Le 23 octobre, le directeur des Nouveautés annonça encore la pièce pour le soir même. La police plaça devant la façade du théâtre des officiers de paix, des sergents de ville et des gardes municipaux qui empêchèrent le public d'entrer. Le directeur renouvela ses protestations contre ce qu'il persistait à appeler un abus de pouvoir ; le public n'ayant pas voulu accepter un changement de spectacle, on ferma le théâtre. La pièce ne put être jouée ni ce soir-là, ni d'autres. Les auteurs la firent imprimer avec cet avis : On a répandu le bruit que la pièce dont le ministère a défendu la représentation était un appel aux passions. Qu'on lise et qu'on juge !... Eh bien, après une lecture attentive, il est impossible de ne pas reconnaître, vu les passions qui grondaient alors, que le ministère a bien fait de s'opposer à la représentation du Procès d'un maréchal de France. On se serait battu dans la salle et dans la rue ; le palais du Luxembourg eût subi le contre-coup de ces agitations et de ces violences. Les auteurs assignèrent le préfet de police et le ministre de l'intérieur devant le tribunal de police correctionnelle. Malgré une plaidoirie éloquente de Garnier-Pagès, le tribunal se déclara incompétent.

Mais du théâtre, l'affaire du maréchal Ney allait bientôt passer au Parlement. Une séance lui fut consacrée d'abord à la Chambre des députés, le 12 novembre 1831. Les habitants de la Moselle avaient demandé par une pétition l'érection d'une statue à la mémoire du maréchal Ney et le transfert de ses cendres au Panthéon[3]. La France, disaient-ils, ferait-elle donc moins pour ce héros que ne l'a fait l'administration  ombrageuse d'un gouvernement voisin, qui ne s'est point opposé à ce que l'autorité municipale de Sarrelouis décorât d'un marbre et d'une inscription la façade de la maison où naquit le maréchal ? Dupin prit In parole lorsque s'ouvrit le débat. J'adhère, dit-il, avec empressement à toutes réparations qui seraient accordées aux mânes illustres du maréchal Ney ; mais la meilleure réparation, c'est la révision et la cassation de l'arrêt qui l'a condamné. Ce fut un tonnerre d'applaudissements. Les acclamations couvraient la voix de l'orateur. Et lorsque Dupin s'écria : Les moyens ne manqueront pas !Non, non ! lui répondirent une foule de voix. Ces moyens étaient, entre autres, l'acte d'accusation porté au nom de l'étranger en armes, l'interdiction de plaider un moyen que la défense avait justement considéré comme légitime et décisif. Le célèbre avocat rappela les terribles paroles qu'avait prononcées le président du conseil : C'est même au nom de l'Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois de juger le maréchal Ney ! Un mouvement d'indignation les accueillit sur tous les bancs, ainsi que le constate le compte rendu.

Dupin expliqua à la Chambre, qu'avaient déjà remuée les précédents discours de M. de Corcelles, du général Lamarque[4] et du maréchal Clauzel, que la convention du 3 juillet avait mis à couvert les personnes, les propriétés et les monuments.

Lorsque ensuite, dit-il, on est venu prendre en détail les chefs qui avaient ainsi traité à la tête de cent mille hommes, chacun deux a donc pu dire comme l'amiral de Coligny :

Je n'ai pas prétendu céder par un traité

Le droit de m'égorger avec impunité. (Bravo ! bravo !)

Voilà le moyen que nous voulions faire valoir devant la Chambre des pairs : je crois qu'il aurait été victorieux. Mais nous ne fûmes pas entendus ; il y a eu violation du droit sacré de la défense : la condamnation est illégale et nulle. Il n'y a pas seulement eu mal jugé ; on peut dire en réalité qu'il n'y a pas eu arrêt. (Nouvelles marques d'une éclatante approbation.)

Si on nous avait entendus, et qu'on eût condamné, il aurait pu y avoir mal jugé ; mais, je le répète, les droits de la défense furent isolés, il n'y a pas eu de véritable arrêt. Quant au moyen tiré du traité du mois de novembre, qu'on ne s'y méprenne pas, qu'on se dispense de jeter à ce sujet un doute désobligeant dans les esprits : c'est précisément pour montrer le vice d'un arrêt qu'il n'était pas en notre pouvoir d'empêcher de rendre, que nous avons constaté jusqu'au dernier moment l'impossibilité dans laquelle les défenseurs du maréchal avaient été de le défendre contre une accusation portée au nom de l'étranger. C'est de concert avec le maréchal et pour mieux mettre en évidence le refus obstiné des juges d'entendre la défense, que j'ai rédigé moi-même cette protestation, qui fut écrite de ma main et copiée par le maréchal Ney. Je l'ai conservée : il appartient à ses fils de la relever, comme ils m'en ont exprimé le désir. (Mouvement.) J'aurai l'honneur, puisque c'est leur dessein, de m'en constituer encore le défenseur. (Bien ! très bien !Bravos universels.) — J'appuie le renvoi.

Le renvoi de la pétition au conseil des ministres fut prononcé sans opposition. Après la séance, les fils du maréchal accoururent chez Dupin, le remercièrent de sa généreuse intervention et le prièrent, en leur nom et au nom de leur mère, de rédiger la requête en révision. Dupin y consentit. En voici le texte, que je tiens à donner presque intégralement, à cause de sa haute importance :

Paris, 25 novembre 1831.

REQUÊTE AU ROI EN SON CONSEIL DES MINISTRES.

Sire, puisque toute justice émane du Roi, c'est au Roi que nous demandons justice[5].

Michel Ney, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, maréchal et pair de France, a été condamné à mort par arrêt de la Cour des pairs, rendu dans la nuit du 6 décembre 1815, et cet arrêt a été exécuté le lendemain. Son accusation a été portée au nom et sous l'influence des  étrangers, qui occupaient alors militairement la ville de Paris.

Elle l'a été au mépris et en violation flagrante de la convention militaire du 3 juillet 1815, dont l'article 12 était ainsi conçu : Seront pareillement respectées les personnes et les propriétés particulières. Les habitants, et en général tous les individus qui se trouvent dans la capitale, continueront à jouir de leurs droits et libertés sans pouvoir être inquiétés ni recherchés en rien, relativement aux fonctions qu'ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite, et à leurs opinions politiques. Pour plus de sûreté, on ajouta l'article 15 portant ce qui suit : S'il survient des difficultés sur l'exécution de quelqu'un des articles de la présente convention, l'interprétation en sera faite en faveur de l'armée française, et de la ville de Paris.

Le général en chef de l'armée française, maréchal Davout, prince d'Eckmühl, les plénipotentiaires chargés de la négociation, le général comte Guilleminot, le comte de Bondy, préfet de la Seine, M. Bignon, cités comme témoins au procès, ont déclaré que cet article est celui sur lequel il fut recommandé d'insister le plus fortement, et qu'il y avait ordre de rompre la conférence, si ce point n'était pas accordé sans restriction : il le fut. C'est cet article, a dit devant la Chambre des pairs le comte Guilleminot, qui nous a fait tomber les armes des mains. Cet article élevait donc une fin de non-recevoir insurmontable contre toute réaction, toute accusation politique. Il devenait aussi un moyen préjudiciel, décisif et péremptoire de la défense du maréchal contre l'accusation capitale dirigée contre lui devant la Chambre des pairs. Mais, par un 'premier arrêt interlocutoire rendu hors la présence des avocats de l'accusé, et sans les avoir entendus sur l'incident, lors duquel les voix furent prises, mais ne furent pas comptées, la Cour des pairs décida qu'ils ne seraient pas reçus à présenter ce moyen de défense. Malgré l'arrêt, les défenseurs de l'accusé ont essayé d'élever la voix ; mais ils ont été interrompus par le président de la Cour et par l'accusateur !...

Dupin rappelait alors les paroles solennelles du maréchal, l'interdiction faite par lui à ses défenseurs de continuer à plaider, et son invocation à la postérité. Puis il ajoutait :

Cette protestation, cet appel, ce cri testamentaire du maréchal, il est du devoir de sa famille, de la piété de sa veuve et de ses fils, de les relever à une époque où l'heure de la justice semble enfin être arrivée ! Ils supplient donc Votre Majesté, dont l'intérêt s'est manifesté pour eux dans ces jours de deuil, d'ordonner, à présent qu'elle est placée sur le trône des Français, la solennelle révision d'un arrêt ainsi rendu contre la foi des traités, et sans que la défense ait été libre. Le principal moyen de révision est fondé sur ce que la Cour des pairs a empêché de proposer la fin de non-recevoir résultant de la convention du 3 juillet. Elle l'a jugé ainsi, sous prétexte que cette convention était étrangère à Louis XVIII, et que son gouvernement n'était pas tenu de la reconnaître et de l'exécuter. La Cour a été induite en erreur à cet égard par une note diplomatique fournie par l'étranger, et par les assertions du ministère d'alors et par l'accusation. Mais la fausseté de cette allégation est aujourd'hui démontrée. Or, la révision est autorisée précisément, pour le cas de faux témoignages, par l'article 445 du Code d'instruction criminelle.

Mais, indépendamment de cette ouverture légale de révision qui donne à la famille un droit rigoureux et absolu de la requérir, il est un autre moyen, qui, dans tous les cas, ne peut manquer aux exposants. Tous les précédents, nés de l'application du Code d'instruction criminelle qui nous régit actuellement, pratiqués par le gouvernement même qui a fait rédiger et promulguer ce Code, et appliqués par des magistrats dont plusieurs avaient concouru à sa confection, tous ces précédents attestent qu'à côté du droit absolu de demander la révision dans les cas littéralement prévus par le Code, le chef de l'État, comme régulateur des juridictions, et par une utile modification de son droit absolu de remettre les condamnations, a aussi le droit d'ordonner la révision gracieuse des procès criminels dans certaines circonstances particulières. Cette doctrine, professée par les criminalistes, a été mise en pratique par lettres patentes de Napoléon, en date du 20 décembre 1813, enregistrées avec solennité par arrêt de la Cour de cassation, du 8 janvier 1814, dans une affaire fort ordinaire et bien moins favorable que celle du maréchal Ney !... Ainsi ce second moyen vient à l'appui du premier, pour assurer le succès de la demande des exposants.

A ces causes, et par ces considérations, les exposants concluent à ce qu'il plaise à Votre Majesté dire et ordonner que l'arrêt rendu par la Cour des pairs contre le maréchal Ney, le 6 décembre 1815, sera, ainsi que l'arrêt préparatoire qui a précédé, et la procédure qui y a donné lieu, soumis à la révision de la Cour des pairs, pour être statué par elle ainsi qu'il appartiendra... Et ainsi faisant, Sire, vous ferez justice.

Paris, ce 23 novembre 1831.

(Suivent les signatures de Mme la maréchale Ney, du prince de la Moskowa, du duc d'Elchingen, et des deux autres fils du maréchal Ney[6].)

Mais, objectait-on à Dupin, anéantir cette œuvre d'iniquité et de réaction, c'est faire le procès à l'étranger ?Eh bien, oui, à l'étranger ! répondit-il[7]. Sa présence souillait notre territoire. C'est en son nom que l'accusation a été portée et que l'on a requis condamnation, c'est sous son influence que l'arrêt a été rendu. Il voulait une de nos gloires militaires en holocauste. On lui a sacrifié Ney ! L'illustre avocat désirait faire porter la révision sur ce point, car c'était en cela que la cause était nationale. Mais la révision était-elle possible en matière criminelle ? Oui, affirmait-il. Il faudrait que l'humanité cessât d'être sujette à l'erreur pour que la voie de la révision cessât d'être ouverte en matière criminelle, surtout dans les accusations politiques où les juges ne sont pas seulement exposés aux mécomptes ordinaires de l'intelligence humaine, mais où ils sont encore assiégés par les passions ambitieuses qui, dans les affaires ordinaires, ne viennent point agiter les esprits et troubler les consciences. Il citait heureusement la révision de l'arrêt de mort de Lally-Tollendal, et non moins heureusement l'expression énergique du fils, curateur à la mémoire de son père, qui avait qualifié ainsi l'arrêt du 6 décembre : La douloureuse condamnation du maréchal Ney ! Mais une raison politique empêcherait peut-être la révision demandée : la crainte d'offenser les pairs qui avaient figuré au procès. Combien en restait-il ? Quarante, et parmi ces quarante, plusieurs n'avaient pas voté la mort. D'ailleurs, cela était-il suffisant pour s'opposer à l'admission d'une requête aussi juste ? Ces quelques juges, observait Dupin, qui, dans tous les cas, voudront et devront s'abstenir de la révision, et qui, par conséquent, n'auront pas la douleur d'entendre en 1831 une défense qu'ils n'ont pas voulu écouter en 1815, ces juges peuvent-ils donc être mis en balance avec le nombre immense de citoyens qui font cause commune avec la famille du maréchal Ney, et qui tous d'une voix forte et unanime font des vœux pour la cassation de son arrêt ?

Le défenseur rappelait aussi que le duc d'Orléans (depuis Louis-Philippe) avait, au moment du procès de Ney, adressé au prince régent une lettre pressante où il invoquait la convention de Paris, et soutenait qu'on ne pouvait accuser le maréchal sans violer cette convention. La lettre était péremptoire. Cependant elle ne fut pas plus accueillie par le gouvernement anglais que les mémoires justificatifs des avocats du maréchal. Et aujourd'hui les ministres de ce généreux prince, devenu Roi des Français, hésitaient à accueillir la requête de la maréchale et de ses fils ? L'influence d'un certain nombre de pairs qui avaient pris part à la condamnation était donc assez puissante pour faire redouter une solution défavorable ?... Dupin raillait la timidité et l'imprévoyance du cabinet : Combien de fois, disait-il, ne voit-on pas les ministres imiter ces énormes oiseaux qui, lorsqu'ils sont parvenus à cacher leur tête, croient avoir soustrait aux yeux du chasseur leur corps tout entier ! La question du procès du maréchal Ney est-elle donc une question qu'on puisse étouffer ? Non, non, elle existe. Il faut qu'elle soit résolue sous une forme ou sous une autre. Elle renaîtra jusqu'à due satisfaction.

Dupin ne se laissa arrêter par aucun obstacle. Le 29 décembre 1831, il publiait un nouveau mémoire[8]. Il soutenait que le droit de révision était un droit rigoureux en vertu de l'article 445 du Code d'instruction criminelle ; que le Roi avait le pouvoir de prescrire une révision gracieuse ; que les ministres ne pouvaient s'opposer à justice, et que la Cour des pairs avait le plus grand intérêt à la révision du procès. Nous ne voulons, déclarait-il solennellement, rouvrir la tombe du maréchal que pour y déposer l'arrêt de révision. Il amena son éloquent confrère, Me Marie, à donner une consultation très approfondie sur cc sujet qui passionnait alors tout le Palais. Me Marie, après avoir réfuté les objections présentées contre la requête de la maréchale et de ses fils, prouvait avec force détails que l'incompétence légale de la Cour des pairs et son incompétence rationnelle n'existaient pas. Il terminait par ce vœu solennel : Après seize ans passés, la Cour des pairs, assemblée au nom de la loi et du Roi, substituera à un arrêt sanglant une page d'histoire, et l'histoire n'est pas indulgente aux condamnations politiques. Cette consultation fut délibérée à Paris le 22 janvier 1832 et signée par les avocats Marie, Parquin, Lamy, Boiteux, Grandmaison, Chaix d'Est-Ange, Tornet, Blanchet et vingt autres. Parmi les autres avocats qui y adhérèrent, je remarque les noms illustres de Manguin, Odilon Barrot, Mérilhac, Vatimesnil, Dupont de l'Eure, Dupin, Paillet, Berryer père[9]. Me Delmas, avocat à la Cour royale de Paris, publia de son côté, à la même époque, un mémoire important sur la révision du procès. Il déclarait que la requête de la maréchale et de ses enfants était dictée par un motif particulier et bien légitime : Le cri testamentaire du maréchal. Il répondait aux objections et aux alarmes que pouvait susciter une discussion publique. Ainsi on alléguait le défaut d'une loi qui autorisât la révision du procès devant la Chambre des pairs. La Chambre ne pouvait cependant, d'après les principes et les usages invoqués et appliqués par elle, se refuser à admettre et à engager la demande en révision et se placer par là dans une sorte d'incapacité légale. Elle ne pouvait non plus s'opposer à une révision gracieuse voulue par le Roi, révision qui s'ordonnait quand des circonstances extraordinaires sortaient un arrêt de la règle commune. On disait encore que le gouvernement de Louis XVIII ayant déféré en justice le maréchal Ney, couvert par une convention en règle, avait manqué à la foi jurée, et que la réhabilitation du condamné était acquise en fait. Cela ne suffisait pas à sa famille. Il lui fallait une réhabilitation solennelle. D'ailleurs, la Chambre de 1815, dépourvue d'une loi sur l'instruction criminelle, avait remplacé cette loi par les principes et les usages de l'ancienne jurisprudence, par les principes du droit commun. Or, ces principes, invoqués contre le maréchal Ney, pouvaient être aussi invoqués en sa faveur. Toute la question, disait Me Delmas, se réduit à ces termes : la Chambre des pairs, dépourvue d'une loi qui réglât son instruction criminelle, y a suppléé par une application arbitraire des principes anciens et nouveaux. Elle est dépourvue d'une disposition légale sur la révision. Doit-elle y suppléer en puisant aux mêmes sources ? L'affirmative nous paraît hors de doute.

Le Moniteur du 16 février 1832 contint un savant rap-, port du garde des sceaux. Barthe, qui conclut au rejet de la requête de la princesse de la Moskowa et de ses enfants. Le ministre de, la justice affirmait avoir examiné cette requête avec toute l'attention que réclamaient les motifs qui l'avaient dictée et les souvenirs à la fois glorieux et pénibles qu'elle réveillait. Il étudiait le droit de révision, ses vicissitudes historiques, le décret des 8 et 9 octobre 1789 qui l'abolissait, le décret du 15 mai 1793 qui le rétablissait, puis l'article 445 du Code d'instruction criminelle. Il arrivait ensuite au moyen basé sur la fausse déclaration faite par l'accusation contre le maréchal, où celle-ci avait soutenu que la convention du 3 juillet n'était pas obligatoire pour le gouvernement. Certainement, la convention du 3 juillet aurait dû protéger le maréchal Ney, ainsi que les autres accusés. Si le gouvernement de la Restauration avait eu du respect pour la foi jurée, il se serait cru enchaîné par un traité qui livrait sans combat la capitale et qui lui profitait assez pour qu'il en observât religieusement toutes les clauses. Mais, ce fait reconnu, le garde des sceaux contestait l'application de l'article 445, qui d'ailleurs n'était pas applicable, lorsque le condamné avait cessé d'exister.

Pouvait-on maintenant recourir à la révision gracieuse ? Si, comme l'observait Barthe, la volonté du monarque devait être suffisante, il existerait un degré supérieur de juridiction criminelle qui pourrait s'ouvrir ou se fermer arbitrairement. Nos institutions ne permettaient pas que l'ordre des pouvoirs fût ainsi troublé. Si la mémoire du maréchal Ney obtenait la grâce d'une révision, les victimes des tribunaux révolutionnaires, des commissions militaires, etc., auraient les mêmes droits. Oit s'arrêterait-on ? Le rapport du garde des sceaux se terminait ainsi : Il est un tribunal toujours compétent pour la révision des procès auxquels les calamités publiques ont donné naissance. Ce tribunal est celui de l'histoire. Il a déjà vengé la mémoire de Labédoyère, de Mouton-Duvernet, de Chartran, de Travot, frappés au mépris des traités. Le nom du maréchal Ney s'élève au milieu de ces victimes. Il n'a pas besoin, pour rester à jamais glorieux, que le gouvernement de Sa Majesté s'arroge une autorité que les lois lui refusent. L'intervention que sollicite la requête présentée par Mme la princesse de la Moskowa et par sa famille serait un abus de pouvoir. Le devoir du gouvernement est de s'en abstenir. Barthe avait parlé le langage sévère du droit et défendu les principes. Marie essaya de lui répondre[10]. Puisque le ministre de la justice reconnaissait que Ney ne devait pas être poursuivi, il frappait lui-même l'arrêt d'infamie. Donc la révision de l'arrêt s'imposait. La famille du condamné ne demandait pas au garde des sceaux de casser l'arrêt, mais d'en prescrire la révision à la Cour des pairs au nom de la justice et de la légalité. Les efforts du célèbre avocat furent inutiles. Quoique la plupart des barreaux de province eussent adhéré à la consultation, la Cour des pairs ne fut point saisie de l'affaire, ni d'une manière officielle, ni en vertu d'une décision gracieuse. Mais la question du procès devait se représenter plus d'une fois encore devant les Chambres, jusqu'au jour où la réhabilitation n'ayant pu être obtenue, la réparation solennelle vint sous la forme d'un décret qui ordonnait l'érection d'un monument an maréchal Ney sur le lieu même où il avait été fusillé.

 

Le 15 décembre 1834, se produisit à la Chambre des pairs un incident des plus orageux. Le journal le National avait été traduit à la barre, dans la personne de son gérant, pour avoir nié en termes injurieux la compétence de la Chambre dans le procès d'Avril. Armand Carrel avait été choisi par le journal comme défenseur. Il s'était permis, au cours de sa plaidoirie, d'apprécier avec une grande vivacité la conduite des pairs dans les procès politiques. Il était ainsi arrivé habilement à celui du maréchal Ney, et là il avait dit, en prenant un ton dramatique proportionné au sujet : A ce nom, je m'arrête, par respect pour une glorieuse et lamentable mémoire. Je n'ai pas pour mission de dire s'il était plus facile de légaliser la sentence de mort que la révision d'une procédure inique. Les temps ont prononcé. Aujourd'hui, le juge a plus besoin de réhabilitation que la victime... A ces mots, le chancelier Pasquier, qui présidait, se leva irrité : Il y a ici, s'écria-t-il, des juges du maréchal Ney. Prenez-y garde ! Votre dernière expression pourrait être considérée comme une offense !Si parmi les membres qui ont voté la mort du maréchal Ney, répliqua Armand Carrel avec exaltation, et qui siègent dans cette enceinte, il en est un qui se trouve blessé de mes paroles, qu'il fasse une proposition contre moi, qu'il me dénonce à cette barre ! J'y comparaîtrai. Et, s'exaltant davantage : Je serai fier d'être le premier homme de la génération de 1830 qui viendra protester ici, au nom de la France indignée, contre cet abominable assassinat !... Rien ne peut rendre la stupéfaction que ces derniers mots causèrent à la Chambre. Les tribunes, saisies d'un subit enthousiasme, crièrent bravo.

Le comte de Tascher, celui qui, le 6 décembre 1815, avait présenté la motion d'interdire la lecture de l'article 12 de la convention de Paris, se dressa pâle et indigné. Il demanda, avec des gestes menaçants, l'évacuation des tribunes. Le chancelier voulut retirer la parole au défenseur, mais le général Exelmans, le même qui avait essayé d'arracher le maréchal à ses gardiens lorsqu'on le ramenait d'Aurillac à : Paris, se leva et, dominant le bruit, cria d'une voix de commandement : Je partage l'opinion du défenseur. Oui, la condamnation du maréchal Ney a été un assassinat juridique. Je le dis, moi !... Les tribunes répondirent à cette nouvelle déclaration par des applaudissements frénétiques ; les pairs se levèrent en proie à une agitation indicible, les uns approuvant, les autres blâmant Armand Carrel, quelques-uns s'adressant des interpellations personnelles. Aussi la séance fut-elle suspendue pendant un certain temps. Rien, d'après les souvenirs de ceux qui assistèrent à cette scène terrible, n'en peut rendre le trouble et la violence. Le comte de Tascher persistait à demander l'évacuation des tribunes. Ses collègues s'y opposèrent, et la séance fut reprise. Armand Carrel, qui avait promis de ne plus parler du procès et de la condamnation de 1815, s'arrêta un instant dans la défense du National pour dire : Je rencontre encore dans mon manuscrit le nom du maréchal Ney. Comme j'ai donné ma parole à M. le président de ne plus prononcer ce nom, je lui en demande la permission. — Vous ne pouvez plus continuer ! lui répondit le duc Pasquier. — La meilleure défense que j'aie à présenter, répliqua Armand Carrel, est de consigner ce fait que la défense a été arrêtée, qu'il n'a pas été possible au défenseur, quand le nom du maréchal Ney s'est rencontré dans sa bouche, de le prononcer avec une épithète honorable. Les tribunes crièrent de nouveau : Très bien ! très bien ! et Armand Carrel, entraîné par leur approbation, se demanda si le gouvernement de la branche aînée avait emporté toute la responsabilité de la mort du maréchal. M. Pasquier l'interrompit de nouveau et le rappela à la modération et à la question. Il déclara qu'il ne suivrait pas le défenseur dans l'espèce de débat où il cherchait à l'appeler, et il se borna à lui faire cette déclaration : Je dois lui dire, au sujet du souvenir qu'il a évoqué, que la Chambre tout entière prend la responsabilité de tous ses actes, quels qu'ils soient !... Ces dernières paroles furent relevées. Plusieurs membres de la Chambre des pairs publièrent des protestations contre la solidarité dont le chancelier avait voulu les charger à propos du jugement de Ney[11]. En attendant, Armand Carrel ne fut pas heureux dans sa plaidoirie : son client, M. Rouen, gérant du National, fut condamné à deux ans de prison et dix mille francs d'amende[12].

Le 21 février 1837, ce fut à la Chambre des députés que se produisit une scène presque analogue. A propos de la loi sur la disjonction des accusés civils et militaires, l'affaire Ney revint agiter les esprits. Dupin parlait dans cette discussion. Amené à s'occuper des commissions militaires, il rappela le jugement du duc d'Enghien et dit avec hauteur : Le militaire se figure toujours qu'il doit obéir quand on lui commande ! Des réclamations s'élevèrent aussitôt. Ils n'obéissent qu'à leur conscience ! cria M. Vatry. Et le colonel Garraube ajouta : Le conseil de guerre s'est déclaré incompétent pour le jugement du maréchal Ney. — Parce qu'il ne voulait pas juger le maréchal, qui était pair de France, répondit Dupin. — Raison d'avocat ! objecta dédaigneusement Garraube. Là-dessus, M. de l'Espée, parent du maréchal Ney, invoqua le souvenir du maréchal Moncey, qui s'était récusé comme incompétent. Le maréchal Moncey, répliqua Dupin, n'a pas voulu être juge de son collègue... — Donc, fit Garraube, les militaires n'obéissent pas toujours ! M. de l'Espée envenima aussitôt le débat. Aux déchirants souvenirs, dit-il, que vient de réveiller M. le président, il a mêlé des idées de faiblesse aussi fausses qu'insultantes pour le principal accusé qu'il a eu à défendre. Il affirma que Ney avait interdit à son avocat un point de défense qui ne convenait pas à son honneur. Voilà ce dont M. le président aurait dû se souvenir ! Cette affirmation produisit une certaine sensation parmi les députés.

Dupin fut alors obligé de reprendre sommairement l'historique du procès, le moyen tranchant, tiré de l'article 12 de la convention de Paris, le délibéré entre lui et Berryer au sujet du dernier épisode de la défense, l'invocation du traité du 20 novembre, qui avait séparé le maréchal de la France, et il s'écria : Je vous dirai, monsieur, que si même par ce moyen j'avais pu sauver le maréchal, j'en bénirais le ciel, et la pairie m'en bénirait ! M. de l'Espée, qui avait cru entendre dire à Dupin que des militaires éminents avaient faibli quand on les défendait, voulut riposter. La Chambre ne l'écouta pas. Le 1er mars, M. de l'Espée essaya de revenir sur ce sujet. Dupin le cloua d'un mot à sa place. Quand, dit-il, la veuve du maréchal, quand les quatre fils du maréchal sont mes amis, il me semble que cela ne regarde pas les collatéraux ! Et, protestant contre la pensée d'avoir voulu incriminer la fermeté du maréchal Ney : Eh bien, moi aussi, ajouta-t-il, j'en appelle à la postérité, et j'espère que la Chambre et elle me rendront justice !... On prononça l'ordre du jour au milieu de la plus vive agitation. Le lecteur voit que le nom du maréchal avait le don de soulever immédiatement des discussions passionnées. Ce n'était pas fini.

Par une ordonnance royale du 19 novembre 1831, le fils aîné du maréchal avait été nommé pair de France, mais il avait refusé de siéger parmi ses collègues tant que la réhabilitation de son père n'aurait pas été prononcée. Il ne consentit, au bout de dix ans, à prendre séance qu'après avoir consulté ses amis Dupin, Exelmans et Odilon Barrot. Dupin lui répondit qu'il avait satisfait depuis longtemps au devoir sacré de la piété filiale et qu'il lui fallait maintenant remplir ses devoirs de citoyen. Le général Exelmans lui écrivit : Le Roi, le gouvernement, en vous appelant à la pairie, n'ont-ils pas, en quelque sorte, frappé le jugement que je m'abstiens de caractériser aujourd'hui ? Il l'engageait donc à siéger et à secouer toute espèce de ressentiment et de rancune politiques. Une telle attitude serait plus noble et plus convenable. On voit qu'à l'occasion Exelmans, si naturellement passionné, savait donner de sages conseils. Enfin, Odilon Barrot l'invitait à aller porter à la Chambre le secours de son expérience militaire et de remplir ses devoirs envers son pays. Les journaux royalistes purs, comme la Gazette de France, blâmèrent l'entrée du prince de la Moskova à la Chambre des pairs. C'était le plus sûr moyen de jeter l'amertume dans les cœurs et la fermentation dans les esprits. Et il était aussi dangereux qu'inutile de rouvrir une telle blessure.

Le 23 janvier 1841, le prince de la Moskowa prit séance, et le 6 mars son admission fut définitivement prononcée. Le 7 mars, il demanda la parole. Mais comme le président s'attendait à lui voir soulever quelque incident fâcheux, il la lui refusa. Il objecta pour ce refus qu'il n'avait point reçu du nouveau pair, conformément au règlement, la demande écrite indiquant quel sujet il désirait traiter. Le prince parut céder au pouvoir discrétionnaire du président, mais le lendemain il fit paraître dans les journaux le petit discours qu'il aurait voulu prononcer sur la conduite des juges de 1815. Le voici textuellement :

MESSIEURS LES PAIRS,

Je ne serais pas digne de siéger dans cette Chambre si l'honneur de lui appartenir pouvait me faire oublier les devoirs sacrés de la piété filiale et déserter la mission que les dernières paroles de mon père m'ont imposée.

Je déclare donc, dans ce moment à la fois si solennel et si douloureux pour moi, que, quels que soient les obstacles qu'aient rencontrés jusqu'à présent mes tentatives pour obtenir la révision du procès de mon père, je n'abandonne pas l'espoir d'entendre proclamer un jour dans cette enceinte l'immolation de l'inique sentence qui l'a frappé. Les exemples de révision de procès politiques sont fréquents dans l'histoire, et quel procès offrit jamais plus de motifs de révision ? Mais loin de moi l'idée de vouloir fatiguer de mes incessantes réclamations cette haute magistrature à laquelle j'appartiens désormais ! J'ai foi dans sa justice, dans l'avenir, et je saurai attendre. Le moment de la réparation viendra. C'est à la provoquer que tendront les efforts constants de toute ma vie !

Le 8 mars, Molé fit allusion à ce discours en disant que, depuis vingt-cinq ans, les pairs n'avaient cessé de mériter de leur patrie. Le 9 mars, le prince de la Moskowa lui répondit : Tout en admettant les services que la pairie de la Restauration a rendus au pays, bien des membres de cette Chambre n'accepteront son héritage que sous bénéfice d'inventaire et répudieront hautement la solidarité d'un acte dont leur conscience ne voudrait pas se charger. Très froissé, le comte Molé, qui s'était fait jadis remarquer par une âpreté particulière dans le procès du maréchal Ney et qui aurait mieux fait de se taire actuellement, chercha à riposter. Les sentiments qui animaient le prince de la Moskowa appelaient, suivant lui, une légitime sympathie ; mais il y avait dans son discours des expressions contre lesquelles certains pairs de France avaient senti le besoin de protester hautement. Pour ma part, dit Molé, j'ai pu me trouver dans des circonstances pénibles, douloureuses ; j'ai pu blâmer de toutes les forces de ma conscience la politique qui m'y avait amené, mais je ne reconnais à personne le droit de douter que si j'ai eu le malheur d'être juré, mon verdict n'ait pas été constamment consciencieux et indépendant[13]. Le lendemain, le prince de la Moskowa, que la plupart des journaux encourageaient à la lutte et auquel le Temps, entre autres, disait : Qu'il ne transige pas jusqu'à ce que la page sanglante ait été arrachée du livre de la pairie ! le prince remonta à la tribune. Il n'avait pas soulevé cet incident, mais il ne pouvait reculer. Après avoir cherché à remplir, dit-il, un devoir filial, je m'étais résigné au silence. Ce n'est pas la première fois, messieurs, que la tribune, la presse, le pays ont exprimé à l'égard de la sentence fatale qui a frappé mon père, l'opinion contre laquelle on est venu protester hier. Quel jugement fut jamais l'objet de plus unanimes attaques ! Je laisse à M. le comte Molé le repos de sa conscience qu'il invoque. Je n'ai jamais recherché les motifs qui ont pu diriger sa conduite de juge. Les souvenirs de 1815 sont pour moi couverts d'un voile de deuil qu'il me coûte de soulever. Mais lui était-il défendu de s'indigner qu'après une révolution comme celle de 1830, on ne lui reconnût pas le droit de protester contre un 'procès où la défense n'avait pas été libre et où la condamnation avait été demandée ouvertement par l'étranger ?... Alors le chancelier Pasquier lui fit observer qu'il risquait très injustement de blesser des sentiments non moins respectables que les siens. Il ajouta qu'il répondait mal à l'opinion de la Chambre quand il venait y renouveler des sentiments infiniment pénibles. Il l'avertissait en résumé qu'il entrait dans cette enceinte sous des auspices peu avantageux pour lui. En m'adressant ces paroles, répliqua froidement le prince, vous croyez, monsieur le chancelier, remplir un devoir, j'ai rempli le mien. Le pays jugera entre nous[14].

Le fils aîné du maréchal ne s'estimait pas vaincu dans la tâche qu'il s'était juré de remplir. Il saisissait toutes les occasions pour manifester son indignation contre un jugement qu'on n'avait pas osé réformer. Ainsi le 19 juin 1846, à propos d'un crédit de deux cent mille francs demandé pour la célébration des fêtes de Juillet, il prit encore la parole et souleva un incident singulièrement dramatique. A quoi bon des fêtes, dit-il, si la révolution de 1830 n'est pas honorée dans son esprit ? Il rappela que, peu de jours auparavant (c'était pendant un procès politique et en chambre du conseil), il avait eu la douleur d'entendre le président citer froidement comme un simple précédent judiciaire un des faits les plus infimes d'une époque justement odieuse au pays, un des actes de cette procédure monstrueuse sous laquelle avait succombé son malheureux père. On a osé parler de sa dégradation !... Ah ! ses ennemis, monsieur le duc, ont pu le tuer, mais le dégrader, jamais !... Une vive approbation salua ces fières paroles. Si quelqu'un, dans cette enceinte, continua-t-il et comme s'il portait un défi, veut réclamer une part de solidarité quelconque dans un fait juridique que les honnêtes gens de tous les pays repoussent aujourd'hui, que toutes les nuances d'opinion politique ont depuis longtemps flétri, oh ! que cette personne se lève et je lui donnerai acte de cette singulière marque de courage !... A ces mots, M. de Castellane, un de ceux qui avaient voté la peine capitale, se leva.

La Chambre tout entière tressaillit. La fatale séance du 6 décembre, avec les juges et l'arrêt de mort, semblait reparaître à ses yeux. Mais lorsque M. de Castellane voulut parler, ce furent des cris, des protestations. M. de Montalembert le fit se rasseoir, en lui disant de sa place : Renoncez à la parole ! On ne peut pas discuter avec le fils de la victime !... Le prince de la Moskowa, sans s'émouvoir, continua : M. le président ne devait pas, en ma présence, invoquer ce qu'il nomme un précédent et ce que certaines consciences ici appellent un remords. (Mouvement.) Non, il ne le pouvait pas, car ma présence, dans cette Chambre rénovée et restaurée, est une annulation vivante, en attendant mieux (Marques d'approbation), de l'inique sentence qui a frappé mon père. C'est un démenti donné à la jurisprudence de M. le duc Pasquier.

Le chancelier ému protesta contre ce discours. Il affirma que le prince avait mal interprété ses paroles. Il ne voulut pas en dire davantage, car la position d'un fils défendant la mémoire de son père commandait le silence. Ce fut la dernière fois que le nom du maréchal Ney fut invoqué à la Chambre des pairs.

Quelques jours après la révolution de 1848, le 18 mars, le secrétaire général du gouvernement provisoire, M. Crémieux, écrivait an prince de la Moskowa la lettre suivante, qui formait le premier acte de la réparation si désirée, si attendue :

CITOYEN,

Le gouvernement provisoire de la République réhabilite la mémoire de votre père. Il n'ordonne pas la révision d'un arrêt exigé par l'étranger en armes contre une de nos plus grandes Gloires militaires, arrêt que sous la Restauration même la voix publique avait qualifié d'assassinat. Il ordonne qu'un monument à la mémoire du maréchal Ney sera élevé sur le lieu même où il a été fusillé[15]. Le ministre de la justice est heureux d'annoncer à votre famille ce grand acte de réparation.

Agréez, etc.

CRÉMIEUX[16].

Ce décret ne fut pas immédiatement suivi d'exécution, à cause des circonstances qui laissaient peu de loisir aux membres du gouvernement pour s'occuper des détails artistiques relatifs au monument ; mais ce n'était pas une mesure de simple apparat, ainsi qu'on le verra bientôt.

Quelques jours après, le 27 mars, Lamartine avait reçu une députation de Saarelouis qui était venue remercier le gouvernement de sa patriotique décision. Lamartine prononça un éloquent discours dont je citerai quelques passages : Ne pouvant pas encore le réhabiliter dans la loi, dit-il, parce que nous n'étions pas le pouvoir législatif, nous l'avons réhabilité dans la gloire. Il croyait que ce souvenir servirait à la génération présente et préviendrait un généreux peuple contre les passions, contre la honte des réactions politiques. J'étais bien jeune alors, déclara-t-il, je servais comme vous-mêmes sous la monarchie dans une cause qui paraissait opposée à celle du maréchal... Je me souviens d'avoir ressenti à cette époque une douleur profonde et comme un pressentiment de la douleur nationale et, de la réparation qui devait s'accomplir depuis... Ah ! je ne soupçonnais pas qu'un jour ce bonheur me serait réservé de présenter à la signature du gouvernement provisoire l'acte de réhabilitation du maréchal Ney ! J'en bénis le ciel et je suis fier, ainsi que tous mes collègues, d'avoir été désigné par la Providence pour contresigner ce sentiment populaire, pour effacer ce remords de la conscience et du pays !... L'auditoire ému acclama ces généreuses paroles qui honoraient Lamartine et le gouvernement provisoire.

L'Assemblée constituante devait, quelques mois après, à propos du maréchal Ney, avoir son incident comme la Chambre des pairs de Louis-Philippe. Et celui-là aussi fut très vif. Le 18 juillet 1848, Victor Hugo avait dit à la droite qui reprochait au gouvernement d'avoir cédé le palais du Luxembourg aux manifestations ouvrières : N'allez pas trop de ce côté. Vous finiriez par y rencontrer le spectre du maréchal Ney !... Dupin, qui présidait la séance, prévit tout de suite une discussion véhémente. En effet, la droite protesta énergiquement. M. de Falloux regretta qu'un orateur eût cru devoir faire l'évocation de souvenirs aussi cruels. Et le lendemain, le prince de la Moskowa, qui était représentant du peuple, ainsi que son frère Edgar Ney, demanda la parole. Il rappela l'exclamation qui avait échappé au général Exelmans en 1834. Comme le bruit empêchait de l'entendre, on le pria d'élever la voix. Laissez dire ! observa Dupin. Vous comprenez qu'il y a du deuil dans ces paroles-là ! Le prince rappela la protestation du duc d'Orléans contre les paroles du chancelier qui avait voulu établir une solidarité entre la Chambre des pairs de Juillet et celle de la Restauration. Il raconta ses scrupules pour accepter la pairie, ne voulant siéger, comme le fils de Strafford à la Chambre des lords, qu'après la révocation de l'arrêt qui avait injustement condamné son père. Il dit ses efforts et ses tristesses depuis sept ans, et il adressa ce vœu ou plutôt cette prière à l'Assemblée, puisque la réparation était enfin venue : Paix aux morts ! Respectons la douleur des familles ! Ne troublons pas le repos des tombeaux !... L'honorable M. Victor Hugo n'était pas obligé hier de se rappeler que ma mère vivait encore (Sensation) ; que mon frère et moi, nous étions là pour l'entendre... C'est au nom du pays qui ne peut rien gagner aux agitations de cette Assemblée que je le prie de nous épargner à nous tous, à l'avenir, de rappeler d'aussi pénibles souvenirs. L'ex-chancelier Dambray, qui appartenait lui aussi à l'Assemblée constituante et qui avait demandé la parole, quand le prince rappela que la condamnation de Ney avait été ouvertement exigée au nom de l'Europe, ne dit que ces quelques mots : Le respect profond que j'ai pour les sentiments que M. le prince de la Moskowa vient d'exprimer, me fait renoncer à la parole. Il fit bien.

 

Enfin le 20 février 1850, le ministre des travaux publics, Ferdinand Barrot, soumit à l'approbation du président de la, République un rapport relatif à l'exécution du décret rendu par le gouvernement provisoire. L'Assemblée constituante, disait-il, a ratifié le décret qui ordonne qu'un monument sera élevé au maréchal Ney sur le lieu même où il a été fusillé. Vous avez pensé que le moment était venu d'exécuter ce décret qui traduit si bien un des plus vifs et des plus profonds sentiments du pays. Barrot croyait que le crédit ordinaire alloué aux ouvrages d'art pourrait suffire en cette circonstance. Il m'a semblé en effet, déclarait-il, qu'un tel monument, par la nature des souvenirs qu'il réveillera, devait être d'un aspect sévère et d'une grande simplicité. Et ce qui prouve que tel est l'esprit de la loi, c'est qu'elle a désigné pour emplacement le lieu désert où le maréchal reçut la mort sans autres témoins que ses exécuteurs... Le monument représentera le maréchal Ney montrant sa poitrine et ouvrant son cœur à la mort. Il fallait bien écrire quelque part l'expression de ce regret qu'avaient ressenti tant de cœurs, et il convenait de le faire à l'endroit même où le maréchal est tombé. Dans ce rapport, Ferdinand Barrot avait tenu à dire que le monument ne devait pas être la marque publique d'un irritant souvenir, niais seulement le signe d'une réhabilitation proclamée déjà par le cri de la conscience publique. Or, si le premier projet, qui consistait à représenter le maréchal en habits civils, désignant sa poitrine nue aux exécuteurs, avait été maintenu, on serait certainement sorti de la note d'apaisement qu'on avait cherchée avec tant de raison.

Depuis le jour où le gouvernement provisoire avait décrété la statue, le grand sculpteur Rude avait eu la pensée de la composer. Très dévoué à Napoléon, il avait, au mois de mars 1815, fait partie de ceux qui s'étaient jetés au-devant de lui pour saluer et faciliter son retour. La réaction monarchiste le força ensuite à s'exiler en Belgique, d'où il ne revint qu'en 1827. Il s'était installé rue d'Enfer près de l'avenue de l'Observatoire, et il ne passait jamais sans émotion sur la place où le maréchal était tombé. Dire qu'on a tué comme un chien, s'écriait-il, un héros couronné de gloire et qui avait été si grand dans la retraite de Russie ! C'est à faire dresser les cheveux ![17] Il fut chargé du monument, et ce fut pour lui un orgueil et une joie. Il dut renoncer à l'idée de représenter le maréchal comme au jour. de l'exécution, niais il trouva et fit adopter un projet meilleur : Ney entraînant de la voix et du geste ses soldats, comme s'il allait encore une fois combattre et vaincre les ennemis de la France. Le 23 mars 1852, un décret fixa pour les frais de la statue et du piédestal, la somme de cinquante mille francs[18]. Rude réussit admirablement sa composition. Tout le monde connaît la statue. Tout le monde sait avec quelle vérité et quelle âme le grand sculpteur a reproduit l'image même du héros.

Ce fut le 7 décembre 1853 — trente-huit ans après l'exécution — que la statue du maréchal fut inaugurée. Sous un pâle soleil d'hiver, devant la veuve du maréchal, le général prince de la Moskowa, le général Michel Ney et ses fils, et Edgar Ney, officier d'ordonnance du président de la République[19], devant les généraux Canrobert, de Montebello, de Lourmel et d'autres officiers, les ministres, les maréchaux, les amiraux, les présidents des Chambres et une foule de personnages placés sur une estrade ornée de drapeaux, devant une députation des fidèles habitants de Saarelouis et devant l'armée de Paris, rangée en bataille sur le boulevard et sur l'avenue de l'Observatoire, en présence d'une foule considérable, le voile qui couvrait le maréchal tomba au bruit des salves d'artillerie et au son de la musique militaire. L'archevêque de Paris, entouré de ses prêtres, donna l'absoute, puis il revint se placer à la gauche de la statue, rappelant ainsi que la religion avait consolé la victime aux heures de l'agonie et reparaissait auprès d'elle aux heures de son triomphe. Alors le ministre de la guerre, le maréchal de Saint-Arnaud, prononça un discours dont il convient de louer la dignité et la grandeur. Nous venons, dit-il, accomplir aujourd'hui un grand acte de réparation nationale ; nous venons élever une statue au maréchal Ney à cette même place où, il y a trente-huit ans, le héros tomba victime des discordes civiles et des malheurs de la patrie. Il rappela sa gloire et ses exploits immortels. S'il est un privilège, ajouta-t-il, qui appartienne à ces grandes existences liées aux destinées des empires, c'est d'être jugées par leurs services et non par leurs erreurs. Leurs services sont â eux, leurs erreurs sont de l'homme et de son temps. Vainement des voix éloquentes avaient entrepris l'œuvre de la réhabilitation légale du maréchal Ney. On ne refait pas l'histoire avec des arrêts de justice... Soldats ! C'est à vous surtout que j'ai mission de m'adresser aujourd'hui. Je voudrais pouvoir écarter de ma pensée comme de la vôtre le souvenir des discordes civiles qui, en 1814 et en 1815, pesèrent sur la France, plus encore que peut-être les armées étrangères. Émue des divisions de la patrie, l'âme du maréchal Ney se troubla comme s'était troublée à une autre époque l'âme de Turenne et de Condé. Comme eux il a fait des fautes ; plus qu'eux il les a expiées. Aussi la postérité oubliera-t-elle cette faiblesse passagère du héros...

Dupin, qui portait sur lui son premier mandat, c'est-à-dire l'autographe que lui avait remis le maréchal à la séance du 6 décembre, Dupin prit la parole, mais, dans sa péroraison, il n'imita point la modération de Saint-Arnaud. Il eut raison de dire que la condamnation n'avait été ni juste, ni légale. Mais ensuite il se laissa emporter trop loin. Il déclara que le maréchal Ney avait été l'holocauste offert en expiation des gloires militaires de l'Empire ; il ajouta ces paroles qui furent considérées comme une injustice et une violence par le parti royaliste : C'était le drapeau tricolore immolé au drapeau blanc ![20] Dans l'acte à jamais regrettable inspiré et voulu par les ultras en 1815, il fut moins question de leur drapeau que de leurs rancunes et de leurs haines personnelles. C'est précisément ce qui donne à l'exécution du maréchal le caractère d'une si triste vengeance... Dupin aurait dû réfléchir que la présence du clergé à cette cérémonie nationale lui imprimait plutôt une forme d'apaisement, et qu'il bilait s'abstenir de toute récrimination. D'ailleurs, la décision du gouvernement, qui pour la statue avait substitué au condamné de 1815 le héros de la Moskowa, indiquait, à elle 'seule, que c'en était fini des colères d'autrefois.

Après le défilé des troupes devant le monument, les officiers saluant profondément de l'épée celui qui avait tant de fois mené leurs vieux camarades à la victoire, la foule s'écoulait profondément émue. Elle venait d'assister au triomphe d'un héros. Cette fois la réparation était accomplie.

 

Je suis arrivé à la fin de ma tâche. J'ai pendant de longues pages revécu cette terrible année 1815, où les passions déchaînées ne laissaient plus de place à la justice, où la faiblesse des uns et la fureur des autres se manifestaient par de cruels attentats. Je voudrais résumer maintenant en peu de mots l'impression que m'a causée l'étude approfondie de l'affaire du maréchal Ney.

Le 14 mars, le maréchal a manqué à la foi jurée. Volontairement ou non, il a été, ce jour-là, coupable de félonie. Mais parmi ceux qui l'ont jugé et condamné, beaucoup avaient mis à abandonner Napoléon, — leur bienfaiteur, — la même rapidité que Ney avait mise à abandonner Louis XVIII. En conscience, ceux-là qui avaient également servi l'Empereur aux Cent-jours ne devaient-ils pas se récuser ? Ou si quelque fatalité les clouait au tribunal, ne devaient-ils pas admettre des circonstances atténuantes et solliciter une grâce que tout commandait ? Non. Ils furent inexorables. Aussi est-ce un des points qui m'ont le plus frappé dans ce terrible drame : la facilité avec laquelle des hommes rassemblés sacrifient la vie d'un autre homme.

Et pour quel crime, après tout ? Pour un manque de parole, très blâmable ; il est vrai, mais cent fois effacé par les anciennes victoires et par l'héroïsme de la dernière heure. Sans aucun doute, les royalistes se crurent en état de légitime défense. Ils jugèrent nécessaire de venger l'offense faite au. Roi et le dommage causé à la monarchie. Ils se dirent qu'il fallait être impitoyable pour régner. Ils estimèrent qu'on abaisserait ainsi l'orgueil et l'audace d'un parti redoutable. Mais ils ne prévirent pas que la France, revenue à elle-même, considérerait dans le maréchal Ney une grande victime militaire immolée à la rancune des alliés. Ils avaient pour eux les lois qui punissaient le crime, mais ils ne comprenaient pas que. le crime du maréchal disparaissait dans sa gloire[21]. Ils pensèrent que leur responsabilité individuelle serait moindre, étant partagée. C'est ce qu'observait avec tant de justesse Hyde de, Neuville : Les Assemblées ne sont pas faites pour juger, avec une équité parfaite, les hommes fauteurs de crimes dont elles ont souffert ; et en masse les cœurs les plus élevés, les plus droits, les plus enclins à la modération, sont victimes, des impressions du moment. Il semble qu'un mauvais génie plane sur eux et leur souffle cet hypocrite mensonge que les mesures prises en commun n'entraînent qu'une très infime responsabilité pour chacun[22]. C'est ce qu'on avait vu tant de fois dans les assemblées de la Révolution ; mais les leçons tragiques du passé n'avaient point servi.

Enfin les conseillers du Roi et les juges du maréchal ne saisirent pas l'intérêt immense qu'ils auraient eu, malgré les difficultés et les périls du moment, â laisser la vie à l'accusé ; quelle force ils allaient perdre, soit pour réorganiser l'armée, soit pour résister aux exigences insolentes des alliés et pour imposer aux mouvements populaires. Ils immolèrent avec une hâte stupide un chef illustre qu'aurait dû protéger le souvenir de ses nombreuses victoires. Ils eurent la honte de` voir que l'étranger s'en réjouissait. Sentence à jamais déplorable qui a permis à Lamartine de résumer ainsi la part de chacun : La Cour fut cruelle, le Roi faible, les ministres complaisants, la Chambre des députés implacable, l'Europe incitatrice, la Chambre des pairs lâche comme un Sénat des mauvais jours de Rome !

La République de 1848 a bien fait de réparer cette faute et d'honorer, au nom de la France, la mémoire du maréchal Ney. Elle a eu le bonheur de trouver dans le grand sculpteur de l'Arc de triomphe l'artiste qui devait nous rendre la physionomie même du prince de la Moskowa. On sait quelles ont été les dernières paroles du maréchal à la funèbre séance du 6 décembre 1815. Son appel a été entendu. Le voilà sorti de la poussière, le voilà sabre en main, tête haute, jetant le cri des Français : En avant !... Le voilà réhabilité dans la gloire, debout et fier devant l'Europe et la postérité !

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Le cadet, Michel Ney, duc d'Elchingen, avait défendu son père sans colère et sans aigreur, malgré l'âpreté des souvenirs, cherchant la vérité avec la conscience d'un historien. (Le duc d'Elchingen, par Cuvillier-Fleury.)

[2] Le 24 octobre 1831.

[3] Déjà les libéraux avaient porté au Panthéon les bustes de Ney et de Manuel.

[4] Le général Lamarque avait demandé qu'on inscrivit sur la tombe de Ney ces mots : Assassiné juridiquement, lorsque ses ennemis commandaient dans Paris !

[5] La requête de la maréchale Brune, également rédigée par Me Dupin, au Roi, pour demander justice des assassins de son époux, commençait par cette même phrase.

[6] Extrait des Réquisitoires, Plaidoyers et Discours de Dupin, t. III, p. 374.

[7] Gazette des Tribunaux, 21 et 22 novembre 1831.

[8] Voir la Gazette des Tribunaux.

[9] Voir Gazette des Tribunaux, 13, 14, 15 février 1832.

[10] Gazette des Tribunaux du 21 février 1832. — Voir le n° du 29 février, où Marie défend le droit de révision gracieuse.

[11] D'autres dirent au chancelier qu'ils soulèveraient un incident le lendemain si ses paroles étaient maintenues au Moniteur. Elles n'y furent pas insérées.

[12] Voir Biographie des hommes du jour, par Sarrut et Saint-Edme (t. Ier, p. 8), citée en partie par G. d'Hyelli, p. 189, et Moniteur du 16 décembre 1834.

[13] Cette protestation fut mal accueillie par la presse. On rappela que le comte Molé avait été couvert de faveurs sous l'Empire. Successivement préfet, conseiller d'État, directeur général des ponts et chaussées, ministre de la justice, il avait montré ù Napoléon un zèle et une admiration sans l'ornes. Il avait témoigné un bruyant dévouement aux Bourbons en 1814, pour accepter ensuite la pairie aux Cent-jours, se retirer :à la campagne au moment de la dernière crise, puis reparaitre à temps pour accepter de la seconde Restauration la pairie et un siège de conseiller. — Duvergier de Hauranne établit plus tard un contraste' frappant entre lui et un autre homme d'État : L'un, le duc de Broglie, dit-il, fils d'un père mort sur l'échafaud en 1793, sans renier même un instant la cause de la liberté, se fit un devoir de siéger et de travailler il prévenir un sanglant sacrifice ; l'autre, le comte Molé, dont les parents étaient morts aussi sur l'échafaud, comblé de faveurs par Napoléon et qui pendant les Cent-jours n'avait point refusé d'être le collègue de Ney à la Chambre des pairs, non seulement vota la mort de Ney, mais fit interdire le seul moyen de salut. (Histoire du gouvernement parlementaire, t. III.) Et c'est M. Molé qui maintenant osait blâmer la politique qui l'avait amené à prendre une part active au procès !

[14] Un article de l'Ordre, journal de Limoges, sur le jugement de Ney, amena Dupin à rappeler l'iniquité de la sentence motivée par les faits qui étaient indiqués dans la demande de révision. (Voir le Constitutionnel du 1er mai 1841.)

[15] Pourquoi n'a-t-on pas respecté ce décret si légitime ? Ne pourrait-on pas, maintenant que les travaux du chemin de fer de Sceaux sont terminés, remettre la statue à son ancienne place ?... Il y a là, il me semble, un véritable intérêt historique.

[16] Intermédiaire des chercheurs et des curieux, n° du 30 janvier 1892.

[17] Voir le douzième et intéressant article de L. de Fourcaud sur Rude : Gazette des Beaux-Arts, 1891.

[18] Cette somme devait être dépassée de 16.950.francs.

[19] Le troisième fils du maréchal, le consul comte Eugène Ney, était mort en 1845, au retour d'une mission au Brésil.

[20] L'Union et la Gazette de France firent naturellement ressortir le contraste particulier des discours de Dupin et de Saint-Arnaud.

[21] Citavere leges nefas ; sed abstulit virtus parricidam et facinus infra gloriam fuit. Flores, lib. I, cap. III.

[22] Mémoires, t. II.