Le 19 août, le préfet de police Decazes informait le duc d'Otrante que le maréchal Ney lui avait été amené au Dépôt de la Préfecture et qu'il l'avait fait transférer immédiatement à la Conciergerie[1]. Il ajoutait : Plusieurs personnes de sa famille se sont déjà présentées pour le voir. Je ne pense pas que cette facilité puisse leur être accordée avant que le prisonnier ait été interrogé. Si Votre Excellence ne partageait pas cette opinion, je la prierais de me faire connaître ses intentions. Elle approuvera sans doute que je lui fasse subir cet interrogatoire, quoiqu'il soit justiciable, aux termes de l'ordonnance du 24, du conseil de guerre. Je compte le faire moi-même ce soir[2]. Le maréchal fut d'abord enfermé dans une pièce sombre, située au bout d'un long corridor. Les fenêtres en étaient masquées par un grand abat-jour. Un petit lit de sangle, une table, une chaise et deux baquets formaient le simple mobilier de cette étroite cellule. Ce ne fut qu'au mois de septembre que le maréchal put être placé dans une pièce plus convenable où il y avait un poêle et une fenêtre plus claire. Cette pièce se trouvait au-dessus du cachot de M. de Lavalette[3] qui, lui aussi, allait être condamné à mort, mais qui, plus heureux que Ney, devait échapper au supplice, grâce à l'ingénieux et héroïque dévouement de sa femme. On permit au maréchal quelques heures de promenade le matin dans le préau de la Conciergerie, loin des regards des autres prisonniers et sous une surveillance rigoureuse[4]. Le préfet de police pénètre donc le 20 août auprès du maréchal Ney et se met en devoir de l'interroger. Le prisonnier le reçoit avec hauteur. Je ne suis pas obligé de vous répondre, lui dit-il ; je ne dois pas être jugé par une commission militaire, mais par la Chambre des pairs. Je vois bien que vous avez un costume qui est celui des autorités royales, mais rien ne me prouve que vous soyez préfet de police. Sur l'affirmation de M. Decazes, il s'adoucit et consent à parler. Je suis prêt à répondre à toutes les questions, à réfuter toutes les calomnies et à dire des choses qui étonneront bien des gens. Je veux d'abord savoir pourquoi je suis ici, pourquoi on m'a mis sur une liste où l'on m'appelle Ney ? Si j'avais connu l'ordonnance du Roi, je nie serais rendu à Paris. J'ai été arrêté arbitrairement et contre les formes établies par les lois. Le préfet de police, sans examiner ces griefs, lui demanda si le maréchal Soult, ministre de la guerre, ne l'avait pas engagé le 7 mars à voir le Roi. Ney répondit que ce fut le contraire. N'y allez pas ! me dit-il. Sa Majesté est souffrante. Elle ne reçoit pas. Je le quittai en lui disant : Vous ne m'empêcherez pas de voir le Roi ![5] Decazes voulut savoir exactement s'il avait offert à Louis XVIII ses services ; s'il lui avait fait des protestations de fidélité. Je dis au Roi, déclara Ney, que le ministre de la guerre m'avait donné l'ordre de me rendre dans mon gouvernement, et je lui demandai ses dernières instructions. Sa Majesté me répondit que Bonaparte était débarqué et me recommanda de prendre les mesures nécessaires pour m'opposer à ses progrès. Je crois que je répondis que cette démarche de la part de Bonaparte était insensée et qu'il méritait, s'il était pris, d'être conduit à Paris dans une cage de fer. Je sais que j'ai prononcé ces mots : cage de fer... Je dis aussi que Bonaparte me paraissait bien coupable d'avoir rompu son ban[6]. Le préfet de police lui posa une autre question. Avait-il
réellement baisé la main du Roi ? Le maréchal jura que cela était faux ; puis
se ravisant : J'ai en effet baisé la main du Roi, Sa
Majesté me l'ayant présentée en me souhaitant un bon voyage. Après
quelques détails sur les mesures prises par lui pour s'opposer à l'invasion
de Bonaparte, Ney protesta de sa fidélité au Roi jusqu'au 13 mars. Arrivant à
la fameuse proclamation de Lons-le-Saunier, il dit qu'il l'avait reçue à deux
heures du matin le 14 mars, et il répéta, ce qu'il avait déjà dit, qu'elle
lui avait été envoyée toute faite par Bonaparte et apportée par un officier
de la garde. Elle fut communiquée à Bourmont et à Lecourbe, qui en
approuvèrent la lecture aux troupes. Puis, cherchant à expliquer le
changement subit opéré en lui, Ney constatait qu'il avait subi une pression
irrésistible. J'ai été entraîné, dit-il. J'ai eu tort. Il n'y a pas le moindre doute... Ce qui m'a déterminé personnellement, c'est la crainte de
la guerre civile. Il alléguait encore les affirmations des émissaires
de l'Empereur relatives à la neutralité des alliés. Les
troupes, interrogea Decazes, avaient-elles
manifesté avant votre proclamation de mauvaises dispositions contre le Roi ?
— Il y avait une rumeur sourde, répondit le
maréchal ; mais les mauvaises dispositions des
troupes étaient connues. J'avais cru pouvoir les changer en faisant arrêter,
le 13 au matin, un officier que le général de Bourmont doit connaître et qui
avait l'intention de passer à Bonaparte. Et, revenant au maréchal
Soult et à ses instructions, il dit en propres termes : Je l'ai poussé à bout pour connaître la quantité de
troupes que j'avais dans mon gouvernement. Je n'ai pu rien en obtenir. Le
fait est que si j'avais suivi ses instructions, je n'aurais fait faire aucun
mouvement à mes troupes ; je serais resté seul à Besançon. Comment se fait-il
que l'aide de camp de Soult soit venu disséminer ces troupes au lieu de les
réunir ? Si j'avais voulu trahir, j'aurais donné de faux avis à Suchet et à
Oudinot et je ne les aurais pas pressés de marcher en avant. Suchet
m'écrivait que ses troupes étaient déjà en fermentation. Gérard, qui se
défiait de Suchet, avait envie de reprendre le commandement. Le maréchal parla enfin de ses désagréments intérieurs. Ma femme, dit-il, croyait
bien que je marchais contre Bonaparte, et cela l'affligeait. J'ai été fort
mal traité par lui et ma femme aussi. J'étais regardé chez lui comme la bête
noire. Il ne voulait pas voir ma femme ; je lui en demandai la raison. Il lui
reprocha d'avoir tenu des propos. Mais, ayant vu plus tard (le 11 novembre), dans un numéro de la Quotidienne,
la reproduction de ce propos intime, et conseillé aussi par ses avocats, qui
regrettaient cet aveu, Ney écrivit la lettre suivante au préfet de police : Mon intention était de faire connaître que ma résolution
de Lons-le-Saunier avait porté le trouble dans mon intérieur et que ma femme
en particulier en était fort affligée. Il n'a donc pu me venir à l'esprit,
parlant de mon retour seulement, de rien dire de relatif aux dispositions de
ma femme qui avaient précédé mon départ, encore moins de lui supposer la
crainte que j'allais marcher contre Bonaparte. C'est cependant l'impression
que pourrait laisser au lecteur inattentif ou prévenu la phrase que je relève
et que voici : Ma femme croyait bien que je marchais contre Bonace parte,
et cela l'affligeait. La rédaction, pour être concordante avec l'époque
et avec la vérité, aurait dît être évidemment celle que je fais ici comme
redressement : Ma femme, qui croyait bien que je marcherais contre
Bonaparte, s'affligeait de ce que cela n'avait pas eu lieu[7]. Le maréchal demanda que cette explication fût insérée
dans les journaux. Elle le fut, mais elle ne convainquit personne. De son
côté, la maréchale avait fait la même réclamation au ministre de la justice. Il
serait affreux, disait-elle, que je fusse privée, par l'équivoque al
d'une phrase mal construite, de la considération et de l'intérêt auxquels les
sentiments que j'ai toujours professés me donnent de justes droits[8]. Le premier interrogatoire finit sur ces paroles du
maréchal : J'ai eu bien des fois envie de me brûler
la cervelle. Je ne l'ai pas fait, parce que je désirais me justifier. Je sais
que les honnêtes gens me blâmeront. Je me blâme moi-même. J'ai eu tort, je me
le reproche, mais je ne suis pas un traître. J'ai été entraîné et trompé...
En dépit des doutes formels qui se manifestent à tout instant dans les
questions du préfet de police, Ney disait vrai quand il jurait avoir été
fidèle jusqu'au 14 mars. Le lendemain de cet interrogatoire, le maréchal
faisait passer la note suivante au préfet de police : J'espérais voir M. Decazes ce soir pour le prier de vouloir bien
effacer le nom du général Gérard sur mon interrogatoire, ainsi que de
retrancher ce que je fais dire au général comte de Bourmont[9], mon intention n'avant jamais été de dénoncer ni de compromettre
personne, sous le prétexte d'alléger le malheur qui m'accable[10]. On n'effaça
rien, on ne retrancha rien. S'il faut blâmer M. Decazes de ne l'avoir pas
fait, il faut louer le maréchal d'avoir voulu tenir une conduite aussi
délicate vis-à-vis de deux généraux dont l'un se montra son plus mortel
ennemi. Le préfet de police était persuadé de la défection préméditée du maréchal. Il voulut, le 22 août, lui en arracher l'aveu dans un second interrogatoire. Ce fut peine perdue. Le maréchal soutint toujours qu'il avait été fidèle à ses serments jusqu'au 14 mars, et indiqua pour garants de sa conduite ses camarades Colbert, Ségur et Lefebvre-Desnoëttes. Decazes revenait alors à la même question : Comment expliquer ce changement si brusque de conduite ? On peut dire, répondit Ney, que c'est comme une digue renversée ! C'est l'effet de toutes les assertions des agents de Bonaparte. Tout paraissait perdu... J'ai été entraîné par les événements... J'ai reçu des lettres de Bertrand dans la nuit du 13 au 14, avec des proclamations. Le préfet de police demande alors ce que contenait la lettre de Bertrand. L'envoi pur et simple de la proclamation ; l'invitation de la répandre et de diriger mes troupes sur Dijon. N'avait-il pas reçu aussi une lettre de Bonaparte ? Je n'ai reçu, affirme Ney, de lettre de lui que dans la nuit du 13 au 14. Elle doit être dans mes papiers[11]. Le maréchal, à la fin de ce second interrogatoire, pria encore une fois le préfet de police d'annuler tout ce qu'il avait dit précédemment au sujet de Gérard, de Bourmont et d'autres généraux. Je ne veux dénoncer personne, répétait-il. Je ne désire que prouver au Roi que je n'ai pas eu l'intention de trahir. Lorsque je l'ai quitté, je suis parti dans l'intention de sacrifier ma vie pour lui. Ce que j'ai fait est un grand malheur ; j'ai perdu la tête. La tâche que le préfet de police avait cru devoir assumer était terminée. Celle du rapporteur près le conseil de guerre allait commencer[12]. Et que faisait Fouché pendant ce temps ? Il envoyait ses félicitations au préfet du Cantal pour les mesures prises par lui et pour la capture importante qui les avait suivies. Les détails, disait-il, en ont été mis sous les yeux du Roi[13]. On s'occupait activement de la formation du conseil de guerre qui allait juger le maréchal. Dès le 2 août, une ordonnance royale avait attribué au conseil de guerre de la 1re division l'information des faits qui motivaient la mise en accusation des inculpés désignés dans la première ortie de l'ordonnance du 24 juillet, car l'état de licenciement de l'armée et la dissolution des états-majors ne permettaient pas de former des conseils de guerre dans les divisions où se trouvaient placés les inculpés à l'époque de leurs délits. Mais un maréchal de France ne pouvait être jugé que par ses pairs. Aussi, le 21 août, le maréchal de Gouvion-Saint-Cyr, ministre de la guerre, constituait pour le jugement spécial du maréchal Ney un conseil de guerre formé de maréchaux et de généraux, présidé par le maréchal Moncey, duc de Conegliano. Celui-ci refusa aussitôt cet honneur, et il en informa le ministre de la guerre. Puis, comme le ministre n'admettait pas son refus, il en donna les motifs au Roi dans une lettre superbe, dont la reproduction fut interdite par la police et qui ne fut publiée que plus tard dans les journaux américains. Je vais en citer les principaux passages, qui méritent toute l'attention du lecteur. Le maréchal Moncey déclarait à Louis XVIII que les dangers qui menaçaient sa personne royale et le repos de l'État lui commandaient de s'expliquer avec franchise. Je n'entre pas, disait-il, dans la question de savoir si le maréchal Ney est innocent ou coupable. Votre justice et l'équité de ses juges en répondent à la postérité, qui pèse dans la même balance les rois et les sujets. Mais, allant droit au fait, il s'écriait : Eh quoi ! le sang français pas assez coulé ? Nos malheurs ne sont-ils pas assez grands ? L'avilissement de la France n'est-il pas porté à son dernier période ? Et c'est lorsqu'on a besoin de rétablir, de restaurer, d'adoucir et de calmer, qu'on nous propose, qu'on exige de nous des proscriptions ?... Ah ! Sire, si ceux qui dirigent vos conseils ne voulaient que le bien de Votre Majesté, ils lui diraient que jamais l'échafaud n'a fait d'amis. Croient-ils donc que la mort soit si redoutable pour ceux qui la bravèrent si souvent ? Sont-ce les alliés qui exigent que la France immole ses citoyens les plus illustres ? Mais, Sire, n'y a-t-il aucun danger pour votre personne et votre dynastie à leur accorder ce sacrifice ? Il décrivait alors les exigences de ces alliés qui s'étaient présentés d'abord en amis et qui, après les spoliations, voulaient maintenant les têtes de ceux dont ils ne pouvaient prononcer le nom sans se rappeler leur honte[14]. Son âme de soldat lui inspirait des accents de la plus haute éloquence : Mais, Sire, quand vous aurez accordé tout ce qu'ils ont voulu jusqu'à ce jour, que pourrez-vous leur refuser ? Si le sort de la Pologne nous est réservé, quel moyen vous restera-t-il pour vous y opposer ? Vos armées ? Vous n'en avez plus ! Vos places fortes ? Elles sont en leur pouvoir. Vos maréchaux, vos généraux, vos hommes d'État ? Leurs têtes auront roulé dans la poussière. Sera-ce enfin le peuple tant méprisé, tant avili, tant insulté ? Quelles sont ses ressources ? Quel sera son espoir, lorsqu'on l'aura séparé de vous ? Quels seront enfin les chefs qui le conduiront à la victoire ?... Il ne vous restera donc d'autres ressources que dans la générosité de vos alliés, de nos ennemis. Mais avez-vous oublié, Sire, que pour complaire à celui qui a occupé votre place, ils vous ont refusé tour à tour un asile dans leurs États ?... Il rappelait la conduite égoïste et perfide de l'Europe, et visant les derniers actes du congrès de Vienne : Votre ministre, disait-il, a-t-il jamais pu obtenir l'assurance que l'intégrité du territoire français serait respectée ? Il ajoutait avec une intrépidité et une franchise admirables : Avez-vous oublié ces canons placés journellement à la porte de votre palais et dirigés sur votre demeure ?... Et vous pourriez compter encore sur la générosité d'e vos alliés ? Et c'est dans de telles circonstances que j'irais siéger dans un tribunal devant lequel, sans doute, je figurerais à mon tour, non comme juge, mais comme accusé ? N'ai-je pas, en 1814, conduit l'armée française sur les bords de l'Èbre ? Quoi ! les poignards qui ont frappé Brune, Ramel et tant d'autres, ne brillent-ils pas à mes yeux ? Et j'irais, par ma présence, sanctionner un assassinat ?... Il ne reste plus à ma malheureuse patrie qu'une ombre d'existence, et j'irais associer mon nom à celui des, oppresseurs ? Le trône des Bourbons est menacé par ses propres alliés, et j'irais en saper les fondements ? Non, Sire, et vous-même vous ne désapprouverez pas ma résolution. Vingt-cinq ans de travaux glorieux ne seront point ternis en un jour ; mes cheveux blanchis sous le casque ne deviendront pas sur mon front la marque de l'infamie. Ma vie, ma fortune, tout ce que
j'ai de plus cher est à mon pays et à mon roi ; mais mon honneur est à moi,
et aucune puissance humaine ne peut me le ravir ; et si je ne laisse à mes
enfants que mon nom pour héritage, du moins ne sera-t-il pas souillé ! Je me reprocherais de ne pas citer la fin de cette lettre si noble et si française : Moi ! j'irais prononcer sur le sort du maréchal Ney ? Mais, Sire, permettez-moi de demander à Votre Majesté où étaient les accusateurs, tandis que Ney parcourait tant de champs de bataille ? L'ont-ils suivi et accusé pendant vingt-cinq ans de dangers et de travaux ? Ah ! si la Russie et les alliés ne peuvent pardonner au vainqueur de la Moskowa, la France peut-elle oublier le héros de la Bérézina ?... C'est au passage de la Bérézina, Sire, c'est dans cette malheureuse catastrophe, que Ney sauva les débris de l'armée ; j'y avais des parents, des amis, des soldats enfin, qui sont les amis de leurs chefs. Et j'enverrais à la mort celui à qui tant de Français doivent la vie, tant de familles leurs fils, leurs époux et leurs parents !... Excusez, Sire, la franchise d'un vieux soldat qui, toujours éloigné des intrigues, n'a connu que son métier et sa patrie. Il a cru que la même voix, qui a blâmé les guerres d'Espagne et de Russie, pouvait aussi parler le langage de la vérité au meilleur des rois, au Père de ses sujets. Je ne me dissimule pas qu'auprès de tout autre monarque ma démarche aurait été dangereuse. Je ne me dissimule Pas non plus qu'elle peut m'attirer la haine des courtisans, mais si en descendant dans la tombe je puis, avec un de vos illustres aïeux, m'écrier : Tout est perdu, fors l'honneur !, alors je mourrai content[15]. Quelle fut la réponse du Roi ?... Une ordonnance en date du 29 août destitua le maréchal Moncey pour son esprit de résistance et d'indiscipline et le frappa de trois mois d'incarcération. Elle le déclarait d'autant plus coupable qu'on devait attendre un exemple tout à fait contraire du rang éminent qu'il occupait dans l'armée et des principes de subordination que, dans sa longue carrière, il avait dû apprendre à respecter. Moncey fut immédiatement dirigé sur le fort de Ham, mais les Prussiens qui se trouvaient là ne lui permirent point d'entrer dans le fort, et le maréchal fut obligé, paraît-il, de s'installer dans une auberge du pays où il subit ses arrêts[16]. Il permit à l'avocat Dupin, accouru auprès de lui, de lui rédiger un court mémoire en forme de consultation. Dupin y établissait que le maréchal Moncey ayant, comme inspecteur général de la gendarmerie, donné le premier l'éveil sur les faits qui s'étaient passés à Lons-le-Saunier, avait pris part à l'instruction et ne pouvait pas être juge du procès ; que le titre de maréchal constituait une dignité indélébile et ne pouvait être supprimé arbitrairement ; que si toute justice émanait du Roi, le Roi n'avait cependant pas le droit de juger en personne, et que son ordonnance devait être rapportée. L'ordonnance fut maintenue, mais le maréchal Moncey, de par la volonté du Roi, rentra le 5 mars 1819 à la Chambre des pairs. Ceci prouve que la loyauté, la franchise et le courage viennent tôt ou tard à bout de l'injustice. Le procès du maréchal Ney nous révélera bien :des bassesses, mais il nous laissera le souvenir consolant de deux hommes d'honneur et de courage : Davout et Moncey. Le 30 août, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr informait le maréchal Jourdan que, par son rang d'ancienneté parmi les maréchaux, il était appelé à présider le conseil de guerre permanent de la Fe division militaire. Il l'invitait à faire choix d'un maréchal de camp pour rapporteur et à lui ordonner de se rendre immédiatement avec un greffier à l'hôtel de Toulouse, rue du Cherche-Midi, pour y commencer l'information du procès[17]. Le conseil était ainsi composé : le maréchal Jourdan, président ; le maréchal Masséna, prince d'Essling ; le maréchal Augereau, duc de Castiglione ; le maréchal Mortier, duc de Trévise ; le lieutenant général comte Maison ; le lieutenant général Villate ; le lieutenant général Claparède ; le commissaire ordonnateur Joinville, procureur du Roi[18]. Le 8 novembre, le lieutenant général Gazan remplaça le lieutenant général Maison, qui aurait dû, pour les raisons mentionnées par Vitrolles, montrer le même scrupule à la Chambre des pairs. Le maréchal de camp comte Grundler fut choisi comme rapporteur, et le ministre de la guerre lui fit passer, avec les pièces saisies sur Ney lors de son arrestation, les ordonnances des 24 juillet et 2 août. Le rapporteur s'occupa aussitôt de citer des témoins, et il dressa la liste suivante, qui comprenait ces vingt-quatre personnes : Jacques
Duval d'Esprémesnil, chef d'escadron. Me
Henry Batardy, notaire. Paul-Philippe
comte de Ségur, maréchal de camp. Duc
de Grammont, lieutenant général, capitaine des gardes du corps. Prince
de Poix, pair de France, lieutenant général, gouverneur de Versailles. Baron
Mermet, lieutenant général. Baron
Gauthier, maréchal de camp. Duc
de Maillé, premier gentilhomme de la chambre de S. A. R. Monsieur. De
Rosières, marquis de Soran, maréchal de camp. De
Durfort, duc de Duras, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du
Roi. Renaud
de Saint-Amour, chef d'escadron. Baron
Clouet, colonel. Lamoureux,
comte de la Genetière, major d'infanterie. Comte de Ségy-Montbéliard, maréchal de camp, ancien préfet du Doubs. Comte
Friant, lieutenant général. Cayrol,
commissaire ordonnateur des guerres. Suchet,
duc d'Albufera, maréchal de France. Oudinot,
duc de Reggio, maréchal de France. De
Rochemont, rentier. De
Bourcia, sous-préfet de Poligny. Comte
de Villars-Taverney, inspecteur des gardes nationales. Comte
de Grivel, maréchal de camp, inspecteur des gardes nationales. Boulouze, négociant. Baron
de Mongenet, maréchal de camp. Le comte Grundler rédigea ensuite une commission rogatoire où figuraient, entre autres, ces questions : Quels sont vos noms, prénoms et qualités ? — Êtes-vous parent ou allié du maréchal ? — Vous jurez de dire toute la vérité et de parler sans haine et sans crainte ? — Quels ordres le maréchal Ney avait-il reçus avant le 14 mars ? — Comment les avait-il exécutés ? — Qui les avait empêchés ? — Que savez-vous de la proclamation du 14 mars ? — L'exemple du maréchal a-t-il entraîné les officiers et les troupes ? — Quelle était la situation politique des pays où le maréchal était gouverneur ? Le maréchal était-il en mesure de s'opposer efficacement aux progrès de l'invasion de Napoléon Bonaparte ?[19] Le 13 septembre, le préfet de police transmettait au rapporteur les interrogatoires des 20 et 22 août pour lui permettre de commencer l'instruction. Les dénonciations pleuvaient alors sur le maréchal Ney. Ainsi le chevalier de Rochemont offrait de déposer que, sans la trahison du maréchal, Napoléon pouvait être arrêté sur la route de Tournus à Chalon-sur-Saône. Le sieur A. de Bellenet accusait le maréchal d'avoir insulté les princes en avril 1815, à Metz ; d'avoir demandé au colonel du 63e s'il n'avait pas dans ses rangs des voltigeurs de Louis XIV, et d'avoir dit que l'Empereur était le plus grand homme du monde et que la seule noblesse était celle de l'épée. Le chef d'escadron Beauregard écrivait aussi que l'armée commandée par Ney avait été si peu entraînée, que le maréchal fut forcé de haranguer ses troupes, ce qui était faux. Après un mois de détention sévère, on adoucit un peu les rigueurs dont on avait été si prodigue envers le maréchal Ney. Ne sachant comment se distraire, Ney avait demandé la permission de jouer de la flûte, son instrument favori. Mais les gens zélés s'inquiétèrent bientôt. N'était-ce pas là un moyen habile de correspondre avec le dehors ? On invoqua les règlements de la prison et on interdit cette innocente récréation. M. de Lavalette, qui se trouvait enfermé au-dessous de la cellule du maréchal, l'avait entendu jouer quelquefois. Il aimait, a-t-il dit, à répéter sur sa flûte une valse que j'ai eue longtemps en souvenir et que je me surprenais à fredonner dans mes rêveries du soir. Je ne l'avais jamais entendue ailleurs. Je l'ai retrouvée une seule fois en Bavière, dans un bal champêtre, sur les bords du lac de Stamberg. L'air de cette valse était doux et mélancolique et me rejeta violemment dans les souvenirs de la Conciergerie. Je me sauvai en fondant en larmes et en prononçant avec amertume le nom de l'infortuné maréchal...[20] Le 14 septembre, le maréchal remettait au comte Grundler
le déclinatoire que voici : Je déclare, par ces
présentes, décliner la compétence de tout conseil de guerre pour être jugé,
en conformité de l'ordonnance du Roi du 24 juillet dernier. Cependant, par
déférence pour MM. les maréchaux de France et lieutenants généraux qui
composent le conseil de guerre, je suis prêt à répondre aux questions qu'il
plaira à M. le maréchal de camp, comte Grundler, de m'adresser[21]. Alors, le
rapporteur l'interrogea sur les motifs de son arrestation ; puis il lui
demanda pourquoi, à l'époque du 3 août, il se trouvait dans le département du
Lot, à Bessonis. J'ai, répondit le maréchal, quitté Paris le 6 juillet, à l'entrée des alliés dans la
capitale. Mon intention était de me rendre en Suisse. Le commissaire général
de police de Lyon, étant venu me rendre visite, me prévint que toutes les
routes conduisant en Suisse étaient gardées par les Autrichiens ; qu'il était
à craindre que je ne fusse arrêté par eux. Il me conseilla, ou de leur
demander des passeports, ou d'aller aux eaux minérales de Saint-Alban, près
Roanne, en attendant des nouvelles de Paris. Ney pensa un moment à
retourner dans la capitale, mais l'annonce que Moulins et d'autres villes
étaient aux mains de l'étranger le décida à se rendre provisoirement à
Saint-Alban. De là, il vint le 29 juillet au château de Bessonis, commune de
Saint-Hilaire (Lot), chez une des
parentes de la maréchale. On sait le reste. Interrogé de nouveau sur la lettre du maréchal Bertrand, il déclara que celui-ci y considérait comme une impossibilité de s'opposer aux desseins de Napoléon et rendait Ney responsable de la guerre civile et du sang français inutilement versé. Dans un interrogatoire supplémentaire, le comte Grundler objecta au maréchal que, s'il n'avait vu les agents de Bonaparte que dans la nuit du 13 au 14 mars, on ne comprenait pas que sa proclamation fût datée du 13. C'est à tort, répondit-il, qu'elle porte cette date. Elle est réellement du 14. Je l'ai lue moi-même à une fraction des troupes. Le reste l'a connue par l'ordre du jour. Il ajouta qu'une grande partie des soldats, travaillés par des émissaires, avaient abandonné la cause du Roi même avant la proclamation. Un grand nombre d'agents obscurs et inconnus s'étaient mêlés parmi eux. J'ai su depuis que deux aigles leur avaient été apportées. L'exaltation était à son comble. Un silence sinistre annonçait que les troupes étaient prêtes à lever l'étendard de la révolte. Les soldats menaçaient de me tuer, ainsi que cela me fut rapporté par le général de Bourmont et par plusieurs autres officiers. J'étais moi-même troublé de la position affreuse où je prévoyais que la France allait se trouver, et j'ai plutôt suivi l'entraînement général que je n'en ai donné l'exemple. A une question sur l'approvisionnement des troupes en munitions, il répondit par ce curieux détail qui en dit long : On avait mis une telle précipitation à faire partir les troupes que le général de Bourmont avait oublié de faire donner des cartouches à quelques-uns de ses régiments. Et il ajouta : A mon arrivée à Besançon, il n'y avait pas encore un seul cheval de réuni pour le service de l'artillerie de mon corps d'armée. Les autres parties des interrogatoires sont connues et n'ajoutent rien de neuf à ce qui a été exposé jusqu'ici. Le 16 septembre, le comte Grundler informa le duc d'Otrante que le maréchal Ney demandait à être transféré fi l'Abbaye. Je lis sur cette requête une note de Fouché ainsi conçue : Son Excellence ne trouve aucun inconvénient et ne met aucune opposition à la translation demandée[22]. Ainsi de la Conciergerie Ney alla à l'Abbaye, pour revenir quelques jours après à la Conciergerie, et pour se rendre plus tard au Luxembourg. A ce moment, le maréchal avait choisi pour ses avocats Berryer père et Dupin, dont la réputation était grande au barreau de Paris et qui tous deux s'étaient signalés par leur opposition à l'Empire. Le jeune Berryer, celui qui devait conquérir plus tard une si grande et si pure gloire, assistait son père. Le temps qui s'écoula pendant les mois de septembre et d'octobre pour l'instruction fut employé par eux à préparer un exposé justificatif. Berryer père le rédigea et des nombreux mémoires qu'il composa dans cette affaire, ce fut certainement le meilleur. Le tort de ses autres productions est la prolixité et l'emphase. Ney dit gagné à être défendu plus simplement, j'allais dire : plus militairement. Presque sexagénaire, dit M. Georges Bonnefous dans une courte et judicieuse étude sur le procès du maréchal Ney, Berryer approchait déjà du terme d'une carrière commencée sous les plus brillants auspices. A vingt-quatre ans, il avait mérité les éloges publics de l'illustre Gerbier. La première affaire plaidée par lui, devant la Grand'Chambre du Parlement lui avait valu un succès toujours rare : l'extrême attention des douze conseillers du Grand Banc. Sa modestie l'ayant empêché d'en découvrir la vraie cause, il s'était senti troublé au point de perdre connaissance à la fin de sa plaidoirie, et n'avait repris ses sens qu'en apprenant le gain de son procès[23]. Le premier plaidoyer fut distribué le 8 novembre aux juges du maréchal. Le 5, le duc de Feltre, qui, depuis le 25 septembre, avait remplacé au ministère de la guerre le maréchal de Gouvion-Saint-Cyr, avait informé le maréchal Jourdan que le garde des sceaux, le comte de Barbé-Marbois, mettait la salle des Assises à la disposition du conseil de guerre. Ayant appris que le procureur du Roi, M. de Joinville, pensait que le conseil devait passer outre au jugement, sans avoir égard au déclinatoire du maréchal, et ne délibérer sur cette question incidente qu'au dernier moment : Une telle manière d'agir, écrivit le duc de Feltre à Jourdan, aurait les inconvénients les plus graves, présenterait tous les caractères d'un déni de justice et, autoriserait le refus que le prévenu pourrait faire de répondre aux interpellations du conseil[24]. Il convient ici de donner acte au duc de Feltre de son impartialité. Avant la première séance du conseil de guerre, le maréchal
Masséna écrivit au maréchal Jourdan qu'il se récusait comme juge, parce qu'au
mois de mars 1811, en Portugal, le maréchal Ney lui avait refusé de faire un
mouvement prescrit par lui sur Guarda. Une telle
désobéissance, disait-il, aurait pu compromettre
l'existence des deux autres corps d'armée. Je me hâtai alors de lui ôter son
commandement et de lui enjoindre de se retirer en Espagne. Je rendis compte
de cet état de choses au gouvernement, qui ne m'accorda aucune justice, ce
qui ne contribua pas peu à entretenir l'inimitié qui régnait entre le
maréchal Ney et moi...[25] Mais, le 9
novembre, les membres du conseil de guerre n'admirent pas la récusation de
Masséna, parce que cette affaire regrettable ne pouvait influer sur son
opinion personnelle comme juge, vu ses sentiments de
délicatesse et d'honneur. Chacun s'associa à ce juste hommage. L'exposé justificatif de Berryer père, que je vais
rapidement analyser, commençait ainsi : Quel
changement subit et terrible s'est opéré dans l'opinion sur le compte du
maréchal Ney ? Jusqu'en mars 1815, son nom, illustré par vingt-cinq années de
services éminents et de brillants exploits, était cher à la patrie. Les
ennemis mêmes de la France admiraient en lui le grand capitaine ; tous lui
accordaient autant de générosité dans les sentiments que de bravoure et
d'habileté à la tête des armées. Aucun trait ni de faiblesse, ni d'adulation,
ni de cupidité, n'avait fait ombre à sa loyauté, à sa franchise militaires.
Ses seuls défauts avaient paru être une certaine véhémence de caractère et
d'expression qui le rendait peu propre aux affaires publiques. Depuis le mois
de mars 1815, le maréchal Ney tout à coup serait devenu un autre homme. Après
avoir, l'année précédente, à Fontainebleau, notifié hautement à Buonaparte qu'il
ne lui restait d'autre parti à prendre que celui de l'abdication, le maréchal
Ney se serait montré assez lâche, assez inconséquent pour conspirer en sa
faveur. Il aurait fait violence à son naturel au point de se transformer en
un courtisan vénal et dissimulé. Il serait venu tromper le Roi par de fausses
démonstrations de zèle, par des protestations perfides ! Après avoir reçu de
Sa Majesté une forte somme d'argent, il serait allé de suite se vendre à
Buonaparte en lui conduisant les forces qu'il commandait !... Berryer
se faisait fort de prouver que c'étaient là des calomnies ; que le maréchal
n'avait jamais conspiré, et que ses promesses étaient aussi sincères que
désintéressées. Il traçait d'abord un portrait fidèle du maréchal, il
rappelait ses nombreuses victoires, sa rare intrépidité, qui le fit appeler
le Brave des braves, son humanité et sa droiture, ses procédés généreux en
1792 à l'égard des émigrés... Qu'aurait-il eu d'ailleurs à ambitionner ?
Général en chef depuis dix-huit ans, maréchal de France depuis la création de
cette dignité, quels honneurs lui fallait-il encore ? Sa fortune modeste
suffisait à ses goûts. On ne pouvait trouver en lui ni vaine ambition ni
vénalité. On ne pouvait y trouver non plus le parjure. Berryer, examinant jour par jour la conduite du maréchal Ney depuis le 6 mars jusqu'au 14, prouvait que pendant cette période le maréchal avait fait son devoir. Le concours d'événements extraordinaires avait seul pu modifier les résolutions d'un homme décidé à tenir sa parole. Il les énumérait ainsi : le passage du 76e à l'ennemi, les soulèvements de Chalon-sur-Saône, de Lyon, d'Autun et de Dijon, la désobéissance de la gendarmerie, la défection de ses troupes, la lettre du maréchal Bertrand, les menaces de guerre civile, les fausses nouvelles. Tout cela finit par l'ébranler et le décida, dans l'abandon de tous et dans l'ignorance de la vérité, à signer la fatale proclamation. Mais ce n'était ni en esclave ni en courtisan qu'il aborda Buonaparte. Il lui demanda aussitôt de réparer les maux qu'il avait causés à la France et de ne plus prendre les armes que pour maintenir ses limites naturelles. Satisfait de ses promesses, il ne songea à retirer de son aveugle condescendance aucun avantage pour lui-même et se retira dans sa terre pendant trois mois. Il n'en sortit que pour essayer de soustraire son pays aux horreurs de la guerre étrangère, puis, après la défaite de Waterloo, il déclara hautement qu'il n'y avait plus d'autre parti à prendre que celui d'une prompte soumission. On retrouve ici dans le maréchal Ney, disait le défenseur, la même droiture d'intention qui caractérise sa vie entière, la même véracité qu'il a montrée dans ces derniers temps envers Buonaparte, à Fontainebleau, à Auxerre. Dans toutes ces occurrences, c'est toujours la chose publique qui l'emporte sur son intérêt personnel. Dans cette dernière encore, il néglige totalement ce que tant d'autres ont observé avec succès, de prendre une position militaire qui lui facilite du moins quelque moyen de faire oublier ses torts. Voilà, sans nul déguisement, ce qu'a fait le maréchal Ney depuis le mois de mars 1815. Berryer niait qu'il en résultât la prévention du crime odieux de trahison, car la trahison se compose de menées longues, successives, de combinaisons lâches et perfides. Par quelle funeste exception le maréchal devait-il être traité comme criminel, lui qui n'avait cédé qu'à l'irrésistible influence du salut de l'État et à la crainte de la guerre civile ? Se cacher ou fuir, disait Berryer en terminant, lui eût été facile, mais l'un et l'autre répugnent à un grand cœur. Dans la sécurité d'une conscience d'où l'honneur ne fut jamais banni, le maréchal s'est offert de lui-même à ceux chargés de s'assurer de sa personne ; dernier trait qui achève de donner la mesure de son caractère et qui atteste sa haute confiance dans les institutions d'après lesquelles il doit être jugé. Le 9 novembre, le conseil de guerre tenait sa première séance au Palais de justice, dans la vaste salle des Assises. L'assistance était considérable. Parmi les personnes de marque on signalait : lord et lady Castlereagh, le prince de Metternich, le prince Auguste de Prusse, et d'autres étrangers qui auraient mieux fait de ne pas venir lit. Une foule immense, contenue par de forts détachements de gardes nationaux, de gendarmes et de sapeurs-pompiers, entourait le palais. Le service de la salle était fait par des gardes nationaux et par des vétérans. Les banquettes des accusés étaient abandonnées au public. Mais le maréchal ne comparut pas, et la séance fut uniquement consacrée à la lecture des pièces de la procédure et des interrogatoires. Ouverte à onze heures, elle se termina à cinq heures et demie. Les juges avaient été saisis de deux mémoires : le premier, rédigé par un ancien avocat, Me Delacroix- Frainville, sur la question de savoir si les maréchaux de France étaient justiciables des conseils de guerre ; le second, par Me Dupin, sur l'exception d'incompétence. Dans le premier mémoire, Me Delacroix-Frainville émettait l'avis qu'un conseil de guerre était, à tous égards, incompétent pour juger un maréchal de France. Il s'appuyait à cet égard sur les articles 62 et 69 de la Charte, sur les articles 48, 51 et 101 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, sur le Traité des Offices de la Couronne de Loiseau, sur la Bibliothèque du droit français de Boucheuil, sur le Recueil des ordonnances du Louvre, etc. Il examinait avec soin les précédents, c'est-à-dire les jugements des maréchaux Gié, Biez, de Marillac et de La Mothe-Houdancourt, tous quatre traduits devant des commissions dont les jugements furent marqués du sceau de la réprobation. Il concluait en disant que le beau titre de maréchal de France devait être transmis aux guerriers futurs, sans altération des honneurs et des attributs dont il fut décoré dans tous les temps. Il invoquait enfin la sagesse du monarque pour repousser la compétence d'un conseil qui n'avait pas été créé pour les maréchaux ; qui ne pouvait offrir l'exemple d'inférieurs jugeant une des premières dignités de l'État ; enfin qui n'avait pas reçu du monarque légitime plus de pouvoirs qu'il n'en tenait de l'ancien gouvernement. Dans l'autre mémoire, Me Dupin tirait l'exception d'incompétence de la qualité de pair conférée par le Roi. Le maréchal Ney ayant, en effet, été créé pair de France par le Roi, ne pouvait être jugé que par la Chambre des pairs. Dans le préambule de la Charte, Louis XVIII avait dit qu'il en avait cherché les principes dans le caractère français et dans les monuments vénérables du passé. Or, les fastes de notre histoire fournissaient elles-mêmes des lumières sur la solution de la question en litige. Ainsi les Francs avaient apporté avec eux la règle que chacun ne peut être jugé que par ses pairs. Dupin invoquait le droit qu'avaient jadis les pairs de n'être jugés qu'au Parlement de Paris. Il citait de nombreux exemples de l'application de ce droit, et, entre autres, l'exemple du duc de Bellegarde, qui refusa en ces termes de reconnaître l'autorité du Parlement de Dijon : La qualité que je possède de duc et pair de France me dispense de reconnaître d'autres juges que l'auguste Parlement de Paris. Sans doute, cette règle plia quelquefois sous le poids de l'arbitraire ; sans doute, des commissaires vendus à la Cour émirent des arrêts injustes, mais comment l'Histoire les avait-elle jugés ?... Dupin relevait avec beaucoup d'à-propos la condamnation injuste de Jean de Montaigu et le mot d'un moine à François Ier. Ce roi, voyant le tombeau de Jean de Montaigu au château de Marcoussi, plaignait le grand ministre d'avoir été condamné à mort par justice. Pardonnez-moi, Sire, lui dit le bon religieux, ce fut par des commissaires ! Frappé de cette réplique, François Ier jura de ne plus faire mourir personne par commission. L'avocat du maréchal argumentait ensuite sur l'article 34 de la Charte : Aucun pair ne peut être arrêté que de l'autorité de la Chambre et jugé par elle en matière criminelle. Or, le maréchal Ney avait été créé pair de France par Sa Majesté, et il réclamait les prérogatives de cette fonction. On objectait qu'il y avait renoncé. C'est ce qu'il niait. Il avait eu, il est vrai, le malheur d'être nommé pair par l'usurpateur. Mais de ce qu'il avait été fait deux fois pair, en résultait-il qu'il avait cessé de l'être ? Ce n'était qu'un titre nul ajouté à un titre valable, puisque ce qu'avait pu faire Buonaparte devait être considéré comme non avenu. Le vice de titre nul ne portait aucune atteinte à l'efficacité du titre valable, en vertu de l'axiome : Utile per inutile non vitiatur. Toutefois, il restait encore cette objection : accepter des fonctions de l'usurpateur, c'était nécessairement renoncer aux fonctions conférées par le Roi. Mais, s'il en était ainsi, répliquait Dupin, le crime de rébellion ou de trahison de la part d'un pair emporterait toujours renonciation à la pairie. Car, quoi de plus incompatible que la trahison arec la fidélité ? Cependant, par de nombreux exemples, on avait vu que lorsqu'un pair s'était rendu coupable d'un tel crime, il n'était pas pour cela censé avoir renoncé de plein droit à la pairie ni à ses privilèges. Il y avait seulement lieu à accusation contre lui. S'il était acquitté, il conservait sa dignité ; s'il était condamné, il la perdait, mais il ne la perdait que par le jugement de ses pairs. A supposer même que le maréchal Ney eût abdiqué la dignité de pair, cette abdication serait postérieure au crime dont il était accusé. Ce crime aurait donc été commis par un pair, disait Dupin, et il ne pourrait encore être jugé que par la Chambre des pairs. Cela suffirait pour fixer la compétence. Enfin, en admettant que le maréchal n'eût été jamais pair, il devait encore être renvoyé devant la Chambre Haute, car il était accusé de crime de haute trahison et d'attaque à main armée contre la France et le gouvernement. Or, l'article 33 de la Charte disait positivement qu'à la Chambre des pairs seule revenait la connaissance des crimes de haute trahison et des attentats contre la sûreté de l'État. On ne pouvait soutenir que le contraire fût décidé, en ce qui concernait le maréchal Ney, par l'ordonnance du 2 août. Cette ordonnance avait bien attribué au conseil dé guerre de la 1re division la connaissance des crimes imputés aux personnes visées dans l'ordonnance du 24 juillet, mais sans préjudice du droit que ces personnes avaient de se défendre devant ce conseil, tant en la forme qu'au fond. Autrement, et si l'on était obligé de reconnaître ce tribunal par cela seul qu'on y était traduit, il n'y aurait jamais de déclinatoire possible... D'ailleurs, tous les tribunaux, sans exception, étaient juges de leur compétence. La loi leur laissait la liberté de se dessaisir des causes qui n'étaient pas dans leurs attributions, ruais, qui plus est, elle leur en imposait la nécessité. Et Dupin posait cette conclusion : Ainsi, non seulement le conseil de guerre pourra, mais il devra se déclarer incompétent. Je ne conteste pas la force des arguments historiques ou juridiques de ce Mémoire, mais il faut bien le reconnaître et le dire tout de suite, en discutant de la sorte on tombait dans l'argutie et dans la minutie. Ce n'était pas avec des brocards de droit et avec des maximes de palais que Ney devait être défendu. Ce n'étaient pas des recherches savantes et d'habiles précédents qu'il fallait invoquer. L'Empereur eut raison de dire qu'on avait employé des moyens pâles et sans couleur. Il fallait, au contraire, accepter hardiment la compétence du conseil de guerre. Celui-ci aurait, je le crois, et malgré tout ce qu'on a dit, condamné le maréchal Ney, parce que la défection avait été notoire. Mais après l'arrêt de mort, il eût certainement signé un recours en grâce auprès du Roi, et il eût été difficile, à ce moment, au souverain de refuser une atténuation de peine qui aurait été le bannissement perpétuel. Le maréchal, au lieu de faire discuter pied à pied des questions de droit et d'ergoter sur des textes, se serait borné à une défense courte et énergique qui lui eût attiré et assuré les sympathies du conseil et du public. Nous avons été des traîtres, criait Augereau sur son lit de mort. Nous devions nous déclarer compétents, le juger malgré lui. Il vivrait, du moins ![26]... Mais, à supposer que je me trompe et que le conseil de guerre, après la condamnation, n'eût pas voulu signer un recours en grâce, l'opprobre universel aurait flétri le conseil, et la gloire du maréchal y eût gagné. De toute façon, l'acceptation de la compétence du conseil de guerre et une défense sobre et franche étaient cent fois préférables à ce que l'on a cru devoir faire. |
[1] Le maréchal rentrait à Paris au moment où le colonel de Labédoyère était fusillé à la plaine de Grenelle. Cet acte de justice, écrivait quelques jours après à M. de Talleyrand le marquis de Vaudreuil, ambassadeur de France à Berlin, a produit un très bon effet dans l'opinion. La bonté du Roi commençait à être jugée sévèrement. (Affaires étrangères, Prusse, vol. 253.)
[2] Archives nationales, F7, 6683. — Decazes ne l'interrogea que le lendemain.
[3] Mémoires de La Valette, t. II.
[4] Une intéressante gravure qui se trouve aux Estampes de la Bibliothèque nationale a toute la valeur d'un document. Elle est intitulée : Michel Ney, maréchal de France, dessiné d'une croisée de la Conciergerie en décembre 1815. Elle a été éditée chez Martinet, à Paris. Elle représente le maréchal se promenant seul dans le préau de la Conciergerie et fumant un long cigare. Ney porte le petit chapeau rond, la grande redingote et les bottes anglaises à revers que mentionne l'inventaire du 15 août fait à Aurillac. Une chaise est placée à l'entrée des arceaux du préau. Tout autour, de grands murs nus, percés seulement de quelques fenêtres étroitement grillées. La physionomie du maréchal est ressemblante et donne à cette gravure peu connue une certaine valeur.
[5] Soult rendait un immense service à Ney en l'empêchant d'aller aux Tuileries. Il lui eût évité les paroles exagérées qui l'ont perdu.
[6] Archives nationales, CC. 499.
[7] Archives nationales, F7, 6683.
[8] Archives nationales, F7, 6683.
[9] Il lui avait fait dire qu'il fallait se joindre à Bonaparte ; que les Bourbons avaient fait trop de sottises et qu'il fallait les abandonner.
[10] Archives nationales, F7, 6683.
[11] Je ne l'ai pas trouvée dans les dossiers pourtant si complets du Conseil de guerre et de la Chambre des pairs. Je suis forcé d'admettre l'explication ultérieure du maréchal qui, connue je l'ai dit plus haut, déclare que sa femme, à la nouvelle de l'exécution de Labédoyère, brûla tous les papiers compromettants des Coudreaux.
[12] Il faut croire que Ney se défiait un peu de ce que M. Decazes avait pu lui faire avouer, car il écrivait plus tard (23 novembre) : Je suis prêt à répondre à toutes les questions qui me seront faites, m'en référant d'avance à celles qui m'ont été adressées par M. le maréchal de camp Grundler dans les divers interrogatoires qu'il m'a fait subir et protestant contre ceux rédigés par M. Decazes. (Biographie Sarrut, article Decazes, t. IV, p. 20.) — Je dois cependant ajouter que les originaux des interrogatoires par M. Decazes sont signés par le maréchal Ney, auquel on a dû les relire.
[13] Archives nationales, F7, 6683.
[14] Voir l'Introduction de ce livre.
[15] Bibliothèque historique de 1819, t. VIII, p. 146.
[16] Voir Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations, t. III.
[17] Archives nationales, CC. 499.
[18] Et cependant Augereau avait fait une violente sortie à Caen, le 22 mars, contre le drapeau blanc ; Mortier avait suivi Napoléon en Belgique ; Masséna, Jourdan et Gazan avaient siégé à la Chambre des pairs avec Ney !
[19] Archives nationales, CC. 499.
[20] Mémoires de Lavalette, t. II, p. 415.
[21] Le maréchal Ney répéta son déclinatoire les 7 et 10 octobre.
[22] Archives nationales, F7, 6683. — Ce fut la dernière fois que Fouché se mêla de cette affaire, car le 25 septembre il fut remplacé par M. Decazes.
[23] Discours lu à la rentrée de la conférence des avocats. — Voir Gazette des Tribunaux des 2 et 3 décembre 1892.
[24] Archives nationales, CC. 499.
[25] Archives nationales, CC. 499.
[26] Vaulabelle, Histoire de la Restauration, t. III.