Avant de suivre le maréchal dans ses diverses tentatives de résistance, résumons rapidement la situation telle qu'elle s'offrait à lui. Le 1er mars, Napoléon avait débarqué avec cinq cents hommes au golfe Juan, à une petite distance d'Antibes, ayant tout calculé, tout prévu. Il faisait appel à la nation et à l'armée. Il lançait deux proclamations qui allaient droit à leur cœur et y réveillaient des sentiments à la fois fiers et douloureux. La nouvelle de son retour n'était parvenue aux Tuileries que le 5 mars, et le Roi, prévenu par Vitrolles, avait envoyé le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald à Lyon. Le comte d'Artois était parti le 6 avec douze aides de camp ; le duc d'Orléans était parti le 7. Le 6, les troupes du chef de bataillon Lessard fraternisaient à la Mure avec les soldats de Napoléon, que le Moniteur qualifiait le même jour de traître et de rebelle. Le colonel Labédoyère lui amenait son régiment, le 7e de ligne, à Vizille. On pouvait dire alors que le coup d'État était accompli. Avant quinze jours l'Empereur était sûr de rentrer aux Tuileries[1]. Le ministre de la guerre Soult avait eu beau lancer une proclamation furieuse, appeler Napoléon un aventurier et un insensé, on ne le croyait pas. On doutait, et l'on avait raison, de sa sincérité. La Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour royale de Paris avaient eu beau vouer le tyran à l'exécration. On doutait aussi de l'efficacité de leurs adresses. Une ordonnance prescrivait bien de courir sus à l'envahisseur, de l'arrêter et de le traduire incontinent devant un conseil de guerre qui, après avoir reconnu son identité, provoquerait contre lui l'application des peines prévues par la loi. Cette ordonnance menaçait des mêmes peines les militaires ou employés qui suivraient ledit Bonaparte dans sa coupable entreprise. Rien n'y faisait. La surprise, l'inquiétude, l'effroi se répandaient partout. Dans les ministères, les administrations, la marine, enfin parmi tous ceux qui avaient le droit et le devoir de surveiller tous les mouvements de Napoléon, on ne prenait aucune des plus communes précautions qui eussent sans nul doute empêché son évasion et son débarquement. — Nous n'avions pas pensé que cela fût possible ! ont-ils tous dit ensuite pour excuser leur inepte et fatale négligence[2]. Le 9 mars, les princes passent à Lyon la revue des troupes, qui gardent, en leur présence, un silence inquiétant. Macdonald, qui accompagnait le comte d'Artois, réunit secrètement les officiers et leur demande franchement leur avis. Le général Brayer finit par répondre : Si une cocarde tricolore s'introduit dans Lyon, personne ne peut plus répondre ni de sa sûreté ni de sa vie ! Et un colonel ajoute : Aussitôt que les soldats apercevront la capote grise, ils se tourneront vers elle et tireront contre nous. — Que dois-je conseiller aux princes ? reprend Macdonald. — Qu'ils partent le plus tôt possible ! Le 10 mars, à quatre heures, les princes étaient partis, et quelques heures après, Napoléon entrait à Lyon, où il était reçu avec enthousiasme[3]. Voici ce qu'écrivait à ce sujet M. de Jaucourt à M. de Talleyrand : Monsieur repart aujourd'hui, après être arrivé de Lyon, où Macdonald s'est conduit avec une noble fidélité et un très mauvais succès. Il a harangué les 3.000 hommes qu'il y avait à Lyon. Il a réuni les officiers. Au lieu de se rendre au sentiment de leurs devoirs, ils ont déclaré qu'ils ne se croyaient aucun crédit sur leurs troupes ; ils ont récriminé sur les fautes commises envers l'armée, les injustices, les humiliations, etc. ; ils ont parlé du choix des hommes qui entouraient les princes, etc. Macdonald cependant les a mis en bataille derrière le pont de la Guillotière. A la vue des premiers hussards de Buonaparte, ils ont culbuté le maréchal, joint les hussards, et fraternisé, comme ils disent. Le maréchal s'est enfui, a été suivi à. six lieues, en a fait onze en trois heures et a rejoint Monsieur à Moulins. Monsieur doit repartir pour Chalon avec lui[4]... Le mal était fait. Il était irréparable. Comme k disait Macdonald à M. de Blacas, tout cela allait faire boule de neige, et, de même qu'à Lyon, les troupes rie croiseraient pas le fer entre elles. Macdonald osa même répondre à Louis XVIII, qui lui disait compter beaucoup sur le maréchal Ney : C'est un homme d'honneur ; mais ses troupes peuvent lui échapper ; l'exemple est entraînant, et malheureusement la contagion gagne. Au ministère de la guerre, on essayait cependant de faire quelque chose. Soult ordonnait au maréchal Suchet de réunir à Belfort le plus de troupes possible et de seconder les opérations du maréchal Ney qui venait d'arriver à Besançon[5]. Ils devaient concerter leurs mouvements. Suchet avait aussi reçu l'ordre de préparer à Strasbourg quatre batteries d'artillerie et de les envoyer aussitôt à Ney. J'observe qu'à la date du 13 mars celui-ci ne les avait pas encore reçues. Le ministre ajoutait : Prévenir le prince de la Moskowa de ces dispositions. Lui ordonner de tenir réunies le plus de forces disponibles afin de pouvoir seconder efficacement les opérations de S. A. R. Monsieur... On a vu en quoi consistèrent ces opérations. A passer une revue et à se retirer en toute hâte devant l'hostilité des troupes. Il devra surtout, disait encore Soult, si contre toute attente l'ennemi faisait des progrès sur Lyon, manœuvrer de manière à l'inquiéter, à déjouer ses plans et lui nuire ou le détruire, s'il en trouve l'occasion. Ces instructions sont presque naïves. Elles ne disaient rien ou elles disaient beaucoup trop. Était-il possible de les suivre avec quelques troupes sans cohésion et déjà séduites par les embaucheurs bonapartistes ? En attendant la venue du maréchal Ney, le général Mermet, qui était placé sous ses ordres et dont j'invoquerai plus d'une fois les curieux papiers[6], avait reçu les premiers ordres de Soult ainsi conçus : Prescrire au 5e d'infanterie placé à Bourg, et au Ge hussards, à Dôle de se tenir prêts à partir ; diriger sur Lyon le 6e escadron du train d'artillerie qui allait arriver à Bourg. Le ministre le mettait à la disposition de Monsieur, puis à celle du duc de Berry, qui se dirigeait sur Besançon. Il y avait, comme on le voit, quelque fluctuation dans les ordres ministériels. Le général de Bourmont, qui lui aussi était un des lieutenants de Ney, était avisé le 8 mars de la prochaine venue du maréchal. Puis on apprenait tout à coup l'entrée de Napoléon à Digne et la défection successive de plusieurs régiments. Le 10 mars, Bourmont informait son camarade Mermet de l'arrivée de Ney à Besançon. Le maréchal avait mis deux jours pour se rendre à son poste, et je m'étonne, en présence de cette constatation officielle, que l'acte d'accusation, dirigé contre lui à la Cour des pairs, ait pu dire que Ney n'avait pas su fixer avec exactitude le jour de son départ. Le renseignement était cependant facile à trouver. Aussitôt arrivé, le maréchal demanda des nouvelles de Lyon et de Grenoble. C'était le moment où Monsieur passait infructueusement la revue des troupes lyonnaises et se décidait à monter en voiture pour se rendre en bâte à Nevers et de là à Paris. On connut bientôt à Besançon, par le maréchal de camp Gauthier, l'entrée de Napoléon à Grenoble. Quatre bataillons, mandait cet officier, ont passé de suite de son côté. Un autre régiment n'a pas voulu se battre et s'est retiré à Chambéry. C'est sûrement le 7e de ligne. S. A. R. Monsieur ayant quitté Lyon, il est à présumer que les Lyonnais du parti de Napoléon, — et il est le plus fort, — iront à sa rencontre et peut-être le chercher. Quel événement ![7] Ce que Gauthier ne savait pas, c'est que déjà les soldats du maréchal étaient travaillés par des émissaires de l'Empereur[8]. Ney écrit, le jour même de son arrivée, à Monsieur, que presque toutes les troupes du sixième gouvernement ayant été dirigées sur Lyon, sa présence à Besançon lui semble peu utile[9]. Je prie, dit-il, Votre Altesse Royale de m'employer près d'elle et à l'avant-garde, s'il est possible, désirant dans cette circonstance, comme dans toutes celles qui pourraient intéresser le service du Roi, lui donner des preuves de mon zèle et de ma fidélité. Et ignorant encore ce que Mermet venait de savoir : Nous sommes ici sans nouvelles sur les entreprises de Bonaparte. Je pense que c'est le dernier acte de sa vie tragique. Je serai reconnaissant de ce que Votre Altesse Royale voudra bien m'apprendre et surtout si elle daigne m'utiliser. Au moment où Labédoyère, Brayer et tant d'autres se rendaient, Ney ne demandait à ce moment qu'à marcher, et il était réellement sincère. Le même jour, il informait Soult qu'il n'avait presque pas de troupes à Besançon. Il ajoutait : Je n'ai aucune nouvelle positive sur les entreprises de Bonaparte. On dit seulement qu'il s'est présenté devant Grenoble et qu'il est probable qu'il se jettera en Italie par le Simplon. Voilà comment il était renseigné ! Ni Monsieur ni Macdonald n'avaient jugé à propos de l'avertir de ce qui s'était passé à Lyon. Monsieur, qui devait diriger les opérations contre Bonaparte, précipitait sa marche sur Paris et le laissait sans instructions. Soult lui avait annoncé des ordres qu'il trouverait en arrivant à Besançon ; il n'en avait découvert aucun. Sur ces entrefaites, le comte de Scey, préfet du Doubs, vient le voir et lui demande ce qu'il faut faire. Ney se borne à lui réclamer des chevaux de selle et de l'argent sur la caisse publique. Il tenait, dit le préfet, des discours véhéments contre Napoléon. Si l'on en croit ce témoin, il existait alors à Besançon un grand enthousiasme pour le Roi. J'observe que ce grand enthousiasme eut l'occasion de se manifester et ne se manifesta pas. Le préfet se plaignit ensuite de n'avoir pu obtenir du maréchal des armes et des munitions pour les volontaires royaux et les gardes nationales. Comment Ney aurait-il pu lui en donner, alors que ses troupes en avaient à peine ? Pendant ce temps, on s'occupait beaucoup à Paris d'adresses et de proclamations. La Chambre des pairs et la Chambre des députés réunies juraient respect, amour et fidélité au Roi, et Louis XVIII exhortait vainement tous les Français à se rallier autour du trône. Le 11 mars, le chevalier Renaud de Saint-Amour informait
le général Mermet que, par ordre de Monsieur, il devait diriger ses troupes
sur Moulins, nouveau lieu de rassemblement de l'armée. Les ordres se
croisaient et se démentaient. En réalité, on battait en retraite. De plus,
chacun commandait à tort et à travers. C'était le chaos. Mermet ordonnait au
maréchal de camp Gauthier d'approvisionner les forts de Pierre-Châtel et de
l'Écluse. Et celui-ci répondait : Je vous observe
qu'ils ne sont pas armés ; qu'il n'y a ni canons ni munitions. Il me semble
qu'il est inutile d'y faire des approvisionnements de vivres, même d'y
envoyer des troupes, puisqu'elles n'auraient aucun moyen de défense. Ce
même jour, ayant enfin appris de la bouche du duc de Maillé la reddition de
Grenoble et l'occupation imminente de Lyon par l'Empereur, ainsi que le
dessein conçu par Monsieur de se retirer sur Roanne, alors qu'il retournait
au plus vite A Paris, le maréchal Ney transmet ces nouvelles à Soult, puis au
duc d'Albufera, commandant à Strasbourg. Il dit avoir l'intention d'occuper
Mâcon et Bourg. Si je trouve l'occasion favorable,
déclare-t-il, je n'hésiterai pas à attaquer l'ennemi.
Il comptait se tenir en communication avec Monsieur à Roanne et agir de
concert pour le bien du service du Roi[10]. Il ajoutait un
regret A ses communications, c'est qu'il était fâcheux qu'on n'eût pas encore
osé attaquer Bonaparte. Ney se dirigeait sur
Lons-le-Saunier, emmenant avec lui les généraux Lecourbe et de Bourmont et
sans avoir pu obtenir du préfet un mandat de 15.000 francs pour subvenir aux
besoins les plus pressants. Le préfet avait répondu que le maréchal se
procurerait facilement ailleurs l'argent nécessaire pour une campagne si
courte. Le chef d'état-major de Ney, qui prévoyait les événements, lui
répliqua avec vivacité : Cela n'ira pas comme vous
le pensez. Les partisans des Bourbons sont sans énergie. Cela était
vrai, et l'on s'étonne que le préfet ait cru devoir en faire un grief à son
interlocuteur. Le 12 mars, à cinq heures du matin, Ney écrivait de Lons-le-Saunier, au duc d'Albufera, que le maréchal Macdonald s'était replié sur Moulins. Il ne savait pas encore quelle direction allait prendre Bonaparte en débouchant de Lyon. Je regarde, disait-il, comme un événement fâcheux que Monsieur ne se soit pas porté sur Grenoble et je pense que, conformément aux ordres du ministre, il est très pressant de diriger des troupes et surtout de l'artillerie bien attelée sur ce point. Il formait deux brigades de ses forces, qui consistaient en quatre régiments. Il les échelonnait de Lons-le-Saunier sur Bourg, de façon à pouvoir marcher sur Mâcon ou sur Lyon. Il confiait une brigade au général Lecourbe et l'autre au général de Bourmont. Il prévenait aussi le ministre de la guerre de la défection des troupes de la 7e division, qu'il venait d'apprendre, et de la nécessité de faire marcher immédiatement le plus de soldats possible sur Dijon et Mâcon. Mais ce qu'il y a de plus fâcheux, disait-il encore, c'est la marche rétrograde de Monsieur sur Moulins. C'était à Grenoble que Son Altesse Royale aurait dû se rendre d'abord pour attaquer Bonaparte, et il est plus que probable que nos embarras seraient terminés. M. le maréchal Macdonald semble manquer de confiance dans ses troupes. Cependant, ce n'est pas en se retirant qu'on pourra reconnaître si elles ont l'intention de faire leur devoir. Il fallait d'abord les faire combattre... Je manque absolument d'artillerie, faute d'attelages, mais j'espère, d'après les ordres que j'ai donnés, en recevoir avant trois jours !... Les troupes que j'ai avec moi sont animées du meilleur esprit, et je ne doute pas que tout le monde ne fasse son devoir. Ney allait occuper immédiatement Bourg et Mâcon, tout en espérant que le maréchal Soult lui dirait ce qu'il ferait à sa place dans cette circonstance pressante. Il lui envoyait le soir même un journal de l'Isère qui annonçait la défection de la 7e division. Votre Excellence, disait-il, y trouvera aussi plusieurs proclamations qui méritent de fixer l'attention du Roi et qui semblent exiger une réponse énergique aux mensonges qu'elles contiennent. De plus, il lui donnait quelques détails sur les mesures prises par lui et sur la marche de ses troupes[11]. Toutes ces particularités indiquent la résolution bien arrêtée de tenir la parole donnée au Roi le 7 mars. Mais il convient de remarquer, que le 12, le maréchal avait à peine le nombre de cartouches réglementaires et pas de chevaux d'artillerie. Il suppliait en vain ses camarades Oudinot et Suchet de se réunir à lui et d'arriver au plus tôt avec des attelages. Le 13 mars, il informait Suchet qu'il avait envoyé, auprès de Monsieur, le marquis de Soran pour avoir de ses nouvelles et de celles de Macdonald. Il les croyait encore à Moulins. En attendant, Bonaparte, comme on le sait, était entré à Lyon et il avait été acclamé par les 5e, 7e et 11e régiments de ligne, le 4e hussards et le 13e dragons. Quant à Ney, il paraissait toujours aussi résolu. Je suis en mesure de marcher sur Lyon, affirmait-il, aussitôt que je saurai d'une manière positive la direction que prendra Bonaparte. Mais on le laissait sans nouvelles précises, et les troupes que lui avait annoncées le ministre de la guerre n'arrivaient pas. Il y avait cependant urgence. Nous sommes à la veille d'une grande révolution, disait-il à Suchet. Ce n'est qu'en coupant le mal dans sa racine qu'on pourrait encore espérer de l'éviter. Il lui paraissait nécessaire de faire arriver les troupes en poste, de préparer dans tous les lieux d'étapes des relais de voitures du pays, car ce n'était qu'à la vitesse de Bonaparte que ses premiers succès étaient dus. Tout le monde, observait-il justement, est étourdi de cette rapidité, et malheureusement la classe du peuple l'a servi en divers lieux de son passage. La contagion est à craindre parmi le soldat ; les officiers se conduisent généralement bien, et les autorités civiles montrent du dévouement au Roi. J'espère, mon cher maréchal, que nous verrons bientôt la fin de cette folle entreprise, surtout si nous mettons beaucoup de célérité et d'ensemble dans la marche des troupes. Le ministre de la guerre, qui était le duc de Feltre, car Soult avait été disgracié, ne répondait pas et n'envoyait aucun renfort ni aucune instruction. A Paris, on se bornait à donner aux militaires en congé l'ordre de rejoindre leurs corps, à appeler les gardes nationales pour défendre des places fortes sans canons et sans munitions, à menacer les embaucheurs de la peine de mort, à promettre la conservation de leur traitement à tous les employés civils qui prendraient les armes pour défendre la patrie, à nommer le duc de Berry commandant en chef de toutes les forces de Paris et des environs. Macdonald ne cachait pas ses inquiétudes au Roi et lui indiquait certaines mesures urgentes. Je réfléchirai, lui répondit Louis XVIII ; mes ministres vont venir. J'en causerai avec eux. Et Macdonald ajoute tristement : Ils étaient bien incapables de donner d'utiles conseils ; la peur les avait déjà saisis ! Le 13 mars, le maréchal Ney adressait de Lons-le-Saunier au général Mermet cette lettre péremptoire : Vous voudrez bien, mon cher général, partir demain matin pour vous rendre à Besançon et y prendre le commandement de cette place. La garnison est composée des 3e bataillons des 15e léger, 60e et 77e de ligne et du 4e escadron du 5e de dragons. Le 3e bataillon du 76e régiment que, d'après mes ordres, vous avez dirigé de Bourg sur Auxonne, se rendra également à Besançon ; j'écris pour cet effet. Tous les officiers à la demi-solde qui se trouvent dans les quatre départements du Ge gouvernement, ainsi que tous les sous-officiers en congés limités et illimités, reçoivent l'ordre de se rendre à Besançon. L'inspecteur aux revues ne les fera payer que dans cette place et ils seront placés, pour l'ordre et la discipline, à la suite des 3e bataillons des régiments ci-dessus désignés. Vous dirigerez sur Lons-le-Saunier toutes les troupes qui arriveront de la 5e division militaire, en vous assurant que chaque sous-officier et soldat est pourvu de deux paquets de cartouches au moins, et sur Dijon tous les hommes isolés et les troupes venant de la e division. Vous aurez soin de me prévenir de leur marche et de l'itinéraire que le ministre de la guerre leur aura prescrit. Vous choisirez parmi les officiers de l'état-major de la place celui que vous croirez le plus capable de bien remplir les fonctions de chef de l'état-major provisoirement. Vous communiquerez cette lettre au général Durand, commandant d'armes, et au général Monginet, commandant de l'artillerie de la place de Besançon. Vous rendrez compte au ministre de la guerre de tout ce qui peut intéresser le bien du service du Roi. Je vous invite à donner l'ordre au colonel Tassin, commandant de la gendarmerie, de faire établir des postes de correspondance de gendarmerie de Besançon à Lons-le-Saunier, de manière à cc que je puisse recevoir dans le jour toutes les nouvelles qui pourraient m'être de quelque utilité. Recevez, mon cher général, etc. Le maréchal prince de la Moskowa, Pair de France, NEY[12]. J'ai publié cette lettre en entier pour prouver que, le 13 mars, le maréchal Ney ne manifestait aucune hésitation. Tandis que Monsieur et Macdonald avaient abandonné la partie, il était fermement décidé à lutter encore. Le même jour, il donnait au lieutenant général comte Heudelet les ordres suivants : réunir à Chalon toutes les troupes sous ses ordres, envoyer à Auxonne les dépôts, magasins et effets inutiles[13], voir ce qu'on pourrait tirer d'artillerie et de munitions de cette place, surveiller le cours de la Saône jusqu'à Villefranche, prescrire au préfet de lui transmettre tontes les informations utiles, diriger sur Dijon le régiment de lanciers qui était à Joigny. Il l'invitait à lui faire passer le plus de forces possible, afin que rien, disait-il, ne puisse me manquer, lorsque je serai en mesure de prendre l'offensive. Comment expliquer maintenant, en présence de cette attitude si résolue, de ces sages mesures prises, de cette fidélité manifeste à remplir son devoir et à tenir sa parole, que ce que le maréchal était déterminé à faire encore le 13 mars, il l'ait oublié le lendemain 14 ?... Les événements, et les événements seuls, amenèrent cette transformation étonnante. Le maréchal avait compté sur la coopération de Monsieur et de ses troupes. Elle lui échappa subitement. Le maréchal attendait des renforts et de l'artillerie. Il n'en reçut pas. Le maréchal espérait être informé de la marche de Bonaparte et des résolutions prises à Paris. Il n'obtint aucune information... Ce qu'il sait au dernier instant, c'est que les troupes envoyées pour combattre l'envahisseur se réunissent à lui ou battent en retraite. Les mauvaises nouvelles se succèdent coup sur coup. Le soir du 13, il apprend qu'une avant-garde de Bonaparte est arrivée la veille à Mâcon ; que le major Tissot, du 76e, ne peut plus compter sur ses soldats et que la population de Chalon-sur-Saône a jeté dix-huit pièces de canon dans le canal aux cris de Vive l'Empereur ! C'était l'artillerie sur laquelle Ney avait tant compté. Il apprend encore par le préfet de l'Ain que le 76e régiment garde à vue le général Gauthier, que la gendarmerie elle-même ne résiste plus, que le peuple court au-devant de Napoléon pour l'acclamer, qu'Autun vient de s'insurger... Dijon imite Autun et prend la cocarde tricolore. Des émissaires et des embaucheurs de toute sorte ont déjà travaillé les quatre régiments de Lons-le-Saunier, et la contagion s'y est infiltrée. Le maréchal est placé au centre de la rébellion. Il est entouré de toutes les forces dont l'Empereur dispose, forces très considérables et contre lesquelles ses quatre régiments, à supposer qu'ils soient restés fidèles au Roi, ne pourront pas lutter sérieusement. Telle est la situation. Dans la nuit du 13 au 14 mars, entre une heure et trois heures du matin, Ney reçoit plusieurs agents de Bonaparte, des officiers de la garde déguisés qui lui apportent une lettre de Bertrand. Celui-ci l'engage à se rallier à la cause impériale de peur d'une guerre civile. Il l'informe que l'Europe est favorable au mouvement nouveau, que la monarchie est perdue et que le Roi va quitter la France. S'il hésite, il est responsable du sang français qui sera inutilement versé. On lui dit enfin une infinité de choses qui le troublent et le circonviennent[14]. Bonaparte a concerté son évasion avec le général autrichien Kohler, qui est allé le voir à l'île d'Elbe. Murat s'avance par le nord de l'Italie pour venir à son aide. Les troupes russes sont rentrées dans leurs foyers, et la Prusse, abandonnée par l'Angleterre, n'osera pas attaquer la France... Quelques heures après, Ney reçoit du lieutenant général Heudelet une lettre désespérée. Le général Rouelle et le préfet de Saône-et-Loire ont été obligés de s'enfuir de Chalon-sur-Saône, où une insurrection terrible a éclaté. La gendarmerie et les troupes refusent de réprimer les mouvements. Le général Heudelet se retirait sur Châtillon, espérant qu'il n'y trouverait point de tètes aussi exaltées. Le préfet de la Côte-d'Or avait quitté son poste. L'esprit d'insurrection gagnait toutes les villes et toutes les campagnes. Ney réfléchit alors que Monsieur et Macdonald ont reculé devant Bonaparte avec des forces autrement supérieures aux siennes, que leurs insistances pour déterminer les soldats à défendre la cause royale ont été inutiles. Si, le 10 mars, les troupes de Lyon ont été emportées par une défection irrésistible, comment les siennes pourront-elles y échapper, maintenant qu'elles savent les succès croissants de l'Empereur ? Puis Ney se dit que tout le inonde l'abandonne. On tremble, on s'enfuit devant la révolution qui s'avance à pas de géant ; et l'on veut que sans concours, sans appui, sans forces sérieuses, il résiste ! Des hommes réputés énergiques ne savent que faire, et lui dont on connaît l'indécision et les inquiétudes, on voudrait qu'il donnât l'exemple de la résolution inébranlable au milieu de la fuite et de l'abandon presque universels ! Sans doute, les garnisons de la Fère, de Lille et de Cambrai ont repoussé les avances des émissaires de l'Empereur, mais qu'auraient-elles fait si elles s'étaient trouvées face à face avec lui et ses soldats ? Ici, sur son passage, tout cédait, tout s'inclinait. Il faut convenir que la situation de Ney était effrayante. Rappelons-nous sa réponse au président de la Chambre des pairs : Les événements ont été si rapides, une tempête si furieuse s'est formée sur ma tête que, chacun m'abandonnant, chacun cherchant à se sauver à mes dépens et en me sacrifiant, j'ai été entraîné à l'action que vous connaissez. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il ait dit au baron Capelle, le préfet de l'Ain, qui s'étonnait de son manque d'énergie : Monsieur, l'eau de la mer ne s'arrête pas avec la main ! La menace d'une guerre civile, déchaînée par sa faute, achève de l'ébranler. Et à quoi bon cette guerre civile ? Pourra-t-il, avec les quelques forces dont il dispose, empêcher le mou-veinent qui, depuis le 1er mars, emporte tout sur sa route ? D'ailleurs que lui, Ney, veuille ou non faire de l'opposition, l'Empereur ne sera-t-il pas le maître quand même ? Ce qu'il a appris, ce qu'il voit, ce qu'il entend d'ailleurs, ne prouve-t-il pas qu'il est au milieu d'une révolution triomphante ? Après tout, il a fait ce qu'il a pu, et même au delà. Il s'est montré plus résolu que ses camarades. Ni Macdonald, ni Oudinot, ni Suchet, ni Soult ne sont restés en face de Bonaparte jusqu'à la dernière heure. Lui, il attend des ordres et il est disposé à y obéir. Non seulement on ne lui en donne pas, mais encore on se retire. Alors pourquoi résisterait-il davantage ? Et avec quoi résisterait-il ? Avec six mille hommes de troupes que forment les 60e et 77e de ligne, le 8e chasseurs et le 5e dragons, travaillés et remués par des émissaires habiles ! Remarquez que je n'excuse point ainsi la conduite du maréchal Ney. Je me borne à l'expliquer, mais je regrette qu'après la promesse solennelle faite au Roi le 7 mars, il n'ait pas cru devoir se retirer en constatant que ses soldats refusaient de le suivre. Le 14 mars, à une heure, croyant à la perte définitive de la monarchie et s'imaginant qu'il était ainsi délié de ses serments, frémissant à l'idée de la guerre civile, ne voyant d'autre salut pour la France que dans le rétablissement du régime impérial voulu par elle, oubliant les craintes personnelles que lui avait fait concevoir le retour de Napoléon, il rassemble ses troupes sur la grande place de Lons-le-Saunier. Là, il leur donne lecture de la proclamation qu'il dit lui avoir été apportée par les émissaires de l'Empereur[15]. Avant de la lire aux troupes, il l'avait communiquée aux généraux Lecourbe et de Bourmont. Je les consultai, a-t-il dit, sur ce que je devais faire. De Bourmont me répondit qu'il fallait se joindre à Buonaparte, que les Bourbons avaient fait trop de sottises et qu'il fallait les abandonner. Lecourbe ne fit aucune opposition. Plus tard Bourmont protesta hautement contre ce récit, et, pour détruire l'effet des paroles qui lui étaient attribuées, chargea impitoyablement, comme on le verra, le maréchal Ney. Voici le texte de la proclamation, tel que le reproduisit le Moniteur du 21 mars : OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS ET SOLDATS, La cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie légitime, que la nation française a adoptée, va remonter sur le trône. C'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient seul de régner sur notre beau pays. Que la noblesse des Bourbons prenne le parti de s'expatrier encore ou qu'elle consente à vivre au milieu de nous, que nous importe ? La cause sacrée de la liberté et de notre indépendance ne souffrira plus de leur funeste influence. Ils ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ils se sont trompés. Cette gloire est le fruit de trop nobles travaux pour que nous puissions jamais en perdre le souvenir. Soldats ! les temps ne sont plus où l'on gouvernait les peuples en étouffant leurs droits. La liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre auguste Empereur, va l'affermir à jamais. Que désormais cette cause si belle soit la nôtre et celle de tous les Français ! Que tous les braves que j'ai l'honneur de commander se pénètrent de cette grande vérité ! Soldats, je vous ai souvent menés à la victoire. Maintenant, je veux vous conduire à cette phalange immortelle que l'empereur Napoléon conduit à Paris et qui y sera sous peu de jours ; et là notre espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. Vive l'Empereur ! La proclamation était antidatée du 13 mars et signée : Le maréchal d'Empire, prince de la Moskowa[16]. Elle produisit un effet extraordinaire sur les troupes, ce qui prouve qu'elle répondait à leurs propres sentiments. L'enthousiasme fut immense. Le maréchal Ney, en proie à la plus vive émotion, entraîné par sa lecture et ses souvenirs, embrassa les officiers qui l'entouraient. Les troupes crièrent vingt fois : Vive l'Empereur ! se répandirent ensuite dans Lons-le-Saunier, détruisant partout les armes des Bourbons et les inscriptions royales. Quelques officiers seulement, tels que le général de Grivel, le major général de la Genetière, le colonel Dubalen et l'aide de camp Clouet, blâmèrent ouvertement la conduite du maréchal Ney. Bourmont et Lecourbe attendirent les événements. Ils avaient assisté à la revue ; ils assistèrent au banquet qui la suivit. J'ai trouvé dans les papiers du général Mermet l'ordre suivant, qui lui avait été remis le 14 mars par le maréchal Ney : Il est ordonné au général de division de Mermet de partir en toute diligence pour se rendre à Besançon et y prendre le commandement supérieur de cette place. Il assemblera demain les troupes dont cette garnison se compose, savoir : les troisièmes bataillons des 158 léger, 608 et 778 de ligne, du quatrième escadron du 5e régiment de dragons, de l'artillerie à pied et de la garde nationale. Il leur fera lecture du discours que j'ai tenu aujourd'hui à la troupe assemblée. Ici se présente un fait nouveau qui donne une tout autre portée à la défection de Lons-le-Saunier et sur lequel doit se fixer l'attention spéciale du lecteur. Voici le discours dont Mermet avait gardé l'original et qu'il eut soin, — sans doute par pitié pour son camarade, — de ne pas communiquer à la Chambre des pairs, où il fut appelé comme témoin. Ce discours est écrit sur les quatre pages d'un papier à lettres de format petit in-4°, et de la main même du maréchal Ney. Il est signé : Le maréchal prince de la Moskowa, et non : Le maréchal d'Empire. Je tiens à le reproduire in extenso, car c'est un document d'une réelle importance. Je mettrai en caractères italiques les passages différents de celui qui a été imprimé à Lons-le-Saunier, et qui a servi au procès comme pièce capitale. OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS ET SOLDATS, La cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie légitime que la nation française a adoptée va remonter sur le trône : c'est à l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'appartient seul le devoir de régner sur notre beau pays. Que les Bourbons et leur noblesse s'expatrient encore ou qu'ils consentent à vivre au milieu de nous, que nous importe ? La cause sacrée de la liberté et de notre indépendance ne souffrira plus de leur funeste influence. Ils ont cherché à avilir, à effacer notre gloire militaire ; mais ont-ils pu y parvenir ? Non, cette gloire acquise au prix de notre sang et par les plus nobles travaux, cette gloire qui vous est encore récente n'a pu laisser[17] que les souvenirs les plus honorables pour vous. Les tems ne sont plus où l'on gouvernait les nations avec de ridicules préjugés, où les droits du peuple étaient méconnus et étouffés. La liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre auguste Empereur, va l'affermir à jamais. Que désormais cette cause si belle soit la nôtre et celle de tous les Français, et que tous les braves que j'ai l'honneur de commander soient pénétrés de ces sentiments qui m'animent ! Officiers, sous-officiers et soldats, je vous ai souvent menés à la victoire. Suivez-moi, je veux vous conduire vers cette phalange immortelle qui marche avec l'empereur Napoléon sur Paris ; vous l'y verrez sous peu de jours. Là seront enfin réalisés nos vœux les plus chers et toutes nos espérances. Vive l'Empereur ! Signé : Le maréchal prince de la Moskowa, NEY. Cette proclamation a été tout entière écrite par le
maréchal Ney d'une main très ferme, comme l'ordre précédent adressé par lui à
Mermet. Le mot signé a été mis après que le
maréchal a eu apposé son titre et son nom. Il a dit plus tard à la Chambre
des pairs, à propos de la signature de la proclamation lue à Lons-le-Saunier
et reproduite au Moniteur : La signature est fausse.
Je ne signe jamais : Le prince de la
Moskowa. Il voulait dire qu'il signait toujours : Le maréchal, prince de
la Moskowa. J'ajoute que, dans la proclamation remise à Mermet, les
mots maréchal d'Empire n'existent pas. Ils
ont dû être intercalés par les émissaires de Napoléon[18], qui s'étaient
chargés de l'impression et de l'affichage. Ici, bien des réflexions se présentent à l'esprit. Faut-il penser que le texte remis à Mermet a été fait de mémoire par le maréchal, et que la proclamation de Lons-le-Saunier était bien celle que lui apportèrent les envoyés de Bertrand ? Napoléon, dans l'ouvrage dicté à Sainte-Hélène sous ce titre : L'île d'Elbe et les Cent-jours, a dit en propres termes que Ney lui envoya, le 16 mars, son serment d'obéissance avec sa proclamation, et il a ajouté : La lecture de la proclamation de ce maréchal étonna un moment l'Empereur... Il motivait cet étonnement sur la croyance que la démarche du maréchal n'était qu'une démarche d'intérêt et d'égoïsme. Faudrait-il alors admettre que la proclamation, lue par le maréchal à Lons-le-Saunier, était son œuvre personnelle, comme celle qu'il a remise au général Mermet ? Est-ce que les émissaires de Napoléon n'auraient pas apporté la proclamation avec eux ?... Si l'on en croit l'écrit de Sainte-Hélène, ils se seraient bornés à remettre, le 13 mars, au maréchal une lettre de Bertrand et des journaux de Grenoble et de Lyon. Le maréchal Bertrand se contentait de dire que l'Empereur comptait sur le maréchal ; que si, dans des circonstances sans exemple, l'Empereur pouvait avoir des reproches à faire à divers individus, c'était le moment de les réparer. Si cela est vrai, tout change, et ce qui était le résultat d'une pression se transforme tout à coup en une œuvre personnelle et primesautière. La proclamation donnée à Mermet et où figurent les variantes que j'ai signalées, écrite de la main de Ney avec une fermeté et une précision remarquables, ne devient-elle pas une preuve évidente contre lui ? Il s'est plaint d'avoir subi l'influence des émissaires de Bonaparte, d'avoir été entraîné à accepter une proclamation toute faite qui, d'après lui, était affichée à Lons-le-Saunier la veille du jour où il la lut. Or, Napoléon prétend avoir vu pour la première fois, le 16 mars, la proclamation du maréchal et s'être étonné de son contenu. J'observe que si le général Mermet avait remis au procureur général l'exemplaire qu'il avait entre les mains, le maréchal Ney eût été fort embarrassé d'expliquer pourquoi il avait écrit lui-même la proclamation et fait des modifications au texte primitif, alors que si ce texte était déjà imprimé, comme il l'a affirmé lui-même, il eût pu se con tenter de remettre un des placards au général pour en donner connaissance à Besançon. Faut-il croire maintenant que les émissaires de l'Empereur avaient, à son insu, apporté la proclamation au maréchal ? A cet égard, une chose aurait pu nous éclairer pleinement : ç'eût été la lettre de Bertrand. Mais cette lettre, nous ne l'avons pas. Ney a déclaré que sa femme l'avait brûlée avec d'autres papiers qu'elle jugeait compromettants... Tout cela est bien mystérieux. Mais le texte authentique de la proclamation remise à Mermet n'en demeure pas moins un argument contre Ney. Il est difficile d'admettre qu'il ait retenu par cœur un document dont il n'a eu connaissance que le matin du jour où il l'a lu. Les variantes qu'il a introduites clans la seconde proclamation, et qui ne sont que des variantes de pure forme, sembleraient bien indiquer qu'il est l'auteur de la première[19]. Que disent l'une et l'autre ? Que la cause des Bourbons est perdue ; que la dynastie impériale va remonter sur le trône ; que la cause de la liberté ne souffrira plus de la funeste influence de la noblesse des Bourbons ; que la gloire militaire de la vieille armée est impérissable et inattaquable, et que ses espérances et ses vœux vont être réalisés. Toutes choses qui se dirent entre les émissaires de Bonaparte et le maréchal, entre lui et les généraux de Bourmont et Lecourbe. Remarquez qu'il y est plus question de la cause de la liberté et de l'indépendance que de la cause impériale, ce qui ne plut guère à Napoléon. Dans le dîner qui suivit la revue de Lons-le-Saunier, le maréchal avait déclaré plusieurs fois devant ses officiers, et cela fut répété à l'Empereur : Ce n'est pas à lui que je me donne, c'est à la France, et si nous nous rattachons à lui comme au représentant de notre gloire, ce n'est pas à une restauration du régime impérial que nous entendons nous prêter. De telle sorte qu'on peut soutenir qu'il est bien l'auteur de la proclamation. Et cependant il s'en est vivement défendu. Il a dit à M. Decazes, le 20 août, à la Conciergerie : Je fais observer que la proclamation qui m'est attribuée, et que je n'ai publiée que le 14, était connue dès le 13 en Suisse, qu'elle émanait de Bonaparte, qui l'avait envoyée à Joseph à Prangins. Mais pourquoi discuter ?... Du moment où le maréchal avait signé la proclamation, il l'avait faite sienne. Napoléon n'a pas été tendre pour lui. Les circonstances étaient telles, a-t-il dit, qu'il n'avait que deux partis à prendre : se mettre à la tête des soldats et donner lui-même le signal ; ou se retirer à Paris et, dès lors, rester neutre ou suivre la cause du Roi. Cela faisait trois partis en réalité : la défection notoire, la neutralité ou l'inaction, la défense de la cause royale. Napoléon ajoute que ce dernier parti, plus conforme aux promesses qu'il avait faites au Roi, n'était pas conforme à l'énergie de son caractère, aux intérêts de son ambition et de sa vanité. Il ne ménage point le maréchal. Il ne lui garde aucune reconnaissance d'avoir entraîné ses troupes le 14 mars. On croyait, dit-il encore, que le maréchal, dont la mauvaise conduite à Fontainebleau était connue, allait parler contre l'Empereur et demander un nouveau serment. Ce moment eût été celui d'une explosion où le maréchal eût couru des dangers. Mais toutes les physionomies changèrent à la première phrase de la proclamation...[20] Et alors, appréciant cette proclamation même, il ajoute : L'opinion publique était déchaînée contre le maréchal Ney. Sa conduite n'avait l'assentiment de personne. On se ressouvenait des propos inconsidérés qu'il avait tenus coutre l'Empereur en 1814, et les plus grands partisans de l'Empereur eux-mêmes trouvaient que sa proclamation de Lons-le-Saunier, faite du 8 au 10 mars, avant la prise de Lyon, eût été grande et belle comme celles de Labédoyère et de Brayer, mais que faite le 14, elle n'était qu'une lâcheté et une trahison ![21]... Ainsi, des deux côtés le malheureux Ney était l'objet des attaques les plus violentes. Il faut bien avouer que sa conduite incohérente les motivait. Par ses protestations exagérées de dévouement au Roi et par ses folles menaces contre l'Empereur, il avait surpris Louis XVIII lui-même. Et voilà que par le discours de Lons-le-Saunier, où il injurie les Bourbons et la noblesse, où il raille de ridicules préjugés et où il invoque une liberté dont il se souciait peu quinze jours auparavant, il étonne et froisse même Napoléon. Ces déclarations étranges, qui se choquent et se contrarient à si peu de distance, montrent une fois de plus que chez le maréchal Ney il y avait peu de place pour la raison et pour la logique. Sans énergie et sans fermeté morales, il se laissait aller au souffle des événements ; et quand il faut lui chercher quelque excuse, ce ne peut être que dans cette inconstance et dans cette faiblesse inhérentes à sa nature. Gomme beaucoup de maréchaux, ses camarades, qui venaient en quelques mois de passer aussi facilement de la royauté à l'empire que de l'empire à la royauté, il cédait à l'entraînement des choses, il croyait à l'autorité du fait accompli, se préoccupant peu des promesses et des serments. Ils sont rares ceux qui, comme le maréchal Macdonald, ayant l'unique souci de leur dignité et soutenus par mie force d'âme invincible, n'ont jamais perdu de vue l'image pure et sacrée du devoir. Il n'en demeure pas moins vrai que le maréchal Ney avait été fidèle pendant quelques jours à ses engagements. Et maintenant, si l'on ne considère sa conduite qu'à son point de vue personnel, on est amené à se demander à quoi lui avait servi d'essayer de défendre la royauté menacée ? A quoi lui avait également servi d'avoir cédé à la pression de ses troupes, aux conseils des émissaires et aux avis de ses lieutenants, à la crainte de la guerre civile, puisqu'il ne devait recueillir aucun fruit de cette soumission ? On peut même dire que s'il se fût réfugié, comme beaucoup d'autres, dans l'inaction, dans une neutralité facile ou dans un semblant d'action à Gand auprès du Roi, il eût non seulement sauvé sa vie, mais accru les honneurs et les bénéfices dont il avait été comblé par la fortune. Mais il convient de reconnaître aussi qu'il lui répugnait de se dérober au moment de la lutte ; poussé par sa destinée et par son courage militaire, il allait au-devant de tous les périls[22]. La proclamation remise au général Mermet était suivie d'instructions détaillées. Le maréchal Ney ordonnait au général de faire fermer les portes de Besançon, de remplacer le commandant d'armes Durand par un officier supérieur, d'inviter le conseil de préfecture et les autorités civiles à se rendre à la municipalité à l'effet de procéder de suite au remplacement de M. le préfet, comte de Scey. Celui-ci serait libre de sortir de la place. Le général Mermet devait recevoir toutes les troupes qui arriveraient des 45 et 55 divisions militaires et les conserver à Besançon jusqu'à ce que l'Empereur eût déterminé leur destination ultérieure. Le général Mermet, ajoutait Ney, fera connaître à M. le maréchal, duc d'Albufera, à Strasbourg, la détermination que j'ai prise de me réunir à S. M. l'Empereur qui se dirige sur Paris. Le général Mermet fera une proclamation pour le maintien de l'ordre et de la sûreté des personnes et des propriétés. Personne ne pourra être recherché ni arrêté pour les vœux émis et les idées qui ont été développées en faveur des Bourbons. Ce n'était pas là une vaine parole, car le maréchal Ney écrivait en même temps à M. de Vaulchier, alors préfet du Jura : Je vous invite à prendre toutes les dispositions de votre compétence pour le maintien du bon ordre dans votre département. Vous ordonnerez que personne ne soit inquiété pour cause de ses opinions et ferez relâcher celles qui seraient détenues pour cette raison. Les personnes et les propriétés doivent être respectées. Tout vrai Français ne doit connaître jamais que les intérêts de la patrie. Cette déclaration si formelle est à conserver et à noter parmi les pièces du procès que j'examine aujourd'hui. Il est certain que, le 14 mars, le jour même de sa défection, le maréchal Ney songeait à éviter tout péril aux partisans des Bourbons, à les arracher aux menaces et aux violences dont ils auraient pu être l'objet de la part de la foule et des bonapartistes. Cependant, Mermet ayant paru décliner la mission qui lui était confiée[23], il reçut de Ney, quatre jours après, l'ordre de se rendre à Besançon et d'y demeurer aux arrêts simples. Ces arrêts ne durèrent pas, car le 22 mars, le prince d'Eckmühl, ministre de la guerre, l'informait que l'Empereur l'avait nommé commandant de la 6e division militaire. Mermet ne prit pas le commandement qu'on lui offrait ; il se borna à l'inspection générale de la cavalerie dans les corps d'observation des Pyrénées. Il fut heureux, trois mois après, n'ayant rien écrit contre l'auguste famille des Bourbons, de se rallier au meilleur des Rois et d'accepter la mission d'inspecter et d'organiser certains régiments de cavalerie. Quoi qu'on ait dit contre lui, le maréchal Ney ne songea ni à poursuivre ni à frapper ceux de ses camarades qui étaient restés fidèles au régime déchu. Le colonel Dubalen, a-t-il déclaré plus tard au préfet de police, vint me dire qu'ayant prêté serment de fidélité au Roi, il voulait se retirer. Je l'autorisai à le faire et j'ai empêché depuis qu'il ne fût arrêté. Mon aide de camp Clouet me dit qu'il n'approuvait pas ma conduite et me demanda de retourner à Paris. Si je l'engageai de différer de quelques jours, ce ne fut que pour sa sûreté. Enfin, si Ney prescrivit les arrêts au général Mermet, ce fut une simple mesure disciplinaire qui permit au général d'échapper pendant quelques jours aux difficultés de sa situation. Il est vrai qu'une affiche, imprimée à Auxerre le 19 mars 1815, contenait l'ordre suivant, adressé au commandant de la place de Dôle : Par ordre de S. M. l'Empereur des Français, les autorités civiles et militaires feront arrêter et emprisonner partout où ils se trouveront les dénommés ci-après : le lieutenant général de Bourmont, le lieutenant général Lecourbe, le lieutenant général Delort, le général de brigade Jarry, le major de la Genetière, le maréchal de camp Durand, le colonel Dubalen, le baron Clouet, le commandant d'armes d'Auxonne, le comte de Scey, préfet du Doubs, et le maire de Dôle. Le maréchal Ney avait eu grand tort de contresigner cet ordre. Mais il convient de dire aussitôt qu'il n'en poursuivit pas l'exécution et qu'aucune des personnes mentionnées ne fut arrêtée. La première portée en tête de cette liste d'exception consentit à rentrer dans l'armée et à servir Napoléon jusqu'à la date du 15 juin, c'est-à-dire à la veille de Waterloo. Pour les autres, l'ordre d'arrestation fut révoqué dès l'arrivée de Ney à Paris. Et lorsqu'à la Chambre des pairs, le 4 décembre, on présenta au maréchal le texte original de cet ordre, il put répondre : Je le reconnais. Il m'avait été donné par Bertrand, mais personne n'avait été arrêté. Aucun maréchal n'aurait voulu arrêter un général... Je n'ai fait arrêter qui que ce soit. J'ai laissé tout le monde libre. |
[1] Dès ce moment, la question était décidée. Les Bourbons avaient cessé de régner. (L'île d'Elbe et les Cent-jours.) — Le premier régiment qu'il rencontrera dans sa route ne se déclarera-t-il pas pour lui ? La question est résolue. Un coup de fusil tiré eût pu la rendre douteuse. Chacun se précipite à sa rencontre pour ne pas venir le dernier. Tel homme qui n'en eût pas donné l'exemple, l'imitera. (Bignon, Des proscriptions, t. II, ch. VI.)
[2] Général Lafayette, Mémoires, t. III.
[3] Voir les Souvenirs du maréchal Macdonald. Plon éditeur, p. 331 à 350.
[4] Cité par Pallain, Correspondance inédite du prince de Talleyrand et de Louis XVIII. Plon, 1881, in-8°, p. 335-336.
[5] Archives nationales, CC. 499.
[6] Bibliothèque nationale. Fr. nouv. acq., 5241.
[7] Papiers du général Mermet.
[8] Dès Grenoble, des officiers avaient été envoyés dans la 6e division pour y porter des proclamations. (L'île d'Elbe et les Cent-jours, ch. IV, § 6.)
[9] Plusieurs corps qui faisaient partie du camp que devait commander le maréchal Ney, avaient arboré la cocarde tricolore et rejoint l'Empereur. Il ne restait ce général que quatre régiments d'infanterie, et toute la Franche-Comté était en mouvement. (Ibid.)
[10] Toutes ces lettres originales se trouvent aux Archives nationales, cartons CC. 499 et 500, et dans les papiers du général Mermet à la Bibliothèque.
[11] Archives nationales, CC. 499.
[12] Papiers du général Mermet. (Bibliothèque nationale.)
[13] Cet ordre fut exécuté, puisque Heudelet fit sortir d'Auxonne les trente milliers de livres de poudre qui y étaient en dépôt.
[14] Ils m'ont dépeint, a-t-il avoué depuis, que tout le pays et une partie de l'armée étaient déjà insurgés, que tout était couvert des proclamations de Bonaparte et de ses agents ; que tout le monde courait après lui, que c'était une rage, absolument une rage ; qu'il avait dîné à bord d'un vaisseau anglais et que la station avait quitté l'île d'Elbe exprès pour faciliter son départ. (Chambre des pairs. — Séance du le décembre.)
[15] Je dis : la proclamation et non ma proclamation, car elle nie fut envoyée toute faite par Bonaparte et apportée par un agent particulier et un officier de la garde. (1er interrogatoire par le préfet de police Decazes.)
[16] On a dit que des le 2 mars il courait une proclamation identique en France. Je n'ai pu vérifier le fait. Je doute cependant qu'il soit exact.
Ney a dit seulement qu'elle avait été affichée le 13, avant qu'il la lût aux troupes.
Les griefs que contenait la proclamation de Ney, Macdonald assure les avoir fait connaitre lui-même à Monsieur, le 10 mars, le jour où il s'enfuyait avec lui de Lyon devant les troupes rebelles : Vous-même, Monseigneur, qu'avez-vous appris de l'opinion ? Rien d'autre que les passions de vos partisans aveuglés par leur domination du moment ! Vous avez dédaigné les hommes qui auraient pu vous servir utilement et vous conseiller ; ils connaissaient les choses ; la Restauration leur aurait dû sa force ou du moins une meilleure direction. Il fallait attirer les militaires, les accueillir, vous mettre en rapport avec eux, mélanger vos officiers ; ils eussent fraternisé ensemble ; la confiance se serait établie, l'intimité aurait suivi ; ils auraient été les anneaux de la grande chaîne ; on serait devenu plus communicatif et le dévouement, sinon l'attachement, n'eût pas manqué. Macdonald affirme qu'on lui répondit : C'est vrai, très vrai ! (Souvenirs, p. 352-353.)
[17] Ici le maréchal avait écrit d'abord ces deux mots : jamais offert qu'il a raturés et remplacés par pu laisser.
[18] J'ai retrouvé un imprimé fait à Dôle de la proclamation de Lons-le-Saunier, signé : Le maréchal d'Empire. (Archives nationales, CC. 499.)
[19] Qui a pu de bonne foi, disait son avocat Berryer (Exposé justificatif pour le maréchal Ney), lui attribuer un moment cette proclamation qu'il avait reçue toute rédigée, et dont le style seul ne décèle que trop l'extravagant auteur ?... Berryer s'avançait beaucoup trop.
[20] Où donc M. Thiers a-t-il trouvé que Ney avait harangué les soldats en faveur des Bourbons, et que leur silence glacial l'avait désespéré ?... (Voir tome XIX, Histoire du Consulat et de l'Empire.)
[21] L'île d'Elbe et les Cent jours.
[22] Il se rendait bien compte de l'étrangeté de sa situation, car il dit alors au comte de Bagnano : Vous êtes bien heureux de n'avoir pas de place ; vous n'êtes pas obligé de transiger avec vos devoirs ; je me félicitais d'avoir forcé l'Empereur à abdiquer, aujourd'hui il faut le servir. (Déposition de Mme Mauri, 5 décembre. — Chambre des pairs.)
[23] Il avait feint de se rendre au poste assigné et s'était retiré dans ses foyers.