Cette séance a fait époque dans ma vie, a écrit le duc Victor de Broglie au sujet de la séance du G décembre, et cela se comprend. C'est la séance de la dernière plaidoirie des avocats ; c'est la séance du jugement. Dans l'histoire parlementaire, dans l'histoire judiciaire, après les grands procès de la Révolution, il en est peu de plus émouvantes. Avant la séance publique qui s'ouvrit à dix heures et quart, il y eut à neuf heures et demie, dans la chambre du conseil, une séance préliminaire très importante. Le président donna lecture d'une motion du comte de Tascher que je reproduis d'après l'original même, comme les autres pièces de cette mémorable journée : Le comte de Tascher a l'honneur de prier monsieur le président de vouloir bien se faire autoriser par la chambre à l'effet d'interdire aux défenseurs du maréchal Ney de parler dans leur plaidoierie (sic) de la convention de Paris, attendu que cela ne regarde nullement la Chambre des pairs et sort de ses attributions. Elle est chargée par le Roi de juger le maréchal sur l'acte d'accusation qui lui a été dénoncé par les ministres de Sa Majesté. La question de savoir si le traité du 3 juillet est applicable au maréchal, s'il est compris ou non dans l'article 12, ne regarde que le gouvernement, et c'est au ministre des affaires étrangères que l'accusé devrait et doit s'adresser. Je demande que le jugement intervienne sans désemparer. LE COMTE DE TASCHER[1]. Nota. — C'est mal à propos que trois témoins ont été entendus hier sur un objet autre que l'acte d'accusation[2]. Ce 6 décembre 1815. Le président, après avoir lu la motion, se déclara de
l'avis du comte de Tascher et prétendit avoir le droit de faire cette
interdiction en vertu du pouvoir discrétionnaire que lui accordait la loi. Il
rit savoir également que le procureur général était dans l'intention de
s'opposer à cette discussion, au nom des ministres de Sa Majesté. Cependant,
il désirait connaître sur ce sujet les dispositions de MM. les pairs.
Aussitôt plusieurs membres appuyèrent la motion du comte de Tascher. Le comte
Garnier dit en propres termes : Le moyen que
l'accusé pourrait tirer de cette convention, est sans fondement. Il ne peut
être entendu, parce que c'est tout à fait un moyen préjudiciel. Les
défenseurs ne sont plus recevables à rien présenter de semblable depuis
l'arrêt qui leur a ordonné de produire tous les moyens préjudiciels. Lanjuinais
indigné voulut protester. De Sèze, — on aurait dû attendre plus de générosité
de lui, car il avait vu de près les entraînements déplorables d'une autre
Assemblée, — de Sèze lui cria avec colère : Il y a
arrêt ! Vous ne pouvez parler contre un arrêt ! Lanjuinais griffonna à
la hâte quelques lignes sur un morceau de papier, et s'exprima ainsi : Je veux parler sur cet arrêt. La convention faite sous
Paris a été stipulée précisément pour les délits politiques, et il s'agit
dans ce moment du sort d'un militaire illustre. Cette convention fournit une
exception non seulement préjudicielle, mais péremptoire, puisqu'elle détruit
l'accusation. Il lut alors ce qui suit : Il
s'agit d'une exception péremptoire. Les exceptions de ce genre sont
admissibles à toutes les périodes de la procédure et ne peuvent jamais être
préjugées définitivement par un jugement interlocutoire qui, de sa nature, ne
lie pas les juges irrévocablement[3]. Il ajouta : Cela est reconnu, écrit dans tous les livres, reçu dans tous les temps, admis dans tous les pays. Quant à l'arrêt, il n'est dans sa nature qu'interlocutoire, que préparatoire. Jamais les juges ne sont liés par de tels actes. C'est encore là un des premiers principes de la procédure. Un de ses collègues, Porcher de Richebourg, fit observer aussi qu'il n'y avait point de fin de non-recevoir en matière criminelle et que la convention était un acte diplomatique. Le président lui répondit : Lorsqu'on opinera, ce moyen pourra être discuté. Cependant, il convient d'interdire la lecture de l'article 12 de la convention. Malgré sa science juridique, le chancelier eût été assez embarrassé, si on l'y eût contraint, d'expliquer la raison de ces deux mots : Il convient. Le comte Molé dit à son tour : Cette convention est purement militaire. Si on pouvait en faire l'application au prévenu, l'ordonnance du Roi du 24 juillet n'aurait pas été rendue. Quelques écrivains, comme M. d'Hyelli[4], ont approuvé cette réponse et affirmé que la convention n'engageait que les généraux qui l'avaient conclue. Les explications données précédemment combattent cette opinion. Avant l'ordonnance du 24 juillet, il y avait eu les déclarations des 23 et 25 juin. C'est parce qu'elles menaçaient de cruels châtiments les militaires aussi bien que les civils, que les plénipotentiaires du gouvernement provisoire avaient tenu si fortement à l'article 12 de la convention du 3 juillet. Il est vrai que le Roi, par l'ordonnance du 24, ne s'en était guère préoccupé. Mais c'était de sa part, et surtout de celle de M. de Talleyrand, qui avait rédigé la déclaration du 28 juin, comme de celle de Fouché, qui avait préparé l'ordonnance, une faute, une grande faute. Les effets certains de la convention de Paris ne disparaissaient point par le fait seul du retour du Roi, car, ainsi que je l'ai démontré, il l'a invoquée lui-même le 8 juillet pour sauver le pont d'Iéna. Cette convention établissait une amnistie plénière, sur laquelle tons les partisans de Napoléon avaient si bien compté que le maréchal Davout, leur défenseur, avait courageusement protesté contre sa violation possible, par une lettre admirable que j'ai citée à son heure[5]. Donc, en invoquant l'article 12, on ne commettait ni une maladresse ni une subtilité. C'était si peu une maladresse que le simple énoncé de la question avait suffi pour jeter la Chambre des pairs, son président et le procureur général, dans le plus grand embarras. C'était si peu une subtilité que tout fut employé pour empêcher de plaider ce moyen. La seule lecture de l'article 12 paraissait une monstruosité. On objecte cependant que l'insistance à invoquer et à commenter les termes de cet article démontrait à elle seule la culpabilité du maréchal. Mais elle ne faisait de doute pour personne. Le maréchal lui-même se reconnaissait coupable à partir du 14 mars, et il comptait précisément sur l'article 12 pour être amnistié. C'est ce qui explique pourquoi il tenait tant à comparaître devant la Chambre des pairs. Il redoutait les jugements des maréchaux et des généraux, parce qu'il les savait peu experts en matière juridique et parce qu'il aurait suffi au général Grandier de prononcer le mot de trahison pour obtenir sa condamnation immédiate. Le précédent de Labédoyère l'inquiétait. La facilité avec laquelle la commission militaire de Vincennes avait condamné le duc d'Enghien sur l'accusation identique d'avoir pris part à un complot dont le but était de changer le gouvernement et d'exciter à la guerre civile[6], l'inquiétait aussi. Mais devant des juges éclairés, comme ceux de la Chambre des pairs, parmi lesquels se trouvait nombre d'avocats et de magistrats, il crut qu'il pourrait plaider et qu'il serait entendu et compris. Il se trompait, c'est évident, mais il. se trompait en croyant fermement à la puissance du moyen puisé dans l'article 12. Le moyen était considérable, peu facile à réduire. Les combats que le procureur général et certains pairs avaient soutenus à diverses reprises pour en empêcher même l'invocation, démontraient assez sa valeur intrinsèque. Le comte Molé ajoutait : Les garanties que la convention renferme ne peuvent être réclamées que vis-à-vis des puissances dont elles émanent. C'était une singulière fin de non-recevoir. Car les puissances, comme l'Angleterre, auxquelles on s'était adressé, se récusaient en répondant que le Roi seul était compétent, de telle sorte qu'on allait de l'un à l'autre sans pouvoir rien obtenir. Molé faisait preuve d'une grande ingéniosité, si l'on en juge par ce qui suit : La preuve, disait-il, que tels étaient à cet égard l'intention des puissances et le véritable sens de la convention, c'est qu'aucune des puissances n'a réclamé contre les ordonnances du 24 juillet, ce qu'elles n'auraient pas manqué de faire, si, à leurs yeux, le Roi eût été lié par cette convention. Mais les puissances ne protestaient pas, parce que le gouvernement du Roi, en frappant le maréchal, servait leurs désirs. Elles lui laissaient volontiers prendre ici toute responsabilité et ne seraient intervenues que si leurs exigences ou leurs intérêts personnels eussent été lésés. Mais du moment qu'on allait fusiller le premier des maréchaux de France, celui qui leur avait infligé de si nombreuses défaites, pourquoi seraient-elles intervenues ? Et d'ailleurs, avaient-elles eu jamais un respect bien grand des conventions et des traités ? Molé disait encore : Il faut ajouter que les ordonnances du 24 juillet ont été signées par un ministre qui, sans doute, s'y fût refusé, si elles eussent été contraires à la convention du 3, dont il connaissait mieux que personne toute la force, ayant été, à l'époque où elle fut conclue, président de la commission du gouvernement. Ainsi c'était l'autorité de Fouché, du Fouché de Lyon et de Nantes, que Molé mettait gravement dans la balance, la parole du dernier des fourbes qui, depuis huit mois, intriguait simultanément avec le cabinet de Vienne, avec Louis XVIII, avec les Chambres législatives, avec les généraux étrangers, mentant aux uns et aux autres sans la moindre vergogne ; c'était Fouché qui, d'après lui, se serait refusé à signer l'arrêt de mort ou la déportation de tels ou tels généraux !... J'ai raconté comment cet homme a consenti à fabriquer lui-même les listes de proscription[7], et ce que j'ai dit suffit, il me semble, pour prouver combien étaient profondes sa bassesse et sa perfidie. D'ailleurs, le gouvernement allait bientôt le traiter à sa manière. Il devait condamner à l'exil celui qu'il avait jugé assez bon pour l'aider à rentrer en France, celui qu'il avait placé au premier rang dans ses conseils ! Après le discours du comte Molé, le président mit la question aux voix, et la chambre décida qu'elle ne permettrait pas la lecture de l'article 12 de la convention du 3 juillet. En droit, l'arrêt était nul, car les voix avaient été prises mais non comptées individuellement, ainsi que l'exigeait la procédure[8]. A la séance publique, après l'appel nominal et après une
observation de Bellart, qui aurait voulu faire entendre à nouveau le major de
la Genetière pour prouver que cet officier avait bien adressé sa démission au
maréchal, la parole fut donnée à Berryer. Voici ce que nous apprend son
confrère Dupin au sujet de son discours et de la façon dont il allait traiter
la cause. Berryer avait arrêté le plan de sa
plaidoirie. Ses notes étaient fort étendues. Dans une affaire aussi grave il
ne voulait rien négliger. Il avait surtout à cœur d'expliquer dans le plus
grand détail tous les faits qui avaient précédé ou accompagné la mission
donnée au maréchal ; il voulait dégager la personne de l'accusé de plusieurs
imputations odieuses dont la plupart étaient de pures calomnies, afin
d'arriver, sans préjugé, à la discussion du point de droit qui consistait en
deux moyens principaux : Le premier tiré de l'article 12
de la convention de Paris (amnistie
formelle) ; Le second tiré du traité du 20 novembre 1815, confirmant celui du 30 mai 1814 — aucun individu ne sera inquiété ou troublé pour sa conduite ou opinions politiques[9]. Les moyens de défense ainsi fixés et disposés, rapporte Dupin, je n'avais plus qu'à écouter les plaidoiries. Seulement, il avait été convenu que je répliquerais au procureur général, s'il y avait lieu. Berryer commença ainsi : Quelque
brillante facilité qu'ait mise hier l'éloquent organe du ministère public à
préciser les points de vue sous lesquels il pense que l'accusation doit être
simplement discutée, il m'est malheureusement impossible de me circonscrire
dans le cercle qu'il a paru me tracer. Le défenseur exposa qu'il
aurait à développer plusieurs moyens de droit, mais sans le moindre esprit de
chicane[10].
D'ailleurs, il avait eu soin d'écrire les points dont il devait parler avec
circonspection. Il offrit ensuite de respectueuses actions de grâces au Roi,
qui avait voulu que cette défense fût libre et même protégée par une grande
solennité. Puis, il remercia la Cour du délai qui avait permis à la défense
d'appeler et d'entendre les témoins à décharge, et de rassembler toutes les
preuves de la justification du maréchal. Ce délai n'avait pas été perdu pour
la justice, car la vérité, grâce à lui, avait pu se manifester sur plusieurs
points. Ainsi l'accusation capitale du crime de haute trahison et d'attentat
à la sûreté de l'État était dégagée désormais, et par les accusateurs
eux-mêmes, de cette masse accablante de soupçons, de
reproches même qui avaient si malheureusement chargé le maréchal Ney, à
l'entrée de cette douloureuse carrière. Ce délai avait encore permis
de faire connaître les termes du traité du 20 novembre, cette profession de foi européenne qui se repose avec le
plus juste abandon sur ces dispositions aussi sages que généreuses, annoncées
à toutes les époques par Sa Majesté, de faire cesser les haines, les
divisions, les alarmes, les mécontentements inséparables de tant de choses,
de tant de calamités, et de ne conserver des temps passés que le bien que la
Providence en a fait sortir. Berryer allait s'appliquer maintenant à
démontrer que le maréchal avait simplement cédé à une force majeure irrésistible,
sans penser qu'il allait décider du sort de la cause royale. Il rappelait
avec force développements les événements que nous connaissons déjà,
l'enthousiasme des populations et des troupes au passage de l'Empereur, la
défection des villes et des garnisons, l'esprit de vertige ou de délire qui
tournaient toutes les têtes. Berryer demandait alors aux juges quelle culpabilité il était possible d'attacher aux actes que le spectacle d'une telle révolution pouvait arracher aux hommes en évidence. Entraînés par la foule qu'ils avaient à maintenir, maîtrisés par les forces qu'ils avaient à commander, fallait-il les accuser d'avoir agi en toute liberté et d'avoir voulu sciemment manquer à leur devoir ?... Il ajoutait ici un détail sur lequel j'ai, dès le début, attiré l'attention du lecteur : Par une singularité que je puis dire précieuse, il est prouvé au procès, par les documents les plus authentiques, que le parti de se réunir à Buonaparte a dû être et a été effectivement celui pour lequel le maréchal avait et devait avoir la plus grande répugnance. Il citait la démarche hardie de Ney à Fontainebleau, le 5 avril 1814, invitant Napoléon à abdiquer, et la lettre où il déclarait au gouvernement provisoire qu'il avait signifié à Buonaparte que les Français n'avaient plus à embrasser que la cause de leurs anciens rois. Et l'avocat s'écriait : De quelle profonde terreur le maréchal Ney a dû être frappé à la nouvelle que Buonaparte ressaisissait audacieusement les rênes du pouvoir ! Je n'aime pas, je l'avoue, l'argument de l'abdication. Je crois qu'il n'a pas produit sur la Chambre l'effet que Berryer en attendait, parce que la conduite ultérieure de Ney en détruisait toute la valeur. Quant à la terreur supposée du maréchal, c'était encore un piètre moyen. Mais que répondre à l'accusation, qui revenait sans cesse à cette question précise : Par quel vertige, par quelle impulsion étrange le maréchal Ney était-il devenu un tout autre homme et avait-il pu passer en un moment de la haine de Buonaparte à un état absolument contraire ? Berryer étudiait alors les causes générales : l'effet
produit sur l'opinion par le retour subit de Buonaparte, l'évasion de l'île
d'Elbe accomplie à la vue d'une escadre anglaise chargée d'observer les
mouvements de l'audacieux exilé, la descente sur le littoral français, la
stupeur universelle. Berryer faisait ainsi de Ney, au 14 mars, un homme
consterné, ébranlé par une défection générale. Il traçait de Napoléon et de
sa puissance irrésistible un tableau qui devait déplaire à la majorité de la
Chambre : Sa prodigieuse réputation de gloire, ses
nombreux traités avec les puissances, son élévation à l'Empire consacrée par
la religion, son alliance avec l'une des plus antiques familles souveraines,
tout ce que la politique avait fourni et exécuté d'entreprises colossales,
soit au dedans, soit u dehors, laissant des souvenirs encore trop récents, ne
disposait que trop les aveugles mortels à recevoir en lui un homme
extraordinaire que son étoile pouvait replacer forcément au poste d'où la
force des armes, désormais éloignée, avait fait déchoir... Et,
considérant Ney comme un soldat étranger à tous les calculs de la politique,
n'ayant vu que la patrie sous les formes diverses de gouvernement qui
s'étaient succédé : A aucune époque,
disait-il, il ne s'est prononcé pour aucun des
partis qui se disputaient l'autorité en France ; il ne sut que se battre
contre les ennemis extérieurs ; il n'a volé à la défense que du territoire ;
c'est la patrie seule qu'il a considérée... Voilà pour les causes
générales. Quant aux causes particulières, il fallait noter en première ligne
la défection d'une partie de ses forces le 13 mars et l'inévitable défection
du surplus à bref délai. A partir de ce moment, il était vrai de dire que le
maréchal n'avait plus d'armée. La lettre du maréchal Bertrand, l'habile
énumération des garanties que Buonaparte prétendait avoir obtenues des
puissances, de l'Autriche surtout, la peinture effrayante des maux qui
allaient accabler la patrie, l'affirmation du départ du Roi, toutes ces raisons
achevèrent de l'égarer. Dans le délaissement de tous, au milieu d'une fuite
générale, comment ne pas céder aux inquiétudes, ne pas admettre tous les
soupçons et toutes les nouvelles ? Puisque Monsieur s'était éloigné, que le
Roi quittait Paris, qu'il n'y avait plus de gouvernement, n'était-ce pas au
salut de la chose publique qu'il fallait avant tout se dévouer ? Une fois ces points étudiés, Berryer examinait la fameuse proclamation du 14 et s'évertuait à montrer que le maréchal n'en était pas l'auteur. Le style et la date le prouvaient de reste. Quant à son contenu, il n'offrait rien de neuf. C'était, en substance, la répétition des proclamations affichées, distribuées et lues dans toute la France. La faire connaître aux troupes, c'était tout simplement les occuper d'une gazette dont plusieurs soldats avaient déjà des exemplaires dans leurs poches. Cette lecture n'avait rien de dangereux. Elle ne pouvait changer les dispositions d'un seul homme. Elles étaient d'ailleurs assez prononcées... Ici, l'auditoire manifesta son improbation par des murmures significatifs. Berryer ne se di déconcerta pas. Il établit que, dans la matinée du 14, les généraux Lecourbe et Bourmont furent consultés par Ney sur la question de savoir s'il fallait lire la proclamation aux troupes. Il y eut délibération. Deux heures après, Lecourbe et Bourmont accompagnaient le maréchal sur le terrain pour l'assister, en connaissance de cause, dans la lecture qu'il allait faire. Cette assistance était la meilleure preuve de leur approbation. Lecourbe avait reconnu qu'il y aurait eu danger à ne pas être présent. S'il y avait du danger pour lui et pour Bourmont, n'y en aurait-il pas eu pour Ney ? Après avoir fait justice de diverses calomnies dirigées contre l'accusé, Berryer se sentit fatigué. Il parlait depuis trois heures. Il annonça qu'il avait encore à développer les moyens de droit et, en premier lieu, les rapports que le sujet pouvait avoir avec la convention de Paris et les traités de 1814 et 1815. Il demanda un peu de repos. Dupin appuya sa demande. Il supplia qu'on remît la séance au lendemain, car les avocats étaient réellement épuisés de veilles et de fatigues. C'est maintenant que l'accusation va se montrer dans toute sa rigueur. Bellart se leva irrité, et cria : Ce qu'on vient de demander est sans exemple ! Alors, Dupin répliqua froidement : Messieurs, je réduis ma demande à une simple question d'humanité ! Le duc d'Uzès considéra cette réplique comme une insolence pour la Cour et interpella ainsi le chancelier Dambray : Monsieur le président, veuillez rappeler l'avocat à l'ordre ! Mais Dambray eut le tact de ne pas morigéner l'avocat, qui n'avait point outrepassé son droit, et accorda à la défense une heure de repos. Il était trois heures et demie. Le maréchal fut ramené à sa chambre, et les avocats se retirèrent dans un bureau. La plupart des historiens ont dit qu'alors les pairs se réunirent dans la chambre du conseil pour discuter la question de la convention et des traités que Berryer allait examiner à la reprise de la séance. C'est une erreur[11]. La question avait été examinée déjà, comme je l'ai rapporté, dans la séance préliminaire de neuf heures et demie à dix heures un quart. Pendant la suspension de trois heures et demie à quatre heures et demie, les pairs causèrent entre eux et s'affermirent dans la décision, prise le matin, d'empêcher la lecture et surtout la discussion de l'article 12. On parla aussi de la première partie de la plaidoirie de Berryer, et on s'accorda généralement à la trouver plus longue qu'éloquente. Le maréchal eût mieux fait de prier ses avocats de raccourcir leurs harangues et d'imiter pour son compte la concision de Drouot, qui se borna à dire au conseil de guerre : Si vous croyez que mon sang soit nécessaire pour assurer la tranquillité de la France, mes derniers moments auront encore été utiles à mon pays !... Berryer fils, qui assistait à cette séance, se rendit compte de la nécessité, en pareil cas, d'être bref. Cela ne l'empêcha pas, comme dans le procès de Cambronne, d'être éloquent et hardi, si hardi même, que les journaux royalistes appelèrent sa défense une apologie séditieuse du crime, et qu'il fut réprimandé par la chambre de discipline[12]. Pendant la suspension de la séance, le marquis de Sémonville vint trouver Berryer père et lui dit avec une certain émotion : Ah ! mon cher Berryer, vous vous rappelez not ancien temps du Parlement ?... C'était le bon temps... ; puis après quelques mots aimables, il l'avertit de la décision pris De son côté, Berryer fils, qui s'était arrêté à la porte de salle des séances, vit venir à lui un ancien membre de la Constituante, le généreux Lally-Tollendal, qui proféra ces paroles mystérieuses : Ah ! παΐδες Άθήναΐοι... — Quoi donc ? — On va interdire à votre père de parler sur la capitulation de Paris. Le jeune Berryer revint en toute hâte auprès de son père et de Dupin. Ils examinèrent brièvement tous les trois la portée de la décision dont on les menaçait. Elle était grave. Elle tendait, rapporte Dupin, à priver d'avance le maréchal d'un moyeu de défense que nous avions toujours considéré comme décisif et, à vrai dire, le seul qui pût être invoqué avec assurance. Nous ne pouvions accepter un tel arrêt. Afin de n'être pas pris au dépourvu, il fut convenu que, pendant que Berryer achèverait de revoir ses notes, je rédigerais sur-le-champ une protestation que j'irais communiquer à M. le maréchal, pour qu'il fût prévenu de ce qui allait se passer, et afin qu'il pût lui-même, quand il verrait sa défense contrariée, s'interposer, constater la violence qui nous serait faite, nous retirer lui-même la parole et protester. Alors Dupin rédige rapidement cette pièce et la porte au maréchal, qui l'approuve. Dupin engage Ney à la recopier de sa main pour pouvoir la lire sans broncher, car son agitation, en la traçant, avait été telle que l'écriture était peu lisible. Le maréchal écrit la protestation et la met dans son chapeau[13]. Dupin redescend ensuite vers Berryer, et les deux avocats arrêtent ainsi leur plan : Berryer va reprendre la discussion et invoquer la convention et les traités. S'il est interrompu, Dupin tentera un nouvel effort, puis le maréchal interviendra. A quatre heures et demie, la séance, — j'allais dire la
tragédie, — fut reprise. L'attention de tous était grande. On sentait que le
moment fatal approchait. Berryer reprit la parole. Il répéta aux juges que le
seul mobile de Ney, dans tous ses actes, avait été la patrie. Ce fut elle qui fut constamment l'objet de son culte
sacré. Cette vérité incontestable, et démontrée d'ailleurs par tant
d'éclatantes actions, doit faire disparaître toute idée de criminalité de la
part du maréchal. Encore un coup, il faut attribuer exclusivement le fait
reproché au maréchal a désir ardent qu'il avait d'éviter que des Français
répandissent le sang de Français... Berryer entra ensuite dans
l'examen des traités de Vienne et de leurs rapports avec la cause qu'il était
appelé à défendre. Il chercha à établir que l'action criminelle ne pouvait
pas être intentée contre le maréchal, quand même le crime aurait été commis,
parce qu'il y avait eu remise de la criminalité et que l'Europe n'avait voulu
sévir que contre Buonaparte. Il essaya de démontrer que le Roi, en qualité
d'allié certain, avait signé ces divers traités, et il déclara que les
grandes puissances avaient formé entre elles une sublime alliance, le 25 mars
1815, pour venir au secours de la légitimité. Tout
marchait d'un commun accord avec la France, mais pas avec la même célérité.
Les armées prussienne et anglaise ont été les plus diligentes. Elles ont
battu l'usurpateur à Waterloo. Elles sont arrivées les premières sous les
murs de Paris, mais ce n'était toujours que le résultat de l'accord commun...
A ce moment, Bellart, qui donnait depuis la reprise de la séance des signes
manifestes d'impatience, se leva et interrompit Berryer : Avant que les défenseurs, dit-il, s'engagent dans de nouveaux raisonnements absolument
étrangers au fond de l'accusation, je dois éviter un scandale de plus da ces
pénibles discussions. Nous sommes Français. Ce sont les Français seuls qu'il
faut invoquer... Mais, à cette objection étonnante, il était facile de
répondre. Si le fait d'invoquer l'autorité de l'Europe était un scandale, qui
donc l'avait con e. mis le premier ? Qui donc était venu conjurer et requérir
la Chambre des pairs, au nom de l'Europe, de
juger le maréchal Ney ? Qui donc avait dit que l'attentat du 20 mars avait
frappé la France d'indignation et l'Europe entière de stupeur ? Qui donc, à
plusieurs reprises, avait fait intervenir le nom de l'Europe pour obtenir une
condamnation capitale ? Qui ? Le président du conseil et le procureur général
lui-même !... Ainsi les défenseurs du maréchal ne méritaient pas l'étrange leçon de patriotisme que voulait leur infliger Bellart. Ils avaient parfaitement le droit de s'en référer aux traités, parce que ces traités, consentis par la France, contenaient tous la clause d'amnistie pour délits politiques, et que cette clause était applicable à leur client. Mais Bellart persistait à penser que la réflexion aurait dû pousser les avocats à ne pas présenter les moyens offerts par ces traités. Puisqu'ils s'écartaient de la controverse permise, puisqu'ils oubliaient l'arrêt rendu par la Cour pour fermer la discussion sur la question préjudicielle, il s'opposait à ce que les défenseurs s'écartassent plus longtemps du point de fait, et il déposait, au nom du ministère et en son nom, un réquisitoire conforme. Voici ce réquisitoire, intégralement reproduit, car il n'était connu jusqu'ici que sous forme analytique : Réquisitoire tendant à ce qu'il plaise à M. le chancelier, président de la Chambre, leur donner acte de ce que : 1° Pour la dignité nationale[14], qui ne permet pas qu'on invoque, dans les tribunaux français, contre l'autorité et la justice du Roi, une convention faite par les agents[15] d'un parti, en révolte directe contre le Roi légitime, avec les armées qui assiégeaient Paris ; 2° Par respect même pour les arrêts de la Chambre, dont celui du 21 novembre a ordonné que l'accusé présenterait en avant des débats tous ses moyens préjudiciels à la fois, ce qui a été fait ; 3° Par respect pour les règles les plus essentielles de l'instruction criminelle, dont la plus impérieuse est que le fond de l'affaire ne peut être mélangé de discussions de droit qu'il n'est plus temps d'établir quand on est arrivé au moment où la conscience des juges ne peut plus s'occuper que de points de fait ; Et attendu que la discussion élevée par les défenseurs en ce moment sur l'exécution de la convention militaire du 3 juillet, ne touche en rien au fait du procès ; Ils s'opposent formellement tant fi la lecture de ladite convention militaire qu'à toute discussion qu'on en pourrait vouloir faire sortir ; Ordonner en conséquence que le maréchal et ses défenseurs se renfermeront dans la discussion des faits qui composent l'accusation. Fait le 6 décembre 1815. RICHELIEU, VAUBLANC, MARBOIS, DU BOUCHAGE, le duc DE FEUTRE, DECAZES, CORVETTO, BELLART. Approuvé quatre mots rayés nuls[16]. Quelques mots sur ce document incroyable. En quoi la dignité nationale allait-elle être frappée si l'on invoquait la convention du 3 juillet ?... Je l'ai cherché sans pouvoir le découvrir. Pourquoi dire ensuite que la convention avait été faite par les agents d'un parti en révolte directe contre le Roi légitime, puisque cette convention avait été acceptée par son gouvernement et que le Roi lui-même l'avait invoquée, cinq jours après sa signature, pour sauver un édifice public ? Comment en outre affirmer qu'elle était inconnue ? Cette convention avait été insérée au Moniteur du 5 juillet, et une circulaire, adressée à tous les préfets, leur signalait l'engagement solennel pris pour respecter les personnes, les propriétés, les institutions, les autorités, de telle sorte que c'était un fait connu de toute la France. Maintenant, l'exception tirée de l'article 12 n'était pas préjudicielle, mais bien péremptoire, puisqu'elle suivait l'accusation. Or, les exceptions péremptoires, comme l'avait constaté le loyal Lanjuinais, pouvaient s'opposer à toutes les périodes de la procédure, même à la fin des débats. Ou objectait que la discussion sur l'exécution de la convention du 3 juillet ne touchait en rien au fond du procès ; c'était faux, car c'était le fond même qui allait être mis en discussion. Enfin, le réquisitoire s'inspirait, sans le vouloir peut-être, des traditions révolutionnaires, quand il disait qu'il n'était plus temps d'ouvrir une discussion de droit, alors que la conscience des juges ne pouvait plus s'occuper que de points de fait. C'est ainsi que nombre de fois, et avec le même argument, l'accusateur public, vingt ans auparavant, refusait la parole aux accusés. Le président se hâta d'appuyer ainsi le procureur général : En vertu du pouvoir discrétionnaire qui m'est attribué, dit-il, j'aurais pu m'opposer à ce que les défenseurs développassent les moyens étrangers qu'ils voulaient invoquer. Cependant, j'ai consulté la Chambre sur ce point, et, à une grande majorité, elle s'est rangée à mon opinion. Je défends donc aux défenseurs de s'écarter des moyens qui n'ont aucun rapport avec le fait de l'accusation[17]. Dupin se lève alors. Il déclare qu'il respecte trop les décisions de la Chambre des pairs pour se permettre aucune réflexion sur son arrêt. Il n'a qu'une observation à faire. Elle se rapporte au traité du 20 novembre 1815, qu'il est assurément permis d'invoquer. Or, en vertu de ce traité, Saarelouis, patrie du maréchal Ney, ne fait plus partie de la France. C'était le moyen très habile, — puisque la défense n'était plus libre, — de faire intervenir le maréchal. Les paroles de Dupin sont accueillies par des murmures. Mais l'avocat ne se laisse pas troubler..I1 affirme que Ney est placé sous la protection du droit des gens. Il appartient à un pays qui n'est plus soumis au roi de France, et il n'est plus Français, parce qu'il n'a pas eu de lettres de naturalisation, mais il reste toujours Français de cœur... A ces mots, le maréchal se dresse. Il interrompt son défenseur et, avec une sincère émotion, il s'écrie : Oui, je suis Français ! Je mourrai Français !... Puis il lit d'une voix ferme et haute, sur le petit carré de papier placé au fond de son chapeau, la protestation qu'il avait lui-même écrite : Jusqu'ici ma défense a paru libre. Je m'aperçois qu'on l'entrave à l'instant. Je remercie mes généreux défenseurs de ce qu'ils ont fait et sont prêts à faire. Mais je les prie de cesser de me défendre tout à fait plutôt que de me défendre imparfaitement. J'aime mieux n'être pas du tout défendu que d'avoir un simulacre de défense. Je suis accusé contre la foi des traités, et on ne veut pas que je les invoque ?... Je fais comme Moreau : j'en appelle à l'Europe et à la postérité ![18] Puis, se tournant vers Dupin et lui remettant l'autographe, il lui dit : C'est à vous que je le confie[19]. La protestation produisit une vive impression sur le public et sur les pairs. Un seul ricana — je regrette de n'avoir pu savoir son nom — et cria : C'est une comédie d'avocat !... Pouvait-on appeler comédie un acte préparé légitimement pour un accusé qui n'avait pas l'habitude de la parole et de l'improvisation, et que les ripostes insidieuses ou violentes du procureur général pouvaient déconcerter ? Il était tout juste qu'une pareille protestation fût écrite à l'avance. Berryer voulut répliquer. Le maréchal l'arrêta : Vous voyez bien que c'est un parti pris. J'aime mieux n'être pas défendu du tout que de l'être au gré de mes accusateurs ! Il avait fait son sacrifice ; il le consommait noblement. Berryer n'osa insister. Il aurait cependant pu tirer de son dossier deux lettres d'officiers français qui ne s'étaient pas concertés et par lesquelles ils le conjuraient d'offrir leurs têtes en échange de celle du maréchal. Ce trait admirable de dévouement dissipe un peu la tristesse qu'inspire l'attitude implacable des juges et du ministère. Mais Bellart n'avait pas tout dit. Il continua sa froide besogne sans se laisser toucher par la dernière protestation du maréchal. Il est temps, dit-il avec cette âpreté qui le caractérise, de mettre un terme à ce système de longanimité qu'on a constamment adopté. On a poussé jusqu'à la licence la liberté de la défense. Doit-il être permis à un accusé d'intercaler dans sa défense des matières qui y sont étrangères ? Les défenseurs ont eu plus de temps qu'ils n'en avaient demandé. A quoi bon les dérogations du fait capital auquel ils se livrent ? Et à ces paroles aussi cruelles qu'ironiques le président crut devoir ajouter cette invitation : Défenseurs, continuez la défense en vous renfermant dans les faits ! Le maréchal, se tournant vers Berryer et Dupin, leur dit pour la seconde fois : Je vous défends de parler, à moins qu'on ne vous permette de parler librement ![20] Et Bellart, attaché à sa proie, s'empressa de répliquer : Puisque M. le maréchal veut clore les débats, nous ne ferons plus de notre côté de nouvelles observations. Nous ne répondrons pas à ce qu'on s'est permis de dire contre quelques témoins[21], et nous terminerons par notre réquisitoire. Il priait en conséquence la Chambre d'appliquer à l'accusé les articles 77, 87, 88, 89, 91 à 94, 96 et 102 du Code pénal, les articles 1 et 5 du titre Ier et l'article 1er du titre III de la loi du 21 brumaire an V, relatifs aux individus convaincus du crime de haute trahison et d'attentat à la sûreté de l'État. Accusé, demanda le président, avez-vous quelques observations à faire sur l'application de la peine ? — Rien du tout, monseigneur ! répondit Ney. Sur ce, le président ajouta : Faites retirer l'accusé, les témoins et l'audience. Le maréchal, les avocats et les témoins sortirent. Les tribunes furent évacuées et la Chambre se forma aussitôt en comité secret. Elle demeura, comme l'avait décidé son président, dans la salle des séances pour délibérer sur l'arrêt définitif. Il était cinq heures du soir. Les pairs présents étaient an nombre de cent soixante et un. Le greffier leur donna lecture d'un second réquisitoire signé par les ministres, qui visant les faits établis par l'instruction et les débats, observant que Michel Ney, convaincu d'avoir commis un crime de haute trahison et d'attentat à la sûreté de l'État, était déclaré coupable des crimes prévus par les articles 77, 87, 88 et 102 du Code pénal, et en vertu desdits articles, le condamnait à la peine de mort et aux frais du procès. Cette lecture faite, la discussion fut ouverte sur la culpabilité de l'accusé et sur la peine applicable à son crime. Le président avertit la Chambre qu'elle serait appelée à délibérer sur diverses questions, telles que celles-ci : Le maréchal avait-il reçu des émissaires de Buonaparte ? Avait-il lu aux troupes le 14 mars une proclamation tendant à leur conseiller la défection au Roi ? Les avait-il conduites à l'usurpateur ? Enfin, avait-il commis un crime de haute trahison et un attentat à la sûreté de l'État ? Il observait que, ces questions une fois décidées, une délibération ultérieure déterminerait la peine applicable au crime dont l'accusé serait déclaré coupable. La Chambre admit la discussion sur cette manière de procéder. Un membre pensa qu'à l'exemple de l'Angleterre, la
Chambre, considérée comme un grand jury, devait se borner à la déclaration du
fait. Le président ouvrirait ensuite le Code pénal et prononcerait
l'application de hi peine. Ce membre était Lally-Tollendal, qui a lui-même
ainsi raconté les faits : Lorsque nous fermâmes les
portes pour délibérer sur la douloureuse condamnation du maréchal Ney, je
demandai la parole. Je voulais qu'on ne délibérât que sur la culpabilité et
que le président, ouvrant le livre de la loi, prononçât... Le président s'y refusa... Quelques
pairs qui devaient le savoir, expliquèrent à leurs collègues qui
l'ignoraient, que dans les anciennes cours de justice appelées souveraines,
avant de prononcer une condamnation, on faisait au moins deux tours de
scrutin ; que les motifs établis par chaque juge, lorsqu'il émettait son
opinion, en déterminaient d'autres à changer sur la culpabilité et sur la
pénalité ; que quand la majorité n'était pas acquise à un avis par un second
tour d'opinion, on en faisait un troisième ; mais qu'alors on choisissait
parmi tous les avis divergents celui qui avait eu le plus de voix, et qu'il
ne restait plus aux juges qu'à se ranger de l'un ou de l'autre avis...
De toutes parts, les pairs manifestèrent le désir
que les mêmes formes fussent suivies dans le jugement qu'ils allaient rendre.
Quelques-uns déclarèrent qu'ils se rangeaient à cet avis, non parce que
l'usage avait été suivi par les parlements, mais parce que, lorsque l'étrange
définition des délits qu'offrait le Code ouvrait tant de voies à la délation
et à la haine des partis, il était bon qu'un tribunal suprême et sans appel
opinât avec une entière liberté sur le délit et sur la peine et ne fût pas
astreint à se conformer seulement aux dispositions du Code[22]. Un autre pair invoqua l'ordonnance du 11 novembre et demanda que les opinions fussent prononcées dans les formes usitées aux tribunaux. Il réclama sur chaque question l'appel nominal. Le président observa qu'on ne pouvait séparer l'ordonnance du 11 de celle du 12, mais que rien ne s'opposait à la formalité de l'appel nominal. Un autre pair conseilla de suivre les règles précises du Code d'instruction criminelle[23]. Le président déclara que dans les cours spéciales on votait d'abord sur le fait, puis sur l'application de la peine, ce qui fut reconnu. Un autre pair, — je crois que c'est Porcher de liche-bourg, — soutint que la Chambre avait un pouvoir discrétionnaire illimité et devait avoir égard aux circonstances atténuantes. Car, sans cela, où seraient les garanties que devait offrir à l'accusé un tribunal suprême dont aucune autorité ne pouvait réformer les décisions ?... Le comte Lanjuinais affirma que rien ne l'empêcherait d'exposer, dès la première question, son opinion tout entière. Le marquis d'Aligre proposa de ne point séparer le délit et la peine et de voter en même temps sur les deux questions. Le comte de Nicolaï demanda qu'on ne considérât comme définitif le vote de chaque pair sur l'application de la peine qu'après un second appel nominal, lors duquel ceux qui auraient voté dans le premier pour la peine la plus sévère, pourraient passer à une peine moindre. Le président, une fois ces diverses opinions émises, dit qu'il comptait suivre la marche indiquée par le comte de Nicolaï. Alors la Chambre arrêta qu'on poserait trois questions sur le fait et une sur la peine, et que sur toutes les questions chaque pair voterait séparément et librement, selon sa conscience, sans être astreint à aucune formule. La première question fut celle-ci : Le maréchal Ney a-t-il accueilli des émissaires dans la nuit du 13 au 14 mars ? L'appel nominal donna les résultats suivants : cent onze voix pour, quarante-sept contre. Le comte Lanjuinais, le marquis d'Aligre et le comte de Nicolaï protestèrent. Ils ne pouvaient juger en conscience, attendu qu'on .avait refusé à l'accusé le droit de se faire entendre sur la convention de Paris. Sur la deuxième question ainsi posée : Le maréchal Ney a-t-il lu, le 14 mars, une proclamation sur la place publique de Lons-le-Saunier et a-t-il invité les troupes à la rébellion et à la défection ? Cent cinquante-huit membres votèrent pour, trois contre. Les trois étaient les mêmes qui venaient de protester. Enfin, la troisième question : Le maréchal a-t-il commis un attentat contre la sûreté de l'État ? donna comme résultat cent cinquante-sept voix pour, trois voix pour avec atténuation, et une voix contre. Lanjuinais avait répondu oui, mais en ajoutant ces mots : Couvert par la capitulation de Paris ; d'Aligre et de Richebourg oui, mais en faisant appel à la générosité de la Chambre. Quant au duc Victor de Broglie, qui dit non, voici comment il explique lui-même son vote négatif. Le moment venu, dit-il, et pour ne pas être taxé de faiblesse en me perdant dans des raisonnements, je répondis sur-le-champ : Non à la question. Ce non, répété de bouche en bouche, devint l'objet d'un chuchotement général qui me permit de donner mes raisons, sans être interrompu et n'étant guère écouté. Point de crime, dis-je, sans intention criminelle. Point de trahison sans préméditation. On ne trahit pas de premier mouvement. Je ne vois dans les faits justement reprochés au maréchal Ney ni préméditation ni dessein de trahir. Il est parti très sincèrement résolu de rester fidèle ; il a persisté jusqu'au dernier moment. Au dernier moment, il a cédé à l'entraînement qui lui paraissait général et qui ne l'était que trop en effet. C'est une faiblesse que l'histoire qualifiera sévèrement, mais qui ne tombe point, dans le cas présent, sous la définition de la loi : Il est d'ailleurs des événements qui, par leur nature et paf leur portée, dépassent la justice humaine, tout en restant très coupables devant Dieu et devant les hommes[24]. Ces sages et justes paroles ne furent suivies d'aucune réclamation ni d'aucun murmure. A l'issue de la séance, personne ne s'éloigna de l'opposant ni ne lui fit plus fraiche mine que de coutume. On respecta ce vote qui seul, dans cette soirée orageuse, avait fait apparaître comme un éclair de pitié. C'était le plus jeune des pairs de France qui donnait à ses collègues une leçon de clémence dont ils ne profitèrent pas. Il ne faudrait point cependant attribuer ce beau mouvement à l'élan spontané d'une jeunesse généreuse, car, à toute époque, le duc de Broglie fut, par raison, opposé à l'application de la peine de mort en matière politique. La résolution dont il fit preuve dans le procès du maréchal Ney honorera toujours sa mémoire. Après le troisième vote, on arriva à la dernière question,
qui allait nécessiter deux appels nominaux : l'application de la peine. Le 4
décembre au soir, le duc de Broglie avait eu un court entretien avec
Lanjuinais et Porcher de Richebourg. La réunion projetée chez Lanjuinais
devait être nombreuse, mais tous ceux qui avaient promis de s'y rendre
s'étaient prudemment ravisés. Les trois pairs décidèrent de voter pour la
peine inférieure à la peine capitale, c'est-à-dire pour la déportation,
puisque la condamnation paraissait inévitable. Mais ils eurent de la peine à
s'entendre sur le sens qu'il fallait donner à leur vote. Lanjuinais voulait
se retrancher derrière la capitulation de Paris, Porcher derrière les
glorieux services du maréchal. Quant au duc de Broglie, il proposait un
système qui n'était guère propre, — il le reconnut plus tard, — à gagner des
voix à l'accusé. Suivant lui, un gouvernement debout pouvait appeler à sa
défense la rigueur des lois, mais s'il était renversé et s'il devait au
hasard des événements de se remettre sur pied, il n'avait plus le droit de
revenir sur le passé et de pour, suivre ses anciens adversaires. Frapper en pareil cas, disait-il, ce n'est plus se défendre ; c'est se venger et choisir ses
victimes, en raison non du crime même, mais de telle ou telle circonstance. L'heure était solennelle. On délibérait dans une atmosphère d'intimidation. Les consciences étaient, sinon troublées, du moins inquiètes. Le président mit aux voix l'application de la peine. Il se produisit alors un de ces mouvements que notre sténographie qualifie de sensation. Un général, voisin du duc : de Broglie, lui demanda confidentiellement comment il allait voter. Le duc lui répondit qu'il voterait pour la peine la plus douce. Le général promit de suivre son exemple. Mais lorsque le moment vint de se prononcer sur la peine, il dit : La mort ! Et voici la réflexion que cet acte de faiblesse inspira au duc de Broglie : Pauvre homme ! il lui arrivait précisément ce qui était arrivé au maréchal Ney sur la place de Lons-le-Saunier ![25] Par contre, un mot du général Colaud suffit à modifier le verdict de M. de Fontanes. Les sentiments fraîchement royalistes de ce littérateur l'auraient amené à voter avec la majorité, lorsque le général Colaud, le prenant à l'écart, lui dit : Monsieur de Fontanes, ne votez pas la mort ; vous en dormirez mieux cette nuit. Et Barante, qui rapporte le fait, ajoute : L'impression produite par ces paroles sur l'âme mobile et sensible de M. de Fontanes changea son vote[26]. L'appel nominal donna les résultats suivants : 142 voix pour la mort suivant les formes militaires, 1 pour la mort suivant le Code pénal, 13 pour la déportation. Cinq pairs s'abstinrent de voter. Total : 161 voix. Celui qui avait osé demander la mort avec ces mots : La guillotine, était le comte Lynch[27]. Le président annonça immédiatement un second appel nominal pour savoir si l'on modifierait la peine. Sur les cent soixante et un votants, cent trente-neuf persistèrent à voter hi peine capitale sans recours, dix-sept la déportation et cinq, tout en s'abstenant, proposèrent de recommander Ney à la clémence du Roi[28]. Les dix-sept qui voulaient la peine de la déportation étaient le général Colaud, Cholet, Porcher de Richebourg, Malleville, Lenoir-Laroche, Chasseloup-Laubat, Lemercier, Lanjuinais, Herwyn, le duc de Broglie, Fontanes, Curial, Lally-Tollendal[29], de Montmorency, Berthollet, Klein et le général Gouvion. Les cinq qui faisaient appel à la clémence royale étaient le comte de Nicolaï, le marquis d'Aligre, le comte de Brigode, le comte de Sainte-Suzanne, le duc de Choiseul-Stainville. Parmi ceux qui avaient persisté à voter la mort, je remarque les cinq maréchaux Marmont, Pérignon, P Sérurier, Kellermann et Victor, l'amiral Gantheaume, les quatorze généraux Dupont, Compans, Beurnonville, Maison, Dessoles, Monnier, de Lespinasse, de Beaumont, de Canclaux, Demont, Souks, Laud ton, de Laval-Montmorency et de La-Tour-Maubourg, ce qui prouve que le maréchal Ney avait eu raison de ne pas trop se fier à la clémence du conseil de guerre. Je remarque encore, an nombre de ceux qui se décidèrent pour hi peine capitale, les comtes Abrial, Barthélemy, de Beauharnais, Cornet, d'Aguesseau, Depère, d'Haubersaërt, d'Hédouville, Dupuy, Emmery, Garnier, Laplace, Le Couteulx-Canteleu, de Rochemont, de Pastoret, Péré, Shée, de Tascher, Vimar, de Contades, Molé, Lynch et Séguier, tous ex-impérialistes avérés, qui eussent dû, au moins par convenance, s'abstenir. Mais ils avaient accepté la pairie, et il fallait donner un gage éclatant de leur nouvelle fidélité. Quand aux autres, leur vote était en harmonie avec leurs opinions, et l'on ne peut regretter que leur manque de générosité. J'ai découvert dans la minute du procès-verbal de la délibération secrète un curieux passage qui a été rayé du procès-verbal officiel. Le voici : Un membre propose de mettre au nombre des questions, celle de savoir si l'accusé est excusable, ce qui à ses veux n'entraînerait pas l'impunité. Cette proposition est vivement combattue par divers membres qui observent que la seule voie ouverte à la Chambre serait de recommander, en cas de condamnation, l'accusé à la commisération du Roi., Un pair estime qu'il ne convient même pas d'user de cette voie qui, dans le cas où le monarque voudrait user de clémence, lui ôterait en quelque sorte le gré de sa condamnation. C'est un jugement que la Chambre doit prononcer. Il faut que chacun de ses membres se résigne à l'exercice de ce droit sévère, en y apportant tous les adoucissements que lui permettra sa conscience et en laissant au Roi l'exercice de sa vertu ![30] Ici encore je regrette de ne pas connaître le nom de ce juge sans cœur. Il eût mérité qu'on le flétrit devant l'histoire... La Chambre décida ensuite, conformément à l'article 8 de l'ordonnance du 12 novembre, que le président prononcerait l'arrêt hors la présence de l'accusé. Dambray se retira quelques instants pour s'occuper de la rédaction de l'arrêt en se servant des termes du second réquisitoire. Le projet qu'il en présenta à la Chambre fut, après nouvelle lecture, mis aux voix et adopté. On rouvrit l'audience. Les tribunes se regarnirent d'auditeurs. Il était onze heures et demie du soir. Appelez à haute voix les défenseurs ! dit le président aux huissiers. Ni Berryer ni Dupin ne répondirent à l'appel. Ils s'étaient rendus auprès du maréchal, sachant bien quelle était l'issue fatale du procès. Après avoir visé l'acte d'accusation du 16 novembre, l'ordonnance de prise de corps, le signalement du maréchal[31] et le procès-verbal de signification de l'acte d'accusation, après avoir constaté l'audition des témoins, du ministère public, des défenseurs et de l'accusé, le président lut l'arrêt suivant : La Chambre, après en avoir délibéré, attendu qu'il résulte de l'instruction et des débats que le maréchal Ney, prince de la Moskowa, est convaincu d'avoir, dans la nuit du 13 au 14 mars 1815, accueilli des émissaires de l'usurpateur ; d'avoir ledit jour 14 mars 1815 lu, sur la place publique de Lons-le-Saunier, département du Jura, à la tête de son armée, une proclamation tendant à l'exciter à la rébellion et à la désertion à l'ennemi ; d'avoir immédiatement donné l'ordre à ses troupes de se réunir à l'usurpateur et d'avoir lui-même à leur tête effectué cette réunion ; D'avoir ainsi commis un crime de haute trahison et d'attentat à la sûreté de l'État, dont le but était de détruire ou de changer le gouvernement et l'ordre de successibilité au trône ; Le déclare coupable des crimes prévus par les articles 77, 87,88 et 102 du Code pénal, et par les articles 1 et 5 du titre I de la loi du 21 brumaire an V, et encore par l'article 1 du titre. III de la même loi ; En conséquence, faisant application desdits articles, condamne Michel Ney, maréchal de France, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, ex-pair de France, à la peine de mort ; le condamne pareillement aux frais du procès ; Ordonne que l'exécution aura lieu dans la forme prescrite par le décret du 12 mai 1793, et ce à la diligence des commissaires du Roi. En parlant de ce dernier décret, Charles de Rémusat remarquait qu'il avait fait naître de mauvais propos. N'a-t-on pas été jusqu'à remarquer, disait-il, que la dernière loi citée dans l'arrêt est de 1793 ? Rien n'échappe à la malignité. Je sais qu'il faudrait bien de l'adresse pour ne lui laisser rien à dire, mais ne serait-il pas possible d'être plus adroit ?... Il était évident que l'évocation de 1793 dans un arrêt politique formait plus qu'une maladresse. Il fallait l'attribuer à Dambray et à Bellart, qui avaient rédigé l'arrêt. Une fois le jugement rendu et l'arrêt lu, le procureur général donna lecture d'un troisième réquisitoire par lequel, vu la condamnation à mort prononcée par arrêt de ce jour rendu par la Chambre des pairs, il demandait qu'aux termes de l'article 5 du décret du 24 ventôse an XII, il plût à M. le chancelier président de la Chambre des pairs de prononcer, au nom de la Légion d'honneur, que Michel Ney, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, ayant manqué à l'honneur, avait cessé de faire partie de l'Ordre. Le président fit aussitôt cette déclaration. Un reste de pudeur épargna le lendemain au condamné la dégradation sur le terrain de l'exécution, ce qu'auraient voulu quelques enragés[32]. Après le prononcé de l'arrêt et la mention qu'il serait imprimé et affiché à la diligence des commissaires du Roi, la séance redevint secrète pour la signature. Ici encore se présentent quelques détails ignorés et que mentionne la minute du procès-verbal. Quelques-uns des membres qui se sont abstenus de voter, révoquant en doute l'obligation de signer un jugement auquel ils n'ont point concouru, M. le président observe que l'article 593 du Code d'instruction criminelle ne fait aucune distinction et punit de prise à partie, tant contre le greffier que contre les juges, le défaut de signature. Il est donc du devoir de chaque pair de signer la minute de l'arrêt qui vient d'être rendu. Sur cent soixante et un pairs présents, cent cinquante-neuf apposèrent leurs signatures à la minute de l'arrêt[33]. Il existe encore aux Archives nationales et il forme un document d'une singulière éloquence. Le premier pair qui a signé est le baron Séguier, et le dernier est le comte Lynch. J'observe que le baron Séguier, qui avait été chargé de l'instruction du procès, aurait pu se récuser et ne pas mettre en tout cas tant d'empressement à signer le premier. Quant au comte Lynch, qui avait demandé la guillotine, est-ce par modestie qu'il s'est mis tout à la fin de la liste ? L'arrêt comporte douze pages grand format, dont trois sont remplies par les signatures. L'écriture est encore d'une teinte prononcée. Il est évident que les signataires ont fortement appuyé la plume sur le papier, qui est d'une certaine épaisseur et qu'on nomme papier de Hollande. Ces noms y sont comme incrustés. Parmi ceux qui ont fait des parafes majestueux ou compliqués, ou remarque le général Dupont, le comte d'Hédouville, le duc de Valmy, le comte de Monville, Lemercier, le comte d'Aguesseau, le général Compans, le comte de la Ferronnays, le marquis de Vence. Chateaubriand a placé sa Grande écriture droite entre le nom du comte de Contades et du comte de Crillon. La plus nette de toutes les signatures est celle du comte d'Haussonville. Le duc de Broglie qui, quoique opposant, n'a pas voulu se singulariser en refusant de signer l'arrêt, a tracé son nom en caractères fermes et simples[34]. Les signatures qui se dissimulent et veulent se confondre parmi les autres sont celles du duc de Brissac, du duc de Raguse, du bailli de Crussol, d'Haubersaërt et de Molé. Presque tous ont signé avec leurs titres, y compris les nobles d'Empire. J'avoue que je n'ai pas feuilleté et examiné cet arrêt sans quelque émotion ; je doute que d'autres l'examinent froidement. Tout semble reparaître avec ce papier : une salle silencieuse et morne, des tribunes vides, des fauteuils abandonnés, les juges se pressant autour d'une table et attendant impatiemment leur tour, le greffier les appelant d'une voix solennelle, les heures de la nuit tombant lourdement de la grande horloge, — c'est à minuit que commença la formalité de la signature ; puis sur tous les fronts des signes d'inquiétude, de fatigue, ou de regrets, car parmi les cent trente-neuf qui avaient voté la mort, combien envisageaient déjà l'inutilité d'une telle immolation, le côté impolitique d'un arrêt qui ressemblait tant à une vengeance[35] !... Enfin toutes les signatures sont apposées. On croirait qu'il n'y a plus rien à faire. Cependant cinq pairs de France avaient émis l'idée qu'on pouvait invoquer la clémence du Roi. Le président — et c'est encore un des passages inédits de la minute du procès-verbal — observe alors que dans l'appel nominal relatif à l'application de la peine, plusieurs pairs ont exprimé le vœu de recommander l'accusé à la commisération du Roi, conformément à l'article 595 du Code d'instruction criminelle. Il invite les pairs qui persisteraient dans ce vœu à en faire l'objet d'une proposition formelle sur laquelle, aux termes du même article, les commissaires du Roi devront être entendus. Aucune proposition n'étant faite à cet égard, M. le président lève la séance[36]. Il est deux heures du matin. Cette terrible séance avait duré près de seize heures sans désemparer. La Chambre des pairs, qui avait voulu d'abord, sous l'impulsion du président du conseil et du procureur général, terminer le procès en deux ou trois jours, avait été obligée, grâce aux constants efforts des défenseurs de Ney, d'y consacrer neuf séances publiques et quatre séances secrètes. Si la défense n'eût pas été interrompue, il y eût eu encore une ou deux séances de plus. Mais c'en était trop pour l'impatience des juges et des accusateurs, qui trouvaient sérieusement que la défense avait été poussée jusqu'à la licence[37]. Quelques jours après, on affirma que le grand référendaire, à l'issue du procès, avait fait dresser une table somptueuse et Glue les pairs s'y étaient livrés à de copieuses libations. Des caricatures représentaient les juges entrechoquant leurs verres avec une gaieté sauvage. Le fait était absolument faux. M. de Sémonville s'était borné à faire installer un simple buffet dans un bureau voisin de la salle des séances, où l'on servait du bouillon, du pain et quelques rafraîchissements. Le duc de Broglie, qui garantit l'exactitude de ces détails, ajoute ces mots qui jettent une ombre lugubre sur la dernière séance : Personne ne causait avec personne[38]. |
[1] Archives nationales, CC. 500.
[2] Les trois témoins étaient, on se le rappelle, Davout, Bondy et Guilleminot.
[3] Archives nationales, CC. 500. Ce papier est signé des quatre premières lettres du nom de Lanjuinais : Lanj...
[4] Voir son livre, Le procès du maréchal Ney, qui est plein de documents curieux et clairement disposés.
[5] Voir chapitre IV.
[6] Voir mon livre : Le duc d'Enghien, chap. XVI.
[7] Voir chapitre IV.
[8] Le duc Victor de Broglie a fait ici une confusion qu'il faut relever, comme l'a relevé son fils, le duc Albert de Broglie, dans la seconde préface des Mémoires de Talleyrand (t. V). Le 4 décembre, a-t-il dit dans ses Souvenirs, je pris séance. J'entrai à onze heures du matin dans la Chambre du conseil déjà réunie... J'entends M. Molé parler dans ce sens, Lanjuinais et Porcher de Richebourg dans un sens opposé... Comment se fait-il que je me trompe ? Il le faut bien, puisque le procès-verbal place cette séance non le premier, mais le dernier jour, à l'issue des plaidoiries. Mais tout en reconnaissant mon erreur, c'est ma raison qui se soumet. Ma mémoire est intraitable et, je le répète ici, je prêterais serinent contre le procès-verbal. Et cependant, la minute même du procès-verbal, l'ampliation signée du procès-verbal (Archives nationales, CC, 500) fait foi. C'est bien le 6 décembre qu'a eu lieu la séance préliminaire où fut discuté le moyen de l'article 12. Ce n'est pas à onze heures, mais à dix heures que le due de Broglie est entré dans la chambre du conseil, car la séance publique a commencé à dix heures et demie. Ce n'est pas à l'issue des plaidoiries qu'elle s'est ouverte, c'est après les dépositions des témoins et le discours de Bellart, avant les plaidoiries de Berryer et de Dupin. Le décembre avait eu lieu une séance préliminaire où Porcher de Richebourg avait invité la chambre à se constituer en jury et à se donner les règles qu'elle voudrait. Voilà ce qui a trompé la mémoire habituellement si fidèle du duc Victor de Broglie.
[9] Dupin, Mémoires, t. Ier. C'était la double thèse déjà posée et discutée dans le mémoire intitulé : Effets de la convention militaire du 3 juillet 1815 et du traité du 20 novembre 1815.
[10] Ceci était une allusion ironique au discours du procureur général, qui s'était défendu d'employer les procédés de la chicane.
[11] J'observe que Dupin lui-même s'est trompé sur la date exacte. (Voir ses Mémoires, t. Ier, p. 40.)
[12] Berryer fils fit entendre de dures vérités aux juges de Cambronne. Le plus souvent en ces matières les juges accommodent leur volonté aux volontés extraordinaires d'autrui. Il citait là une parole de l'avocat général Pasquier. Puis, rappelant l'autorité irrésistible de Napoléon et son action prédominante sur ses anciens officiers, Berryer avait dit de Cambronne ce qu'il aurait dit lui-même de Ney, s'il avait eu à le défendre : Sa volonté n'ayant pas été libre, ses actions n'ont pu avoir aucun caractère de criminalité.
[13] L'autographe figure au tome Ier des Mémoires de Dupin, p. 42.
[14] On avait d'abord écrit pour l'honneur français.
[15] On avait mis ici ces deux mots : au nom, puis on les avait effacés.
[16] Archives nationales, CC. 500, pièce 78.
[17] L'effet produit sur le public par cette procédure arbitraire fut tel que le chancelier-président fut forcé de meure au Moniteur du 9 décembre cette note explicative : Ce n'est pas seulement en vertu du pouvoir discrétionnaire que M. le président a interdit aux défenseurs du maréchal Ney l'usage du moyen qu'ils prétendaient tirer de l'article 12 de la convention militaire du 3 juillet 1815. La Chambre, consultée sur ce moyen, avait décidé qu'il ne pouvait être admis, tant parce que son examen n'entrait pas dans les attributions de la Chambre que parce qu'à titre de moyen préjudiciel, il aurait dît être présenté cumulativement avec les autres moyens de ce genre, aux termes de l'arrêt du 21 novembre dernier.
[18] M. Ch. de Lacombe dit que Berryer fils se plaça derrière le maréchal à lit reprise de la séance et le toucha au moment convenu. (Premières années de Berryer.) C'est possible, mais les mots de Dupin : Il reste Français de cœurs, avaient suffi pour faire lever le maréchal.
[19] On remarquera que les mots : Je fais comme Moreau, ne figurent pas dans l'autographe reproduit dans les Mémoires de Dupin. Le maréchal les ajouta spontanément en séance. Il eut tort de citer l'exemple d'un général passé à l'ennemi, mais il n'y pensait pas alors. Il ne songeait qu'à la gloire d'un général très jalousé.
[20] Dupin devait répondre. Sur l'insistance du maréchal, il se tut. Il publia plus tard cette réplique sous le titre de Considérations sommaires sur l'affaire du maréchal Ney. Elle figure dans le tome XV des Archives parlementaires (2e série). Dupin y prouvait que Ney n'avait pas reçu d'argent du Roi, ignorait au 7 mars le débarquement de l'ile d'Elbe et n'avait pris part à aucun complot. Il ajoutait que s'il n'avait pas lu la proclamation du 14, la révolution aurait eu lieu quand même. Ayant agi sans intérêt et sans préméditation, il devait obtenir des circonstances atténuantes. D'ailleurs, il était affranchi de toute peine par l'article 16 du traité de 1814, l'article 12 de la convention et l'article 11 du traité de 1815.
[21] Berryer avait vertement répondu aux témoins qui avaient accusé le maréchal d avoir insulté le Roi et les princes, J'ajoute ici une pièce peu connue. C'est une péroraison qui devait être prononcée par l'un des défenseurs et que la veuve du général Jubé, baron de la Perrelle, a publiée. Cette péroraison avait été approuvée par le maréchal Ney et avait été remise à sa famille le 5 décembre. La clôture subite des débats empêcha de la lire. Sans doute (disait son auteur, le général Jubé) il est horrible d'avoir vu la France prête à se déchirer de ses propres mains, mais en jetant les yeux sur le passé, quelle famille illustre peut se vanter d'être toujours restée intacte à cet égard ? Si donc tous les Guise, parents de nos souverains, les Bouillon, les Montmorency, les Rohan, les Soubise, les Brissac, les Bricqueville, les Duras, les La Force, les La Trémoille, les Montigny, les Châteaubriand, les Laval, les Lescure, etc., ont porté les armes contre leur Roi, si la plupart de ces illustres criminels ont trouvé grâce sur les marches de ce même trône dont ils devinrent les plus fermes appuis, lequel de leurs généreux descendants, attachant ses regards sur l'infirmité naturelle des hommes, voudrait signer la mort d'un guerrier que le prestige de la naissance, des souvenirs et de l'éducation ne pouvait prémunir et qui, ne sachant que répandre son sang sur les champs de bataille, n'a pu songer sans frémir, après vingt-cinq ans de la plus étonnante Révolution, au danger de verser celui de ses concitoyens ?...
[22] Voir le Moniteur du 4 décembre 1821.
[23] En l'absence d'une loi organique que Lally-Tollendal réclama dans cette même séance, la Chambre avait erré de variations en variations qui donnent une triste idée de sa justice. Ainsi elle fixa arbitrairement ses règles, ses principes et ses décisions. Elle se conforma d'abord aux deux ordonnances des 11 et 13 novembre, puis aux principes du droit commun, puis à ses règlements particuliers. En fixant la date de l'ouverture des débats après délibération sur les conclusions du procureur général, elle délibérait sur la condamnation avant que l'accusation eût été l'objet d'une instruction particulière et qu'un arrêt frit intervenu sur la mise en accusation. Ailleurs elle s'attribuait le droit d'arbitrer les peines, contrairement au principe fondamental de la législation criminelle. Elle s'affranchissait des formalités protectrices du Code d'instruction criminelle et des degrés que les procès doivent parcourir pour arriver à leur terme, etc. La Chambre semblait avoir pris pour excuse le vieux proverbe : Nécessité fait loi.
[24] Souvenirs du feu duc de Broglie, t. Ier.
[25] Le duc de Broglie accuse de cette faiblesse le général Gouvion. Il se trompe. Il aura confondu son nom avec l'un des douze autres généraux qui ont voté la mort, car le général Gouvion est au nombre des dix-sept qui ont voté la déportation. Cette rectification m'a semblé nécessaire.
[26] Souvenirs de M. de Barante, t. II. — Ch. de Rémusat assure que Fontanes et Lally-Tollendal avaient dit n'avoir voté pour la mort au premier tour que parce qu'ils ignoraient qu'on eût le choix de la peine et qu'au second tour ils avaient opiné pour la déportation. L'intervention du général Colaud aurait donc eu lieu entre le quatrième et le cinquième appel nominal.
[27] Au second tour, observe Duvergier de Hauranne, M. le comte Lynch lui-même voulut bien se contenter du principal et renoncer à l'accessoire. (Histoire du gouvernement parlementaire, t. III.)
[28] Pozzo di Borgo, qui annonce le fait à Nesselrode, le soir même, se borne à dire que le procès de Ney s'est terminé d'une manière fatale pour lui.
[29] Lally-Tollendal vota en ces termes : Puisqu'il est décidé que nous arbitrons les peines, et puisque deux peines sont proposées, je prends et prendrai toujours pour règle l'axiome de droit qui est en même temps un axiome d'humanité : in mitiorem partem inclinans. Je me range de l'avis de la déportation.
[30] Archives nationales, CC. 500.
[31] Je le donne ici à titre de curiosité : Age : 46 ans. Taille : 1m,73. Cheveux : Châtain clair. Front : Haut. Sourcils : Blonds. Yeux : Bleus. Nez : Moyen. Bouche : Moyenne. Barbe : Blond foncé. Menton : Prononcé. Visage : Long. Teint : Clair.
[32] M. Georges d'Hyelli observe que, par ordonnance royale du 26 août 1830, le nom du maréchal Ney fut rétabli sur l'effectif des membres de l'Ordre de la Légion.
[33] Lanjuinais et le duc de Saulx-Tavannes ne signèrent pas l'arrêt.
[34] J'avais pris part au jugement et voté librement sur la culpabilité, sur la peine, sur tous les incidents du procès. Mon avis n'avait point prévalu. Mais cela lm me dispensait pas de poursuivre régulièrement et jusqu'au bout mon rôle de juge. Je signai. (Souvenirs du feu duc de Broglie.)
[35] Il y eut bien quelque émotion quand on connut la liste des juges. Alors que tant de pairs de France, même des indifférents, s'étaient excusés d'obéir à la lettre close du Roi, on s'étonna de rencontrer certains noms au bas de la sentence. (Histoire des princes de Condé, par M. le duc d'Aumale, t. VI. — Procès de Louis II de Bourbon.)
[36] Archives nationales, CC. 500. — Le bruit courut que le duc de Richelieu avait été, après l'arrêt, implorer la clémence du Roi, mais que celui-ci n'avait pu lui accorder la grâce sollicitée. Ce fait est inexact.
[37] Sur les 249 membres de la Chambre royale des pairs nommés le 4 juin 1814, les 17 août et 17 septembre 1815, 29 avaient été rayés le 24 juillet 1815, ce qui donnait le nombre de 220. 8 étaient morts avant le procès, mais 2 avaient été retirés de la liste de radiation, ce qui formait le total définitif de 214. Sur ces 214, 6 s'étaient récusés commue ministres, 1 comme juge, 7 comme ecclésiastiques, 5 comme témoins. 34 n'étaient pas venus. Restaient donc 161 votants. Voici maintenant la physionomie du second scrutin relatif à l'application de la peine :
Nombre de votants |
. . . . . . . . . . |
156 |
Majorité absolue |
. . . . . . . . . . |
79 |
Pour |
. . . . . . . . . . |
139 |
Contre |
. . . . . . . . . . |
17 |
Il faut remarquer qu'il y a eu 5 abstentions (voir l'Appendice). Donc la peine de mort a été votée à 60 voix de majorité. Et si l'on prend le nombre 214 qui était le chiffre complet de la pairie, on voit que la majorité a été de 31 voix, puisque le quorum de 214 est 108.
[38] Outre les sept ecclésiastiques, les six ministres, le membre du conseil de guerre et les cinq témoins qui furent dispensés de voter et dont j'ai donné les noms plus haut, voici les 34 pairs de France qui, avec ou sans motifs, ne votèrent pas :
Le comte
d'Aboville, |
Le duc de
Montbazon, |
Le comte
d'Autichamp, |
Le duc de
Mortemart, |
Berthier,
fils aîné du maréchal, |
Le comte de
Narbonne-Pelet, |
Bessières,
fils aîné du maréchal, |
Le duc de
Noailles, |
Le comte de
Blacas, |
Le duc de
Polignac, |
Le comte
Boissy d'Anglas, |
Le comte Jules
de Polignac, |
Le comte de
la Bourdonnaye-Blossac, |
Le général
Ricart, |
Le duc de
Brancas, |
Le marquis
de Rivière, |
Le duc de
la Chastre, |
Le comte de
la Roche-Aymon, |
Le duc de
Croy, |
Le comte de
la Rochejaquelein, |
Le duc de
Dalberg, |
Le comte de
Sabran, |
Le comte
Dembarrère, |
Le comte de
Sainte-Maure Montausier, |
Le comte
Destutt de Tracy, |
Le duc de
Tarente, |
Le duc
d'Elbeuf, |
Le duc de
la Trémoille, |
Le marquis
de Grave, |
Le comte
Vernier, |
Lannes,
fils aîné du maréchal, |
Le comte de
Viomesnil, |
Le comte de Mailly, |
Le comte Volney. |
J'observe, à propos de cette liste, que Berthier fils, Bessières fils et Lannes fils n'avaient mas encore atteint l'âge fixé pour siéger. Boissy d'Anglas, le duc de Brancas, le comte Dembarrère, le comte Destutt de Tracy, le duc de Mortemart, le comte Vernier et le comte Volney étaient gravement malades. Le comte de Narbonne-Pelet, le duc de la Chastre, le comte Jules de Polignac, le marquis de Rivière, le comte de Blacas étaient en mission à l'étranger. Le duc de Dalberg n'avait pas encore reçu ses lettres de grande naturalisation. Le comte d'Autichamp, le comte de la Boche-Aymon, le comte de Viomesnil étaient retenus dans leurs gouvernements militaires. Parmi les abstentions volontaires, il convient de citer surtout celles du général Ricart et de Macdonald, duc de Tarente.