La police redoutait toujours quelque complot. Il paraît que les amis du maréchal avaient et un moment l'intention de faire une tentative en sa faveur. Ainsi un lieutenant, nommé Selves, aurait cherché à pénétrer à la Conciergerie pour se placer sous la chambre qu'habitait le maréchal, percer le plafond, arriver jusqu'à lui et se substituer à sa place. Si cette anecdote est authentique, elle ne prouve qu'une chose : c'est que l'auteur de ce projet d'évasion avait fait un généreux rêve. D'ailleurs, Ney ne voulait pas fuir. Il avait refusé à Exelmans d'accepter son appui le 16 août ; au mois de novembre, il avait également refusé au comte de Pontécoulant de profiter d'une occasion favorable[1]. Il attendait avec calme le jugement de la Chambre des pairs, croyant qu'il serait absolument protégé par l'article 12 de la capitulation de Paris. Le 22 novembre, M. de Forcade dénonçait une conspiration dont le but était d'enlever le maréchal, et cependant, la première translation de la Conciergerie au Luxembourg s'était faite avec le plus grand calme. Le 23, un sieur Rozière avertissait le préfet de police que des hommes audacieux préparaient quelque mauvais coup pour délivrer le prisonnier. Aussi ajouta-t-on à la garde ordinaire des gardes nationaux à cheval et des grenadiers royaux du corps de La Rochejacquelein, qui veillaient dans les cours du Palais de justice à la sûreté du maréchal. Les nuits des 26, 27 et 28 novembre se passèrent tranquillement. Pendant ce temps, les dénonciations signées ou anonymes affluaient. On accusait surtout le maréchal de propos grossiers contre la famille royale, proférés bien avant la défection, et la police recherchait activement les dénonciateurs[2]. La lettre du maréchal Moncey circulait dans les départements et mettait les autorités en émoi. On affectait de la considérer comme une lettre imaginaire ; toutefois, on s'empressait de la saisir partout où on le pouvait. M. Decazes écrivait aux préfets que cette lettre, malgré son mauvais style, pouvait être dangereuse, et il les priait d'empêcher ce pamphlet de se répandre. Les nuits des 29 et 30 novembre furent aussi calmes que les précédentes. Rien de particulier ne signala les autres jusqu'au 4 décembre. Ce jour-là, à sept heures trois quarts du matin, le maréchal Ney fut transféré définitivement au Luxembourg et remis à la garde de M. de Montigny, colonel adjudant du palais. On conduisit l'accusé à la chambre qui lui avait été préparée. Elle existe encore aujourd'hui et sert de dépôt au bureau des Archives du Sénat. C'était, paraît-il, l'ancien cabinet du bibliothécaire. Il est situé à l'extrémité ouest de la galerie dite des Archives et placé au-dessus de la salle des Pas perdus (ancienne salle du Trône), un peu avant la petite salle de la buvette. On y accède par l'escalier de gauche dans la cour d'honneur. Arrivé au second étage, on monte dans un retour huit marches, puis on s'enfonce dans un long corridor sombre. A l'extrémité se trouve une porte à cieux battants. La porte ouverte, on entre dans une pièce triste. Munie à droite d'une cheminée, elle est longue de cinq mètres, large de six et haute de quatre. Elle est éclairée au sommet par trois fenêtres grillées de Formé ogivale, dont l'une donne sur la cour d'honneur, l'autre sur le jardin du président, la troisième sur les allées de l'Observatoire. Mais on ne peut rien voir de plain-pied. Il faudrait presque se hisser sur une échelle. Autour de la pièce court un petit couloir étroit, avec des meurtrières ou regards percés dans la toiture. Les passages qui y conduisent et les deux couloirs étaient confiés à la surveillance de sentinelles prises parmi les gardes du corps, revêtus de lévites bleues. On se défiait de toute autre troupe[3]. C'était dans cette sombre cellule que Ney allait passer les trois derniers jours de sa vie. Les ultras étaient furieux du nouveau délai de onze jours qu'avaient obtenu les défenseurs du maréchal. A la Chambre des députés, un des plus exaltés, le comte du Plessis de Grenedan, que ses accès de fureur avaient fait surnommer Grince-Dents, osait dire, au sujet des juridictions prévôtales, le jour même où reprenaient les débats du procès : Dans le temps présent, nous avions bien plus besoin de prompte et bonne justice que de justice solennelle. Il aurait été beaucoup plus expédient à la sûreté publique que tel crime éclatant eût été jugé dans huit jours par le plus obscur tribunal du royaume que d'être encore à juger par la Cour la plus auguste et la plus vénérable qui fût jamais ![4]... On murmura, mais l'observation avait été bite. Elle fut entendue au Luxembourg. Dans la presse, dans les salons, c'était à qui s'étonnerait de cette longanimité et de ces atermoiements sans fin. A l'impatience que causèrent ces lenteurs, observa Berryer, je ne pressentais que trop que notre unique espoir de salut était dans la diplomatie étrangère. Or, le 4 décembre, complétant tout ce que nous savons déjà sur la froide rigueur du cabinet anglais, sir Charles Stuart écrivait, au vicomte Castlereagh : Conformément aux instructions contenues dans la dépêche de Votre Seigneurie, du 31 dernier, j'ai averti Madame Ney que la lettre qu'elle avait adressée à S. A. R. le prince régent a été dûment reçue, mais que, malgré toute la commisération que Son Altesse Royale sent pour la situation de cette dame infortunée, la seule réponse que les circonstances de ce cas peuvent admettre est qu'elle doit s'en référer à la lettre que le duc de Wellington a adressée au maréchal sur le même sujet. Le lendemain du jour où cette réponse a été faite à Madame Ney, j'ai reçu la lettre ci-jointe[5] par l'intervention d'une troisième personne ; et, dans la soirée, le mémoire signé par MM. Berryer et Dupin, qui sont chargés de défendre le maréchal, me fut transmis. J'ai l'honneur de le joindre à cet envoi. Je propose seulement de lire cette communication de concert avec les ministres des autres puissances et en me référant à la réponse déjà donnée[6]. Les avocats de Ney avaient remis à l'ambassadeur d'Angleterre une note où se trouvaient les lignes suivantes : L'article 12 de la convention de Paris eût été sans objet, s'il n'avait renfermé, de la part des hautes puissances, qu'une renonciation pour leur compte seulement à un droit de recherche individuelle qui n'est pas autorisé par le droit des gens, tandis qu'au contraire il est certain que ceux qui stipulaient pour l'armée française et la ville de Paris ne contractaient qu'en vue du retour de Louis XVIII et pour se mettre à l'abri des poursuites annoncées dans la proclamation de Cambrai. C'était pour cela que Dupin et Berryer appelaient lord Wellington et le gouvernement anglais en garantie dans la personne du premier ministre et de l'ambassadeur. Sir Charles Stuart leur fit une réponse très sèche : L'ambassadeur d'Angleterre a reçu la lettre de MM. Berryer et Dupin, à la date du 2 de ce mois, accompagnée d'un imprimé touchant les effets de la convention du 3 juillet et du traité du 20 novembre 1815 relativement à l'affaire de M. le maréchal Ney. En attendant les ordres que ces pièces pourraient motiver de la part de son gouvernement, l'ambassadeur doit s'en rapporter à la réponse qu'il a eu déjà l'honneur de donner à Mme la maréchale Ney ainsi qu'à M. Berryer[7]. Cela signifiait en apparence que les Anglais, comme les autres alliés, n'entendaient se mêler en rien de la politique intérieure de Louis XVIII et lui laissaient toute liberté de punir ceux qu'ils considéraient comme les auteurs du 20 mars. Mais, toute phraséologie diplomatique mise de côté, ils exigeaient l'exécution du maréchal, et ainsi ils se mêlaient des affaires intimes de la France... Auprès de l'Angleterre et des autres puissances, la cause de Ney paraissait chose perdue[8]. Les avocats résolurent quand même de lutter, et de lutter jusqu'au bout. Ils verraient bien si la Chambre des pairs et si l'Europe trouveraient le moyen d'éluder la portée formelle de l'article 12 de la convention de Paris. Nous voici arrivés au moment décisif, aux vraies séances du procès, et ce n'est pas sans émotion que je vais rouvrir ces solennels et terribles débats. Une séance préliminaire eut lieu le 4 décembre, à neuf heures, dans la salle du Conseil. On y admit quelques excuses, puis on chercha quel devait être le chiffre de la majorité pour l'arrêt définitif. Un pair invoqua l'article 8 de l'ordonnance du 12 novembre, où se trouvaient ces mots : Suivant les formes prescrites par les cours spéciales. Il fallait donc s'en référer à l'article 582 du Code d'instruction criminelle, qui exigeait la majorité de 5 voix contre 3, ce qui rendait nécessaire, pour le procès de Ney, la majorité des cinq huitièmes. Quelques pairs voulurent établir que la majorité normale était la majorité absolue. Un autre pair déclara qu'il fallait adopter la décision la plus favorable à l'accusé. Cent quarante et une voix se prononcèrent donc pour les cinq huitièmes et quatorze pour la majorité. Alors survint une motion de Porcher de Riche-bourg, qui, sortant de la question spéciale, invita la Chambre à se constituer comme un grand jury politique et à se donner, sur le fond et la forme, les règles qu'elle voudrait. Je me sers ici des notes du greffier Cauchy, qui figurent au crayon sur la minute même des procès-verbaux : Aucune époque, dit Porcher de Richebourg, ne présentera les faits de ce procès... Le Roi en fuite, obligé pour rentrer d'implorer les puissances... Le Roi ayant lui-même bien compris la nécessité des circonstances atténuantes, lorsqu'il a dit, dans une de ses proclamations, qu'il est des temps où les intentions les plus pures ne suffisent pas pour diriger ! Porcher de Richebourg estimait que la conduite du maréchal méritait certaines atténuations. On invoquait la nécessité des temps. Mais la nécessité suffisait pour constituer la Chambre en Cour suprême ? Accusateur juges, où serait, disait-il au milieu des murmures, l'autorité, qui vous réformerait ? Le président, impatienté, finit par lui dire : Qu'exposez-vous ? Que voulez-vous ? Parlez sur le fond de la question ! Porcher de Richebourg ne se laissa pas arrêter. Ne souffrez pas, ajouta-t-il, qu'on dise que vous avez rejeté toutes les formes. Les moins instruits en savent assez pour ne pouvoir être tranquillisés par l'article 14 de la Charte. — Vos conclusions ? répéta le président impatienté. — Les voici. C'est que la Chambre peut se donner, sur le fond comme sur la forme, les règles qu'elle voudra. Le Roi ne peut, eu vertu de l'article 14 de la Charte, faire des lois. Le Code de procédure, que vous violez, doit être aussi sacré que le Code pénal. Il demandait enfin l'érection de la Chambre des pairs en un grand jury politique, investi, par la nature des choses, d'un pouvoir discrétionnaire qui lui permettrait de juger comme il l'entendrait et d'avoir égard à toutes les circonstances atténuantes[9]. Le président fit écarter cette proposition par la question préalable. La majorité des cinq huitièmes fut maintenue. A la séance publique, ouverte à dix heures et demie, on
procéda d'abord à l'appel nominal, puis à l'appel des témoins, au nombre de
trente-huit. Ceux-ci, parmi lesquels on remarquait le maréchal Davout,
s'assirent sur des banquettes au-dessous du siège du président. Une jeune
femme, Mme Maury, assignée également comme témoin, était, dit le Journal des
Débats, la seule personne de son sexe qui se trouvât dans l'auditoire. Elle
n'avait qu'une chose à déclarer, c'est que le comte Bognano aurait entendu le
maréchal lui dire au mois de mars : Vous êtes bien
heureux de n'avoir pas de place. Vous n'êtes pas obligé de transiger avec vos
devoirs. Je me félicitais d'avoir forcé l'Empereur à abdiquer ; aujourd'hui
il faut le servir ! Ce fait ne fut pas démenti par Ney, quoiqu'il ne
se rappelât pas avoir parlé à ce comte italien. Le duc Victor de Broglie, qui
était venu siéger, justifia ensuite, par une copie certifiée de son acte de
naissance, qu'il n'avait atteint que le 28 novembre dernier l'âge requis pour
prendre part aux délibérations de la Chambre. Il allait montrer que, dans une
âme noble et courageuse, les sentiments de clémence et de générosité ne font
que grandir aux heures difficiles. J'observe, une fois pour toutes, que
j'étudie la séance du 4 décembre, comme j'étudierai les autres, en mettant à
profit, entre autres documents, le procès-verbal authentique de chaque séance[10]. Après lecture de la liste des témoins, après constatation de son identité, -le maréchal Ney se leva et dit : Je vais répondre à toutes les inculpations, sauf la réserve de faire valoir par mes défenseurs les moyens tirés de l'article 12 de la convention du 3 juillet 1815 et des dispositions de celle du 20 novembre. On voit que, dès la réouverture des débats, le maréchal indiquait nettement ses principaux moyens. Dès lors, pourquoi avoir entravé sa défense ? Pourquoi, étant prévenu de ce qu'il voulait dire, a-t-on refusé l'examen de ces moyens si importants ? L'interrogatoire du maréchal fut mené par le chancelier
Dambray avec une certaine rapidité. Il porta principalement sur les ordres de
Soult au 6 mars, sur la visite de Ney au duc de Berry, au ministre de la
guerre et au Roi le 7. Il convient de relever ici la réponse du maréchal pour
cette dernière visite. On m'a dit alors que Sa
Majesté était souffrante, que je ne pouvais pas la voir. J'ai insisté. Enfin
je lui ai été présenté. Je lui ai demandé si elle n'avait rien de particulier
à m'ordonner. Elle ne se rappelait en aucune manière aucune disposition
militaire. Sur ce que je suis censé lui avoir dit que je ramènerais Bonaparte
dans une cage de fer, dussé-je être fusillé, lacéré en mille morceaux, je ne
me rappelle pas l'avoir dit ! J'ai dit que son entreprise était si
extravagante que, si on le prenait, il méritait d'être mis dans une cage de
fer. Cependant, si je l'avais dit, ce serait une sottise impardonnable, mais
ce serait une preuve que j'avais le désir de servir le Roi. Or,
quelques instants après, le duc de Duras, qui avait introduit le maréchal le
7 mars, fit cette déclaration devant la Cour : Après
avoir baisé la main que le Roi a daigné lui tendre[11], il a dit à Sa Majesté que s'il pouvait prendre
Bonaparte, il le ramènerait dans une cage de fer. Ney soutint avoir
dit l'inverse : Il mériterait d'être ramené dans une
cage de fer. Mais le prince de Poix, autre témoin de la scène du 7
mars aux Tuileries, affirma avoir entendu cette promesse du maréchal : Sire, j'espère bien venir à bout de le ramener dans une
cage de fer. D'une façon ou de l'autre, le propos était fort
malheureux, et Ney avait dit vrai quand il l'avait appelé lui-même une sottise impardonnable ! Le président Dambray dirigea ensuite l'interrogatoire sur les ordres de Soult, sur leur exécution par le maréchal, puis sur ses agissements dans la nuit du 13 au 14 mars. Ney raconta l'arrivée des émissaires de Bonaparte, comme il l'avait fait dans les précédents interrogatoires ; il parla de la lettre de Bertrand et de l'incinération de cette lettre avec celle de Bonaparte. Vous avez donc reçu des lettres de Bonaparte ? lui demanda-t-on. — Des lettres postérieures, depuis le 14 mars jusqu'à la bataille de Waterloo. Qui les avait brûlées ? C'était la maréchale. Il est pardonnable, dit Ney, à une femme malheureuse, dans la crainte de compromettre son mari, de faire brûler ses papiers. Interpellé sur la proclamation de Lons-le-Saunier : Cette proclamation est datée du 13, remarqua-t-il, et n'est pas signée. La signature est fausse. Je ne signe jamais : Le prince de la Moskowa. Elle était affichée avant que je ne la lusse. Je n'en ai lu une que le 14[12]. Le maréchal ajouta qu'ayant demandé aux généraux de Bourmont et Lecourbe leur avis personnel, ils furent loin de désapprouver la proclamation, ce qui allait soulever un peu plus tard un très grave incident. Il s'expliqua ensuite sur les ordres qu'il avait donnés le
14. Il se défendit d'avoir molesté M. de la Genetière et autres opposants,
d'avoir voulu faire arrêter quelques officiers et fonctionnaires. Il rappela
qu'il avait écrit à Lons-le-Saunier, au marquis de Vaulchier, préfet de la
Haute-Saône, pour qu'il maintînt la tranquillité dans la rue et fît respecter
les personnes et les propriétés. Là s'arrêta l'interrogatoire du maréchal.
Les témoins furent alors entendus. Après les dépositions du duc de Duras et
du prince de Poix, que j'ai déjà citées, vint celle du comte de Scey, ancien
préfet du Doubs. Celui-ci affirma que, le 10 mars, le maréchal Ney proférait
des paroles véhémentes contre Buonaparte. Le comte de Villars-Taverney,
colonel de la garde nationale à cheval du Jura, déclara avoir entendu le
général Lecourbe lui dire, le 15 mars, à Poligny, en attribuant le mot au
maréchal, — que tout était arrangé d'avance, et que la reddition des troupes
à Napoléon n'avait été qu'un jeu d'enfants. Ney se leva irrité. Je prie monsieur, dit-il, de
dire si je ne lui ai pas parlé à lui-même constamment dans les intérêts de Sa
Majesté ? Lui, sans doute, avait de bonnes intentions, mais qu'il déclare
s'il aurait pu réunir trois hommes !... Il ajouta que le propos : tout était arrangé d'avance, s'appliquait aux
émissaires de Bonaparte, qui lui avaient assuré que tout avait été arrangé
d'accord avec l'Autriche. Le comte de Taverney, piqué au vif, répondit que
beaucoup d'hommes lui avaient donné leur parole de marcher... Le malheur,
c'est qu'au moment décisif, ces hommes disparurent. Le témoin ajouta, — toujours
d'après Lecourbe, — que le maréchal avait échelonné et divisé les troupes en
petits pelotons pour mieux opérer leur défection. Si
j'avais commandé, aurait dit Lecourbe, il en
aurait été autrement. On fait du soldat ce qu'on veut ! Le témoin
s'attira immédiatement un nouveau démenti. Le
général Lecourbe, s'écria Ney, n'a pas tenu
un discours aussi peu véridique ! Puis il observa que les troupes
étaient en marche d'après les ordres du ministre de la guerre et sous la
conduite de M. de Bourmont. Ney aurait pu ajouter qu'il n'avait presque pas
de cartouches et peu ou point d'artillerie, et que ses hommes étaient déjà
travaillés par des émissaires bonapartistes[13]. Tous les
détails relevés plus haut montrent du côté de la direction une inertie
déplorable, et-du côté de l'administration un affolement plus déplorable
encore. Nous allons aborder maintenant la partie dramatique de la séance du 4 décembre : la discussion qui surgit entre le maréchal et M. de Bourmont à propos de sa déposition. Cette discussion émut singulièrement les juges et les auditeurs. Elle occupe une place si considérable dans le procès, qu'elle mérite un certain examen. Je le ferai, comme pour le reste, avec une impartialité absolue, avec le souci constant de la vérité cherchée aux sources authentiques. Louis-Auguste-Victor, comte de Graines de Bourmont, né au château de Bourmont en Anjou, le 2 septembre 1773, avait débuté dans la carrière militaire en 1788, comme enseigne aux gardes françaises. Il émigra en 1789, devint aide de camp du prince de Condé, fit avec lui les campagnes de 1793-94, passa en Vendée à l'armée de Scépeaux, où il obtint le grade de major général. Après une mission à Londres, il revint en Bretagne comme maréchal de camp, et se distingua aux combats de Saumur. Plus tard, et comme beaucoup d'autres chouans, il se soumit aux lois de la République, épousa une demoiselle Becdelièvre, issue d'une vieille famille vendéenne, et chercha à se rapprocher du Premier Consul. Mais accusé d'avoir pris part à certaines conspirations, il fut enfermé au Temple, puis dans les prisons de Dijon et de Besançon. Il s'évada et se réfugia en Portugal. En 1808, il rentra en France, prit du service dans les armées impériales, et dévoué en apparence à la cause de Napoléon, devint colonel adjudant à l'armée de Naples, puis entra dans l'état-major du prince Eugène. Il fit avec cet illustre général la campagne de Russie, et, tout en se signalant lui-même, put constater de près l'héroïsme du maréchal Ney. Il se distingua en 1813 en Allemagne ; en 1814, il se couvrit de gloire à la défense de Nogent-sur-Seine. Après l'abdication de Napoléon, il se rallia, comme le maréchal Ney, aux Bourbons, et fut nommé commandant de la 6e division militaire. Dès le 5 mars 1815, il apprit le débarquement de l'Empereur, par une dépêche de Mermet, qui commandait alors la 2e subdivision de Lons-le-Saunier[14]. Le 8, il reçut de Soult l'ordre d'acheminer sur Lyon les deux premiers bataillons des régiments d'infanterie placés sous ses ordres et trois escadrons de chaque régiment d'artillerie. Il devait recevoir d'ailleurs d'autres instructions de Monsieur et du duc de Berry. Ceci n'indiquait pas, — ce qui importe tant en matière militaire ! — de vues et de direction. Bourmont fit partir ses troupes pour Lyon et il attendit. Le 9 mars, dans une première entrevue, Ney lui aurait dit que le duc de Berry ne viendrait pas, que le retour de Bonaparte était chose fâcheuse, que c'était son cinquième et dernier acte, qu'il fallait aller rapidement à lui et le battre. L'essentiel était de tirer des coups de fusil. Ney approuva la réunion des troupes à Lons-le-Saunier. Il avait à sa disposition onze bataillons, onze escadrons et dix bouches à feu dont les attelages n'étaient pas complets. Le 13 mars, on sut que le 76e, laissé à Bourg, allait se réunir à Bonaparte, puis on apprit le soulèvement de Chalon. Le 14 mars, le maréchal Ney, chez lequel se trouvaient Lecourbe et Bourmont, donna ordre de faire prendre les armes à la troupe. Après nous avoir parlé, dit Bourmont, de l'impossibilité qu'il trouvait à ce que le Roi continuât de régner, il nous déclara que tout était fini, que le Roi avait quitté Paris, que tout était arrangé, et qu'il allait lire aux troupes cette proclamation qui était sur la table, écrite à la main. M. le maréchal ne me demanda pas mon avis sur la proclamation[15]. Mais je lui observai que rien ne pouvait autoriser à marcher contre le Roi ; que s'il y avait lieu de croire que le gouvernement ne pût se soutenir, il ne fallait pas donner à la France un enragé qui la perdrait et qui le ferait tuer lui-même, peut-être le premier. Je lui dis enfin tout ce qui me vint à l'esprit pour le détourner du dessein qu'il manifestait. Le général Lecourbe fut de mon avis, et déclara comme moi qu'il ne le suivrait point dans le parti de Buonaparte, que le Roi ne lui avait fait que du bien et que d'ailleurs il avait de l'honneur[16]. Bourmont avait ajouté : Le maréchal me dit que les troupes voulaient l'Empereur ; que je devais en être convaincu si je remarquais la facilité avec laquelle elles s'étaient jointes à lui à Grenoble, à Lyon... Le général Lecourbe fut comme moi d'opinion qu'il fallait demeurer fidèles au Roi et ne point lire la proclamation. Nous dîmes notre sentiment au maréchal Ney, mais il ne nous consulta pas. Cela était faux. En effet, comment ne les aurait-il pas consultés, puisque, de l'aveu de Bourmont même, il les réunit et leur exposa la situation ; puisque, de l'aveu de Lecourbe, Ney somma Bourmont de lui déclarer sur l'honneur ce qu'il en pensait ? Mais ce n'est pas tout. Bourmont assurait que les chefs de corps lui avaient juré qu'il pouvait compter sur eux et même sur les troupes si le maréchal tirait le premier coup de fusil ; que lui, Bourmont, était en état de combattre[17], mais que l'exemple de la défection de Ney entraîna tous les corps de troupes de la Ge division. Les sous-officiers et soldats approuvèrent la proclamation presque unanimement. Le plus grand nombre des officiers et surtout des officiers supérieurs montra des sentiments contraires[18]. Et Bourmont avait terminé sa première déposition en affirmant que le général Lecourbe et lui étaient partis aussitôt pour Paris, afin de rendre compte au Roi de ce qui venait de se passer. Tel fut le témoignage de Bourmont à Lille. Avant de reproduire Ce qu'il déclara à la Chambre des pairs et ce que Ney lui répliqua, je voudrais citer le récit d'un autre témoin qui n'a pas déposé au procès, mais qui l'a consigné dans un mémento historique. C'est M. de Barante. Voici ce que lui a rapporté Bourmont lui-même à la fin de l'année 1815, c'est-à-dire quelques jours après le procès[19]. Dans la nuit du 13 au 14 mars, Ney fit appeler Bourmont et Lecourbe pour les consulter. Je cite textuellement : On n'avait aucune nouvelle de Paris. Bonaparte était à Lyon. Il informait le maréchal que le Roi quittait Paris. Les soldats semblaient mal disposés pour la cause royale. Le maréchal et les deux généraux ne virent pas une possibilité de résistance.et se résolurent d'un commun accord à obéir à l'Empereur. On assembla les troupes. La proclamation de Ney fut lue, la cocarde tricolore fut prise. On cria : Vive l'Empereur ! Ce fut une affaire finie. Quelques heures après, la poste arriva de Paris. M. de Bourmont apprit que le Roi n'était pas parti, que la cause royale n'était pas désespérée et qu'on songeait à la défendre. Regrettant fort la détermination qu'il venait de prendre, il monta en voiture, sans en souffler mot au maréchal, et se dirigea en toute hâte vers Paris. Je continue à suivre le récit laissé par M. de Barante. Le
18 mars, à six heures du matin, Bourmont descend dans la cour des Tuileries
et demande à voir le Roi. Malgré l'étiquette, il est introduit en raison des
circonstances. Il apprend à Louis XVIII la défection du maréchal. Louis XVIII
reste confondu et y trouve le signe assuré de sa perte. M. de Bourmont lui
offre alors d'aller, avec des tirailleurs, attaquer Bonaparte sur la route,
mais il ne réussit pas à impressionner le Roi qui lui répond : Parlez de cela à mon frère. C'est chez lui que se prennent
les dispositions militaires. Bourmont court chez Monsieur et n'y
trouve que déroute, épouvante ridiculement mêlée de
jactance. On lui répond qu'on examinera son projet, et on l'invite à
se reposer. M. de Bourmont avait assez d'esprit pour
s'apercevoir que tout était perdu et qu'il n'y avait rien A faire. Il alla se
coucher... Il se tint enfermé chez lui, et
deux jours après, Napoléon arrivé, il put se présenter à lui comme un des
siens et demander du service. Ceci admis, pourquoi Bourmont n'a-t-il
pas déposé devant la Cour avec cette sincérité ?... Il n'est pas impossible
de penser qu'il était venu avec des intentions modérées ; mais sur les
accusations précises du maréchal Ney qui faisaient balle, il s'est révolté et
a pris l'offensive[20]. Il va donc
accentuer la défection qu'il lui reprochait déjà dans sa déposition de Lille.
Il oubliera que si Ney a abandonné Louis XVIII pour Napoléon, il n'a point
abandonné sa patrie, puisqu'il est rentré dans les rangs français et est allé
combattre l'étranger à Waterloo, s'exposant dix fois à la mort. Lui,
Bourmont, au contraire, après avoir accepté de l'Empereur le commandement de
la 6e division, il avait abandonné ses troupes et son pays, puisque la veille
même de la bataille de Fleurus, il passait a l'ennemi pour rejoindre Louis
XVIII. Était-il bien en droit de reprocher à Ney sa défection ? Était-il bien
habile en le faisant ?... Oui, diront ses défenseurs, car il sauvait sa
personne et sa réputation en attaquant intrépidement son adversaire. Non,
diront les contemporains et les juges impartiaux, car rien ne fut plus
pénible que sa situation fausse et hésitante devant la Cour. La faute qu'il
avait commise et la mobilité de ses opinions étaient bien plus graves que la
faute et la versatilité de Ney. Les publicistes Germain, Sarrut et B. Saint-Edme avaient traité[21] le général Bourmont avec une âpre sévérité, disant que le mépris des masses avait flétri le nom du transfuge de Waterloo. Ils avaient été jusqu'à soutenir que Bourmont avait porté à l'ennemi la connaissance des opérations militaires de Napoléon. Le comte Charles de Bourmont, son fils, protesta hautement, le 27 juillet 1840, contre ce jugement outré et demanda aux biographes d'insérer sa réponse en face de leur notice sur le général de Bourmont ; ce qu'ils firent. Voici les explications et les excuses que le fils donnait à la conduite du père. Il reproduisait la version de M. de Barante, c'est-à-dire le départ de Bourmont pour Paris, son entrevue avec le Roi le 18 mars, puis sa douleur de n'avoir pas été compris. Il ne me reste qu'à gémir sur les malheurs de mon pays, aurait-il dit au général Dessoles, et je reste ici, car je ne comprends pas que je puisse être utile nulle part, puisque les Bourbons abandonnent la capitale sans brûler une amorce ! Il se déroba aux poursuites de Bonaparte pendant quelques jours. Il finit par sortir de sa cachette et par se rallier à l'usurpateur. Quand le comte de Bourmont vit tous les princes de la maison de Bourbon abandonner successivement le territoire français et remettre l'épée dans le fourreau, il put croire, lui dont les services avaient été refusés par le Roi, qu'il n'était pas en sa puissance de relever une cause dont tous les princes de la maison royale avaient désespéré. Mais n'est-ce pas ce qu'a dit pour lui-même le maréchal Ney ?... Devant les menaces des étrangers qui parlaient de diviser la France, Bourmont ne put se contenir. C'était un moyen sûr de rallier sous les drapeaux de l'armée les hommes qui avaient à cœur l'indépendance de leur pays. Dès ce moment, le comte de Bourmont put y voir son poste marqué. N'est-ce pas encore ce qu'a fait le maréchal Ney ?... Mais bientôt va cesser la ressemblance entre eux. Ney soutiendra la lutte à Waterloo jusqu'à la dernière heure, Bourmont, délaisser ses troupes au moment du combat. Comment justifier une telle conduite ? Par ce fait, dit le fils de Bourmont, que l'Acte additionnel avait, dans l'article 67, proscrit les Bourbons. Or, malgré son adhésion nouvelle à l'Empire, le général leur était resté fidèle. Aussi se repentait-il maintenant d'avoir repris du service, et il souhaitait, il attendait sa destitution. Le Roi était l'allié des hautes puissances en guerre contre l'Empereur ; donc se battre contre les alliés, c'était se battre contre Louis XVIII. Il ne put se décider à tourner contre le Roi les armes qu'il avait prises seulement contre l'étranger. Il s'affermit dans son dessein de quitter l'armée, si sa destitution n'arrivait pas. Mais qui songeait à le destituer devant l'ennemi ? Et comment un départ en un pareil moment était-il un moyen régulier et fort simple ? Quoi qu'il en soit, le général de Bourmont croit agir avec prudence en attendant que l'armée soit assez près de la frontière pour que le trajet soit moins long et puisse se faire avec moins de danger. Puis, la destitution n'arrivant pas, il songe à une autre idée. Il invoque ses anciennes blessures et il demande tout à coup l'autorisation de se rendre aux eaux. Un officier supérieur qui, la veille d'une bataille, fait une pareille demande, s'expose naturellement à la voir écartée. C'est ce qui eut lieu. Napoléon arrive à ce moment. On est au 15 juin. On va prendre contact avec l'ennemi. Bourmont n'hésite plus. Il laisse le commandement au général Hulot et il écrit au général Gérard qu'il s'en va avec le colonel Clouet[22], le chef d'escadron Villoutreys, et les capitaines Dandigné, Julan et Sourda. Le bruit de son départ répandu dans le 40 corps produisit, dit M. Thiers, une exaspération extraordinaire, et loin d'abattre les troupes, ne fit que les exalter davantage. Seulement, elle devint une nouvelle cause de défiance envers les chefs qui, presque tous, devenaient suspects, dès qu'ils n'étaient pas anciennement connus et aimés des soldats [23]. Bourmont, parti le matin du 15, arrive au milieu du jour au quartier général prussien. On l'amène devant Blücher, qui, entouré de son état-major et sans descendre de cheval, l'interroge avec son arrogance habituelle. Il lui demanda, rapporte le fils de Bourmont, quel motif l'avait engagé à quitter l'armée française. — C'est pour rejoindre le Roi, répondit le général. Et, sans prolonger ses questions, Blücher continua sa marelle, après avoir donné à l'un de ses officiers la mission d'accompagner le général jusqu'à Alost, où trouva le comte de Semallé qui lui fournit les moyens de se rendre à Gand[24]. Le fils de Bourmont remarque qu'il s'est retiré de l'armée française avant qu'elle eût franchi la frontière. Donc, il n'a pas quitté en présence de l'ennemi. Cette justification est d'une casuistique étrange. Elle ne peut être admise, car on était si bien devant l'ennemi que Bourmont ne fut pas longtemps à rencontrer Blücher. Mais pourquoi ceux qui ont excusé un pareil acte ont-ils été si rigoureux envers Ney, qui non seulement n'a pas lâché pied en face des armées étrangères, mais les a combattues héroïquement jusqu'à la dernière minute ?... Comment Bourmont, avec cette faute si grave sur la conscience, a-t-il pu venir devant la Chambre des pairs charger un héros qui lui avait donné l'exemple de la fidélité au devoir militaire ? Il s'en excusait ainsi : Il m'est impossible de combattre pour affermir un gouvernement qui proscrit mes parents et presque tous les propriétaires de ma province. Je ne veux pas contribuer à établir en France un despotisme sanglant qui perdrait mon pays. Or, que seraient devenus ce pays et ce qui restait de l'armée française, si tous les chefs, au moment suprême, avaient ainsi, pour des raisons personnelles, abandonné leurs soldats ? On ne me verra pas, déclarait Bourmont à Gérard, dans les rangs des étrangers. Ils n'auront de moi aucun renseignement capable de nuire à l'armée française, mais je tâcherai d'aller défendre les proscrits français, de chasser loin de ma patrie le système de la confiscation, sans perdre de vue la conservation de l'indépendance nationale. C'étaient là de tristes excuses. Le général Gérard, qui avait eu de la peine à calmer les troupes indignées, leur fit lire, le 15 juin au soir, à Charleroi, un bulletin où, rendant compte que le lieutenant général Bourmont et le colonel Clouet avaient passé à l'ennemi, il affirmait qu'ils seraient jugés conformément aux lois. Rien ne peut rendre, ajoutait-il, le bon esprit et l'ardeur de l'armée. Elle regarde comme un événement heureux la désertion du petit nombre de traîtres qui se démasquent ainsi[25]. Il importe cependant de constater que Bourmont n'a point, comme on l'a trop répété, apporté nos plans de campagne à l'ennemi, ni donné la moindre communication propre à l'éclairer sur les mouvements des Français. Ici, il a tenu sa parole[26]. Ce qui ne l'empêche point encore une fois d'être plus coupable que Ney. Celui-ci fut exécuté comme traître ; celui-là mourut maréchal de France[27]. Telle est la justice des hommes ! On attendait avec une curiosité impatiente la réplique du général de Bourmont, qui venait d'assister à l'interrogatoire du maréchal et l'avait entendu déclarer que lui et Lecourbe étaient ses complices. Je m'étais abstenu de charger l'accusé, dit-il avec vivacité. J'étais retenu par la commisération qui s'attache à une grande infortune, mais aujourd'hui qu'il m'attaque, qu'il a déposé que j'approuvais sa conduite et sa proclamation, je vais m'expliquer avec plus de détails. De pareilles allégations touchant à mon honneur, je parlerai, et si je l'inculpe davantage, qu'il ne s'en prenne qu'à lui ![28] Aussitôt, Bourmont rappela que, le 13 mars, le baron Capelle vint leur apprendre l'insurrection de Bourg ; que le maréchal en parut préoccupé, mais qu'il persévéra avec eux dans son attachement sincère à la cause du Roi. Le 14 au matin, Ney dit à Bourmont : Eh bien, mon cher général, vous avez lu les proclamations que répand l'Empereur ? Elles sont bien faites. Qu'en pensez-vous ? Bourmont répondit qu'il s'y trouvait des expressions, comme la victoire marchera au pas de charge, qui auraient un effet immanquable sur l'esprit des soldats. Vous avez été surpris, aurait ajouté le maréchal, de voir l'armée se diviser pour aller en avant ? C'est ainsi qu'elle a fait sur tous les points, et tout est fini. Nous n'avons rien de mieux à faire que d'aller à Bonaparte. Bourmont assura qu'il fut et resta frappé d'étonnement. Lecourbe survint et Ney lui tint le même langage. Le Roi n'est plus à Paris. S'il y était, il eût été enlevé. Ce n'est pas qu'on en veuille à sa personne. Qu'il s'en aille ! Qu'il s'embarque ! Malheur à qui entreprendrait rien contre lui ou quelqu'un de sa famille ! Il faut aller trouver l'Empereur ! Bourmont jura qu'il avait repoussé cette invitation. Il vous traitera bien, reprit Ney. Au reste, vous êtes le maitre ; mais Lecourbe viendra avec nous. Et Lecourbe aurait répondu en refusant : Ma foi, je n'ai jamais reçu que des mauvais traitements de Bonaparte et le Roi ne m'a fait que du bien. Il convient de rappeler ici que Lecourbe, ayant assisté Moreau dans son procès et manifesté une vive irritation contre ses juges, avait été rayé du tableau de l'armée et été exilé, malgré ses glorieux services à Wattignies, Fleurus, Mayence, Rastadt, Zurich et Hochstedt. A la première Restauration, il avait été rétabli dans ses grades et dignités, et il s'en souvenait. Pendant les Cent-jours, il avait accepté le commandement de Belfort, car il n'avait pas cru, malgré ses convictions royalistes, qu'il pouvait négliger sa patrie. Il était mort un mois avant la comparution du maréchal devant le conseil de guerre ; il était mort en défendant avec ardeur et succès une place que, plus tard encore, l'héroïsme de nos soldats et l'énergie de M. Thiers ont conservée une seconde fois à la France. Lecourbe déclara, d'après Bourmont, qu'il avait de l'honneur et qu'il ne voulait pas manquer à ses serments. Ney répliqua que lui aussi avait de l'honneur, et que c'était pour cela qu'il allait rejoindre Napoléon. Puis il donna connaissance de sa proclamation aux deux généraux. Le général Lecourbe et moi, affirma Bourmont, nous étions entièrement opposés à ces sentiments. Mais nous crûmes qu'il avait été pris contre nous des mesures en cas de résistance. Nous pensâmes d'ailleurs que l'influence du maréchal serait grande sur l'esprit des troupes. Nous allâmes sur le terrain pour juger l'effet qu'il allait produire. Nous étions tristes et abattus. Il dit même que les officiers, voyant la consternation peinte sur leurs visages, vinrent leur prendre la main et leur dire : C'est une action horrible ! Si nous l'avions su, nous ne serions pas venus ici. On se demande tout de suite pourquoi Bourmont et Lecourbe, qui eux le savaient, sont venus quand même sur la place de Lons-le-Saunier. Bourmont ajouta ce dernier trait à sa déposition déjà si
passionnée : M. le maréchal Ney était si bien résolu
d'avance à prendre le parti de Buonaparte, qu'une demi-heure après la lecture
de la proclamation, il portait le grand aigle à l'effigie de l'usurpateur.
Cette imputation était fausse, car à la séance du lendemain, 5 décembre, le
bijoutier du maréchal, M. Cailsoué, apporta son livre et prouva qu'il n'avait
remis à Ney ses décorations impériales que le 25 mars. En même temps, il
déclara qu'il n'avait point pour le maréchal arrangé de plaque de la Légion
d'honneur. Ce petit fait en dit long. Aussi ne faut-il point s'étonner qu'une fois la déposition
de Bourmont achevée, le maréchal Ney, qui avait voulu plusieurs fois
l'interrompre, se soit levé et ait protesté avec la plus vive indignation. Sa
réponse éloquente peut se résumer en ces quelques mots : M. de Bourmont me charge afin de rendre sa conduite plus
pure. Ceux qui l'entendirent ce jour-là éprouvèrent comme un
frémissement. En un instant, les rôles avaient changé. D'accusé le maréchal
était devenu accusateur. Il paraît,
s'écria-t-il, que M. le comte de Bourmont a fait son
thème depuis longtemps ; que depuis huit mois il avait préparé ses
dénonciations à Lille. Il s'était flatté peut-être que nous ne nous
reverrions plus. Il a cru que je serais traité à la chaude, comme Labédoyère.
Moi qui n'ai pas de talent oratoire, je vais au fait. Et, levant la
main avec une majesté touchante : Il est fâcheux,
dit-il, que le général Lecourbe ne soit plus. Mais
je l'invoque dans un autre lieu. Je l'interpelle contre ces témoignages
devant un tribunal plus élevé, devant Dieu qui nous entend tous, devant Dieu
qui nous jugera, vous et moi, monsieur de Bourmont !... Puis, fixant
l'auditoire : Ici, M. de Bourmont m'accable ; là,
nous serons jugés l'un et l'autre ! L'émotion de tous était profonde.
Devant cette protestation solennelle, M. de Bourmont avait pâli. Le maréchal,
avec une franchise toute militaire, continua sa défense. Il reproduisit, en
ces termes saisissants, la scène de Lons-le-Saunier : J'étais la tête baissée sur la fatale proclamation, et vis-à-vis d'eux
qui étaient adossés à la cheminée. Je sommai le général Bourmont, au nom de
l'honneur, de me dire ce qu'il pensait. Bourmont, sans ajouter aucun discours
préliminaire, prend la proclamation, la lit et dit qu'il est absolument de
cet avis. Il la passe ensuite à Lecourbe. Lecourbe la lit, ne dit rien et la
rend à Bourmont. Celui-ci n'a pas protesté ; l'autre a trouvé qu'on pouvait
lire la proclamation aux troupes. Aucun n'a dit : Où allez-vous ?... Vous
allez risquer votre honneur et votre réputation pour une cause funeste !
Puis le maréchal, précisant le rôle de Bourmont et
s'adressant directement à lui : Je n'avais
pas besoin, monsieur de Bourmont, de votre avis quant à la responsabilité
dont j'étais chargé seul. Je demandais les lumières et les conseils d'hommes
à qui je croyais une ancienne affection et assez d'énergie pour me dire :
Vous avez tort ! Au lieu de cela, vous m'avez entraîné, jeté dans le
précipice ![29]... Ney répéta
que Bourmont avait fait assembler les troupes pour entendre la lecture de la
proclamation. Il eut deux heures pour réfléchir.
S'il jugeait ma conduite criminelle, ne pouvait-il pas me faire arrêter ?
J'étais seul. Je n'avais pas un homme avec moi, pas un cheval de selle pour
m'échapper. Il s'éloigna. Il se réfugia chez le marquis de Vaulchier, formant
ensemble des coteries pour être en garde contre les événements et s'ouvrir,
dans tous les cas, une porte de derrière. Ces détails précis,
rapportés d'une voix ferme et haute, tombaient comme un poids énorme sur la
tête de M. de Bourmont, qui semblait avoir perdu tout sang-froid. Parmi les
ennemis de Ney, le désarroi était absolu. Le président désira approfondir un fait. Qui avait donné, demanda-t-il, l'ordre de réunir les troupes ? — Ce fut moi, répondit Bourmont, sur l'ordre verbal du maréchal. — Il les a rassemblées, ajouta Ney, après communication de la proclamation. — A onze heures, précisa Bourmont. Alors, Dambray fit à M. de Bourmont une question qui se trouvait toutes les lèvres : Comment se fait-il qu'ayant désapprouvé la conduite de M. le maréchal, vous l'ayez suivi sur le terrain, sachant ce qu'il allait y faire ? — Je voulais voir, répondit le général, l'effet que produirait cette proclamation !... Remarquons immédiatement que ses réponses au procès ne sont pas aussi catégoriques que celles de sa déposition à Lille. Elles les contredisent même parfois... Cette dernière réponse jeta un froid dans l'auditoire. Bourmont ajouta qu'il avait voulu voir s'il se manifesterait quelque esprit d'opposition dans les troupes. Aviez-vous pris quelques dispositions, interrogea le président, pour faire naître cette opposition ? — Le temps m'a manqué. Or, il avait eu deux heures à lui, et s'il avait voulu, étant donnée l'attitude des officiers dont il avait parlé à Lille, il aurait pu résister. Il n'y aurait eu, suivant lui, qu'un moyen de parer à l'influence du maréchal : c'eût été de le tuer. Vous m'auriez rendu un grand service, lui cria le maréchal hors de lui, et peut-être était-ce là votre devoir !... Ce cri de douleur et de reproche produisit une vive sensation dans l'assemblée comme dans les tribunes. Bourmont, très agité, continuait à justifier sa propre conduite. On a dit que je pouvais rejoindre le Roi : j'ai craint d'être arrêté. M'éloigner était d'ailleurs manquer mon objet qui était de rendre compte de tout à Sa Majesté... J'étais à Paris le 18, et j'ai fidèlement rapporté au Roi ce dont j'avais été le témoin. Il n'ajouta pas : Et quelques jours après, je recevais un commandement de l'Empereur en me servant de l'influence du général Gérard. Ney, se rappelant les récentes accusations de Bourmont,
relatives au port des décorations impériales, reprit la parole : M. de Bourmont a dit que j'avais à Lons-le-Saunier la
plaque à l'effigie de Napoléon. Cela est inexact. J'ai porté jusqu'à Paris
les décorations du Roi... Vous me supposiez
donc un misérable ? J'aurais donc, comme l'ont prétendu les ministres,
emporté de Paris l'intention de trahir le Roi ? Puis, avec le dernier
mépris : Je suis fâché qu'un homme d'esprit emploie
des moyens aussi faux et aussi petits ! Il y a vraiment quelque délicatesse à
déposer de pareilles suppositions ! L'indignation de Ney avait produit
un tel effet sur la Cour que Bellart crut devoir l'atténuer par cette
question insidieuse : Je prie M. le président de demander
à M. le maréchal s'il ne s'est point élevé quelque querelle personnelle entre
lui et le déposant. — Aucune ! répondit
Ney, et ce mot bref coupa court à toutes les hypothèses. Alors, Dambray
demanda si M. de Bourmont avait continué à servir. Il
a suivi la colonne, dit le maréchal, et
ensuite il s'est échappé... Il a disparu
d'auprès de moi. Je ne sais si c'est par mauvaise honte ou par quelque
sentiment que je ne puis expliquer. Le fait est qu'il a contribué à me
pousser à la défection. Berryer voulut savoir, — et ce détail avait son importance, si c'était également la curiosité qui avait amené M. de Bourmont au banquet donné à l'état-major par le maréchal, après la proclamation. Le témoin se leva et répondit : Il fallait écarter les soupçons et empêcher qu'on ne m'arrêtât. Le maréchal était inquiet de moi. Il envoyait fréquemment des officiers pour savoir quel parti j'allais prendre... — Je n'ai fait arrêter qui que ce soit, répliqua Ney. J'ai laissé tout le monde libre. Vous ne m'avez fait aucune objection. Personne ne m'en a fait. Vous aviez un grand commandement. Vous pouviez me faire arrêter ; vous auriez bien fait ! Puis, précisant encore : Les officiers supérieurs sont venus dîner chez moi. J'étais sombre. M. de Bourmont y était et, s'il dit vrai, il dira que la table était gaie. Voilà la vérité !... Ces réponses nettes et fermes, le ton avec lequel elles étaient prononcées impressionnaient de plus en plus les auditeurs. Il était certain que le beau rôle était alors pour Ney. Le président demanda ensuite à Bourmont quel était le nombre des hommes dont Bonaparte disposait à Lyon le 13 mars : Cinq mille hommes, déclara-t-il. — Pourquoi tromper sur le nombre ? rectifia aussitôt le maréchal. Tout le monde sait qu'il était à la tête de quatorze mille hommes, sans y comprendre les soldats qui se rendaient de toutes parts à sa rencontre et cette foule d'officiers en demi-solde... Expliquant alors sa conduite, il s'écria : Je voyais déjà la guerre civile inévitable. Il eût fallu marcher sur soixante mille cadavres français !... Dambray posa une autre question. Croyez-vous, dit-il, que le maréchal eût pu opérer quelque résistance contre les troupes de Napoléon ? — Tout eût dépendu d'une première démarche, affirma Bourmont. Si le maréchal eût pris une carabine et eût chargé le premier, nul doute que son exemple n'eût été décisif, car aucun homme n'avait plus d'empire sur l'esprit de l'armée. Cependant, je n'oserai affirmer qu'il eût été vainqueur... A ces mots, le maréchal s'emporta de nouveau : Quoi ! vous pouviez sortir de Lons-le-Saunier et dire à la troupe que vous la faisiez marcher pour le service du Roi ? Et avec une hauteur indicible : L'auriez-vous fait, vous ?... Je ne vous crois ni assez de fermeté, ni assez de talent ! Tout le monde alors pensa que Ney allait faire allusion à la défection du 15 juin, et l'on frémit. Il ne le fit pas, croyant en avoir assez dit. Jamais témoin n'avait été traité de la sorte. Dupin fit alors à M. de Bourmont une demande qui, elle aussi,
avait une grande portée : M. le maréchal ne vous
lut-il la proclamation qu'une fois ? — Il la
lut une seconde, répondit Bourmont. Or, dans son interrogatoire à
Lille, il avait dit qu'il ne lui avait pas lu la proclamation ni réclamé son
avis. Dupin précisa : Je demande si, quand il la lut
une seconde fois, vous saviez ce qu'allait faire le maréchal ? — Nul doute. Avez-vous fait quelques dispositions contraires
à l'effet qu'on voulait produire ? — Je n'en
ai pas eu le temps. — Comment donc
saviez-vous que les troupes penchaient pour le Roi ? — Je ne pouvais pas en répondre. — Ces répliques
contradictoires détonnaient avec l'interrogatoire de Lille et mettaient le
témoin dans le plus grand embarras. Pourquoi, lui
demanda à son tour le baron Séguier, n'avez-vous pas fait arrêter les
émissaires de Buonaparte ? — Je n'ai eu
connaissance, répondit-il, de leur arrivée
qu'après que le maréchal m'en eût instruit. Les excuses ou les
explications de Bourmont n'étaient décidément ni claires ni adroites. On s'en
aperçut. Berryer lui porta enfin un coup terrible. Quel
effet produisit, dit-il, la lecture de la
proclamation ? — Les soldats criaient : Vive
l'Empereur ! Les officiers étaient stupéfaits... — Qu'on demande à M. de Bourmont, ajouta alors
Berryer, s'il a crié : Vive le Roi !... Cette
question adroite souleva dans les rangs des pairs la plus vive indignation.
Des murmures éclatèrent. Le comte Molé se leva furieux : La question est tout à fait déplacée ! s'écria-t-il.
Et un noble inconnu, voulant tendre la perche au témoin qui se noyait : Ce sont là, dit-il fièrement, des personnalités auxquelles il faut mettre ordre !
Mais M. de Bourmont ne sut ou ne put répondre. Le procureur général avait
fait ouvertement tous ses efforts pour essayer de restreindre la défense du
maréchal. Sans cesse il se levait pour répéter sa phrase favorite : Il ne faut pas éterniser les débats ! Ainsi, il
avait voulu s'opposer à l'audition du bijoutier Cailsoué, en alléguant que le
maréchal avait pu conserver une ancienne décoration. Mais il eut beau faire,
il ne put améliorer la situation si difficile subitement créée à Bourmont. Il
résultait de ces derniers et vifs débats que le témoin avait entendu lecture
de la proclamation et l'avait approuvée, qu'il avait suivi le maréchal à la
réunion des troupes et au banquet, puis effrayé de ce qu'il avait fait, était
parti le soir pour Paris. N'ayant pu décider ni le Roi ni les princes à la
moindre résistance, il était revenu comme le maréchal Ney à l'usurpateur, et,
le 15 juin, il avait aggravé sa défection
politique d'une défection militaire... Quel était le plus coupable de
lui ou de Ney ? Le greffier donna ensuite lecture de la déposition du général Lecourbe, reçue, le 23 octobre 1815, par le juge d'instruction Klie, et dont il avait été si souvent parlé. Lecourbe y manifestait sa surprise du débarquement de Bonaparte et, devant l'accueil que lui faisaient les soldats et le peuple, disait, — ce qu'il importe de relever ici : — Je ne peux pas assurer si le maréchal Ney avec ses troupes eût pu arrêter le torrent. Je crois qu'il n'était plus temps. Arrivant à la défection, il la racontait en ces termes : Le 13 mars au matin, le maréchal Ney nous fit appeler, le général Bourmont et moi, dans sa chambre. Il nous fit part alors de ses projets. Il nous fit lecture de la proclamation qu'il devait faire aux troupes et que tout le monde connaît. Il nous représenta qu'il n'y avait plus à balancer, que Lyon avait ouvert ses portes, que tous les départements accouraient au-devant de Bonaparte et que nous courrions des dangers de la part des troupes, si nous ne nous rangions du parti de Bonaparte. En effet, la nuit du 12 au 13 avait été fort agitée à Lons-le-Saunier. Mais j'ai toujours ignoré si le maréchal Ney avait provoqué les troupes à l'insurrection. Le fait est que, la veille, il nous avait paru, à Bourmont et à moi, encore dans les meilleures intentions pour le Roi. Le général de Bourmont et moi lui fîmes des observations sur ce changement. Alors le maréchal chercha à nous persuader que c'était une affaire arrangée et que rien n'empêchait Bonaparte d'aller à Paris[30]. Le juge demanda une seconde fois au général Lecourbe si, avec les forces qu'il avait à sa disposition[31], Ney était en mesure de s'opposer efficacement aux progrès de l'invasion de Bonaparte. Lecourbe répondit carrément : Non. A cette autre question : Avait-il accompagné le maréchal lors de la proclamation aux troupes ? Oui, répliqua-t-il. Je ne pouvais pas me dispenser, ainsi que le général Bourmont, de paraître à l'assemblée des troupes. Leur esprit était monté au point qu'il y eût eu danger en pure perte à ne pas le faire[32]. Voilà qui explique pourquoi ni les soldats ni Bourmont ne crièrent : Vive le Roi ! Le juge d'instruction insista et voulut savoir de Lecourbe si les troupes seraient restées fidèles au Roi, même si le maréchal ne leur avait point lu sa proclamation. Il faut retenir sa réponse : Je ne le crois pas, parce qu'à cette époque nous étions trop rapprochés de Lyon pour que les troupes ignorassent ce qui s'y était passé. Ceci prouve que Monsieur et Macdonald auraient dû tenir à Lyon. Eux ne l'ayant pas pu, Ney ne le pouvait pas davantage. Et il aurait eu le droit de dire au procès : Le départ précipité de Monsieur et celui de mon camarade Macdonald ont été la cause déterminante de la défection de Lons-le-Saunier. C'était la vérité même. Lecourbe, dont on a tant invoqué la déposition contre Ney, ajoutait : Quelques officiers et même quelques portions de troupes d'infanterie eussent pu résister pendant quelque temps à ce torrent, mais du moment où ils auraient été mis en contact avec d'autres troupes du parti de Bonaparte, ils auraient été entraînés comme elles ! N'est-ce pas péremptoire ?... Enfin à cette dernière question : Quels furent les opposants et quelle conduite tinrent-ils dans cette circonstance ? Lecourbe répondit : Il n'y a pas eu d'opposants. Il est facile de remarquer les différences qui existent entre cette déposition et celle de Bourmont. Là où Lecourbe dit carrément : Oui ou non, Bourmont ne se prononce qu'avec hésitation. Là où Lecourbe affirme nettement que tel ou tel incident s'est passé, l'autre dit : Je n'oserai affirmer... Je ne puis en répondre, etc. La déposition de Lecourbe porte en elle-même un caractère de réalité qu'il est difficile de rencontrer dans celle de Bourmont. Aussi sa lecture fut-elle plus favorable à Ney que l'accusation ne l'aurait cru. Vinrent cinq autres témoins. Le premier, le marquis de Vaulchier, préfet du Jura, déclara que le maréchal s'était plaint, dans la soirée du 12, de ce qu'on n'avait pas marché droit à Bonaparte. Il avait même ajouté que Monsieur aurait dû, pour la première fois, faire monter un maréchal dans sa voiture et marcher à l'ennemi ; que s'il y avait été, il lui aurait dit : Allons, monseigneur, aux avant-postes ! On ne pouvait déplorer plus courtoisement le départ si rapide de Lyon et les fatales conséquences qu'il devait avoir. Le préfet dit encore que Ney lui avait parlé des désagréments que lui et la maréchale avaient subis à la Cour ; mais il ne cacha pas qu'après la proclamation et l'adhésion de Ney à l'Empereur, le maréchal lui avait recommandé de maintenir le bon ordre et de n'inquiéter personne pour ses opinions. Le préfet répondit qu'il n'administrerait pas pour Buonaparte, et Ney, qui portait déjà la décoration du grand aigle, lui répliqua : Vous faites une bêtise ! A l'audience, le maréchal contesta l'exactitude de cette conversation et de ces faits. Il n'avait pas eu plus de dix minutes d'entretien avec le témoin, et il portait encore à ce moment les décorations du Roi. M. de Vaulchier avait donc mal vu. Le baron Capelle, ancien préfet de l'Ain, à ce moment préfet du Doubs, fit une longue déposition qui donna lieu à quelques incidents. J'observe que ce Capelle, d'abord plein d'enthousiasme pour la Révolution, manifesta le même enthousiasme pour l'Empire. Il en conserva naturellement quelques flammes pour la Restauration. J'ai eu l'occasion ailleurs[33] de parler de ce fonctionnaire, qui, étant préfet du Léman, se fit l'âpre geôlier de Mme de Staël en 1810. Il n'était pas encore à la fin de sa carrière, car après la préfecture du Doubs, il devait, pour ses services, obtenir un siège au conseil d'État et être nommé secrétaire Général du ministère de l'intérieur. C'était le type de ces fonctionnaires habiles qui prétendent servir le pays, mais toujours avec un profit personnel, dans quelque situation qu'ils soient. Le baron Capelle raconta son entrevue du 13 mars avec le maréchal. Il dit lui avoir conseillé d'aller rétablir l'autorité royale à Lyon. Cela était chose facile après la fuite de Monsieur !... Cet étonnant préfet ne doutait pas que des troupes suisses ne fussent déjà en marche pour défendre la cause du Roi. Je me souviens, observa-t-il, que l'idée d'appeler des troupes étrangères à notre secours parut blesser le maréchal Ney, et qu'il dit que le jour où des étrangers viendraient se mêler de la querelle, toute la France serait pour Buonaparte. Ney avait singulièrement raison. Mais, d'après Capelle, Bourmont ne pensait pas de même. M. de Bourmont, rapporta-t-il, parut convaincu qu'il ne restait plus de ressources pour la cause royale que dans l'intervention des troupes étrangères, mais qu'il ne fallait pas hésiter à les appeler ; que quelque grand que rut le mal, il était préférable à celui de laisser la France livrée à Buonaparte et à ses troupes devenues désormais les cohortes prétoriennes !... Et ce préfet patriote, qui jadis reprochait avec son maître à Mme de Staël d'être trop favorable à l'Allemagne et aux Allemands, dit en propres ternies : Je partageai cette conviction ![34]... Si l'on en croit Capelle, et c'est le dernier détail que j'emprunte à sa déposition, où figure une foule de choses surprenantes, Bourmont était resté, après la proclamation, avec l'espoir de conserver au Roi la place de Besançon dont les principaux officiers venaient de se rendre auprès de lui pour protester de leur fidélité. La vérité est que Bourmont partit après le banquet et ne s'inquiéta guère ni de Lons-le7Saunier, ni de Besançon, ni d'aucune autre ville. Capelle en fit autant et prit la route de la Suisse avec un passe port de Ney. Celui-ci se borna à dire ces quelques mots : Il me serait difficile de répondre sur tous les points au témoin qui a fait une déposition extrêmement longue et qui a eu tout le temps de faire son thème. Je ne conçois pas ce qui l'a si fort indisposé contre moi ! Cela n'en méritait pas davantage, et c'était même, à vrai dire, beaucoup trop. Le général comte Grivel, comme beaucoup de personnes et en particulier comme le comte de Soran, aide de camp de Monsieur, croyait sincèrement à la fidélité du maréchal, puisque, le 13 au soir, il écrivait au Roi, au général Dessoles et au comte de Vioménil que Ney brûlait de se mesurer avec l'ennemi de la France. Lorsque, à l'assemblée des troupes le 14, il entendit Ney lire la proclamation, il se retira surpris et indigné de ce que personne ne réclamait et ne s'opposait à cette lecture. Le major de la Genetière qui, lui aussi, ne voulut pas servir l'Empereur, raconta la scène du 14, la lecture et l'enthousiasme des soldats. Quant au colonel Clouet, qui suivit le général Grivel et le major de la Genetière, il n'avait appris qu'à Dôle les événements du 14 mars. Il invoqua son état de santé pour retourner dans sa famille, ce qui lui fut accordé. Enfin, le maréchal Oudinot ne dit que peu de mots pour constater seulement l'identité de deux lettres du maréchal Ney et qui prescrivaient des mesures à prendre pour s'opposer à l'invasion de Bonaparte. L'audience était terminée. En somme, la séance du 4 décembre avait été pour le maréchal Ney plus favorable qu'on ne l'avait pensé, et Charles de Rémusat résumait fidèlement ainsi l'impression du public : Ce procès fait du bruit et ne plaît pas à tout le monde. Beaucoup de gens pensent qu'il sera le dernier, parce que les interrogatoires et les plaidoyers font dire bien des choses qu'il ne faudrait pas dire. D'autres espèrent au contraire que ce n'est que le commencement, et ceux-ci s'en félicitent. Cependant, ce procès, où tout a été si conforme à l'équité, mais si peu à la justice, peut servir de prétexte à bien des mauvais propos. Il est fâcheux qu'on ait trouvé moyen de relever l'accusé si haut vers la fin ![35]... L'auteur de cette lettre ne savait pas qu'il répétait là, presque littéralement, un mot échappé à Robespierre, le 17 octobre 1793. Vilate, dînant avec le tribun chez Vénua, lui rapportait l'ignoble accusation d'Hébert et l'émotion produite sur le peuple par la sublime réponse de la Reine. L'imbécile !... cria Robespierre en brisant son assiette. Il faut encore qu'il lui ait fourni à son dernier moment ce triomphe d'intérêt public ! C'est dans le procès qui nous occupe, et à propos de la séance du 4 décembre, le reproche que des exaltés firent au président Dambray et même au procureur général Bellart. |
[1] Souvenirs historiques et littéraires, t. IV.
[2] Archives nationales, F7. 6683. — Un sieur Gilles, adjoint au maire de Longuyon, vint témoigner le 30 novembre devant les juges de police que Ney, en passant par Metz, aurait dit que la race des Bourbons était anéantie et qu'il fallait se défaire de cette chenille de vieille noblesse ! Il aurait ajouté : C'est nous qui sommes la vieille noblesse. Voilà les cancans qui préoccupaient la police !
[3] Mémoires de Dupin, t. Ier, p. 39, note. — M. de Lamartine a la bonté de croire que les gardes du corps étaient là pour encourager généreusement les illusions de Ney !
[4] Le même député avait proposé dans cette discussion de remplacer la guillotine par le gibet. C'était bien plus royal ! Le compte rendu constate cependant que cette motion fut accueillie par les cris de : A bas ! — A l'ordre !
[5] Communication de Mme Ney pour sir Charles Stuart, 2 décembre 1815. On m'a reproché, Monsieur, un fait qui m'a donné beaucoup d'ennuis, et comme vous m'avez autrefois prouvé tout l'intérêt que vous vouliez bien prendre à ma situation dans les malheureuses circonstances où je me trouve, j'espère que vous daignerez me fournir une nouvelle preuve de cet intérêt en prenant sur vous l'explication de ce pénible incident. Voici le fait en question. Je suis accusée d'avoir reproché à sir Charles Stuart la manière dont il m'a reçue dans l'audience qu'il m'a accordée. Comme je sais que vous êtes lié avec Son Excellence, je vous prie d'être assez bon pour lui dire en mon nom que, bien loin de me plaindre de sa réception, je n'ai pu en être que très satisfaite... — La princesse de la Moskowa.
[6] Supplementary Despatches, vol. XI. — La maréchale Ney s'était également adressée à l'empereur de Russie, qui l'avait discrètement écartée.
[7] Mémoires de Dupin, t. I, Annexes, p. 456.
[8] Et cette Angleterre vertueuse qui voulait la punition des conspirateurs, avait été la première à encourager contre Bonaparte les complots de toute nature ! Sir Stuart lui-même en savait quelque chose.
[9] Archives nationales, CC, 500. — Porcher de Richebourg, conséquent avec lui-même, fut un des dix-sept qui votèrent la déportation.
[10] Archives nationales, CC, 500. — Chaque procès-verbal est signé de la main de Dambray, le chancelier président, de Pastoret, de Sèze, Choiseul et Chateaubriand, secrétaires. Les dossiers contiennent les procès-verbaux recopiés et leurs minutes originales.
[11] On a dit, observa Ney en réponse à d'autres témoins, que lorsque Sa Majesté m'avait tendu la main, j'avais hésité à la baiser. Je n'ai jamais hésité.
[12] Serait-ce celle qui a été remise par lui au général Mermet ? (Voir ch. II.)
[13] M. de Montlosier écrivait le 8 mars à M. de Barante : Le duc d'Orléans tient avec Ney et quelques troupes. Celles-ci sont très mauvaises. Celles qui ont fait tant de train à la parade avant-hier avaient auparavant crié : Vive l'Empereur ! dans la caserne. On a été obligé de consigner un bataillon entier. (Souvenirs du baron de Barante, t. II.)
[14] Je résume ici la déposition faite par M. de Bourmont à Lille, en vertu d'une commission rogatoire lancée par le baron Séguier.
[15] Il ne nous fit pas lecture de la proclamation... La veille, il nous avait paru â Bourmont et e moi dans les meilleures intentions pour le Roi. Le général de Bourmont et moi lui fîmes des observations sur ce changement. (Déposition du général Lecourbe.)
[16] Ils en approuvèrent le contenu, affirma le maréchal au rapporteur du conseil de guerre dans son premier interrogatoire.
[17] Lecourbe a dit le contraire, et plus tard Bourmont lui-même.
[18] Les opposants furent en tout 8 officiers, 1 général, 1 lieutenant général, 3 colonels, 1 major et 2 chefs d'escadron.
[19] Voir Souvenirs de M. de Barante, t. II.
[20] S'il se taisait, il était suspect ; s'il accusait, il était ingrat ; s'il n'accusait pas, il était perdu. Lamartine, Histoire de la Restauration, t. VI.
[21] Biographie des hommes du jour, t. VI.
[22] C'était l'aide de camp de Ney, qui avait quitté le maréchal le 14 mars, après lecture de la proclamation.
[23] Charras appelle cette défection un crime, et il dit qu'ainsi se trouvait déjà justifiée cette folle croyance du soldat à des trahisons qui n'attendaient pour éclater que l'heure favorable. (Histoire de la campagne de 1815, Ier vol.)
[24] Théodore Karcher (Biographies militaires, Londres, 1864) affirme que Blücher l'accueillit fort mal et se permit sur son compte des réflexions que, même en allemand, je ne veux point reproduire ici.
[25] Dans le Mémorial, Napoléon a dit : Leurs noms seront en exécration, tant que le peuple français formera une nation.
[26] Wellington a juré, le 14 avril 1831, n'avoir eu avec lui aucun rapport avant la bataille de Waterloo.
[27] Il fut nommé en 1829 ministre de la guerre, et l'on assure que Boyer-Collard dit à l'un de ses amis : Aujourd'hui moins que jamais je ne voudrais être président, car je ne voudrais pas être chargé de rappeler à l'ordre ceux qui s'en écarteraient vis-à-vis de M. de Bourmont ! — Il faut cependant ajouter que le nouveau ministre remplit avec talent ses fonctions à la guerre. On lui doit la conquête d'Alger, où il entra glorieusement le 5 juillet 1830, ce qui justifie sa promotion au maréchalat et ce qui est de nature à diminuer ses fautes de 1815.
[28] Il oubliait que Ney avait répondu à l'Empereur de sa fidélité et lui avait fait obtenir une division malgré Davout.
[29] Archives parlementaires, Mavidal et Laurent, t. XV, 2e série.
[30] Voir plus haut, ce que voulaient réellement dire ces mots affaire arrangée.
[31] 4 régiments de ligne et 3 régiments de cavalerie.
[32] C'est ce qu'il répondit à M. de Villars-Taverney, qui s'étonnait de lui voir porter la cocarde tricolore.
[33] La censure sous le premier Empire. Didier, 1885, in-8°.
[34] Le procès du maréchal Ney, compte rendu par Méjan, n° 3, p. 32. Le chancelier Dambray avait dit lui-même, après la séance du 16 mars, on le Roi avait fait appel au dévouement des Français, que si le Roi était forcé de quitter la France, il appellerait les armées étrangères pour l'y ramener. En ce cas, lui répondit le général de la Tour-Maubourg, nous marcherons tous contre lui, et moi le premier ! (Mémoires de Lafayette, t. III, p. 364, 365.) Ainsi jusqu'au chancelier président, quelques ultras ne craignaient pas de recourir à l'étranger.
[35] Correspondance de Ch. de Rémusat, t. Ier.