LA TERREUR

TOME PREMIER

 

IV. — LA DÉMAGOGIE À PARIS EN 1793. - RÈGNE DE LA MONTAGNE.

 

 

La Démagogie en 1793 à Paris, ou Histoire jour par jour de l'année 1793 par C.-A. Dauban, 1 vol. in-8°. (1868). — Paris en 1794 et en 1795, Histoire de la rue, du club, de la famine par C.-A. Dauban, 1 vol in-8°. (1869).

 

Nous avons vu la Terreur décrite à un point de vue tout idéaliste, ou dans un esprit d'observation, mais de part et d'autre avec le goût prédominant du pittoresque, par un étranger et par deux Français, l'historien anglais Carlyle et MM. de Goncourt. Les ouvrages de M. Dauban sont d'un tout autre caractère. M. Dauban, auteur d'une histoire contemporaine, où, pour le dire en passant, il enseigne à nos élèves que le régime parlementaire est fini en France, et qu'au Mexique l'empire de Maximilien durera, n'est pas exposé ici à ces remaniements de clichés, auxquels doivent se résigner ceux qui ont accepté la tâche ingrate d'écrire, pour nos lycées, une histoire qui est encore en train de se faire. Les deux ouvrages que nous avons nommés en tête de cette étude : La Démagogie en 1793 à Paris ; et Paris en 1794 sont des sujets parfaitement clos, qu'il a traités avec des pièces originales et qu'il peut juger sans risquer d'avoir à se démentir. Dans la première de ces deux publications il a pris pour base un ouvrage intitulé : Les Souvenirs de l'histoire, ou le Diurnal de la Révolution de France, pour l'an de grâce 1797. L'auteur, nommé Beaulieu, un des suspects emprisonnés par la Terreur et mis en liberté par le 9 thermidor, a eu l'idée de composer une sorte d'almanach pour l'an 1797, où chaque jour a pour éphémérides ce qui est arrivé le jour correspondant en 1793 : idée bizarre, mais qui nous vaut, pour cette année, l'histoire journalière la plus récente que nous en ayons ; car les journaux sont des matériaux pour l'histoire, plutôt qu'une histoire. Et c'est un récit qu'on peut lire avec le plus vif intérêt sous cette forme fragmentaire de diurnal. En effet, depuis le commencement de la Révolution et surtout depuis le 20 juin 1792, les événements qui sont de nature à changer la face du pays, se succèdent avec une rapidité vertigineuse — 10 août, 2, 3 et 4 septembre, 21 septembre 1792 ; 21 janvier 1793, 31 mai, 2 juin, etc. — ; et il n'est pas inutile de suivre, jour par jour, le mouvement qui mène de l'un à l'autre. M. Dauban ne s'est pas borné à publier ces Souvenirs. Il y a joint, en forme de commentaire, avec ses propres observations, des documents du temps : extraits de journaux, de brochures ou d'actes officiels, qui se rapportent à l'événement du jour et complètent ou modifient l'appréciation du narrateur ; en telle sorte que ce livre, texte et glose, se compose presque entièrement de morceaux rares ou inédits, recueillis et mis en ordre par un commentateur intelligent.

Nous avons suivi avec le livre de M. Mortimer-Ternaux et les documents publiés par M. A. Schmidt, les événements antérieurs au 31 mai. Le Diurnal de Beaulieu pourra nous fournir plus d'un trait curieux sur les événements qui ont suivi.

 

La Révolution du 31 mai avait eu un contre-coup funeste. La situation s'aggravait singulièrement à l'intérieur et au dehors. A l'intérieur, ce n'était plus seulement la Vendée soulevée au nom du roi ; c'étaient les principales villes de France : Bordeaux, Lyon, Marseille, etc., et le plus grand nombre des départements prenant les armes au nom de la représentation nationale violée. Chaque jour, la nouvelle de quelque déclaration de cette sorte arrivait à la Convention et troublait le parti montagnard au milieu même de son triomphe :

Mardi 18 juin. Les départements de la Gironde, du Calvados et de l'Eure, avaient communiqué à leurs voisins, et de proche en proche à toute la France, les délibérations qu'ils avaient prise sur les événements du 31 mai. Soixante y adhérèrent ; le reste demeura constamment attaché au parti montagnard. Dès qu'il arrivait une adresse de ces derniers départements, la Convention ne manquait pas de répandre avec profusion, et de décréter que ses auteurs avaient bien mérité de la patrie. Aucune des ruses qui pouvaient en multiplier l'effet n'était oubliée[1].

On craignait le progrès de cette ligue dont le nom devait être bientôt un des principaux titres de proscription : fédéralisme ! On redoutait la convocation des suppléants à Bourges :

Sur la motion de Thuriot, on décréta dans cette séance que tout administrateur de district ou de municipalité qui sortirait du cercle de ses fonctions et céderait à l'impulsion des administrations insurgées, serait sur le champ mis en arrestation. Sur la motion du même député, ce décret fut étendu contre tout suppléant qui se rendrait vers un point quelconque de la France pour y former une réunion (même date).

Afin de rompre ces liens du fédéralisme et de resserrer autour de la Convention les départements qui menaçaient de s'en séparer, on sentit le besoin de hâter l'œuvre pour laquelle la Convention était réunie, je veux parler de la Constitution.

La Constitution girondine, que l'on discutait au moment où la Révolution du 31 mai éclata, avait sombré avec le parti de la Gironde. En quelques jours, on en bâcla une autre : la fameuse constitution de 1793[2], l'idéal de la démocratie pure, d'autant plus facile à écrire qu'il ne pouvait tomber dans l'esprit de personne qu'elle pût être appliquée. Mais jamais œuvre sérieuse ne fut l'objet de plus de démonstrations que cette œuvre chimérique. Dans toute la France elle devait être soumise à l'acceptation des assemblées primaires. Paris ayant été le lieu de son merveilleux enfantement, les sections, après l'avoir reçue, tinrent à honneur de venir présenter leurs félicitations à l'Assemblée qui l'avait mise au monde. Pendant plusieurs jours ce fut un véritable défilé devant la Convention :

Jeudi 4 juillet. Dans les séances du 3, du 4, même du 5 juillet 1793, on ne vit dans la Convention que des processions de sections, composées d'hommes et de femmes qui venaient dire qu'ils avaient accepté l'acte constitutionnel avec l'enthousiasme le plus patriotique. Le 3, la section de la Fontaine-de-Grenelle parut la première ; elle fut suivie de celles de Bondy, de l'Arsenal, de la Réunion.

Le 4, les sections continuèrent leurs processions civiques : la section du Luxembourg arriva la première ; elle fut suivie de celle des Fédérés, qui prit sur le champ le nom de section de l'Indivisibilité ; celles des Gravilliers, du Muséum, de la Fraternité, de l'Unité, du Panthéon-Français, de la République, de Beaurepaire, de l'Homme-Armé, du faubourg Montmartre, des Lombards, des trois sections du faubourg Saint-Antoine, de l'Observatoire, de la Halle-aux-Blés, des Arcis et de Bonne-Nouvelle. Billaud-Varennes fit décréter que toutes les sections souveraines seraient admises dans l'intérieur de la salle[3].

Le compte rendu de la séance du 5, dans le Moniteur, ajoute quelques traits à ce résumé du Diurnal :

La section de Quatre-vingt-douze présente le procès-verbal de son acceptation unanime de la déclaration des droits et de l'acte constitutionnel.

Le président reçoit un bouquet des mains innocentes d'un jeune enfant.

Chenard, Narbonne, Vallière, chantent l'hymne des Marseillais, une chanson patriotique et un couplet en l'honneur de la Montagne.

Suivent les couplets dont la Convention décréta l'impression et l'envoi aux départements.

La section du Mont-Blanc porte en triomphe le buste de Lepelletier. Une citoyenne couvre le président d'un bonnet rouge et en reçoit l'accolade. — Les citoyennes de la section du Mail jettent des fleurs sur les bancs des législateurs. — Trois cents élèves de la patrie, précédés d'une musique militaire, viennent remercier la Convention d'avoir préparé la prospérité du siècle qui s'ouvre devant eux. — Une société patriotique de citoyennes est suivie de la section des Gardes-Françaises, qui offre des fleurs ; de celle de la Croix-Rouge, qui dépose sur le bureau une couronne de chêne et dont les citoyennes jurent de ne s'unir qu'à de vrais républicains. La section de Molière et Lafontaine présente une médaille de Franklin. Un décret ordonne la suspension de cette médaille à la couronne de chêne qui surmonte la statue de la Liberté. — Les enfants-trouvés, aujourd'hui enfants de la République, défilent mêlés parmi les citoyens de la section des Amis-de-la-Patrie. — La Convention décrète que ces enfants porteront désormais l'uniforme national. — Les sections de la Butte-des-Moulins, du Temple, de la Cité, des Marchés, des Champs-Élysées, défilent successivement et annoncent qu'elles ont unanimement accepté la Constitution.

Mais quelque chose de plus sérieux se passait en même temps au sein d'une autre assemblée :

Vendredi 5 juillet. Dans la séance du Conseil de la Commune-, du 4, la section des Gravilliers demanda qu'on ouvrit un registre ou seraient inscrits les noms des citoyens qui auraient accepté la Constitution et de ceux qui auraient voté contre, afin qu'on pût les reconnaître lorsqu'il en serait temps. Dans la suite, lorsqu'on fit subir des interrogations aux prétendus suspects, on leur demandait s'ils avaient accepté la Constitution.

Du pain et la Constitution de 1793, ce fut le cri de l'émeute au 1er prairial an III ; mais la Constitution de 1793 ne donnait pas de pain, même au jour où on la décréta. Dans une année qui n'était pas une année de disette, la détresse était extrême : la loi du maximum établie pour les grains n'avait servi qu'à l'accroître[4]. On arrêtait les convois de vivres qui venaient à Paris, on pillait les boutiques[5]. Ce n'était point engager les marchands du dehors à venir approvisionner Paris, ni ceux de Paris à tirer des provisions du dehors :

La journée du 27 juin, dit Beaulieu, fut célébrée par un nouveau pillage, particulièrement dirigé contre les marchands de savon : on pilla deux ou trois bateaux particulièrement chargés de cette marchandise, aux quais de la Grenouillère et du Louvre. Dans cette circonstance contins dans celle du 25 février, le Conseil général de la Commune cria beaucoup contre les chefs de la force armée, et la requit de dissiper les pillards lorsque le mal était fait.

Quelques jours après, invasion de la multitude dans les marchés ; elle fait main basse sur ce qu'elle y trouve, le payant, mais au prix qu'elle fixe : c'est ce que Prud'homme, plus relâché cette fois sur le droit de propriété, appelle une démarche illégale du peuple de Paris :

Le peuple de Paris, indigné de ne pouvoir se procurer du pain qu'avec beaucoup de peine et une grande perte de temps, épuisé d'ailleurs et n'ayant plus la faculté d'atteindre aux prix excessifs des denrées de première nécessité, s'est porté vendredi dans plusieurs marchés et a demandé le quarteron d'ceufs à 25 sous, la livre de viande à 15 sous. Peut-on lui faire un crime de cette démarche illégale N'est-il pas affreux qu'il faille payer un litron de haricots secs 25 sous, un artichaut 12 sous, et ainsi des autres objets de consommation indispensable et journalière[6].

D'où une sortie contre l'avidité des paysans à laquelle M. Dauban s'associe avec une amertume qui, j'aime à le croire, lui vient des plébiscites du dernier Empire : Jacques Bonhomme, dit-il, sera toujours le même : l'ennemi des villes, jalousant leurs plaisirs et exploitant leurs besoins le plus qu'il peut. La Révolution ne l'a pas seulement émancipé ; elle lui a donné la souveraineté. Ce travailleur, qui ne lit jamais, qui, l'œil fixé sur le sein de la terre ouverte par le soc de la charrue, passe sa vie à en solliciter la fécondité et à en supputer le revenu, sensible comme ses bêtes au froid et au chaud, terrible lorsque la faim ou le racoleur, au nom de la loi, entre chez lui pour lui enlever ses enfants, mais indifférent et aussi étranger qu'il l'était, du temps de La Bruyère, à tous les événements politiques qui ne font que rider la surface des eaux profondes où il végète, le paysan deviendra, de par la Révolution française, le maître du monde, le souverain omnipotent, le dispensateur de toutes les charges, le distributeur de la fortune publique, le juge suprême en matière de capacité, d'intelligence de mérite, de vertu, de talent ; et de sa main calleuse et populacière il sacrera des empereurs, et mettra sur le front de ses élus une huile plus efficace que le Saint-Chrême : l'Oint du peuple remplacera l'Oint du Seigneur. Ahl on peut dire aux Révolutions ce que le grand Bossuet disait aux rois devant le néant des grandeurs humaines : Et nunc imelligite. Et maintenant, penseurs profonds, grands jurisconsultes, orateurs incomparables, apôtres et martyrs de la justice et du progrès, combattants de la liberté, voyez en quelles mains sont passées vos conquêtes. Instruisez-vous, puissances de la terre ! (p. 289)

 

Disons pourtant, à la décharge du paysan de ce temps-là, que la loi du maximum, votée le 4 mai, lui faisait déjà la vie très-dure, l'obligeant à donner, bon gré mal gré, son blé qui était quelque chose contre un papier qu'il avait bien raison de ne pas prendre pour de l'argent sonnant. Hésitait-il à le livrer ? la loi contre les accapareurs, rendue le 26 juillet, l'y obligeait sous peine de mort : loi terrible qui ne frappait pas seulement le producteur, mais aussi l'acheteur de ses produits, et devait avoir pour conséquence de tarir la source naturelle des approvisionnements.

Il est vrai que si on en détournait les particuliers on comptait y pourvoir par des mesures publiques 'mesures toujours insuffisantes). On décrétait (9 août) l'établissement de ces greniers d'abondance, que la Révolution hélas ! n'a jamais remplis et que la Commune vient de brûler. Un fixait le prix du bois (29 septembre), et bientôt il y avait disette de bois : conséquence qui aurait dû ouvrir les yeux sur l'effet des lois de maximum ; car le bois est une chose dont une année, si le commerce est libre, ne peut pas manquer plus qu'une autre : il y a toujours du bois dans les bois. Et ce n'est pas seulement le commerce, c'est l'industrie qui avait à subir les réquisitions de l'État. Le 20 septembre, Billaud-Varennes demanda que tous les serruriers, les ouvriers en fer et en acier fussent employés à fabriquer des armes : Les baïonnettes et les fusils, s'écriait-il, voilà les serrures de la liberté. Cette demande, comme mesure générale, ne fut cependant pas accueillie. On croyait que les serrures ordinaires étaient encore, en ce temps-là, bonnes à quelque chose. Un peu plus tard (8 décembre) ce furent les cordonniers qui se virent requis de ne plus faire de souliers que pour l'armée. Beaulieu s'écrie que dans cette séance il fut implicitement décrété que tous les Français porteraient des sabots ! Quand on songe aux souffrances des soldats sans souliers en campagne, on est moins tenté de plaindre ceux qui, restant chez soi, seraient réduits à un genre de chaussures moins commode, et l'on comprend, sans en approuver l'excès, avec quelle rigueur les fournisseurs infidèles furent poursuivis[7].

 

II. — LA MORT DE MARAT.

 

Le parti qui domine ne s'en prend jamais volontiers de ses embarras à ses propres fautes. Il aime mieux en rejeter la cause sur ceux qu'il a vaincus, et plus il en ressent de mal, plus il est porté à leur en faire.

On renonça bien vite au reste de ménagements que l'on avait cru devoir observer encore à l'égard des députés frappés le 2 juin. Ils avaient d'abord été invités à garder les arrêts citez eux :

Le 23 juin, Legendre demanda qu'ils fussent très-étroitement resserrés sous la garde de deux gendarmes, et que toute communication leur fût interdite. Immédiatement après cette motion, Brissot, accusé d'avoir, pendant sa fuite, intéressé à son sort quelques administrateurs du district de Gannat et du département de l'Allier, fut mis en accusation. Bientôt après, Chabot vint dire, au nom du Comité de sûreté générale, qu'il se tenait des assemblées de députés chez Gensonné, qu'on y rédigeait des dépêches séditieuses pour soulever les départements, et que ce n'était pas sans raison que les fédéralistes avaient si fort crié contre la violation du secret des lettres. L'odieux capucin, après avoir pris de là son texte pour faire l'éloge de cet acte tyrannique, fit décréter que désormais chaque député détenu serait sous la surveillance de deux gendarmes et ne pourrait communiquer avec personne.

Le 24, Vergniaud ayant réclamé contre l'acte qui l'avait mis au secret :

Pour réponse à ces plaintes, la Convention décréta que tous les députés arrêtés seraient transférés dans une maison nationale. Ils n'en sortirent que pour aller à la mort.

Quelques-uns pourtant surent se soustraire à cette arrestation, notamment Pétion, l'ancien maire de Paris. M. Dauban, à ce propos, a donné, en forme de commentaire au journal de Beaulieu, la déposition de ce bon gendarme qui l'ayant quitté un moment pour quelque besoin pressant et ne le trouvant plus au retour, l'accuse d'avoir abusé de sa confiance :

Du 24 juin 1793, l'an II de la République une et indivisible, s'est présenté Jean Meignier, gendarme de la 33e division, 8e compagnie, demeurant rue des Cordeliers, hôtel de Limoges, chargé de la garde du citoyen Pétion, député à la Convention nationale, depuis le 7 de ce mois ; lequel a déclaré que depuis qu'il est chargé de cette garde, chaque jour il se présentait environ douze députés, et notamment Guadet, Gensonné, Lanjuinais ; que Pétion n'était pas encore sorti de son domicile, mais qu'hier, vers les une ou deux heures, plusieurs députés étaient venus chez lui, et qu'après un moment d'entretien on est venu lui annoncer que Pétion sortait et allait dîner près de sa demeure ; qu'il n'avait pas cru devoir s'y opposer, puisqu'il était à sa connaissance que les autres détenus en faisaient autant, mais qu'il était bien décidé à ne le pas quitter ; que vers les trois heures, la voiture arrivant, il y entra, et accompagna Pétion rue Saint-Honoré n° 238, et monta avec lui au 4e étage de cette maison dont le 3e est occupé par le citoyen Masuyer, député, avec lequel il dîna vers les 6 heures du soir, chez une citoyenne dont il ne sait pas le nom. Pendant le temps gui s'écoulait depuis trois heures jusqu'à six heures, le déclarant déclare que, s'apercevant qu'il existait deux sorties à l'appartement, il avait témoigné ses inquiétudes à la citoyenne, en lui disant qu'il craignait que Pétion ne s'évadât ; qu'à cela on lui répondit que Pétion était un honnête homme, que s'il voulait faire une sottise il ne la ferait pas chez elle, et que lui, gendarme, fût tranquille. Le déposant ajoute qu'il n'a pas perdu de vue Pétion avant et pendant le dîner, qu'après cela il s'était présenté plusieurs personnes, parmi lesquelles il a cru reconnaître des députés qui se réunirent à Pétion et à Masuyer, qui avait dîné avec lui et ne l'avait pas quitté ; que tandis qu'ils causaient, lui, déposant, étant descendu pour un besoin pressant, il avait rencontré sur l'escalier en remontant, une personne qui lui avait dit : Bonsoir, mon camarade, et auquel il-avait demandé si Pétion était prêt à partir ; quoi il lui avait répondu : Il ne va pas tarder. Rentré dans la cuisine, il demanda quelle heure il était ; on lui répondit : Dix heures. Alors voulant entrer dans la pièce où était Pétion, Masuyer se présente à lui et l'arrêta en lui disant : Vous êtes encore là, et Pétion est parti ! Le gendarme observant à Masuyer qu'il était étonnant que Pétion fût sorti sans qu'il en ait été instruit, et qu'il ait ainsi abusé de sa confiance en profitant d'un instant où pour un besoin naturel il était descendu, à quoi Masuyer répondit que sûrement Pétion était retourné chez lui, où il le trouverait, et que sans doute c'était par oubli qu'il ne l'avait pas appelé ; que lui, gendarme, troublé et ne sachant pas où donner de la tête, était revenu chez Pétion où il ne le trouvait pas ; que demandant au domestique, nommé Lecomte, s'il ne savait où était Pétion, il a répondu que non, que ni lui ni sa femme n'étaient rentrés ; et que sans doute ils ne tarderaient pas. Le déposant annonce qu'ayant attendu inutilement toute la nuit, le matin il a été dénoncer cela à son capitaine qui en a été porter la nouvelle à la Mairie, etc. Signé, Jean Meignier.

L'attentat commis contre la Convention nationale en provoqua un autre contre l'homme qui était signalé par l'opinion publique, ainsi que par ses écrits, comme le principal auteur de ce système de violence : Charlotte Corday tua Marat (13 juillet 1793).

Cet événement est tout un épisode, et des plus considérables, dans une année qui en compte tant. Il peut suffire seul à un livre ; et plus d'un livre, en effet, y a été consacré. On nous permettra donc de n'y point insister ici. Au tableau, nécessairement très-bref aussi, du Diurnal, M. Dauban a joint diverses particularités qu'il a prises aux anecdotes du conventionnel Harmand de la Meuse sur Charlotte Corday et sur Marat. Citons seulement ces deux portraits qui montrent comment la même figure peut être diversement envisagée selon l'humeur des hommes :

Mademoiselle Corday — dit Harmand de la Meuse, qui accourut pour la voir chez Marat au moment où on l'y arrêta — était d'une taille moyenne, plutôt fortement que faiblement constituée, le visage ovale, les traits beaux, grands, mais un peu forts, l'œil bleu et pénétrant, tenant un peu de la sévérité de ses traits, le nez bien fait, la bouche belle et bien garnie, les cheveux châtains, les mains et les bras dignes de servir de modèle ; ses mouvements et son maintien respiraient la décence et les grâces.

Et le répertoire du tribunal révolutionnaire :

Cette femme, qu'on a dit jolie, n'était point jolie ; c'était une virago plus charnue que fraiche, sans grâce, malpropre, comme le sont presque tons lafil philosophes et beaux esprits femelles. Sa figure était dure, insolente, érysipélateuse et sanguine. De l'embonpoint, de la jeunesse, et une évidence fameuse : voilà de quoi être belle dans un interrogatoire. Au surplus cette remarque serait inutile, sans cette observation généralement vraie que toute femme jolie, et qui se complaît à l'être, tient à la vie et craint la mort[8].

On a, du reste, le portrait de Charlotte Corday, fait par Haller pendant sa détention, et l'artiste a dû s'appliquer à être vrai. On en retrouvera la reproduction dans un des ouvrages de M. Vatel sur cette femme célèbre. Beaucoup d'autres pièces sont réunies dans les trois volumes que ce persévérant chercheur lui a consacrés ainsi qu'aux Girondins[9].

La main qui avait frappé Marat lui donna une sorte de consécration populaire. Ce misérable dont la présence inspirait, au sein de la Convention, l'horreur et le dégoût devint comme un dieu :

A Paris, dit Beaulieu dans ses Essais sur l'histoire de la Révolution, les uns regardèrent la mort de Marat comme la délivrance d'un fléau ; les autres, plus réfléchis, s'effrayèrent des nouveaux malheurs qu'elle allait occasionner. Dès que les jacobins en furent instruits, ils le placèrent aussi parmi les divinités qu'ils invoquaient dans leurs violences, et elle devint bientôt la plus terrible. Dans la soirée même de sa mort, lorsque les jeunes inconsidérés du Palais-Royal se félicitaient d'en être délivrés, le substitut du procureur de la Commune, Hébert, répandait dans le Conseil des larmes hypocrites sur la destinée du maniaque qui s'était qualifié lui-même l'ami du peuple, et dénonçait ses ennemis, c'est-à-dire tous les hommes sages, aux fureurs de la populace ; il terminait son réquisitoire en demandant que le Conseil sollicitât auprès de la Convention l'apothéose de Marat. Je ne sais quel autre municipal proposa de placer le buste de Marat dans la salle des séances du Conseil ; tout cela fut rigoureusement exécuté, et bientôt le buste et l'effigie de Marat furent tellement multipliés, qu'on en voyait partout. Dans le temps où, à peine d'être égorgé, il fallait donner quelques preuves, faire quelques démonstrations de ce qu'on appelait patriotisme, tout le monde, même ceux pour qui le souvenir de Marat était un souvenir détestable, avaient sur leur cheminée quelque petite figure représentant Marat qui leur servait de paratonnerre.

Les hommes, les villes vont se placer sous son invocation. Le Havre de Grâce s'appellera le Havre-Marat ; Montmartre, Montmarat. Ce n'était point assez d'une exposition solennelle, de funérailles aux frais du public. et des honneurs dû Panthéon[10] pour un pareil martyr. On lui élèvera des autels, on le proposera aux adorations des fidèles. Témoin cette incroyable cérémonie qui se fit quelques jours après sa mort et dont les Révolutions de Paris nous ont retracé le tableau dans le temps même :

L'espèce de reposoir, dressé au jardin du Luxembourg pour y offrir le cœur de Marat à la vénération et à la reconnaissance des patriotes, était simple et touchant, et l'hommage qu'on rendit au saint du jour fut aussi extraordinaire que l'objet de la fête.

Nous en donnerons ici un extrait :

Un orateur a lu un discours qui a pour épigraphe : O cor Jesu, o cor Marat ! Cœur sacré de Jésus, cœur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à nos hommages. L'orateur compare dans son discours les travaux du Fils de Marie avec ceux de l'ami du peuple ; les apôtres sont les jacobins et les cordeliers ; les publicains sont les boutiquiers, les pharisiens sont les aristocrates ; Jésus est un prophète, et Marat est un Dieu. L'orateur a fini par comparer la compagne de Marat à la Mère de Jésus : celle-ci a sauvé l'enfant Jésus en Égypte, l'autre a soustrait Marat au glaive de Lafayette, qui était un nouvel Hérode.

Brochet a rendu hommage au talent de l'auteur, mais il a été surpris du parallèle : Marat n'est pas fait pour être comparé avec Jésus ; cet homme fit naître la superstition, il défendait les rois, et Marat eut le courage de les écraser[11].

La mort de Marat fut loin d'avoir les effets que Charlotte Corday s'était flattée d'en obtenir en y sacrifiant sa propre vie[12]. Marat était, si l'on veut, la Terreur incarnée : mais après lui Robespierre incarna la Terreur dans la loi et la fit régner par toute la France. Le 27 juillet, sur la proposition de Jean-Bon-Saint-André, il entre au Comité de salut public. Le lendemain sur la proposition de Lacroix, le Comité de salut public est autorisé à lancer des mandats d'arrêt, prérogative réservée jusque-là au Comité de- sûreté générale[13]. Le Comité de salut public a désormais, avec son principal inspirateur, son grand moyen d'action. Il en avait un autre : les fonds secrets : il avait reçu déjà 50 millions à cette fin. Danton, dit Beaulieu, à la date du 6 septembre, crut que vingt ou trente millions de plus pourraient encore lui être avantageusement affectés :

Sans doute, vingt, trente, cent millions, dit-il, seront bien employés quand ils serviront à reconquérir la liberté. Si à Lyon on eût récompensé le patriotisme des sociétés populaires, cette ville ne serait pas dans l'état où elle se trouve.

Et après avoir fait l'éloge du Comité comme moyen de salut :

Adaptez une manivelle à la grande roue et donnez ainsi un grand mouvement à la machine politique[14].

Et Danton lui-même fut adjoint au Comité, mais il refusa. Plus tard le Comité absorba aussi la police. Sa domination sera consommée quand il aura fait voter par la Convention la suppression du Conseil exécutif provisoire et des six ministères, et leur remplacement par douze commissions, dont la première fut la Commission des administrations civiles, police et tribunaux[15]. Mais cela nous reporte au moment où la chute de Danton va laisser Robespierre sans rival, — à la date du 12 germinal an II (1er avril 1794).

Pour revenir à l'époque où la mort de Marat fit déjà la place plus libre à Robespierre, tous les ressorts se tendent pour une action violente. Les échecs éprouvés au dehors : la capitulation de Mayence, triste mais glorieuse fin de l'invasion tentée en Allemagne, celle de Valenciennes, après un siège non moins glorieux, mais dont l'issue ouvrait la France elle-même à l'invasion, ne font que surexciter le esprits. Le jour même où l'on apprend la capitulation de Mayence (28 juillet), Custine, arrêté dès le 22, est, sur la proposition de Barère, décrété d'accusation ; Buzot et les députés fugitifs, déclarés traîtres ; Vergniaud et les députés détenus, décrétés d'accusation. Pour ces derniers, dès le lendemain, le Comité de législation fut chargé d'en dresser l'acte. Quant à Custine, cette marche eût paru trop lente :

Il faut, dit Billaud-Varennes, le renvoyer au tribunal révolutionnaire, afin qu'on le juge cette semaine, toute affaire cessante et que dimanche ce traître ne voie plus le jour. (On applaudit[16].)

— Et on vota. — Le 30 juillet, pour hâter cette justice, on double le tribunal révolutionnaire qui formera désormais deux sections[17]. En même temps des décrets sont lancés contre la Vendée qui est vouée à l'extermination (1er août), contre les villes coupables de fédéralisme, contre Bordeaux, par exemple (6 août) ; contre Pitt, le grand conspirateur, l'auteur responsable de tous les complots tendant au renversement de la République, en France et hors de France : il est déclaré l'ennemi du genre humain (7 août)[18].

 

III. — L'ANNIVERSAIRE DU DIX AOÛT.

 

Le 10 août était un premier grand anniversaire pour la République (l'astre du 14 juillet avait pâli, et d'ailleurs il avait trouvé Paris dans le deuil de Marat). Le programme et tous les détails de la fête avaient été tracés par le grand artiste David, le peintre de Marat assassiné, et plus tard des fêtes de l'Empire :

Ne vous étonnez pas, citoyens, disait-il dans son rapport à la Convention, si dans ce rapport je me suis écarté de la marche usitée jusqu'à ce jour. Le génie de la liberté, vous le savez, n'aime pas les entraves ; réussir est tout :les moyens pour y parvenir sont indifférents.

Peuple magnanime et généreux, peuple vraiment digne de la liberté, peuple français, c'est toi que je vais offrir en spectacle aux yeux de l'Eternel : en toi seul il reconnaîtra son ouvrage ; il va revoir les hommes égaux et frères, comme ils sont sortis de ses divines mains. Amour de l'humanité, liberté, égalité, animez mes pinceaux !

Les Français réunis pour célébrer la fête de l'Unité et de l'Indivisibilité, se lèveront avant l'aurore ; la scène touchante de leur réunion sera éclairée par les premiers rayons du soleil ; cet astre bienfaisant, dont la lumière s'étend sur tout l'Univers, sera pour eux le symbole de la vérité à laquelle ils adresseront des louanges et des hymnes, etc.[19]

La fête était en même temps consacrée à la Constitution qui couronnait l'œuvre du 10 août.

Elle commençait à la place de la Bastille, point de départ naturel de toute fête révolutionnaire, et la marche triomphale se déroulant le long des boulevards, ce grand chemin des cérémonies publiques, arrivait par la place de la Révolution et l'esplanade des Invalides au Champ de- Mars.

A la place de la Bastille, les pierres qui, dans leur désordre, étaient autant de monuments expressifs du 14 juillet 1789, portaient en outre des inscriptions propres à toucher un peuple sensible :

Un vieillard a baigné cette pierre de ses larmes.

Le corrupteur de ma femme m'a plongé dans ce cachot.

Ils ont couvert mes traits d'un masque de fer.

Sartine sourit à mes maux.

Je fus oublié.

Ô mes enfants, mes chers enfants !

Ô mon mari !

On écrasa sous mes yeux mon araignée fidèle.

Je ne dors plus.

Il y a quarante-quatre ans que je meurs.

Mais de plus au milieu de ces ruines s'élevait la fontaine de la Régénération, représentée par la Nature, avec cette inscription :

Nous sommes tous ses enfants.

L'eau jaillissait de ses mamelles. Le président de la Convention en recueillit dans une coupe, fit une libation, but lui-même, et conformément au programme de David, après un discours approprié, fit passer la coupe aux doyens des quatre-vingt-six députations des assemblées primaires, envoyées pour porter à Paris l'acceptation de la Constitution par les départements. Alors commença le défilé. En tête, les sociétés populaires : Elles portaient une bannière sur laquelle était peint l'œil de la surveillance pénétrant un épais nuage ; puis la Convention, chacun de ses membres tenant à la main un bouquet formé d'épis et de fruits ; huit d'entre eux portaient sur un brancard une arche ouverte, destinée à renfermer les tables sur lesquelles seront gravés les droits de l'homme et l'acte constitutionnel ; autour de la Convention, comme formant la chaîne, les députations des assemblées primaires : chacun des commissaires portant d'une main une pique, détachée du faisceau que leur avait confié leur département, avec une banderole qui en montrait le nom, et de l'autre main une branche d'olivier, symbole de la paix.

Après la Convention, le peuple, la masse respectable du souverain, ministres et artisans, juges et laboureurs, nègres et blancs confondus, avec chars, attributs et bannières ; puis un groupe militaire conduisant en triomphe un char attelé de huit chevaux blancs : sur le char l'urne contenant les cendres des héros morts pour la patrie, et à l'entour des citoyens de tout âge et de tout sexe portant des couronnes et brûlant des parfums. La marche était fermée par un détachement d'infanterie et de cavalerie entourant des tombereaux où étaient entassées les dépouilles de la royauté et de la noblesse.

Au boulevard Poissonnière, au point culminant de la demi-circonférence des boulevards, il y avait un arc de triomphe avec inscription, et sous le portique les héroïnes des 5 et 6 octobre 1789, assises, comme elles l'étaient alors, sur leurs canons. Elles reçurent une branche de laurier du président de la Convention avec ce compliment pour conclusion de son discours :

Les représentants du peuple souverain, au lieu de la fleur qui pare la beauté, vous offrent le laurier, emblème du courage et de la victoire : vous le transmettrez à vos enfants.

Les femmes alors, faisant tourner leurs canons, allèrent se joindre au groupe du peuple souverain.

Sur la place de la Révolution, le piédestal de la statue de Louis XV avait reçu une statue de la Liberté qui fut inaugurée ce jour-là. A côté s'élevait un énorme bûcher avec des gradins au pourtour ; et le président, après avoir rappelé que c'était là que la hache de la loi avait frappé le tyran, y lit livrer aux flammes les insignes de la tyrannie. Les quatre-vingt-six représentants des assemblées primaires s'étaient armés d'une torche pour mettre le feu au bûcher ; et en même temps des milliers d'oiseaux, tirés de leurs cages, allaient porter au ciel le témoignage de la liberté rendue à la terre.

Sur la place des Invalides, autre emblème, ou pour mieux dire, double emblème : une montagne à la cime de laquelle était le peuple français en Hercule terrassant l'hydre du fédéralisme comme elle sortait de son fangeux marais.

Le président de la Convention fit encore un discours, où cette fois il accablait le monstre d'imprécations.

Enfin, à l'entrée du Champ de Mars, un portique d'un nouveau genre : deux termes, surmontés, non d'une arcade, mais d'un niveau, le niveau national : — il planait sur toutes les têtes indistinctement. Au milieu du Champ de Mars, s'élevait l'autel de la patrie. Le président de la Convention et les quatre-. vingt-six envoyés des assemblées primaires en montèrent les degrés et y déposèrent les actes de recensement des votes qui acceptaient la Constitution. Là, après avoir, sous la voûte du ciel, proclamé le vœu de la nation, le président ajouta :

Il y a un an, notre territoire étant occupé par l'ennemi, nous avons proclamé la République, nous fumes vainqueurs. Maintenant, tandis que nous constituons la France, l'Europe l'attaque de toutes parts. Jurons de défendre la Constitution jusqu'à la mort : la République est éternelle.

Le peuple jura. Les commissaires des quatre-vingt-six départements remirent au président chacune des portions du faisceau qu'ils avaient tenues dans la marche et qu'il réunit en un avec un ruban tricolore. Puis le Président ajouta :

Peuple, je remets le dépôt de la Constitution sous la sauvegarde de toutes les vertus.

Le peuple reçut de lui l'arche de la Constitution que les députés avaient portée sur un brancard dans le cortège, et la cérémonie se termina par un dernier discours du président aux mânes des guerriers morts[20].

Que l'on se replace au milieu des circonstances, et l'on comprendra que cette fête, même par ce qu'il y avait d'exagéré dans l'appareil et de déclamatoire dans les discours, dut produire un effet prodigieux.

Le lendemain, la scène est transportée au sein de la Convention Les envoyés de toutes les assemblées primaires de la République entrent dans la salle, aux cris répétés de : Vive la République 1 vive la Constitution ! vive la Montagne ! L'un deux, le citoyen Roger, de Châlon-sur-Saône, lut une adresse où le fédéralisme, déjà suffisamment terrassé la veille, était, par surcroît, écrasé :

Nous avons juré, s'écria-t-il, l'unité de la République ; et ce serment sera l'arrêt de mort de tous les intrigants, de tous les traîtres et, de tous les conspirateurs. Le marais n'est plus : nous ne formons ici qu'une énorme et terrible montagne que va vomir ses feux sur tous les royalistes et les suppôts de la tyrannie.

Et la Convention décréta que cette adresse serait traduite en toutes les langues, envoyée à toutes les communes, à toutes les armées de la République et aux puissances étrangères.

Alors les commissaires des assemblées primaires apportent au sein de la Convention le faisceau de l'Unité et de l'Indivisibilité dont il a été parlé et l'arche constitutionnelle. L'Assemblée entière se lève et reste découverte. Après avoir rappelé la fête de la veille, l'orateur s'adressant à la Convention :

Aujourd'hui, dit-il, nous venons placer au milieu de vous l'acte constitutionnel que vous confiâtes hier au peuple souverain, et sous la sauvegarde de ses vertus' Puisse sa présence vous rappeler la grandeur de votre mission. Ah ! si jamais l'aveugle fortune pouvait favoriser les crimes des tyrans au point que leurs satellites vinssent à Paris, représentants, jetez les yeux sur cette arche sainte, souvenez-vous que vous en êtes comptables à la nation, l'Univers ; souvenez-vous que votre devoir est de mourir plutôt que de souffrir qu'une main sacrilège.... (Toutes les voix : Oui, oui !)

Et le président après une réponse chaleureuse aux commissaires, se tournant vers l'arche à son tour :

Et toi, monument sacré, arche sainte, protectrice de cette vaste république, reste à jamais au milieu de nous ; nos yeux y liront notre devoir ; non, tu ne peux pas périr, car tout Français a juré de recevoir la mort, plutôt que de souffrir qu'il te soit porté atteinte, et tous les jours nous t'offrirons le tribut des larmes, de l'amour, et du sang des Français.

Les larmes et le sang des Français n'ont pas manqué, en effet, de couler tous les jours au pied de cette œuvre de la Montagne. J'ai dit ce que devint cette Constitution. Quant à l'arche, demeura-t-elle dans le temple national, comme disait le président en ce jour-là ? On lui devait dresser un monument : car David, prenant la parole après le président, dit :

Je demande que le Comité des inspecteurs de l'assemblée soit chargée de faire placela4lans le sein de l'assemblée l'arche constitutionnelle et le faisceau de l'unité. Je fournirai le dessin[21].

Et la proposition fut décrétée. Si le dessin a été fourni, on ne voit pas du moins qu'il ait été exécuté, et l'Assemblée n'eût pas été médiocrement embarrassée de voir en permanence, dans son sein un monument, qui, pour cette malheureuse Constitution mort-née, n'eût été qu'un tombeau.

Il n'y a pas de fête sans lendemain. Ce même jour, 11 aoùt, devaient avoir lieu dans tout Paris des repas civiques dont Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris, retraçait l'ordonnance :

Le cérémonial auguste du 10 aoùt devant durer jusqu'au soir, il faut que le lendemain réalise ce grand tableau de famille ; que devant la maison de chaque capitaine de compagnie de section, il soit dressé une table où tous les citoyens du quartier ou de la rue, hommes, femmes, enfants, fédérés, législateurs, magistrats, administrateurs, ministres et juges, où tous les citoyens s'asseoient et fraternisent dans toute l'effusion du cœur ; que chacun apporte son plat s'il le peut. Celui qui n'aura rien de préparé partagera avec son voisin.

Il faut que tous les mets soient mêlés et confondus, de façon qu'aucun ne mange le sien, mais bien celui de son frère ; il faut qu'au coup de midi tous les sans-culottes se mettent à table et portent la première santé au règne de l'égalité et de la fraternité ; que tous les citoyens se donnent le baiser de paix, sans distinction de rang, de richesses ou de talents ; que le ministre ou l'officier municipal serre la main ou presse dans ses bras l'artisan, l'homme de marché ou de port. Ce repas vraiment fraternel sera terminé par des rondes telles qu'en exécutaient nos bons aïeux qui ne se connaissaient pas bien en liberté mais qui en étaient dignes, puisqu'ils savaient aimer.

Il ne faut pas que, sous aucun prétexte, personne puisse s'exempter de s'asseoir à ce banquet de la réunion ; l'infirme même y prendra part, car on ira lui porter sa portion et lui demander son toast.

Il ne faut pas que ce jour-là il y ait la plus légère trace de corporation ; chacun son tour à tous les fédérés mêlés avec les habitants de Paris, comme s'ils fussent nés dans les murs de cette ville[22].

C'était, en effet, comme le dit M. Dauban, un moyen de séduction imaginé pour entraîner les fédérés. Ces commissaires envoyés des départements, quoique choisis avec soin, auraient pu en apporter quelque chose des défiances que la Révolution du 31 mai avait répandues contre Paris. Ils furent choyés, fascinés, entraînés par les hommes des clubs ; et ceux qui étaient venus imbus de fédéralisme, allaient partir, criant comme les autres : Vire la Montagne ! à bas les Girondins !

 

IV. — L'ANIVERSAIRE DES JOURNÉES DE SEPTEMBRE.

 

Trois semaines après le 10 août, venait un autre anniversaire : celui des 2 et 3 septembre ; et l'on pouvait craindre qu'il ne fût aussi célébré à sa manière. Avant de regagner leurs départements, les députés des assemblées primaires devaient prendre congé de l'Assemblée. Ils s'y étaient présentés le 12 août, et l'un d'eux, portant la parole en leur nom, après avoir rappelé que depuis-quatre ans on combat pour la liberté, et qu'elle n'est encore qu'un vain nom, dont les tyrans se jouent, dit :

Faites un appel au peuple qu'il se lève en masse, lui seul peut anéantir ses ennemis. Il n'est plus temps de délibérer, il faut agir.

Nous demandons que tous les hommes suspects soient mis en état d'arrestation ; qu'ils soient précipités aux frontières, suivis de la masse terrible des sans-culottes. Là au premier rang ils combattront pour la liberté qu'ils outragent depuis quatre ans, ou ils seront immolés par les canons des tyrans.

Les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes seront mis sous la sauvegarde de la loyauté française et seront gardés comme étages par les femmes et les enfants des sans-culottes.

Faire immoler les suspects par le canon des tyrans, c'était fort bien, au point de vue des Jacobins ; mais les placer au premier rang pour combattre l'ennemi, leur semblait peu sûr, même quand on mettait les sans-culottes derrière eux ; et dans tous les cas, ce premier rang, donné aux suspects dans le combat, était peu en l'honneur des sans-culottes : les pétitionnaires pouvaient paraître suspects eux-mêmes de se vouloir abriter derrière les suspects. Aussi, quand Fayol, tournant la demande en motion, proposa que tous les gens suspects fussent mis en état d'arrestation, Danton, qui l'appuya, ne reprit pas la seconde partie du vœu exprimé par les députés des assemblées primaires :

Ne demandez pas, s'écria-t-il, qu'on les mène à l'ennemi, ils seraient dans nos armées plus dangereux qu'utiles. Enfermons-les, ils seront nos étages.

Mot terrible dans la bouche de Danton, quand on se rappelait les otages enfermés, n y avais un an vers cette époque, par son conseil et par ses soins ! Et pour que rien ne manque aux préliminaires de cette loi des suspects, Robespierre venait joindre sa voix à celle de Danton[23].

C'est sous ce double patronage que la proposition fut décrétée[24].

Le 13, la section de la Fontaine-de-Grenelle signalait à la Commune une nouvelle classe de suspects : c'étaient ceux qui prépareraient les esprits à ne pas recevoir les grandes mesures nécessitées par les circonstances. Pour les contenir, les prisons ordinaires pouvaient bien ne pas suffire. Aussi, le 14, les sections de Paris vinrent demander que le nombre en fût augmenté :

On aura de la peine à se persuader, dit Beaulieu, que des hommes aient été assez imbéciles que de solliciter comme une grâce la création de prisons où il était plus que probable qu'ils seraient un jour enfermés.

Le 20, autre démarche de quelques-uns des commissaires des assemblées primaires : on avait retenu pour ces motions les plus fanatiques. Ils demandaient que tous les ci-devant nobles fussent destitués des fonctions civiles ou militaires, auxquelles ils étaient encore employés. Le 26, c'était une troupe de furies se disant de la société des républicaines révolutionnaires. Elles venaient demander l'exécution de la loi contre les suspects, la levée des hommes en masse, la destitution des nobles de toutes les places, tant militaires que civiles.

C'était de cette manière que l'on avait procédé l'année précédente, à la veille des massacres : et les circonstances étaient analogues. La levée en masse, votée en principe, allait être appliquée. Barère avait fait son rapport et déposé son projet, qui fut voté, séance tenante, le 23 août :

Art. Ier. Dès ce moment jusqu'à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la république, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées.

Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront les vieux linges en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois et l'unité de la république.

Et les suspects entassés dans les prisons, qu'en allait-on faire ? N'avaient-ils pas à craindre, qu'au n'ornent de partir, on ne dit encore qu'il était dangereux de les laisser derrière soi ? Mais pour cette fois, ils n'en eurent que la peur : pour cette fois, ou du moins pour ce moment ; car la Convention entrait de plus en plus dans les voies révolutionnaires, et le 5 septembre 1793 portait en, germe plus de massacres que le jour correspondant et les trois journées précédentes de 1792 n'en avaient produit en réalité. Je veux parler des résolutions prises par la Convention en ce jour, sous la présidence de Robespierre. La séance est d'une telle importance, que je crois utile d'y arrêter le lecteur, en la reproduisant sommairement d'après le texte officiel.

 

Dès l'ouverture, sur la proposition de Merlin de Douai, le tribunal révolutionnaire, naguère accru par son partage en deux sections, fut encore doublé. Au lieu de deux sections il y en eut quatre : deux qui jugeaient, deux qui préparaient la besogne, alternant de mois en mois dans cet office ; le nombre des juges était porté à seize ; celui des jurés, à soixante ; des substituts, à cinq ; des commis-greffiers, à huit[25]. Puis une députation de toutes les sections de Paris, le maire en tête, vient faire entendre le cri de la faim. Le maire cède la parole au procureur-syndic, chargé de lire la pétition où l'on disait :

Vous avez fait des lois sages ; elles promettent le bonheur ; mais elles ne sont pas exécutées, parce que la force exécutrice manque, et si vous ne la créez promptement, elles courent risque d'être frappées de vétusté, le moment d'après leur naissance.

Les ennemis de la patrie lèvent contre elle en ce moment leurs couteaux déjà teints de son propre sang. Vous commandez aux arts, les arts obéissent, et les métaux, sous les mains républicaines, se changent en armes tyrannicides ; mais où est le bras qui doit tourner ces armes contre la poitrine des traîtres ?

Les ennemis cachés de l'intérieur, avec le mot de liberté sur les lèvres, arrêtent la circulation de la vie. Malgré vos lois bienfaisantes, ils ferment les greniers, soumettent froidement à un calcul atroce combien leur rapportera une disette, une émeute, un massacre. Votre âme se brise à cette idée ; vous remettez aux administrateurs les clés des greniers et le livre infernal du calcul de ces monstres. Mais où est le poignet robuste qui tournera avec vigueur cette clé fatale aux traîtres ? Où est l'être fier, impassible, inaccessible à toute espèce d'intrigue et de corruption, qui déchirera les feuillets du livre écrit avec le sang du peuple, et qui en fera aussitôt l'arrêt de mort des affameurs ? (On applaudit.)

Tous les jours nous apprenons de nouvelles trahisons, de nouveaux forfaits ; tous les jours nous sommes inquiétés par la découverte et la renaissance de nouveaux complots ; tous les jours de nouveaux troubles agitent la république, et sont prêts à l'entraîner dans leurs tourbillons orageux, et à la précipiter dans l'abîme insondé des siècles à venir. Mais où est l'être puissant dont le cri terrible réveillera la justice assoupie ou plutôt paralysée, étourdie parla clameur des partis, et la forcera enfin à frapper les têtes criminelles ? Où est-il l'être fort qui écrasera tous ces reptiles qui corrompent tout ce qu'ils touchent et dont les piqûres venimeuses agitent nos citoyens, changent leurs assemblées politiques en arènes de gladiateurs, où chaque passion, chaque intérêt trouve des apologistes et une armée ?

Il est temps, législateurs, de faire cesser la lutte impie qui dure depuis 1789, entre les enfants de la nation et ceux qui l'ont abandonnée

Et vous, Montagne à jamais célèbre dans les pages de l'histoire, soyez le Sinaï des Français I lancez au milieu des foudres les décrets éternels de la justice et de la volonté du peuple ! Inébranlable au milieu des orages amoncelés de l'aristocratie, agitez-vous et tressaillez à la voix du peuple. Assez longtemps le feu concentré de l'amour du bien public a bouillonné dans vos flancs ; qu'il fasse une irruption violente ! Montagne sainte ! devenez un volcan dont les laves brûlantes détruisent à jamais l'espoir du méchant, et calcinent les cœurs où se trouve encore l'idée de la royauté.

Plus de quartier, plus de miséricorde aux traîtres. (Non ! non ! s'écrie-t-on à la fois dans toutes les parties de la salle.) Si nous ne les devançons pas, ils nous devanceront. Jetons entre eux et nous la barrière de l'éternité. (Applaudissements.)

Les patriotes de tous les départements, et le peuple de Paris en particulier, ont jusqu'ici montré assez de patience. On s'est joué ; le jour de la justice et de la colère est venu. (On applaudit.)

Législateurs, l'immense rassemblement des citoyens réunis hier et ce matin sur la place et dans l'intérieur de la maison commune n'a formé qu'un vœu, et une députation vous l'apporte, le voici : Des subsistances, et, pour en avoir, force à la loi. En conséquence, nous sommes chargés de vous demander la formation de l'armée révolutionnaire que vous avez déjà décrétée, et que l'intrigue et la frayeur des coupables ont fait avorter. (Des applaudissements unanimes s'élèvent à plusieurs reprises.)

Que cette armée forme très-incessamment son noyau dans Paris, et que, dans tous les départements qu'elle parcourra, elle se grossisse de tous les hommes qui veulent la république une et indivisible ; que cette armée soit suivie d'un tribunal incorruptible et redoutable, et de l'instrument fatal qui tranche d'un seul coup et les complots et les jours de leurs auteurs ; qu'elle soit chargée de forcer l'avarice et la cupidité à regorger les richesses de la terre, nourrice inépuisable de tous ses enfants ; qu'elle porte ces mots sur ses enseignes, et que ce soit la consigne de tous les instants : Paix aux hommes de bonne volonté, guerre aux affameurs, protection aux faibles ; guerre aux tyrans, justice et point d'oppression. Enfin que cette armée soit composée de manière qu'elle puisse laisser dans toutes les villes des forces suffisantes pour comprimer les malveillants.

Législateurs, vous avez déclaré que la France était en révolution jusqu'à ce que son indépendance soit assurée ; il ne faut pas que ce décret ait été rendu en vain. Hercule est prêt, remettez dans ses mains robustes la massue, et bientôt la terre de la liberté sera purgée de tous les brigands qui l'infestent. La patrie respirera. Les subsistances du peuple seront assurées.

Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris (n° 211), venait d'exprimer le vœu que le palais des Tuileries fût converti en hôpital[26] ; Chaumette, après la lecture de la pétition, demandait que le jardin fût transformé en potager. La Convention détourna l'attention de ces mesures qui l'auraient gênée. Billaud-Varennes réclama la peine de mort contre les administrateurs qui négligeraient d'exécuter une loi quelconque, et l'arrestation de tous les gens suspects ; Bazire demanda la publication du décret qui déclarait la France en révolution ; Billaud-Varennes, que séance tenante on organisât l'armée révolutionnaire ; et Léonard Bourdon ajoutait :

L'établissement de cette armée révolutionnaire doit avoir deux objets : la circulation des subsistances, les approvisionnements de Paris et la répression de tous les ennemis de la liberté. Je demande qu'elle puisse se porter dans toutes les parties de la république où besoin sera ; qu'elle ait à sa suite un tribunal chargé de punir sur-le-champ les criminels.

Je demande donc que, dans la séance de ce soir, le Comité Je salut public nous présente un projet de décret sur ces deux bases : Armée révolutionnaire soldée aux dépens des riches, et dont le double objet sera : 1° de faire sortir les subsistances des magasins où elles sont amoncelées ; 2° d'arrêter les malveillants, et qu'à sa suite il y ait un tribunal chargé de juger dans les vingt-quatre heures les conspirateurs. (Applaudissements.)

Et comme plusieurs semblaient vouloir discuter ces mesures. Billaud-Varennes s'écria :

Il serait bien étonnant que nous nous amusassions ici à délibérer, il faut agir.

Et Gaston :

Nous sommes dans une salle d'armes. Il n'est plus temps de temporiser. La superbe ville de Paris, comme le mont Etna, doit vomir l'aristocratie calcinée de son sein. Il faut décréter que tous les citoyens se réuniront dans les sections qui seront déclarées permanentes. (Bruit. — Plusieurs voix : Elles le sont.) Il faut décréter que les barrières seront fermées. Il faut que tous les mauvais citoyens soient incarcérés.

Danton alla plus loin. Accueilli à la tribune par les applaudissements de la foule qui remplissait le côté droit de l'Assemblée — côté qu'on lui abandonnait pour le purifier des Girondins :

Je pense, dit-il, comme plusieurs membres, notamment comme Billaud-Varennes (on applaudit), qu'il faut savoir mettre à profit l'élan sublime de ce peuple qui se presse autour de nous. Je sais que quand le peuple présente ses besoins, quand il offre de marcher contre ses ennemis, il ne faut prendre d'autres mesures que celles qu'il présente lui-même ; car c'est le génie national qui les a dictées.

Je pense qu'il sera bon que le Comité fasse son rapport, qu'il calcule et qu'il propose les moyens d'exécution ; mais je vois aussi qu'il n'y a aucun inconvénient à décréter à l'instant même une armée révolutionnaire. (On applaudit.)

Élargissons, s'il se peut, ces mesures. Vous venez de proclamer à la face de la France, qu'elle est encore en vraie révolution, en révolution active ; eh bien, il faut la consommer cette révolution ; ne vous effrayez jamais des mouvements que pourront tenter les contre-révolutionnaires dans Paris. Sans doute, ils voudraient éteindre le feu de la liberté dans son foyer le plus ardent ; mais la masse immense des vrais patriotes, des sans-culottes qui cent fois ont terrassé leurs ennemis, existe encore ; elle est prête à s'ébranler : sachez la diriger, et elle confondra encore et déjouera toutes les manœuvres. Ce n'est pas assez d'une armée révolutionnaire, soyez révolutionnaires vous-mêmes. Songez que les hommes industrieux qui vivent du prix de leurs sueurs ne peuvent aller dans les sections ; que ce n'est qu'en l'absence des vrais patriotes que l'intrigue peut s'emparer des sections ! Décrétez donc deux grandes assemblées de sections par semaine, que l'homme du peuple qui assistera à ces assemblées politiques ait une juste rétribution pour le temps qu'elles l'enlèveront à son travail. (On applaudit.)

Il est bon encore que nous annoncions à tous nos ennemis que nous voulons être continuellement et complètement en mesure contre eux. Vous avez décrété trente millions à la disposition du ministre de la guerre pour des fabrications d'armes ; décrétez que ces fabrications extraordinaires ne cesseront que quand la nation aura donné à chaque citoyen un fusil. Annonçons la ferme résolution d'avoir autant de fusils et presque autant de canons que de sans-culottes. (On applaudit.)

Que ce soit la république qui mette le fusil dans la main du citoyen, du vrai patriote ; qu'elle lui dise : La patrie te confie cette arme pour sa défense ; tu la représenteras tous les mois et quand tu en seras requis par l'autorité nationale. Qu'un fusil soit la chose la plus sacrée pour nous ; qu'on perde plutôt la vie que son fusil. (On applaudit.) Je demande donc que vous décrétiez au moins cent millions pour faire des armes de toute nature ; car si nous avions eu des armes, nous aurions tous marché. C'est le besoin d'armes qui nous enchaîne. Jamais la patrie en danger ne manquera de citoyens. (Mêmes applaudissements.)

Mais il reste à punir, et l'ennemi intérieur que vous tenez, et ceux que vous avez à saisir. Il faut que le tribunal révolutionnaire soit divisé en un assez grand nombre de sections (plusieurs voix : C'est fait !) pour que tous les jours un aristocrate, un scélérat, paye de sa tête ses forfaits. (Applaudissements.)

Il demandait donc : 1° que l'on mît aux voix la proposition de Billaud-Varennes sur l'organisation de l'armée révolutionnaire.

2° Que l'on décrétât que les sections se réuniraient les dimanches et les jeudis, avec une indemnité de quarante sous par jour pour qui la réclamerait.

3° Que l'on mît cent millions à la disposition du ministre de la guerre, pour fabriquer des armes jusqu'à ce que tout bon citoyen eût un fusil.

Enfin, qu'il fût fait un rapport sur le mode d'augmenter, de plus en plus, l'action du tribunal révolutionnaire.

Et il finissait par ces mots :

Hommage vous soit rendu, peuple sublime ! A la grandeur vous joignez la persévérance ; vous voulez la liberté avec obstination, vous jeûnez pour la liberté, vous devez l'acquérir. Nous marcherons avec vous, vos ennemis seront confondus, vous serez libres !

Des applaudissements universels, ajoute le Moniteur, éclatent à la fois dans toutes les parties de la salle ; des cris de Vive la République ! se font entendre à plusieurs reprises. — Tous les citoyens qui remplissent la salle et les tribunes se lèvent par une même impulsion : les uns lèvent leurs mains en l'air ; d'autres agitent leurs chapeaux ; l'enthousiasme paraît universel.

Les trois propositions de Danton sont décrétées.

De nouvelles acclamations se font entendre. — La salle retentit des cris de Vive la République !

Disons-le pourtant, quelques voix s'élevèrent contre la mesure démagogique des 40 sous par jour offerts au peuple pour remplir ses devoirs de citoyen dans les sections. Romme osa demander, pour l'honneur de la liberté, la question préalable, au moins l'ajournement ; mais le décret fut maintenu. Billaud-Varennes avait proposé que les 40 sous fussent payés aux pauvres par les riches. Il insista en outre pour qu'on mît en arrestation tous les suspects ; Bazire rappela que cette proposition avait été souvent décrétée et qu'elle n'avait jamais été exécutée complètement. Pourquoi ? parce qu'on ne s'était jamais bien entendu sur ce mot de suspects. Il demandait à le définir ; et ce n'était pas pour en restreindre la portée, comme quelques-uns parurent le croire à entendre leurs murmures. On y avait compris les nobles, les prêtres ; mais, disait Bazire :

Ce ne sont pas les seuls ennemis de l'État. Ce ne sont ni les plus nombreux, ni les plus dangereux. Pourquoi toutes vos mesures n'ont-elles rien produit ? C'est que vous les avez circonscrites à ces gens-là. Vous avez dans les sections, et je vous en atteste tous, vous avez des hommes extrêmement dangereux, des hurleurs apostés depuis longtemps pour la révolution sectionnaire ; vous avez eu des Feuillants, vous avez eu des Brissotins, vous avez encore des hypocrites ; et je demande si tous ces gens-là étaient nobles ? Non, il n'y avait pas deux nobles avec eux. Quels sont donc les individus parmi lesquels se trouve la seconde classe des gens suspects ? Ce sont les boutiquiers, les gros commerçants, les agioteurs, les ci-devant procureurs, huissiers, les valets insolents, les intendants et hommes d'affaires (on applaudit), les gros rentiers, les chicaneurs par essence, profession, éducation.... (Mêmes applaudissements.)

Et il proposait de commencer par épurer les comités révolutionnaires, instruments actifs de la Terreur, où l'on craignait que la contre-révolution ne se glissât ; le lendemain, les comités épurés devaient dresser la liste des suspects, et le surlendemain, la liste serait portée au Comité de sûreté générale qui en ferait son affaire. Léonard Bourdon recommandait de faire la même chose dans les départements, et Billaud-Varennes y souscrivait :

Mais j'observe à la Convention, ajoutait-il, que quand une opération révolutionnaire n'a pas un effet subit, elle est avortée. D'après la proposition du conseil général de la Commune, il faut que tous les aristocrates, les hommes suspects, soient frappés avant vingt-quatre heures. (Applaudissements.)

Prenez donc une mesure qui puisse assurer l'exécution de la première. S'il y a de mauvais comités révolutionnaires, il faut les paralyser par les bons. Il faut que ces derniers soient autorisés par une loi à faire la chasse même hors de leur arrondissement. (Il s'élève quelques murmures.) Alors aucun aristocrate n'échappera, et pour s'en assurer encore davantage, je demande que les barrières soient fermées....

Toutefois, comme la fermeture des barrières pouvait faire obstacle à l'entrée des subsistances, il se contenta de la suspension des passeports.

Bazire demandait plus : c'est que les comités reçussent tous les pouvoirs de la police :

Le mandat d'amener, le mandat d'arrêt, le droit de visites domiciliaires et de désarmement, sans aucun recours à l'autorité centrale.

Et toutes ces propositions furent décrétées à l'unanimité.

Ce n'étaient encore que les préludes de la grande mesure attendue.

Robespierre avait cédé le fauteuil à Thuriot, sans doute afin de rejoindre le Comité de salut public alors réuni pour l'œuvre qui lui avait été prescrite. Avant que 13arère vînt faire connaître les résolutions qu'il aurait prises, les députations se succédaient et entretenaient par leurs discours l'exaltation de l'Assemblée. Telle fut la députation des Jacobins :

Mandataires du peuple, disait l'orateur, les dangers de la patrie sont extrêmes, les remèdes doivent l'être également. Vous avez décrété que les Français se lèveront en masse pour repousser loin des frontières les brigands qui ravagent nos campagnes. Mais les satellites des tyrans, les féroces insulaires, les tigres du Nord qui portent la dévastation parmi nous, sont moins à craindre que les traîtres qui nous agitent dans l'intérieur, qui nous divisent, qui nous arment les uns contre les autres. L'impunité les enhardit, le peuple se décourage en voyant échapper à la vengeance nationale les grands coupables ; tous les amis de la liberté s'indignent de voir que les fauteurs du fédéralisme n'ont pas encore subi la peine de leurs forfaits. Dans les places publiques, les républicains parlent avec indignation des forfaits de Brissot, ils ne prononcent son nom qu'avec horreur. On se rappelle que ce monstre a été vomi par l'Angleterre en 1789 pour troubler notre révolution et entraver sa marche.

Nous demandons qu'il soit jugé ainsi lue ses complices. (On applaudit.)

Le peuple s'indigne de voir encore dis privilégiés au milieu de la république. Quoi ! les Vergniaud, les Gensonné, et autres scélérats, dégradés par leurs trahisons de la dignité de représentants du peuple, auraient pour prison un palais, tandis que de pauvres sans-culottes gémissent dans les cachots sous les poignards des fédéralistes !... (On applaudit.)

Il est temps que l'égalité promène la faux sur toutes les têtes. Il est temps d'épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! législateurs, placez la terreur à l'ordre du jour. (Il s'élève de vifs applaudissements.) Soyons en révolution, puisque la contre-révolution est partout tramée par nos ennemis. (Mêmes applaudissements.) Que le glaive de la loi plane sur tous les coupables !

Nous demandons qu'il soit établi une armée révolutionnaire, qu'elle soit divisée en plusieurs sections, que chacune ait à sa suite un tribunal redoutable, et l'instrument terrible de la vengeance des lois ; que cette armée et ses tribunaux restent en fonctions, jusqu'à ce que le sol de la république soit purgé des traîtres et jusqu'à la mort du dernier des conspirateurs. (Des applaudissements nombreux s'élèvent parmi les citoyens présents à la séance.)

Avant tout, bannissez cette classe chargée de crimes, qui occupe encore insolemment les premiers postes de nos armées, où depuis le commencement de la guerre elle ne s'est signalée que par des trahisons. Les nobles furent toujours les ennemis irréconciliables de l'égalité et de l'humanité entière ; pour leur ôter tout moyen de grossir les hordes de nos ennemis, nous demandons qu'ils soient mis en prison jusqu'à la paix ; cette race altérée de sang ne doit désormais voir couler que le sien. Les mânes des victimes entassées par les trahisons vous demandent une vengeance éclatante et la voix du peuple vous en impose la loi. (De nombreux applaudissements suivent la lecture de cette adresse.)

Il y eut pourtant aussi dans cette tragique journée un intermède comique : trois pétitionnaires se présentèrent à la barre comme députés d'une société populaire. Pour opérer la levée en masse, on avait partagé les hommes qu'elle devait comprendre en trois classes, en ordonnant que la première, formée des plus jeunes, partirait d'abord tout entière. Les pétitionnaires repoussaient cette distinction de classe comme injurieuse, et demandaient que les trois classes en réquisition se réunissent pour fournir le nombre d'hommes exigés. Des murmures éclatèrent, et une voix perçant à travers le bruit fit entendre ces mots : Ces trois pétitionnaires sont des jeunes gens ! Ils s'échappèrent de la salle au milieu des huées universelles.

Vint alors une autre députation plus en harmonie avec le ton de l'Assemblée :

Elle demande la destitution de tous les nobles et prêtres, des emplois civils et militaires ; l'exécution plus sévère des lois contre l'agiotage et l'accaparement ; le jugement prompt et définitif de la veuve Capet, de Brissot et des autres députés détenus ; l'institution d'une armée révolutionnaire, et de douze tribunaux révolutionnaires ambulants, autorisés à juger sur-le-champ, sans autres formes que celles qu'ils jugeront nécessaires à leur propre conviction.

Robespierre, qui avait repris le fauteuil et qui complimenta la députation, pouvait déjà trouver, dans ce dernier trait, l'inspiration des mesures qu'il devait faire décréter plus tard ; et, dès ce moment, il y avait au sein de la Convention des hommes tout prêts à les mettre en pratique. Drouet s'écriait :

Mandataires du peuple, ce serait trahir sa justice que de méconnaître son droit à une vengeance éclatante contre ses ennemis. Depuis assez longtemps on abuse de la générosité du peuple français.... Le jour est venu d'être d'autant plus inflexibles que vous avez été faibles. C'est le moment de verser le sang des coupables. Qu'avons-nous besoin de notre réputation en Europe ? Noire générosité a passé pour faiblesse, elle a enhardi les traîtres, et provoqué de nouveaux crimes ; elle nous en a donc rendus les complices.... (Plusieurs voix : C'est vrai. — Applaudissements.)

Quel a été le succès de cette aveugle clémence, que vous preniez pour de la magnanimité ? Ne vous en a-t-on pas moins calomniés ? De tous côtés ne vous appelle-t-on pas des scélérats, des brigands, des assassins ? Eh bien, puisque notre vertu, notre modération, nos idées philosophiques ne nous ont servi de rien, soyons brigands pour le bonheur du peuple : soyons brigands....

Pour le coup, c'était trop fort, et l'Assemblée éclata en murmures. Des voix criaient : à l'ordre 1 et l'orateur dut expliquer son mot :

Ce mot, dit-il, effraye votre vertu. Je ne vous propose pas en effet de faire des actes de brigands : c'est votre justice que je réclame ; mais je ne veux pas une demi-justice. Je veux que votre impassibilité brave les calomnies. On demande que nous élevions nos mesures à la hauteur de fa révolution qu'elles doivent étayer. Eh bien, osez-en prendre l'attitude, nous serons révolutionnaires sans cesser d'être justes. Et si les tyrans de l'Europe prétendent qu'être révolutionnaires, c'est être brigands, n'importe, vous aurez fait périr les traîtres ; vous aurez sauvé la patrie.

Vous venez de prendre une mesure de sûreté qui satisfait à l'indignation publique ; mais ce n'est pas assez. Vous avez ordonné que les gens suspects seraient arrêtés. Je voudrais que vous déclarassiez à ces hommes coupables, que si, par impossible, la liberté était en péril, vous les massacreriez impitoyablement.

L'orateur, ramené ainsi au fond de sa pensée, excita par la crudité de ses déclarations de nouveaux murmures, et Thuriot avait entrepris de relever la Révolution à ses propres yeux, en lui rappelant qu'elle ne pouvait être que le triomphe de la vertu, quand Barère vint enfin, au nom du comité de salut public, lire son rapport :

Depuis plusieurs jours, dit-il, tout semblait annoncer un mouvement dans Paris. Des lettres interceptées, soit pour l'étranger, soit pour des aristocrates de l'intérieur, annonçaient les efforts constants que faisaient leurs agents pour qu'il y eût incessamment, dans ce qu'ils appellent la grande ville, un mouvement. Eh bien ! ils auront ce dernier mouvement.... (Il s'élève de vifs applaudissements.) Mais ils l'auront organisé, régularisé, par une armée révolutionnaire qui exécutera enfin ce grand mot qu'on doit à la commune de Paris : — Plaçons la terreur à l'ordre du jour. C'est ainsi que disparaîtront en un instant et les royalistes et les modérés, et toute la tourbe contre-révolutionnaire qui vous agite. Les royalistes veulent du sang : eh bien ! ils auront celui des conspirateurs, des Brissot, des Marie-Antoinette. Ils veulent préparer un mouvement : eh, bien ! ils vont en éprouver les effets ; ce ne sont pas des vengeances illégales, ce sont les tribunaux extraordinaires qui vont l'opérer. Vous ne serez pas étonnés des moyens que nous vous présenterons, lorsque vous saurez que, du fond de leurs prisons, ces scélérats conspirent encore, et qu'ils sont le point de ralliement de nos ennemis. Brissot a dit et a imprimé qu'avant que sa tête tombât, celles d'une partie des membres de la Convention ne seraient plus, et que la Montagne serait anéantie ; c'est ainsi qu'ils cherchent à vous arrêter par la terreur dans votre marche révolutionnaire.

Les royalistes veulent troubler les travaux de la Convention.... Conspirateurs, elle troublera les vôtres. (Vifs applaudissements.)

Ils veulent faire périr la Montagne : eh bien ! la Montagne vous écrasera ! Dès demain le Comité vous proposera les moyens d'avoir une armée révolutionnaire de six mille hommes dans Paris et de douze cents canonniers. (On applaudit.)

Après avoir, selon son habitude, longuement étendu son réquisitoire et d'autant plus volontiers qu'il tombait sur les royalistes, il en arrivait au projet de décret, que le comité avait été chargé de rédiger séance tenante :

Art. Ier. Il y aura à Paris une force armée soldée par le trésor public, composée de six mille hommes et de douze cents canonniers, destinée à comprimer les contre-révolutionnaires, à exécuter partout où besoin sera les lois révolutionnaires et les mesures de salut public qui seront décrétées par la Convention nationale et à protéger les subsistances.

Art. II. Cette force armée sera organisée dans le jour, selon le mode prescrit par la loi, La municipalité de Paris et le commandant général se concerteront sur-le-champ avec deux membres du Comité de salut public pour la formation de cette. force.

Art. III. La solde de cette force révolutionnaire sera la même que celle de la gendarmerie nationale de Paris.

Le tribunal révolutionnaire accru et les suspects désignés à sa justice, un salaire donné pour assister aux séances des sections et, une armée spéciale créée pour ceux qui trouveraient plus commode de combattre la contre-révolution que de marcher à la frontière, voilà les résultats de cette fameuse séance qui contenait en principe tous les excès de la Terreur.

Ces mesures furent diversement acceptées.

Pour ce qui est du tribunal révolutionnaire et des suspects, la Convention semblait n'avoir pas fait assez encore. Les rapports de police attestaient avec quel zèle on procédait à l'arrestation de ces derniers :

Arrestation faite par le comité révolutionnaire de la section de l'Unité, de vingt quatre personnes suspectes, dont six ci-devant nobles et un ecclésiastique, les autres sont banquiers, notaires ou accapareurs ; ils ont été traduits en prison après la saisie de leurs papiers. Ils craignent beaucoup le renouvellement de septembre 1792, du moins à ce qu'ils disent.... Je tiens ces détails du citoyen Philippe, président de la section de l'Unité[27].

Ils témoignaient aussi des appréhensions que laissait le souvenir de funestes journées, non-seulement parmi les détenus (c'était bien naturel), mais dans le public. On lit dans le Bulletin du 10 septembre :

On craint que l'armée révolutionnaire ne désarme tous les citoyens et ne se porte ensuite aux prisons pour juger et expédier les personnes[28].

Et encore dans la Situation de Paris du 19 septembre :

Il a été dit que les prisonniers couraient risque pour leur vie et que l'on minait les prisons[29].

Quoi qu'il en dût être, les comités révolutionnaires exerçaient à l'envi ces pouvoirs nouveaux qui leur étaient donnés, et en remerciant la Convention de ses décrets ils disaient hautement de quelle façon ils entendaient en faire usage ; témoin ce qui se passa dans la séance du 12 septembre :

Dans cette séance, dit Beaulieu, une députation des comités révolutionnaires de Paris vint, au nom de la Patrie, remercier la Convention des mesures qu'elle avait prises pour la sauver : ils déclarèrent que la loi relative aux gens suspects devait être exécutée révolutionnairement ; et ils prétendirent que l'égalité sur laquelle elle devait reposer était blessé, parce que quelques-uns des suspects arrêtés avaient déjà été relâchés.

Trois surtout, disaient-ils, ont été mis en liberté par un décret de la Convention sous le prétexte qu'ils étaient nécessaires à leurs fonctions : un homme suspect est mort civilement ; il doit donc être remplacé. Nous demandons que tous les individus arrêtés comme suspects et qui ont été élargis par les ordres de la Convention ou de quelqu'un de ses comités sans avoir été entendus contradictoirement avec les comités qui les avaient fait mettre en arrestation, soient rétablis dans les lieux d'arrêt.

Et le président leur donnait acte de leur pétition et les invitait aux honneurs de la séance[30].

A voir comment on appliquait le décret du 5 septembre, on peut se demander si la fameuse loi des suspects, rendue le 17, sur le rapport de Merlin de Douai, loi dont les conséquences furent si terribles, ne put pas être d'abord considérée comme un tempérament à l'arbitraire qui venait d'être donné aux comités ! Nous reviendrons sur cette loi quand nous parlerons plus spécialement des prisons.

Le décret des quarante sous par séance, au moyen duquel Danton avait cru, sans doute, s'assurer un regain de popularité dans les sections, ne fut pas accueilli d'une manière qui répondît à son attente. Une députation des quarante-huit sections vint dans la séance du 17 en demander le rapport à la Convention :

L'orateur de cette députation, dit l'auteur du Diurnal, était un jeune homme nommé Varlet, qui poussait la démagogie et ses fureurs jusqu'au délire. Il avait été arrêté avec Hébert, par ordre de la commission des Douze, avant le 31 mai. Il arrivait à cet insensé, comme à ceux qui lui ressemblent, de dire de temps à autre d'excellentes choses. Sa réclamation contre l'infâme salaire des quarante sous était certainement raisonnable ; aussi Bazire, et Robespierre surtout, prétendirent-ils que les pétitionnaires étaient des intrigants qui voulaient avilir le peuple. Robespierre les compare aux aristocrates de l'Assemblée constituante, qui, dans l'intention de la dissoudre, avait fait tous leurs efforts pour que les députés ne reçussent point d'honoraires. On demanda pourquoi Varlet, qui était de la réquisition, n'était pas aux armées. Peu s'en fallut qu'il ne fût à l'instant même mis en état d'arrestation ; mais on feignit de respecter le droit de pétition, et on le laissa sortir.

Varlet était-il fâché d'avoir été prévenu ? Toujours est-il que cette répugnance à une mesure qui a été, dans tous les temps, la corruption de la démocratie, fut partagée par un grand nombre, et persista dans plusieurs sections ; les rapports de police le constatent :

Le décret qui accorde une indemnité aux sans-culottes des sections occasionne du tumulte 'et du trouble. Ils se disposent à faire à la Convention une seconde pétition pour le rapport de ce décret[31].

Quant à l'armée révolutionnaire, les enrôlés ne lui manquèrent pas ; mais elle était loin d'être aussi bien vue de la population, et d'abord des aristocrates, cela se comprend :

L'armée révolutionnaire, dit l'observateur de la police Béraud, à la date du 8 septembre, l'armée révolutionnaire fatigue furieusement l'imagination de tous les aristocrates, ils cherchent des moyens pour on retarder au moins la formation, sous le spécieux prétexte qu'elle ne sera composée que de brigands qui égorgeront jusqu'aux patriotes les plus distingués[32].

Et les patriotes n'étaient pas tous éloignés de partager cette opinion :

On craint, dit le Bulletin de police du 10 septembre, que l'armée révolutionnaire ne désarme tous les citoyens et ne se porte ensuite aux prisons pour juger et expédier les prisonniers[33].

Si cette crainte pouvait être fondée dans Paris, elle l'était et bien plus encore au dehors, après que Boulanger, qui commandait en second, fut venu déclarer aux Jacobins que Ronsin et lui allaient promener leur armée :

Il est temps, s'écriait-il, de punir les scélérats ; nous demandons qu'une guillotine soit continuellement à notre suite.

Une promenade avec ce cortège n'était pas de nature à plaire beaucoup aux pays qui devaient être traversés.

Nous en trouverons plus loin le témoignage.

Cette tyrannie nouvelle rencontra, au moins dans ses origines, des résistances chez un peuple qui se croyait appelé à la liberté ; et les femmes, plus hardies que les hommes dans la réaction comme dans l'action en ce temps-là, en donnèrent l'exemple contre certaines mesures que l'on prescrivait comme nationales et qui n'étaient que vexatoires : par exemple, l'obligation de porter la cocarde. Leur opposition pouvait aller plus loin, si l'on en croit un rapport de police du 19 septembre :

es femmes du marché Saint-Martin étaient hier armées de verges pour étriller celles qui porteraient la cocarde ; ce prétexte pourrait amener des choses plus sérieuses. Cette fermentation est générale ; ces femmes s'accordent sur un point : le besoin d'un nouvel ordre de choses qui les tire de la misère où elles se disent plongées ; elles se plaignent des autorités constituées, demandent le renouvellement de la Convention, etc. Voici leurs propres expressions dans le faubourg Saint-Antoine : Si nos maris ont fait la révolution, nous ferons la contre-révolution, si elle est nécessaire[34].

Cela peut faire comprendre le souci qu'en avait ce pauvre général Hanriot, et son ordre du jour du 21 septembre :

Mes camarades, tenons-nous sur nos gardes ! Des citoyennes, peinées de la paix qui règne entre nous, veulent allumer le feu de la guerre civile ; trente d'entre elles ont déjà insulté la cocarde nationale ; prenez-y garde citoyens et citoyennes respectables, il est facile de voir que c'est encore l'or du ministre anglais et compagnie qui a été répandu avec profusion.

Une citoyenne qui est attachée à son pays et qu'a ses petites occupations journalières, ne commet jamais d'extravagance capable de troubler l'harmonie d'une République telle que la nôtre, où l'on veut anéantir le règne des intrigants qui l'affligent et voudraient se la partager. Veillons plus qu'à l'ordinaire, veillons et arrêtons les agitateurs de tout sexe, traduisons-les devant les autorités constituées qui doivent en connaître ; point de grâce aux médians et aux perturbateurs, et faisons parler la loi devant ces êtres indignes de la société.

Les réserves toujours de cent hommes et les patrouilles fréquentes tant aux barrières, pour empêcher la sortie du pain ou des farines de Paris, qu'autour des portes des boulangers, pour en dissiper les attroupements, et autour des établissements publics pour y maintenir la tranquillité et faire respecter les couleurs nationales.

Signé à l'original, HANRIOT, commandant-général[35].

Les boulangers, les vivres, étaient fort justement aussi un des sujets de préoccupation du général et de la police de Paris. Les preuves s'en multiplient dans les mois qui vont suivre.

 

V. — L'AN II.

 

Le 22 septembre commençait la deuxième année de la République, et ici une explication est nécessaire pour lever une sorte de contradiction dans les actes du temps.

Tout en marquant au 22 septembre 1792 l'ère républicaine, on n'avait pas tout d'abord rompu avec l'ancien calendrier ni même rejeté l'ère vulgaire : les deux chronologies marchaient de front. Il en était de l'ère de la République comme de l'ère de la Liberté, datée de la réunion des États-Généraux. L'an I de la Liberté commençant au 5 mai 1789 n'avait eu que huit mois ; l'an II avait pris pour commencement le commencement de 1790. L'année 1792, qui était l'an IV de la Liberté, devint l'an Ier de la République, à partir du 22 septembre, et l'année recommençant, selon l'usage vulgaire, au 1er janvier 1793, on avait compté, à partir de cette date, l'an II de la République. Dans l'un et l'autre cas, l'ère nouvelle avait donc emprunté à l'ère ancienne ses jours et ses mois, se subordonnant en quelque sorte à son cours. Mais au 22 septembre 1793. on s'affranchit de cette dépendance, et comme c'était effectivement alors seulement que la seconde année de la République commençait, on data de ce jour même le premier jour du premier mois de la seconde année, rompant absolument avec l'ère vulgaire. Ainsi l'an II, que l'on comptait depuis le 1er janvier 1793 avec les mois du calendrier grégorien, recommença le 22 septembre avec les mois du calendrier nouveau : mort de Louis XVI, an II ; de Marie-Antoinette, an II ; des Girondins, an Il ; de Danton, an II ; de Madame Élisabeth, an II ; de Robespierre, an II. Ce terrible an II a vingt mois ![36]

La nouvelle année républicaine commençait pourtant sous de meilleurs auspices. La levée en masse avait été décrétée le 23 août. Au nord-ouest, le 8 septembre, Houchard remportait la victoire d'Hondschoote, victoire compensée, il est vrai, par la déroute de Menin ; mais le 16, Jourdan gagnait la bataille de Wattignies et débloquait Maubeuge ; et au nord-est, où les lignes de Wissembourg avaient été perdues dans ce même temps, le jeune Hoche, mis à la tête de l'armée de la Moselle, puis des armées de la Moselle et du Rhin, manœuvrait avec tant d'habileté dans les Vosges qu'avant la fin de décembre Wissembourg était repris et Landau débloqué. A l'intérieur la Convention ne regagnait pas moins l'avantage. Le fédéralisme succombait. La Normandie, la Bretagne avaient dû renoncer à toute lutte après l'échec de Vernon (14 juillet). Bordeaux n'avait pas essayé de résister davantage[37]. Les Marseillais avaient été battus par Carteaux (25 août), et la ville avait dû ouvrir ses portes : soumission qui décida, il est vrai, Toulon à se jeter dans les bras des Anglais (27 août) ; mais Lyon, privé de l'appui qu'il attendait de Marseille, opposait en vain aux assaillants les suprêmes efforts de son désespoir. L'armée républicaine y entra le 7 octobre, et toutes les forces dont on pouvait disposer furent alors dirigées contre Toulon, qui fut évacué par les Anglais, et repris le 19 décembre.

Quant à la Vendée, on pouvait croire que le dernier coup lui avait été porté vers le même temps. Les armées de la Convention avaient à leur tête, dans cette région, les Ronsin, les Rossignol, les Léchelle, qui étaient plus que suffisants pour les perdre ; mais ces hommes avaient aussi auprès d'eux les Kléber, les Marceau, qui réussirent à les faire triompher. Les Vendéens, vaincus à Chollet (21 octobre 1793), tentèrent leur campagne désespérée au delà de la Loire, et incertains s'ils iraient en Bretagne ou en Normandie, ils avaient fini par se diriger sur Granville ; mais arrêtés devant Granville, rétrogradant et arrêtés par Angers, coupés de la route de Saumur, ils n'avaient repris la route de Bretagne que pour se faire écraser dans le Mans (12 décembre), et exterminer à Savenay (23 décembre).

Mais le succès même ne fit qu'effaroucher davantage les vainqueurs.

Les mesures décrétées le 5 septembre venaient de recevoir leur exécution. La loi des suspects, on l'a vu, avait été rendue le 17 septembre ; le tribunal révolutionnaire fut réorganisé sur le plan qui avait été résolu, et le 28 Vouland présentait au nom des Comités de salut public et de sûreté générale les noms des vingt juges, des soixante jurés et des cinq substituts qui devaient, avec Hermann pour président et Fouquier - Tinville maintenu pour accusateur public, former le tribunal agrandi.

Le 10 octobre (19 vendémiaire), Saint-Just lisait à la Convention ce fameux rapport, digne d'inaugurer le régime de la Terreur dans la loi. Tout ce qui avait été fait jusque-là n'était rien à ses yeux. Le droit qu'il revendiquait pour le gouvernement à établir c'était le droit de conquête :

Il est temps, disait-il, d'annoncer une vérité qui désormais ne doit plus sortir de la tête de ceux qui gouvernent. : la République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique, et régnera sur elle par droit de conquête.

Vous n'avez plus rien à ménager contre les ennemis du nouvel ordre de choses, et la liberté doit vaincre à tel prix que ce soit.

Votre Comité de salut public, placé' au centre de tous les résultats, a calculé les causes des malheurs publics ; il les a trouvés dans la faiblesse avec laquelle on exécute vos décrets....

Il n'y a point de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera. Vous avez à punir, non-seulement les traîtres, mais les indifférents mêmes ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République, et ne fait rien pour elle. Car depuis que le peuple français a manifesté sa volonté, tout ce qui lui est opposé est hors le souverain : ce qui est hors le souverain est ennemi.

Si les conjurations n'avaient point troublé cet empire, si la patrie n'avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice naturelle : ces maximes sont bonnes entre les amis de la liberté ; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus rien que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l'être par la justice : il faut opprimer les tyrans.

Avec de pareilles vues le gouvernement présent lui-même, le gouvernement inauguré par la révolution du 31 mai, il le dénonçait comme ennemi :

Un peuple, disait-il, n'a qu'un ennemi dangereux, c'est le gouvernement ; le vôtre vous a fait constamment la guerre avec impunité.

Les administrateurs, les ministres, les généraux, tout lui était suspect de trahison :

Nos ennemis n'ont point trouvé d'obstacle à ourdir les conjurations. Les agents choisis sous l'ancien ministère, les partisans des royalistes, sont les complices nés de tous les attentats contre la patrie. Vous avez eu peu de ministres patriotes : c'est pourquoi tous lcs principaux chefs de l'armée et de l'administration, étrangers au peuple, pour ainsi dire, ont constamment été livrés aux desseins de nos ennemis....

Il n'est peut-être point de commandant militaire qui ne fonde en secret sa fortune sur une trahison en faveur des rois....

Il les condamnait tous :

Le gouvernement est donc une conjuration perpétuelle contre l'ordre présent des choses. Six ministres nomment aux emplois ; ils peuvent être purs, mais on les sollicite ; ils choisissent aveuglément ; les premiers après eux sont sollicités, et choisissent de même ; ainsi le gouvernement est une hiérarchie d'erreurs et d'attentats....

Et il n'y avait pas de temps à perdre pour les frai) per :

Il est possible que les ennemis de la France fassent occuper en trois mois tout votre gouvernement par des conjurés...

Citoyens, tous les ennemis de la République sont dans son gouvernement. En vain vous vous consumez dans cette enceinte à. faire des lois ; en vain votre Comité, en vain quelques ministres vous secondent, tout conspire contre eux.

Il jetait alors un coup d'œil général sur la situation intérieure ; et après avoir mis en parallèle la fortune privée et la fortune publique, montré comme la loi contre les accapareurs était sans application et la loi du maximum sans effet, il en venait aux grands moyens :

Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l'immolerait par elle-même. Elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté, parce qu'elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer. Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé.

Vous êtes trop loin de tous les attentats ; il faut que le glaive des lois se promène partout avec rapidité, et que votre bras soit partout présent pour arrêter le crime.

Il est impossible que les lois révolutionnaires soient exécutées, si le gouvernement lui-même n'est pas constitué révolutionnairement.

Et après avoir commenté et motivé son axiome par un nouveau réquisitoire contre l'aristocratie et la richesse, contre l'administration et les bureaux, il proposait son décret :

Art. I. Le gouvernement provisoire de la France sera révolutionnaire jusqu'à la paix.

Art. II. Le conseil exécutif provisoire, les ministres, les généraux, les corps constitués sont placés sous la surveillance du Comité de salut public qui en rendra compte tous les huit jours à la Convention.

Art. III. Toute mesure de sûreté doit être prise par le conseil exécutif provisoire, sous l'autorisation du Comité qui en rendra compte à la Convention.

Art. IV. Les lois révolutionnaires doivent être exécutées rapidement. Le gouvernement correspondra directement avec les districts dans les mesures du salut public.

Suivaient trois autres titres sur les subsistances, la sûreté générale, les finances, le tout en 14 articles qui furent votés, séance tenante, à l'unanimité[38].

Ce n'était encore qu'une première ébauche du régime à fonder ; et le Comité de salut public, encouragé par le succès, allait lui donner une forme mieux définie et plus précise. Mais déjà on agissait selon son esprit. Les arrestations se multipliaient sans contrôle. Un décret du 27 du 1er mois (18 octobre) avait ordonné que les comités de surveillance seraient tenus de remettre aux personnes qu'ils feraient emprisonner copie du procès-verbal contenant les motifs de leur arrestation[39]. Dans la séance du 30, les membres des comités révolutionnaires de Paris vinrent s'en plaindre à la Convention :

Les hommes, dirent-ils, appelés par la confiance de leurs concitoyens pour remplir les fonctions de membres du comité révolutionnaire, se présentent devant vous pour vous demander si le salut de la patrie est tellement assuré qu'on puisse laisser jouir sans crainte les gens suspects de leur liberté.

Nous n'avons pas vu sans douleur le décret portant qu'on communiquera aux personnes arrêtées les motifs de leur arrestation. La conviction morale détermine souvent les mesures que l'on prend contre eux. Il serait donc difficile de consigner dans un procès-verbal les motifs de leur arrestation. D'ailleurs, citoyens, les comités révolutionnaires formés de sans-culottes feraient souvent, dans la rédaction de ces procès-verbaux, des erreurs involontaires dont profiteraient les contre-révolutionnaires pour se faire rendre la liberté.

La pétition fut renvoyée au Comité de sûreté générale et le décret fut rapporté le 3 du 2e mois (24 octobre) sur un discours de Robespierre :

Sans doute, avait-il dit, il faut protéger la liberté individuelle : mais s'ensuit-il qu'il faille par des formes subtiles laisser périr la liberté publique ?

Les emprisonneurs allaient se décourager !

Ces hommes simples et vertueux, qui ne connaissent pas les subtilités de la chicane, voyant opposer à leurs travaux cette astuce révolutionnaire, ont laissé ralentir leur zèle.... N'allez pas réduire au découragement les amis de la patrie. Il n'est pas temps de paralyser l'énergie nationale. Il n'est pas temps d'affaiblir les grands principes. Généreux représentants du peuple, vous avez, par la constance de vos efforts, gravi au sommet du rocher de la liberté : gardez-vous de faiblir, car il retomberait sur vous en éclats et vous précipiterait au fond de l'impur marais[40], etc.

Quant aux personnes emprisonnées, le tribunal révolutionnaire, récemment installé, comme on l'a vu, dans ses quatre sections, était désormais en mesure d'y suffire ; et les enragés réclamaient impatiemment les têtes illustres marquées pour la mort.

Le 1er octobre, une délégation des quarante-huit sociétés populaires de Paris (il y en avait une par section) vint demander à la Convention la mort de Brissot et de ses complices :

Cette pétition de cannibales, dit Beaulieu, fut couverte d'applaudissements. Thuriot déclara que le vœu des pétitionnaires était celui de la France entière et de la justice elle-même. Il appuya leur adresse, et fit la motion que le Comité de sûreté générale se présentât à la tribune, à deux heures, pour y lire l'acte d'accusation de Brissot et ses complices. Vouland déclara que le Comité était assemblé nuit et jour pour s'occuper de l'affaire des députés fédéra ; listes, qu'il n'avait pu terminer encore, et qu'Amar, qui devait en être le rapporteur, demandait trois jours pour le présenter[41].

Le 7 octobre, Gorsas, l'intrépide journaliste, mis hors la loi, était, sans plus de formalité, envoyé au supplice sur la simple constatation de son identité. Les grands procès allaient commencer : Marie-Antoinette (le 16 octobre) ; les Girondins (le 31), le duc d'Orléans (le 6 novembre) ; Mme Roland (le 8) ; Bailly (le 11) ; Manuel (le 14) ; Houchard (le 16) ; Barnave et Duport Dutertre (le 29), etc. Nous y reviendrons en parlant plus spécialement du tribunal révolutionnaire. Mais dès à présent citons ce passage des Révolutions de Paris, où l'auteur, parlant du supplice de Mme Du Barry (le 7 décembre), semble chercher dans les ménagements mêmes qu'il recommande envers les condamnés, une sorte de raffinement à leur supplice :

Point de miséricorde pour les méchants ; mais une fois condamnés, il ne faut pas qu'un peuple qui se dit républicain se dégrade jusqu'à faire dégénérer en petites vengeances les actes de justice nationale. Pourquoi, au contraire, ne pas donner les formes les plus imposantes aux détails du supplice ? Nous voudrions que les condamnés fussent conduits à l'échafaud dans une voiture bien suspendue, afin que les cahots de la route ne fissent rien perdre des impressions que ce moment terrible fait ordinairement sur l'âme. Cette voiture devrait être chargée d'inscriptions analogues, qui rappelassent à la multitude ce qu'elle se doit à elle-même, et ce qu'elle doit aux individus que la loi frappe de son glaive.

Il renouvellerait volontiers, on le voit, les processions des auto-dafé.

Pourquoi lier les mains aux suppliciés ? C'est de leur tête seule qu'ils doivent payer leurs forfaits. Pourquoi aussi le peuple se permet-il une infinité de choses qui n'annoncent pas la hauteur de ses principes ? Un silence profond et des hymnes graves et sentencieuses conviendraient beaucoup mieux, ce semble, et concourraient davantage au but moral que l'on doit se proposer dans les exécutions. Le spectacle du crime sur l'échafaud laisserait un souvenir plus profond et plus terrible dans les esprits. Et d'ailleurs, le criminel qui entend chanter la carmagnole autour de lui en prend occasion pour se donner plus de morgue ; il affecte une sorte de dignité, et profite de sa situation pour se procurer la seule puissance qui lui reste, l'idée qu'il sera plaint, et qu'on lui saura gré de sa résignation ; au lieu que si l'on ne paraissait pas s'acharner à lui, on le verrait livré tout entier à ses remords, et son supplice commencerait beaucoup plus tôt[42].

 

VI. — LA RELIGION SOUS LA TERREUR.

 

Les progrès de l'esprit révolutionnaire auraient pu se mesurer à la recrudescence des manifestations antireligieuses. L'Assemblée constituante avait commis la faute irréparable de porter la main sur la religion en faisant la constitution civile du clergé (12 juillet 1790[43]) et en menaçant de destitution ceux qui refuseraient de s'y soumettre (décret du 27 novembre), décret qui, sanctionné le 26 décembre et obéi par quelques-uns, amena la grande scène du 4 janvier 1791, où les évêques, l'évêque d'Agen en tête et les ecclésiastiques membres de l'Assemblée, sommés de prêter serment par appel nominal, soutinrent par une confession éclatante l'honneur du clergé français et la foi mise en péril. L'Assemblée législative avait continué la persécution par le décret du 29 novembre 1791, qui exigeait des prêtres le serment civique, impliquant fidélité à la Constitution civile du clergé comme au reste, sous peine d'être déclarés incapables de toute fonction ecclésiastique ou civile, privés de tout traitement ou pension, réputés suspects, soumis à la surveillance, et confinés dans une ville déterminée ; même déportés, selon la proposition de Vergniaud votée peu de temps après, s'ils étaient déclarés perturbateurs ; et il était facile de les rendre responsables des troubles dont ces décrets pouvaient être l'occasion. Ce n'était pas assez, et par le décret du 27 mai 1792 la déportation avait été prononcée contre les ecclésiastiques insermentés, comme mesure de sûreté publique et générale, dans des cas déterminés : il suffisait pour cela de la demande de vingt citoyens actifs et de l'avis conforme du district, ou de commissaires nommés par le directoire du département, en cas d'avis contraire du district. C'est le veto opposé enfin à ce décret qui amena l'émeute du 20 juin et bientôt la révolution du 10 août. La Convention ne devait pas s'en tenir là. La déportation devint pour les insermentés la peine de droit commun ; et en cas d'infraction à la loi de déportation, la mort : lois du 24 avril 1793, du 30 vendémiaire an II (20 et 21 octobre 1793, etc., etc.). Mais pour les assermentés, on les avait laissés dans les églises : ils avaient prêté le serment, que pouvait-on leur demander de plus ? et, jusqu'au 31 mai, jusqu'après le 31 mai, les cérémonies religieuses avaient pu se produire dans les rues de Paris. Ce ne fut pas pour longtemps. Les insultes à la religion s'étalaient librement au sein de la Convention elle-même et l'on pouvait voir à plusieurs signes jusqu'où l'on devait aller dans cette voie. Le 25 août, une députation d'instituteurs, admise à la barre, avait présenté une pétition pour que l'éducation nationale fût forcée et gratuite ; — laïque aussi assurément, et voici comment ce dernier point était entendu dans ces écoles. On lit dans le compte rendu de la séance :

Un des enfants qui accompagnent la députation demande qu'au lieu de les prêcher au nom d'un soi-disant Dieu, on les instruise des principes de l'égalité, des droits de l'homme et de la Constitution[44].

Cette profession d'athéisme, mise dans la bouche d'un enfant, souleva l'indignation de l'Assemblée : le Moniteur le constate. Mais quant au Christianisme, on poussait à l'abjurer ; et si les prêtres assermentés étaient tolérés encore, leur apostasie était en faveur. Le nouvel an II fut inauguré dans l'Assemblée par une visite significative à cet égard. On lit dans le Diurnal :

Le 22 septembre, l'évêque de Périgueux vint à la Convention nationale pour lui faire hommage de sa femme : Je l'ai choisie, dit-il, pauvre de fortune, mais riche en vertus, parmi la classe des sans-culottes. Il termina en demandant que l'Assemblée prît le mariage des prêtres sous sa protection spéciale. On demanda que la femme de l'évêque fut admise aux honneurs de la séance, et que le Président lui donnât l'accolade fraternelle, ce qui fut exécuté au milieu des applaudissements universels.

Quinze jours après, le 8 octobre (17 vendémiaire) c'était Chabot qui venait annoncer son mariage à ses collègues :

On sait, dit-il, que j'ai été prêtre, capucin même ; je dois donc motiver à vos yeux la résolution que j'ai prise. Comme législateur, j'ai cru qu'il était de mon devoir de donner l'exemple de toutes les vertus. On me reproche d'aimer les femmes : j'ai cru que c'était anéantir la calomnie que d'en prendre une que la loi M'accorde et que mon cœur réclame depuis longtemps. Je ne connaissais pas, il y a trois semaines, la femme que j'épouse. Elevée, comme les femmes de son pays, dans la plus grande réserve, on l'avait soustraite aux regards des étrangers. Je n'étais donc pas amoureux d'elle, je ne le suis encore que de sa vertu, de ses talents, de son esprit et de son patriotisme.

Après ce préambule, dit Beaulieu, Chabot fit la lecture de son contrat de mariage. Sa future se nommait Frey ; c'était la sœur de deux banquiers allemands, de qui il reconnut avoir reçu deux cent mille francs qu'il lui avait donnés, et qui étaient le fruit de ses malversations. Chabot termina en invitant les Jacobins à assister par députation à son mariage.

Le 20 octobre (29 vendémiaire), Hanriot supprimait officiellement, dans le ressort de ses ordres du jour, toutes les cérémonies extérieures :

Les ministres et les sectaires de tous les cultes quelconques sont invités à ne plus faire au dehors de leurs temples aucunes cérémonies religieuses : tout bon sectaire sera assez sage pour maintenir de tout son pouvoir l'exécution de cet arrêté. L'intérieur d'un temple est suffisant pour offrir son hommage à l'Éternel, qui n'a pas besoin d'un cérémonial offensant pour tout homme qui pense : selon tous les sages, un cœur pur est le plus bel hommage que la divinité puisse désirer[45].

Les manifestations extérieures allaient commencer en un autre sens par l'invasion de la populace dans les églises, et par les processions grotesques qui venaient apporter à la Convention les objets sacrés dont on les avait dépouillées :

Dans la séance du 16 brumaire (6 novembre), les habitants de Mennecy (Seine-et-Oise) viennent affublés de chapes et d'ornements (l'église, déclarant qu'ils avaient renoncé à la superstition et qu'ils n'encenseraient plus d'autres idoles que les bustes de Marat et de Lepelletier qu'ils avaient mis à la place des statues de saint Pierre et de saint Paul. Ils déclarèrent en même temps (on aurait pu le supposer sans peine) qu'ils avaient chassé leur curé.

Le lendemain, 7 novembre (17 brumaire), à la requête de Chaumette, le conseil général de la Commune arrêta qu'il serait ouvert un registre pour y inscrire les noms des citoyens qui voudraient se déprêtriser : c'était une invitation pour les uns, une menace pour les autres. Le même jour, une députation du département, de la municipalité et des sociétés populaires de Paris amena à la Convention Gobel, l'évêque constitutionnel de Paris, et ses vicaires ; et Momoro, l'orateur de la troupe, les présentant à l'assemblée, dit :

Citoyens législateurs, le département de Paris, la municipalité, des membres des sociétés populaires, et quelques administrateurs de la Nièvre, qui ont demandé à se réunir à nous, viennent accompagner dans le sein de la Convention des citoyens qui demandent à se régénérer et à redevenir hommes. Vous voyez devant vous l'évêque de Paris, ses grands-vicaires et quelques autres prêtres dont la liste vous sera remise. Conduits par la raison, ils viennent se dépouiller du caractère que leur avait donné la superstition. Ce grand exemple sera imité par leurs collègues. C'est ainsi que les fauteurs du despotisme concourent à sa destruction ; c'est ainsi que bientôt la République française n'aura d'autre culte que celui de la liberté, de l'égalité et de l'éternelle vérité : culte qui sera bientôt universel, grâce à vos immortels travaux[46]. (Vifs applaudissements.)

Puis Gobel, le héros de cette triste fête, prenant la parole :

Je prie, dit-il, les représentants du peuple d'entendre ma déclaration.

Né plébéien, j'eus de bonne heure l'amour de la liberté et de l'égalité ;appelé par mes concitoyens à l'Assemblée constituante, je n'attendis pas que la déclaration des Droits de l'homme fût publiée pour connaître la souveraineté du peuple. —J'eus plus d'une occasion de manifester ce principe qui a été depuis la règle constante de ma conduite. La volonté du peuple fut ma première loi, la soumission à sa volonté mon premier devoir ; cette volonté m'a élevé au siège épiscopal de Paris. Ma conscience me dit qu'en obéissant au peuple, je ne l'ai pas trompé.

J'ai profité de l'influence que me donnait ma place sur le peuple, pour augmenter son amour pour la liberté et l'égalité. Mais aujourd'hui que la fin de la révolution approche, aujourd'hui que la liberté marelle à grands pas, que tous les sentiments se trouvent réunis, aujourd'hui qu'il ne doit y avoir d'autre culte national que celui de la liberté et de l'égalité, je renonce à mes fonctions de ministre du culte catholique ; mes vicaires font la même déclaration : nous déposons sur vos bureaux nos lettres de prêtrise. Puisse cet exemple consolider le règne de la liberté et de l'égalité ! Vive la République !

Et Chaumette demandait, aux applaudissements de l'assemblée, que, pour consacrer le jour de cette abjuration solennelle, la Convention chargeât son comité d'instruction publique de donner dans le nouveau calendrier une place au jour de la raison[47].

Cette apostasie éclatante devait avoir des imitateurs dans la Convention. Grégoire, évoque de Blois, comme dit avec une intention marquée le compte rendu de la séance, survenant après la sortie de Gobel, dit :

J'arrive en ce moment dans l'Assemblée. On vient de m'apprendre que plusieurs évêques avaient abdiqué. S'agit-il de renoncer au fanatisme ? Cela ne peut me regarder, je l'ai toujours combattu ; les preuves en sont dans mes écrits qui respirent tous la haine des rois et de la superstition. Parle-t-on des fonctions d'évêque ? Je les ai acceptées dans des temps difficiles, et je suis disposé à les abandonner quand on le voudra.

Plusieurs voix : On ne veut forcer personne.

THURIOT : Que Grégoire consulte sa conscience pour savoir si la superstition est utile aux progrès de la liberté et de l'égalité[48].

Grégoire se tut, et ce silence lui fut imputé à courage. C'était un évêque constitutionnel.

Deux jours après, Chabot se vanta d'avoir depuis longtemps devancé ces abjurations :

Si je n'ai pas abdiqué mes fonctions de vicaire épiscopal, ajouta-t-il, c'est parce que l'évêque en aurait pris un autre qu'il aurait fallu salarier, au lieu que moi je n'avais que le titre. J'y renonce aujourd'hui ainsi qu'à toute pension à laquelle je pourrais avoir droit comme ci-devant capucin. Ma femme et moi nous gagnerons de quoi vivre, si le bien qu'elle m'a apporté devenait utile à la République ; car ma femme est aussi bonne républicaine que moi. Je ne dépose pas mes lettres de prêtrise : il y a longtemps que je -les ai brûlées.

On applaudit[49].

Le lendemain, Sieyès n'ayant plus de titre à déposer, renouvelait son abjuration et renonçait aux 10 000 livres de rente viagère qu'il avait gardées jusque-là comme indemnités d'anciens bénéfices. Il en demandait acte et l'on décrétait l'insertion de son discours au bulletin[50].

 

Mais on ne devait pas s'en tenir à ces abjurations personnelles. L'homme n'avait chassé Dieu de ses autels que pour y prendre sa place. Au culte ancien la révolution eut la pensée de substituer dans les églises le culte de la Raison.

Ce fut la commune de Paris qui, en cela encore, bien qu'elle eût l'air de s'effacer, devança la Convention nationale. Le 20 brumaire (10 novembre), une députation du département se présenta dans l'Assemblée et Dufourny, admis à porter la parole en son nom, dit :

La race humaine est enfin régénérée ; le fanatisme et la superstition ont disparu, la Raison seule a des autels ; ainsi le veut l'opinion générale. — Vous aces décrété que la ci-devant église métropolitaine de Paris serait désormais consacrée à la Raison. Nous y célébrons une fête en l'honneur de cette divinité ; le peuple nous y attend. La présence de la Convention entière y est nécessaire, afin que cette fête ne soit pas un acte partiel, mais le résultat du vœu de la nation[51].

La demande, convertie en motion par Charlier, fut décrétée. On aurait pu s'abstenir d'y donner suite : le peuple n'avait pas attendu l'Assemblée, et un membre annonça que la cérémonie à laquelle on l'avait invitée, était finie. Néanmoins Thuriot insista :

Je demande, dit-il, que malgré cela la Convention se rende au temple de la Raison pour y chanter l'hymne de la liberté. Cette démarche est du plus grand intérêt. La Convention prouvera par cet acte que l'opinion ne l'a point devancée dans la destruction des préjugés. Le peuple y retournera volontiers pour accompagner ses représentants.

Et la proposition de Thuriot fut encore décrétée. L'Assemblée ne différa son départ que pour recevoir un détachement de l'armée révolutionnaire qui défila au bruit du tambour :

La marche est ouverte, dit le compte rendu, par des volontaires dont les uns portent des piques, et au bout de leurs piques des ornements d'église ; d'autres ont recouvert leurs uniformes de chasubles-et de chapes.

On s'arrêta encore pour entendre un bulletin de bataille, d'une bataille gagnée sur les Vendéens :

Au moment, dit Barère, où l'Assemblée se dispose à aller célébrer le triomphe de la raison sur le fanatisme, il est à propos de lui faire part d'une victoire obtenue sur les fanatiques.

On s'était si bien attardé, que Chaumette eut le temps de revenir de Notre-Dame avec tout son cortège :

Le peuple, dit-il, vient de faire un sacrifice à la Raison dans la ci-devant église métropolitaine. Il vient en offrir un autre dans le sanctuaire de la loi. Je prie la Convention de l'admettre.

Mais il faut reproduire le reste de cette séance comme elle est racontée au Moniteur :

Un groupe de jeunes musiciens ouvre la marche. Ils exécutent divers morceaux de musique qui sont fort applaudis.

Les jeunes orphelins des défenseurs de la patrie viennent ensuite ; ils chantent un hymne patriotique qu'on répète en chœur.

Des citoyens couverts d'un bonnet rouge s'avancent en répétant : Vive la République ! vive la Montagne ! Les membres de la Convention mêlent leurs cris à ceux des citoyens. La salle retentit d'applaudissements.

Une musique guerrière frappe l'air des airs chéris de la révolution. Elle précède un cortège de jeunes femmes vêtues de blanc, ceintes d'un ruban tricolore, la tête ornée de fleurs.

Après elles s'avance la déesse de la Raison ; c'est une belle femme, portée par quatre hommes dans un fauteuil, entourée de guirlandes de chêne ; le bonnet de la liberté est placé sur sa tête ; sur ses épaules flotte un manteau bleu ; elle s'appuie sur une pique.

Les applaudissements recommencent ; les cris : Vive la République ! redoublent ; on agite en l'air les chapeaux et les bonnets ; la musique fait entendre de nouveaux accords civiques ; l'enthousiasme est dans tous les cœurs ; la déesse de la Raison est placée au -devant de la barre, vis-à-vis le président. Le silence succède aux acclamations.

CHAUMETTE : Vous l'avez vu, citoyens législateurs, le fanatisme a lâché prise ; il a abandonné la place qu'il occupait à la raison, à la justice et à la vérité : ses yeux louches n'ont pu soutenir l'éclat de la lumière. Il s'est enfui. Nous nous sommes emparés des temples qu'il nous abandonnait. Nous les avons régénérés.

Aujourd'hui tout le peuple de Paris s'est transporté sous les voûtes gothiques frappées si longtemps de la voix de l'erreur, et qui, pour la première fois, ont retenti du cri de la vérité. Là, nous avons sacrifié à la liberté, à l'égalité, à la nature ; là, nous avons crié : Vive la Montagne ! et la Montagne nous a entendus, car elle venait nous joindre dans le temple de la Raison. Nous n'avons point offert nos sacrifices à de vaines images, à des idoles inanimées. Non, c'est un chef-d'œuvre de la nature que nous avons choisi pour la représenter, et cette image sacrée a enflammé tous les cœurs. Un seul vœu, un seul cri s'est fait entendre de toutes parts. Le peuple a dit : Plus de prêtres, plus d'autres dieux que ceux que la nature nous offre.

Nous, ses magistrats, nous avons recueilli ce vœu, nous vous l'apportons ; du temple de la Raison nous venons dans celui de la loi pour fêter encore la liberté. Nous vous demandons que la ci-devant métropole de Paris soit consacrée à la Raison et à la Liberté. Le fanatisme l'a abandonnée, les êtres raisonnables s'en sont emparés ; consacrez leur propriété. (On applaudit.)

 

LE PRÉSIDENT : L'Assemblée voit avec la plus vive satisfaction le triomphe que la raison remporte aujourd'hui sur la superstition et le fanatisme. Elle allait se rendre en masse au milieu du peuple, dans le temple que vous venez de consacrer à cette déesse, pour célébrer avec lui cette auguste et mémorable fête : ce sont ses travaux et le cri d'une victoire qui l'ont arrêtée.

CHABOT : Je convertis en motion la demande des citoyens de Paris, que l'église métropolitaine soit désormais le temple de la Raison.

La proposition est adoptée.

Romme demande que la déesse de la Raison se place à côté du Président.

Chaumette la conduit au bureau.

Le Président et les secrétaires lui donnent le baiser fraternel.

La salle retentit d'applaudissements.

La pétition de Chaumette, convertie en motion, est décrétée.

THURIOT : Je demande que la Convention marche en corps, au milieu du peuple, au temple de la Raison, pour y chanter l'hymne de la Liberté.

La proposition est accueillie par des acclamations.

La Convention se mêle avec le peuple, et se met en marche au milieu des transports et des acclamations d'une joie universelle.

Il est quatre heures[52].

Ces parodies sacrilèges se continuèrent les jours suivants sous d'autres formes :

Le 12 novembre (22 brumaire), dit Beaulieu, les habitants de St-Denis vinrent faire hommage à la Convention des ornements de leurs opulentes églises. Ceux chargés de présenter ces offrandes étaient couverts de chasubles, de surplis et d'autres ornements de cette nature. On avait même affublé un âne d'habits sacerdotaux. Des pétitionnaires buvaient tour à tour dans des calices et des ciboires, en proférant des imprécations[53].

Le 30 brumaire, autre scène dont le Moniteur donne le récit en ces termes :

La section de l'Unité défile dans la salle ; à sa tête marche un peloton de la force armée ; ensuite viennent des tambours suivis de sapeurs et de canonniers, revêtus d'habits sacerdotaux, et d'un groupe de femmes habillées en blanc, avec une ceinture aux trois couleurs ; après elles vient une file immense d'hommes rangés sur deux lignes et couverts de dalmatiques, chasubles, chapes. Ces habits sont tous de la ci-devant église de Saint-Germain-des-Prés, remarquables par leur richesse ; ils sont de velours et d'autres étoffes précieuses, rehaussés de magnifiques broderies d'or et d'argent. On apporte ensuite sur des brancards des calices, des ciboires, des soleils, des chandeliers, des plats d'or et d'argent, une châsse superbe, une croix de pierreries, et mille autres ustensiles de pratiques religieuses. Le cortège entre dans la salle aux acclamations des spectateurs, aux cris de : Vive la liberté, la République, la Montagne ! aux fanfares des instruments guerriers. Un drap noir, porté au bruit de l'air : Malborough est mort et enterré, figure la destruction du fanatisme. La musique exécute ensuite l'hymne révolutionnaire. On voit tous les citoyens revêtus d'habits sacerdotaux danser au bruit de l'air de : Ça ira, la Carmagnole, Veillons au salut de l'empire[54]. L'enthousiasme universel se manifeste par des acclamations prolongées. La troupe se range ; les citoyens vêtus des habits sacerdotaux sa placent sur les bancs du côté droit et garnissent tout ce côté.

Suit le discours de Dubois, orateur de la députation et la réponse du président de l'Assemblée :

En un instant, vous faites entrer dans le néant dix-huit siècles d'erreurs. Votre philosophie vient de faire à la raison un sacrifice digne d'elle, et digne des vrais républicains. L'Assemblée reçoit votre offrande et votre serment, an nom de la patrie.

Puis un jeune enfant est porté au fauteuil pour recevoir l'accolade du président et la transmettre aux enfants de son âge.

Et le président, après l'avoir baisé, ajoute :

Je dois faire part à l'Assemblée de la déclaration que m'a faite ce jeune républicain : il m'a dit que s'il n'eût craint d'abuser des moments de l'Assemblée, il lui eût récité la Déclaration des Droits de l'Homme, qu'il sait toute entière et qu'il porte dans son cœur. Il demande aussi quand l'assemblée fera faire un petit catéchisme républicain ; il brûle de l'apprendre.

L'Assemblée et les spectateurs, ajoute l'auteur du compte rendu, témoignent par des applaudissements redoublés, leur satisfaction de cette ingénuité républicaine.

Un membre demande, que dès qu'il paraîtra un livre élémentaire, on en envoie le premier exemplaire à cet enfant ; un autre que le président soit chargé d'écrire une lettre de satisfaction à ses parents, qui l'ont si bien élevé. Tout cela est décrété ; et c'est par un autre décret formel de l'Assemblée que le récit de la journée fut inséré au bulletin[55].

Après la section de l'Unité, défile dans le même appareil, la section de la Montagne :

L'orateur annonce que la superbe dépouille qui est sous les yeux de l'Assemblée provient du temple élevé à saint Roch et à son chien[56].

Le branle était donné : c'étaient chaque jour des députations de communes, qui apportaient les dépouilles de leurs églises, et de ci-devant prêtres qui renonçaient à. leurs fonctions ecclésiastiques[57].

Les choses en vinrent au point que Danton ne le put supporter davantage :

Il y a, dit-il, un décret qui porte que les prêtres qui abdiqueront iront porter leur renonciation au Comité. Je demande l'exécution de ce décret... Je demande qu'il n'y ait plus de mascarades anti-religieuses dans le sein de la Convention. Que les individus qui voudront déposer sur l'autel de la patrie les dépouilles des églises, ne s'en fassent plus un jeu, ni un trophée. Notre mission n'est pas de recevoir sans cesse des députations qui répètent toujours le même mot.

Ce fut cette protestation qui commença à le rendre suspect dans la Convention. Quant à. la Commune de Paris, ayant pris possession des églises, elle s'occupa à constituer méthodiquement le culte qu'elle y avait inauguré :

Ce fut, dit Beaulieu, le 1er de ce mois (1er décembre, frimaire) que le Conseil de la Commune, sur le réquisitoire de Chaumette, organisa les cérémonies de la religion nouvelle en l'honneur de la divinité Raison. Les mères de famille devaient y amener leurs enfants, les instituteurs leurs élèves ; les vieillards devaient y présider, et des précepteurs de morale et des droits de l'homme y faire des prônes. Ce culte a duré jusqu'au moment où ses prêtres, poursuivis par Robespierre, furent jetés dans les prisons, et de là conduits à l'échafaud[58].

 

VII. — LA LOI DU 14 FRIMAIRE.

 

C'est sous l'invocation de la nouvelle divinité et au milieu des scènes racontées ci-dessus, que parut le décret dont l'Assemblée, sur le rapport de Saint-Just, avait voté le principe, et que le Comité de salut public avait repris pour y joindre les mesures d'exécution. Il fut apporté, le 28 brumaire, à la Convention par Billaud-Varennes qui en était le rapporteur[59].

Au début de son travail, Billaud-Varennes signalait un même péril dans l'enfance et dans la vieillesse des républiques : l'anarchie. Il montrait en France les lois sans force, les fonctionnaires sans véritable responsabilité ; le fédéralisme sorti de cette indépendance des autorités constituées dans les départements : c'était au fond ce qu'avait dit Saint-Just. Mais donnant aux idées du jeune tribun des formes plus scientifiques, il disait :

En gouvernement comme en mécanique, tout ce qui n'est point combiné avec précision, tant pour le nombre que pour l'étendue, n'obtient qu'un jeu embarrassé et occasionne des brisements à l'infini.... La meilleure constitution civile est célle qui est la plus rapprochée des procédés de la nature, qui n'admet elle-même que trois principes dans ses mouvements : la volonté pulsatrice, l'être que cette volonté vivifie et l'action de ces individus sur les objets environnants. Ainsi tout bon gouvernement doit avoir un centre de volonté, des leviers qui s'y rattachent immédiatement et des corps secondaires sur qui agissent ces leviers, afin d'étendre le mouvement jusqu'aux dernières extrémités.

Nous voilà loin de cette Constitution du 24 juin 1793, tant fêtée au 10 août !

On comprend qu'avec cette manière de voir, l'Assemblée constituante ne lui parût plus qu'une assemblée vendue à la cour, et sa Constitution un plan machiavélique pour livrer au roi la nation. Un seul organe pour la force publique, et un mode de communication immédiate du centre aux extrémités, voilà ce que réclamaient l'unité d'action et l'indivisibilité de la République ; et c'est pour y atteindre que le rapporteur ajoutait :

Votre Comité de salut public vous propose donc une de ces expériences dont la réussite vous servira de modèle pour la rédaction du code organique de la constitution, afin d'en effacer les vestiges vicieux que le pli de l'habitude ou la faiblesse attachée à des considérations particulières pourraient encore y avoir conservés. La distance de l'invention à la perfection est si grande, qu'on ne peut jamais faire assez promptement les essais préparatoires.

Sous cette forme préparatoire, c'était sa propre dictature que le Comité de salut public proposait au vote des représentants du pays. La volonté souveraine était dans la Convention, sans doute ; mais l'action, non pas subordonnée, l'action dominante, décisive, était dans le Comité ; et au dessous de lui, le champ s'ouvrait sans obstacle à son énergie révolutionnaire : car en cette matière il faisait table rase. L'Assemblée constituante avait substitué aux provinces les départements : les départements n'étaient pas supprimés ; mais pour tout ce qui n'était point de pure administration, il n'y avait plus que les districts, et en tête du district un agent national, qui était l'homme du Comité.

Voilà à quoi se réduisait le nouveau mécanisme constitutionnel. Mais, toute pièce mécanique doit avoir un grand ressort : ce ressort, c'était la Terreur, et le Comité de salut public ne reculait pas devant le mot, tout en voilant la chose de ces sophismes qui la rendent plus odieuse encore par l'alliance de la scélératesse et de l'hypocrisie :

Si les tyrans se fout précéder par la terreur, cette terreur ne frappe jamais que sur le peuple. Vivant d'abus et régnant par l'arbitraire, ils ne peuvent dormir en paix sur leur trône qu'en plaçant l'universalité de leurs sujets entre l'obéissance et la mort. Au contraire, dans une république naissante, quand la marche de la révolution force la législation de mettre la terreur à l'ordre du jour, c'est pour venger la nation de ses ennemis ; et l'échafaud qui naguère était le partage du misérable et du faible, est devenu ce qu'il doit être : le tombeau des traîtres, des intrigants, des ambitieux et des rois.

C'est pour n'avoir pas, dès le principe, placé la hache à côté des crimes de lèse-nation, que le gouvernement, aux, lieu de s'épurer, a continué d'être un volcan de scélératesse et de conjuration.

Suivait le projet de décret. La discussion en fut ajournée, vu son importance, jusqu'après l'impression et commença le 3 frimaire.

Renvoyée au Comité pour quelques amendements, la loi revint en délibération le 9. Billaud-Varennes, après en avoir indiqué sommairement les tendances et l'économie, ajoutait :

Après l'adoption du gouvernement provisoire que le Comité vous propose, et dont les observations que je viens de vous faire ont dû vous faire sentir la nécessité, le Comité vous présentera le code révolutionnaire enfoui dans une foule de décrets qui se contrarient. Le code révolutionnaire sera l'arme du peuple contre les malveillants ; c'est avec lui qu'il consolidera sa liberté ; car, après l'avoir conquise, il ne lui reste plus qu'à envoyer à l'échafaud les conspirateurs qui tenteraient de l'abattre.

Merlin demandait que le Comité de salut public s'appelât désormais Comité de gouvernement. Mais t'eût été dire trop clairement ce qu'il était Billaud-Varennes s'y opposa :

Le centre du gouvernement, dit-il, est dans la Convention, et je déclare que le jour où la Convention reporterait cette autorité en d'autres mains quelconques, elle décréterait l'éversion de la liberté.

Et Barère ajoutait, avec un mélange d'humilité prudente et de fierté habilement entendue :

La Convention gouverne seule et doit seule gouverner ; le Comité de salut public n'est pas le seul instrument dont elle se serve ; elle se sert aussi pour leurs fonctions respectives du Comité de sûreté générale, et du Conseil exécutif. Nous sommes l'avant-poste de la Convention nous sommes le bras qu'elle fait agir, mais nous nous ne sommes pas le gouvernement. Nous dénommer comité de gouvernement, c'est donc nous donner un nom qui ne nous convient pas ; c'est attacher au comité une défaveur qui pourrait nuire à la confiance dont il est investi, et dent il a besoin ; c'est enfin changer ses éléments et nous reporter, nous individus qui le composons, hors de la Convention, pour nous ranger dans la classe des agents exécutifs, Je m'oppose donc à la motion, et je demande qu'elle ne reparaisse plus.

La proposition fut rejetée.

Ce fut dans la séance du 14 frimaire, que Vouland apporta les derniers articles revus définitivement par le Comité. Il expliqua le nom de gouvernement provisoire les circonstances, comme l'avait dit Saint-Just, ne permettaient pas d'établir le gouvernement définitif, en appliquant la Constitution déjà votée. Il justifia la concentration des pouvoirs dans la Convention — il ne voulait pas dire dans le Comité — : Tous les politiques, dit-il, savent qu'une grande assemblée ne peut arriver au despotisme. Et Couthon expliquait comment le droit d'élection appliqué aux officiers publics, droit appartenant essentiellement au peuple souverain, devait être suspendu, — au nom de l’intérêt public, qui est toujours invoqué en pareille occasion :

Car la fraction qui voulait rétablir le despotisme et donner de nouveaux fers au peuple n'est pas totalement anéantie ; elle a encore des agents très-actifs dans les départements où ils épient le moment de se montrer. Si les assemblées électorales sont convoquées, ils s'en rendront les maîtres par leurs sourdes menaces et vous n'aurez que des intrigants. Dans le gouvernement ordinaire, au peuple appartient le droit d'élire. Dans le gouvernement extraordinaire, c'est de la centralité que doivent partir toutes les impulsions, c'est de la Convention que doivent venir les élections. Nous sommes clans des circonstances extraordinaires. Ceux qui invoquent les droits du peuple veulent rendre un hommage faux à sa souveraineté. Lorsque la machine révolutionnaire roule encore, vous lui nuiriez en lui confiant le soin d'élire des fonctionnaires publics, parce que vous l'exposeriez à nommer des hommes qui le trahiraient.

Aussi, concluait-il en ces termes :

Je demande que l'épurement des administrations se fasse à la tribune et que la Convention nomme elle-même à la place des administrateurs qui seront destitués.

Et sa proposition fut adoptée.

Bourdon de l'Oise, demandait une chose qui devait rendre le Comité de salut public plus puissant encore :

Je désire, dit-il, comme la Convention, que le gouvernement révolutionnaire soit promptement organisé ; mais on y laisse une roue qui en arrêtera le mouvement : je veux parler des ministres. Que voulez-vous en faire, puisque la monarchie est abolie ? Cette vermine royale, que je voudrais voir écrasée, ne peut qu'entraver le mouvement révolutionnaire ; sans eux ne pourrons-nous pas conduire la liberté au port ? Dans notre constitution républicaine, il n'y a pas de ministres, mais un conseil exécutif aussi populaire qu'il puisse l'être. — Pourquoi conserveriez-vous plus longtemps ces dix agents aristocratiques qui arrêtent le feu électrique de la révolution ?

Il ne se dissimulait pas ce qu'il y avait d'inattendu dans sa proposition. Aussi ajoutait-il :

Au surplus, quand je propose la suppression des ministres, c'est une idée que j'aime à faire germer ; car, si vous la rejetez aujourd'hui, il ne se passera pas trois mois sans que vous sentiez la nécessité de l'adopter.

La mesure, en effet, était prématurée : Robespierre, qui le sentait, la combattit, — mais pour la faire prévaloir quelques mois plus tard, comme Bourdon de l'Oise l'avait prédit.

Le projet fut voté sans autre opposition : c'est la fameuse loi du 14 frimaire qui, sous le nom modeste de gouvernement provisoire, établit, comme nous le disions, la dictature révolutionnaire du Comité de salut public, autrement dit : le gouvernement de la Terreur.

La section 1re traite de l'envoi et promulgation des lois. C'est de là que le Bulletin des Lois prit naissance.

La section II, de l'exécution des lois :

Art. 1. La Convention nationale est le centre unique de l'impulsion du gouvernement.

Art. 2. Tous les corps constitués et les fonctionnaires publics sont mis sous l'inspection immédiate du Comité de salut public, pour les mesures de gouvernement et de salut public, conformément au décret du 19 vendémiaire ; ' et pour tout ce qui est relatif aux personnes et à la police générale et intérieure, cette inspection appartient au Comité de sûreté générale de la Convention, conformément au décret du 9 septembre dernier . Ces deux comités sont tenus de rendre compte, à la fin de chaque mois, des résultats de leurs travaux à la Convention nationale. Chaque membre de ces deux comités est personnellement responsable de l'accomplissement de cette obligation.

L'article 3 distinguait, dans l'exécution des lois, la surveillance et l'application.

La surveillance active des lois communes était déléguée au Conseil exécutif et à ses agents, sous la responsabilité des ministres.

La surveillance des lois révolutionnaires et des mesures de gouvernement, de sûreté générale et de salut public, dans les départements, aux districts, sous le contrôle du Comité de salut public et du comité de surveillance de la Convention.

L'application des mesures militaires était laissée aux généraux ; celle des lois de contributions etc., aux administrations des départements ; celle des lois civiles, aux tribunaux.

L'application des lois révolutionnaires était réservée aux municipalités et aux comités de surveillance ou révolutionnaires.

Chacune des autorités chargées, soit de la surveillance, soit de l'application, en devait rendre compte tous les dix jours, directement ou par intermédiaire, aux deux grands comités de la Convention. — A Paris, afin que l'action de la police n'éprouvât aucun retard, les comités révolutionnaires devaient continuer de correspondre directement et sans aucun intermédiaire avec le Comité de sûreté générale de la Convention, conformément à la loi du 17 septembre précédent.

Mais les départements et les municipalités avaient leurs conseils, et leurs agents directement élus par eux.

C'est ici que, conformément aux idées exposées dans le rapport et développées par Couthon, la loi nouvelle apportait un changement considérable à l'ancien état de choses.

Les administrations départementales continuaient de subsister, avec des attributions réduites à la répartition des contributions et à l'établissement des routes, etc. ; mais les conseils généraux des départements, ainsi que leurs présidents, étaient supprimés ; les procureurs généraux syndics des départements et les procureurs des communes, également supprimés, pour faire place aux agents nationaux.

La loi disait bien que ces fonctions nouvelles seraient remplies par les anciens procureurs ; en sorte que tout paraissait se borner à un changement de noms. Mais elle prévoyait leur destitution, et une épuration générale devait s'en faire par toute la France ; or c'était la Convention qui devait remplacer directement les fonctionnaires destitués. En telle sorte, que les nouveaux agents, quelle que fût leur origine, cessaient d'être les agents des districts ou des communes, pour ne plus être, comme leur nom l'indiquait, que les agents de la nation, c'est-à-dire du gouvernement. Par toute la France, jusque dans les moindres communes, c'était donc la Convention, c'était le Comité de salut public, qui tenait l'administration sous la main.

La section III : de la compétence des autorités constituées, qui supprimait l'action politique des départements, établissait tout particulièrement celle du Comité de salut public. A lui la direction des opérations diplomatiques ; à lui de correspondre avec les départements. A lui, en réalité, bien que la loi dit à la Convention, de nommer les généraux en chefs des armées de terre et de mer. — Les fonctions du Conseil exécutif (des ministres), se trouvaient déjà réduites à un rôle qui acheminait vers sa suppression.

La section IV donnait au Comité de salut public une autre charge considérable, c'était de prendre toutes les mesures nécessaires, pour procéder au changement des autorités constituées, portées dans le présent décret ; et les représentants du peuple, en correspondance avec le Comité, comme on l'a vu, devaient présider à l'épuration complète de toutes les autorités constituées, c'est-à-dire au renouvellement de l'administration, dans l'esprit que voulait la loi.

La section V plaçait toute cette administration elle-même, dans l'exercice de ses fonctions, sous la menace d'une pénalité dont on savait la rigueur.

 

La Terreur avait donc sa constitution, en attendant son code que promettait Billaud-Varennes et dont à la rigueur, avec une constitution pareille, elle pouvait se passer : car, cette constitution, c'était le pouvoir de tout faire, au nom du Salut public qui était la suprême loi, comme disait le vieil axiome : Salus populi suprema lex esto. C'est à ce titre que l'on a voulu défendre les actes de la Convention dans ses plus mauvais jours : et M. Dauban reproduit une explication de Toulongeon[60], qui prend la chose par le côté le plus élevé — je ne puis pas dire le plus beau. — Lui-même cède peut-être un peu trop à la même séduction, quand il parle des nécessités auxquelles ces hommes ont obéi :

Nous leur rendrons, dit-il, la justice de reconnaître qu'ils ne sont pas arrivés à la Terreur, en vertu de l'exécution froide d'un plan conçu d'avance ; qu'elle est sortie d'une avalanche de dangers auxquels il fallait obvier, sous peine de voir tout sombrer autour de soi. Au milieu de la plus épouvantable tourmente qu'un peuple ait traversée, et devant le succès de la violence des mesures prises, les hommes chargés du gouvernail se sont avisés de proclamer un jour la nécessité de la Terreur. Mais encore n'était-elle à leurs yeux qu'un expédient, une crise, un état transitoire. C'est seulement de nos jours, et après l'expérience faite du préjudice irréparable porté à l'idée républicaine dans l'opinion publique par cet affreux régime, que la Terreur a trouvé ses doctrinaires[61].

C'est trop accorder à la doctrine de la Terreur que de lui trouver ces excuses. Je n'ai pour ma part jamais cru, et je n'accorderai jamais rien à de semblables nécessités. Que la Terreur ait sauvé la France, c'est à mes yeux, plus que douteux ; mais qu'elle ait perdu la République et même quelque chose qui est au-dessus de la République, la liberté, c'est un point hors de doute, Je l'ai dit plus haut, et j'aurai d'autres occasions de le prouver encore.

Donnons, pour en finir sur ce sujet, le jugement que l'auteur du Diurnal a porté dans un autre de ses livres sur la loi du l4 frimaire. Nous le prenons encore à M. Dauban qui le reproduit à sa date, p. 323 :

L'établissement du gouvernement révolutionnaire date du mois de novembre 1793. C'est le Comité de salut public qui en arrêta les bases, et Billaud-Varennes qui en fut le rédacteur ; il le proposa pour la forme à la Convention, à qui la peur que lui inspirait le terrible Comité le fit sanctionner comme une des plus sublimes conceptions de l'esprit humain... Dans le fait, ce système n'était autre chose que la tyrannie organisée sous la direction du Comité de salut public. Dans cette conception étrange, la Convention paraît toujours être le centre du pouvoir ; mais elle n'est plus qu'un corps entièrement paralysé par le tronc ; elle n'a plus de vie qu'aux extrémités. Ce sont les Comités de salut public et de sûreté générale, dont le second est subordonné au premier, et leurs vils manipulateurs, les comités révolutionnaires, qui règnent sur toute la France, ou plutôt qui enchaînent tous ses habitants.

Pour donner à toutes ces monstrueuses autorités une audace dont n'était pas susceptible le grand nombre d'imbéciles dont elles étaient pour la plupart composées, une centaine de commissaires conventionnels, appelés représentants du peuple, parcouraient sans cesse les départements et y communiquaient l'esprit de violence dont ils étaient animés, esprit qui leur était à eux-mêmes communiqué par le tout-puissant Comité de salut public. Ceux qui auraient voulu professer des opinions modérées et faire régner la justice dans les départements ou plutôt dans les satrapies qui leur étaient déléguées, ne l'osaient. pas ; ils étaient surveillés et par ceux qui étaient jaloux de leur extrttne puissance et par les fanatiques correspondants de la société des Jacobins. Aussitôt que quelqu'un d'entre eux paraissait vouloir revenir à des sentiments de modération, il était dénoncé au club souverain, et pour peu que cette dénonciation fût appuyée par quelques amis de Robespierre, de Collot-d'Herbois ou de l3illaud-Varennes, le commissaire conventionnel était sévèrement semonce, quelquefois rappelé, et ce rappel pouvait devenir un arrêt de mort : aucun d'eux ne l'ignorait.

Voilà une des causes de la conduite barbare, extravagante, de la plupart des commissaires conventionnels dans les départements ; j'ai peur et je fais peur, tel fut le principe de toutes les atrocités révolutionnaires. Ceux qui en ont commis le plus, si l'on en excepte quelques fanatiques, les véritables chefs de la Terreur, n'ont pas été dirigés par un motif différent. Chaque révolutionnaire, craignant de le paraître moins que son collaborateur, cherchait à le 'surpasser par quelque exploit, par quelque extravagance inouïe.

L'existence réelle du gouvernement révolutionnaire remonte à la révolution du 31 mai, et son établissement légal au mois de novembre 1793.

Avant cet établissement légal et depuis, le système n'est pas différent ; seulement, à partir de la dernière époque, le Comité de salut public est devenu plus absolu ; il fait tuer, dévaster avec plus d'audace ; aucune considération, aucun obstacle ne l'arrêtent ; tout est à sa disposition : la vie, la propriété de toits les Français ; il remue, bouleverse, dissèque, décompose le corps social avec autant de sang-froid et presque autant de facilité qu'un chirurgien ou un chimiste un cadavre inanimé. La Convention n'est plus qu'une masse inerte et stupide, à laquelle il ordonne la sanction de ses volontés suprêmes. Il ne peut se contenir lui-même air milieu de l'élan terrible qu'il s'est donné et son mouvement de destruction est continuellement accéléré.

Le comité de sûreté générale et les comités révolutionnaires qui en sont dépendants, sont ses sbires. L'armée révolutionnaire lui fraye un chemin en brisant, en déracinant tout ce qu'elle rencontre ; les comités révolutionnaires sont ses bourreaux. Il veut que les membres de la Convention portent partout le ravage et qu'ils continuent d'être inviolables au milieu des excès les plus monstrueux, c'est à lui seul qu'est réservé le droit de les frapper. Ceux qu'il appelle ses collègues, ses égaux, sont continuellement à ramper devant lui, à solliciter ses grâces, à invoquer son indulgence ; ils frémissent devant la main qui frappe ; ils remercient celui qui donne, et ne savent crevant lui quel sentiment les domine davantage, de l'avidité ou de la peur.

 

VIII. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.

 

La loi du 14 frimaire fut exécutée sans retard ; et sur plusieurs points on l'avait déjà prévenue dans la pratique. Le Comité de salut public ne l'avait pas attendue pour procéder aux destitutions et aux changements de généraux. Dès la fin de septembre, Jourdan avait été substitué. à Houchard, le vainqueur d'Hondschoote, dans le commandement de l'armée du Nord ; et comme le Comité était attaqué pour cet acte, assez peu compréhensible, au premier abord, le lendemain d'un succès : Où en serions-nous, s'écria Bazire, si Robespierre avait besoin de se justifier devant la Montagne ![62] Et l'Assemblée, à l'unanimité, déclara que le Comité de salut public avait toute sa confiance.

L'armée révolutionnaire était l'objet des prédilections du Comité ; il y plaçait presque impunément, là ou dans les armées de l'intérieur, des hommes à lui : les Ronsin, les Rossignol, les Santerre, dont les Kléber et les Marceau, dans les circonstances périlleuses, prenaient fort heureusement la place. Il en prit mal à ceux qui, au mois d'août, avaient destitué Rossignol. Dans la séance du 28 du même mois, les deux représentants Bourdon de l'Oise et Goupilleau, coupables de cette destitution, furent rappelés eux-mêmes, et le général réhabilité, admis aux honneurs de la séance, recevait du président ce salut :

Rossignol, on connaît ton courage. On t'a vu au feu de la Bastille[63]...

C'étaient là ses états de service. Lorsque, peu de temps après son retour à l'armée, dans la même séance du 25 septembre où la destitution de Houchard, le vainqueur d'Hondschoote, fut approuvée, il fut dénoncé comme ayant, par son refus de concours, abandonné la victoire aux Vendéens, Fabre d'Églantine demanda l'ajournement de la discussion au lendemain, attendu le secret exigé par certaines opérations[64] ; et, le lendemain qu'il avait proposé de consacrer à ce débat, fut employé à tout autre chose. Il en coûta plus à ceux qui voulurent revenir à la charge contre un général méprisé de ses troupes pour son incapacité, mais toujours cher pour son patriotisme aux Jacobins. Les mémoires sur la guerre de Vendée, où Rossignol était montré ce qu'il était, menèrent Philippeaux à l'échafaud, même après que Ronsin venait d'y périr. Quant à Ronsin, en septembre 1793, nul n'eût osé toucher à sa personne. Quand les Jacobins procédèrent à l'épuration de l'armée révolutionnaire (27 septembre), Ronsin parla le premier, comme général, et il pouvait se présenter sans crainte :

Il fut applaudi, nous dit Beaulieu, et jugé assez atroce pour occuper un pareil grade.

Santerre n'eut pas moins de succès, quelques jours plus tard, à la Commune :

Le 7 octobre 1793, Santerre parut à la Commune ; la peur l'avait fait fuir de la Vendée. Le conseil général le reçut comme un héros chargé de lauriers. Après avoir entendu quelques détails qu'il donna sur cette guerre, le Conseil, satisfait de la conduite du général, l'invita à continuer les preuves de son civisme et de son courage, que l'on avait eu tant de fois occasion d'admirer.

L'armée dont les chefs étaient ainsi choyés aux Jacobins et à la Commune était, il est vrai, moins bien accueillie des paysans. Les rapports de police en témoignent, mais ils prétendent qu'elle était calomniée :

L'armée révolutionnaire a été calomniée dans toutes les campagnes ; les paysans déjà mécontents de la taxe ne sont point fort disposés à lui laisser tranquillement traverser leurs foyers et enlever, en cas de refus, les denrées qu'ils accaparent[65].

Les paysans en effet ont la faiblesse de ne pas aimer d'être pillés. fût-ce par les patriotes les plus approuvés des Jacobins.

Le système d'épuration que la loi du 14 frimaire prescrivait ne devait épargner personne, et les plus fameux démagogues pouvaient un jour n'être plus trouvés assez purs. Danton en eut un premier avertissement dans les jours mêmes où cette loi était en discussion. Dans la séance du 6 frimaire, après une de ces scènes d'apostasie religieuse qui avaient pris la Convention pour théâtre, et auxquelles il voulait qu'on mît fin, il avait demandé que les comités fissent un rapport sur ce qu'on appelle, disait-il, une conspiration de l'étranger, — conspiration où l'on enveloppait tous ceux contre lesquels on ne trouvait pas d'autres griefs :

Le peuple, ajoutait-il, veut, et il a raison, que la terreur soit à l'ordre du jour, il veut que la terreur soit rapportée à son vrai but, c'est-à-dire contre les aristocrates, contre les égoïstes, contre les conspirateurs, contre les traîtres, amis de l'étranger. Le peuple ne veut pas que celui qui n'a pas reçu de la nature une grande force d'énergie, mais qui sert sa patrie de tous ses moyens, quelque faibles qu'ils soient, non, le peuple ne veut pas qu'il tremble[66].

Ces paroles avaient été relevées comme suspectes de modérantisme, au lendemain du rapport de Saint-Just, à la veille de celui de Billaud-Varennes :

Il a parlé de clémence, disait Fayau ; il a voulu établir entre les ennemis de la patrie une distinction dangereuse en ce moment.

A quoi Danton répliquait :

Il est faux que j'aie dit qu'il fallait que le peuple se portât à l'indulgence ; j'ai dit au contraire que le temps de l'inflexibilité et des vengeances nationales n'était point passé. Je veux que la terreur soit à l'ordre du jour ; je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté, mais je veux qu'ils ne portent que sur eux seuls.

Il avait dit encore :

Le peuple veut, après avoir fondé la République, que nous essayions tous les moyens de donner plus de force et d'action au gouvernement républicain.

Et on entendait qu'il avait dit : Nous faisons un essai du gouvernement républicain.

Il est encore faux, s'écriait-il, que j'aie parlé d'un essai de gouvernement républicain. Et moi aussi, je suis républicain, républicain impérissable. La Constitution est décrétée et acceptée. Je n'ai parlé que du gouvernement provisoire ; j'ai voulu tourner l'attention de mes collègues vers les lois de détail nécessaires pour parvenir à l'exécution de cette constitution républicaine.

Il avait été applaudi cette fois, mais quelques jours après, il excitait des murmures.

Un jacobin du Havre était venu demander aux Jacobins, qu'on y envoyât un détachement de l'armée révolutionnaire avec la guillotine, — une machine de guerre spécialement à son usage. Il réclamait de plus qu'on mît à, la disposition de la société dont il faisait partie un local plus vaste[67] ; et un autre membre émit, à ce propos, le vœu que la Convention fournît un local à chaque société populaire. Danton s'y opposa. Il fut combattu par Couppé de l'Oise. Son adversaire laissait entendre, qu'il voulait. diminuer la vigueur du mouvement révolutionnaire, et quand il monta à la tribune pour lui répliquer, des murmures l'accueillirent. Il dut encore se justifier :

Couppé a voulu empoisonner mon opinion. Certes, jamais je n'ai prétendu proposer de rompre le nerf révolutionnaire, puisque j'ai dit que la Constitution devait dormir pendant que le peuple était occupé à frapper ses ennemis.... J'ai entendu des rumeurs. Déjà des dénonciations graves ont été dirigées contre moi ; je demande enfin à me justifier aux yeux du peuple, auquel il ne me sera pas difficile de faire reconnaitre mon innocence et mon amour pour la liberté.

Je somme tous ceux qui ont pu concevoir contre moi des motifs de défiance, de préciser leurs accusations ; car je veux y répondre en public. J'ai éprouvé une sorte de défaveur en paraissant à la tribune. Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisent la figure d'un homme libre ? Ne suis-je plus ce même homme qui s'est trouvé à vos côtés dans les moments de crise ?... été un des plus intrépides défenseurs de Marat ; j'évoquerai l'ombre de l'ami du peuple pour ma justification. Vous serez étonnés, quand je vous ferai connaitre ma conduite privée, de voir que la fortune colossale que mes ennemis et les vôtres m'ont prêtée se réduit à la petite portion de bien que j'ai toujours eue. -- Je défie les malveillants de fournir contre moi la preuve d'aucun crime. Tous leurs efforts ne pourront m'ébranler. Je veux rester debout avec le peuple. Vous me jugerez en sa présence ; je ne déchirerai pas plus la page de mon histoire que vous ne déchirerez les pages de la vôtre, qui doivent immortaliser les fastes de la liberté.

Et il finissait par demander que l'on nommât une commission de douze membres pour cette enquête.

Il cherchait des juges et il trouva un défenseur : en qui ? — en Robespierre. Robespierre énumérait avec un mépris apparent les accusations grossières dirigées contre Danton, à savoir : qu'il avait émigré en Suisse ; qu'il voulait être régent sous Louis XVII, en était le chef en France de la conspiration de Pitt et de Cobourg, etc. Il signalait d'une manière plus perfide les dissidences qui les séparaient l'un de l'autre :

La Convention sait que j'étais divisé d'opinion avec Danton ; que, dans le temps des trahisons de Dumouriez, mes soupçons avaient devancé les siens. Je lui reprochai alors de n'être plus irrité contre ce monstre. Je lui reprochai de n'avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de rapidité, et je jure que ce sont là les seuls reproches que je lui ai faits...

Et lui-même, quand on le comblait d'adulation, il se posait volontiers en victime, une victime que l'on couvrait de fleurs pour la sacrifier :

Les ennemis de la patrie semblent m'accabler de louanges exclusivement ; mais je les répudie. Croit-on qu'à côté de ces éloges que l'on retrace dans certaines feuilles, je ne voie pas le couteau avec lequel on a voulu égorger la patrie ? Dès l'origine de la révolution, j'appris à me méfier de tous les masques.

La cause des patriotes est une, comme celle de la tyrannie ; ils sont tous solidaires. Je me trompe peut-être sur Danton ; mais, vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. Sous les rapports politiques, je l'ai observé : une différence d'opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois avec colère ; et, s'il n'a pas toujours été de mon avis, conclurai-je qu'il trahissait sa patrie ? Non, je la lui ai vu toujours servir avec zèle.

Danton veut qu'on le juge. Il a raison, qu'on me juge aussi. Qu'ils se présentent, ces hommes qui sont plus patriotes que nous !

Il finissait par demander aux bons patriotes de se réunir, de ne plus souffrir qu'on dénigre Danton dans les groupes, dans les cafés. Et Danton sortait justifié, mais l'obligé de Robespierre.

Lorsque Danton était soupçonné, combien d'autres devaient être suspects ? Neuf jours après la promulgation de la loi, les Jacobins avaient procédé à l'épuration de la société : ils voulaient être purs entre les purs :

La séance des jacobins du 13 décembre, dit Beaulieu, est fameuse par les longs débats qu'excita dans son sein l'épuration à laquelle elle s'était elle-même soumise. Robespierre fit rejeter plusieurs députés, qui dès lors devinrent ses ennemis personnels ; en sorte qu'il devait être ou écrasé par eux, ou bien les écraser lui-même. L'orateur du genre humain, Anacharsis Clootz, fut l'un des proscrits. Le même anathème fut lancé contre les nobles, les prêtres, les banquiers et les étrangers. Toutes ces exclusions de la société des jacobins était de véritables mandats d'arrêt, pour l'ordinaire, suivis de la mort toutes les fois qu'un ennemi particulier s'attachait à poursuivre quelqu'un des exclus.

Fouquier-Tinville, ses substituts, les juges et les jurés du Tribunal révolutionnaire, sortirent purs et radieux de l'épuration, au milieu des applaudissements des tribunes et des frères jacobins ; ils furent déclarés les plus fermes appuis de la Société[68].

La société avait adopté un procédé d'épuration plus général et qui semblait assez logique :

Un arrêté rendu sur la proposition de Robespierre avait exclu les nobles et les financiers ; d'autres jacobins y avaient fait ajouter les prêtres, qu'il paraissait avoir intention de ménager.

Mais, ajoute Beaulieu :

Comme les membres les plus exagérés de cette société, tels que Antonelle, juré au Tribunal révolutionnaire, Rouhier, substitut de Fouquier-Tinville, Dubois-Crancé, Montaut, députés à la Convention, et une foule d'autres, étaient nobles ou prêtres, il était difficile qu'un pareil arrêté fût mis à exécution ; car alors la société se serait trouvée composée d'imbéciles, incapables de rien entreprendre comme de rien exécuter. Aussi cette séance fut-elle remplie par les réclamations d'une foule de nobles et de prêtres, qui, pour conserver leurs privilèges de jacobins, apostasiaient, les uns leur religion, les autres les titres que leurs ancêtres avaient regardés comme si honorables. Tous étaient des sans-culottes qui, pour conserver leur influence et leur vie, n'avaient, disaient-ils, dans le cœur, d'autre sentiment que celui de l'égalité, d'autre amour que celui de la liberté.

Dans ces temps déplorables on eût échangé contre un diplôme de jacobin, un titre de duc et pair, que son possesseur n'eût pas autrefois cédé pour sa fortune entière[69].

Dubois-Crancé, un instant mis en péril, comme noble, fit diversion par une proposition plus radicale.

De la manière dont se fait le scrutin, dit-il, il n'y a véritablement d'épuré que les anciens membres ; les hommes inconnus passent sans difficulté, et il suffit de n'être connu de personne pour n'éprouver aucune réclamation. Je voudrais que la société autorisât son président à faire cette question à l'homme qui se présente pour être reçu jacobin : Qu'as-tu fait pour être pendu, si la contre-révolution arrivait ?

Cette proposition, ajoute Beaulieu, qui paraîtra étrange au lecteur paisible, n'avait rien qui dût sembler extraordinaire dans la société où elle fut énoncée. Il n'y avait rien d'étonnant qu'une. agrégation qui n'était autre chose qu'une direction d'assassinats, cherchât à se composer d'hommes solidaires les uns pour les autres par la réciprocité de leurs forfaits : aussi la motion de Dubois-Crancé fut-elle couverte d'applaudissements. Cependant la société, n'osant pas la prendre pour base de son épuration, passa à l'ordre du jour ![70]

Tout n'était pas irréprochable parmi les purs sans doute, et personne ne le regrettait plus que cet excellent Hanriot, du moins si l'on en juge par ses ordres du jour :

Un officier général, disait-il, le 21 novembre, en séjour icy, s'est plaint de ce qu'on l'arrêtait la nuit ; laissons-le se plaindre ; s'il n'aime pas l'égalité qu'il aille traîner son existence dans le gouvernement des despotes ; quant à nous, nous arrêtons toujours les rodeurs de nuit ; celui qui n'est pas en service pour la chose publique doit être dans son lit. Mes camarades, arrêtés toujours. Ceux qui ne seront pas contents iront vivre oh bon leur semblera ; nous ne voulons pas favoriser les fripons, les voleurs et les escrocs de nuit[71].

Il signalait un autre abus dont il rougissait cette fois, hélas ! pour ses camarades :

Mes camarades, voici un fait qui me répugne à vous réciter. Le citoyen qui m'écrit s'explique ainsi : — Hier entre neuf et dix heures du soir (c'est l'avant-dernière nuit) deux citoyens de garde amenèrent icy, de l'ordre du comité révolutionnaire de leur section, un mauvais citoyen dont l'écrou porte que redit un tel n'a cessé de nous paroitre suspect, en vertu des pièces suspectes trouvées dans ses papiers : je demandai à ce riche muscadin, qui avait une vache pleine sur sa voiture, s'il était bon patriote, il me répondit qu'il était même républicain. L'un des deux gardes dit : Nous l'avons toujours connu pour bon citoyen, il a fait beaucoup de bien. Il faut observer que ce citoyen de garde a gardé ce muscadin pendant, cinquante-deux jours : je n'ai pu m'empêcher de lui dire que la soupe du riche muscadin et quelques assignats lui faisaient oublier la dignité de républicain. On a vu des citoyens de garde s'avilir en portant les paquets dès riches suspects et destinés à la détention. On en a vu également ne pas jouir de la plénitude de leur raison, en nous amenant les dits détenus. Je pense qu'il est de l'intérêt public que ma lettre soit publique afin que les sections fassent un meilleur choix de ceux auxquels ils confient la garde des ennemis de la République.

Eh bien, mes amis ! gémissons de ce qu'il existe encore parmi nous des hommes si peu dignes de la liberté, de cette austérité qui distingue le républicain français de l'esclave des tyrans. Un citoyen qui reçoit de son ennemi un bienfait, n'est ni probe, ni vertueux, ni républicain, c'est un méprisable esclave.

Épurons la société de cette espèce d'hommes, désarmons-les, ils ne sont pas dignes d'éprouver avec nous les doux sentiments de la liberté et de l'égalité.

Le service général à l'ordinaire[72].

Tirons encore d'un de ses ordres du jour du 26 décembre (6 nivôse), cette autre moralité, dont il aurait bien fait, comme dit M. Dauban, de se faire l'application à lui-même dans la journée du 9 thermidor :

Les citoyens de service à tous les postes doivent arrêter les hommes ivres lorsqu'ils se permettent des propos indécents tant envers la garde qu'envers les passants : l'homme qui prend de trop ce que les autres n'ont pas assez, mérite une réprimande de la part de ses concitoyens[73].

y eut pourtant dès lors un mouvement de réaction ou du moins un effort pour contenir les violents. Camille Desmoulins, inspiré par Danton, faisait paraître son Vieux Cordelier qui le devait conduire à l'échafaud, parce qu'il se lassait d'y voir monter les autres. Les six premiers numéros en parurent du 5 au 30 décembre[74]. Il corrigeait le septième, après trois mois d'intervalle, quand il fut arrêté ; le huitième, un simple fragment, fut rédigé par lui dans sa prison. Robespierre avait lui-même encouragé cette publication. Ceux qui venaient de faire la loi du 14 frimaire voulaient garder, envers et contre tous, l'empire dont elle les avait investis, et il y avait des révolutionnaires qui ne connaissaient aucun frein :

On dénonça, dit Beaulieu, dans la séance du 17 décembre le Conseil exécutif et ses agents répandus sur toute la surface de la République, opposant leur volonté individuelle à la volonté de la Convention, à celle de ses commissaires, et révolutionnant de leur côté de la manière la plus effrayante. Couthon fit décréter que dans vingt-quatre heures, le Conseil exécutif, sous peine d'être renvoyé au Tribunal révolutionnaire, rendrait compte des ordres qu'il pouvait avoir à donner aux divers missionnaires qu'il avait envoyés dans toutes les parties de la France. Un instant après, Fabre d'Eglantine demanda que le nommé Vincent, l'un des premiers commis du ministre de la guerre, fût arrêté pour des placards atroces qu'il avait fait afficher dans toutes les rues de Paris. Sa motion fut décrétée.

Vincent était un jeune homme d'environ vingt à vingt-deux ans, d'un caractère atroce, et ses passions, mises en jeu par la Révolution, en avaient fait un véritable cannibale. J'ai vu pendant quelque temps Vincent dans la prison du Luxembourg ; je l'ai vu dévorer de la chair crue exactement comme un tigre[75].

Ronsin, commandant de l'armée révolutionnaire, et Maillard un des présidents des boucheries de septembre furent dénoncés comme complices du même complot et arrêtés. Mais Collot-d'Herbois, l'un des destructeurs de Lyon, contre lequel, du milieu des cendres et des ruines s'était élevé le cri des habitants, le cri des républicains de cette malheureuse ville, avait intérêt à défendre ceux qui étaient poursuivis pour des excès de même nature.

Dès son retour, il vint aux Jacobins où il vanta les mérites de Ronsin, et son attitude rendit cœur aux amis des démagogues mis en prison. Le 22 décembre (2 nivôse), les Jacobins se présentaient à la barre, faisant l'éloge de Vincent et de Ronsin ; le lendemain les Cordeliers vinrent renouveler le même panégyrique. Le triomphe que Collot-d'Herbois remportait sur ses dénonciateurs de Lyon ne pouvait que profiter à ses amis. Ce n'était pas au moment où les exécutions de Toulon allaient succéder à celles de Lyon que l'on pouvait détenir longtemps des révolutionnaires de cette sorte : la réaction était prématurée. Du reste la pensée de sévir à leur égard ne pouvait guère profiter à leurs victimes, au contraire : plus on montrait de rigueur envers eux, plus on se croyait obligé d'en déployer envers les autres. La démarche que les femmes, les fils, les parents des détenus firent, le 20 décembre, à la Convention en faveur des suspects incarcérés, ne servit qu'à provoquer contre eux des mesures plus cruelles :

Rouland, qui présidait, fit une réponse sévère à ces infortunées. Robespierre attribua leur pétition à l'influence de l'aristocratie ; il craignit cependant de les renvoyer sans réponse, et fit décréter que les Comités de salut public et de sûreté générale nommeraient des commissaires pour rechercher les moyens de remettre en liberté les patriotes qui auraient pu être incarcérés, mais sans diminuer l'énergie des mesures révolutionnaires. Ces commissions furent un nouveau moyen de proscription et de prolonger les assassinats, comme d'en multiplier le nombre[76].

Peu de jours après en effet, un choix de victimes était envoyé au tribunal. Le 25 décembre, Robespierre lisait à la Convention son fameux rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, rapport où la Terreur était érigée, je ne dis pas seulement en principe, mais en dogme, dans des termes qui faisaient oublier le rapport même de Saint-Just ; et pour conclusion il proposait un décref portant :

Art. 1. L'accusateur public du tribunal révolutionnaire fera juger incessamment Dietrich (maire de Strasbourg), Custine, fils du général, Biron, de Brulli, Barthelmi et tous les généraux el, officiers prévenus de complicité avec Dumouriez, Custine, Lamarlière, Houchard ; il fera juger pareillement les étrangers, banquiers et autres individus ?prévenus de trahison et de connivence avec les rois ligués 'contre la République française.

Art. 2. Le Comité de salut public fera, dans le plus court délai son rapport sur les moyens de perfectionner l'organisation du tribunal révolutionnaire[77].

Et sans qu'il fût besoin de le perfectionner davantage, le tribunal condamnait à la mort, le 29 décembre, Dietrich ; le 31 décembre, Biron.

Nous verrons les autres plus tard ; et en raison de ce qui va succéder, c'est à peine si l'on peut dire que la Terreur commence. Aussi Beaulieu termine-t-il le livre dont nous avons suivi le cadre par ces réflexions :

Après avoir parcouru cette année de délire et de fureur, on croit sans doute être arrivé au dernier terme de l'extravagance et de la barbarie des hommes. Lorsqu'on aura vu le développement des machinations, des combinaisons infernales, des faits horribles dont l'année suivante va présenter le tableau, on sera obligé de convenir qu'en 1793 nos modernes tyrans n'avaient fait que préluder au système d'extermination générale auquel ils se livrèrent tout entiers l'année suivante. Mais ce qui paraîtra plus incroyable à ceux qui, éloignés des événements, voudront un jour s'en retracer la mémoire, c'est qu'au moment actuel, où la raison et l'humanité semblent être rentrées dans leurs droits (1797), on ose soutenir que les fabricateurs de tant de forfaits étaient des patriotes, des amis de la liberté et de la justice, les véritables fondateurs de la République et de la gloire des Français. Quelle république, Bon Dieu ! que celle qui, assise sur des cadavres, des tombeaux et des débris, ne devait avoir pour chefs et pour sujets que des athées, des voleurs et des assassins !

Heu fuge crudeles terras, fuge littus avarum ![78]

Quant à Fouquier-Tinville, il terminait joyeusement cette année. Voici un billet qu'il recevait, ce jour même, de Lecointre et auquel on peut croire, avec M. Dauban, qu'il fit honneur.

Au citoyen Fouquet Stainville, accusateur publicque près le tribunal révolutionnaire.

Paris, ce 11 nivôse, l'an II de la Républicque françaisse une et indivisible.

Citoyen,

Je te rafraîchy la mémoire que tu ma fait lamitie de me promettre de venire dîner aujourd'huy chez moy, avec Coffinal, ton collecque ; je suis dans l'attente de ce plaisir. Salue fraternité ;

LECOINTRE L'AÎNÉ

Republicquain français

Quai des Célestin, n° 6[79].

 

Parmi les documents historiques dont M. Dauban a enrichi son commentaire du livre de Beaulieu, il faut signaler quelques gravures du temps reproduites avec une grande fidélité. Citons en particulier la double image du Mariage et du Divorce : le Mariage, célébré dans un temple païen par un pontife en robe de chambre, devant la statue de l'Hyménée, qui tient de chaque main une couronne ; le Divorce accompli aux pieds de quelque divinité libertine — je veux dire de l'affranchissement — : les deux époux se tirent la révérence devant l'officier municipal tout ahuri. Citons aussi la figure de Marie-Antoinette allant au supplice, dessinée à la plume par David. La main du peintre qui a su idéaliser l'horrible face de Marat mourant, est restée insensible, implacable, insultante presque, devant cette reine, fille des Césars, qu'il regardait d'une fenêtre, passant sur le tombereau des condamnés.

Quant à l'esprit qui a présidé au choix des pièces et au commentaire, on peut s'en faire une idée par la préface. Elle s'adresse, en forme de dédicace, à un enthousiaste de la ' Révolution, grand partisan de Robespierre. L'auteur partage l'enthousiasme de son ami pour la Révolution, et il respecte ses sentiments à l'égard de Robespierre ; mais il lui fait l'honneur de croire, qu'après tout, il déteste ce que nous détestons dans la Terreur ; et il est plein d'énergie contre ce régime dont Robespierre reste pour nous et pour tous, à quelques exceptions près, le véritable représentant. Il n'est pas fataliste, il n'admet pas qu'il n'y ait eu de possible que ce qui a été ; et par les conséquences des faits accomplis, il croit pouvoir juger qu'il y avait là quelquefois tout autre chose à faire. L'histoire, dit-il, ne nous montre pas ce qui serait advenu dans le cas où le sang n'aurait pas été versé au 2 septembre, où la vie de Louis XVI aurait été épargnée, où la représentation nationale n'aurait pas été décimée par l'attentat, suivi de tant d'autres que son succès a encouragés, du 2 juin, et dans le cas où la Terreur n'eût pas substitué une vie contre nature à la vie normale d'un grand peuple ; — mais à la suite de tant d'expédients que les gouvernements d'alors ont déclarés nécessaires, nous voyons : la confiance anéantie, la disette succédant à la prospérité, les classes armées contre les classes, tous les défenseurs de la liberté, depuis Barnave jusqu'à Marat, tombant sous le couteau, l'inertie s'emparant d'un corps dont le mouvement vital ne se manifeste plus que sur un point, comme le battement du pouls sous le doigt du médecin, et la haine de cet état de choses pénétrant les couches campagnardes, par infiltrations rapides, jusque dans les dernières profondeurs. Voilà, vous ne le contesterez pas, l'état matériel et moral du pays à la fin du siècle dernier ; voilà les fruits qu'a laissés ce summum de la politique, ce dernier mot d'une science digne des Borgia, la DOCTRINE DU SALUT PUBLIC, le per fas et nefas appliqué au prétendu salut du peuple. (p. III-IV)

Il rend hommage aux caractères fortement trempés, aux grandes âmes de la Révolution ; et prenant leur œuvre, il en fait deux parts : l'une qu'ils jugeaient immortelle et qui le sera, car le temps en fera de plus en plus une vérité : elle constitue ce qu'on appelle les principes de 1789 ; l'autre, qu'ils jugeaient éphémère, transitoire, et qui est en partie restée ; elle se compose d'expédients au moyen desquels l'application de ces principes a été faussée, esquivée ou ajournée. Au nom du salut public, ils n'ont pas seulement inondé de sang les échafauds, ils ont garrotté le corps social, ils ont rendu le jeu des articulations difficile, ils Ont si étroitement asservi les membres à la volonté qui doit les diriger, que le mouvement de la vie s'est trouvé gêné, paralysé ; ils ont broyé l'individu sous une meule, la centralisation. (p. VII.) Il montre quelles espérances 89 avait données et comment 93 les a détruites : vers la fin du règne de Louis XVI, la vie nationale éclatant avec énergie par toute la France, produisant les cahiers de 1789 et les hommes de la Constituante ; Bordeaux, Marseille, toutes les grandes villes, marchant à l'égal de Paris. Au bout de trois ans, le jacobinisme parisien a prévalu, frappant la province à la tête par la proscription des Girondins, la comprimant dans le réseau des sociétés affiliées, par tous les moyens de la terreur, la réduisant à se taire, à se désintéresser de l'action, et à subir désormais sans résistance toute révolution accomplie dans Paris.

Nous en avons vu, nous en voyons encore les conséquences. Les campagnes que la Révolution a le plus servies en les soustrayant pour' toujours à la dîme et à la corvée, en sont venues à la redouter, je ne dis pas jusque dans la République, mais jusque dans la liberté : car le souvenir qu'elles en ont gardé ne leur rappelle plus que la Terreur ; et M. Dauban cite à ce propos une curieuse anecdote. Quand M. Vatel, l'infatigable investigateur des documents relatifs aux Girondins, s'en vint à Saint-Émilion pour se rendre compte des circonstances de la mort de Buzot, de Pétion et de Barbaroux, son enquête répandit le trouble parmi la population : Est-ce qu'on va rétablir ça ? lui disaient les vieillards. Est-ce que nous allons revenir au temps du mauvais papier et de la grande épouvante ?C'est là, ajoute l'auteur, tout ce qu'ils ont retenu de la Révolution : la guillotine et le mauvais papier. Ils ne connaissent de l'histoire que celle qui a été faite chez eux et par eux ; c'est pourquoi ils ne connaissent que la Révolution et l'Empire : l'Empire, par les vanteries des soldats, enfants de la charrue, revenus vainqueurs de toutes les capitales de l'Europe ; la Révolution par la disette, les réquisitions, les mises hors la loi, la guillotine et le mauvais papier. Étranger à tout raisonnement, leur esprit est resté frappé de la terrible opposition entre les mots et les faits, qui a été le malheur de la République ; et ainsi, la sublime formule de la Révolution : liberté, égalité, fraternité, résonne encore à leurs oreilles comme le tocsin de la guerre civile[80]. (p. XII.)

 

 

 



[1] Quand je cite le Diurnal, on en retrouvera dans l'édition de M. Dauban les passages à leur date. Il est superflu d'en indiquer la page.

[2] Décrétée par la Convention le 24 juin.

[3] Comparer le compte rendu de ces séances, au Moniteur des 5, 6 et 7 juillet.

[4] Voyez dans le livre de M. Dauban (p. 246) une note manuscrite, tirée des Archives, sous ce titre : Résultat de la conférence qui a eu lieu entre le ministre de l'intérieur, les commissaires du département de Paris, de celui de Seine-et-Oise, le maire de Paris et le citoyen Garin, le 24 juin 1793, sur la loi du 4 mai précédent.

[5] Voyez le Diurnal à la date du 11, du 24 et du 25 février, etc. — La terreur du pillage fut telle, le 25 février, qu'un épicier, île Saint-Louis, dit Prud'homme, distribua sa marchandise sans vouloir être payé, à la condition de n'en délivrer qu'une livre à chaque personne. Croira-t-on, ajoute-t-il, qu'il fut accusé de ne pas donner le poids ? (Révolutions de Paris.)

[6] Révolutions de Paris, n° 211 (juillet 1793). Dauban, p. 288.

[7] Dans la séance du 29 septembre, une députation de la section des Droits de l'Homme, admise à la barre, présente à la Convention une paire de souliers prise au hasard dans une fourni-tub destinée aux défenseurs de la patrie et dont la semelle est faite de bois et de carton. La députation demande la punition des fournisseurs. Jullien de Toulouse demande que la Convention décrète la peine de mort contre les fournisseurs infidèles qui, eu volant la nation et faisant manquer les armées des objets de première nécessité, peuvent être considérés comme les plus dangereux des conspirateurs.

Couppé propose de renvoyer au tribunal révolutionnaire ceux qui ont fourni les souliers qui sont dénoncés.

Ces deux propositions sont décrétées. (Séance du 29 septembre, Moniteur du 1er octobre.)

[8] Dauban, p. 276.

[9] Dossier du procès de Charlotte de Corday contenant plusieurs documents inédits et le portrait de Charlotte de Corday par Ratier, brochure in-8•, Paris, 1861. — Charlotte de Corday et les Girondins, pièces classées et annotées par M. Charles Vatel ; avocat à la cour d'appel de Paris, 3 vol. in-8°, Paris, 1812.

[10] Ces honneurs lui furent décernés sur la proposition de David appuyée par Romme, le jour où le grand peintre offrit à la Convention son portrait de Marat assassiné. 24 brumaire (14 novembre). Moniteur du 26.

[11] Révolutions de Paris, n° 201, du 20 juillet au 30 août. Dauban, La démagogie en 1793 à Paris, p. 302.

[12] Nous parlerons ailleurs de son procès et de sa mort (17 juillet).

[13] Moniteur du 30 et du 31 juillet.

[14] Moniteur du 8 septembre 1793.

[15] Voyez Schmidt, Tableaux de la Révolution française, t. II, p. 121.

[16] Séances des 28 et 29 juillet, Moniteur du 31. Lo procès de Custine ne put commencer que le 15 août et ne finit que le 28. Le tribunal révolutionnaire n'était pas encore aussi expéditif que Billaud-Varennes le voulait.

[17] Moniteur du 1er aout.

[18] Moniteur des 8 et 9 août.

[19] Rapport lu dans la séance du 12 juillet. Moniteur du 15.

[20] Extrait du Rituel républicain. L'auteur espère qu'on lui pardonnera le mot rituel en raison de son épithète républicain. Dauban, ouvrage cité, p. 317.

[21] Séance du 11 août. Moniteur du 13.

[22] Il ne faut pas... Il faut... c'était, comme le remarque M. Dauban, bien impératif pour des repas fraternels. — On sortit de là, ajoute-t-il, pour s'entr'égorger. (La Démagogie en 1793, p. 307, 308.)

[23] Ne nous le dissimulons pas, c'est moins à leurs forces et à leur perfidie qu'à notre insouciance que nos ennemis doivent leurs succès....

Nous avons été trop indulgents envers les traîtres. La seule mesure à prendre est de balayer rapidement de nos armées les aristocrates, les hommes notoirement suspects qui les déshonorent. C'est à l'impunité de Dumouriez, de Lafayette, de Custine, que les tyrans doivent leurs triomphes et nous nos alarmes.... Que la tête de Custine tombant sous le glaive de la loi soit le garant de la victoire. Que le peuple lève enfin sa tête triomphante, et les tyrans ne sont plus. Il faut donc stimuler le zèle du tribunal révolutionnaire ; il faut lui ordonner de juger les coupables qui lui sont dénoncés, vingt-quatre heures après la remise des preuves, etc.

[24] Moniteur du 14 août.

[25] Moniteur du 6 septembre. — Les détails qui suivent sont faussement places dans le Moniteur du 7, sous le titre de Suite de la séance du mercredi e septembre. Le résumé sommaire qui en est donné à la fin du premier compte-rendu de la séance, dans le Moniteur du 6, prouve qu'il s'agit bien d'une première suite de la séance du jeudi 5. Voyez d'ailleurs le Journal des Débats et Décrets, n° 352.

[26] Dauban, La démagogie en 1793 à Paris, p. 301.

[27] Rapport du 8 septembre cité par M. Dauban, La démagogie en 1793 à Paris, p. 317.

[28] Schmidt, t. II, p. 115.

[29] Schmidt, t. II, p. 125.

[30] Moniteur du 15 septembre.

[31] 19 septembre. Dauban, p. 391.

[32] Dauban, p. 387.

[33] Schmidt, t. II, p. 116.

[34] 19 septembre. Dauban, p. 392.

[35] Voyez les rapports de police du 29 novembre, du 30 novembre, etc. Dauban, p. 533-535, etc.

[36] Le calendrier républicain dont nous avons parlé ci-dessus ne fut officiellement adopté que le 3 brumaire (24 octobre). Jusque-là, pour dire le 2 octobre 1793, on disait : le 1er jour de la 2e décade du 1er mois de l'an II de la République une et indivisible. C'était long !

[37] Tallien et Ysabeau y firent leur entrée le 21 octobre (30 vendémiaire).

[38] Séance du 19 du 1er mois. Moniteur du 21. Voir le rapport et le projet de décret dans le Moniteur du 23 (14 octobre).

[39] Moniteur du 29 du 1er mois (20 octobre).

[40] Moniteur du 5 du 2e mois (27 octobre).

[41] Il le fut en effet le 3 octobre (Moniteur du 4). Voir ce rapport dans le Moniteur des 25 octobre et jours suivants. Quelques-uns des députés inculpés étaient à la séance.

[42] Révolutions de Paris, n° 363. Dauban, p. 561, 562.

[43] Sanctionnée après une grande résistance par Louis XVI le 24 août 1790.

[44] Moniteur du 21 août.

[45] Dauban, p. 472.

[46] Moniteur du 9 novembre.

[47] Séance du 17 brumaire. Moniteur du 19.

[48] Séance du 17 brumaire. Moniteur du 19.

[49] Moniteur du 21 brumaire (11 novembre).

[50] Séance du 20 brumaire. Moniteur du 21.

[51] Séance du 20 brumaire. Moniteur du 23.

[52] Nous renvoyons au texte du récit complet de la fête, comme il fut rédigé par le procureur de la Commune et le greffier en chef, sur l'ordre du Conseil général, pour être envoyé aux départements.

Prudhomme, dans ses Révolutions de Paris en parle avec admiration ; Beaulieu avec dégoût : La divinité Raison, dit-il, représentée par la citoyenne Maillard, célèbre actrice de l'Opéra, était portée par quatre hommes sur un fauteuil entouré de guirlandes. Elle avait un bonnet rouge sur la tête, un manteau bleu sur les épaules ; elle s'appuyait sur une pique, et de jeunes femmes vêtues de blanc, ceintes d'un ruban tricolore, la tête ornée de fleurs, marchaient devant elle Le cortège qui suivait était composé d'une multitude d'hommes coiffés comme la déesse. Tous ces individus, les membres de la Convention eux-mêmes, faisaient retentir les airs de leurs chants et de leurs cris. La musique jouait : Ça ira, le Chant du départ, la Marseillaise. Cette procession parcourut toutes les rues, et ceux qui la composaient furent tenir leur sabbat dans l'église Notre-Dame. (Dauban, p. 505 et 506.)

[53] Séance du 20 brumaire. Moniteur du 23.

[54] Beaulieu dit même que des membres de l'Assemblée se mêlèrent à la danse. (Dauban, p. 318.)

[55] Séance du 30 brumaire. Moniteur du 2 frimaire.

[56] Séance du 30 brumaire.

[57] Voyez encore le 29 brumaire : Plusieurs députations viennent déposer sur l'autel de la patrie les dépouilles de leurs églises. Elles sont accompagnées de leurs curés qui renoncent à leurs fonctions ecclésiastiques (Moniteur du 1er frimaire). Beaucoup d'objets sacrés furent aussi apportés soit à la Convention soit à la Commune (combien d'autres détournés ?). On lit au Moniteur (4 frimaire) un procès-verbal de l'ouverture de la châsse de sainte Geneviève avec la description de ce qu'elle contenait et un aperçu historique où il est dit : Cette châsse a été faite en 706 par le ci-devant soi-disant saint Eloi, orfèvre et évêque de Paris, etc.

[58] Dauban, p. 537. Voir le programme de la fête qui devait se célébrer le dernier jour de chaque mois. (Séance du Conseil général de la Commune, 11 frimaire. Moniteur du 14.)

[59] Voir ce rapport en tête du Moniteur du 2 frimaire.

[60] Histoire de France depuis la Révolution, par E. Toulongeon ; 4 vol. in-8° ; Paris, 1801-1803.

[61] La Démagogie en 1793 à Paris, p. 433.

[62] Séance du 25 septembre. Moniteur du 28. Beaulieu donne le mot de Bazire sous cette forme : Où en serions-nous, que deviendrait la République, si Robespierre était tenu de se justifier ? (Diurnal, à la date du 24 septembre. Dauban, p. 410.)

[63] Séance du 28 août. Moniteur du 30.

[64] Moniteur du 27.

[65] 28 vendémiaire, 19 octobre. Schmidt, t. II, p. 132.

[66] Séance du 6 frimaire, Moniteur du 8.

[67] Par deux arrêtés en date du 14 frimaire, le Comité de salut public fit mettre cette Société populaire en possession de l'église des Capucins du Havre, et lui alloua 5.000 l. à prendre sur les fameux 50 millions, pour l'aider à. s'y établir, à propager l'esprit public, etc. (Archives nat. AF 66. — 3 et 4, 3e dossier, c. 138.)

[68] Voyez les Comptes-rendus des séances des 22 et 23 frimaire aux Jacobins. Moniteur du 26 (16 décembre).

[69] Dauban, p. 571. — Cette assertion trop généralisée serait fausse. Plus d'un duc et pair prouva en mourant qu'il préférait son titre à celui de Jacobin. Ce qui est vrai, c'est qu'on ne se prévalait plus guère de ses titres de noblesse et que plusieurs mettaient autant d'empressement à s'en dégager qu'on en mettait auparavant, qu'on en a mis depuis à s'en faire revêtir. On lit dans les rapports du bureau de la Surveillance générale, à la date du 24 prairial :

Le citoyen Urbin, petit-fils d'un secrétaire du roi, demeurant à Maison, près Paris,

Expose qu'en 1771, il fut rendu un édit qui ordonnait aux nobles de payer une taxe sous peine d'être déchus du droit de noblesse. Un autre édit de 1784 a confirmé le premier. Urbin, volontairement, a refusé de payer cette taxe et s'est toujours cru, dès ce moment, déchu de la noblesse. Il demande que le Comité confirme son opinion par une décision. (Archives nationales, F 7, 4437.)

[70] Dauban, p. 545-584.

[71] Dauban, p. 520.

[72] Dauban, p. 538.

[73] Dauban, p. 580.

[74] Le VIe, daté du 10 nivôse (30 décembre) ne parut que vers le 15 pluviôse (3 février 1794).

[75] Dauban, p. 570.

[76] Diurnal à la date du 21. Voir le discours de Robespierre au compte rendu de la séance, Moniteur du 1er nivôse (21 décembre).

[77] Voyez le Moniteur du 7 nivôse (27 décembre 1793).

[78] Dauban, p. 586.

[79] Dauban, p. 586.

[80] M. Dauban écrivait en 1868. La page où je le citais dans le Correspondant est du 25 avril 1870. La suite dira si cette appréciation a cessé ou non d'être vraie.