LE MARÉCHAL NEY - 1815

 

CHAPITRE IV. — LA CAPITULATION DE PARIS. - LES ORDONNANCES.

 

 

On a vu que le maréchal Ney avait, dès le 20 juin, pris la précaution de demander à Fouché deux passeports pour se rendre en Suisse, l'un en son propre nom, l'autre au nom du négociant Michel Neubourg, afin de se servir de l'un ou de l'autre, suivant que sa sûreté serait ou non menacée. Il avait d'abord songé à se rendre à la Nouvelle-Orléans, ainsi que l'attestent deux lettres de son ami, M. de Pontalba, trouvées dans son portefeuille lors de son arrestation. M. de Pontalba recommandait à un sieur Marigny le maréchal Ney, que les circonstances conduisaient à la Nouvelle-Orléans, pays qu'il avait choisi pour la liberté dont on y jouissait et pour le caractère hospitalier de ses habitants. Quand tu le connaitras, disait Pontalba, tu verras que c'est l'homme le plus modeste et le plus simple. S'il s'aperçoit que sa personne t'occasionne quelque embarras ou des dépenses qui lui sont relatives, il te quittera pour aller à l'auberge. Reçois-le donc avec la plus grande simplicité[1]. Il mandait également à son neveu, M. de Saint-Avid : Toujours simple et modeste, dans quelque position qu'il se trouve, il veut vivre retiré sans ostentation. D'ailleurs, il laisse ici une nombreuse famille à laquelle il consacre toute son aisance[2].

Pourquoi le maréchal n'est-il point allé en Amérique ? On a pensé qu'il hésita à franchir les lignes ennemies, de crainte d'être reconnu au dernier moment, ce qui était fort possible. Quant à lui-même, il a invoqué un motif plus digne. J'aurais pu passer aux États-Unis, a-t-il dit ; je ne suis resté que pour sauver l'honneur de mes enfants. J'avais annoncé, en partant de Paris, que j'étais prêt à me mettre à la disposition du Roi... C'est ce qui expliquerait sa réponse sévère à sa femme qui le suppliait à deux genoux de ne pas perdre de temps pour s'éloigner : Il vous tarde, madame, d'être débarrassée de moi ![3]... En effet, il ne se presse point. Du 25 juin au 5 juillet, il reste à Paris sans que le gouvernement provisoire, comme il l'avait cru un instant, fasse appel à ses services. Il attend alors les suites de la capitulation.

On sait qu'après l'abdication de Napoléon en faveur de son fils, M. Bignon, chargé des affaires étrangères, le comte Guilleminot, chef d'état-major de l'armée, le comte de Bondy, préfet de la Seine, furent envoyés, en qualité de commissaires, auprès des alliés pour obtenir la paix la moins désastreuse. Ils eurent à essuyer la morgue et l'insolence de certains commandants, tels que le grossier Blücher, qui exigeaient la reddition de Paris sans condition. Cependant, les alliés avaient fait, quelques jours auparavant, des promesses bienveillantes. Ainsi, le 25 juin, le général prussien Zieten écrivait au général Morand une lettre que je veux reproduire textuellement, si tudesque qu'elle soit : Elle (S. A. le maréchal prince Blücher) me charge de vous observer que tout ce qui s'est passé en France depuis le vingt de mars ne laisse qu'une triste perspective sur le caractère vassillant et non fondé d'une nation qui, en arborant le drapeau d'une personne qui ne voulait que le malheur de l'univers[4], fit partir de sa capitale le monarque le plus auguste et le plus doux. Au reste, je dois vous réitérer que personne des armées alliées en voudra au malheureux pays de la France même et que nous prendrons toutes les mesures possibles pour prouver que nous y entrons comme amis[5]. Nous verrons sous peu ce qu'il faut penser de cette dernière déclaration, et si la Prusse et l'Autriche n'ont pas été d'accord pour attester que les Bourbons n'avaient plus le droit de prétendre que l'intégrité de la France fût respectée. Le 30 juin, à Gonesse, les commissaires français ont une conférence importante avec Wellington. Il importe de relever ici même, et d'après le procès-verbal, ce qu'il leur a dit : Le duc de Wellington reconnaît et énumère une partie considérable des fautes de Louis XVIII pendant son gouvernement de quelques mois. Il place, au premier rang, d'avoir donné entrée dans son conseil aux princes de sa famille ; d'avoir créé une maison militaire choisie autrement que dans les soldats de l'armée ; de ne s'être pas entouré de personnes qui eussent un véritable intérêt au maintien de la Charte. Il lui semble qu'en faisant connaître les griefs, sans faire de conditions, il pourrait être pris des engagements publics qui rassureraient pour l'avenir en donnant à la France les garanties qu'elle peut désirer. Ainsi le général anglais ne tenait aucun compte des dispositions de la Chambre des représentants en faveur de Napoléon II. Cependant, tout en soutenant les intérêts des Bourbons, il reconnaissait leurs fautes et promettait qu'ils les répareraient. De leur côté, les commissaires français étaient moins préoccupés du retour possible de Louis XVIII[6] que d'une convention favorable à Paris et à ses habitants, l'armée et à ses chefs.

Le prince de Schwarzenberg affectait des allures peu conciliantes. Dans une impertinente proclamation adressée aux Français le 1er juillet, il osait dire : L'Europe, réunie au congrès de Vienne, vous a éclairés sur vos véritables intérêts par les actes du 13 mars et du 12 mai. Elle vient en armes pour vous prouver qu'elle n'a point parlé en vain... Schwarzenberg ajoutait hypocritement que l'Europe voulait la paix, qu'elle en avait besoin, qu'elle devait l'affermir par des relations amicales avec les Français ; qu'elle n'en aurait jamais avec l'homme qui prétendait les gouverner... Il s'agissait de l'homme dont l'Autriche avait imploré à genoux l'alliance personnelle et que Schwarzenberg personnellement avait tant adulé ! Un funeste égarement, continuait le prince, peut avoir fait un moment oublier aux soldats français les lois de l'honneur et leur avoir arraché un parjure !... C'est l'ancien courtisan de Napoléon qui se permet de traiter ainsi des braves qui, la veille encore, le faisaient trembler, lui et les siens ! Était-ce à l'Autriche qui, à chaque bataille, avait été défaite, qui, à chaque traité, avait perdu des provinces, qui avait violé la capitulation de Dresde et trompé son allié, était-ce bien à elle à parler d'honneur et de parjure ? Une force éphémère, disait Schwarzenberg, soutenue par toute sorte de prestiges, peut avoir entraîné quelques magistrats dans l'erreur, niais cette force succombe. Elle va entièrement disparaître. L'armée combinée du Nord vous en a convaincus dans la journée du 18 de juin. Nos armées marchent pour vous en convaincre à leur tour...

A de telles insolences on sut répondre presque aussitôt. Demi-régiments étrangers, les hussards de Brandebourg et de Poméranie, s'étaient avancés le 2 juillet dans la plaine de Vélizy, au-dessus de Versailles. La brigade d'Exelmans, composée des 5e et 13e dragons, fondit sur eux, les tailla en pièces et en poursuivit les débris jusque sur la route de Saint-Germain. Cette démonstration énergique adoucit un peu l'orgueil des alliés et du généralissime. Aussi le général baron de Müffling et le colonel Hervey consentirent-ils à s'aboucher avec nos commissaires, qui avaient été munis de pleins pouvoirs par le prince d'Eckmühl, ministre de la guerre. Une proclamation de Louis XVIII, en date du 25 juin au Cateau-Cambrésis, avait donné l'éveil au gouvernement provisoire. La promesse faite par le Roi de récompenser les bons et de mettre à exécution les lois contre les coupables, avait répandu une réelle inquiétude dans l'armée française, et les commissaires s'étaient décidés à prendre les précautions nécessaires pour rendre ces menaces inutiles. Cette phrase de la proclamation royale contresignée par le duc de Feltre : Aujourd'hui que les puissants efforts de nos alliés ont dissipé les satellites du tyran..., avait causé surtout le plus pénible effet. La proclamation de Cambrai, en date du 28 juin, chercha à modifier l'impression produite. Le Roi disait qu'il venait se placer une seconde fois entre les armées alliées et les Français, dans l'espoir que les égards dont il était l'objet tourneraient à leur salut. Il ajoutait : C'est la seule manière dont j'ai voulu prendre part à la guerre. Je n'ai pas permis qu'aucun membre de ma famille parût dans les rangs étrangers. Il confessait même avoir fait des fautes. Il est des temps où les intentions les plus pures ne suffisent pas pour diriger, où quelquefois même elles égarent. L'expérience seule pouvait avertir ; elle ne sera pas perdue ; je veux tout ce qui sauvera la France[7]... Il promettait enfin de ne frapper, la loi en main, que quelques coupables. Mais l'inquiétude était restée la même.

Pour dissiper toutes les craintes, les commissaires français reçurent l'ordre de stipuler avec les puissances alliées dans l'intérêt de l'État, de l'armée et de la ville de Paris. Si l'article 12, dont je vais avoir à parler, n'avait pas été consenti, on se serait battu. Et nous n'étions pas, malgré nos désastres, dans une position aussi précaire que l'on a pu croire. Au lendemain de Waterloo, Fouché sommait le prince d'Eckmühl de dire si, en demandant avec tant d'assurance a livrer bataille, il croyait pouvoir répondre de la victoire. Voici la male réponse du soldat : Oui, monsieur le Président, j'ai une armée de 73.000 hommes pleins de courage et de patriotisme, et je réponds de la victoire et de repousser les deux armées anglaise et prussienne, si je ne suis pas tué dans les deux premières heures !

Les instructions qu'avait données aux commissaires le brave maréchal étaient formellement impératives pour les articles qui devaient garantir la sûreté des personnes et l'inviolabilité des propriétés. L'article 12 de la convention fut particulièrement l'objet des observations de Davout. Il fut bien entendu que nul ne serait recherché à raison de sa conduite dans les derniers événements, et de ses opinions politiques[8]. M. Bignon, en raison de ses connaissances diplomatiques, rédigea le texte de la capitulation de Paris, dont Fouché eut raison de faire changer le titre en convention. M. Bignon proposa clone l'article 12 suivant : Seront pareillement respectées les personnes et les propriétés particulières. Les habitants, et en général tous les individus qui se trouvent dans la capitale, continueront à jouir de leurs droits et libertés,  sans pouvoir être inquiétés ni recherchés en rien, relativement aux fonctions qu'ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite et à leurs opinions politiques[9]. Cette rédaction, qui élevait une fin de non-recevoir indiscutable contre toute réaction politique, fut acceptée par les commissaires 'étrangers sans observation et sans modification. M. Bignon avait proposé ensuite deux autres articles qui furent considérés comme faisant double emploi. Les voici : Art... — Les personnes qui, à dater de ce jour jusqu'à l'évacuation de territoire, voudraient sortir de France, recevront des généraux étrangers des passeports et toute sûreté pour leurs personnes et leurs propriétés. — Art... — Les établissements, monuments publics, les musées et les bibliothèques et en général les instituts de toute nature seront respectés. M. Bignon eut tort de s'en fier à la parole des alliés. Sur ces deux points, en particulier, ils y manquèrent de propos délibéré[10].

Une conférence eut lieu le lendemain à Neuilly, entre M. de Talleyrand, Fouché et Wellington. Les résultats, rapporte M. Ernouf d'après les papiers de M. Bignon[11], communiqués à la commission de gouvernement, étaient de nature à enlever toute appréhension de vengeance et de proscription. Comment la sûreté n'eût-elle pas été complète, quand le duc d'Otrante lui-même prenait place dans le conseil du Roi ? Cette nomination était en effet la ratification la plus formelle qui pût être donnée à la convention du 3 juillet, et notamment à l'article 12 de cette convention. En voyant un tel homme, non plus seulement amnistié, mais officiellement honoré de la confiance royale, combien ne devaient pas être plus tranquilles tous les hommes qui, hors des égarements de la Révolution, n'avaient de commun avec le duc d'Otrante que l'erreur des Cent-jours ?

La convention est donc ratifiée par les puissances. Elle est soumise à la Chambre des représentants, qui l'approuve le lendemain, 4 juillet. A ces conditions, Davout consent au retrait de l'armée derrière la Loire, mais il a soin de faire lire auparavant dans tous les régiments la lettre suivante, dont on devra peser tous les termes, car elle est précise. Le maréchal Davout déclare, le 11 juillet, que les commissaires, autorisés par le gouvernement provisoire, donnent l'assurance que, sous un gouvernement constitutionnel, aucune réaction ne sera à craindre ; que les passions seront neutralisées ; que le ministère seul sera responsable ; que les hommes et les principes seront respectés ; que les destitutions arbitraires n'auront lieu ni dans l'armée, ni dans les autres états de la société, et qu'enfin l'armée sera traitée conformément à son honneur. Ce sont les propres termes transmis par les commissaires. Pour gage et pour preuve de ce qu'ils avancent, ils donnent comme certain que le maréchal Saint-Cyr est nommé ministre de la guerre, que le duc d'Otrante est ministre de la police et qu'il n'accepte qu'avec l'assurance que le gouvernement marchera dans un esprit de modération et de sagesse.

Davout ajoutait, et c'est un plaisir d'avoir à citer d'aussi nobles paroles : Les sentiments de l'armée sont bien connus... Elle a combattu vingt-cinq ans toujours pour la France, souvent pour des opinions contestées ; le seul prix qu'elle demande du sang qu'elle a versé, c'est qu'aucun citoyen ne puisse être poursuivi pour aucune de ses opinions, dans lesquelles il a pu être de bonne foi. A ces conditions, l'intérêt national doit réunir franchement l'armée au Roi. Cette lettre était des plus claires. Elle faisait bien connaître les termes et la portée de la convention sans qu'aucun sophisme fût capable de la dénaturer. Elle indiquait que le ralliement de l'armée au Roi dépendait de la sincérité avec laquelle la convention serait observée. L'article 12, qui commandait le respect des personnes et des propriétés, qui interdisait de rechercher et d'inquiéter en rien tous les individus qui se trouvaient dans la capitale pour leurs fonctions et pour leurs opinions politiques, ne comprenait pas d'exception. Cet article s'appliquait aussi bien aux militaires qu'aux civils, aux simples particuliers qu'aux personnages, aux soldats qu'à leurs chefs. Il n'avait pas d'autre sens que celui d'une amnistie politique générale, accordée par le gouvernement provisoire et reconnue telle par les alliés, à tous ceux qui avaient pris part aux événements du 20 mars ; accordée enfin au nom du gouvernement nouveau, quel qu'il fût, puisque sans cette amnistie l'armée n'eût pas consenti à se rallier et à se retirer derrière la Loire. C'est dans cet esprit, dit l'auteur du texte de l'article 12, c'est dans ce sens absolu que l'article fut proposé[12]. Les alliés ne stipulaient pas pour eux seuls ; ils stipulaient en même temps pour le roi de France, leur allié. Ils confondaient sa cause avec celle des autres souverains.

M. Bignon ajoute que, plusieurs jours avant la signature de la convention, M. de Vitrolles, muni de pleins pouvoirs, avait promis un pardon général, absolu [13]. C'est à ce fait important que Berryer père faisait allusion dans son plaidoyer du 10 novembre devant le Conseil de guerre. Il disait qu'il opposerait ailleurs des exceptions, dont la principale sera d'examiner si des paroles les plus récentes émanées de tant de souverains, si de celles données surtout par le prince auguste qui nous gouverne sous le titre religieux de Majesté Très Chrétienne, il ne résulte pas que toute action criminelle sur les événements auxquels le maréchal a plus ou moins participé avant juillet dernier soit désormais éteinte et, à son égard, hors de toute poursuite légalement praticable.

A peine le Roi était-il rentré aux Tuileries qu'un fait important donnait à la convention toute sa valeur et en faisait officiellement l'œuvre de la seconde Restauration. On sait que le feld-maréchal Blücher voulut faire sauter le pont d'Iéna, parce que le nom de ce pont rappelait aux Prussiens une défaite qu'ils n'avaient pas oubliée et qu'ils n'oublieront jamais[14]. On sait aussi que le Roi montra en cette occasion une conduite très digne et parla de faire transporter son fauteuil sur le pont au moment où la mine éclaterait. Ce qu'on sait moins, c'est que M. de Talleyrand, au nom du Roi, invoqua l'article 11 de la convention de Paris, qui garantissait les propriétés publiques et privées, et adressa à ce sujet au comte de Goltz une note officielle pour lui faire observer que la convention était formelle. Cette intervention gouvernementale forme ce qu'on a appelé pendant quarante ans le secret de M. Bignon, car M. Bignon se refusa toujours à la révéler, n'ayant pu la produire à temps pour sauver le maréchal Ney.

La note de M. de Talleyrand fut accueillie favorablement, et tant pour l'article 11 de la convention que pour la protestation du Roi, on se borna à changer le nom du pont d'Iéna en celui de l'École militaire, dénomination qui satisfit la sauvage vanité des Prussiens et qui, par le jeu de mots, devint une allusion plus piquante peut-être que le nom primitif d'Iéna[15].

Il tombe sous le sens, — et cela ne peut être contredit, — que le Roi, en faisant invoquer un des articles de la convention, donnait ipso facto une reconnaissance officielle à cette convention ; par conséquent l'article 12 devait être aussi valide à ses yeux que l'article 11. Comme on l'a fort bien dit, réclamer l'exécution d'un article, c'est les reconnaître tous, et, par sa nature, une convention est essentiellement indivisible[16]. Mais Louis XVIII avait gardé au fond du cœur la parole sévère et significative de l'empereur Alexandre, que M. de Talleyrand lui avait fait connaître le 26 mars : Dites au Roi que ce n'est pas le temps de la clémence. Il défend les intérêts de l'Europe. Poussé par les alliés et par ses courtisans, il crut céder à un intérêt supérieur en dévouant à la vengeance des lois ceux qu'il regardait comme les principaux coupables. Il voulut montrer aussi à l'Europe et à la France que lui, dont on blâmait la faiblesse, savait à l'occasion faire preuve d'énergie.

Les souverains étaient loin de lui en vouloir. Un fait va le prouver. Au moment où M. de Talleyrand faisait connaître à Louis XVIII la pensée d'Alexandre, et y ajoutait personnellement le conseil de réparer les fautes commises, le Roi lui écrivait : Je m'occupe de la proclamation que je publierai en mettant le pied en France. Je vous l'enverrai dès qu'elle sera rédigée et aura été vue, avant d'être arrêtée, par le duc de Wellington et le général Pozzo di Borgo. On peut donc affirmer, sans craindre de commettre une erreur, que la première proclamation, celle du 25 juin, où Louis XVIII félicitera si malencontreusement ses alliés d'avoir dissipé les satellites du Tyran et jurera de mettre à exécution les lois existantes contre les coupables, n'avait pas d'abord été considérée comme trop violente par les alliés[17]. Ce ne fut que plusieurs jours après que Wellington, devant les protestations et les inquiétudes des commissaires français, promit de prendre et de faire prendre des engagements publics qui donneraient à la France les garanties qu'elle pouvait désirer. Ainsi qu'on le verra par la suite de ce récit, ni lui ni les autres n'étaient sincères.

Au sujet de la seconde proclamation, celle du 28 juin datée de Cambrai (dont M. de Talleyrand s'est déclaré l'auteur)[18], Wellington écrivit à l'ancien ministre plénipotentiaire au congrès de Vienne, qui allait, grâce à lui, reprendre le portefeuille des affaires étrangères, que les commissaires du gouvernement provisoire, auxquels il l'avait communiquée, l'approuvaient sauf quelques points. Ceci va éclairer davantage la question qui nous occupe. Les commissaires réclamaient des explications sur le premier paragraphe : Je ne veux exclure de ma présence que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d'effroi pour l'Europe. Que signifiait cela ? On croit, mandait sérieusement Wellington à M. de Talleyrand, ou on pourrait croire que vous y comprenez les régicides. Je combattais cette idée, parce que le Roi ayant consenti, avant son départ, à l'emploi de Fouché, ne pourrait actuellement se refuser de l'employer, lui ou tout autre ministre[19]. Quelle leçon sort de ces quelques lignes ! Les commissaires français demandent si les régicides ne seront pas exclus de la présence du Roi... et c'est Wellington qui les rassure. Non, Fouché et les autres, et ceux qui ont fait l'apologie du 10 août et n'ont échappé au vote du 20 janvier que par une fuite prudente, ne seront pas exclus ; tous seront employés au service du Roi. Ils ne sont pas de ceux dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d'effroi pour l'Europe !... Fouché a d'ailleurs fait son mea culpa. Il a écrit deux jours auparavant, le 27 juillet, que la nation française voulait vivre sous un monarque. La République, a-t-il affirmé, nous a fait connaître tout ce qu'ont de funeste les excès de la liberté ; l'Empire, tout ce qu'a de funeste l'excès de pouvoir. Et il a félicité Wellington d'avoir agrandi sa réputation par de nouvelles victoires remportées sur les Français. Comment ne pas employer un régicide aussi complaisant[20] ?

Wellington fait ensuite remarquer à M. de Talleyrand que l'autre paragraphe de la proclamation du 28 juin : Je dois donc excepter du pardon les instigateurs et les acteurs de ce drame horrible, était désagréable aux commissaires, car il renfermait une menace. Ils le jugent inutile, parce qu'il comprend trop de personnes, et surtout parce qu'il exprime un langage plus fort qu'il ne convient au Roi ; ils sont d'avis qu'il soit supprimé. Il ne le fut pas. Wellington ajoute que les commissaires réprouvaient également le troisième paragraphe : Ils seront désignés à la vengeance des lois par les deux Chambres que je me propose d'assembler incessamment. Ils trouvaient cette déclaration au moins imprudente. Ils sont d'avis, disait le général anglais, que le rappel du Roi ne peut avoir lieu de la manière la plus avantageuse aux intérêts de Sa Majesté et aux intérêts généraux, si les Chambres (celles de Napoléon) apprennent qu'elles seront renvoyées sur-le-champ. Wellington conseillait donc d'omettre ce paragraphe. Il faut croire que son conseil ne fut pas considéré comme très sérieux, car on n'en tint aucun compte. En effet, quelques jours après, le 7 juillet au soir, la veille du retour du Roi, des hommes armés vinrent fermer les portes de la Chambre des représentants et celles des pairs sous les yeux satisfaits des Prussiens[21]. Manuel protesta. Il dit fallu un Mirabeau.

Il convient d'insister encore sur la proclamation du 28 juin, contre laquelle les commissaires français crurent prendre des garanties en faisant accepter par les alliés l'article 12 de la convention de Paris. J'ai dit qui l'avait rédigée et contresignée. Or, elle affirmait, à propos de la trahison du 20 mars, que cette trahison avait appelé l'étranger dans le cœur de la France. Contre qui ce grief se retourne-t-il tout d'abord ? Contre Ney ? Non pas. Contre M. de Talleyrand lui-même. En effet, lisez ses dépêches à Louis XVIII après le 7 mars. Que fallait-il faire pour sortir d'embarras ? Accepter les forces que l'empereur Alexandre mettait à la disposition du Roi. C'est un secours, disait-il, dont il serait triste que la France ne puisse point se passer, qui ne peut pas être positivement refusé[22]. Le 13 et le 23 mars, il renouvelait au Roi le conseil d'accepter les troupes étrangères, et le 10 avril, le Roi lui écrivait : Il faut que les armées alliées entrent en France, et le plus tôt possible. Chaque instant de délai m'ôte des forces. Ceci prouve que ce n'est pas la défection seule qui a introduit l'étranger sur le territoire français.

La déclaration de Cambrai avait dit encore que pour la dignité du trône, l'intérêt de la France et le repos de l'Europe, il fallait excepter du pardon les instigateurs et les acteurs du 20 mars. Il s'ensuit des aveux mêmes de M. de Talleyrand que c'est lui qui a eu l'idée de désigner à la vengeance des lois ceux qui avaient manqué à leur serment. Or, c'est celui-là même qui s'est vanté ironiquement d'avoir prêté une douzaine de serments dans sa vie et d'y avoir habilement manqué ; c'est lui qui a désigné à la vindicte législative quelques hommes entraînés par les circonstances et qui, après l'oubli de leur parole, ont continué à servir la France en offrant leur vie comme réparation !...[23] Effrayés par toutes ces menaces, les commissaires ont exigé l'adoption de l'article 12, que les alliés ont accepté en connaissance de cause. On ne peut donc pas dire que Wellington, les alliés, le Roi et ses ministres ont ignoré la portée de l'acte signé le 3 juillet. Tout le monde était averti, d'un côté comme de l'autre, et la convention apparaissait, ce qu'elle était en réalité, un acte tutélaire.

Quelques jours auparavant, le général Lamarque avait annoncé à Davout la pacification de la Vendée ; il joignait à sa lettre les articles du traité passé avec le général Sapinaud et les chefs vendéens. Que contenait l'article premier ? Amnistie pleine et entière et sans réserve pour le passé. Le rédacteur de la proclamation de Cambrai était donc moins libéral qu'un général de l'Empire !... Les autres articles de ce traité rapportaient les décrets portés contre MM. de la Rochejaquelein, d'Andigné, d'Autichamp et autres, et leur permettaient d'habiter où ils voudraient, s'en référant à leur parole d'honneur de se maintenir tranquilles. Le traité contenait enfin cette phrase, qui forme à elle seule le corollaire de cet acte si politique et si généreux : En traitant avec des Français qui, dans leurs erreurs mêmes, ont montré une loyauté constante, toute défiance serait injurieuse. Les ultras ne connaissaient point cette générosité. Ils devaient enlever à la convention du 3 juillet le caractère d'apaisement et d'oubli dont elle était si visiblement empreinte. Oubliant ce qu'on avait fait pour leurs amis, ils allaient traiter quelques égarés avec la dernière des injustices et des cruautés.

Mais avant le retour du Roi, les alliés eux-mêmes essayaient déjà de dénaturer l'acte que leurs commissaires avaient signé en leur nom. Dans la pénible communication de la commission de gouvernement aux Français, le duc d'Otrante, parlant de la convention de Paris et des négociations dont elle avait été l'objet, avait dit, le 5 juillet : Les déclarations des souverains de l'Europe doivent inspirer trop de confiance, leurs promesses ont été trop solennelles pour craindre que nos libertés et nos plus chers intérêts puissent être sacrifiés à la victoire... Nous allons voir comment les alliés ont répondu à cette confiance surprenante de la part d'un homme tel que Fouché.

Quatre jours après la signature de la convention, quatre jours après les assurances formelles de Wellington, lord Bathurst, chef du ministère anglais, osait écrire à Wellington la lettre suivante : Quoique Votre Grâce ait établi distinctement que la convention faite par vous et le maréchal Blücher avec quelques autorités françaises, en décidant toutes les questions militaires, n'a décidé aucune question politique, et quoiqu'on ne puisse imaginer que dans une convention conclue avec ces autorités, vous ayez voulu contracter un engagement par lequel on pût présumer que Sa Majesté Très Chrétienne serait absolument privée du juste exercice de son autorité relativement à la position de ses sujets qui, par de perfides complots et par une révolte non provoquée, ont perdu le droit d'invoquer la clémence et la longanimité de Sa Majesté, néanmoins, pour empêcher qu'on n'élève aucun doute sur le sens que le prince régent attache à l'article 12 en donnant son approbation entière à cette convention, j'ai ordre de vous déclarer que Son Altesse Royale regarde cet article comme n'étant obligatoire qu'en ce qui concerne la conduite des commandants anglais et prussiens et des commandants de celles des autres puissances alliées qui peuvent devenir parties contractantes de la convention en la ratifiant.

L'Angleterre méritait déjà ce que l'Empereur allait en dire un mois après : C'est en vain que les Anglais voudraient parler désormais de leur loyauté... Car cette lettre de lord Bathurst est un tissu de subtilités hypocrites. Ce n'est pas, en effet, avec quelques autorités françaises que les commandants des troupes alliées avaient traité, c'est avec le gouvernement de la France, gouvernement provisoire si l'on veut, mais gouvernement quand même, et après des négociations, des débats, des éclaircissements. Oser dire que Wellington n'avait traité aucune question politique, alors que, cédant aux observations des commissaires français, il conseillait à M. de Talleyrand d'effacer de la proclamation de Cambrai toutes les menaces de vengeance et de répression dont elle était remplie, alors qu'il prodiguait lui-même au nom du Roi des promesses de clémence et d'oubli, c'était dire et commettre une infamie ! La convention du 3 juillet était réellement aussi politique que militaire. Ce qu'avait fait le gouvernement provisoire, ce qu'avaient approuvé les alliés, est-ce que le régime nouveau qui bénéficiait de la capitulation de Paris et de la soumission de l'armée pouvait le considérer comme nul ? Comment pouvait-il le faire admettre tel par les alliés le 7 juillet, alors que le 9 il invoquait officiellement l'article II de cette même convention pour sauver le pont d'Iéna ?... Enfin, lorsque lord Bathurst venait dire que cette convention n'obligeait que les commandants anglais et prussien, il énonçait un fait littéralement faux. En effet, les alliés avaient lié leur cause à celle de Louis XVIII, et Louis XVIII avait lié sa cause à la leur. Donc l'interprétation donnée à la convention était l'atteinte la plus notoire portée à la justice et à la vérité.

Mais les alliés avaient obtenu, grâce à la capitulation de Paris, la retraite de l'armée française. Dès lors, que leur importaient leurs promesses ? Ils avaient d'anciennes défaites à venger ; ils avaient une vengeance à tirer des chefs qui les avaient si souvent et si cruellement battus. L'occasion était unique. Tout les excitait. Les circonstances, les colères et les exigences de royalistes exaltés, les âpres conseils de quelques Français indignes comme Dumouriez. Celui-ci n'écrivait-il pas à Wellington, le 27 juin : Il faut dénaturer entièrement l'armée et en changer toutes les formes... la casser et la recréer en entier sur le modèle de celles de Louis XIV et de Louis XV[24] ? Et peu de jours avant les Ordonnances, le misérable rappelait à Wellington qu'il avait conseillé à lord Castlereagh l'arrestation et le jugement des grands coupables[25]. Quels étaient ces grands coupables ? Les Davout, les Ney, les Vandamme, les Masséna, les Rapp, etc. Qu'avaient-ils donc fait ces vils gladiateurs ? Ils avaient défendu leur patrie contre l'étranger. Et lui, qui se constituait leur accusateur ? Il lui avait voulu la livrer. Voilà l'homme que les alliés écoutaient !... Wellington invitait, dès le 4 juillet, le gouvernement provisoire et les deux Chambres à se déclarer dissous de fait et à envoyer au Roi une adresse ou une déclaration dans laquelle ils diraient qu'ils avaient agi en tout pour le bien de la France[26]. Le gouvernement provisoire obéit. La Chambre des pairs se tut. La Chambre des députés fit un semblant de résistance. On s'inclinait devant ce général anglais dont on avait coutume de dire à l'armée d'Espagne : Il n'est grand que de nos sottises ! Fouché déguisait sa soumission sous quelques vaines paroles. II demandait à Louis XVIII de pacifier les esprits et de fortifier l'autorité royale en se défiant des entreprises de ceux qui l'avaient suivi dans l'adversité. Mais le Roi commandera, les ultras exigeront, Fouché cédera. On le subira, lui et Talleyrand, pour essuyer les plâtres des Tuileries fraîchement restaurées ; puis, l'édifice rendu moins dangereux à habiter, on les mettra à la porte. Que dut en penser Wellington qui, maître de la politique française, avait ainsi mis en avant le duc d'Otrante ? J'ai conseillé à Sa Majesté, a-t-il dit, de prendre Fouché à son service afin de pouvoir rentrer avec dignité ![27]

On a vu comment M. de Talleyrand avait rédigé la proclamation du 28 juin ; on va voir comment Fouché prépara l'Ordonnance du 24 juillet, contrairement aux promesses de la convention de Paris et à ses propres déclarations.

L'ancien oratorien avait commencé par conseiller la modération. Quel était son but intime ? Se créer une sorte d'alibi et prouver qu'il n'avait été amené à contresigner l'ordonnance de proscription qu'à contre-cœur. La veille de la convention du 3 juillet, il avait fait passer aux généraux ennemis, à l'insu des commissaires français, une note confidentielle où se lisait ce passage significatif : L'armée est mécontente parce qu'elle est malheureuse. Rassurez-la, elle deviendra facile et dévouée. Les Chambres sont indociles pour la même raison. Rassurez tout le monde, et tout le monde sera pour vous... Le meilleur moyen de rassurer était d'accepter l'article 12. C'est ce qu'on fit, mais avec l'intention d'en contester, dès le lendemain, la forme, le fond, la portée. Après la signature, Fouché s'aboucha directement avec Wellington, et il lui parla encore de modération et de clémence. Il le supplia, lui et les alliés, de ne point se mêler du gouvernement de la France et de laisser aux Français cette indépendance qu'ils leur avaient 'promise en pénétrant sur notre territoire. Wellington répondit que, par cette déclaration, les alliés avaient voulu prévenir la guerre ; mais puisque les Français avaient pris fait et cause pour un homme mis hors la loi par le congrès de Vienne, les alliés étaient dégagés d'une promesse purement conditionnelle. On pourrait appeler cette loyauté anglaise de son vrai nom : fides punica.

Fouché était assisté de MM. Molé, Manuel et de Valence. Le duc de Wellington avait prié MM. de Talleyrand, de Goltz, Stuart et Pozzo di Borgo d'assister à l'entrevue. Le prince de Talleyrand fit sentir que le Roi avait déjà pardonné, par sa proclamation du 28, à tout ce qui était rébellion ; que la réserve déférée aux Chambres était limitée uniquement aux fauteurs de son retour ; que le nombre en étant réellement très petit et les preuves difficiles, cette clause était plutôt un moyen moral de conserver le respect de l'autorité publique qu'un dessein d'inquiéter et de punir[28]. Fouché parla aussi de la cocarde tricolore. Talleyrand la rejeta comme le signal de la rébellion et de la guerre à l'Europe. Ce n'est pas ce que pensait le brave Macdonald, quand, à Gonesse, il conseillait au Roi de la prendre. Louis XVIII s'étonnait qu'on attachât tant d'importance à une chose en apparence si futile. Mais, dit Macdonald, le Roi s'en est donc joué, quand il a pris autrefois et arboré ces couleurs ?Les circonstances étaient bien différentes. Il fallait maîtriser la Révolution. — Et s'en emparer à votre premier retour et même à celui-ci. D'ailleurs, n'était-ce pas au temps jadis les couleurs de la famille royale, et les Hollandais ne les reçurent-ils pas de Henri IV ?Oui, mais c'était la livrée de sa maison. — Votre Majesté se rappelle sans doute qu'aux portes de la capitale ce même Roi dit que Paris valait bien une messe !C'est vrai, mais ce n'était pas très catholique. Puis le Roi ajouta qu'il consulterait ses ministres et ses alliés... et il ne fit rien.

Comment suivre d'ailleurs un conseil qu'avait préconisé, avant Macdonald, un Fouché ? Ne savait-on pas que le but principal du duc d'Otrante était d'entrer dans le ministère royal ? Dès le 21 avril, il en avait fait avertir le Roi par un homme de confiance, déclarant qu'il était prêt à se défaire de Bonaparte, s'il obtenait la promesse de demeurer ministre de la police et si M. de Talleyrand était mis à la tête de l'administration. Le Roi se borna à répondre qu'il reconnaîtrait les services que M. Fouché pourrait lui rendre ainsi qu'à la France. Il n'en dit pas davantage, car la moindre imprudence aurait pu donner lieu à l'accusation d'avoir négocié un assassinat et de promettre pour récompense le gouvernement du royaume à ceux qui en seraient les auteurs[29]. La conférence du 5 juillet n'aboutit pas. Gêné par la présence de ses collègues, Fouché n'insista point, mais il revint le lendemain dîner avec Wellington, et M. de Talleyrand lui remit l'arrêté du Roi qui le nommait ministre de la police. Sa situation ayant changé et son but étant rempli, sa conduite devint immédiatement plus prononcée[30]. Wellington lui avait confié que M. de Blacas serait écarté de la personne du Roi ; que lui et M. de Talleyrand, rentrant aux affaires, devaient souscrire à deux conditions : 1° de ne rien tenter pour aider à l'évasion de Bonaparte : 2° de consentir à quelques exemples. Ils acceptèrent.

Dans ses Mémoires[31], M. de Talleyrand blâme ainsi les Bourbons d'avoir pris Fouché. L'entourage de Monsieur, dit-il, croyait avoir fait une grande conquête en ralliant au Roi cet homme si habile, ne sentant pas que son nom seul serait un déshonneur pour le parti royaliste plutôt qu'un épouvantail pour le parti révolutionnaire. Or, c'est lui qui a fait entrer Fouché dans le conseil ; c'est lui qui a décidé Wellington à appuyer ce choix auprès du Roi[32]. Voulut-il, se demande Villemain[33], couvrir devant les ingratitudes de cour son propre nom, les souvenirs de son propre passé par un nom bien plus compromis ? Cela est certain. Se consola-t-il un peu malignement de cet abaissement intérieur de la couronne, en supposant qu'elle en serait plus docile et plus fidèle à d'autres influences acceptées et souffertes, sans la même honte ? N'en doutons pas. Et Villemain ajoute très judicieusement : Son avis fut aussi fâcheux pour lui-même que pour Louis XVIII. Dans sa disposition à conseiller par calcul ce qu'il aurait dû repousser, même à ce titre, il portait la peine des rôles trop divers auxquels il s'était parfois plié avec trop d'indifférence... L'association qu'il avait acceptée compromit son ascendant et ses services, en même temps que par les indignations réelles et jouées qu'elle excita, elle ouvrit une porte plus large aux partialités et aux vengeances qu'on avait prétendu prévenir.

On s'est étonné, à juste titre, de voir Louis XVIII accepter ces deux hommes réunis dans le premier ministère de la seconde Restauration[34]. Aurait-il su ce que Napoléon avait dit un jour à Joseph : Quel est le révolutionnaire qui n'aura pas confiance dans un ordre de choses où Fouché sera ministre ? Quel est le gentilhomme qui n'espérera pas trouver à vivre dans un pays où un Périgord, l'ancien évêque d'Autun, sera au pouvoir ? L'un garde ma gauche et l'autre ma droite. J'entends que mon gouvernement réunisse tous les Français.

Fouché devient donc ministre du Roi, et Carnot, furieux de le voir sous ce travestissement, lui écrit ces six mots insolents, que relève lord Castlereagh dans une dépêche à lord Liverpool (3 août) : Traître, où veux-tu que j'aille ?Imbécile, où tu voudras ! répond l'autre aussi laconiquement[35]. Puis, se rengorgeant : Dans de si déplorables conjonctures, je ne refuserai pas mes efforts et mes travaux à mon pays. Le 20 juillet, il remet au Roi une note sur la situation de la France, note qui fut communiquée aux quatre puissances alliées. Le ministre de la police y affirmait que, dès son entrée à Paris, le Roi avait trouvé dans tous les cœurs les éléments d'une prompte pacification. Bonaparte avait employé plus d'un moyen pour ressaisir et retenir le pouvoir, et une nation, trompée avec adresse, ne pouvait s'éclairer que par les événements. Mais l'illusion avait déjà cessé pour tous les hommes sages avant les revers de l'armée ; il fallut un peu plus de temps pour la multitude. Les causes du mal, disait Fouché, étaient anciennes. On n'avait point assez remarqué qu'une révolution de vingt-cinq ans ne pouvait pas se terminer sans des conciliations, des précautions et des ménagements. : Une grande partie de nos malheurs est venue de ce défaut de prévoyance. Pourquoi le dissimuler maintenant ? Un zèle imprudent et exagéré pour les règles et maximes de l'ancienne monarchie fit bientôt commettre plusieurs fautes aux royalistes et même à quelques-uns des ministres du Roi : il en résulta des inquiétudes de plus d'un genre, un ébranlement dans l'opinion et une désaffection pour le gouvernement.

Cette opposition morale, qui était connue de toute l'Europe, ne pouvait échapper aux calculs de Bonaparte : il n'eut pas besoin d'une autre incitation pour venir se jeter au milieu de ce mécontentement et de ces éléments de discorde. Autant les chances périlleuses d'une conspiration et du secret qu'elle aurait exigé auraient pu faire avorter ses projets, autant il put compter avec une espèce de certitude sur la stupeur que produit toujours une grande nouveauté, et sur l'irréflexion et l'entraînement des esprits, quand ils sont frappés soudainement par une entreprise audacieuse et inattendue.

Fouché dit que l'Acte additionnel fit pousser un cri d'indignation à toute la France. La vérité est qu'il ne s'éleva aucun cri. Ce fut plutôt de l'indifférence que de l'indignation. Sans un revers (c'est Fouché qui parle), ni la France ni l'armée n'auraient pu se prononcer. Waterloo arriva et détruisit : le dernier prestige de l'Empereur. Étranger désormais à la France, comme il l'a été à nos mœurs et à nos véritables intérêts, il n'a plus, il n'aura jamais en France de partisans que l'on puisse être dans le cas de redouter. Après cette déclaration, l'ex-ministre de Napoléon, parlant des mesures projetées contre les conspirateurs du 20 mars, faisait une constatation qu'il importe de relever avec soin, car elle détruit une accusation fort répandue que nous retrouverons plus tard dans le réquisitoire du procureur général près la Chambre des pairs :

On aurait beau multiplier les recherches, on se convaincra que personne n'a eu connaissance d'aucune conspiration qui ait précédé l'arrivée de Bonaparte sur les côtes de Provence ; et avant d'attaquer qui que ce soit à ce sujet, ne faudrait-il pas accuser d'abord les ministres du Roi, qui n'ont su ni deviner ni prévenir le départ de l'île d'Elbe ?

Après que le débarquement a été effectué, tout ce qui s'est passé n'a été que le déplorable résultat de l'entraînement et de la précipitation. On sent fort bien que ce n'est pas une poignée de soldats qui protégeait Bonaparte dans la ville de Lyon, au milieu d'une population de cent mille âmes. Quelques individus, à cette époque, ont peut-être un peu plus marqué que les autres ; mais celui-ci dirait qu'il a été entraîné par ses officiers et par ses soldats ; un autre répondrait que ses troupes l'ont abandonné ou qu'elles l'ont emporté dans leur mouvement, et que, pour un principal coupable que l'on chercherait à convaincre, ou l'on ne découvrirait que des innocents, ou bien l'on trouverait des milliers de complices. On ne peut se dissimuler combien de pareilles poursuites paraîtraient encore plus odieuses au milieu des malheurs publics. On opposerait à ces inutiles vengeances l'éclatant contraste de la magnanimité si connue des souverains. On voudrait en vain faire croire que ceux-ci les exigeaient ; c'est au Roi seul qu'on les imputerait ; et l'on se rappellerait que Bonaparte lui-même, dans les derniers moments de son dangereux pouvoir, n'a pas du moins manqué de modération. Que répondrait-on encore à cette objection : Le Trône devait préserver la France du retour de Bonaparte, au moins autant que la France devait en préserver le Trône ?

Enfin, voulût-on écarter huit ou dix individus, car à peine arriverait-on à ce nombre, on n'a qu'à attendre quelques instants, et ces individus s'éloigneront d'eux-mêmes. Dans tous les cas, des arrestations et des jugements seraient nécessaires à éviter ; la police n'aurait qu'un avis à donner, et le but serait rempli sans détruire la sécurité et sans compromettre la clémence. La France sera pacifiée en un clin d'œil sous tous les rapports qui peuvent intéresser les souverains ; mais elle ne le sera jamais pleinement, relativement au repos et au bonheur du Roi, si tout n'est pas oublié, s'il n'y a pas une égale répression de toutes les opinions extrêmes, de quelque hauteur que partent ces opinions, et si tous les partis ne jouissent pas de la protection des lois avec la même certitude et la même confiance.

Le duc D'OTRANTE.

La fin de cette note était aussi hardie que politique. Pourquoi Fouché n'est-il pas resté fidèle à ce programme de sagesse et de modération[36] ? Rien ne le forçait à le faire connaître à la France et à l'Europe. Mais du moment qu'il lui donnait une telle publicité, pourquoi ses actes ne répondaient-ils pas à ses écrits ?

On s'étonne en effet, après la lecture de ces textes, que Fouché ait pu contresigner une ordonnance qui frappait des hommes moins coupables que lui, et qui, en tout cas, avaient, aux Cent-jours, suivi la même route et servi l'Empereur. Fouché savait qu'il n'y avait alors que deux partis à prendre : rester neutre, c'est-à-dire renoncer au ministère, ou accepter la responsabilité des mesures projetées. Il se décida, par ambition, pour cette dernière alternative[37]. Il eut soin de déclarer autour de lui qu'il avait l'intention de réduire le plus possible le nombre des personnes menacées. Cependant, la première liste présentée par lui était considérable. Hyde de Neuville affirme qu'elle portait primitivement plus de cent noms. Il s'en indigne en ces termes : Peut-on croire à l'audace du défi jeté à l'opinion par l'homme qui avait commis tous les crimes qu'il prétendait punir ? Cette liste, révisée, avait été réduite à cinquante-sept noms, comprenant deux catégories dont l'ordonnance royale du 24 juillet réglait le mode de jugement. En même temps, par une imprudence que l'on ne peut trop blâmer, le gouvernement avait laissé aux Chambres le soin de désigner les catégories et de les livrer, par conséquent, à la vindicte des lois[38]... Suivant Alfred Nettement, Fouché essaya d'abord de faire prendre le change à tout le monde. Il plaida devant le conseil l'impossibilité de trouver aucun conspirateur à punir. Il dit qu'un zèle imprudent et exagéré pour les règles de l'ancienne monarchie avait fait commettre des fautes aux royalistes et aux ministres, amené un bouleversement dans l'opinion et une impopularité pour le gouvernement ; que Bonaparte s'en était servi pour se jeter au milieu de ce mécontentement. Il niait qu'aucune conspiration eût précédé et amené son arrivée, et là il était dans le vrai. On ne l'écouta pas. Il fut chargé de désigner les membres d'une conspiration imaginaire. Cette tâche, remarque Nettement, n'embarrassa pas ce caractère facile et cet esprit prêt à tout. Le lendemain du jour où il en avait été chargé, il apporta une liste de cent dix noms... On eût dit qu'après avoir déclaré la mesure impolitique et injuste, Fouché s'était appliqué à la rendre odieuse et ridicule. Nettement prétend encore que M. de Talleyrand dit à Fouché : Duc d'Otrante, votre liste me parait contenir bien des innocents ! Puis, se tournant vers les autres ministres, et avec un fin sourire : Il y a une justice à rendre à M. le duc d'Otrante, c'est qu'il n'a oublié sur la liste aucun de ses amis ![39]

M. de Talleyrand plaisantait et laissait faire. Son aimable égoïsme et sa molle nonchalance n'aimaient à voir, comme le dit Fouché, dans le fauteuil d'un ministre qu'un lit de repos. Cependant, il daigna se justifier d'avoir paru approuver les sévérités des Ordonnances et même d'avoir signé la première. Il aurait voulu, parait-il, que le Roi, pour toute mesure de rigueur, se bornât à déclarer démissionnaires tous les pairs de la Chambre de 1814 qui avaient accepté de faire partie de la Chambre des pairs créée par Napoléon. Cet exemple lui aurait semblé suffisant pour faire respecter à l'avenir la religion du serment si indignement trahie par ceux qui, à quelques jours de distance, avaient abandonné la cause royale ![40]... On croit rêver en lisant ces lignes. On se demande à quel état d'esprit en est arrivé un homme qui a osé les écrire, alors que lui-même a prêté et violé tant de serments dans sa vie qu'il a, un jour, eu de la peine à en fixer exactement le nombre. Ce n'est pas l'âge qui a pu lui brouiller les idées et ternir la mémoire ; il n'a encore que soixante-deux ans, et quatorze ans après, il montrera à la conférence de Londres l'intelligence la plus claire et la plus avisée... Enfin, admettons avec lui que l'exemple qu'il préconise après coup était suffisant. Voyons la suite de ses observations. Cette mesure, dit-il, ne suffisait pas à la réaction royaliste qui demandait des poursuites judiciaires ou des proscriptions. Je sollicitai en vain qu'on attendit la réunion des Chambres, auxquelles, si cela était nécessaire, on laisserait le soin de désigner les coupables. J'espérais qu'en retardant la mesure, le temps nous viendrait en aide pour l'amortir, sinon pour la faire rejeter entièrement[41]. Il constate que ses efforts demeurèrent inutiles. On va voir qu'il en a pris rapidement son parti.

Voici en effet ce qu'il mandait, le 28 juillet, au comte de Noailles, notre ambassadeur à Pétersbourg : Sa Majesté a dû s'occuper de signaler à la vengeance des lois ceux de ses sujets désignés comme ayant pris part à l'attentat qui a fait fondre tant de malheurs sur la France. Son cœur généreux leur eût pardonné, niais l'intérêt de ses peuples, la sûreté du trône réclamaient une juste fermeté, et, à cet égard, l'opinion semblait même demander quelque rigueur. Forcé de punir, mais écoutant encore sa clémence, le Roi a voulu du moins limiter le nombre des coupables... Il y a lieu d'espérer que la modération du gouvernement ramènera enfin à des idées plus saines et à des sentiments plus honorables les hommes auxquels leur conscience doit dire qu'ils avaient mérité d'être mis au rang de ceux qui ont encouru le châtiment[42]... C'est le collègue de Fouché qui parle ici de conscience et d'honneur, de générosité et de modération ! Au moment où il s'associe à d'âpres mesures de rigueur, il donne, lui, des leçons de droiture à ceux qui, pour la plus grande partie, ont voulu éviter la guerre civile et repousser l'étranger !... Dans une autre circulaire, il traite l'armée avec une désinvolture hautaine. Il apprend à ses agents à l'étranger qu'elle a fait parvenir, le 14 juillet, au ministre de la guerre, son acte de soumission au Roi. Le gouvernement, dit-il, n'a point réprouvé cette communication ; mais cette grande question sera traitée avec la mesure, le calme et la fierté qui conviennent au caractère du Roi et à la dignité du trône. Et, pour céder aux exigences des alliés, on licenciera, on sacrifiera de belles troupes qui auraient pu être une force, un soutien dans les négociations qui allaient s'ouvrir. Mais qu'importent les concessions, les mesures arbitraires et les plus durs sacrifices, quand ils ne frappent pas l'homme qui y consent ?

Admirez la persistance étonnante du sort. Toutes les fois qu'il y a une méchante affaire, on pense aussitôt à M. de Talleyrand. C'est ainsi qu'on le trouve au 10 août, au 18 fructidor, au 18 brumaire, au 8 mars 1804, etc. Ici doit se rencontrer quelqu'un de responsable. Mais n'allez pas croire que c'est lui. C'est Fouché. Le duc d'Otrante, raconte-t-il, qui était gêné par les relations qu'il avait liées avec les exagérés du parti royaliste et avec des cabinets étrangers, subissait leur pression. Il présente un jour au conseil une liste de plus de cent personnes... On se demande immédiatement commuent le président du conseil n'en a pas été préalablement averti. Après une lutte pénible qui dura plusieurs jours, et le Roi s'étant prononcé pour cette mesure odieuse, il fallut céder. Seulement, on réduisit la liste à cinquante-sept personnes... Ceux compris dans la première catégorie furent tous avertis à temps pour s'échapper, s'ils l'avaient voulu ; mais la mesure n'en demeura pas moins un acte maladroit, insensé, et qui ne pouvait créer que des difficultés et des périls au gouvernement royal[43]. Cela est fort bien jugé ; toutefois, M. de Talleyrand oublie qu'il a lui-même, dans la déclaration du 28 juin, son œuvre, excepté du pardon les instigateurs et acteurs du 20 mars, et qu'il les a voués à la vengeance des lois[44]. Mais les Chambres auraient dû faire elles-mêmes la désignation. Ceci prouve avec quelle indifférence procédait M. de Talleyrand en politique. Avec les Chambres qui succédèrent à celles des Cent-jours, ce n'est pas cinquante-sept individus qui eussent été frappés ou proscrits, mais deux ou trois cents au moins. Le président du Conseil avait si peu prévu l'avenir, qu'il ne comprit pas qu'une fois les proscriptions accordées et ratifiées par lui et par Fouché, sa chute était prochaine. Maintenant, il nous dit que les personnes menacées des conseils de guerre furent averties à temps pour pouvoir s'échapper. Il est possible qu'elles reçurent un avertissement par la publication même des Ordonnances ; mais pour s'enfuir, ce ne fut point chose facile, car la police de Fouché et celle des ultras étaient trop bien faites.

Il faut les donner in extenso, ces Ordonnances fameuses, faites au nom de la justice contre la trahison, et qui associent dans une gloire commune les deux noms irréprochables de Talleyrand et de Fouché. Voici la première :

Au château des Tuileries, le 24 juillet 1815.

Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à tous ceux que ces présentes verront, salut.

Il nous a été rendu compte que plusieurs membres de la Chambre des pairs ont accepté de siéger dans une soi-disant Chambre des pairs, nommés et assemblés par l'homme qui avait usurpé le pouvoir dans nos États, depuis le 20 mars jusqu'à notre rentrée dans le royaume. Il est hors de doute que des pairs de France, tant qu'ils n'ont pas encore été rendus héréditaires, ont pu et peuvent donner leur démission, puisqu'en cela ils ne font que disposer d'intérêts qui leur sont purement personnels. Il est également évident que l'acceptation de fonctions incompatibles avec la dignité dont on est revêtu, suppose et entraîne la démission de cette dignité ; et par conséquent les pairs qui se trouvent dans le cas ci-dessus énoncé ont réellement abdiqué leur rang, et sont démissionnaires, de fait, de la pairie de France.

A ces causes, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article Ier. Ne font plus partie de la Chambre des pairs les dénommés ci-après :

Le comte Clément de Ris,

Le comte Lacépède,

Le comte Colchen,

Le comte de Latour-Maubourg,

Le comte Cornudet,

Le duc de Praslin,

Le comte d'Aboville,

Le duc de Plaisance,

Le maréchal duc de Dantzig,

Le maréchal duc d'Elchingen,

Le comte de Croix,

Le maréchal duc d'Albufera,

Le comte Dedeley d'Agier,

Le maréchal duc de Conegliano,

Le comte Dejean,

Le maréchal duc de Trévise,

Le comte Fabre de l'Aude,

Le comte de Barral, archevêque de Tours,

Le comte Gassendi,

Le comte Boissy d'Anglas,

Le duc de Cadore,

Le comte Rampon,

Le comte de Canclaux,

Le comte de Ségur,

Le comte de Casabianca,

Le comte de Valence,

Le comte de Montesquiou,

Le comte Belliard.

Le comte de Pontécoulant,

Art. 2. Pourront cependant être exceptés de la disposition ci-dessus énoncée ceux des dénommés qui justifieraient n'avoir ni siégé ni voulu siéger dans la soi-disant Chambre des pairs à laquelle ils avaient été appelés, à la charge par eux de faire cette justification dans le mois qui suivra la publication de la présente ordonnance.

Art. 3. Notre président du conseil des ministres est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.

Donné an château des Tuileries, le 24 juillet de l'an de grâce 1815, et de notre règne le vingt-unième.

LOUIS.

Par le Roi :

Le Prince DE TALLEYRAND.

Par cette ordonnance, le président du conseil éliminait de la Chambre des pairs, en attendant des mesures plus sévères, bon nombre de ses amis et fidèles. Comme il avait un grand calme d'esprit, dit l'un de ses plus fervents admirateurs, Villemain, il paraissait quelquefois d'une résignation trop grande sur le malheur de ses amis. Il s'habituait à leur disgrâce comme à sa propre élévation, et finissait par trouver, en cela, chaque chose à sa place[45].

Venait la seconde ordonnance, qui, celle-là, était plus menaçante :

Au château des Tuileries, le 24 juillet 1815.

Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, Voulant, par la punition d'un attentat sans exemple, mais en graduant la peine et limitant le nombre des coupables, concilier l'intérêt de nos peuples, la dignité de notre couronne et la tranquillité de l'Europe, avec ce que nous devons à la justice et à l'entière sécurité de tous les autres citoyens sans distinction,

Avons déclaré et déclarons, ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article Ier. Les généraux et officiers qui ont trahi le Roi avant le 23 mars, ou qui ont attaqué la France et le gouvernement à main armée, et ceux qui par violence se sont emparés du pouvoir, seront arrêtés et traduits devant les conseils de guerre compétents, dans leurs divisions respectives, savoir :

Ney,

Grouchy,

Labédoyère,

Clausel,

Les deux frères Lallemant,

Laborde,

Drouet d'Erlon,

Debelle,

Lefebvre-Desnouëttes,

Bertrand,

Ameill,

Drouot,

Brayer,

Cambronne,

Gilly,

Lavalette,

Mouton-Duvernet,

Rovigo.

Art. 2. Les individus dont les noms suivent, savoir :

Soult,

Regnault de Saint-Jean d'Angély,

Alix,

Arrighi de Padoue,

Excelmans,

Dejean fils,

Bassano,

Garrau,

Marbot,

Réal,

Félix Lepelletier,

Bouvier-Dumolard,

Boulay (de la Meurthe),

Merlin de Douai,

Méhée,

Durbach,

Fressinet,

Dirat,

Thibaudeau,

Defermon,

Carnot,

Bory Saint-Vincent,

Vandamne,

Félix Desportes,

Lamarque (général),

Garnier de Saintes,

Lobau,

Mellinet,

Harel,

Hullin,

Piré,

Cluys,

Barère,

Courtin,

Arnault,

Forbin-Janson, fils aîné,

Pommereul,

Le Lorgne d'Ideville.

sortiront dans trois jours de la ville de Paris et se retireront dans l'intérieur de la France, dans les lieux que notre ministre de la police générale leur indiquera, et où ils resteront sous sa surveillance, en attendant que les Chambres statuent sur ceux d'entre eux qui devront ou sortir du royaume, ou être livrés à la poursuite des tribunaux.

Seront arrêtés surie-champ ceux qui ne se rendraient pas au lieu qui leur sera assigné par notre ministre de la police générale.

Art. 3. Les individus qui seront condamnés à sortir du royaume auront la faculté de vendre leurs biens et propriétés dans le délai d'un an, d'en disposer, d'en transporter le produit hors de France et d'en recevoir pendant ce temps le revenu dans les pays étrangers, en fournissant néanmoins la preuve de leur obéissance à la présente ordonnance.

Art. 4. Les listes de tous les individus auxquels les articles 1 et 2 pourraient être applicables, sont et demeurent closes par les désignations nominales contenues dans ces articles et ne pourront jamais être étendues à d'autres, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être, autrement que dans les formes et suivant les lois constitutionnelles, auxquelles il n'est expressément dérogé que pour ce cas seulement.

Donné à Paris, le 24 juillet de l'an de grâce 1815 et de notre règne le vingt-unième.

LOUIS.

Par le Roi :

Le ministre secrétaire d'Etat de la police générale,

DUC D'OTRANTE.

Certifié conforme par nous, garde des sceaux de France, ministre secrétaire d'Etat au département de la justice,

PASQUIER[46].

Outre la défaveur que ces proscriptions et ces menaces de mort devaient jeter sur la politique de la seconde Restauration, elles allaient exciter, surtout parmi les populations du Midi, des ressentiments et des vengeances terribles. J'observe encore, chaque fois que se présentent des actes pareils, que leurs auteurs réels disent quelques années plus tard ou écrivent dans leurs Mémoires : J'ai signé, mais j'ai protesté. J'ai exécuté, mais j'ai été contraint... J'ai dû céder à la force. Et quand on recherche leurs protestations immédiates, on ne recueille rien, ou tout au plus quelques phrases banales.

Ici du moins on a la consolation de rencontrer une réprobation subite et énergique : celle du brave maréchal Davout qui, comme je l'ai prouvé, avait fait de l'article 12, aussi bien en faveur de Ney qu'en celle de ses camarades, une condition sine qua non de la retraite de l'armée. Davout n'hésitait pas plus en ce moment qu'il n'avait hésité, le 30 juin 1815, à signer avec les généraux Pujol, d'Erlon, Boguet, Petit, Henrion, Guillemin, Vandamme, l'adresse à la Chambre des représentants où il protestait contre la rentrée des Bourbons. Il y rappelait que l'armée les avait accueillis une première fois avec défiance, et comment les Bourbons les avaient traités en rebelles et en vaincus. Et voici que les mêmes faits se renouvellent. Davout s'indigne. Il écrit d'Orléans au ministre de la guerre, le maréchal Gouvion Saint-Cyr : Il vient de paraitre ici une ordonnance portant une liste de proscription qui a été criée et vendue publiquement dans Paris. Si je devais faire quelque foi, Monsieur le maréchal, sur tout ce que vous avez dit aux généraux Girard, Kellermann et Haxo, et que je rapporte ici : Que l'armée fasse sa soumission pure et simple et comptez que le Roi fera plus que vous ne désirez ; si je devais ajouter foi à ce que m'ont dit les différents officiers que vous m'avez envoyés, notamment M. Warin, votre aide de camp, qui m'a assuré, ainsi qu'à tous les généraux et officiers qui se trouvaient au quartier général, que Votre Excellence l'avait chargé de nous assurer que ces bruits répandus relativement aux proscriptions annoncées étaient tout à fait faux, qu'aucune proscription n'aurait lieu ; que dans les circonstances actuelles quelques personnes seulement seraient momentanément privées de la faculté de rester à Paris et d'approcher du Roi, — et je me suis empressé de faire connaître ces détails dans toutes les divisions, — si, dis-je, je devais ajouter foi à tous ces discours, je devrais supposer que cette liste de proscription est fausse et seulement l'effet de la malveillance. Mais Davout ne peut malheureusement pas douter de la réalité de cette mesure. Il comprend qu'on va ajouter à tous les maux dont la France souffre déjà, les supplices et les vengeances. Il proteste avec force, avec douleur ; il s'écrie : Puissé-je attirer sur moi seul tout l'odieux de cette proscription ! C'est une faveur que je réclame dans l'intérêt du Roi et de la patrie. Je vous somme, Monsieur le maréchal, sur votre responsabilité envers le Roi et envers la France, de mettre cette lettre sous les yeux de Sa Majesté[47].

Louis XVIII lut cette noble lettre et ne s'en irrita point. Il témoigna au contraire une profonde estime pour le caractère de Davout. Il accepta simplement sa démission et le remplaça à l'armée de la Loire par le maréchal Macdonald. Celui-ci se conduisit avec une même droiture et une même franchise. Il osa dire au Roi qu'il n'y avait pas eu de complot dans l'armée pour renverser le gouvernement royal et ramener Napoléon. Je soutins, au contraire, dit-il, que les fautes dont je pouvais parler hardiment, puisqu'elles étaient avouées hautement dans la proclamation de Cambrai, les prodigalités, les injustices, les abus, les faveurs sans discernement, la violation de la Charte, les hauteurs, les mépris avaient concouru à aigrir l'armée avec une partie de la nation, que quand même Napoléon ne serait pas apparu, il y aurait eu des commotions, puisque certains mouvements y avaient déjà préludé... qu'il aurait suffi d'une étincelle pour allumer l'incendie. La preuve, preuve sans réplique, qu'il n'y avait pas eu de complots, c'est que, pendant les Cent-jours, personne ne s'était vanté d'y avoir trempé. Autrement, on s'en fût glorifié, on en eût sollicité publiquement la récompense ; assurément la vanité, la légèreté des fauteurs n'y eussent pas manqué. Louis XVIII reconnut lui-même qu'il y avait du vrai dans ce que venait de dire le maréchal[48].

Macdonald ne se gêne pas pour déclarer impolitiques les ordonnances du 24 juillet. Qui le croirait ? s'écrie-t-il. C'était sur le rapport de Fouché, duc d'Otrante, ministre de la police, qu'elles étaient rendues, de celui qui, avant et pendant cette période, avait si largement participé à tous les événements intérieurs dont elle avait été remplie ! La nomination de Macdonald au commandement de l'armée de la Loire fit grand bruit. Les généraux craignaient que son portefeuille ne fût rempli de mandats d'arrestation ou de destitution. Le maréchal les rassura aussitôt. Il les prévint qu'il avait une trop haute opinion de leur caractère pour croire qu'aucun d'eux lui fit l'injure, en blessant le sien, de le supposer capable de tes tromper. Il ajouta : Que ceux qui ont le malheur d'être portés sur les fatales ordonnances songent à leur sûreté ; ils n'ont pas un moment à perdre. D'un instant à l'autre il peut arriver des porteurs de mandats dont je ne serai pas maître d'empêcher l'exécution. Tout ce que je puis faire est de les prévenir par cet avertissement en leur facilitant les moyens d'y échapper. Ce fut ainsi qu'il sauva les généraux de Laborde et Brayer. Or, ce dernier était celui-là même qui avait voulu le faire prisonnier à Lyon après la revue du 10 mars. C'est ainsi que se venge un homme de cœur. Qu'on s'étonne maintenant que M. de Talleyrand ait refusé de prendre dans son ministère le maréchal de Macdonald[49] !

On voit que tous les hommes courageux et loyaux s'élevaient contre ces lamentables proscriptions. Elles s'aggravaient, ainsi que je l'ai démontré, du fait de la méconnaissance absolue d'une convention qui avait été reconnue légalement et officiellement, puisque, dès le retour du Roi, elle avait été invoquée par son propre gouvernement pour repousser un acte de vandalisme de la part des Prussiens. La foi publique était ainsi méconnue, et c'était grand dommage pour le second avènement de la monarchie légitime. Comment se fait-il que, dans ces jours mémorables où l'Empire disparaissait pour jamais avec l'Empereur, où tout conseillait, où tout criait la clémence et le respect de la foi jurée, personne ne se soit rappelé les graves et prophétiques paroles du chancelier de L'Hôpital : La foy publique est ung gage de la parolle du Roy qui prend son fondement de la justice et de la majesté royale, et cette foy est le lien de la sûreté publique et, ce lien rompu, l'Estat est fluctuant et contemptible et l'obéissance des sujets doubteuse. Les courtisans, les ultras, n'en avaient cure. Ils se croyaient d'ailleurs de grands politiques en conseillant des mesures violentes et arbitraires, en contradiction avec ce qu'ils avaient dit ou laissé dire au nom du Roi. Ils se croyaient habiles, parce qu'ils avaient déclaré qu'on ne dérogeait que pour ce cas seulement aux lois constitutionnelles. Que pouvaient donc leur faire ces paroles du loyal chancelier : Jamais ne faut faire fausser sa parolle et tous ceux qui luy baillent ce conseil de rompre, altérer, desguiser ou subtiliser sur la Foy de sa parolle, sont des mosellans qui n'ayment pas le profit et l'honneur du Boy ; estans bien certains que la plus belle réputation d'une monarque, c'est d'estre prince véritable et fi delle en ses promesses.

La suite de ce récit et la partie émouvante du procès du maréchal Ney devant la Chambre des pairs où reviendra la question si grave de l'article 12 de la convention de Paris, dont je devais faire l'exposé préalable, — prouveront que L'Hôpital disait vrai.

 

Devant toutes les agitations et toutes les menaces qui avaient précédé et suivi le retour des Bourbons, le maréchal Ney avait songé à quitter la France, même avant la publication des ordonnances du 24 juillet. On le lui a reproché. C'est, a-t-on dit, la preuve qu'il n'avait pas confiance dans la convention de Paris et que cette convention n'était pas aussi tutélaire qu'on l'affirmait. Or, s'il y a un reproche à faire au maréchal, c'est de n'être point parti plus tôt. Les menaces des ultras et leurs intentions bien avouées de ne tenir aucun compte des promesses faites ou des actes signés, légitimaient fort, il me semble, son prompt départ. Enfin, le G juillet, voyant les Prussiens et les Anglais occuper la capitale, il consent à s'en aller. Il arrive à Lyon le 9, et il pense un moment à gagner la Suisse. Mais bientôt il change d'idée et il se retire à Saint-Alban, station thermale du département de la Loire. Ce premier voyage lui avait coûté assez cher, car une petite note écrite de sa main prouve qu'il avait dépensé, du 6 au 11 juillet, neuf cent trente francs. Il s'ennuie vite dans cette retraite. Il songe à retourner aux Coudreaux, où il méditait de faire quelques améliorations, comme installer un hangar pour le bois, planter des osiers, installer une machine hydraulique, etc.[50]

Le 23 juillet, il se fait délivrer à Roanne, par le commissaire des guerres Baudy, une feuille de route d'officier au nom de Michel Reiset, major au 3e régiment de hussards, afin de se rendre de Roanne à Toulouse. Deux jours après, sa femme lui fait connaître les Ordonnances et les menaces dirigées contre lui. A sa prière, le 29 juillet, il se réfugie chez une parente, Mme de Bessonis, dont le château paisible, situé à la lisière du Cantal, paraissait lui offrir un asile impénétrable. Après avoir pris successivement les noms de Michel Neubourg, Falize et Reiset, le maréchal Ney adopte celui de d'Escaffre. Les journées des 29, 30 et 31 juillet, celles des 1 et 2 août se passent pour lui sans trop d'inquiétude. On a raconté, — c'est la version adoptée jusqu'à ce jour, — qu'ayant laissé dans le salon du château un yatagan que le Premier Consul lui avait offert en 1802, ce sabre éveilla la curiosité d'un visiteur qui habitait Aurillac. Ce visiteur en aurait parlé à un ami, lequel se serait écrié : Il n'y a que deux personnes en Europe qui puissent avoir un tel sabre : Ney ou Murat. Ce propos serait revenu aux oreilles du préfet, qui aurait fait alors fouiller le château et saisir le maréchal.

Voici ce que nous apprennent les documents authentiques. Dans la soirée du 2 août, un zélé royaliste écrivit au préfet Locard, qu'un personnage qu'on croyait être le maréchal Ney rôdait dans le département[51]. Il lui fournissait à cet égard quelques renseignements précis que le préfet se hâta de communiquer au capitaine de gendarmerie du Cantal. Il l'avertissait à son tour qu'il avait su, par une personne dévouée au Roi, que Ney avait dans ce pays des relations de parenté ; qu'il avait couché à Aurillac le 31 juillet et dîné le 2 août à Bessonis ; qu'il se trouvait là un château appartenant aux parents du sieur Cantaloube, directeur des postes à Aurillac, allié par sa femme au maréchal Ney. Je serais charmé, monsieur, concluait le préfet, que l'avis que je vous donne fût pour vous l'occasion de prouver le zèle et le dévouement que je sais être dans votre cœur pour le service du Roi. Aussitôt le capitaine part avec quatorze gendarmes, arrive à Bessonis, fait garder les portes du château et pénètre dans la cour. C'était le 3 août au matin. Le maréchal, qui habitait une chambre haute, l'aperçoit. Cette vie de cachettes, cette fuite perpétuelle répugnaient à un homme qui cent fois avait bravé les plus effroyables périls. Il en a assez. Il va se livrer à ses ennemis. Qui cherchez-vous ? demande-t-il à l'officier. — Le maréchal Ney. Montez ici, monsieur, je vais vous le faire voir. Et lorsque le capitaine entre : C'est moi qui suis le maréchal Ney !

 

 

 



[1] Archives nationales, CC. 499.

[2] Archives nationales, CC. 499. — Ney s'était procuré un troisième passeport au nom de M. Falize, ex-militaire, allant à la Nouvelle-Orléans. Ce passeport était signé par le préfet de police Decazes, contresigné par le secrétaire général chevalier de Puis, et visé par le commandant anglais Barnard, par le prince de Talleyrand et par le directeur des chancelleries Reinhard. Tout porte à croire que chacun ignorait que ce passeport dût servir à Ney.

[3] Macdonald dit que c'est la malheureuse veuve elle-même qui lui a rapporté ce trait caractéristique. (Souvenirs, p. 406.)

[4] En 1891, à Erfurt, Guillaume II appelait Napoléon le Parvenu corse. Son discours montrait combien est encore vivant en Prusse le souvenir des anciens revers.

[5] C'est ce que Blücher avait lui-même affirmé dans sa proclamation du 20 mai.

[6] A mon arrivée près de Paris, je savais que les alliés n'étaient pas du tout déterminés en faveur du Roi. (Wellington à Dumouriez, le 26 septembre 1815. — Despatches, vol. XII.)

[7] Le 29 juin, Napoléon quittait Paris pour Rochefort, et le 8 juillet, Louis XVIII rentrait aux Tuileries.

[8] Histoire du général Davout, par Gabriel de Chénier.

[9] Pour plus de sûreté on inséra l'article 15, portant ce qui suit : S'il survient des difficultés sur l'exécution de quelques-uns des articles de la présente Convention, l'interprétation en sera faite en faveur de l'armée française et de la Ville de Paris.

[10] Pozzo di Borgo informait, le 3 juillet, le prince Wolkonsky de la signature de la convention de Paris et lui disait formellement, entre autres : Les individus et les propriétés seront respectés, ainsi que les autorités actuelles, tant qu'elles existeront.

[11] Histoire de la capitulation de Paris, p. 120.

[12] Histoire de la capitulation de Paris, par Ernouf, p. 114.

[13] Wellington, dit encore M. Bignon, ne tarissait pas sur les intentions bienveillantes et conciliantes du Roi ; il blâmait l'imprudence de la première proclamation et écrivait séance tenante pour la faire réformer.

[14] Voici en quels termes barbares Blücher écrivait à Wellington, qui s'était interposé, le 9 juillet : La destruction du pont d'Iéna est une affaire nationale. L'opinion publique s'est prononcée sur elle trop hautement pour que je pourrai oser d'y contrevenir et de m'attirer les reproches de la nation et de l'armée. C'est pourquoi je ne peux pas changer ma résolution. Que Votre Altesse même n'a pas prononcé dans sa lettre très honorée le nom du pont d'Iéna, vraisemblablement pour ménager nous Prussiens, quoique Elle doit connaitre ce nom, pourrait déjà être une cause pour moi d'ordonner la destruction de ce pont. Si dans la dernière guerre d'Amérique, le général commandant les troupes britanniques à Washington, y aurait trouvé un pont nommé Saratoga et ne l'aurait pas détruit, n'aurait-il pas mérité les reproches de la nation britannique ?... Je regarde la lettre de Votre Altesse comme le produit des importunités des autorités françaises et je suis convaincu qu'Elle la regarde du même point de vue.

Agréez, etc.

BLÜCHER.

Quelques journaux s'élevèrent naturellement contre cette lettre grossière et coutre les procédés inouïs des alliés. Le 13 juillet, au nom de S. Exc. le baron Müffling, gouverneur de Paris, le ministre Decazes enjoignit à la presse de ne parler ni en bien ni en mal des armées étrangères.

[15] Mémoires de M. de Talleyrand, t. III, p. 236. — Dans le livre d'Edward Cotton, A Voice from Waterloo, paru en 1862 (Appendice n° VI), je relève un détail amusant. Blücher aurait ainsi répondu au comte de Goltz qui lui transmettait la demande de M. de Talleyrand : Je suis décidé à faire sauter le pont et je ne puis cacher à Votre Excellence le plaisir que me ferait M. de Talleyrand, s'il avait la complaisance de se placer dessus au préalable... Je ne crois pas que le comte de Goltz ait, transmis ce désir au prince de Bénévent.

[16] Voir sur l'histoire du Secret de M. Bignon, l'Histoire de la capitulation de Paris, par M. Ernouf, son gendre. Cet ouvrage est bien documenté et très intéressant.

[17] Duvergier de Hauranne en attribue la rédaction au chancelier Dambray, qui la contresigna avec le duc de Feltre. Elle me parait, quant à moi, être sortie de la plume même de Louis XVIII.

[18] Mémoires, t. III, p. 230.

[19] Despatches of duke Arthur of Wellington, t. XII.

[20] Voici ce qu'en pensait alors Joseph de Maistre : Je le préfère beaucoup à l'autre (M. de Talleyrand), qui a violé de plus grands devoirs et qui me parait sans contredit l'homme le plus coupable de la Révolution. A tout prendre cependant, il faut convenir que Sa Majesté Très Chrétienne figure tristement au milieu de ces deux acolytes. (Correspondance diplomatique, 1811-1817, t. II.)

[21] Déjà le 7 juillet, à trois heures, dans la dernière séance de la Chambre des pairs, le maréchal Lefebvre s'était plaint de voir une troupe de soldats prussiens occuper le jardin du Luxembourg. Il ne pouvait croire que cette occupation frit conforme à la capitulation de Paris. L'affaire fut renvoyée au comité d'administration, qui ne fit rien.

[22] Talleyrand à Louis XVIII, le 12 mars 1815.

[23] Ce qui suit va faire juger de la sincérité du rédacteur de la proclamation de Cambrai. M. de Talleyrand me disait hier que le Roi devait, en entrant, publier un édit par lequel il déclarerait à la fois ses intentions et son entrée dans l'exercice de la souveraineté, ne point supposer les entraves que la Constitution peut y mettre, et gouverner comme si elle était non avenue. Cette opinion a toujours été la mienne... (Papiers de M. l'abbé de Montesquiou, trouvés dans les papiers de M. de Blacas aux Tuileries après le 20 mars.)

[24] Supplementary Despatches, vol. X.

[25] Supplementary Despatches, vol. XI.

[26] Despatches, vol. XII.

[27] Wellington à Dumouriez, 26 septembre 1815. Despatches, vol. XII.

[28] Correspondance diplomatique du comte Pozzo di Borgo. C. Lévy, 1890, 1er vol. — Pozzo di Borgo dit à ce propos (p. 270) que ce fut une légèreté de M. de Talleyrand d'avoir aventuré au milieu des tumultes d'une assemblée délibérante une mesure qui rentre entièrement dans les attributions du gouvernement et qui ne peut être examinée sans inconvénient que dans le calme et le silence du cabinet.

[29] Correspondance Pozzo di Borgo, tome I, p. 102, 103.

[30] Correspondance Pozzo di Borgo, tome I, p. 102, 103.

[31] Tome III.

[32] Les voyant remonter ensemble en voiture, Pozzo di Borgo dit à un voisin, qui le répéta aussitôt au duc de Broglie : Je voudrais bien entendre ce que disent ces agneaux !

[33] Souvenirs contemporains, t. II, p. 83.

[34] Il est juste de reconnaître qu'il a fait ce qu'il a pu pour éviter de reprendre M. de Talleyrand. Le conseil ironique qu'il lui donna à Mons d'aller prendre les eaux de Carlsbad, prouve qu'il aurait bien voulu se passer de lui. Il ne lui aurait certes pas confié la présidence du Conseil sans l'insistance de Wellington. Aussi l'on peut dire que c'est le généralissime anglais qui seul a fait le cabinet du 10 juillet. Quant au choix de Fouché, ou connaît la réponse du Roi à Chateaubriand à ce sujet : Sire, lui avait dit le fidèle légitimiste, je crois la monarchie finie. — Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis !

[35] Fouché mit Carnot le sixième sur la liste des trente-huit individus condamnés le juillet à sortir dans les trois jours de la ville de Paris et à se retirer dans le lieu que leur fixerait le ministre de la police générale, sous sa surveillance. C'est la seconde fois que Carnot est proscrit ; la première par Talleyrand et Barras, la seconde par Talleyrand et Fouché.

[36] Il est curieux de rappeler que Fouché avait, à la veille de Waterloo, donné à Napoléon les mêmes conseils qu'un mois après au Roi. Parlant des menées séditieuses qui menaçaient l'Empire, il disait avec beaucoup de sagesse : Saisir les biens, poursuivre les familles des coupables qu'on ne peut atteindre, frapper en masse, proscrire des classes sous des dénonciations imaginaires, punir la qualité plutôt que le crime des individus, sont des mesures usées qui n'ont même pas la puissance de la menace... D'ailleurs, Votre Majesté ne veut pas renouveler l'effroi des mesures révolutionnaires. (Rapport lu à la Chambre des pairs, le 17 juin 1815.) — Voir, sur les doubles intrigues de Fouché et de Talleyrand, l'article de Henry Houssaye dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1892.

[37] Pozzo di Borgo croit qu'il n'a considéré le rétablissement du pouvoir royal et son propre ministère que comme une transaction pour arriver à l'usurpation du duc d'Orléans. (Correspondance, p. 250.)

[38] Mémoires, t. II.

[39] Histoire de la Restauration, t. III. Nettement est forcé d'ajouter ici, lui si impitoyable pour le maréchal Ney : La justice, en passant par de telles mains, devenait arbitraire. Désignés par Fouché, les hommes du 20 mars allaient paraître innocents. — D'après Vitrolles, Fouché s'excusait ainsi : Comment voulez-vous que je fasse ? On veut des noms. Ils pleuvent des gouttières des Tuileries ! M. de Vitrolles est là qui les ramasse à pleines corbeilles. Il me les apporte. Il faut bien que j'en donne !

[40] Mémoires, t. III, p. 250, 251.

[41] Mémoires, t. III, p. 250, 251.

[42] Affaires étrangères, Russie, vol. 155.

[43] Mémoires, t. III, p. 251. — Or, d'après Vitrolles, alors secrétaire du Conseil des ministres, cette affaire ne fut pas mise en délibération par un sentiment de mauvaise honte. Elle se passa entre M. de Talleyrand et Fouché. Peut-être le Roi en fut-il averti, mais je n'eus connaissance des décisions prises à ce sujet que par la liste que le ministre de la police nous apporta au conseil ordinaire. (Mémoires, t. II.)

[44] Le bruit de votre éloignement des affaires a été heureusement démenti par votre signature qu'on trouve au bas de cette excellente proclamation donnée par le Roi à Cambrai... (Noailles à Talleyrand. Affaires étrangères, Russie, vol. 155.)

[45] Souvenirs contemporains, t. I, p. 93.

[46] On avait effacé de la liste les noms de Flanguergues, Grenier, Durosnel, de Flahaut et de Montalivet. Louis XVIII raya le nom de Benjamin Constant, et l'empereur Alexandre obtint la radiation de celui de Caulaincourt, duc de Vicence.

[47] Histoire du maréchal Davout, par Gabriel de Chénier, p. 744. — Ségur a dit, lui aussi : Nul de nous n'y aurait souscrit aux dépens d'un seul de nous, et bien moins encore en livrant celui d'entre nous à qui l'armée avait dû tant de fois sa gloire et son salut ! (Histoire et Mémoires, t. VII.)

[48] Souvenirs du maréchal Macdonald, p. 395.

[49] Voir à ce propos les pages 400 et 401 des Souvenirs de Macdonald.

[50] Archives nationales, CC. 499. (Papiers saisis sur le maréchal.)

[51] Archives nationales, F7, 6683.