LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE XV. — LA FAUTE.

 

 

Maintenant que l'exécution a eu lieu, que l'expiation est consommée, que la justice des hommes est satisfaite, voyons si le crime commis par le maréchal méritait un pareil châtiment, et si le gouvernement de la Restauration a eu raison d'être implacable pour maintenir la discipline dans l'armée et pour montrer aux séditieux qu'il savait se faire respecter.

Dans les notes du jeune Berryer qui, comme on le sait, avait assisté son père lors du procès du maréchal, se trouvaient certains points qu'il eût traités, s'il eût eu l'honneur de défendre lui-même le grand accusé. Le fils de Berryer, après avoir hardiment avoué la faute et laissé de côté les moyens qu'offrait la procédure, eût conseillé la clémence dans l'intérêt de la royauté. Puis il eût, ce qui est bien naturel, invoqué les exemples de Condé et de Turenne. On me permettra de commencer par cet argument considérable et de l'étudier de près.

Qu'avait-on officiellement reproché au maréchal Ney ? D'avoir entretenu des intelligences avec un souverain déchu pour lui livrer des villes, des forteresses, des magasins et des arsenaux, pour lui fournir des soldats et seconder le progrès de ses armes contre la monarchie légitime ; de s'être mis à la tête de troupes armées pour envahir les villes dans l'intérêt de l'usurpateur ; d'avoir excité les citoyens à s'armer les uns contre les autres et amené ses camarades à passer dans les rangs de l'usurpateur ; enfin, d'avoir perpétré une trahison envers le Roi et l'État et d'avoir pris part à un complot dont le but était de détruire et changer le gouvernement et l'ordre de successibilité au trône. Ces accusations étaient d'une gravité extrême, je le reconnais. Ney avait commis une défection réelle. Il avait manqué à sa parole et trahi son souverain. On ne peut l'excuser. Sa faute est trop blâmable. Mais je remarque qu'il n'avait participé à aucun complot, ni excité les citoyens à la guerre civile. Je remarque encore, — et c'est là un point de la plus haute importance, — qu'on avait dû singulièrement forcer les textes législatifs pour établir qu'il avait passé à l'ennemi. La pire des accusations, à mon avis, n'était pas fondée. Non, en se rangeant du côté de l'usurpateur, Ney n'avait point passé à l'ennemi.

Qu'est-ce que l'ennemi ? C'est l'étranger en armes contre la patrie. Ainsi Dumouriez avait passé à l'ennemi, Moreau avait passé à l'ennemi, Bernadotte avait passé à l'ennemi, Bourmont avait passé à l'ennemi, Condé et Turenne avaient passé à l'ennemi. Ney était revenu à son ancien souverain que la France avait elle-même accepté de nouveau ; Ney avait manqué à ses serments envers le Roi, mais il n'avait point trahi la France. Et cela est si vrai pie, trois mois après, il se bat pour cette même France ; il cherche dix fois la victoire ou la mort en se précipitant sur les Anglais à la tête de ses héroïques escadrons. Telle a été la conduite du maréchal Ney... Or, qu'avait fait le grand Condé ? Au sortir de Vincennes, il s'était mis à la tête des mécontents et il avait traité avec l'étranger. Il avait accepté le commandement de l'armée espagnole contre sa patrie. Il avait essayé de donner à nos ennemis les places fortes que sa bravoure avait autrefois conquises pour la France. Il avait levé l'étendard espagnol contre le drapeau royal. Était-ce un crime de haute trahison, oui ou non ? Et cependant, Bossuet l'a excusé. Comment l'a-t-il pu faire ? Demandez-le à cette éloquence merveilleuse qui a le don de relever tout ce qu'elle touche. Qui ne se rappelle ce passage de l'Oraison funèbre ? Il disait en parlant de cette prison malheureuse qu'il y était entré le plus innocent des hommes et qu'il en était sorti le plus coupable. Hélas, poursuivait-il, je ne respirais que le service du Roi et la grandeur de l'État. On ressentait clans ses paroles un regret sincère d'avoir été poussé si loin par nos malheurs... Que déclarait le maréchal Ney après avoir manqué de fidélité à Louis XVIII ? Il invoquait, lui aussi, la volonté qu'il avait eue de servir le Roi. Je ne désire que prouver au Roi que je n'ai pas eu l'intention de le trahir. Je suis parti dans l'intention de sacrifier ma vie pour lui. Et cela était vrai. Il ajoutait, lui aussi, qu'il avait été poussé par une force irrésistible et il s'en excusait ainsi : Je sais que les honnêtes gens me blâmeront. Je me le reproche, mais je ne suis pas un traître. J'ai été entraîné et trompé !

Bossuet découvre le pardon du grand Condé dans l'aveu très franc de ses fautes, dans la condamnation qu'il en a prononcée lui-même ; et il s'écrie : Ainsi dans des fautes si sincèrement reconnues et dans la suite si glorieusement réparées par de fidèles services, il ne faut plus regarder que l'humble reconnaissance du prince qui s'en repentit et la clémence du grand Roi qui les oublia... Le maréchal Ney avait, lui aussi, reconnu et blâmé ses propres fautes ; il n'aurait pas hésité à les réparer par de glorieux services, et la monarchie et la France en eussent largement profité. S'il a manqué à sa parole le 14 mars, il a donné pour excuse, — et pourquoi ne l'avoir point acceptée ? — qu'il voulait éviter la guerre civile et ne pas attirer sur sa patrie des maux incalculables. Il disait, le 14, ce que le Roi lui-même dira, le 19, dans sa proclamation ou plutôt dans son discours d'adieu : Nous pourrions profiter des dispositions fidèles et patriotiques de l'immense majorité des habitants de Paris pour en disputer l'entrée aux rebelles, mais nous frémissons des malheurs de tout genre qu'un combat, dans ses murs, attirerait sur ses habitants... Bossuet constate encore que si le grand Condé a eu le malheur d'être entrainé dans des guerres infortunées, il a eu du moins cette gloire de ne pas laisser avilir la grandeur de sa maison chez les étrangers. Le maréchal Ney, lui, n'avait que sa gloire à garder, et l'on peut affirmer qu'il s'est noblement acquitté de ce devoir sur les champs de bataille, jusqu'à la dernière heure. Bossuet nous dit que devant l'offre de Cambrai ou du Luxembourg par les Espagnols, Condé déclara qu'il préférait à tous ces avantages son devoir et les bonnes grâces du Roi. Le maréchal Ney n'avait ni places ni honneurs à recevoir ou à envier. Il n'avait cédé qu'à la préoccupation de défendre sa patrie. Pour lui, c'était le devoir suprême. Et cependant comme il déplorait d'avoir été contraint de manquer à la foi jurée : Depuis cette malheureuse proclamation du 14, je ne vivais plus. Je ne désirais que la mort et j'ai tout fait pour la trouver à Waterloo !... Jamais je n'ai eu l'intention de trahir le Roi. Seulement, j'ai préféré ma patrie à tout. Croit-on que si, après ces aveux et ces regrets, il eût été gracié, quelque orateur indulgent n'aurait pas pu dire de lui aussi : La France le vit alors accompli par ces derniers traits et avec je ne sais quoi d'achevé que les malheurs ajoutent aux grandes vertus ; elle le revit dévoué plus que jamais à l'État et à son Roi ?[1]

Dans son éloquente histoire des princes de Condé, le duc d'Aumale raconte les mesures prises contre le grand Condé, trente jours après sa défection. Le prince fut proclamé criminel de lèse-majesté, perturbateur du repos public et traître à sa patrie. La déclaration royale frappait ses parents et ses principaux partisans, les privait de tous leurs honneurs et confisquait tous leurs biens. La sentence fut prononcée le 27 mars 1654 et ledit Louis de Bourbon condamné à souffrir la mort, l'exécution faite par justice. On lui accordait un délai de cinq ans pour purger sa contumace. L'effet produit au dedans, dit M. le duc d'Aumale, ne répondit pas à l'attente des promoteurs de l'instance. Cet arrêt de mort, ces formules terribles de déchéance, de confiscation et de supplice accumulées sur la tête du vainqueur de Rocroy et de Lens, disposaient à l'oubli des fautes et ramenaient le souvenir des exploits accomplis... Un glorieux soldat peut seul parler ainsi d'un chef illustre et d'un ancêtre. Si Bellart avait manié l'épée, il n'aurait point traité, avec le dédain que l'on sait, les exploits du héros d'Altenkirchen, de Wurtzbourg, de Steinberg, de Zurich, de Hohenlinden, de Marengo, d'Elchingen, d'Iéna, d'Eylau, de Friedland, de la Moskova !... Voici ce qu'écrivait un magistrat en sortant de l'audience où fut lu l'arrêt royal contre le grand Condé : Dieu veuille ramener monsieur le Prince à son devoir, disposer l'esprit de leurs Majestés à lui pardonner ses fautes et lui faire la grâce de les réparer par ses bons services à l'avenir ! M. le duc d'Aumale ajoute, et cela est d'une exactitude absolue : C'était bien le sentiment du public[2]. Et lorsque l'auteur est appelé à examiner la faute du prince, dont l'histoire voudrait se taire éternellement, il ne trouve que cette excuse : Le courant l'entraîne, et il vogue à la dérive, à la merci d'un coup de vent. C'est ce qu'on peut dire pour le maréchal Ney, et c'est ce qu'il a dit lui-même au chancelier Dambray : Une tempête si furieuse s'est formée sur ma tête, que j'ai été entraîné à l'action que vous connaissez ! Mais encore une fois ce qu'on ne peut pas dire de lui, c'est qu'il a dirigé des forces étrangères contre son pays, ou provoqué à la guerre civile.

Et Turenne ?... N'a-t-il pas eu, lui aussi, son jour de malheur ? N'a-t-il pas, comme le grand Condé, trahi sa patrie ? N'a-t-il pas signé avec le roi d'Espagne un traité d'alliance, reçu de lui des subsides, levé et commandé des troupes de toutes les nations qui, celles-là, étaient réellement des bandes, pour reprendre une expression chère à Bellart et aux ministres de Louis XVIII ? N'a-t-il pas conquis des places françaises et mis des Français en déroute ?... Et que dit de lui Fléchier ? Il invoque les mêmes excuses que Bossuet avait invoquées pour le grand Condé. Souvenez-vous de ce temps de désordre et de trouble où l'esprit ténébreux, l'esprit de discorde confondait le devoir avec la passion, le droit avec l'intérêt, la bonne cause avec la mauvaise, où les astres les ; plus brillants souffrirent presque tous quelque éclipse et les plus fidèles sujets se virent entraînés, malgré eux, par le torrent des partis, comme ces pilotes qui, se trouvant surpris de l'orage en pleine mer, sont contraints de quitter la route qu'ils veulent tenir et de s'abandonner pour un temps au gré des vents et de la tempête ! Telle est la justice de Dieu, telle est l'infirmité naturelle des hommes ! Mais le sage revient aisément à soi et il y a, dans la politique comme dans la religion, une espèce de pénitence plus glorieuse que l'innocence même, qui répare avantageusement un peu de fragilité par des vertus extraordinaires... Supposez le maréchal gracié par le Roi, effaçant par de nouveaux services les fautes anciennes et venant à mourir tout à coup en pleine gloire. Supposez qu'on lui eût accordé les honneurs de l'oraison funèbre. Croyez-vous que Mgr de Bausset ou Mgr d'Astros, pour prendre ces deux prélats, ne se fussent pas inspirés de ce passage de Fléchier pour pallier la défection du 14 mars ? Croyez-vous que l'auditoire ne fût pas sorti ému du temple sacré, et convaincu de la justice du Roi ainsi que de la réparation du maréchal ?

Pourquoi n'avoir point cru au repentir de Ney ? Pourquoi n'avoir admis aucune excuse ? Pourquoi ne lui avoir point donné le temps d'effacer des torts qui, cependant, ne ressemblaient point à ceux de Condé et de Turenne, lesquels furent pardonnés ?... Durant le procès du maréchal, Napoléon, à Sainte-Hélène, causait, avec ses fidèles serviteurs, de ce triste événement. Il disait, lui aussi, que la situation de Ney pouvait se comparer à celle de Turenne, avec cette différence pouvait être défendu et que Turenne était injustifiable. Et pourtant, s'écriait-il, Turenne fut pardonné, honoré, et Ney allait périr ! Napoléon déplorait la haute trahison de Turenne qui avait corrompu son armée, marché sur Paris et s'était ensuite réfugié auprès du prince de liesse. Ney, au contraire, avait été entraîné par le vœu et les clameurs unanimes de ses troupes. II n'y avait que neuf mois qu'il reconnaissait un monarque qu'avaient précédé six cent mille baïonnettes étrangères. Ney, qui avait été élevé dans le principe de la souveraineté nationale et qui avait combattu vingt-cinq ans pour ce principe, ne pouvait être attaché de cœur à un prince qui avait fait à ses sujets octroi de la Charte. Si sa conduite au 20 mars, disait l'Empereur en parlant de son lieutenant, n'est pas honorable, elle est au moins explicable et sous quelques rapports excusable, mais celle de Turenne était véritablement criminelle, parce que la Fronde était un parti allié à l'Espagne, lequel faisait alors la guerre à son Roi ; enfin parce qu'il était poussé par son propre intérêt et celui de sa famille, espérant obtenir une souveraineté aux dépens de la France et par conséquent au préjudice de sa patrie[3]. Cela était judicieusement observé et déduit. Aussi, quand Napoléon apprit la condamnation, il déclara qu'elle avait eu lieu en dépit d'une capitulation sacrée. Et lorsque vint l'exécution de Ney, il ajouta que c'était une faute de plus. On en avait fait dès l'instant un martyr. Qu'on n'eût point pardonné à Labédoyère, parce qu'on n'eût vu dans la clémence qu'une prédilection en faveur de la vieille monarchie, cela se concevait ; mais le pardon de Ney n'eût été qu'une preuve de la force du gouvernement et de la modération du prince. Napoléon avait le droit de parler ainsi. Il aurait pu, à son retour, se venger sur Ney de sa trahison à Fontainebleau. Il ne laissa même pas paraître son  ressentiment qui, cependant, fondé sur des motifs légitimes, était profond. Il accueillit froidement Ney ; mais il le nomma bientôt pair de France et lui confia un grand commandement. On aurait dû imiter cette conduite, car elle était essentiellement politique. On dira peut-être, observait encore l'Empereur, qu'il fallait un exemple ; mais le maréchal le devenait bien plus sûrement par un pardon, après avoir été avili par un jugement. C'était pour lui une véritable mort morale qui lui ôtait toute influence, et cependant le coup de l'autorité était porté, le souverain satisfait et l'exemple accompli ![4] Je ne trouve pas que l'opinion de l'Empereur soit juste sur ce point. En effet, Condé et Turenne furent graciés, mais malgré leur condamnation et leur grâce, ils ne furent point avilis. Ils continuèrent, forts de l'assentiment universel, à rendre de grands services à la monarchie et à la France. Ney, rendu à la liberté, aurait certainement imité leur exemple.

 

On se demande où étaient les motifs impérieux, irrésistibles, pour faire exécuter rigoureusement l'arrêt prononcé par la Chambre des pairs ?... J'ai voulu, pour répondre à cette question, me rendre compte d'abord de ce que pensaient les contemporains.

Il est vrai que, dans le moment même, l'exécution du maréchal Ney ne produisit pas sur la masse du public l'effet qu'elle causa plus tard. L'armée seule la considéra comme un affront. Dans le parti libéral, des hommes éclairés et prévoyants, comme le duc Victor de Broglie, — ils étaient malheureusement trop rares, — en gémirent. Guizot reconnaît qu'il y avait, pour juger Ney, des motifs graves : le respect du droit, l'impression de la crainte, un exemple éclatant prouvant que la force et les succès du moment ne décident pas de tout. Mais, suivant lui, on avait négligé un point considérable. Le voici. Napoléon avait gouverné notre pays pendant longtemps et avec éclat. Il était accepté et admiré de la France et de l'Europe. Les idées de devoir et de droit, les sentiments de respect et de fidélité étaient confus et en conflit dans bien des âmes[5]... J'ajoute que les exemples des hommes qui avaient passé si facilement d'un régime à l'autre et qui avaient eu le talent non seulement de conserver, mais d'accroître leur fortune matérielle et politique, étaient des exemples néfastes. Ainsi ce Talleyrand, s'accommodant sans vergogne à des gouvernements divers, accumulant, à chaque changement d'État, sur sa personne les faveurs et les dignités, était bien fait pour bouleverser et égarer l'opinion. Puis, les révolutions se succédaient, déconcertant les hommes les plus avisés. L'Empire avait à peine disparu que la Restauration chancelait. A quel régime fallait-il se rallier[6] ? Il y avait là, disait Guizot, comme deux vrais et naturels gouvernements en présence, et bien des esprits avaient pu, sans perversité, se troubler dans le choix. Le roi Louis XVIII et ses conseillers pouvaient, à leur tour, sans faiblesse, tenir compte de cette perturbation normale. Le maréchal Ney en était la plus illustre image. Plus son tort envers le Roi avait été grand, plus on pouvait sans péril placer la clémence à. côté de la justice et déployer au-dessus de sa tète condamnée cette grandeur de l'esprit et du cœur qui a aussi sa force pour fonder le pouvoir et commander la fidélité. Le maréchal Ney, gracié et banni après sa condamnation par des lettres royales gravement motivées, c'eût été la royauté s'élevant comme une digue au-dessus de tous, amis ou ennemis, pour arrêter le sang, et la réaction de 1815 eût été domptée et close aussi bien que les Cent-jours. La clémence eût donné à la Restauration une force incomparable. L'exécution de l'arrêt des pairs parut plutôt un acte de vengeance qu'un acte de justice. Il déposait dans les esprits un germe de colère qui peu à peu grandit et fit explosion.

Donc le Roi eût dû faire grâce au maréchal, car la politique, encore plus que la générosité, le lui commandait. Mais il avait à compter avec son entourage, avec les princes, avec là Chambre des pairs et la Chambre des députés, avec son ministère. A-t-on oublié que les ultras reprochaient à Louis XVIII ses concessions, qu'ils l'appelaient le roi des Jacobins et le complice des révolutionnaires ; qu'ils blâmaient sa faiblesse et ses idées libérales ? La fureur des partis, mandait le duc de Richelieu à l'empereur de Russie le 23 novembre, ne nous laisse guère que le choix entre les extravagances et les crimes. L'Assemblée nous menace sans cesse de nous échapper et de se livrer à un système de réaction qui amènerait infailliblement la ruine du pays et celle de la maison royale. Jusqu'à présent, nous l'avons contenue, mais il y a à lutter contre les obstacles de tout genre et dont les plus grands sont sur les marches mêmes du trône. J'ai cru devoir poursuivre le maréchal Ney avec une sorte de vivacité, d'abord à cause du droit de la justice qui doit avoir son cours, et puis pour donner au parti qui veut des châtiments une satisfaction qui lui est duc ; mais j'assure à Votre Majesté que mon intention bien positive est de nous arrêter là et d'engager le Roi à donner une amnistie générale pour les crimes passés... Mais quelques jours après il écrivait, l'âme désolée : Comment pourrais-je vous peindre l'excès de déraison de ce peuple, l'exaspération des partis, la corruption des mœurs avec une disposition à la servitude, une absence de tout sentiment élevé et généreux, dont il est impossible de se faire une idée ? On ne peut se faire entendre des gens avec qui l'on parle qu'en prenant le langage de la passion ; avec celui-là on est sûr de réussir auprès des femmes surtout qui se mêlent de tout et contribuent à entraîner les hommes, même les plus sages. Ce que j'entends ici tous les jours me fait frémir. Les gens de mœurs les plus douces ne parlent que de supplices, vengeances, bourreaux... Les princes attaquaient avec violence la conduite du cabinet, qu'ils jugeaient trop modérée. Le président du conseil en était fort ému. Il allait jusqu'à dire qu'il subirait l'amputation du bras gauche pour sortir d'une telle situation. Les salons de Paris sont des arènes où l'on est toujours prêt à se prendre par la tête pour une nuance d'opinion... Il faut que vous sachiez que je suis une espèce de jacobin, parce que je ne partage pas les exaspérations et les folies des gens qui, sans avoir jamais rien fait, ni rien vu, se croient appelés à régir les nations !... La position du Roi et de ses ministres était presque intenable. Tout était employé par la réaction pour en aggraver les embarras. Le jour viendra même où le comte d'Artois dénoncera à l'étranger la politique néfaste de son frère et sollicitera son appui pour la réformer. Il eût fallu, pour satisfaire le prince héritier et ses courtisans, revenir aux errements d'autrefois et faire table rase du présent, servir leurs vengeances particulières et leur ambition. Louis XVIII avait peine à se défendre. Sa situation au milieu des partis acharnés, des menaces et des violences était effroyable. Comment punir sans être injuste ? Comment pardonner sans être faible ? Et les exigences de la majorité, qui grandissaient à toute heure qui semblaient devoir, comme une mer déchaînée, submerger son pouvoir !... Le ministère, au lendemain d'une commutation de peine, eût été certainement mis en accusation par la Chambre. Le pays, déjà remué, eût été en proie aux plus mortelles agitations. Les affreuses scènes qui avaient désolé le Midi, se fussent renouvelées, grâce à la faiblesse et à l'épouvante de l'administration. A Paris, comme en province, on ne parlait que de réprimer, que d'épurer, que de punir sans pitié. Le Roi était si malheureux des exigences manifestées par les députés, qu'il dit un jour, avec une profonde tristesse, au comte Pozzo di Borgo, que si ces messieurs avaient pleine liberté, ils finiraient par l'épurer lui-même[7].

Ceci prouve bien que Louis XVIII, s'il avait voulu arracher le maréchal à la mort, eût rencontré, de la part des siens, les plus grandes, si ce n'est les plus insurmontables difficultés. Il était naturellement généreux, et bien des traits dans sa vie l'ont prouvé. Il a dû certainement déplorer la fatale exécution du 7 décembre, lui qui avait écrit à l'empereur de Russie, après la Bérézina, cette lettre si touchante, qu'il faut relire : Le sort des armes, disait-il, a fait tomber dans les mains de Votre Majesté Impériale plus de cent cinquante mille prisonniers. Ils sont pour la plus grande partie Français. Peu importe sous quel drapeau ils ont servi ! Ils sont malheureux. Je ne vois parmi eux que mes enfants. Je les recommande à la bonté de Votre Majesté Impériale. Qu'elle daigne considérer combien un grand nombre d'entre eux ont déjà souffert, et adoucir la rigueur de leur sort ! Puissent-ils apprendre que le vainqueur est l'ami de leur père ! Votre Majesté ne peut pas me donner une preuve plus touchante de ses sentiments pour moi. Or, si quelqu'un méritait la clémence et l'oubli, c'était bien celui qui était sorti le dernier de cette terrible retraite de Russie, montrant que son énergie et sa bravoure étaient au-dessus de la rigueur des éléments et des périls d'une guerre sans merci. Mais la politique était là, la politique implacable, qui, sous le couvert de la raison d'État, égare l'esprit et le cœur. Elle disait qu'il fallait un grand exemple pour imposer à l'armée et aux factieux. On le donna. De plus, l'Europe l'exigeait. On céda, parce que ce n'était plus le temps de la clémence et qu'il fallait défendre les intérêts de l'Europe. C'est ici que l'âme française se révolte. Pourquoi cette lamentable concession ? Parce que le régime qui aurait refusé de sévir contre celui ou ceux qui, à tort ou à raison, incarnaient la révolte, ce régime. n'aurait eu l'appui de personne. Parce que les traités auraient été remis en question, parce que l'occupation eût été plus dure et que les Prussiens, cessant d'être contenus par les Russes et par les Anglais, eussent fait de la pauvre France une terre désolée... Mais il fallait, à l'exemple des Espagnols, s'ensevelir sous les ruines de la nation plutôt que de céder ! Oui, un roi jeune, vaillant, déterminé, eût pu tenter peut-être un pareil coup de désespoir ; mais un roi vieilli, accablé d'infirmités, mal secondé, entouré de défiances, le pouvait-il ? Alors, il fallait se retirer noblement. C'eût été, en effet, la plus belle des protestations ; mais à qui céder le pouvoir ? Au comte d'Artois ? Au duc d'Orléans ? Aux bonapartistes ? Aux républicains ? Aucun ne paraissait alors en état de gouverner la France. Et puis, ne serait-ce pas le renouvellement de guerres effroyables, dans lequel sombrerait ce qui restait de la patrie déchirée, ensanglantée et appauvrie ?... Toutes ces pensées se pressèrent à la fois dans la tête de l'infortuné monarque, et il céda. Je le blâme d'avoir cédé. Je le plains plus encore.

En tout cas, le parti vainqueur eut le tort, par l'exécution da maréchal Ney, d'abuser de sa victoire. Il imprima à la Restauration une tache d'injustice et de cruauté qui, quinze ans après, observe le comte de Pontécoulant, comme elle en fit la cruelle expérience en 1830, n'était point encore effacée dans le souvenir de la population parisienne[8]. M. de Viel-Castel me paraît être dans l'exacte vérité quand il écrit : Le nom du maréchal Ney a puissamment contribué à frapper d'impopularité la branche aînée des Bourbons. Jamais on n'a mieux vu combien il est imprudent, ou dangereux pour un gouvernement, pour un parti vainqueur, de frapper même justement un homme que protège une grande gloire. C'est que la gloire est, pour ainsi parler, une royauté morale qui confère à ceux qui en sont revêtus une sorte d'inviolabilité[9]. Duvergier de Hauranne rappelle que Macdonald s'honora une fois de plus en écrivant au Roi cette supplique d'une franchise et d'une noblesse bien militaires : Que Votre Majesté daigne se souvenir qu'elle a promis que le Roi serait juste, sévère, clément. Sire, vous avez été juste, sévère. C'est le tour de la clémence. J'ai dit pourquoi le Roi ne crut pas devoir céder. Il pensait surtout à l'exemple, et à l'autorité qui en ressortirait pour son gouvernement. En frappant cette tête illustre, la Restauration croyait faire preuve de force et consolider sa domination, observe aussi Duvergier de Hauranne. Mais il ajoute aussitôt : Elle effaçait, au contraire, d'un seul coup les torts réels du maréchal et versait ce sang qui, pendant de longues années, cria contre elle[10]. M. de Vaulabelle établit un contraste dramatique entre la Révolution et la Restauration. L'une, avec son tribunal exceptionnel, se défendait ; l'autre, avec sa Cour des pairs et ses conseils de guerre, se vengeait. Ici, l'opposition est forcée et ne porte guère. Quelle que soit l'iniquité de certains procès de la Restauration, elle ne peut égaler l'odieux des jugements révolutionnaires.

Le comte de Rochechouart rejette sur certains conseillers de Louis XVIII la responsabilité de l'exécution de Ney et des actes violents commis à cette époque. Par qui ces mesures ont-elles été prises ? Certes, ce n'est pas par le Roi ni par les royalistes, mais par deux enfants de la grande Révolution, qui, à force de fourberies, d'astuce et d'audace, sont parvenus à faire oublier, l'un la scélératesse de son début, l'autre l'indignité de sa conduite comme prélat et comme gentilhomme français. Ce sont eux qui, au retour du Roi, lui ont fait approuver l'ordonnance signée par eux, traduisant dix-neuf personnes devant les conseils de guerre et bannissant du territoire français trente-huit personnes. Cc n'est point à eux cependant que l'on a reproché des actes aussi rigoureux. Après l'exemple de ces châtiments sévères donné par les deux ministres pervers, comment s'étonner que des populations, égarées par la passion et l'esprit de parti, se soient portées à des excès que l'on aurait pu éviter, si l'exemple de la modération leur eût été donné par des ministres animés de charité chrétienne ?[11] Je n'ai pas diminué, comme on l'a vu plus haut, la complicité de Fouché et Talleyrand dans les ordonnances. J'ai rappelé que Talleyrand avait dit, en apprenant l'arrestation de Ney : Eh bien, ce sera d'un grand exemple ! et qu'il avait cru se dégager de la responsabilité du procès en se faisant dispenser officiellement d'y prendre une part active. Mais cela n'excuse point les ministres qui les ont remplacés, d'avoir poursuivi le maréchal avec tant d'âpreté et de colère, d'avoir exigé un jugement implacable. Le comte de Rochechouart se trompe, lorsqu'il fait retomber uniquement la responsabilité de l'acte du 7 décembre sur les deux anciens ministres de Napoléon.

Benjamin Constant déplore la condamnation de Ney. Le procès de ce guerrier malheureux et illustre, dit-il, prouve assez que sa défection, amenée avec un art si perfide, représentée sous des couleurs si fausses et punie si rigoureusement, fut l'effet et non pas la cause de l'obstination que l'on avait apportée à désorganiser tous les moyens militaires. Cette réflexion est juste, mais elle a été écrite afin d'excuser la malheureuse lettre à M. Decazes où Benjamin Constant désignait Ney pour sauver Labédoyère !... De son côté, M. de Villèle déplore que le procès du maréchal Ney ait été imposé à la Restauration par une triste fatalité. Je crois, dit-il, qu'il est permis de regretter que le gouvernement n'ait peut-être pas assez senti combien la sortie du royaume de ce grand proscrit était pour tous du plus grand intérêt[12]. Tout ce que Chateaubriand trouve à dire de cette époque, sans faire allusion au procès devant la Chambre des pairs, c'est que ses doctrines libérales donnèrent à la noble Chambre la popularité dont elle a joui, tant qu'elle souffrit ses opinions. Il ne ménageait pas, suivant son habitude, sa vanité personnelle[13]. Le duc de Rovigo déclare qu'il ne peut approuver la conduite du maréchal Ney. Il trouve qu'il aurait dû se retirer, comme l'avait fait Macdonald. On aurait désiré cependant que les Mémoires de Savary continssent autre chose ; par exemple, le regret d'une exécution faite en si grande hâte et sous une pression politique. Il y avait en effet dans certains esprits un souvenir encore vivant, et je n'étonnerais personne si je disais que les coups de fusil du fossé de Vincennes ont eu pour écho les coups de fusil de l'avenue de l'Observatoire... Un traître, le malheureux duc de Raguse, Marmont, que les soldats appelaient brutalement le général Judas, ose le prendre de haut avec son ancien compagnon d'armes. Celui qui voulut, dit-il, remplir consciencieusement les devoirs de juge ne put hésiter à le condamner... L'esprit de parti a fait depuis du maréchal Ney un martyr. Toutefois, il daigne ajouter ces mots : Une sage politique aurait dû peut-être sauver un homme couvert de gloire et échappé pendant tant d'années à d'innombrables dangers. Si sa grâce eût suivi sa condamnation, les Bourbons seraient restés dans leur caractère et n'en auraient été que plus forts ; mais le parti dominant fut inexorable. Il voulait du sang. Il est bon de recueillir ces doléances et ces reproches ; mais ne prennent-ils pas une couleur d'hypocrisie quand on se rappelle que le duc de Raguse, en sa qualité de pair de France, s'était empressé de voter la mort et n'avait fait aucune démarche, après la condamnation, pour obtenir la grâce de son glorieux camarade ? Celui qui avait conspiré ouvertement avec l'étranger et trahi l'Empereur écrivait ces lignes : Aucun coupable ne pouvait être puni avec plus de justice, car le crime était patent, et il n'y a pas de gouvernement possible avec la pensée que l'action du maréchal Ney mérite de l'indulgence ![14] Devant une telle audace, on se prend à regretter que la défection et les complots de Marmont soient, restés impunis. Que dis-je ? Ils ont été récompensés, puisque Marmont fut nommé capitaine des gardes du Roi !

Un historien qui approuve sans réserve le procès et l'exécution et que j'ai déjà cité et combattu plusieurs fois, c'est Nettement. Il affirme que l'exécution de l'arrêt rendu contre le maréchal était douloureusement inévitable. Je ne vois là qu'un adverbe à effet, mais qui donne une singulière couleur à une nécessité contestable. L'historien royaliste assure encore qu'aucune garantie ne manqua à l'accusé et qu'on ne lui refusa qu'une chose : l'impunité. Il ne croit pas que la clémence eût été favorable au gouvernement. Il se trompait. L'avenir a prouvé combien grande était son erreur.

L'Empereur, dont j'ai donné la pensée sur l'issue du procès, trouvait que la défense avait été mal conduite. Il blâmait le maréchal d'avoir protesté de son éloignement pour lui et de son dévouement au Roi. Système absurde, s'écriait-il, que semblent avoir généralement adopté ceux qui ont paru dans ces moments mémorables, sans faire attention que je suis tellement identifié avec nos prodiges, nos monuments, nos institutions, tous nos actes nationaux, qu'on ne saurait plus m'en séparer sans faire injure à la France ! Sa gloire est à m'avouer ! Et dans un de ses élans extraordinaires, avec cette clarté et cette précision qui caractérisaient sa parole, Napoléon indiquait quelle eût dû être la défense de Ney, et en cela il faisait parfaitement la critique du procès. Il avait été entraîné par un mouvement général qui lui avait paru la volonté et le bien de la patrie. Il y avait obéi sans préméditation, sans trahison. Les revers avaient suivi... Ney n'avait rien à répondre, si ce n'est qu'il était à l'abri d'une capitulation sacrée qui garantissait à chacun le silence et l'oubli sur tous les actes, sur toutes les opinions politiques. Si dans ce système il succombait, ce serait du moins à la face des peuples, en violation des lois les plus saintes, laissant le souvenir d'un grand caractère et couvrant de réprobation et d'infamie ceux qui, au mépris d'un traité solennel, l'abandonnaient sans pudeur ! Ney eût dû imiter la brièveté éloquente de Labédoyère qui avait dit à ses juges : J'ai pu me tromper sur les véritables intérêts de la France. De glorieux souvenirs, un ardent amour de la patrie, des illusions ont pu m'égarer. Mais la grandeur même des sacrifices que j'ai faits, en rompant les liens les plus chers, prouve qu'il n'entrait dans ma conduite aucun motif d'intérêt personnel. Je ne nierai pas des faits notoires, mais je déclare que je n'ai trempé dans aucun complot qui aurait précédé le retour de Napoléon ; je dirai plus, je crois pouvoir affirmer qu'il n'a point existé de conspiration pour le ramener de l'île d'Elbe.

J'ai dit comment Drouot avait, au conseil de guerre, dédaigné d'entrer en longue discussion avec ses juges. Rapp avait fait de même. Sa lettre au Roi, quoique fort courte, en disait assez : Je ne cherche point à excuser ma conduite. Votre Majesté sait que mon inclination et ma conduite militaire m'ont toujours porté à défendre le territoire français contre toute agression étrangère. Je ne pouvais hésiter à offrir mon sang pour la défense surtout de l'Alsace qui m'a vu naître... Quoique ayant servi l'Empereur, cette fière attitude lui sauva la vie. Il avait mis la même carrure à défendre Strasbourg, et l'on sait qu'il répondit à un parlementaire : Je ne rendrai la ville que lorsque mes soldats auront mangé des cuisses autrichiennes comme ceux que j'avais à Dantzig ont mangé des cuisses russes ![15] Ney, doué d'un sang-froid supérieur à celui de Rapp, ne sut pas se défendre contre ses ennemis politiques avec une telle netteté et une telle concision.

Si nous jetons maintenant un dernier coup d'œil sur le procès qui vient de se dérouler à nos yeux, si nous voulons en embrasser rapidement l'ensemble et la physionomie, nous voyons bien que la défense a eu près d'un mois pour soutenir la cause du maréchal, mais à quel prix et après quelles luttes ! L'impatience des juges, l'âpreté fougueuse du procureur général, l'abus fait par le chancelier de son pouvoir discrétionnaire, l'interdiction de plaider à fond les moyens importants, tout cela est fait pour surprendre et pour attrister. Le mot échappé tout à coup à Bellart : Il veut n'avoir trahi que le 20 mars ? Eh bien, nous y consentons ! ruine presque toute l'accusation, dont la base principale était la préméditation, et le complot[16]. L'obstination implacable du président, de la cour et du ministère à empêcher jusqu'à la simple lecture de l'article 12 de la convention du 3 juillet indique combien pote eux-mêmes l'accusation était chose faible. L'arrêt rendu pour interdire cette lecture et le débat qui devait l'accompagner, arrêt dont les voix furent prises et non comptées, démontre enfin que la clémence royale aurait dû suivre la condamnation ; autrement ce n'était plus un acte de justice, mais un acte de vengeance politique.

La clémence s'imposait d'autant plus que les vrais coupables restaient impunis. J'appelle les vrais coupables ceux qui avaient désorganisé l'armée, donné avant tous l'exemple de la défection, fait de la corruption et du mépris du serment leur pratique constante, et déterminé, par leurs conseils perfides et leur habile trahison, le regrettable événement du 20 mars. La clémence s'imposait d'autant plus que ceux qui auraient dû se mettre en avant les premiers ont aussitôt lâché pied. Quel prince, sauf le duc d'Angoulême, avait essayé de résister à Napoléon et à ses partisans ? Monsieur avait- il lutté à Lyon ? Macdonald avait-il pu le décider à faire face aux rebelles ? Le Roi lui-même était-il resté aux Tuileries, prêt à mourir sur son trône, comme il l'avait solennellement juré ?... Enfin, était-ce bien un crime de haute trahison l'acte qui poussait un vaillant soldat, en présence de la défection et de la fuite presque universelles, à verser de nouveau son sang pour sa patrie ? Et ceux-là mêmes qui l'ont le plus blâmé, n'auraient-ils pas exalté sa conduite, si Waterloo, au lieu d'être une défaite, avait été une victoire ?... Les juges du maréchal ne voyaient donc que le moment présent ? Ils ne songeaient donc pas à l'avenir ni à la responsabilité qui retomberait sur eux et sur leur gouvernement ? Ils ne se demandaient donc pas si le fait qu'ils qualifiaient de criminel, serait qualifié tel en tous les temps et par tous les hommes ? Ils n'admettaient donc ni excuses ni circonstances atténuantes, alors qu'on ne les refuse guère aux pires scélérats ?

Triste évoque, triste procès ! Les passions et les haines, l'ineptie et la peur, les plus honteux calculs avaient tellement égaré les esprits que pour beaucoup la notion du juste et de l'injuste avait disparu. Les nouveaux malheurs que la seconde invasion avait amenés sur la France avaient exaspéré certains royalistes à ce point que, ne pouvant se venger sur Napoléon, ils étaient heureux de le faire sur le maréchal, qui devenait ainsi la victime expiatoire. Les femmes elles-mêmes, comme je l'ai raconté, brûlaient de cette fièvre de vengeance. La noble princesse à qui le martyr du 21 janvier avait recommandé la clémence et l'oubli, la jeune femme admirable qui avait été un modèle incomparable de dévouement et d'amour filial, n'avait pas eu un élan de pitié pour la pauvre femme qui, depuis le commencement du procès, était venue timidement chaque jour frapper aux portes des Tuileries. Je me trompe, mais ce fut onze ans après, en 1826. C'est le général comte de Ségur qui nous le rapporte lui-même dans un émouvant récit. Il était allé au 1er janvier offrir ses hommages au Roi, chef de l'armée. Il vit alors, en attendant l'entrée de Charles X, la Dauphine s'approcher de lui, s'arrêter subitement et fixer sur lui un si long et si triste regard qu'elle semblait avoir oublié l'assemblée nombreuse qui l'entourait. Évidemment émue, elle parut plusieurs fois être prête à interpeller le général. L'arrivée du Roi l'entraîna dans le cortège et elle disparut. Ségur raconta fort surpris ce qui venait de se passer à une personne de la Cour : Ignorez-vous, lui répondit celle-ci, qu'en lisant votre récit sur l'infortuné prince de la Moskova, la princesse s'est écriée à plusieurs reprises : Mon Pieu ! pourquoi ignorions-nous tout cela ? Que d'héroïsme ! Pourquoi M. de Ségur n'a-t-il pas publié plus tôt son livre ? Il eût sauvé la vie au maréchal Ney ![17] Elle avait dit en termes à peu près semblables au général Goguelat : Quel dommage que ce beau livre n'ait pas paru plias tôt ! Ney avait déserté notre cause... Mais le prince de la Moskowa devait vivre pour l'honneur et la gloire de la France ![18]

Il n'y a rien à ajouter à ces paroles. C'est le verdict même de l'histoire.

 

 

 



[1] La peinture représente le grand Condé déchirant de sa propre main une page de sa propre histoire... Quelle plus belle preuve qu'on peut faillir une fois sans cesser d'être un héros ! (Dupin, Libre défense des accusés.)

[2] Histoire des princes de Condé, t. VI. C. Lévy, 1892.

[3] Mémorial de Sainte-Hélène.

[4] Mémorial.

[5] Lorsqu'il s'agit de prononcer avec l'infaillibilité de la justice sur la vie d'un de nos semblables, d'un de nos concitoyens, pourrions-nous oublier, et la grande domination et le caractère, et la force et l'étendue du pouvoir dont cet homme était revêtu ? (Plaidoyer de Berryer fils pour le général Cambronne.)

[6] Où va-t-on ? Je n'en sais rien, disait le général Lecourbe au comte de Taverney. Nous ressemblons à l'empire romain, à sa décadence. Ils ont tous le diable au corps. Si Bonaparte est tué, il s'en présentera au moins quatre ou cinq qui veulent être Empereur, et ce sera encore pis que tout ce que nous avons vu. (Déposition du comte de Villars-Taverney au conseil de guerre.)

[7] Correspondance avec Nesselrode, t. Ier.

[8] Souvenirs, t. IV.

[9] Histoire de la Restauration, t. IV.

[10] Histoire du gouvernement parlementaire, t. III.

[11] Mémoires du comte de Rochechouart.

[12] Mémoires, t. Ier.

[13] Mémoires d'outre-tombe, t. VII.

[14] Mémoires, t. VII.

[15] Mémoires du général Rapp.

[16] Rien ne put éclairer le ministère. Il persista, malgré les preuves réelles du contraire, à croire à l'existence d'un complot. Il n'y en avait eu qu'un, mais il n'avait ni importance ni but déterminé, ni aucun rapport avec le débarquement de l'île d'Elbe, qui fut une surprise pour tous.

[17] Histoire et Mémoires, t. VII.

[18] Anecdotes historiques du temps de la Restauration. Firmin-Didot, 1853, in-18, p. 25.