Le mardi 7 mars 1815, le maréchal Ney arrivait à Paris avec l'intention de n'y passer que peu d'instants. Il allait prendre ses uniformes en son hôtel de la rue de Bourbon et régler rapidement quelques affaires personnelles. La veille, il avait reçu à sa terre des Coudreaux, située près de Châteaudun, un ordre du maréchal Soult, ministre de la guerre, qui lui prescrivait de se rendre immédiatement dans son gouvernement de Besançon. L'aide de camp qui portait l'ordre avait quitté Paris au sortir d'un bal où était venu le trouver un pli ministériel. Il accepta à dîner chez le maréchal Ney, puis il repartit en toute hâte, sans dire un mot du débarquement de Napoléon au golfe Juan, pour l'excellente raison qu'on lui avait caché à lui-même cette grave nouvelle. Dans la nuit du 6, Ney était parti pour la capitale. Il mit treize heures en poste à faire le voyage, et il parvint à sa demeure le 7, à quatre heures de l'après-midi. La première personne qu'il aperçut en descendant de voiture fut son notaire, M Henri Batardy, qui lui apportait son traitement du mois de février. Suivant une vieille habitude, la première parole du maréchal au notaire fut celle-ci : Quoi de nouveau ? — Voici un événement bien extraordinaire ! observa Batardy. — Quel événement ? — Comment ! vous ne savez pas ce qui se passe ? — Non. — Vous ne savez pas que Bonaparte est débarqué près de Cannes ? Que Monsieur, frère du Roi, est parti ce matin pour Lyon ? — Non. L'officier qui m'apportait la lettre du ministre de la guerre ne m'a rien appris. Cela était vrai. Le maréchal Ney avait reçu simplement l'ordre de se rendre à son poste, et, avec une promptitude toute militaire, il avait obéi sans discuter. Aussitôt qu'il eut connaissance de la nouvelle, il témoigna de la surprise, puis de l'incrédulité. C'était, sans aucun doute, une de ces mille et une fables qui se fabriquaient tous les jours à Paris. Mais Batardy reprit sérieusement : Ce que je viens vous annoncer se trouve dans le Moniteur. Alors, le maréchal s'appuya sur la cheminée, enfonça sa tête dans ses épaules, réfléchit un moment, et s'écria, avec un accent plein de franchise : Mon Dieu ! quelle chose affreuse ![1] Puis il se mit à se promener à grands pas dans l'appartement, et s'arrêtant tout à coup : Que va-t-on faire ? Qu'a-t-on à opposer à cet homme-là ?... Il s'exprima ensuite avec dureté sur le compte de l'Empereur, et faisant allusion à un passé récent : S'il n'avait pas su qu'il y eût quelques mécontentements en France, jamais il n'aurait osé mettre le pied sur le sol français ! Il n'entre pas dans le cadre de ce travail de s'arrêter longuement sur les causes du retour de l'île d'Elbe. Qu'il me suffise d'ajouter immédiatement aux causes naturelles, c'est-à-dire aux mesures impolitiques et à l'impopularité des Bourbons, une autre cause un peu moins connue : les menaces contre la liberté et l'existence même de l'Empereur. Plusieurs faits importants montrent qu'on voulait expédier Napoléon loin de la France, et même l'abandonner aux entreprises de quelque fanatique. Ainsi M. de Talleyrand avait blâmé l'inconcevable faiblesse des alliés, qui avaient laissé l'Empereur trop voisin de notre territoire et lui avaient conservé un rang dont il aurait fallu, dès 1814, le faire descendre. Il avait osé davantage. Il avait fait insinuer à M. de Maubreuil par son secrétaire intime, Roux-Laborie, au moment du départ pour l'île d'Elbe, l'idée de supprimer Napoléon, quitte à désavouer le meurtrier, une fois l'attentat accompli. Je sais bien que plus tard M. de Talleyrand s'en est vivement défendu, mais il m'est permis de dire, tout en réservant l'étude attentive de ce singulier point d'histoire pour un travail qui lui sera personnel, que son essai de justification n'a rien eu de catégorique. D'ailleurs, sa conduite au congrès de Vienne au sujet de Napoléon montrera qu'il ne reculait devant aucun moyen pour se débarrasser d'un tel ennemi. D'autre part, l'ancien compagnon de George Cadoudal, le chouan Bruslart, qui avait été nommé maréchal de camp et gouverneur de la Corse, ne cachait pas ses intentions. Il avait formé le dessein de s'en prendre à la personne même de Napoléon, eu faisant entrer des créatures à lui dans le bataillon de l'île d'Elbe. Plusieurs Corses, auxquels il s'était ouvert, prévinrent Napoléon, qui dut se faire suivre clans ses promenades par un piquet de lanciers. M. de Barante rapporte à ce propos que le duc de Berry aurait dit un jour à Bruslart : Ne trouverez-vous pas moyen de lui faire donner le coup de pouce ?[2] Dans une lettre insidieuse du 23 avril 1814 et communiquée
d'abord au comte d'Artois, Fouché écrivait à son ancien maître à peine arrivé
à l'île d'Elbe : L'asile le plus sûr et le plus
convenable pour un homme comme vous est dans les États-Unis d'Amérique.
Et il laissera voir, un an plus tard, toute sa pensée quand il dira, clans
une note communiquée, le 20 juillet 1815, aux quatre ministres des puissances
alliées : Le chef de cette famille (Bonaparte) survivra
peut-être à son abdication[3]. Enfin, le
général Lafayette lui-même constatera qu'on fit tout pour déterminer le débarquement
de l'île d'Elbe : Il semblait qu'on voulût forcer
Napoléon à un acte de désespoir. Une partie des propriétés mobilières de sa
famille fut enlevée ou séquestrée. On ne lui paya point les subsides stipulés
par les traités. Les ministres se vantaient de ce beau coup d'État. On
sollicita, contre la foi donnée, sa translation à Sainte-Hélène, et comme on
en parlait avec une indiscrétion inouïe, il fut averti qu'on était au moment
de l'obtenir. Je suis fâché d'ajouter que des projets d'assassinat avaient
été accueillis. Joseph Bonaparte m'en a détaillé un qui ne fut déjoué que par
l'honnêteté de deux ennemis de son frère, et s'il n'a fallu pour déterminer
Napoléon que sa croyance à ce genre de danger, elle était justifiée par les
anciennes tentatives qu'on n'a pas désavouées[4]. Après quelques paroles échangées avec le maréchal Ney sur le retour de l'Empereur et sur la situation, le notaire se hâta de terminer les affaires pour lesquelles il était venu et prit congé de son client. L'entretien que j'ai rapporté très exactement est une preuve formelle que l'une des accusations tant de fois répétées, je veux dire : la préméditation, ne pouvait avoir de fondement sérieux. Et d'ailleurs, le maréchal va immédiatement voir le duc de Berry, en l'absence de Monsieur. Celui-ci lui confirme la nouvelle apportée par Me Batardy, et lui demande s'il connaît le colonel Labédoyère... Demande dont le maréchal se souviendra le jour où, rentrant à Paris, sous la surveillance de quelques gendarmes, il apprendra que Labédoyère a été fusillé à la plaine de Grenelle pour avoir commis la même défection que lui. Ney répondit simplement au duc de Berry que Labédoyère avait été un des aides de camp du prince Eugène. Puis il pria le duc de placer ses respects aux pieds du monarque, et il l'assura de tout le zèle qu'il mettrait à remplir ses devoirs. En sortant des Tuileries, Ney se rendit chez le ministre de la guerre qui, lui aussi, allait abandonner Louis XVIII, et que Chateaubriand, clans un toast récent, avait pompeusement comparé à Duguesclin. On commençait à s'agiter à Paris. Les Chambres étaient convoquées d'urgence ; une ordonnance déclarait Bonaparte traître et rebelle ; le conseil municipal se disait prêt à périr pour défendre son Roi ; le général Maison appelait les troupes à défendre le Roi et la patrie ; le général comte Dessolles rappelait que le cri de ralliement des Français était : le Roi, la Patrie, la Charte. Soult préparait une adresse à l'armée, où il l'exhortait à se rallier autour de la bannière des lis, et à montrer au inonde que si l'armée française était la plus brave de l'Europe, elle était aussi la plus fidèle. Après le duc de Berry, Ney voit donc le maréchal Soult. Buonaparte est débarqué !... lui dit le ministre de la guerre. — Je viens de l'apprendre. C'est une folie... Que faut-il que je fasse ? Et Ney prie Soult de lui faire connaître les instructions envoyées par lui à Besançon, ainsi que l'ensemble des dispositions prises pour arrêter Bonaparte. Soult refuse brusquement. Le général de Bourmont avait reçu les ordres nécessaires. Il devait les lui remettre dès son arrivée à Besançon. Alors, Ney parle de son désir de voir le Roi. N'y allez pas ! observe Soult. Sa Majesté est souffrante. Elle ne reçoit pas. Ney, vexé de cette brusquerie, répond froidement : Vous ne m'empêcherez pas de voir Sa Majesté ! Puis il retourne aussitôt aux Tuileries. Il demande audience. Après quelques difficultés, le
premier valet de chambre du Roi l'introduit dans son cabinet intime. Il est
onze heures du soir. En présence de plusieurs grands officiers de la
couronne, tels que le prince de Poix, le duc de Gramont, le prince de
Neufchâtel et le duc de Duras, le maréchal Ney s'avance d'un pas rapide et
ferme. Il s'approche de Louis XVIII et le remercie de sa confiance en lui. Il
dit avoir reçu du maréchal Soult l'ordre de se rendre dans son gouvernement ;
aussi venait-il demander au Roi ses dernières instructions. Louis XVIII lui
recommanda instamment de prendre toutes les mesures efficaces pour s'opposer
aux progrès d'un factieux. Ney répondit que la démarche de Bonaparte était
insensée ; qu'il lui paraissait bien coupable d'avoir rompu son ban, et qu'il
méritait, s'il était pris, d'être mis à Charenton ou
ramené à Paris dans une cage de fer. Tels furent les termes exacts de
sa déclaration. Le Roi ajouta qu'il avait toute confiance dans la fidélité du
maréchal et lui souhaita bon voyage. Il lui tendit la main. Ney la baisa
respectueusement. Une fois l'audience terminée et le maréchal sorti, le Roi
dit à ses familiers au sujet de la menace faite par Ney de traiter Bonaparte
comme Louis XI avait traité le cardinal Jean Balue : Messieurs,
nous ne lui en demandions pas tant ![5] On a supposé que
le maréchal avait en ce moment fait preuve de duplicité, et que l'exagération
de ses paroles en était la démonstration la plus évidente. Ainsi M. de
Blacas, adressant quelque temps après à M. de Talleyrand la relation de ces
événements, lui écrivait : Le maréchal Ney alla
prendre congé du Roi, et, baisant la main de Sa Majesté, il lui dit, avec le
ton du dévouement et un élan qui semblait partir de la franchise d'un soldat,
que s'il atteignait l'ennemi du Roi et de la France, il le ramènerait clans
une cage de fer. L'événement fit bientôt voir quelle basse dissimulation lui
inspirait alors le projet de la plus noire perfidie. Or, cette
constatation était fausse. Même dans son exagération, Ney était sincère, et
j'en crois un des témoins les plus consciencieux, Hobhouse, quand il dit : La trahison du maréchal Ney n'avait rien de prémédité.
J'aurai du reste l'occasion de le prouver d'une façon péremptoire. Le bruit courut aussi, peu après l'audience royale, et ce bruit défraya tous les salons, que Louis XVIII avait fait remettre au maréchal une somme de six cent mille francs. C'était une insigne calomnie. Lors du procès devant le conseil de guerre, une enquête officielle, dirigée par les ministres du Roi eux-mêmes, et dont il demeure des preuves aux Archives nationales, en révéla toute la fausseté. A la différence d'autres généraux, Ney n'avait rien exigé ni rien reçu. En effet, le 23 septembre 1815, le baron Louis, ministre des finances, répondait au maréchal de camp ; le comte Grundler, qui lui avait demandé s'il était vrai que le maréchal Ney eût touché une somme de 5, 6 ou 700.000 francs au mois de mirs pour la mission dont le Roi l'avait chargé à cette époque : J'ai fait rechercher dans les livres et pièces existant entre les mains des employés de mon ministère s'il n'y restait pas des traces de ce payement, mais vainement on a compulsé les documents propres à donner des indices à cet égard... Comme il eût été possible que Sa Majesté eût fait donner à M. le maréchal des fonds de sa cassette, j'ai fait prendre des renseignements auprès de l'intendant du trésor de la liste civile, qui parait aussi ne lui avoir fait aucun payement à l'époque du mois de mars[6]... Enfin, le directeur général, ayant le portefeuille de la maison du Roi, répondit à la même question : Je me suis empressé de faire les recherches nécessaires, et je me suis assuré que le fait est faux et qu'aucune somme n'a été mise à la disposition de M. le maréchal Ney sur les fonds du Roi et de la liste civile[7]. Voilà donc, dès le début, un important grief écarté. L'attitude du maréchal avait paru si énergique que, le soir même, Louis XVIII mandait à M. de Talleyrand, au sujet des entreprises de Napoléon : J'ai pris sur-le-champ les mesures que j'ai jugées le plus propres à l'en faire repentir, et je compte avec confiance sur leur succès. Le 8 mars, le maréchal Ney partait pour Besançon, siège de son gouvernement, et il y arrivait le 10. Monsieur était déjà à Lyon, où il passait la revue des troupes et de la garde nationale, se disant prêt à marcher avec elles contre l'envahisseur. Nous verrons combien de temps durèrent ces vaillantes dispositions. Avant d'examiner rapidement les premiers actes du maréchal, puis sa défection, il importe de bien constater à quel homme, à quel caractère nous avons affaire en réalité. Encore une fois, Ney était-il sincère lorsqu'il affirmait au notaire Batardy son ignorance du retour de l'île d'Elbe ?... Oui. Et, malgré certaines dépositions, dont les auteurs sont d'ailleurs des hommes passionnés, cette ignorance était naturelle. Il fallait tout le machiavélisme d'un procureur général pour déclarer qu'elle était plus propre à accroître qu'à dissiper les soupçons sur la participation du maréchal aux manœuvres dont le débarquement de Napoléon était le résultat funeste. Ney était-il sincère lorsqu'il redoublait de protestations devant le Roi, condamnant l'audace de Napoléon et le menaçant des pires châtiments ?... Oui. Il l'était encore quand il disait, lei mars, au comte de Ségur, qu'il allait s'opposer de toutes ses forces à l'invasion de Napoléon ; le 11 mars, quand il disait à Bourmont : Si nous le rencontrons, il faudra le frotter, et à M. de Bourcia : Il faut courir sur Bonaparte comme sur une bête fauve ou un chien enragé ; le 12 mars, quand il disait au marquis de Soran : Les troupes se battront. Je tirerai, s'il le faut, le premier coup de fusil ou de carabine, et si un soldat bronche, je lui passerai mon épée au travers du corps, et la poignée lui servira d'emplâtre ; enfin, quand il disait, le même jour, à M. Cayrol que, s'il ne pouvait arrêter Napoléon à Lyon, il l'inquiéterait sur ses derrières, et que c'était le cinquième et dernier acte de la Napoléoniade. Oui, là comme ailleurs, il était sincère. Mais quel était donc le caractère du maréchal Ney ? Ombrageux, irritable, impressionnable à l'excès, extrêmement mobile. C'était l'homme du moment. Autant il était ferme, laconique et résolu sur le champ de bataille, autant il était faible, loquace et indécis sur le terrain politique. Un coup d'œil sur les derniers événements va le prouver. Après s'être illustré une fois de plus pendant la campagne de France, il se laisse entraîner par les habiles qui, depuis longtemps, travaillaient à la chute de l'Empire. Choisi par Napoléon, avec le duc de Tarente et le duc de Vicence, pour négocier la paix et constituer une régence, il répond à la question anxieuse de son maitre : Avez-vous réussi ? — En partie, Sire. Votre vie et votre liberté sont garanties. Mais la régence n'est pas admise. Il était déjà trop tard. Demain, le Sénat reconnaîtra les Bourbons. Alors, de toutes ses forces il pousse à l'abdication celui qui l'avait comblé d'honneurs et qui avait récompensé sa bravoure par tout ce que la gloire humaine peut offrir à une créature ; il le pousse dehors sans regret et même avec une impatience visible[8]. Si l'on en croit Macdonald[9], il aurait avoué à ses camarades qu'il avait fait part à l'empereur Alexandre des conditions acceptées par Napoléon, afin que les alliés prissent leurs mesures en conséquence. Le soir même de son entrevue avec Napoléon, il avait — ceci est un fait indiscutable — écrit une lettre à M. de Talleyrand, que le madré diplomate fit insérer, le lendemain 8 avril, au Moniteur. Cette lettre contenait ce passage significatif : Il ne restait plus aux Français qu'à embrasser entièrement la cause de nos anciens Rois, et c'est pénétré de ce sentiment que je nie suis rendu ce soir auprès de l'Empereur pour lui manifester le vœu de la nation. L'insertion officielle de la lettre ne permettait pas le moindre retour en arrière. Ceci explique, dit Macdonald, pourquoi le maréchal Ney donna son adhésion personnelle au nouvel ordre de choses, à notre insu, et pendant que nous négociions ; et pourquoi, plus tard, après la signature du traité, il nous abandonna et ne voulut point nous accompagner à Fontainebleau. Voilà une preuve de légèreté et d'ingratitude notoires. Ney va ensuite au-devant du comte d'Artois et lui adresse ce petit discours : Monseigneur, nous avons servi avec zèle un gouvernement qui nous commandait au nom de la France. Votre Altesse Royale et Sa Majesté verront avec quel dévouement nous saurons servir notre Roi légitime. Il ne faisait pas cette déclaration d'un air calme, car un témoin[10], nous parlant de sa voix saccadée, dit que ses traits étaient contractés et que des rayons de colère semblaient sortir de ses yeux. Quelques instants après, il entre à Notre-Dame. Le Domine salvum fac Regem, chanté par des milliers de voix, l'émeut et le transforme. Lorsque le cortège royal sort de la cathédrale, il se place avec les autres maréchaux en avant de la personne de Monsieur, et il donne lui-même le signal des acclamations, en élevant son chapeau qui avait gardé la cocarde tricolore. Je le disais bien : c'est l'homme du moment. Aussi son camarade Macdonald a-t-il eu raison d'en faire un vaillant capitaine avec une tête et des opinions fort mobiles[11]. Maintenant, si l'on ajoute foi à une assertion de Metternich, tous les maréchaux (disons : presque tous) étaient, en 1814, fort las de l'Empire. J'ai dîné aujourd'hui (11 avril), raconte le ministre autrichien, chez Talleyrand en compagnie de l'empereur de Russie, des maréchaux Ney, Macdonald, Marmont, Lefebvre et plusieurs autres. Ils sont tous on ne peut plus montés contre l'empereur Napoléon. Ceci n'est point pour excuser Ney. Il avait conquis assez de gloire. Il était le duc d'Elchingen, le prince de la Moskowa, le brave des braves ; il n'avait pas besoin de se mettre à la remorque du nouveau régime pour obtenir le commandement des chevau-légers et des dragons royaux, la croix de Saint-Louis et le titre de pair de France. Non, il n'avait pas besoin de ces honneurs ; cependant, il a agi comme s'il en avait besoin. La passion, l'animosité soudaines qu'il témoigne contre Napoléon ne s'expliquent-elles pas par la conscience de la fausse position où il s'était placé lui-même ?... L'Empereur avait lu sa lettre insérée au Moniteur, et il avait hautement manifesté sa surprise et ses regrets en face d'un acte pareil. Ney l'a su et n'a point voulu le revoir. Et voici que Napoléon revient !... Le maréchal ignore s'il apporte avec lui des idées de clémence, ou s'il ne sera pas implacable pour ceux qui l'ont méconnu et abandonné. Rien d'étonnant que l'Empereur eût, au mois de mars 1815, la pensée de se venger, pensée que Louis XVIII manifestera si clairement trois mois après. Alors, avec cette vivacité d'impressions qui le caractérise et une spontanéité sincère, Ney traite d'insensé le débarquement de Napoléon ; il jure publiquement de s'opposer en personne à ses entreprises. Était-il réellement de taille à remplir un tel rôle, et le
moindre événement n'allait-il pas encore modifier ses décisions ? Était-il,
au fond, vraiment réconcilié avec les royalistes ? Ses opinions nouvelles
avaient-elles une base bien solide ? Sans doute, il avait été parfaitement
accueilli par le Roi, mais la Cour lui avait-elle offert, à lui et à la
maréchale, tout ce qu'il était en droit d'espérer ?... Au premier jour, Louis
XVIII avait traité les maréchaux ralliés à sa cause avec une courtoisie toute
royale, puis il avait laissé peu à peu apparaître son indifférence pour
l'armée et pour les choses militaires. Il avait, — faute grave ! — dédaigné
de passer en revue la vieille garde, et même il avait refusé de lui confier
le service des Tuileries[12]. Monsieur avait
été aussi imprudent. Je tiens de l'excellent général
Letort, des dragons de la garde, rapporte le général Lafayette, qu'ayant dit en leur nom à Monsieur : Prenez-nous,
Monseigneur, nous sommes de braves gens ! — La paix est faite,
répondit-il ; nous n'avons pas besoin de braves ! Macdonald
affirme, — et il faut sa grande loyauté pour que j'ose le croire, — qu'on vit
un jour dans les rues de Paris le duc d'Angoulême revêtu d'un uniforme
anglais !... Les princes avaient le tort de témoigner ouvertement leurs
sympathies aux chefs des alliés et d'accorder les décorations et les grades à
trop d'incapables. La vieille armée le voyait, et elle en souffrait. L'émigration, dit le brave et véridique Général
Rapp, avait envahi l'armée et les antichambres. Elle
pliait sous les insignes du commandement et des décorations. Il cite à
cet égard des faits inouïs. Le premier que je
rencontrai aux Tuileries fut un chef de bataillon que j'avais reconnu et
protégé. Il était devenu lieutenant général. Il ne me reconnut plus.
Rapp en trouve bientôt un autre, vil flatteur, qui
avait malversé et s'était enfui de crainte des lois. Celui-là était
rentré pour porter des épaulettes à gros grains et cinq ou six décorations.
Rapp en voit encore un autre, non moins récompensé, et que sa présence ne
parait pas mettre à l'aise. Qu'avait-il fait, celui-là ? Je cite textuellement
: Attaché autrefois à Joséphine, il avait fait
preuve d'une prévoyance vraiment exquise. Afin d'être en mesure contre les
cas imprévus qui pouvaient survenir dans les promenades et les voyages, il
s'était muni d'un vase de vermeil qu'il portait constamment sur lui. Quand la
circonstance l'exigeait, il le retirait de sa poche, le présentait, le
reprenait, le vidait, l'essuyait et le serrait avec soin ! C'était avoir
l'instinct de la domesticité[13]. Ce pénible spectacle était naturellement fait pour
révolter ceux qui avaient gagné leurs épaulettes et leurs croix devant
l'ennemi, en versant généreusement leur sang pour la France sur tous les
champs de bataille de l'Europe. Mais ce n'était pas tout. Au favoritisme le
plus étrange on joignit bientôt les méchancetés, les taquineries, les
insolences. La presse et les salons rivalisaient d'impertinence et de hauteur[14]. Un de ces
gentilshommes incorrigibles ne disait-il pas un jour à l'un de ces grands
soldats, qui avait conquis son titre dans une bataille dont le nom seul faisait
pâlir encore l'étranger : Quel dommage que vous
n'ayez pas, comme l'un de nous, ce qui ne se donne pas ![15] Ces vanités et
ces rodomontades exaspéraient des braves, des héros qui avaient en à lutter
contre des périls et des souffrances indicibles, périls et souffrances qui
auraient dû être considérés par les nouveaux venus comme le glorieux
patrimoine de la France entière. Tout au contraire, les courtisans ne se
lassaient pas de railler, de blesser les vieilles
culottes de peau, de les couvrir de ridicule en offensant de mille
manières leur légitime amour-propre. Plus que les autres, le maréchal Ney s'était exposé à leurs vexations. Il avait voulu, dès le premier moment, que sa femme l'accompagnât à la Cour. Sans aucun doute, elle était à tous égards digne de tous les respects. Fille distinguée et charmante du receveur général des finances Auguié, elle avait eu pour mère une des femmes de chambre les plus dévouées de Marie-Antoinette[16]. Aussi la duchesse d'Angoulême l'accueil lit-elle avec cordialité, mais cependant avec des nuances visibles, ne la considérant pas ce qu'elle était surtout, c'est-à-dire la compagne du premier soldat du monde après l'Empereur, la princesse de la Moskowa. Il faut croire qu'elle la laissa, — involontairement, j'en suis sûr, — exposée aux petites méchancetés des dames de la Cour, car le maréchal partit brusquement avec elle, au mois de janvier, pour sa terre des Coudreaux. Je ne veux plus voir ma femme rentrer en pleurant, le soir, de toutes les humiliations reçues dans la journée, avait-il dit à Lecourbe. Ce mot est d'une portée considérable. Il explique à lui seul bien des choses. On l'a contesté. Il a cependant été dit. Et, pour donner au lecteur une idée du suprême dédain qu'affectaient certaines personnes pour les femmes des maréchaux ralliés aux Bourbons, il arriva qu'un jour une ambassadrice étrangère, lady Jersey, demandant â une dame de la Cour le nom d'une jolie femme, la maréchale Suchet : Je ne connais point ces femmes-là, lui fut-il répondu ironiquement. C'est une maréchale ![17] Ney et sa femme avaient donc spontanément échappé à ces humiliations ridicules depuis deux mois, lorsque se produisit le retour inattendu de Pile d'Elbe. Je le répète encore, car cela a son importance, Ney était sincère lorsqu'il promettait de marcher contre Napoléon ; mais il ne marchait point avec des convictions royalistes ; il marchait avec ses rancunes personnelles et ses inquiétudes secrètes. Tout compte fait, s'il avait une vengeance à redouter de Napoléon, il valait encore mieux engager le combat contre lui, surtout si les troupes restaient fidèles à la monarchie légitime. Telle est l'exacte vérité. On verra aussi qu'en cette occasion Napoléon s'est montré plus clément et surtout plus adroit que Louis XVIII. Les fautes de la première Restauration ont facilité, chacun le sait, le retour de l'Empereur. L'abandon du drapeau tricolore, le renvoi de nombreux officiers et de malheureux invalides, les scènes violentes faites publiquement à certains chefs, les mesures annoncées contre les maisons de la Légion d'honneur, l'épuration de l'Institut et de la Cour de cassation, les inquiétudes inspirées aux propriétaires des biens nationaux, les railleries dirigées contre les libéraux et les constitutionnels, le rétablissement de la censure, les exagérations d'une certaine presse, des ordonnances impopulaires, des nominations regrettables, tels n'étaient pas les moindres griefs de l'opinion[18]. Les flatteries décernées ouvertement aux alliés étaient telles qu'Alexandre lui-même se plaignait du servilisme de nos journaux. Nous ferions mieux en Russie ! disait-il. L'entourage du Roi excitait des rancunes universelles par son orgueil et par ses exigences. J'en trouve une preuve dans les papiers mêmes de Wellington. Le Roi, dit-il, malgré ses excellentes qualités, a malheureusement repoussé l'amour de la nation en s'entourant de ministres qui n'ont cherché qu'à le rendre odieux en faisant revivre d'anciennes haines et d'anciennes animosités. L'armée surtout montre de la répugnance pour les Bourbons, répugnance à laquelle le duc de Berry a principalement contribué par sa conduite exaspérante[19]. Si la Cour et si les ministres eussent eu la dixième partie de la sagesse et de l'esprit politique de Louis XVIII, le 20 mars eût pu encore être évité, car jamais le Roi n'avait voulu restreindre abusivement les droits de l'armée et de la nation. C'est aux ultras, malheureusement trop écoutés, qu'on devait les mesures maladroites de la police, l'affaiblissement du Conseil d'État et d'autres institutions gouvernementales, les intrigues des coteries, les menées imprudentes, les récriminations aussi dangereuses qu'inutiles contre le passé, les débats irritants sur la presse, la revendication de privilèges surannés, la réduction des écoles militaires, l'humiliation et la disgrâce de généraux qui auraient été une force et un soutien pour la Restauration. L'Anglais Hobhouse avait raison de dire que le retour de Napoléon n'était dû ni à Labédoyère ni à d'autres officiers. Non, il n'y avait pas eu de complot. Ce qui avait ouvert de nouveau la route du trône à cet oseur de génie, c'était la volonté unanime parmi les Français de préférer le despotisme avec l'égalité et la gloire au règne intolérable de royalistes exaltés[20]. Le maréchal Ney savait tout cela, et cependant il allait au-devant de Napoléon, animé d'une résolution énergique. |
[1] Devant la Chambre des pairs, le 5 décembre, Me Batardy jura sur l'honneur que non seulement le maréchal Ney ne savait pas que Bonaparte devait descendre à Cannes, mais même qu'il ne le désirait pas.
[2] Souvenirs, t. Ier, p. 120.
[3] Ce n'était pas de la faute de Fouché si l'Empereur vivait encore, car Fouché avait fait secrètement proposer à Louis XVIII de l'en débarrasser, mais ce prince avait repoussé une telle offre avec indignation.
[4] Général Lafayette, Mémoires, t. III, p. 345.
[5] Voir Souvenirs de M. de Barante, t. II.
[6] Archives nationales, CC. 499.
[7] Archives nationales, CC. 499.
[8] Voyez ce que dit Ségur, pourtant favorable à Ney. Le maréchal fut si menaçant que l'Empereur crut à un complot contre sa vie, et que Ney fut forcé de lui dire : Ne craignez rien. Nous ne venons pas ici vous faire une scène de Pétersbourg ! (Histoire et Mémoires, t. VII.)
[9] Souvenirs du maréchal Macdonald, Plon, 1892, in-8°. — Cf. avec le récit de Ségur.
[10] Voir Mémoires de Vitrolles, t. Ier.
[11] Quoiqu'il ait la réputation d'être très brave, il a aussi celle d'avoir un caractère très faible et n'est estimé d'aucun parti. (Hobhouse, t. Ier, p. 48.)
[12] A Compiègne, dit le maréchal Ney, je commandais la garde de service. J'avais l'honneur d'être assis à côté du Roi. Je lui ai donné le conseil d'attacher à sa personne la garde impériale ; j'ajoutai que c'était la récompense de toute l'armée. Il me répondit qu'il réfléchirait sur cet avis. Bonaparte en a été instruit, car il m'a dit en me le reprochant à Auxerre : Si votre avis avait été suivi, je n'aurais jamais remis le pied en France ! (Chambre des pairs. — Séance du 5 décembre.)
[13] Mémoires du général Rapp (collection Baudouin).
[14] C'est ce qui permit à Napoléon d'affirmer : Lorsque j'ai vu ce qu'on écrivait sur l'armée et sur les biens nationaux, je me suis dit : La France est à moi ! (B. Constant, Mémoires sur les Cent jours.)
[15] B. Constant, Mémoires sur les Cent-jours.
[16] A la nouvelle de l'exécution de la Reine, elle devint folle et se jeta par une fenêtre. Elle mourut sur le coup.
[17] B. Constant, Mémoires sur les Cent jours, et Lafayette, Mémoires, t. III.
[18] Voir, entre autres, pour plus de détails, Henri Houssaye, La France sous la première Restauration. — Revue des Deux Mondes, 1er et 15 octobre 1892.
[19] Supplementary Despatches. — Correspondence and Memoranda of field marshal Arthur duke of
Wellington, t. X.
[20] Lettres écrites de Paris pendant le dernier règne de l'empereur Napoléon, 2 vol. in-8°, 1817.