Histoire de la Terreur, 1792-1794, d'après les documents authentiques et des pièces inédites, par M. Mortimer-Ternaux. 7 vol. in-8° (1861-1869). — La Révolution, par M. Edgar Quinet, 2 vol. in-8° (1865).I. — LA PÉRIODE DE LA TERREUR. L'histoire de la Révolution française a toujours, et à juste raison, le don d'attirer et de retenir à soi l'attention publique. Ce n'est pas seulement une grande époque, et comme une ère nouvelle dans notre histoire : c'est un cercle où nous roulons depuis quatre-vingts ans, et dont nous avons déjà parcouru pour la seconde fois toutes les étapes. Sans nier les différences, et tout en constatant le progrès, n'est-.ce pas la royauté de 1789 qui a reparu avec la Restauration, et la monarchie constitutionnelle de 1791 avec la charte de 1830 ? puis une nouvelle République, et, sans autre intermédiaire que le fantôme d'une prétendue Terreur, un second Dix-huit brumaire, suivi d'une nouvelle forme du Consulat et de l'Empire. Sommes-nous enfin fixés ? Pour en être assurés, le mieux n'est pas tant de l'écrire dans une charte. Les peuples semblent, en effet, ne s'engager à toujours que parce qu'ils savent bien qu'un jour ou l'autre les événements les peuvent dégager. Le moyen le plus sûr d'asseoir enfin nos destinées et de changer en progrès véritable ce perpétuel tournoiement, c'est d'étudier à fond les causes réelles de cette instabilité ; c'est d'apprendre par un sérieux examen pourquoi chacune de ces formes, après un succès éphémère, a péri. Ainsi l'histoire sincère de notre Révolution est une nécessité politique de premier ordre ; et il faut souhaiter qu'elle nous soit exposée, non dans ces récits brillants et passionnés qui tranchent tout selon l'esprit d'un parti, ni dans ces livres plus impartiaux en apparence, qui acceptent tout, excusent tout comme par une cause nécessaire, mais dans des tableaux également éloignés de l'indifférence et de la passion, du dénigrement et de la complaisance : car si le dénigrement fausse parfois le passé, la complaisance aveugle le présent et ne trompe après tout que ceux qui ont le plus d'intérêt à voir les choses dans toute leur vérité. Cette éducation de l'esprit public sur les vicissitudes de notre Révolution a été commencée de bonne heure. Après l'achèvement de ce que j'appellerai le premier cycle, dès la Restauration, deux ouvrages avaient paru, également remarquables, dans leur étendue fort différente, par la largeur de la composition, la fermeté du trait ou la clarté du détail. Mais depuis, la Révolution a poursuivi sa marche : un cycle nouveau s'est accompli, et bien des pièces inconnues ont été mises au jour. Parmi les jugements portés alors, quels sont ceux qui n'ont fait que s'affermir, quels sont ceux qu'il conviendrait de modifier ? C'est une question que je voudrais voir les deux éminents historiens se poser à eux-mêmes, question qu'ils résoudraient mieux que personne dans une suprême révision de leurs œuvres ; et on doit souhaiter que des livres qui ont conquis leur place dans notre littérature, ne passent pas à la postérité, sans lui transmettre la sentence définitive que leurs auteurs, mûris par la pratique des affaires et instruits par nos dernières révolutions, doivent porter aujourd'hui sur les phases diverses de cette histoire. En attendant, de nouveaux ouvrages paraissent tous les jours : les uns embrassant tout l'ensemble de la Révolution — nous n'avons pas besoin de rappeler les livres de MM. Louis Blanc et Michelet —, les autres se bornant à quelque point capital de cette période, qu'ils se proposent d'étudier de plus près. L'époque la plus dramatique de toutes est celle de la Terreur, et c'est aussi le sujet traité dans le plus considérable des deux ouvrages, cités en tête de cette étude : Histoire de la Terreur (1792-1794), d'après les documents authentiques et des pièces inédites. L'auteur, M. Mortimer-Ternaux, est un homme de la génération de 1830. Après avoir traversé les assemblées de la dernière République, fort de son expérience et songeant aussi à l'avenir, il a mis à profit les loisirs que lui faisait le coup d'État pour revenir sur cette sanglante époque de notre Révolution. M. Mortimer-Ternaux commence son histoire au 20 juin 1792, et le dernier volume qui ait paru, le septième, s'arrête à la chute des Girondins. Si l'on prenait son titre à la lettre, on pourrait dire qu'au moment où nous laisse ce volume, le sujet est à peine abordé : car la période de la Terreur dans notre Révolution est celle qui va de la chute des Girondins à la chute de Robespierre, du 31 mai 1793 au 9 thermidor an II (27 juillet 1794), et c'est l'excéder de beaucoup que de remonter à une époque où Louis XVI était encore sur le trône. Je comprends toutefois que M. Mortimer-Ternaux n'ait pas pu se renfermer dans les bornes rigoureusement historiques de son sujet. Elles appartiennent de droit à la Terreur, ces journées de septembre les plus hideuses qui aient jamais souillé l'histoire, où la Commune voulut faire peur aux royalistes, et où des bandes de massacreurs consommèrent leur attentat en présence de l'Assemblée muette et de la population de Paris consternée. Or, si l'on remonte au 2 septembre, comment ne point aller jusqu'au 10 août ? Nous voilà bien près du 20 juin ; et les hommes du temps ont été bien au delà : La Terreur, dit Malouet dans ses Mémoires, la Terreur dont les républicains purs ne proclamèrent le règne qu'en 1793, date pour tout homme impartial du 14 juillet, et je serais en droit de la faire remonter plus haut. Toutefois, mon sentiment est que dans un livre intitulé Histoire de la Terreur, ces antécédents doivent être traités par forme d'introduction et d'une façon plus sommaire ; ou, si l'on a eu, comme M. Mortimer-Ternaux, la bonne fortune de recueillir sur ces faits préliminaires des documents nouveaux, il convient de prendre un titre mieux approprié aux développements du livre. Pour ma part j'aimerais mieux étendre le titre que d'abréger le livre. Je prends donc l'ouvrage tel qu'il est sans plus de chicane, et je crois que le lecteur fera comme moi et qu'il aura raison. II. — LE 20 JUIN. Une idée fausse domine trop souvent dans les jugements de l'histoire. On est tenté de croire que ce qui arrive ne pouvait point ne pas arriver ; et quand le résultat définitif est bon, tout ce qui l'amène ou, le précédant, paraît l'amener — car le plus souvent on s'y trompe —, obtient, quelque blâme qui s'y attache, plus d'indulgence de notre part. Ainsi le régime moderne est incontestablement préférable à l'ancien régime, et l'on ne peut que bénir à ce titre la Révolution qui a fait ce changement. Mais devons-nous accepter, comme un acheminement nécessaire vers ce but, toutes les phases de la Révolution ? C'est ce que l'on a fait trop généralement, et c'est contre quoi je m'élève. Il ne faut pas croire à ces nécessités du mal. Sans doute il y a une loi fatale qui, de l'acte, fait sortir les conséquences ; mais il y a, en présence de cette fatalité, la volonté de l'homme qui peut toujours lutter contre ces conséquences, les corriger souvent, et quelquefois les annuler. La résistance intempestive de la cour aux justes demandes des États généraux précipita le mouvement de la Révolution vers une lutte ouverte. Une meilleure conduite de la cour, admettant la victoire de l'Assemblée sur les points acquis, n'aurait-elle pu faire que sa propre défaite sur ces points ne tournât pas en désastre pour elle ? La royauté devait-elle fatalement courir de faute en faute jusqu'à sa chute, et les Assemblées marcher de violence en violence jusqu'à ce gouffre où s'engloutirent avec les partis, vainqueurs un jour, vaincus le lendemain, toutes nos libertés ? Voilà ce que je n'admets point, quoi qu'il en soit des faits accomplis. Si, comme tant de sages esprits le voulurent, on eût arrêté la Révolution dans la voie des excès et des violences, elle eût pris un autre cours ; et rien ne dit qu'on ne serait pas arrivé au même terme par un chemin plus sûr et moins sanglant, ni que le résultat n'en eût pas été plus durable. Je ne l'affirme pas, mais ce que j'affirme, c'est qu'on ne peut pas le nier davantage. Ce serait désespérer de la raison humaine que de prétendre que le bien ne puisse être obtenu sans des moyens réprouvés par la morale. Dire que la Révolution ne pouvait s'accomplir sans la Terreur, c'est déshonorer la Révolution. Ce sentiment est bien celui qui anime M. Mortimer-Ternaux dans son histoire. Il n'a rien de cette tendance qui porte un auteur à prendre par le côté le plus favorable le sujet dont il fait son étude. Il ne voit pas dans la Terreur une crise douloureuse mais nécessaire au salut de la France : il y voit la ruine de nôs libertés naissantes, l'écueil où la Révolution, dés les premiers pas, vint échouer ; et pour qu'on ne s'y trompe point, il le dit au début de son livre : Il faut flétrir les crimes ; mais
il faut aussi et surtout flétrir les doctrines et les systèmes qui tendent à
les justifier. Combien d'écrivains, sans oser prendre la défense des
bourreaux, n'ont-ils pas balbutié en leur faveur les mots vagues de raison
d'État, de nécessité fatale, de salut public, prétextes commodes qu'ont
invoqués tous les ambitieux, princes ou démagogues ! La France, a-t-on dit
souvent, a été sauvée par la Terreur. C'est le contraire qui est vrai. La
France avait en elle une telle force de vitalité, qu'elle fut sauvée malgré
la Terreur. Quand une grande nation, quand surtout la nation française est
saisie d'un généreux et irrésistible enthousiasme, elle ne regarde plus qui
la mène, elle ne voit que le drapeau de la patrie, et par un élan sublime lui
assure la victoire.... En 1792, la nation est soumise à l'action constante de
deux courants contraires : l'un, né de l'amour de la :patrie et de
l'enthousiasme de la liberté, fait voler aux armes toute la jeunesse de nos
villes et de nos campagnes, ra précipite vers nos frontières menacées ou déjà
envahies, enfante ces héros qui étonnèrent l'Europe par vingt-cinq ans de
victoires ; l'autre qui procède de la bassesse, de la haine et de la
vengeance, accumulées dans les âmes avilies, met en fermentation les passions
mauvaises, surexcite les imaginations faibles et pusillanimes, éveille les
appétits les plus féroces, engendre les assassins de septembre, les
tricoteuses des Jacobins et les furies de la guillotine. Dans un intérêt de
parti facile à comprendre, certains écrivains n'ont pas voulu distinguer
l'action de ces deux courants, si différents dans leurs origines et dans
leurs effets. Ils ont prétendu qu'une pensée identique avait poussé les mêmes
hommes aux bureaux d'enrôlement et au guichet de l'Abbaye, et que les
égorgements en masse, qui ensanglantèrent les pavés de la capitale, avaient
été exécutés par ceux-là mêmes qui coururent l'instant d'après arrêter les
progrès des Prussiens aux défilés de l'Argonne. Non, pour l'honneur du nom
français, les hommes qui, au glas funèbre du tocsin de septembre et à la voix
des décemvirs de la Commune, se précipitèrent vers les prisons, ne furent pas
ceux qui sauvèrent la France quinze jours plus tard sur le plateau de Valmy ;
les bourreaux ne se firent point soldats. Si quelques-uns de ces misérables
essayèrent un instant de cacher leur honte dans les rangs des volontaires
parisiens, ils furent bientôt reconnus, signalés, et les vrais soldats de la
liberté les chassèrent de leurs rangs, comme indignes d'affronter à. leurs
côtés la mort des braves. (T. I, p.
4-7.) Cette page nous donne, avec le jugement de M. M. Ternaux sur la Terreur, tout l'esprit de son histoire. M. Ternaux est un ami de la liberté : il poursuit donc sans ménagement ses deux ennemis, la démagogie et le despotisme ; la démagogie plus funeste encore à la liberté que le despotisme, parce qu'elle l'étouffe en affectant de l'embrasser, et qu'abattue elle-même, elle l'entraîne encore dans sa chute. Les terroristes de 93 ont prétendu agir au nom de la liberté ; mais la liberté n'est pas leur complice : elle est leur victime et la plus sacrifiée ; car c'est elle qui est restée responsable des violences sous lesquelles elle-même la première a succombé. L'ouvrage de M. M. Ternaux se divise, pour chaque tome, en deux parties : l'exposition et les pièces justificatives ; et chaque volume pourrait se désigner par une date : le premier volume, c'est le 20 juin 1792, ou l'émeute aux Tuileries ; le deuxième, le 10 août, ou la chute de la royauté ; le troisième, les journées de septembre, ou les massacres dans les prisons ; le quatrième, le 21 septembre, ou l'ouverture de la Convention et l’avènement de la République ; le cinquième, le 21 janvier 1793, ou la mort du roi ; le sixième nous donne les suites de cette date funèbre, la coalition européenne et l'insurrection de la Vendée ; le septième, le 31 mai, ou la chute des Girondins. Dans le premier volume, pour nous transporter but d'abord sur la place publique, au foyer même des révolutions qui se préparent, l'auteur commente par nous décrire deux fêtes où les Jacobins et les constitutionnels semblèrent vouloir essayer à l'envi de leur crédit auprès de la population parisienne : la fête de la Liberté et la fête de la Loi. La première en faveur des Suisses de Châteauvieux condamnés au bagne, au nombre de 40, à la suite de l'insurrection militaire de Nancy : Ces héros que jadis sur un banc des galères Assit un arrêt outrageant, Et qui n'ont égorgé que très-peu de nos frères Et volé que très-peu d'argent. ANDRÉ CHÉNIER. La seconde, en l'honneur de Simonneau, maire d'E. tamiles, tué dans une émeute pour avoir refusé de taxer le blé contrairement à la loi. Par l'effet même de cette double démonstration on pouvait voir déjà de quel côté se portaient les sympathies de la foule. L'image du martyr de la loi fut bien pâle à côté de ces singuliers coryphées de la liberté, de ces affranchis du bagne, promenant comme en triomphe, avec le cortège de toutes les autorités, cette galère qui fit dire au poète dans une invocation sublime d'ironie : Ô vous, enfants d'Eudoxe, et d'Hipparque, et d'Euclide, C'est par vous que les blonds cheveux Qui tombèrent du front d'une reine timide Sont tressés en célestes feux ; Par vous l'heureux vaisseau des premiers Argonautes Flotte encor dans l'azur des airs : Faites gémir Atlas sous de plus nobles hôtes, Comme eux dominateurs des mers ; Que la nuit de leurs noms embellisse ses voiles, Et que le nocher aux abois Invoque en leur galère, ornement des étoiles, Les Suisses de Collot-d'Herbois ! L'émeute grondait : et le ministère girondin allait lui
livrer le roi sans défense, par le décret qui supprimait la garde
constitutionnelle. Il faisait plus : il voulait forcer sa conscience en lui
faisant proscrire les prêtres qui refusaient de prendre part au schisme de la
nouvelle Église ; et après l'avoir 'désarmé, il allait l'assiéger dans son
palais même, en établissant un camp de 20.000 fédérés sous les murs de Paris.
Le roi sanctionna le décret qui licenciait sa garde ; mais il renvoya ce
ministère qui ne travaillait qu'à saper son pouvoir, et il opposa son veto au
décret contre les 'prêtres non assermentés, ainsi qu'au décret sur le camp
des 20.000 fédérés. Ce fut le signal de l'insurrection, et elle ne se fit pas
attendre : la déclaration du veto a pour lendemain la journée du 20 juin.
L'émeute, préparée de longue main par Santerre, favorisée par le maire
Pétion, est accueillie, bon gré mal gré, par l'Assemblée, et elle envahit les
Tuileries, déifiant avec mille outrages devant le roi qu'elle a coiffé du
bonnet rouge : Ecce homo ! Journée fatale d'ailleurs pour l'Assemblée encore
plus que pour le roi lui-même. Au témoignage de M. Mortimer-Ternaux nous
pouvons joindre ici celui de M. Edgar Quinet, qui a fait pour la Révolution ce
que Machiavel a fait pour le despotisme : car son livre de la Révolution, en
bien, en mal aussi quelquefois, a des parties dignes d'être rapprochées du
livre du Prince : Louis XVI, dit-il, se refusa à aucune concession devant les piques. La
multitude ne put fui arracher une seule parole de soumission. Huit mille
hommes en armes amassés autour de lui, et toute l'éloquence du boucher
Legendre, soutenue de ce cortège, n'obtinrent pas une promesse ni une
espérance en ce qui touchait les décrets. A ce moment on eût pu voir que la
monarchie reparaîtrait debout, et que le peuple s'écoulerait comme l'onde.
Jamais Louis XVI ne fut plus roi que ce jour-là. Qui fut en réalité le
vainqueur ? Celui qui refusa de céder. Et quel fut le vaincu ? Le peuple, qui
ne put dompter une volonté royale et n'osa pourtant se faire roi. Telle fut
cette journée du 20 juin, journée plus fatale à la République qu'à la
royauté, et où la Révolution parut avoir la force aveugle d'un élément plutôt
que la puissance d'un dessein réfléchi. Si l'on abaissa encore d'un degré la
royauté, d'autre part, par ce premier essai des armes dans le sein des lois
et de l'Assemblée, on frappa la République avant qu'elle ne fût née, et l'on
prépara l'avortement de la Révolution. Il n'y eut plus de lieu sacré pour
abriter la liberté : elle perdit ce jour-là son sanctuaire.... On a toujours dit que le plus beau spectacle est celui
d'une âme qui résiste à la violence d'un monde. Qui a donné ce spectacle, si
ce n'est Louis XVI, seul, sans autre abri que quatre grenadiers dans
l'embrasure d'une fenêtre, tenant tête à un peuple entier prêt à l'écraser ?
Ou ce que nous avons répété toute notre vie de la majesté de l'âme aux prises
avec le plus fort n'est qu'un mot, ou il faut savoir reconnaître que Louis
XVI fut ce jour-là plus grand que ce monde déchaîné contre lui et qui ne put
lui arracher un désaveu. (X, 1, t. I,
p. 338.) Triomphe moral qui devait demeurer stérile ! Sans doute au lendemain du 20 juin, une vive réaction éclate dans toute la France, et jusque dans l'Assemblée même, contre cette première insulte à l'autorité royale. Lafayette, toujours prêt à se mettre en péril pour la défense du droit opprimé, quitte son armée et vient à l'Assemblée offrir le secours de ses soldats contre le retour de l'émeute. Mais l'Assemblée ni la cour ne tiennent à combattre ainsi l'émeute : l'Assemblée a déjà trop de sympathie pour les mouvements populaires, et la cour a toujours trop de défiance contre le premier général de la garde nationale de Paris. Lafayette n'a réussi qu'à se compromettre lui-même. La dernière heure de la monarchie va sonner. L'appendice qui termine ce volume contient, entre autres documents curieux, une note sur la constitution civile du clergé ; — une autre sur l'organisation municipale, départementale et militaire de Paris, chose si importante à bien connaître pour suivre les mouvements dont l'impulsion va venir de la Commune ; — le programme de la fête du 15 août 1792 : L'ordre et la marche de l'entrée triomphante des martyrs de la liberté du régiment de Châteauvieux dans la ville de Paris ; — le retour de Varennes, raconté par Pétion, et qui est entièrement écrit de sa main[1]. Il faut cette garantie d'authenticité pour ne pas attribuer à quelqu'un de ses plus mortels ennemis des pages où il n'a pas craint de révéler les infamies dont son âme se repaissait devant la jeune et touchante madame Élisabeth, dans cette voiture qui ramenait à Paris la famille royale captivé. Quel Tacite, quel Shakespeare, dit M. Quinet, eût jamais deviné ces choses monstrueuses, et qu'est-ce que la nature humaine qui peut renfermer ces gouffres ? Dans ces regards désolés, dans ces mains suppliantes, dans ces sanglots étouffés, Pétion ne voyait que les marques d'un amour subit et impudique pour sa personne !... Non-seulement voilà de quelles pensées Pétion était occupé, mais il a osé les écrire, et les écrire en longues pages. Qu'était-ce donc que Pétion ? (VII, 5, t. I, p. 274, 275.) Aux faits mis en lumière dans cet appendice, il faut ajouter la libération et bientôt le triomphe des assassins du maire d'Étampes, Simonneau, triste contre-partie de la fête dans laquelle on avait voulu honorer la mort du martyr de la loi ; — les récompenses nationales accordées aux promoteurs de la journée du 20 juin 1792, et, par exemple, la remise de 50.000 livres environ que le général-brasseur Santerre devait au trésor pour la fabrication de ses bières, remise accordée sous prétexte que le peuple avait consommé la plus grande partie de ces bières à l'occasion des mouvements, auxquels la Révolution a donné lieu ; — les états de services de Santerre, rédigés par lui-même, et l'humble lettre par laquelle il sollicite du Premier Consul sa rentrée dans les cadres, ou au moins un traitement de réforme, demande que Bonaparte accueillit sur le dernier point[2]. III. — LE 10 AOÛT. La journée du 20 juin avait été, je l'ai dit, un péril pour l'Assemblée au moins autant que pour le roi. Tous pouvoirs réguliers sont solidaires devant l'émeute. Une fois encore on put espérer qu'ils allaient marcher de concert. Le 7 juillet, à la voix d'un député, Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, les partis dans l'Assemblée parurent vouloir répudier pour toujours ce qui les divisait. Sur cette proposition : Que ceux qui abjurent et exècrent la République et les deux Chambres se lèvent !... tout le monde se leva, la gauche se mêla à la droite ; il n'y avait plus ni royalistes, ni Girondins, ni Montagnards. Le roi lui-même, invité à se rendre au sein de l'Assemblée, y fut reçu avec enthousiasme. Ce fut le baiser-Lamourette ! Dès le lendemain, les divisions reparurent à propos de Pétion, l'homme des Girondins, accusé, avec trop de fondement, de n'avoir rien fait pour empêcher le mouvement populaire où il avait vu comme une protestation contre la chute de son parti. Pétion, suspendu par le roi, est rétabli par l'Assemblée. Il triomphe à la fête de la fédération de 1792, traînant, pour ainsi dire, Louis XVI derrière son char. Mais la deuxième place est trop encore pour la royauté. On prélude à sa chute, en attaquant dans l'Assemblée, avec l'appui des tribunes et de l'émeute qui gronde à la porte (21 juillet), le dernier défenseur redoutable de l'ordre constitutionnel, Lafayette ; on y prépare les voies, en retranchant du jardin des Tuileries, réservé au roi, la terrasse des Feuillants, pour l'attribuer comme dépendance extérieure à l'Assemblée législative, établie dans le manège. Les Jacobins sont à leur poste et travaillent les sections, avec le concours secret de Danton et de Robespierre, et la connivence de Pétion : pour donner le change à l'Assemblée, le maire de Paris vient lui parler des projets de rassemblements qu'il a découverts et qu'il déjoue ! Et des auxiliaires vont venir. Les Marseillais, partis le 2 juillet pour la fête de la fédération, arrivent le 29, trop tard pour la fête, mais à temps encore pour la lutte : Marseillais, venus de Marseille en effet, mais recrutés d'émeutiers de toute autre provenance sur la route ; vrais batailleurs de guerre civile, faits au sang, très-endurcis, comme dit M. Michelet. Ce n'est point pour eux que Rouget de Lisle fit le chant sublime qui a retenu leur nom, Rouget, qui a toujours désavoué le 10 août, et qui eut grand'peine à se soustraire lui-même aux ordres d'arrestation de la Terreur[3]. On avait songé à profiter de l'entrée des Marseillais pour entraîner le peuple jusqu'aux Tuileries. Le coup manqua ; mais la chose en fut peu retardée, et le manifeste insensé du duc de Brunswick, qui fut publié en ce temps, ne fit que fournir une occasion, dont au reste on ne croyait pas avoir besoin. La journée du 10 août, cette journée suprême de l'ancienne monarchie, disons de la monarchie nouvelle, fondée, avec le concours du dernier de nos anciens rois, sur les bases de 1789, a été, dès le temps même, l'objet des témoignages les plus opposés, et se trouve aujourd'hui encore en butte aux appréciations les plus contradictoires. M. Mortimer-Ternaux ne l'a pas étudiée sans amour et sans haine ; il ne l'a pas racontée avec indifférence. Il aime la liberté, il déteste le despotisme, et il voit commencer une ère qui, sous le faux nom de liberté, va inaugurer le plus dur despotisme. Mais sa droiture d'esprit sait maîtriser ses émotions, et les nombreux documents qu'il a réunis et comparés lui permettent d'écarter plus d'une opinion témérairement soutenue, comme aussi d'appuyer sur des preuves irréfragables le jugement qu'il a porté. L'histoire de la journée du 10 août 1792, dit-il, a été tellement obscurcie dans ses moindres détails, tellement enfouie sous plusieurs alluvions de mensonges, pour nous servir de l'heureuse et pittoresque expression de M. Michelet, qu'il faut, avant tout, débarrasser la route des erreurs accréditées depuis soixante-dix ans, des faux matériels glissés comme autant de pièges dans chaque document officiel. On possède mille récits, complets jusqu'à la minutie, de tel ou tel fait de l'histoire de France, qui, considéré en ses causes et en ses résultats, n'est digne que d'une mention très-brève. Mais si certains incidents de la nuit du 9 au 10 août ont été cent fois racontés, on est resté dans la plus complète ignorance sur la manière dont, au sein des sections et à l'Hôtel de Ville, s'est préparé et consommé le renversement de la plus vieille monarchie de l'Europe moderne. Les seuls documents que les historiens aient consultés jusqu'à présent sont tronqués, mutilés, falsifiés à plaisir ; et cependant le mensonge n'a pas été si bien ourdi que la vérité ne perce à travers le tissu serré du linceul dans lequel les vainqueurs avaient voulu l'ensevelir à jamais. Cette unanimité des sections, se levant comme un seul homme pour renverser la monarchie constitutionnelle, nous verrons qu'elle n'a jamais existé : cette liste de trois cents prétendus délégués du peuple en insurrection, dont on a si souvent parlé, nous verrons qu'elle est fausse ; ces pleins pouvoirs, remis par le peuple entre les mains de ses sauveurs, nous verrons comment ils furent obtenus et par qui ils furent donnés. A ces descriptions de luttes gigantesques, où l'on nous représente des masses profondes montant héroïquement à l'assaut des Tuileries, nous opposerons purement et simplement le chiffre des morts et des blessés. Alors, à travers les expressions ambiguës, les réticences calculées, les exagérations emphatiques des procès-verbaux officiels, chacun pourra lire couramment ce que nous avons eu tant de peine à déchiffrer, se convaincre de la monstrueuse usurpation des uns, de la coupable connivence des autres, de l'imprévoyance de ceux-ci, de la lâcheté de ceux-là. (T. I, p. 213.) La journée du 10 août est déjà l'avènement de la République. C'est la seule sur l'excellence de laquelle s'accordent les hommes qui vont se disputer le pouvoir : et plusieurs pourtant hésitèrent au moment de la faire, ou bien encore, tout en souhaitant qu'elle se fît, eurent la prudence d'y rester étrangers. Les Girondins en furent surpris ; les chefs de la Montagne se tinrent dans l'ombre : Où était Robespierre ? dit M. Quinet. Les recherches les plus patientes n'ont pu retrouver ses traces : il douta du succès ; et refusa d'entrer dans un projet dont il ne prévoyait que désastres. (X, 5, t. I, p. 355 et 376.) Il ne se montra que le 12. Marat aussi alors seulement sortit de son souterrain. Comme il avait eu peur, ajoute M. Quinet, ses fureurs s'en augmentèrent ; il ne devait se rassurer que par les tueries de septembre. (Ibid., p. 376.) Danton lui-même parut vouloir se dérober. Quand je le vois, dit M. Quinet, dans la nuit du 10 août, si peu empressé jusqu'à minuit, se laisser harceler et presque enlever par les impatients, et, après de courtes absences, rentrer, se coucher et dormir, j'ai peine à reconnaître en lui l'activité d'un chef qui a tous les fils dans sa main. Il paraît céder au torrent plutôt que commander ; à moins que l'on n'aime mieux reconnaître dans ce sommeil tranquille la confiance d'un chef qui, ayant tout préparé, se repose d'avance dans la victoire. (Ibid., p. 356.) Quant à Pétion, écoutons encore M. E. Quinet : Pétion, l'insurrection dans le cœur, partagé entre ses
devoirs de maire de Paris et ses vœux pour les révolutionnaires, eût voulu
disparaître pendant le temps de la lutte. Il avait lui-même donné aux
insurgés l'idée ambiguë de le tenir prisonnier dans son hôtel, pour lui ôter
toute occasion d'agir. Mais dans les premières heures ce projet n'avait pu
être exécuté ; il avait conservé, en dépit de lui, une liberté dont il
craignait d'user dans un sens ou dans un autre, et il ne savait comment
perdre, sans être aperçu, ces heures où allait se décider le sort du roi et
de la Révolution. Pétion croit d'abord plus sage de se rapprocher de celui
qui, à ce moment, lui semble le plus fort. Vers dix heures du soir il se rend
aux Tuileries, se montre au roi et lui parle, pour constater sa présence. Il
paraît, dit le roi, qu'il y a beaucoup de mouvement. — Oui,
dit Pétion, la fermentation est grande... Et il s'éloigne. Les regards
le perçaient de tous côtés : il s'y dérobe. Descendu dans le jardin, il s'y
promène jusqu'à l'approche du jour, écoutant le tocsin, le rappel, la
générale, cherchant et se faisant, lui maire de Paris, la solitude au milieu
de la ville soulevée. Et dans une situation si étrange, il se montrait calme
et presque impassible. De quelque côté que tournât la fortune, il se croyait
sans reproche, parce qu'il manquait à ses amis aussi bien qu'à ses ennemis.
Quand le jour commença à paraître, sa contenance devint plus difficile ; il
se mit à marcher à grands pas sous les arbres des allées, qui le couvraient
mal contre les soupçons du Château. Il eût voulu s'échapper, surtout depuis
que le tocsin, toujours croissant, l'avertissait que la victoire pourrait
bien rester aux sections. Mais les sentinelles le repoussent des portes. Dans
cette anxiété, sûr de trouver la mort s'il rentre au Château, c'est lui qui
inspire à la Législative l'ordre de le mander à la barre. Elle l'envoie chercher
par un huissier accompagné de deux porte-flambeaux. Pétion se voit délivré ;
il traverse l'Assemblée et réussit enfin à. se faire consigner chez lui par
les sections. Ce dénouement, but de toutes ses pensées, il se hâte de le
publier avec un étonnement joué qui, à la distance où nous sommes, paraît le
comble du comique mêlé à la tragédie nocturne dont le dernier acte allait
s'achever. (Ibid., p. 360.) Ce que M. Quinet conclut de là, c'est que les chefs de
partis ne furent pour rien, ou presque pour rien, dans ce mouvement. Ce fut,
selon lui, la journée de l'instinct. (P. 354.) Selon M. Mortimer-Ternaux, ce fut une journée de surprise, et M. Quinet n'y contredit
guère : Une seule chose est certaine. Vers minuit,
par des rues séparées, et de tous les points de Paris, arrivent à l'Hôtel de
Ville quatre-vingt-deux hommes, presque tous inconnus. A ce nom, déjà
redoutable, commissaires des sections, les factionnaires les laissent entrer.
Ils venaient d'être élus, à cette heure tardive, précipitamment, par vingt-six
sections de Paris. On dit que dans plusieurs des quartiers ils n'avaient été
choisis que par un petit nombre, et au dernier moment : ce qui confirme que
les résolutions les plus audacieuses se prennent dans la nuit, et
n'appartiennent jamais qu'à quelques-uns. (P.
357.) Avouons pourtant qu'une révolution ainsi résolue — et M. Mortimer-Ternaux démontre par les procès-verbaux des sections qu'il en fut ainsi — peut difficilement passer pour l'ouvre de la nation. Tout dans l'exécution répond à ces prémisses, et M. Quinet n'a fait que confirmer ce que M. Mortimer-Ternaux avait prouvé par le rapprochement des documents officiels. Les intrus viennent pacifiquement s'établir dans une chambre voisine de celle où siège le conseil de la Commune qu'ils veulent mettre à la porte. D'abord ils sont comme à ses ordres ; puis, quand le tocsin se fait entendre, timide, incertain, souvent interrompu, et bientôt plus hardi, leur audace croît et la contenance des municipaux baisse. Les deux conseils sont encore côte à côte, et le premier se sert du second, du conseil légal, pour donner des ordres, commander aux troupes mêmes du Château et désorganiser la défense. C'est ainsi qu'il fait retirer l'artillerie, placée au Pont-Neuf pour empêcher la jonction des insurgés des deux rives de la Seine : l'ordre est signé du nom du secrétaire-greffier Royer-Collard. C'est ainsi encore qu'ils font venir des Tuileries à l'Hôtel de Ville le commandant en chef de la garde nationale, Mandat. Mandat, régulièrement appelé, cède avec répugnance, mais enfin obéit. La Commune officielle, qui fa convoqué, le renvoie auprès du roi ; mais alors il est entraîné devant la commune insurrectionnelle, qui veut arracher de lui l'ordre de retirer du château la moitié des troupes, et sur son refus il est envoyé en prison. C'était déjà la mort : il est assassiné sur les marches de l'Hôtel de Ville. La journée du 10 aoùt, qui commence par l'assassinat de Mandat, appelé des Tuileries en trahison, finira par le massacre des Suisses, assaillis dans leur retraite, quand, sur le vœu de l'Assemblée et sur l'ordre du roi, ils auront renoncé à la défense. Il m'est impossible de me passionner pour la victoire remportée par les assaillants dans l'intervalle. Je renvoie à l'exposition simple et ferme de M. Quinet et au récit plus ému de M. Mortimer-Ternaux. Les deux auteurs sont d'accord pour le fond, quoique si opposés par les tendances. M. Quinet pouvait être bref comme un homme qui trouve son autorité dans l'éloignement où il se tient de toutes les exagérations de son parti ; M. Mortimer-Ternaux devait donner ses preuves, et il le fait, dans son texte comme dans son appendice, avec une abondance qui ne laisse rien à désirer. Je renvoie particulièrement à lui ceux qui voudraient persister à croire que l'insurrection du 10 août fut un événement provoqué par la cour, dans la pensée d'en finir une bonne fois avec la révolution par une journée décisive. Ils y verront si c'est elle qui avait préparé cette journée, et comment une minorité factieuse, usurpant le rôle du, peuple, sut imposer à l'Assemblée, comme un fait accompli, une chose que l'Assemblée, en recevant dans son sein le malheureux roi, venait de s'engager d'honneur à repousser comme un attentat[4]. Mais le roi, qui s'était refusé jusqu'au dernier moment à employer la force, fut censé avoir livré de lui-même et perdu la bataille. Ceux qui restèrent des Suisses attaqués et massacrés dans leur retraite furent traités comme assassins, et Louis XVI sera atteint et convaincu lui-même d'être l'assassin de son peuple. C'est le langage de toutes les révolutions à l'égard des rois qu'elles ont renversés. Parmi les pièces justificatives de ce volume, signalons tout d'abord la dernière, qui est une note bibliographique énumérant les documents sur le 10 août : 1° documents écrits et publiés peu après l'événement ; 2° documents écrits à l'époque, mais publiés postérieurement ; 3° documents écrits à l'époque, et publiés pour la première fois par M. M. Ternaux dans son histoire. Au nombre de ceux qu'il a compris lui-même dans son appendice, nous indiquerons en particulier l'adresse des sections demandant la déchéance de Louis XVI (n° VI) ; — les extraits des registres des sections de Paris pendant les premiers jours d'août (n° VIII) ; — le résumé général des délibérations des quarante-huit sections de Paris, à l'occasion de l'insurrection du 10 août (n° IX), avec la liste exacte des commissaires des sections qui siégèrent à l'Hôtel de Ville le 10 août, avant neuf heures du matin (n° XI) ; — le rapport courageux que le citoyen Leroux, un des membres du conseil général de la Commune, envoyé aux Tuileries, fait au maire de Paris sur les événements dont il a été témoin : rapport écrit par lui au milieu des massacres de septembre, sous le coup des égorgeurs qui le recherchaient lui-même, et qu'il flétrit (n° XIII) ; une notice sur le bataillon des Filles-Saint-Thomas qui fut de service aux Tuileries dans la nuit du 10 août, et dont treize membres, officiers ou soldats, furent envoyés à l'échafaud comme convaincus d'avoir participé au complot qui a existé entre Capet, sa femme et les ennemis de la République, tendant à allumer la guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres, en portant atteinte à la liberté du peuple, etc. (t. II, p. 483) ; — et une note sur les morts et blessés du 10 aoùt, dont on a porté le chiffre jusqu'à cinq mille. Les moyens de contrôle pourtant ne manquaient pas. Une enquête minutieuse fut faite dans le temps même ; chaque section fut invitée à y procéder, et M. M. Ternaux a cité entre autres la réponse assez naïve du président de la section de Guillaume-Tell : Citoyens, la caisse a été battue dans toute la section pour savoir s'il y avait des citoyens morts à la journée du 10 août. Personne ne s'est encore présenté jusqu'à ce jour. Salut et fraternité ! Toutes ces enquêtes réunies, tous les chiffres additionnés, M. Mortimer-Ternaux arrive à établir qu'il y eut dans le peuple de Paris cinquante tués et trente-quatre blessés grièvement ; parmi les Marseillais, vingt-deux tués et quatorze blessés, et dans le bataillon de Brest deux tués et cinq blessés. Les Suisses eurent six à sept cents hommes tués, mais ce ne fut pas dans le combat[5]. IV. — LES SUITES DU 10 AOÛT. L'Assemblée législative, en livrant la royauté, s'était
frappée elle-même. Quoique la chute de Louis XVI et la suspension du pouvoir
royal semblât remettre toute l'autorité entre ses mains, elle n'est plus
qu'un fantôme : toute puissance appartient désormais à la Convention, qui
n'est pas encore, et à la Commune révolutionnaire, qui est là ; et Robespierre
le lui fit bien voir, Robespierre que l'on n'avait vu nulle part, ni la
veille, ni le jour, ni le lendemain du combat, mais qui reparaît quand la
victoire est bien assurée. Il le lui signifia assez clairement lorsqu'il
vint, au nom de la Commune, réclamer contre la formation du nouveau conseil
départemental, qui eût gêné les maîtres de l'Hôtel de Ville dans leur action.
Quand le peuple, dit-il, a sauvé la patrie, quand vous avez ordonné une Convention
nationale qui doit vous remplacer, qu'avez-vous autre chose à faire qu'à
satisfaire son vœu ? Craignez-vous de vous reposer sur la sagesse du peuple,
qui veille sur le salut de la patrie qui ne peut être sauvée que par lui ?
Conservez-nous les moyens de sauver la liberté ; c'est ainsi que vous
partagerez la gloire des héros conjurés pour le bonheur de l'humanité ; c'est
ainsi que, près de finir votre carrière, vous emporterez avec vous les
bénédictions d'un peuple libre. (T.
III, p. 25.) L'Assemblée législative n'avait plus de force que pour créer, sous la pression de l'Hôtel de Ville, des armes à la Terreur, comme le jour où, malgré les protestations de quelques hommes énergiques, elle instituait le tribunal du 17 août pour juger sans appel tous les complices, c'est-à-dire les vaincus du 10 août, et les conspirateurs, c'est-à-dire les amis du roi et de la constitution contre lesquels on avait conspiré : digne précurseur du tribunal révolutionnaire qui devait être établi un peu plus tard. Il n'y eut un peu de résistance à cette pression que dans
les provinces ; car les provinces, même coupées en départements, ne s'étaient
pas encore habituées à recevoir, sans mot dire, les révolutions de Paris : A Metz, dit M. Mortimer-Ternaux, qui en a recueilli
quelques traces dans. le Moniteur — et en fouillant les archives on en
trouverait d'autres, sans parler de celles qui ont dû être effacées —, à Metz le conseil général de la Moselle délibéra pendant
plusieurs jours sur la question de savoir si les décrets rendus, les 10 et 11
août, par l'Assemblée législative, pouvaient être promulgués avant d'avoir
été revêtus des formes prescrites par la constitution, c'est-à-dire, signés
du roi, qu'ils suspendaient, et de ses ministres, qu'ils remplaçaient. A
Nancy, à Rouen, les corps constitués ne se montrèrent pas moins hésitants. A Amiens,
le conseil général de la Somme déclara, le 12 août, qu'il ne reconnaissait
aucun caractère officiel aux divers actes qui lui avaient été envoyés au nom
du président de l'Assemblée. A Strasbourg, le maire Dietrich, une grande
partie du conseil général de la commune et le conseil général du département
montrèrent la plus grande répugnance à exécuter les décrets de l'Assemblée.
Le conseil général du Haut-Rhin lança une adresse ainsi conçue : La patrie est dans le plus grand danger ; mais Louis XVI
est bon et juste, il recouvrera la confiance publique. Nous maintiendrons la
royauté et défendrons l'Assemblée nationale et le roi constitutionnel.
L'ennemi est à nos portes. Ayez du calme, du courage. Ralliez-vous autour de
nous. (T. III, p. 44, 45.) Mais cela fut noyé dans la masse des adresses d'adhésions qui
encombrèrent le bureau du président de l'Assemblée législative. Nous avons pris la peine, dit M. M. Ternaux, de secouer la poussière qui couvre, depuis soixante-dix
ans, ces volumineux dossiers, de parcourir les dithyrambes en prose et en
vers que la révolution du 10 août sut inspirer à la verve jacobine. Nous
avons pu les comparer à ceux qui furent adressés à la Convention, le
lendemain de la victoire successive de chacune des factions qui, pendant les deux
années de la Terreur, traversèrent le pouvoir pour aboutir à l'échafaud, et
nous avons été édifiés ! Toujours la même exécration pour le tyran abattu, la
même adoration pour l'homme vertueux qui apparaît et va régénérer le monde ;
toujours, pour exprimer la même adoration, la même phraséologie niaise et
redondante. Quand, pendant quelques heures, on a respiré cette atmosphère de
bassesse et de servilité, on éprouve d'effroyables nausées, on est dégoûté
pour jamais de ces fleurs de rhétorique politique que chaque soleil levant
fait éclore, que l'éclat de chaque établissement nouveau fait épanouir, que
récoltent, pour les offrir à n'importe quel vainqueur, les adorateurs du fait
accompli. (T. III, p. 87, 88.) Il y eut un homme qui résista aussi au 10 août, et qui
tenta de le combattre avec les pouvoirs dont on ne l'avait pas laissé user
pour le prévenir : c'est l'homme qui, depuis 1789, avait toujours si
loyalement cherché à détourner la cour de ses fautes et la Révolution de ses
écarts, l'ami sincère de la liberté, Lafayette : Nous
avons, dit M. Mortimer-Ternaux, souvent
entendu des partisans dévoués de la liberté blâmer le général Lafayette
d'avoir voulu opposer quelque résistance aux décrets que les commissaires de
la Législative avaient été chargés de lui porter. Un tel reproche implique
forcément le dogme de l'obéissance passive, non plus aux ordres d'un
gouvernement régulièrement établi, et auquel on a prêté serment — ce
que nous ne pourrions même admettre qu'avec certaines restrictions —, mais aux ordres d'un gouvernement quelconque, sans qu'il
y ait lieu d'apprécier la nature des ordres ou la qualité de ceux qui les ont
signés. L'auteur établit le droit et le devoir du fonctionnaire en
pareil cas, et s'expliquant sans réticence sur cette théorie du succès qui a
fait le droit de toutes nos Révolutions : Le 10 août,
ajoute-t-il, fut une surprise. Cette vérité pourrait
être contestée, si ce fait restait isolé dans l'histoire de nos Révolutions,
si depuis nous n'avions pas été les témoins et les victimes de plusieurs
surprises semblables, dont les conséquences ont été aussi durables et souvent
aussi funestes que celles du 10 août 1792. Mais celle-ci était la première
que la nation eût à subir. On pouvait donc espérer qu'elle ne l'accepterait
pas. C'est cette espérance qui dicta la conduite de Lafayette. Il ne savait
pas tout ce qu'on peut faire supporter aux Français, quand on sait les
tromper d'abord, les terrifier ensuite. Sa tentative de résistance avorta,
mais il eut droit et, raison de la faire. (T.
III, p. 54-56.) Lafayette avait vainement compté sur la réaction des honnêtes gens en France contre la révolution du 10 août, et sur l'excitation de son exemple. Il ne fut suivi que par les conseils du district de Sedan et du département des Ardennes, et ne trouva partout ailleurs qu'hésitation ou division, même parmi ses soldats. C'en était fait, il partit renonçant à la guerre civile, en présence de la guerre du dehors ; et il alla expier dans les prisons de l'Autriche cette impuissante tentative en faveur de la constitution désormais anéantie. M. Quinet aussi ne le laisse point partir sans rendre hommage à son noble caractère : Malgré tout, dit-il, Lafayette, en dépit de tant, de démentis donnés par la
fortune, a conservé sa grandeur, et cela vient, sans doute, de ce qu'au
milieu de passions furieuses il réserva une si large part de lui-même à la
pitié.... Cet honneur lui restera ; dans les
temps nouveaux, il donne l'idée d'une nature d'hommes que l'on n'avait pas
encore vus dans notre histoire, l'humanité au-dessus de la passion politique,
le respect du droit d'autrui, l'horreur de la violence, la protection du
faible, le culte de la liberté jusqu'à la superstition, et dans un militaire
le mépris ou l'aversion du plus fort. Mais l'exilé[6] n'est-il pas trop dur envers sa patrie quand il ajoute : Aussi Lafayette semble-t-il n'être pas Français, ses traits comme son caractère sont d'une autre race. (X, 3, t. I, p. 347.) L'Assemblée législative triompha donc de Lafayette : mais elle n'en fut que plus dominée par la Commune. Cela explique, sans l'excuser, l'incroyable attitude qu'elle garda pendant les journées de septembre. V. — LES JOURNÉES DE SEPTEMBRE. Les journées de septembre font assurément la page la plus néfaste de nos annales. Pour celles-là l'horreur en est telle qu'en les flétrissant il ne leur faut même pas chercher l'ombre d'une excuse. La situation de la France était 'grave sans doute : les fautes accumulées et de la Constituante et de l'Assemblée législative avaient jeté des germes de guerre à l'intérieur, et la révolution du 10 août donnait plus de force que jamais à nos ennemis du dehors : Les dangers étaient immenses, dit M. Ternaux, mais ce n'était point en foulant aux pieds toutes les lois divines et humaines que l'on devait les conjurer. Un peuple n'est vraiment digne de la liberté que lorsqu'il sait envisager de sang-froid les périls qui le menacent et lorsqu'il trouve assez de force en lui-même pour maîtriser les tumultueuses inspirations de la peur. (T. III, p. 117-120.) Il importe d'ailleurs de le bien établir : les massacres
de septembre ne furent pas le résultat d'une effervescence populaire excitée
par la double influence de la peur et de la vengeance. A-t-on vu dans ces
jours le peuple de Paris se répandre dans les rues comme aux jours de grandes
émotions nationales ? Il reste chez soi, et ce fut son crime ! S'il était
sorti, il aurait eu horreur, il aurait fait justice de ces assassinats. Ces
massacres furent un guet-apens prémédité et exécuté par un petit nombre de
scélérats qui voulaient s'imposer et se maintenir au pouvoir par la terreur.
C'est à cette fin — il n'y a que trop lieu de le croire — que le 28 août,
Danton enlève à l'Assemblée le décret relatif aux visites domiciliaires ;
qu'au moyen de ce décret on arrête les suspects les 29, 30 et 31 ; que l'on
en remplit les prisons pour les vider comme on sait, les
nettoyer selon l'auteur de l'Histoire des Montagnards, les 2 et
3 septembre et jours suivants. Les membres de la Commune insurrectionnelle de
Paris allaient être mis à la porte non-seulement comme usurpateurs, mais
comme voleurs, quand ils se jetèrent dans cet épouvantable assassinat : Oui, dit M. Ternaux, c'est
mentir à l'histoire, c'est trahir la sainte cause de l'humanité, c'est
déserter les intérêts les plus manifestes de la démocratie, c'est calomnier
le peuple, que de prendre pour lui quelques centaines de misérables, n'ayant
de français que le nom, d'humain que la figure, allant lâchement chercher une
à une leurs victimes dans les cachots de l'Abbaye ou de la Force, les immolant
à la face du soleil avec tous les raffinements d'une froide cruauté, et
insultant par d'ignobles ricanements à leur trop lente agonie. Le peuple, le
vrai peuple, celui que composent les ouvriers laborieux et honnêtes, au cœur
ardent, à la fibre patriotique, les jeunes bourgeois aux aspirations
généreuses, au courage indomptable, ne se mêla pas un instant aux scélérats
recrutés par Maillard dans les bouges de la capitale. Pendant que les
sicaires du comité de surveillance établissaient dans les prisons, suivant
l'énergique expression de Vergniaud, une boucherie de chair humaine, le
peuple, le vrai peuple, était tout entier au Champ de Mars ou devant les
estrades d'enrôlement ; il offrait le plus pur de son sang pour la défense de
la patrie ; il aurait eu honte de verser celui de malheureux sans défense.
(T. III, p. 185, 186.) Nous renvoyons à M. M. Ternaux pour le récit de ces journées, sur lesquelles on ne peut pas jeter un voile, puisque des hommes qui pourtant — ils l'ont montré, quand le retour de la république les a portés au pouvoir — n'étaient en aucune sorte des buveurs de sang, n'ont pas craint d'y voir un grand acte de justice populaire[7]. M. M. Ternaux a eu, entre autres choses, pour composer son récit, le dossier des poursuites dirigées en l'an IV contre les septembriseurs, dossier que lui a fourni le greffe criminel de la Cour d'appel de Paris, et le discours du président du tribunal criminel Gohier, depuis membre du Directoire, discours prononcé pour résumer les débats devant le jury. Il montre quels furent les principaux agents du massacre : au premier rang, Maillard, un des héros de la Bastille, et les Marseillais, ces héros du 10 août, qui n'ont guère brillé que dans ces journées. Nous ne voudrions calomnier personne, dit M. M. Ternaux, pas même ces fameux Marseillais qui, du reste, pour la plupart, n'avaient de marseillais que le nom. Mais on se demande comment ce bataillon, qui s'était formé dès les premiers jours de juin, put rester à Paris plus de deux mois, du 29 juillet à la fin de septembre, lorsque huit jours de marche le séparaient à peine des avant-postes de l'armée prussienne. Nous ne pourrions expliquer ce mystère, si nos recherches ne nous avaient fait découvrir plusieurs documents complètement inédits, qui nous apprennent à quoi s'occupaient ces prétendus défenseurs de la patrie. Ils se faisaient allouer des indemnités sous toutes sortes de titres et sur toutes sortes de caisses. Non contents de la somme que Choudieu leur fit accorder dans la séance du 10 août (voyez la p. 363 du t. II), pour solde et frais de voyage, et du prêt de trente sols par jour qu'ils touchaient, ils se firent compter, le 12 août, trois mille livres par la Commune, sur la caisse dite de la fédération. Ils obtinrent, le 21 août, du ministre de la guerre et du Conseil exécutif le prix des armes qu'ils avaient, disaient-ils, perdues dans la journée du 10. On comprend difficilement que ides vainqueurs perdent leurs armes dans un combat qui n'a duré que trois quarts d'heure. Mais les Marseillais du 10 août étaient des héros d'un genre tout spécial ; car lorsque, après être restés deux mois à Paris, s'y être gorgés de vols et de sang, avoir joué un rôle très-actif dans les visites domiciliaires du 29 août, et dans les massacres de septembre, ils songèrent à quitter la capitale, ils n'eurent pas la moindre idée d'aller retrouver à Valmy les braves qui défendaient le sol sacré de la France. Ils tournèrent le dos au danger et demandèrent à retourner à Marseille. Le pouvoir exécutif les supplia de se rendre au moins à l'armée du Midi ; les Marseillais consentirent très-probablement à recevoir l'étape, mais nous n'avons pu savoir s'ils rejoignirent jamais cette armée ; dès qu'ils ont quitté Paris, on perd complètement leurs traces. Comme nous n'avançons rien, ajoute M. Mortimer-Ternaux, que les preuves en main, on trouvera à la fin de ce volume les pièces authentiques qui justifient toutes nos assertions. (T. III, p. 126.) L'auteur suit les travailleurs, selon l'expression officielle, sur les principaux théâtres de leurs exploits : à l'Abbaye, aux Carmes, à. la Conciergerie, au Châtelet, à la Force, gardant au milieu de l'horreur de semblables scènes son impartialité d'historien : Nous n'avons, dit-il, fait entrer dans ce lugubre récit que des faits constatés par des témoins oculaires dignes de foi, par des documents authentiques irrécusables, notamment par la procédure dirigée en l'an IV contre les septembriseurs. Tous les épisodes que la légende, l'imagination, l'esprit de parti, ont pu inventer, amplifier, dénaturer, ont été par nous soigneusement écartés. La simple vérité est cent fois plus terrible. (T. III, p. 254.) Ce qu'il y a de plus monstrueux dans ces massacres, c'est
qu'on n'y voit pas une fureur qui enivre et emporte, c'est une besogne qui
s'exécute, c'est un égorgement à froid, régulier, méthodique, exécuté sous l'œil
de l'administration. M. Mortimer-Ternaux a fait ressortir ce caractère dans
les épisodes variés qu'il a décrits. M. Michelet l'avait déjà montré dans des
tableaux où il ne fut jamais mieux inspiré. M. Quinet en a rendu toute
l'horrible vérité dans cette rapide esquisse, tracée de main de maître : Ainsi préparés, dit-il, les
massacres s'exécutèrent administrativement. Ce fut partout la même discipline
dans le carnage. Le 2 septembre, les quatre voitures remplies de prêtres,
parties de la mairie et laissées tout ouvertes, servirent à allécher les
égorgeurs. Quand ce premier sang fut versé, la soif s'alluma. Les portes des
prisons s'ouvrent d'elles-mêmes. Nul besoin de les forcer. Les guichetiers,
avertis, s'empressent : ils allument des torches, ils conduisent eux-mêmes
une poignée de meurtriers ; ceux-ci se jettent sur les prisonniers qu'ils
rencontrent d'abord. Cela fut accordé à la première fureur, à l'Abbaye et aux
Carmes. Mais presque aussitôt un simulacre de tribunal se forme aux
vestibules des prisons ; les registres d'écrou sont apportés. Un homme en
écharpe préside ; il se trouve autour de lui des inconnus qui se disent les
juges. Maillard, de Versailles, reparaît pour présider à l'Abbaye. Les prisonniers
sont amenés, l'un après l'autre, escortés par des gardes. Ils comparaissent
un moment ; les tueurs, les bras retroussés, à côté des juges, attendent,
pressent la sentence. Sur un signe de M. le Président, suivi de ces mots : à
la Force ou à l'Abbaye, le prisonnier est livré aux égorgeurs qui
s'entassent à la porte. Il se croit sauvé, il tombe massacré. D'abord ils
Tuèrent d'un seul coup de sabre, de coutelas, de pique ou de bûche ; puis ils
voulurent savourer le meurtre, et il y eut, entre les bourreaux et les victimes,
une certaine émulation. Les premiers cherchaient les moyens de tuer lentement
et de faire sentir la mort ; les autres cherchaient, par l'exemple, les
moyens de s'attirer la mort la plus rapide. Cependant, on avait apporté des
bancs pour assister en spectateurs au carnage. Quand la fatigue commença, les
meurtriers se reposèrent. Ils eurent faim, ils mangèrent tranquillement. Ils
se firent fournir du vin, qu'ils burent avec sobriété, craignant par-dessus
tout de ne pouvoir continuer leur tâche. Le nom qu'ils se donnaient était
celui d'ouvriers, et ils savaient le compte des victimes qu'ils avaient à
livrer. La fureur ne les empêchait pas de penser au salaire, quand ils
auraient fourni l'ouvrage. De temps en temps, pris de scrupules, ils allaient
demander &l'autorité la permission de prendre les souliers de ceux qu'ils
avaient tués ; l'autorité ne manquait pas de la leur accorder comme la chose
la plus juste. Car, à deux pas des égorgeurs, au milieu de la vapeur du sang,
siégeaient quelquefois des administrateurs ; ils continuaient
imperturbablement à expédier les affaires civiles dans ces bureaux
d'égorgements. Tels furent les massacres à l'Abbaye, aux Carmes, à la Force,
à la Conciergerie, à Bicêtre, dans les huit prisons de Paris. Après ce que
l'on pouvait encore appeler la surprise de la première heure, ils
recommencent le lendemain avec plus de sécurité, puis le surlendemain,
pendant quatre jours. Ou plutôt il n'y eut aucun intervalle ; la seule
différence du jour à la nuit, c'est qu'on illuminait les cours pendant la
nuit, pour voir clair dans cet abattoir. Car jamais les égorgeurs ne cherchèrent
à se cacher dans les ténèbres. Au contraire, ils allumaient des lampions près
des cadavres, pour que l'on vit à la fois l'ouvrage et l'ouvrier. (X, 8, t. I, p. 382, 383.) Il ne tint pas aux gardiens du Temple que le roi et toute la famille royale n'eussent ce jour-là le sort de tous les autres détenus des prisons. Quand la populace, portant au bout d'une pique la tête de la princesse de Lamballe, voulut se donner le plaisir d'en offrir le spectacle à la reine, et vint hurler sous la tour du Temple, les commissaires de garde écrivirent à l'Assemblée : L'asile de Louis XVI est menacé. La résistance serait impolitique, dangereuse, injuste peut-être.... Ils ne demandaient pas mieux que l'Assemblée les aidât à. calmer l'effervescence, mais ils regardaient comme impolitique, injuste peut-être, de résister par la force aux volontés du Peuple souverain. Mais ce ne furent pas seulement les amis du roi et de la constitution, ce ne furent pas seulement les nobles, les prêtr.es, les suspects de naissance ou d'état, qui furent égorgés ; ce ne furent pas seulement ceux qu'on avait pour cela entassés dans les prisons, ce furent même des prisonniers vulgaires, des hommes qui auraient pu s'attendre aux sympathies de cette troupe homicide, des malfaiteurs, des condamnés ! La tour Saint-Bernard, près du pont de la Tournelle, renfermait soixante-quinze condamnés aux galères : soixante-douze furent appelés les uns après les autres dans le préau et égorgés. Était-ce fureur ? était-ce la recherche d'une implacable égalité dans l'œuvre de cette prétendue justice ? Mais alors, pourquoi immoler aussi de pauvres enfants ? Il y avait, dans la prison de Bicêtre, des enfants du peuple, la plupart apprentis, enfermés pour quelques légers délits, quelques-uns en forme de correction, par leurs parents ou par leurs maîtres : ils furent, au nombre de quarante-trois, dont on peut voir les noms, l'âge et la profession dans la note de M. M. Ternaux (t. III, p. 295), égorgés à coups de pique ou assommés à coups de bûche par les massacreurs, les 3 et 4 septembre. Les assommeurs nous le disaient et nous l'avons pu voir par nous-mêmes, dit un témoin oculaire, les pauvres enfants étaient bien plus difficiles à achever que les hommes faits ; vous comprenez, à cet âge la vie tient si bien ! Après cela, faut-il s'étonner que les massacreurs, revenant de Bicêtre, se soient arrêtés à la Salpêtrière, qui ne renfermait que des femmes ? Ici le viol se mêle au meurtre, et, parmi ces excès, plus d'une victime put échapper à la mort ; mais il y en eut encore trente-cinq dont le décès fut constaté par les registres. Tel fut ce hideux massacre qui, commencé le 2 septembre, se continua le 3, le 4, et jusqu'au 5 et même au 6. Que faisait pendant ce temps-là l'autorité ? Le comité de surveillance agissait et veillait à l'œuvre ; il faisait payer les travailleurs : ils ont donné leurs noms. Le conseil de la Commune, et l'Assemblée législative elle-même, surent tout — on en peut voir la preuve dans leurs procès-verbaux — et n'empêchèrent rien. Chose lamentable ! dit M. Quinet, dans cette durée de quatre jours et de quatre nuits, pas une résolution de l'Assemblée législative, pas un commandement, pas un seul décret, excepté pour l'abbé Sicard, après quarante-huit heures de supplications et d'agonie. Encore ce décret fut-il retenu longtemps et annulé par la Commune. (X, 8, t. I, p. 384.) Mais il y a dans la Convention et dans la Commune des hommes plus particulièrement coupables du sang versé. M. M. Ternaux les nomme : Les coupables furent Marat, Danton, Robespierre, Manuel, Billaud-Varennes, Panis, Sergent, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins, et une douzaine d'autres individus plus obscurs, membres du comité de surveillance, ou seulement du conseil général de la Commune. (T. III, p. 188.) Et il le prouve pour chacun de ceux qu'il a nommés : Marat ; la preuve en est superflue : c'était son rêve, son cri depuis trois ans. Danton : M. Quinet lui-même n'essaye pas de l'absoudre, il ne veut que subordonner son rôle : Danton aussi, dit-il, se soumit à Marat ; car, on a beau dire que l'on trouve partout l'influence de Danton dans les journées de septembre, le vrai est qu'il n'a nulle part l'initiative de la conception. Il obéit, il sert, il ferme honteusement les yeux, il laisse couler et tarir le sang. Il en garde aux mains une tache éternelle ; mais ce n'est pas sa pensée qui s'exécute. Il a peur, lui aussi, de n'être plus le grand tribun, l'Atlas de la Révolution, si quelqu'un le dépasse un seul moment en audace. Il suit misérablement et de loin. Il n'est pas le souverain, ni même le courtisan de ces journées, il n'en est que l'esclave ; un autre que lui règne et se délecte dans cet enfer. Au moment où le signal va être donné par le canon d'alarme et par le tocsin de Bonne-Nouvelle, Danton se réfugie au Champ de Mars, parmi les volontaires qui courent aux armées. Il se cache sous les drapeaux ; il fuit les meurtres auxquels il prête son nom et son autorité. Présent et absent, il a beau fuir ; il ne se dérobera pas à l'avenir. (X, 8, t. I, p. 381.) Pour ce qui est de Robespierre : Entre Danton, dit M. Louis Blanc, concourant aux massacres parce qu'il les approuve, et Robespierre ne les empêchant pas, quoiqu'il les déplore, je n'hésite pas à déclarer que le plus coupable, c'est Robespierre[8]. Les Girondins furent absolument étrangers au crime. Mais
que faisait le 2 septembre celui qu'ils avaient alors au ministère. Roland,
le ministre de l'intérieur ? Il donnait à dîner. L'événement
du jour, dit Mme Roland dans ses Mémoires — elle appelle cela
l'événement du jour ! —, l'événement du jour
faisait le sujet de la conversation. Clootz prétendit prouver que c'était une
mesure indispensable et salutaire ; il débita beaucoup de lieux communs sur
les droits des peuples, la justice de leur vengeance et l'utilité dont elle
était pour le bonheur de l'espèce. Il parla longtemps et très-haut, mangea
davantage et ennuya plus d'un auditeur. Parmi les convives était aussi un
membre du comité civil de la section des Quatre-Nations, Delaconté. Il avait
signé toute la journée les fameux bons de vin et de victuailles exigés par
les travailleurs des prisons, et il s'était chargé d'en proposer le
remboursement au ministre de l'intérieur ; Roland lui répondit tranquillement
qu'il n'avait pas de fonds pour de semblables objets. — Ainsi, ajoute M. Mortimer-Ternaux, de l'aveu même de la maîtresse de la maison, chez le
ministre de l'intérieur on dînait à son aise, on discutait froidement sur
l'événement du jour, on débattait la question de savoir si la dépense faite
pour le salaire des travailleurs de l'Abbaye devait être payée sur telle ou
telle caisse. (T. III, p. 305, 306.) Quant à l'attitude de Paris pendant ces massacres, elle a
été fort bien expliquée par M. Ternaux (t.
III, p. 186), et M. Quinet en donne la même raison dans un chapitre
spécial : Pourquoi Paris resta inerte : Pour
glacer la pitié, il avait suffi que les massacres eussent une apparence de
coup d'État. Les tueurs, tranquillement assis à la porte des greffes et
jouant leur rôle de juges, les municipaux qui venaient inspecter l'ouvrage,
les écharpes mêlées à la tuerie, les assassins qui travaillaient à la corvée
des meurtres et gagnaient mur journée, cette assurance dans le sang, tout
cela donnait l'idée d'une mesure administrative exécutée au nom de
l'autorité. Il n'en fallut pas davantage pour ôter aux meilleurs la pensée de
s'opposer à un carnage officiel. Les assassins ne furent qu'une poignée ;
tout le reste trembla. (X, 9, t. I, p.
386.) Les massacres n'allaient point se borner à Paris : pour se
justifier, ils devaient s'ériger en système ; ils devaient donc s'étendre
partout où il y avait des nobles, des prêtres, des aristocrates, en un mot
.les suspects, et par conséquent couvrir la France. Le
3 septembre au soir, dit M. M. Ternaux, tous
les courriers de la poste, tous les commissaires pris dans le sein de la Commune
et expédiés avec des passeports du pouvoir exécutif pour activer l'enrôlement
des volontaires, emportèrent une circulaire imprimée, au bas de laquelle on
lisait les noms des membres du comité de surveillance. Cette circulaire,
après quelques phrases banales sur les conspirations royalistes et sur le
dévouement patriotique de la ville de Paris, contenait ce qui suit : La Commune de Paris se hâte d'informer ses frères de tous les départements qu'une partie des conspirateurs féroces, détenus dans les prisons, a été mise à mort par le peuple ; actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l'ennemi ; et sans doute la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l'ont conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si nécessaire de salut public, et tous les Français s'écrieront comme les Parisiens : Nous marchons à l'ennemi, mais nous ne laissons pas derrière nous des brigands pour égorger nos femmes et nos enfants. (T. III, p. 308.) Et Danton, dit M. Quinet, laisse partir cette invitation au carnage sous le sceau du ministre de la justice ! (X, 9, t. I, p. 389.) C'est un fait qui lui fut plus d'une fois imputé dans les discussions de la Convention sur les massacres de septembre, et il n'y a jamais répondu. M. Ternaux consacre un livre entier à ces massacres de province, excités par les émissaires ou les émules de Marat. Massacres de Meaux, de Reims, de Lyon, de Versailles : j'en passe, et combien d'autres que lui-même n'a pas racontés ! Quel que soit l'intérêt de son récit, les pièces qu'il a publiées en ont—je ne crains pas de le dire — pour le lecteur sérieux encore bien davantage ; car il y a là comme un reflet direct des choses elles-mêmes. Citons en particulier une note qui réunit divers extraits des registres des sections parisiennes pendant les premières journées de septembre ; une autre, sur Maillard et sa bande, qui montre à quel misérable on a osé donner le nom de grand justicier du peuple ; la note sur Mme de Lamballe ; les pièces qui établissent les malversations du comité de surveillance de la Commune de Paris (n° XVII)[9] ; celles qui prouvent la préméditation des massacres et leur caractère officiel, en relatant le salaire publiquement payé aux massacreurs (n° xviii) ; la vente des effets des victimes consacrée à payer les bourreaux, comme en témoigne cette mention inscrite au bas d'une de ces pièces : Il a été remis au citoyen Maillard deux cent soixante-cinq livres pour frais faits à l'Abbaye (n° XIX) ; les rapports de l'état-major de la garde nationale, remarquables surtout par leur mutisme. Pour plusieurs légions on n'y lit que ces mots : Rien de nouveau. Le 3, le secrétaire ajoute : Une foule de gens armés s'est portée cette nuit dans les prisons et a fait justice des malveillants de la journée du 10. Et il ajoute : Rien autre. Pour les cinq jours, il termine son rapport par cette mention : Patrouilles et rondes faites exactement dans la légion ci-dessus. — A quoi donc servaient-elles ? — On trouvera une discussion précise du nombre des morts par prison dans la note XXI, Statistique des massacres de septembre. L'auteur arrive au nombre de 1368 et croit que le chiffre réel ne peut pas être inférieur, ni excéder celui de 1458, donné par M. Granier de Cassagnac. On lira avec un vif intérêt, dans la note xxiv, les lettres écrites par les prisonniers d'Orléans durant leur voyage à Versailles ; où ils trouvèrent la mort ; et, avec un tout autre sentiment, les pièces relatives à Fournier l'Américain, celui qui avait eu mission de les conduire, et qui les mena à la boucherie (n° XXV et XXVI). Pour clore ce sujet, l'auteur, devançant un peu les temps, résume dans une dernière note le procès des assassins de septembre (n° XXVII). C'est le complément du récit de ces journées examinées dans le détail, le compte particulier des hommes qui ont trempé leurs mains dans le massacre. Mais les plus grands coupables n'y sont pas. Pour ceux-là, c'est l'histoire elle-même qui a instruit leur procès ; et le jugement qu'elle a rendu contre leur mémoire ne sera jamais aboli. VI. — L'AVÈNEMENT DE LA CONVENTION ET DE LA RÉPUBLIQUE. Les suites des journées de septembre se retrouvent encore dans le quatrième volume de M. Ternaux. Mais le principal sujet, c'est l'ouverture de la Convention et la proclamation de ]a République avec les événements qui précèdent et qui suivent : aux frontières, la campagne de l'Argonne et la journée de Valmy qui fait reculer l'armée austro-prussienne ; au dedans, le commencement de la lutte entre les Girondins et les Montagnards. L'effroi du massacre pesa pendant quelques jours sur Paris et le retint dans la stupeur. Après un pareil attentat, il semblait que l'on pût tout oser. Le brigandage s'abattit sur la ville ; des bandes de voleurs dévalisaient les passants en plein jour. Ce brigandage se fit même patriote : Des hommes apostés proclamaient tout haut que les bijoux étaient devenus inutiles, que chacun était tenu de déposer ceux qu'il possédait sur l'autel de la patrie, afin qu'ils fussent fondus, transformés en numéraire et employés à couvrir les frais de la défense nationale. Survenaient d'autres individus porteurs de balances qui, mettant aussitôt en pratique les théories de leurs affidés, pesaient gravement les objets dont ils s'emparaient et en délivraient un reçu aux victimes. Ces méfaits ne se passaient pas seulement dans les quartiers que leur renom aristocratique exposait à être le théâtre de pareils actes de civisme. Les dépouillés n'étaient pas toujours ces suspects bien mis contre lesquels, suivant la morale maratiste, tout pouvait être permis, puisqu'ils étaient présumés désirer le triomphe des ennemis de la patrie. Les collecteurs de cet impôt somptuaire d'un nouveau genre opéraient sur le boulevard du Temple et à la Halle, sur les ouvriers comme sur les messieurs, sur les marchandes de légumes ou de poisson comme sur leurs pratiques ; aux barrières, sur les laitières et sur les maraîchers. La saisie se pratiquait avec une telle brutalité que plusieurs femmes eurent les oreilles arrachées parce qu'elles ne livraient pas assez vite leurs boucles d'or ou d'argent. (T. IV, p. 3, 4.) Ce fut alors que se fit le vol fameux du garde-meuble. Quand on volait les passants en plein jour dans la rue, c'était bien le moins que l'on dévalisât aussi un peu l'État. Cette honteuse influence de la terreur produite par les massacres est surtout sensible dans la presse. La presse qui, chez un peuple libre, doit, la première, faire justice des grands crimes publics, était restée lâchement muette ou bassement approbative : c'était accepter la complicité de l'attentat. Les journaux qui parlent, commentent avec plus ou moins d'entraînement, selon leur humeur, la pensée de Danton. A les entendre, on conspirait dans les prisons : si le peuple n'eût pas, le 2 septembre, égorgé les prisonniers, les prisonniers sortaient et égorgeaient le peuple ! Nous renvoyons à la revue que M. M. Ternaux a présentée des opinions ou des récits des différents journaux dans une note de ce volume. Il y ajoute quelques jugements plus modernes. On est surpris de voir Napoléon à Sainte-Hélène, tout en condamnant, comme on peut bien le penser, cet épouvantable forfait, lui donner l'excuse ou le prétexte accrédité par les Montagnards avec lesquels il était lié alors : Peut-être, dit-il[10], cet événement influa-t-il alors sur le salut de la France. Qui doute que dans les derniers temps, lorsque les étrangers approchaient, si on eût renouvelé de telles horreurs sur leurs amis, ils eussent jamais dominé la France ? Mais nous ne le pouvions, nous étions devenus légitimes, la durée de l'autorité, nos victoires, nos traités, le rétablissement de nos mœurs avaient fait de nous un gouvernement régulier ; nous ne pouvions nous charger des mêmes fureurs ni du même odieux que la multitude ; pour moi, je ne pouvais ni ne voulais être un roi de la Jacquerie ! Si ces paroles ont été dites, si elles ont été recueillies comme elles ont été prononcées, c'est une preuve de plus du péril qu'il y a quelquefois à fixer par l'écriture et à transmettre, comme le jugement d'un homme, à la postérité, une pensée qui, dans la conversation, a pu lui traverser l'esprit. Il y a du reste, au fond de la pensée, moins de complaisance pour le moyen que de mépris pour la multitude. Ce n'est pas ainsi qu'ont jugé l'œuvre de septembre les hommes qui ont toujours mis avant toute chose le souci de la liberté. Sachons gré à M. M. Ternaux de finir sa note en citant les nobles paroles de Mme de Staël, de Chateaubriand, de Lamartine et de M. Michelet. Un peuple, dit Lamartine, qu'on aurait besoin d'enivrer de sang pour le pousser à défendre sa patrie serait un peuple de scélérats et non de héros.... On ne sert pas les causes que l'on déshonore. La peur qu'inspira d'abord — il en coûte de le constater — l'odieux massacre, se fit aussi sentir dans les élections de Paris pour la Convention. Le suffrage était à deux degrés : le vote à haute voix en présence du peuple (et l'on sait ce que, dans un lieu resserré, ce mot peut vouloir dire) est imposé par Robespierre et ses amis ; et pour que le peuple ait sa tribune, le siège du corps électoral est transféré de la grande salle de l'évêché à la salle des Jacobins. C'est le 2 septembre, au moment où la bande de Maillard travaillait à l'Abbaye et aux Carmes, que les électeurs commençaient leurs opérations ; c'est le 3 que se fait la translation, devant la haie des cadavres que les égorgeurs de la Conciergerie et du Châtelet ont entassés déjà au pont au Change. C'est le 4 que Collot-d'Herbois et Robespierre sont nommés, par acclamation, président et vice-président ; Marat, Santerre et Carra, secrétaires. Le 5, Robespierre, Danton, Collot-d'Herbois, Manuel, Billaud-Varennes sont élus députés. Avec un tel bureau et dans un tel lieu, la même force d'intimidation assurait, pour le reste, l'avantage au parti des massacreurs. Toutes les élections ne se firent pas ainsi, sans doute. En quelques districts de la France, elles commencèrent encore par une messe du Saint-Esprit ou finirent par un Te Deum ! Et puis l'ordre des massacres n'avait pas été accueilli partout ; et là même où il fut exécuté, il ne tarda pas à être suivi d'une forte réaction. La Gironde s'éleva contre la Montagne. La Plaine reçut le plus grand nombre des élus, gens trop faciles à se laisser dominer et qui suivirent d'abord la Gironde. Mais dès l'ouverture de la nouvelle Assemblée, il était trop visible que le pouvoir serait aux violents. Au moment où la Convention inaugurait son avènement en proclamant la chute de la royauté, la France échappait à l'invasion. Dumouriez, tourné dans ses retranchements après les brillants débuts de sa campagne de l'Argonne, était venu prendre hardiment position sur les derrières de l'ennemi. Cette résolution, qui montrait tant de confiance en soi, tant de sécurité pour Paris même, laissé à découvert, étonna les Prussiens ; et, dans ce3 circonstances, la bataille de Valmy, quoique réduite à un échange de coups de canon, devait être décisive. Elle montrait aux Prussiens combien il serait périlleux de continuer une marche sur Paris ayant de telles troupes derrière soi, et devant, l'inconnu ! Ils se retirèrent à grand'peine et fort maltraités :, sanglant démenti à la proclamation insultante de Brunswick. L'Assemblée qui avait proclamé la République devait avoir à cœur de rétablir l'ordre dans la nation. Celle qui venait de finir avait déjà tenté d'arracher la capitale à cet état sauvage où elle était tombée à la suite des journées de septembre. L'Assemblée nouvelle avait plus de force, et la Gironde, qui la dominait, pouvait s'appuyer, contre l'émeute, de l'horreur inspirée par les massacres des prisons. Mais il y eut peu d'ensemble dans la conduite de ce brillant parti, plus formé aux luttes oratoires que préparé à prendre la place du pouvoir qu'il avait renversé. On vit la Convention, comme un navire sans gouvernail, flotter à tous les vents dans les directions les plus diverses, voter avec enthousiasme les résolutions les plus graves et les retirer le lendemain. Chaque jour, dit M. Mortimer-Ternaux, des motions contradictoires, intempestives, sans application immédiate, étaient lancées au hasard, suivant le caprice de l'initiative individuelle. Elles étaient soutenues ou combattues tour à tour par des orateurs siégeant sur les mêmes bancs, professant d'ordinaire les mêmes opinions ; les Girondins faisaient souvent assaut de popularité avec les plus ardents Montagnards. (T. IV, p. 291.) Ce manque d'ensemble et de direction du parti girondin se manifesta dans les circonstances où il fallait le plus de circonspection pour s'engager et de résolution pour aboutir. La Gironde était en présence d'une minorité compacte et audacieuse qui avait ses affidés dans toute la France par les Jacobins, et son appui dans Paris par la Commune insurrectionnelle du 10 août, à laquelle obéissait toute la force armée de l'émeute. Il ne fallait s'attaquer à ses chefs qu'à coup sûr et ne proposer des mesures défensives qu'avec la volonté et l'assurance de les faire décréter. Or, le plus souvent, on vit les plus ardents de ses membres se lancer dans ces sortes d'attaques sans s'assurer qu'ils seraient suivis et soutenus jusqu'au bout, ou proposer les motions les plus radicales sans préparation et sans concert : imprudence qui mécontentait le parti même, laissait la majorité indécise et donnait aux habiles l'occasion d'intervenir comme médiateurs, de faire agréer une fausse conciliation et d'avancer, par l'avortement de ces tentatives, le triomphe du parti attaqué. C'est ce que l'on vit lorsque, à plusieurs reprises, des accusations furent portées contre Marat, fou enragé que l'Assemblée d'abord semblait vouloir ne pas prendre au sérieux, bête venimeuse dont chacun se détourne avec dégoût et que personne n'ose écraser du pied ; qui triomphe de cette horreur, et seul entre tous ces triomphateurs de quelques jours finira, grâce au couteau de Charlotte Corday, sans avoir été renversé et mourra le dieu de la multitude. C'est ce que l'on vit encore dans l'accusation de Louvet contre Robespierre qui, lui, s'appelle légion, qui ose même joindre à sa défense celle des journées de septembre, les justifiant au nom de la patrie en sang, du bonheur commun et de la sensibilité[11] ; et il les plaçait sous la sauvegarde de la municipalité parisienne qui, de son aveu, dirigeait tout : en telle sorte que quand l'accusation est écartée par l'ordre du jour, ce n'est pas seulement le tribun, c'est l'assassinat qui a obtenu un bill d'indemnité, que dis-je ? une apologie au sein de l'Assemblée même ! Il ne faut pas se dissimuler, dit hautement Collot-d'Herbois le soir même de cette journée (5 novembre) à la tribune du club Saint-Honoré, a que la terrible affaire du 2 septembre est le grand article du Credo de notre liberté.... Sans cette journée, la Révolution ne se serait jamais accomplie.... Sans le 2 septembre, il n'y aurait pas de liberté, il n'y aurait pas de Convention. Et le cauteleux Barère, aperçu dans la salle et invité à s'expliquer, est amené à dire que s'il avait pu achever son discours, il aurait exprimé à peu près la même opinion que Collot-d'Herbois. Il aurait seulement mis des cyprès dans les couronnes ; il se serait écrié : Cette journée, dont il ne faudrait plus parler si on ne veut pas faire le procès à la Révolution, présente aux yeux de l'homme vulgaire un crime, car il y a eu violation des lois ; mais, aux yeux de l'homme d'État, elle présente deux grands effets : 10 de faire disparaître ces conspirateurs que le glaive de la loi ne pouvait pas atteindre ; 20 d'anéantir tous les projets désastreux enfantés par l'hydre du feuillantisme, du royalisme et de l'aristocratie, qui levait sa tête hideuse derrière les remparts de Verdun et de Longwy. (T. IV, p. 341.) C'est bien là l'homme aux deux morales — mais qui en a deux en a-t-il une ? — Fabre d'Églantine fut plus catégorique. Il reproche à Robespierre d'avoir essayé de distinguer le 2 septembre du 10 août : Il faut le déclarer hautement, dit-il, ce sont les mêmes hommes qui ont pris les Tuileries, qui ont enfoncé les prisons de l'Abbaye, celles d'Orléans et de Versailles. Ainsi, dit M. Mortimer-Ternaux, dans le délire de leur joie, les Jacobins déclaraient que le triomphe de Robespierre était la glorification des journées de septembre. Ils étaient dans le vrai, et c'était à la Convention à s'imputer de n'avoir pas compris les conséquences que l'on tirerait de son vote[12]. (T. IV, p. 342.) Il en fut des mesures contre les choses comme des attaques contre les personnes. Les Girondins voient clairement le péril. Barbaroux montrait à l'Assemblée l'anarchie régnant par toute la France, la désorganisation gagnant de jour en jour et la Convention se déshonorant à la face de l'Europe, si elle laissait la démagogie parisienne retenir le pays tout entier dans ce chaos : Si dans ce moment, s'écriait-il, le tocsin sonnait, quel moyen auriez-vous pour ramener l'ordre ou prévenir les attentats ? Le pouvoir exécutif ? Il est sans force, et peut-être encore exposé à des mandats d'amener. Le département ? On ne reconnaît plus son autorité. La Commune ? Elle est composée en majeure partie d'hommes que vous devez poursuivre. Le commandant général ? On l'accuse d'avoir des liaisons avec les triumvirs. La force publique ? II n'en existe point. Les bons citoyens ? Ils n'osent se lever. Les méchants ? Oui, ceux-là vous entourent, et c'est Catilina qui les commande. (T. IV, p. 280.) Et, séance tenante, il proposait quatre projets de décrets. Par ces décrets, où le remède était énergiquement appliqué au mal, il reconnaissait Paris pour siège de l'Assemblée souveraine, mais en même temps il le déclarait déchu de ce droit, s'il s'en rendait indigne par des tentatives de violence (I). Il donnait à la Convention une garde prise dans la nation tout entière pour se défendre (II), et le glaive de la justice pour frapper les conspirateurs (III). Il supprimait la rivale audacieuse qui se maintenait à l'Hôtel de Ville en face de la Convention, et il l'empêchait de renaître en la frappant dans ses origines mêmes : la permanence des sections de Paris (IV). Le système était hardi, complet et décisif ; mais le jeune Girondin n'en avait même pas fait part à ses amis. Il avait voulu se réserver la gloire d'être l'unique auteur des mesures qui, pensait-il, devaient assurer le salut de l'empire. L'Assemblée n'était nullement préparée à entendre, encore moins à voter de pareilles propositions. Elle est surprise et comme abasourdie. Les timides interrogent les audacieux du regard. Ceux-ci font signe que l'orateur n'a pas daigné les mettre dans la confidence, qu'ils n'ont pu se concerter pour avoir une opinion raisonnée sur un ensemble de projets combinés dans une seule tête et produits inopinément au milieu d'un débat si irritant. Personne ne se sent d'humeur à soutenir la discussion sur le terrain nouveau où l'a placée Barbaroux. (30 octobre 1792. T. IV, p. 282.) Une chose était à reprendre dans les propositions de Barbaroux : c'était de donner à la Convention les moyens de se défendre contre les coups de main de la multitude. La nation avait tout intérêt à garder ses représentants contre ce prétendu peuple. Déjà il avait été question de créer à Paris une garde départementale, et si les démagogues en avaient pris peur, s'ils avaient remué contre ce projet le levier des pétitions dans la population parisienne, plusieurs sections avaient protesté contre cette démarche, et les départements offraient leur concours à l'envi : témoin ce bataillon de Marseillais qui étaient venus au camp formé sous Paris au moment de l'invasion, et que Barbaroux présentait le 21 octobre à l'Assemblée : Nous venions, disait l'orateur, des bords de la Méditerranée, offrir notre sang à nos frères de Paris, menacés par les soldats des despotes ; mais les jours de péril sont passés, et les seuls ennemis qui nous restent à combattre ici sont les agitateurs, avides de tribunat et de dictature. Nous vous offrons nos bras contre eux.... Citoyens représentants, vous appartenez aux quatre-vingt-trois départements. Vous êtes donc à nous comme aux citoyens de Paris, et le service militaire auprès de vous, auprès des établissements publics, est un droit commun à tous les soldats de la patrie, dont nous vous demandons l'exercice. Nous savons que certains hommes disent aux Parisiens que cette réclamation est une injure, comme s'il était injurieux pour eux de reconnaître que nous sommes leurs frères et que nous avons les mêmes droits. Nous savons encore qu'on leur répète que la Convention nationale veut établir autour d'elle une garde prétorienne. Un seul mot répond à cette calomnie : Nous y serons ! Les enfants de Marseille savent obéir comme ils savent se battre ; ils haïssent les dictateurs comme les rois, et vous pouvez compter sur eux pour le maintien de vos lois contre les hommes qui n'en voudraient aucune. (T. IV, p. 268.) On ne fit rien alors, mais le péril allait croissant et les moyens de le conjurer ne manquaient pas encore. Une pétition des nouveaux Marseillais et autres fédérés du camp de Paris contre les agitateurs, et d'autre part une pétition des sections contre le camp de Paris, devenu, à leur avis, inutile, avaient été également envoyées aux quatre-vingt-trois départements ; et ces deux adresses n'avaient fait que stimuler le zèle d'autres fédérés à venir défendre la Convention au sein de la capitale. Pour les éloigner, la Montagne prétexta le besoin des frontières ; et à cette fin, on mit en avant un député fort peu suspect, officier du génie, Letourneur, qui en fit la proposition à. l'Assemblée. Mais les Girondins ne se laissèrent pas prendre à ce piège. Buzot représenta l'iniquité de la résolution : les fédérés n'avaient quitté leurs familles que pour un service temporaire. Barbaroux et d'autres remontrèrent que Paris n'avait pas moins que les frontières besoin d'être protégé. Barère lui-même, flairant les dispositions de l'Assemblée, parla contre le projet. On vote la question préalable, et quelques jours après, le 16 novembre, on décide que tous les volontaires venus au secours de Paris resteront provisoirement dans l'état où ils sont. C'était une victoire pour les Girondins ; il ne s'agissait plus que d'en tirer les conséquences. Que firent-ils ? Rien. Ainsi ils se montraient impuissants contre leurs adversaires et inhabiles à tirer parti de leurs avantages ; demeurant sans défense quand ils avaient à supporter, comme maîtres du pouvoir exécutif, la responsabilité de tous les embarras créés par le contre-coup de la Révolution : renchérissement des subsistances, rareté du numéraire. Mais ce pouvoir qu'ils exerçaient, de qui le tenaient-ils eux-mêmes ? De l'insurrection populaire. Et quelle chance pouvaient-ils avoir de le fixer et de le retenir contre l'effort d'une autre insurrection ? Il eût fallu pouvoir s'arrêter sur cette pente qui avait mené au 10 août. Ils se perdaient quand, au lieu de marcher avec résolution au rétablissement de l'ordre public par toutes les voies de droit et de justice, ils donnèrent eux-mêmes, par une déplorable condescendance, la main aux violents, et sacrifièrent le droit et l'équité à ce qu'ils crurent la politique dans le procès de Louis XVI. La condamnation de Louis XVI, dont les Girondins sont responsables, loin de les sauver, entraîna leur chute. Elle détacha d'eux tous les honnêtes gens qui les auraient soutenus dans une lutte contre les terroristes ; elle ne leur gagna pas la Montagne : elle fit la Montagne, au contraire, maîtresse de la situation ; elle menait droit au triomphe de l'émeute dans la journée du 31 mai, qui, par leur proscription, inaugura, sans contestation désormais, le règne de la Terreur. Parmi les pièces justificatives de ce volume, signalons la note sur les commissaires du pouvoir• exécutif de la Commune, où l'on verra avec quelle audace la Commune de Paris osait donner des ordres et exercer son despotisme jusqu'au fond des départements ; on y verra aussi avec quelle fermeté les magistrats de Quimper surent résister à un suppôt de Marat : il est vrai qu'il leur en coûta la vie ; —des détails statistiques sur la Convention ; — un certain nombre de lettres inédites de Dumouriez, de Beurnonville et de Westermann sur la campagne de l'Argonne ; — et surtout l'appendice sur les vierges de Verdun, qui confirme sur tous les points et rend plus touchantes encore par la publication de pièces nouvelles, les péripéties de ce drame émouvant, où l'on vit cinq innocentes jeunes filles comprises parmi les trente-trois victimes qui furent envoyées à l'échafaud à la suite de la prise de Verdun. Déjà, en 1851, M. Cuvillier-Fleury avait vengé leur mémoire par une réponse à une note de l'Almanach du Peuple où un grand artiste — il aurait eu tout autre chose à faire ! — versait le ridicule sur ces jeunes filles et sur ceux qui avaient donné des larmes à leur mémoire. Il n'était pas inutile d'y revenir, puisque treize ans plus tard M. Villiaumé, dans son Histoire de la Révolution française (t. III, p. 232, édit. de 1864), se vante d'avoir, par le résumé qu'il a fait de ce lugubre épisode, fait disparaître la fable des vierges de Verdun. M. Mortimer-Ternaux a des paroles sévères mais justes sur cette façon d'écrire l'histoire : Il est des hommes, dit-il, qui par esprit de parti nieraient la lumière du soleil. On ne peut faire justice de ces aveugles qu'en les citant au tribunal de la publicité. (T. IV, p. 504.) VII. — LE 21 JANVIER. Je me suis trop longtemps arrêté à ce qui précède, pour suivre, par une analyse plus exacte, l'exposition de M. Mortimer-Ternaux dans ses trois derniers volumes. Ces volumes offrent pourtant un intérêt qui croît à mesure que le sujet marche vers ses grandes crises. C'est, au tome V, le procès de Louis XVI, procès où la Révolution croyait trouver sa consommation et son salut, et où elle devait trouver sa perte : Les révolutionnaires, dit M. Quinet, dont il est bon d'opposer l'autorité aux préjugés de son parti, s'étaient créé à eux-mêmes d'immenses difficultés en arrêtant Louis XVI à Varennes, et en forçant de régner celui qui fuyait le trône. Ils s'en créèrent de nouvelles et infiniment plus grandes par le procès qu'ils lui intentèrent. Ici, toutes leurs vues furent trompées ; car, sans ajouter une seule force à la Révolution, ils déchaînèrent le monde contre elle.... La raison d'État toute seule, si l'on eût pu l'écouter, eût dit que jamais une dynastie n'a été extirpée par le supplice d'Un seul de ses membres. Au contraire, l'immense pitié qui s'élève ne tarde pas à ramener le plus proche descendant ; la condamnation à mort d'un roi n'a jamais servi qu'à relever la royauté. Jacques II, Charles X ne sont pas revenus de l'exil ; mais Charles Ier, Louis XVI sont revenus de l'échafaud sous les figures de Charles II et de Louis XVIII.... Quand les conventionnels mirent Louis XVI à mort, la monarchie leur échappa ; sur tous les trônes d'Europe, on sentit plus d'horreur que de crainte. Il en sortit une guerre implacable, interminable, qui renaissait d'elle-même. Pour la soutenir on se redonna un maitre, c'est-à-dire on revint au système qu'on avait juré d'anéantir. (XII, 2, t. I, p. 425.) M. Mortimer-Ternaux., laissant à d'autres le soin de raconter la vie douloureuse de la famille royale au Temple, expose avec le plus grand détail les préliminaires et les péripéties du procès du roi dans la Convention. Il montre par quelle habile et perfide manœuvre fut déçue l'intention des Girondins, qui, en condamnant le roi, eussent pourtant voulu le sauver, et à quoi tint sa condamnation, même dans les circonstances les plus défavorables. La majorité, longtemps suspendue, dit aussi M. Quinet, enfin de vingt-six voix seulement pour la condamnation à mort, prouve assez que ce n'est pas la nécessité qui parla dans ce jugement. Quelles petites circonstances eussent suffi pour le changer ! Il y eut là des hasards qui empêchent de prendre ce vote pour celui de la fatalité même. Le défenseur De Sèze eut raison, en constatant l'imperceptible majorité, de demander si le salut de vingt-cinq millions d'hommes dépendait de cinq voix ? S'ils eussent connu l'avenir prochain, ils eussent pu demander encore si, parmi ces voix qui prétendaient tuer la royauté, il était juste de compter celle du duc d'Otrante, du comte Sieyès et de tant d'autres comtes ou barons sans-culottes qui allaient, le lendemain, relever et aggraver la royauté. Ces voix-là peuvent-elles être acceptées par la postérité ? Non pas, certes ! Elles sont aujourd'hui à la décharge de Louis XVI. La nature crie, quand, après les paroles brisées de Malesherbes, il faut entendre le discours limé de Saint-Just et le fausset implacable de Robespierre. A qui donc peut servir un pareil procès qu'à la victime ? (T. I, p. 429.) Je renvoie à M. Mortimer-Ternaux pour le récit détaillé des derniers moments du roi. Mais ici, pour la même raison que tout à l'heure, je citerai encore de préférence M. Quinet dans ces pages qui l'honorent : ... La nuit fut mêlée de prières et de moments de sommeil. Un peu avant le jour, vers six heures, le roi entendit la messe et communia. Il ne fit pas avertir la reine, ayant pris déjà congé des affections terrestres. Santerre le pressait, la foule attendait. Louis XVI entra encore une fois dans la tourelle où il avait coutume de chercher, de trouver la paix et la résignation. Il en sortit armé contre la mort, puis il dit : Partons ! Il traversa Paris dans le fond d'une voiture fermée, les yeux attachés sur les prières des agonisants et sur les psaumes. Le silence était profond autour de lui. On ne voyait que des haies de baïonnettes, comme si la ville se fût gardée elle-même contre ce mourant. Quand il arriva au pied de l'échafaud, sa lecture n'était pas finie. Il l'acheva paisiblement sans se hâter ; il ferma le livre ; puis il descendit de voiture, s'abandonna au bourreau. Comme on s'apprêtait à lui lier les mains, le roi se retrouva dans Louis Capet et s'indigna. Il voulut résister ; mais sur un signe de son confesseur, le roi céda ; il ne resta que le chrétien : Je pardonne à mes ennemis.... Tous les tambours de Santerre n'ont pu étouffer ces paroles ni les empêcher de retentir dans la postérité. Louis XVI seul a parlé de pardon, du haut de cet échafaud où tous les autres devaient apporter des pensées de vengeance et de désespoir. Par là, il semble régner encore sur ceux qui vont le suivre dans la mort avec les passions et les fureurs de la terre. Lui seul paraît en être détaché, déjà posséder le ciel, quand les autres se disputent, jusque sous le couteau, des lambeaux de partis déchirés. Sanson eut beau montrer au peuple la tète de Louis XVI, la tourner à tous les bouts de l'horizon, il n'avait décapité qu'un homme, non un système ; et à qui devait profiter ce spectacle ? La monarchie y perdit moins que la république. — A quoi a servi le supplice de Louis XVI ? continue M. Quinet, les premiers résultats furent la guerre avec l'Angleterre, l'Espagne, la Hollande, c'est-à-dire avec l'Europe entière ; la Vendée soulevée et irréconciliable ; la France en péril de mort, la nécessité d'une énergie surhumaine, la terreur suivie de l'épuisement de la révolution, le royalisme renaissant, et déjà chez quelques-uns, le despotisme acclamé au fond du cœur.... Nous jetons à l'Europe, avait dit Danton, pour gant de bataille, la tête d'un roi. Paroles plutôt faites pour l'épopée que pour l'histoire ; car il n'y eut d'engagés que les chefs ; les autres devaient échapper par l'obscurité ou par le trop grand nombre. La guerre fut rendue plus implacable. On augmenta les forces de l'ennemi en augmentant ses haines. On se créa de nouveaux dangers ; il fallut se créer de nouvelles forces : armées, assignats, Comité de salut public, tribunal révolutionnaire. L'énergie s'accrut, le péril aussi, en sorte que le résultat fut ou nul ou funeste. (XII, 2, t. I, p. 431.) Le sixième volume de M. Mortimer-Ternaux expose les premières suites de la mort de Louis XVI, tant au dehors qu'à l'intérieur : la coalition européenne et l'insurrection de la Vendée ; l'invasion de la Hollande, et bientôt nos frontières découvertes par la défaite suivie de la défection et de la fuite de Dumouriez. Peut-être trouvera-t-on ici un peu trop de détails sur la guerre extérieure. Étant donné ce titre, la Terreur, il semble que l'auteur aurait pu se réduire aux grands traits, à ce qui fait le mieux ressortir l'action mutuelle des choses du dedans et de celles du dehors, les unes sur les autres. Mais pour tout ce qui peut mettre en lumière cette influence réciproque, il ne faut rien négliger. Il était indispensable, en effet, de montrer si, comme on l'a prétendu, les périls du dehors ont été la cause des violences de l'intérieur, et jusqu'à quel point les mesures de violence prises à Paris ont aidé au succès de nos armes. Ce qu'il y a de certain, quand on a lu le livre de M. Mortimer-Ternaux, c'est que ce sont les excès des Jacobins qui ont compromis les résultats des victoires de Dumouriez en Belgique, préparé sa défaite, et l'on peut dire sa défection aussi. Ce qui n'a pas été moins bien établi, nous le verrons plus loin, c'est que la Terreur n'a été pour rien dans les succès de la campagne de 1794. Le tome VII nous ramène aux plus graves affaires de l'intérieur : la transformation du Comité de défense générale, établi le 1er janvier sur la proposition de Kersaint, en Comité de salut public, ou le principe de la dictature, proposé par Isnard, soutenu par Barrère et Marat, voté malgré la résistance de quelques Girondins (6 avril)[13] ; le triomphe de Marat, le dernier débat entre la Gironde et la Montagne sur le terrain du projet de constitution girondin, le soulèvement du 31 mai et la révolution consommée le 2 juin par le décret arraché à l'Assemblée contre la Gironde.... M. Mortimer-Ternaux a complété et rectifié les comptes rendus du Moniteur et du Journal des débats et décrets à l'aide des récits transmis à la Commune par ses délégués. Mais il y a, sur ces journées si décisives dans la marche de la Révolution, d'autres documents recueillis ailleurs, et qui méritent une étude spéciale. Le lecteur, je pense, ne regrettera pas de s'y arrêter. |
[1] On le peut voir au Musée des Archives, vitrine 199, n° 1225.
[2] Sur la journée du 20 juin, les pièces officielles avaient été généralement imprimées à la suite de l'arrêté du directoire de département, en date du 6 juillet 1792, et dans quelques autres recueils. M. Mortimer-Ternaux les classe, et il les complète en publiant quelques pièces inédites, notamment un rapport d'Alexandre, qui commandait le bataillon de Saint-Marcel, et un extrait du rapport de Santerre, l'autre coryphée de la journée. Il y a joint aussi, dans une autre note, plusieurs pièces inédites du même Alexandre, de Pétion et de quelques autres, sur les suites de cette journée ; et il termine ce volume par plusieurs lettres également inédites de Lafayette (1789-1790), saisies par les administrateurs du district de Romans parmi les papiers de Latour-Maubourg, à qui elles étaient adressées.
[3] Voyez au musée des Archives (vitrine 218, n° 1396) le mandat d'arrêt lancé contre lui par le Comité de salut public. Il est écrit de la main de Carnot qui l'a signé avec Barère, Robespierre, Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes : Le comité de salut publie arrête que le citoyen (ici Carnot se reprenant barre le mot citoyen et ajoute en interligne : ministre de la guerre fera mettre sans délai le citoyen) Rouget dit de Lille en état d'arrestation, 18 nivôse 2e année républicaine.
[4] Je suis venu ici, avait dit Louis XVI, pour éviter un grand crime ; je pense que je ne saurais être mieux en sûreté qu'au milieu de vous. Vergniaud, qui présidait, répond : Vous pouvez, Sire, compter sur la fermeté de l'Assemblée nationale ; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits du peuple et les autorités constituées. (M. Ternaux, la Terreur, t. II, p. 303.)
[5] Mercier, grand admirateur du 10 août, n'en fait pas moins un tableau hideux des excès qui suivirent la prise des Tuileries. (Nouveau Paris, chap. XXXIV, t. I, p. 148 et suiv. de la réimpression de 1862.)
[6] Quand j'écrivais ceci, M. Edgar Quinet restait encore dans l'exil où l'avait relégué le coup d'État du 2 décembre.
[7] A. Marrast et Dupont de Bussac, Fastes de la Révolution, p. 342.
[8] Cité par M. Ternaux, t. III, p. 180.
[9] Beaulieu, dans son Diurnal, ouvrage dont nous reparlerons, dit, à la date du 10 février : Il s'était établi à l'hôtel de la Mairie à Paris un comité fameux, par les brigandages, les escroqueries et les atrocités qu'on lui a reprochés : c'était le comité de surveillance de la commune du 10 août et du 2 septembre. Il ajoute que quantité d'objets précieux qu'on lui apporta en septembre ne furent pas retrouvés. Une députation de la section des Halles demanda à la commune qu'ils rendissent leurs comptes : ils répondirent qu'ils n'avaient pas de comptes à rendre ; et la Convention passa à l'ordre du jour.
[10] Mémorial de Sainte-Hélène, t. VI, p. 93 (édit. 1823)
[11] Réservez vos larmes pour cent mille patriotes immolés par la tyrannie, pour les fils des citoyens massacrés au berceau et dans les bras de leurs mères ; consolez-vous en assurant le bonheur de votre pays et en préparant celui du monde. La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est suspecte ; cessez d'agiter sous nos yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. En lisant ces tableaux pathétiques du désastre des Lamballe, de Montmorin, des Lessart, n'avez-vous pas cru entendre le manifeste de Brunswick ou de Condé ? (T. IV, p. 332.)
[12] De la défense des massacreurs de septembre on passera bientôt à l'attaque de leurs adversaires. Le 8 février 1793, dit Beaulieu dans son Diurnal, la société dite des défenseurs de la République, mais effectivement composée des principaux meurtriers de septembre, vint demander le rapport du décret qui ordonnait la poursuite des auteurs de ces lugubres forfaits. Celui qui portait la parole en leur nom se nommait Roussillon ; il osa soutenir que ceux qui qualifiaient cette exécution d'odieux assassinats étaient des contre-révolutionnaires, des assassins du Champ de Mars eux-mêmes ; enfin il eut assez d'impudence pour en faire l'éloge. Une quantité considérable de députés appuyèrent cette pétition, et conclurent, comme ses auteurs, au rapport du décret. Parmi ces protecteurs d'assassins, le journal le Moniteur donne les noms d'Albitte, de Poultier, Bourbotte et Bentabole : leurs réclamations ne furent pas vaines. Malgré l'opposition courageuse de quelques députés qui luttèrent contre ces furieux pendant plus de deux heures, la Convention nationale ordonna que l'exécution de tout décret contre les septembriseurs serait suspendu. C'est par cette désignation que dans la suite ont été désignés ces brigands d'une espèce nouvelle.
[13] Ceux qui avaient imaginé cette colossale puissance, dit Beaulieu, furent les premiers écrasés par elle, et on peut dire que tel a toujours été le sort des créateurs d'institutions tyranniques. (Diurnal, 1er janvier. Voyez-le aussi à la date du 6 avril.)