HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XI. — CAVOUR. - CHUTE DE SÉBASTOPOL. - TRAITÉ DE PARIS.

 

 

Depuis ses désastres militaires de Novare, le petit royaume de Piémont s'agitait dans le vide, cherchant à ressaisir, en Italie, par une politique révolutionnaire, un rôle agrandi qui lui avait échappé en 1849 et qu'il ne pouvait retrouver par une politique normale. Il continuait à s'appuyer sur les sociétés secrètes et à faire la pierre à l'Eglise. Comme il était seul dans cette voie, non seulement en Italie, mais en Europe, son isolement était complet ; il ne fût arrivé à rien s'il n'eût eu Cavour et si Cavour n'eût rencontré dans Napoléon III un complice et une dupe.

Ce fut au début de l'expédition de Crimée que M. de Cavour se révéla hors des étroites limites de son pays.

On raconte qu'il reçut d'une femme, sa nièce, la comtesse Alfieri, la première idée d'une intervention qui devait, en quelques années, transformer le Piémont en royaume d'Italie et que ce ne fut pas sans d'immenses difficultés qu'il fit accepter l'acte qui allait fonder la grandeur de sa patrie, L'Autriche tergiverse, elle s'engage et ne s'engage pas, dit un soir brusquement la comtesse au ministre ; vous allez voir qu'elle fera acheter son concours, et que la France et l'Angleterre lui garantiront ses possessions italiennes. Pourquoi ne prendrions-nous pas les devants ? Pourquoi ne planterions-nous pas nos tentes à côté des camps anglo-français ? Cette hardiesse nous donnerait le droit d'intervenir à la paix et de réclamer le prix du sang versé par nous en compagnie des vainqueurs ! Cavour tressaillit, réfléchit, adopta chaleureusement le projet ; mais quand il l'exposa à ses collègues et au roi Victor-Emmanuel, il se trouva seul de son avis.

Ce n'est pas que Victor-Emmanuel eût des scrupules ; il a assez prouvé depuis combien il en était incapable.

Victor-Emmanuel était subalpin par sa bravoure personnelle, seul côté vraiment honorable de son caractère, mais florentin du temps de Machiavel et de Boccace, par sa politique et ses mœurs. Totalement dépourvu de principes et de bonne foi, il cacha sous une apparente aversion pour les affaires une grande ténacité et une assez forte dose de finesse diplomatique. Il connut les hommes et sut choisir ceux qu'il lui convenait d'employer. En se dissimulant derrière eux, il eut l'art de paraitre constamment entrainé par la Dévolution, tandis qu'il ne cessait de la stimuler et de la pousser en avant, non certes par amour pour elle, car peu de rois ont tenu plus que lui aux prérogatives royales, mais parce qu'elle servait ses ambitions. Lorsque les évènements l'obligeaient à se découvrir, il n'hésita jamais, soit à renier sa parole ou sa signature, soit à répondre à un ami : Je ne vous connais pas. C'est pour cela que Mazzini lui donna le surnom de roi galant-homme, que les révolutionnaires de tous pays lui ont confirmé.

Cavour commença par le rassurer contre la crainte d'empirer sa situation en Europe en cas d'insuccès. Les chances de la guerre étaient en faveur des alliés ; jamais la Russie ne serait assez victorieuse pour venir jusqu'en Italie demander compte au Piémont de sa conduite ; on pourrait obtenir peu de chose immédiatement peut-être, mais on s'assurerait l'appui des deux plus grandes puissances de l'Europe en vue de revendications futures, et l'on mettait dès à présent l'armée sarde en relief comme une espérance aux yeux de l'Italie ; donc, rien à perdre, et peut-être beaucoup à gagner ; quand on n'est pas des plus forts, il faut être les plus habiles ; les chacals qui chassent derrière les lions ne se croient pas déshonorés, ils mériteraient même une grande gloire s'ils espéraient par là devenir lions à leur tour.

Ce n'est pas non plus que les relations du Piémont avec la Russie fussent une gêne sérieuse ; il n'en existait pas de régulières depuis 1848 : l'empereur Nicolas, soit pour plaire à l'Autriche, soit par antipathie pour le régime révolutionnaire du Piémont, avait à peine répondu aux premières notifications officielles du successeur de Charles-Albert.

La plus grosse difficulté était de faire accepter à ce petit Etat, dont les finances étaient obérées, de participer à une lutte lointaine à laquelle il semblait si complètement étranger. Mais l'audacieux ministre était homme à vaincre ou à tourner tous les obstacles.

Doué d'un entrain contagieux, prodiguant sans l'épuiser la puissance merveilleuse d'activité qu'il devait à la régularité de sa vie, toujours debout à quatre heures en été, à cinq en hiver, mais toujours couché avant minuit, Cavour était à lui seul le gouvernement piémontais. Il se chargea successivement, parfois simultanément, des ministères du commerce, des finances, des affaires étrangères, de l'intérieur, de la guerre même, et partout il alliait la mesure à la hardiesse, la flexibilité à la décision. Il s'imposait au Roi par sa docilité envers ses galanteries et par l'exaltation d'ambitions partagées ; au Parlement par la netteté de ses vues et de sa parole et par l'audace de sa volonté ; aux diplomates étrangers par sa belle et joviale humeur, la fascination de sa simplicité voulue et la rondeur de ses manières. Je connais, disait-il, l'art de tromper mes collègues : je leur dis la vérité, ils ne me croient point et ils me laissent faire !

Il n'appartenait point, par sa naissance et par son éducation, aux idées nouvelles. Son père, le comte Benso de Cavour, ancien préfet de Turin, sa ville natale, et son frère ainé étaient restés fidèles aux traditions conservatrices et aux vertus antiques ; mais lui, sans être absolument impie car il gardait encore, comme le roi son maitre, au moins ce peu de religion qui consiste à avoir peur de l'enfer — il s'était lancé de bonne heure dans la politique d'aventures. Il commença par faire de l'opposition sous Charles-Albert : Que voulez-vous, disait-il, que l'Italie fasse d'un roi bigot, qui tous les jours fait son examen de conscience ? Effectivement, l'habitude des examens de conscience n'était guères conciliable avec celle de duper et de spolier autrui ; mais l'ambitieux et rusé successeur de ce roi trop scrupuleux eut bien vite distingué les hautes visées du jeune ministre et son esprit fascinateur, tortueux et froid, quoique dominateur. Il dit au marquis d'Azeglio, lorsque celui-ci, en 1850, le proposa pour remplacer aux finances le comte de Santa-Rosa : Vous le voulez, soit ; mais ce petit homme vous renversera tous. En effet, moins de trois ans après, Cavour remplaçait le marquis d'Azeglio comme premier ministre.

C'est alors que le retentissement qu'il sut donner aux démêlés de son gouvernement avec la cour romaine commença à attirer sur lui et les ardentes sympathies des sociétés secrètes, et l'attention inquiète des amis de la paix européenne.

Pour terminer ce portrait, voici comment le peint, au moment où il supplanta d'Azeglio, le duc d'Almazan :

Ce rival, il faut le dire, était un maitre homme : simple de manières, naturel, affable, pétillant d'esprit et de malice, charmant pour qui n'avait pas affaire à lui, dangereux au demeurant, sans foi ni loi, ni vergogne, audacieux à l'excès, souvent chimérique, mais fertile en expédients, patient, persévérant ; il savait ce qu'il voulait, n'en démordait pas et n'hésitait jamais sur le choix des moyens.

Cavour obtint carte blanche de Victor-Emmanuel, sous la condition de ne pas le compromettre et de paraitre tout conduire tout seul ; puis il brisa les résistances des autres, prit en personne le ministère des Affaires étrangères, dont le titulaire persévérait dans son opposition, et signa, le 10 janvier 1855, le traité d'alliance offensive et défensive. Ce fut, suivant le mot d'un diplomate prussien, un coup de-fusil tiré à l'oreille de l'Autriche. Et l'on peut ajouter, maintenant qu'on a vu tous les ricochets de la balle, que ce coup de fusil a tué Napoléon III.

Le contingent piémontais fut mis sous le commandement en chef du général La Marmora, avec le général Cialdini pour commandant en second. Il arriva sur des vaisseaux anglais, dans la première quinzaine de mai ; on lui assigna un campement aux bords de la rivière de la Tchernaïa.

Le général Canrobert, épuisé par les fatigues et encore plus par les soucis, et mal d'accord avec lord Raglan, insistait toujours pour être remplacé. Un décret du 26 mai fit enfin droit à sa demande ; l'empereur Napoléon III nommait général en chef un homme connu pour son énergie, le général Pélissier, qui venait de se signaler encore par l'enlèvement de plusieurs bastions russes. La France conserva un souvenir de reconnaissante admiration à Canrobert : il avait eu la gloire de maintenir l'armée intacte à travers toutes les difficultés d'un hiver long et rigoureux et jusqu'au bout il continua son rôle d'abnégation. Il s'obstina à reprendre le poste qu'il occupait au commencement de la campagne et alla rejoindre la division qu'il avait conduite à la bataille de l'Alma. Il prit son service de garde aux tranchées tous les trois jours, mais le bonheur de monter à l'assaut de Sébastopol ne lui fut pas donné. Il partit pour la France dans les premiers jours d'août.

Pélissier, moins docile et moins patient, réclama tout d'abord ce que Canrobert n'avait pas osé faire, d'être laissé pleinement libre et de ne plus recevoir les conseils stratégiques que l'Empereur croyait pouvoir donner de loin : Sire, écrivit-il, débarrassez-moi du général Télégraphe ! L'Empereur se le tint pour dit.

Le 24 mai, une division de flottes alliées se dirigea vers la mer d'Azov, sous les ordres des amiraux Lyons et Bruat, pour enlever aux Russes leurs principaux points de ravitaillement. Cette expédition réussit parfaitement. Les Russes firent sauter eux-mêmes les forts de Kertch et d'Ieni-Kalé avec les magasins destinés à l'approvisionnement de Sébastopol. Taganrog voulut résister ; on le bombarda ainsi qu'Arabat. Les entrepôts que les Russes avaient établis sur les bords de la mer d'Azov furent détruits, et une garnison turque occupa Anapa, sur la côte de Circassie (13 juin). Elle se proposait de jeter de là un appel aux armes parmi les tribus mahométanes du Caucase. Mais cet appel ne fut pas entendu ; Schamyl, l'Abd-el-Kader du Caucase, ne comprit pas le parti qu'il pouvait tirer de circonstances uniques, et qui ne se retrouveraient point ; il se laissa endormir par les protestations amicales et les promesses des Russes, sauf à se réveiller quand il serait trop tard.

Quelques jours avant la prise d'Anapa, un glorieux fait d'armes avait illustré les débuts du général Pélissier sous les murs de Sébastopol. Le 5 juin, il avait enlevé le mamelon Vert, en avant de la tour Malakoff, et la redoute du Carénage, pendant que les Anglais s'étaient rendus maitres des Carrières, ouvrage avancé qui couvrait le grand Redan.

Ce succès avait donné tant d'élan à l'armée, que Pélissier crut pouvoir ordonner l'assaut général. Le 18, les trois divisions françaises Mayran, Brunet et d'Autemarre furent désignées pour enlever les retranchements du Carénage et tourner la tour Malakoff, tandis que les Anglais emporteraient le grand Redan. Le défaut d'ensemble fit échouer l'attaque. Le général Mayran, trompé par une bombe à trace fusante, qu'il prit pour la fusée qui devait donner le signal, partit trop tôt. Il avait déjà reçu trois blessures coup sur coup et remis son commandement au général de Failly, lorsque la division Beurret arriva. Beurret lui-même reçut une balle en pleine poitrine. Le général d'Autemarre fut plus heureux. Une partie de ses troupes pénétra jusques dans Malakoff. Déjà les aigles étaient arborés sur les ouvrages -russes, lorsqu'il fallut se retirer pour n'être pas enveloppés. Les Anglais venaient de céder aussi ; malgré leur ténacité, ils avaient renoncé à prendre le grand Redan. Nous avions pour notre part 1.600 tués ou disparus et 2.000 blessés. C'était un échec. En voyant le vide produit dans leurs rangs, les soldats regrettèrent la prudente lenteur de Canrobert. Mais la discipline était là, et aussi le stoïque exemple de Pélissier, qui ne ménageait personne ni lui-même et qui supporta sa défaite avec une dureté semblable à de l'insensibilité. Lord Raglan en mourut de chagrin dix jours après (28 juin) ; au moins est-il admis que le chagrin diminua sa force de résistance au choléra qui l'emporta. Le général Simson prit, après lui, le commandement en chef de l'armée anglaise.

Ranimé par ce retour de fortune militaire et par les récits "qu'on leur faisait du découragement des alliés, parmi lesquels le choléra sévissait cruellement, les Russes tentèrent un suprême effort dans la matinée du 16 août. Le gros de leurs troupes, descendu des hauteurs de Mackensie pendant la nuit, s'avança par la rive droite de la Tchernaïa, chassant les premiers postes qui se rencontrèrent et qui étaient ceux des Piémontais. Mais le général La Marmora, dès qu'il se sentit appuyé par les divisions françaises Herbillon et Camou, et par la cavalerie anglaise du général Scarlett, ramena vigoureusement au feu sa petite armée, en avant du pont de Traktir, et dès neuf heures du matin ceux des Russes qui avaient franchi la Tchernaïa durent la repasser .et se replier derrière les batteries qui garnissaient les hauteurs d'où ils étaient partis.

Cette affaire, généralement appelée bataille de Traktir, coûta aux alliés 2.000 hommes environ, dont 250 Sardes, et aux Russes 3.000 tués et 2.500 prisonniers ou blessés recueillis dans les ambulances françaises. Une remarque importante, digne d'être soumise aux méditations des autocrates moscovites, c'est que beaucoup de ces prisonniers étaient des Polonais que la Russie traitait en ilotes ; une fois guéris, et même après la conclusion de la paix, la ;plupart aimèrent mieux être incorporés dans l'armée du Sultan que de rentrer au service du Tsar. Deux régiments en furent formés, sous le nom de Cosaques ottomans[1].

Il y avait de singulières anomalies dans l'état d'âme respectif des nations groupées en armes sur ce coin de terre. Les Russes croyaient faire une guerre religieuse, une sorte de croisade pour la sainte Russie, mais ce motif même laissait indifférents, sinon hostiles, leurs soldats catholiques ou protestants, raskolniks ou mahométans ; une patrie marâtre n'est pas une patrie. Bien différente était l'armée française, soutenue par une telle unanimité de la nation que toutes les divisions des anciens partis s'en trouvaient effacées ; la France, se sentant tenue en main comme elle a besoin de l'être, s'abandonnait avec confiance, avec une ardeur sans réserve, à cette main qui la dirigeait, et qu'elle croyait sage. Les évènements allaient la désabuser bientôt, mais en ce moment celui qui eût prédit l'absorption prochaine des intérêts français par les intérêts piémontais, dans la -politique napoléonienne, eût passé pour un calomniateur et pour un fou.

Un autre phénomène qui mérite de nous arrêter, c'est l'obstination de la sympathie des Russes pour les Français et des Français pour les Russes, parmi tant de coups de baïonnettes et de boulets loyalement échangés. Phénomène inexplicable, surtout entre simples soldats. A la rigueur, un fond commun de culture et de chevalerie en pouvait rendre compte entre officiers. Mais de la part des soldats qui, en dehors et au dedans de la célèbre forteresse, représentaient les deux nations, la réciprocité d'estime et de bons offices était moins explicable. Et rien n'était plus vrai cependant. Français et Russes ne pouvaient penser des uns aux autres qu'à travers les souvenirs d'Eylau, de Moscou, des désastres de 1812 et de l'invasion de 1814, et il y avait entre eux, malgré tout, une force d'attraction qui étonnait et choquait un peu les alliés de la France d'alors, les Anglais, gens très pratiques à la guerre comme dans la paix, mais qui, d'instinct, ne se sont jamais occupés des Français et des intérêts français, sur un point quelconque du globe, que pour les contrecarrer.

Sitôt le combat fini, on peut dire qu'il n'y avait plus d'inimitiés entre les tranchées et les forts de Sébastopol. On vit les postes russes et les postes français conclure spontanément des trêves en élevant de chaque côté une bouteille vide et en criant d'une part : Bono Moscow, de l'autre Bono Francès. On vit des soldats se hasarder impunément d'un poste à un poste ennemi pour y chercher du feu et même du tabac et des cigares.

Un jour que sa compagnie était campée à l'extrémité d'une parallèle en face d'une embuscade russe, M. Cullet[2], alors lieutenant, entendit tout à coup une vive fusillade venir du côté de l'ennemi. Il examina ce que cela pouvait être, il aperçut bientôt un vol d'oies que les balles russes cherchaient en vain à atteindre. Saisir un fusil et essayer à son tour d'abattre un volatile, fut pour lui l'affaire d'un instant ; du premier coup il réussit, et l'oie tombe raide, mais de l'autre côté du talus, exposé aux balles russes. Le lieutenant n'hésite pas, il ira chercher son gibier. Il attache son mouchoir au bout d'une baguette de fusil, et, l'agitant au-dessus du parapet, il crie aux Russes : Bono Moscow. Ceux-ci font flotter à leur tour le drapeau blanc, en criant : Bono Francès. L'armistice est convenu. Sautant sur le parapet, le lieutenant se met à découvert ; l'officier russe montant à son tour sur le talus de son embuscade, s'offre héroïquement aux balles en garantie de l'engagement pris. M. Cullet s'avance, ramasse son gibier, salue les Russes, rentre dans la parallèle ; les drapeaux sont abaissés et les hostilités peuvent reprendre.

On comprend que la guerre, faite de cette façon généreuse, ne laisse aucun levain d'aigreur dans les âmes, et pourquoi les souvenirs de Zurich et de la Moscowa, de l'Alma et de Malakoff, aussi bien que ceux de Novi et de la Bérézina, n'éveillent chez les vaincus et chez tes enfants des vaincus rien de comparable aux plaies irritées faites par d'autres méthodes froidement scientifiques, par exemple en 1870, où jamais n'apparut une ombre d'esprit chevaleresque chez le vainqueur.

Cependant on se préparait, de part et d'autre, à une action décisive. Alexandre II envoyait à ses soldats des appels désespérés du Saint-Synode et du clergé, faisant savoir que la foi orthodoxe était en péril et que toutes les autres religions s'étaient liguées pour la détruire. Napoléon III, qui était loin de donner un tel caractère à la campagne, inscrivait sans ostentation comme sans respect humain, le trois septembre, son nom et celui de l'Impératrice en tête de la liste de souscription pour l'érection d'un monument à Notre-Dame de France, au Puy. Il acquitta son engagement, le 30 mars de l'année suivante, en faisant remettre à l'évêque du Puy les canons pris à Sébastopol ; c'est avec ce bronze que fut coulée, à Givors, la statue colossale du mont Corneille.

Les deux principaux forts avancés de Sébastopol étaient la fameuse tour de Malakoff et le Grand-Redan. Depuis l'échec du 8 juin, les alliés n'avaient cessé de s'en rapprocher. La difficile mission d'enlever le premier échut aux Français, celle d'occuper le second aux Anglais. Afin de diviser les forces de l'ennemi, on devait marcher aussi sur le Petit-Redan, sur le bastion appelé bastion du Mât et sur le bastion Central, qui se trouvaient à gauche du Grand-Redan.

Mais cet assaut général, il fallait le préparer, c'est-à-dire bouleverser par le boulet les ouvrages à assaillir, empêcher les Russes de les réparer, et en détruire autant que possible l'artillerie et les abris ; c'est pour cela que le 5, à l'aube du jour, 814 pièces françaises et anglaises ouvrirent sur la malheureuse cité un feu qui ne devait plus s'arrêter. Ce fut un bombardement infernal, bien autrement terrible que le tir déjà fort activé des batteries qui avaient fait donner par les Russes à quelques-uns de leurs ouvrages des surnoms comme : bastion d'Enfer, bastion de la Boucherie, ou Moulin à Pilons. Pour laisser les Russes dans l'incertitude sur le point d'attaque, tantôt le feu s'étendait sur toute la ligne, tantôt il cessait devant la ville pour redoubler devant Karahelnaïa, et inversement ; tantôt il mollissait partout au point de cesser ; les Russes croyant alors à un assaut imminent faisaient avancer leurs réserves, et aussitôt les batteries alliées reprenaient leur feu et les criblaient de boulets ; jeu cruel, mais nécessaire de la guerre, qui avait pour but de déconcerter les Russes et d'obtenir qu'au moment de l'assaut décisif leurs réserves ne se trouvassent pas à portée.

Trois jours et trois nuits le bombardement dura, et d'après Totleben, il ne coûta pas aux Russes moins de 7.500 tués et blessés ; ce qui suffit à faire juger de leur admirable courage à résister. Malakoff et le Petit-Redan avaient entre tous les autres le privilège d'attirer les bombes et les boulets ; à certains moments tous les mortiers concentraient leur feu sur ces deux ouvrages afin de les rendre partout inhabitables et d'éventrer les abris blindés où la garnison se tenait. Le 7 au soir, Malakoff était devenu impuissant à réparer ses avaries, le Petit-Redan offrait l'indescriptible image d'un amas de décombres d'où la violence du feu ne permettait même plus d'emporter les blessés ; à dix heures du soir, derrière le bastion du Mât, un quartier de la ville prit feu ; à onze heures, deux embarcations chargées de poudre firent explosion dans la rade, et c'est probablement la bombe qui les alluma qui décida du sort de Sébastopol. Elles apportaient, en effet, les poudres destinées à charger les chambres de mine creusées sous Malakoff ; dans la confusion du moment, on ne songea pas à les remplacer sur-le-champ, ce n'est que le lendemain vers dix heures que de nouvelles poudres furent amenées à Malakoff pour charger les fourneaux ; mais la violence du bombardement ne permit pas d'achever l'opération et les mines ne furent chargées qu'au Petit-Redan.

Le lendemain matin, 8 septembre. le bombardement continua ; puis, lorsque la grande aiguille des montres réglées d'avance marqua midi, subitement, sans qu'aucun signal eût pu éclairer les Russes, le canon des alliés cessa partout de tonner, le cri de : Vive l'Empereur ! éclata et les Français surgirent sans une seconde d'intervalle de leurs tranchées sur tout le front de Karahelnaïa. Dulac s'élança sur le Petit-Redan, La Motterouge sur la Courtine qui le reliait à Malakoff et Mac-Mahon sur Malakoff ; les Anglais ne devaient attaquer le Grand-Redan que si les Français avaient un succès. L'heure est bien choisie, les Russes ont cessé de s'attendre à un assaut pour ce jour-là ; des 2.000 hommes de la garnison

de Malakoff les canonniers seuls sont à leurs pièces avec quelques tirailleurs le long des remparts, le reste achève son repas sous les abris blindés. Voilà les Français ! et avant que les défenseurs du bastion aient pu prendre les armes, le 1er zouaves a bondi sur le glacis, franchi le fossé, gravi l'escarpe sans échelles et pénétré déjà sur le terre-plein par les embrasures. Les canonniers se défendent à coups de pierre, de pioche, d'écouvillon, la garnison accourt, et un combat corps à corps s'engage, terrible et sans merci ; mais le flot des assaillants grossit toujours ; derrière les zouaves bondit le 7e de ligne, la plupart des chefs russes sont tués, les assiégés reculent derrière les premières traverses dont l'ouvrage est couvert, Mac-Mahon est maitre du terre-plein et fait parvenir au général en chef ce mot célèbre : J'y suis, j'y reste ; le combat n'a pas duré une demi-heure. A droite, le Petit-Redan est envahi, la Courtine est occupée ; Pélissier donne alors le signal aux Anglais qui s'élancent sur le Grand-Redan, et à gauche devant la ville, la brigade Levaillant commence vers 2 heures l'assaut sur le bastion Central, d'où elle compte prendre ensuite à revers le bastion du Mât.

L'attaque est donc générale, mais elle n'a pas partout le même succès ; Dulac ne peut se maintenir dans le Petit-Redan, sous le feu du bastion de la Pointe qui n'est pas attaqué, et de l'artillerie de trois vaisseaux embossés dans la rade sur sa droite ; le bastion pris est reperdu, puis repris, et enfin reperdu après la lutte la plus horrible. Sur la Courtine à gauche du Petit-Redan, La Motterouge plie sous l'effort redoublé de l'ennemi ; l'explosion d'un magasin à poudre a fait autour de lui de nombreuses victimes, lui-même est blessé. Au bastion Central, la brigade Levaillant aussi recule après une lutte si sanglante que Pélissier lui a envoyé l'ordre de ne pas la continuer.

Les Anglais, au Grand-Redan, avaient deux cents mètres à franchir sous un terrible feu de mitraille. Cet espace fut bientôt jonché de leurs morts ; néanmoins ils descendirent dans le fossé qui avait près de cinq mètres de profondeur, escaladèrent l'escarpe et enlevèrent le saillant du Redan. Là, ils ne trouvèrent devant eux qu'un vaste espace libre, criblé par les balles de l'ennemi, qui se tenait abrité derrière des traverses éloignées. Ceux qui arrivaient remplaçaient à peine ceux qui tombaient. Après avoir soutenu près de deux heures ce combat inégal, ils se décidèrent à évacuer le Redan. L'attaque n'avait donc pleinement réussi que sur Malakoff ; mais c'était le point principal. Cet ouvrage commandait tout le faubourg de Karahelnaïa, prenait de revers le Grand-Redan et dominait la rade. Les Russes, désespérant de le reprendre, s'arrêtèrent à un grand parti : ils évacuèrent la ville.

Certes, l'honneur était sauf ; les 48.000 hommes qui composaient au moment de l'assaut la garnison de la place l'avaient défendue avec fureur, étaient même restés vainqueurs sur quatre des points assaillis, et le terrible combat qu'ils venaient de livrer avait tellement épuisé les assaillants que Gortschakoff pouvait compter qu'il avait le reste du jour et toute la nuit pour opérer sa retraite sans qu'elle fût troublée.

Quoiqu'on fût maitre de Malakoff, on n'était pas sans inquiétude au camp des alliés : la lutte n'allait-elle pas recommencer le lendemain ; les Russes n'allaient-ils pas se défendre encore derrière leur seconde enceinte et faire de Sébastopol un nouveau Saragosse qu'il faudrait emporter rue par rue, maison par maison, sous le feu des batteries du nord de la rade et sous celui des vaisseaux ? La joie du triomphe était donc mêlée d'appréhensions lorsqu'à la tombée de la nuit le général de Martimprey, braquant sa lunette dans la direction de la ville, crut apercevoir, sur le grand pont de bateaux qui la reliait au côté nord de la rade, un mouvement inaccoutumé ; on put constater bientôt que c'étaient les Russes qui se retiraient ; de longues colonnes de soldats, chariots, voitures, canons, défilaient par le pont qui pliait sous le poids et que la houle, poussée par un vent violent, faisait osciller au point parfois de l'inonder ; en même temps, des embarcations chargées de monde traversaient la rade et revenaient pour prendre de nouveaux passagers.

Les Russes se retiraient, détruisant tout derrière eux, comme à Moscou en 1812. La nuit venue, les magasins à poudre sautèrent, les bouches à feu ou voitures qu'on ne pouvait emmener furent submergées dans la baie ; ce qui restait de vaisseaux russes furent coulés, sauf les vapeurs qui furent ramenés à la rive septentrionale de la rade : quand tout fut fini, le grand pont fut démonté, des embarcations emmenèrent de l'autre côté de la rade les derniers soldats qui venaient de détruire eux-mêmes la ville qu'ils avaient si bien défendue, et lorsque l'aurore du 9 se leva, après une nuit où les détonations n'avaient cessé de retentir, Sébastopol apparut comme un amas de décombres, vide et désert, au-dessus duquel la flamme de l'incendie jaillissait, dernier adieu des Russes aux alliés.

J'en avais le pressentiment depuis la fin du jour, dit Pélissier dans son rapport ; j'avais vu sur le pont de longs défilés de troupes et de bagages se rendant sur la rive nord ; bientôt des incendies se manifestant sur tous les points levèrent tous nos doutes. J'aurais voulu pousser en avant, gagner le pont et fermer la retraite à l'ennemi ; mais l'assiégé faisait à tous moments sauter ses défenses, ses magasins à poudre, ses édifices ; ses canons nous auraient détruits en détail ; nous restâmes en position, attendant que le jour se fit sur cette scène de désolation.

Le soleil du 9, en se levant, éclaira une destruction bien plus grande encore que nous ne pouvions le penser. Les derniers vaisseaux russes, mouillés la veille dans la rade, étaient coulés, le pont était replié ; l'ennemi n'avait conservé que ses vapeurs, qui enlevaient les derniers fugitifs et quelques Russes exaltés qui cherchaient encore à promener l'incendie dans cette malheureuse ville. Mais bientôt ces quelques hommes, ainsi que les vapeurs, furent contraints de s'éloigner et de chercher un refuge dans les anses de la rive nord de la rade. Sébastopol était à nous.

Ainsi s'est terminé ce siège mémorable, pendant lequel l'armée de secours a été battue deux fois en bataille rangée, et dont les moyens de défense et d'attaque ont atteint des proportions colossales. L'armée assiégeante avait en batterie, dans les diverses attaques, environ 800 bouches à feu qui ont tiré plus de 1.600.000 coups, et nos cheminements, creusés pendant trois cent trente-six jours de tranchée ouverte en terrains de roc, et présentant un développement de plus de quatre-vingts kilomètres, avaient été exécutés sous le feu constant de la place et par des combats incessants de jour et de nuit.

La journée du 8 septembre, dans laquelle les armées alliées ont eu raison d'une armée presque égale en nombre, non investie, retranchée derrière des défenses formidables, pourvue de plus de 1.100 bouches à feu, protégée par les canons de la flotte et les batteries du nord de la rade, disposant encore de ressources immenses, restera comme un exemple de ce que l'on peut attendre d'une armée brave, disciplinée et aguerrie.

Nos pertes, dans cette journée, sont de 5 généraux tués, 10 blessés ou contusionnés ; 240 officiers supérieurs et 116 officiers subalternes tués et 252 blessés ou disparus ; enfin 4.489 sous-officiers et soldats tués, 4.259 blessés et 1.400 disparus ; total : 9.371.

Les Anglais avaient eu près de 3.000 hommes hors de combat ; les Piémontais, 5 officiers blessés, 4 soldats tués et 31 blessés.

Les vainqueurs se répandirent au milieu des ruines encore fumantes de leur conquête. Une commission inventoria le matériel abandonné par les Russes. Elle y trouva 4.000 bouches à feu, près de 600.000 projectiles de diverses espèces, 262.000 kilos de poudre et d'énormes approvisionnements en pain, farine, bois, fer et cuivre.

Napoléon III envoya à Pélissier le télégramme suivant, daté de Saint-Cloud, 11 septembre 1855, 2 heures 15 du soir :

Honneur à vous, honneur à votre armée ! Faites à tous mes sincères félicitations ; vous êtes maréchal de France.

Pélissier fut, en outre, créé duc de Malakoff et une pension de cent mille francs, réversible sur sa descendance, lui fut attribuée.

Après la prise de la ville, les Russes s'étaient retirés dans la partie septentrionale de la place, qui comprenait la batterie Constantin et quatre forts d'un vaste développement et reliés entre eux. Pélissier n'ayant pu les décider à un nouveau combat, la guerre maritime occupa seule le reste de la campagne. Une escadre, comprenant trente-cinq navires français et cinquante anglais s'avança dans la mer Noire. A l'aide de batteries flottantes construites sur les plans de Napoléon III, elle s'empara de Kinburn, place située à trois kilomètres d'Otchakoff (17 octobre). Vingt jours auparavant, l'empereur Alexandre II avait visité lui-même cette forteresse en compagnie de son frère le grand-duc Constantin et de l'illustre Totleben. Désespérant de mieux préserver Otchakoff que Kinburn, il ordonna qu'on en détruisit toutes les défenses ; mais il était fort inquiet pour Kherson et pour Nicolaïeff, l'arsenal principal de la Russie, le but de l'expédition des alliés.

La situation de la Russie devenait critique. Son commerce était suspendu et ses marins bloqués jusque dans la mer Blanche et la mer d'Okhotsk ; son prestige était menacé de disparaitre complètement, elle ne pouvait plus espérer une seule alliance. Elle était depuis longtemps en négociation avec la Suède afin d'obtenir de cette puissance quelques légères concessions côtières qui devaient lui permettre de se mettre librement en communication avec l'Océan. Napoléon III envoya à Stockholm le général Canrobert pour engager le roi de Suède à refuser ces concessions. L'ancien commandant en chef de l'armée de Crimée fut reçu avec enthousiasme et obtint ce qu'il voulut. La Suède se rapprochait visiblement de l'Occident.

Mais Napoléon ne désirait nullement anéantir le vaincu. Le jour de la clôture de l'Exposition universelle (16 novembre), il manifesta hautement ses dispositions pacifiques :

L'Exposition qui va finir, dit-il, offre au monde un grand spectacle. C'est pendant une guerre sérieuse que, de tous les points de l'univers, sont accourus à Paris, pour exposer leurs travaux, les. hommes les plus distingués de la science, des arts et de l'industrie. Ce concours, en des circonstances semblables, est dû, j'aime à le croire, à cette conviction générale que la guerre entreprise ne menaçait que ceux qui l'ont provoquée, qu'elle était poursuivie dans l'intérêt de tous, et que l'Europe, loin d'y voir un danger pour l'avenir, y trouvait plutôt un gage d'indépendance et de sécurité.

Néanmoins, à la vue de tant de merveilles étalées à nos yeux, la première impression est un désir de paix. La paix seule, en effet, peut développer .encore ces remarquables produits de l'intelligence-humaine. Vous devez donc tous souhaiter, comme moi, que cette paix soit prompte et durable... Dites bien à vos concitoyens, en retournant chacun dans votre patrie, que la France n'a de haine contre aucun peuple, qu'elle a de la sympathie pour tous ceux qui, comme elle, veulent le triomphe du droit et de la justice.

Et il invitait l'Europe à se prononcer.

Alexandre II entendit le premier cet appel généreux. Il se résigna et fit parvenir aux Tuileries l'assurance de dispositions conformes à celles de Napoléon III.

L'Angleterre, à cette nouvelle, ne dissimula point son mécontentement ; c'était maintenant que la guerre lui devenait profitable ; elle aurait voulu la pousser jusqu'à la destruction des derniers vaisseaux russes ; lord Palmerston donna à entendre qu'il la continuerait seul, avec le concours de la Turquie et une forte baisse à la Bourse de Paris, les 11 et 12 janvier 1856, témoigna des inquiétudes publiques. Mais, grâce à la France, les conseils de modération l'emportèrent ; la médiation de l'Autriche fut invoquée, et un armistice conclu le 25 février.

Un congrès s'ouvrit aussitôt à Paris. Plusieurs questions préjudicielles furent débattues. La Prusse y serait-elle invitée ? La Russie répondait oui, mais avec la modestie qui convenait à sa situation. L'Angleterre et l'Autriche répondaient non. La France fit pencher la balance en faveur de la Prusse. Le roi de Prusse remercia l'Empereur avec effusion, et lui jura une reconnaissance ineffaçable. Quant au Piémont, l'Autriche, qui n'avait pas pris part à la guerre, essaya vainement aussi de le faire écarter sous prétexte qu'il n'était qu'une puissance de second ordre, un intrus dans les affaires générales de l'Europe ; l'Angleterre se joignit à la France pour déclarer que, le Piémont ayant été belligérant, la paix ne se pouvait conclure sans lui.

La Russie désigna le comte Orlof pour la représenter. La première personne que vit le comte, en arrivant à Paris, fut naturellement l'empereur Napoléon. Sire, lui dit-il, je suis désolé du choix que l'on a fait de mon inexpérience ; je ne suis pas un diplomate et je sais que je ne rencontrerai que des ennemis au Congrès. — Vous vous trompez, dit l'Empereur, je ne suis pas un ennemi pour vous, ou du moins, je ne le suis plus. — Ce que me dit Votre Majesté ne me surprend point, reprit le comte ; aussi n'hésiterai-je pas à me mettre sous votre protection, sachant bien que vous ne pouvez souhaiter l'écrasement complet de mon pays. Pour mieux vous mettre en mesure de me protéger, je vais vous confier quelles sont mes instructions. Je suis chargé de tout discuter, mais de n'insister sur rien ; ne me trahissez pas ; la paix nous est absolument nécessaire. Vous serez assez magnanime pour ne pas nous la faire acheter trop cher.

Napoléon sourit et promit ses bons offices. De la part de tous les diplomates, c'était à qui le flatterait davantage ; en fait il inclina constamment vers la Russie et, malheureusement aussi, vers le Piémont.

Un armistice avait été signifié aux belligérants devant Sébastopol. Il coïncida avec l'ouverture du congrès et la cérémonie de la signification fut marquée par de curieux témoignages de mutuelle sympathie. Le général de Martimprey, chef d'état-major général de l'armée française, ayant fait dresser une vaste tente sur la rive gauche de la Tchernaïa, au pont de Traktir, y attendit le général Tatchimof, chef d'état-major de l'armée russe, qui arriva escorté de cavaliers cosaques aux longues lances. Un détachement de zouaves, en grande tenue, gardait la tente et de nombreux officiers des trois armées alliées en occupaient les alentours. On s'aborda, les mains se tendirent les unes vers les autres, la joie respirait sur tous les fronts. Un jeune officier russe, le bras en écharpe, était suivi de deux soldats portant un panier. Les officiers de zouaves, Messieurs ? demanda-t-il en excellent français. — Par ici, lui répondirent plusieurs voix empressées. — Messieurs, reprit le Russe, c'est à vous que je dois ma blessure ; mais sans rancune : à votre santé ! Et de son bras valide il présenta l'une après l'autre trois bouteilles de champagne. Les zouaves, en échange, rendirent des bouteilles de cognac. Deux se brisèrent en tombant. Gardez les bouchons, dit le Russe, ils nous serviront encore à Paris. Oui, à Paris, à Paris ! répétèrent en chœur les officiers des deux nations. Les soldats fraternisèrent aussi pendant ce temps, descendus pêle-mêle dans la vallée, le verre en main, sans pouvoir s'expliquer autrement que du geste ; mais tous, jusqu'au noir Turco et au Kalmouk à front aplati, prenaient des airs aimables et se livraient à des fantasias chorégraphiques des plus originales. Bono Francès, bono Moscow ! En cela consistait à peu près tout leur dictionnaire international ; les démonstrations des yeux, des bras et des jambes y suppléaient.

La Russie renonça au protectorat des Principautés danubiennes ; on réserva les questions relatives à l'organisation de ces provinces. Elle leur céda également, à l'embouchure du Danube, un territoire assez considérable pour qu'elle fût désormais complètement isolée de ce grand fleuve, déclaré-libre dans tout son parcours. La mer Noire fut neutralisée, ce qui privait la Russie du droit d'y entretenir une flotte de guerre, et, chose que personne à la vérité n'aurait pu prévoir, préparait à la Prusse un moyen de détacher un jour la Russie de la France en lui rendant sa liberté dans la mer Noire. Le traité fut signé le 30 mars 1856. II termina la guerre de Crimée, mais préluda à la grandeur de l'Italie et de la Prusse et aux infortunes de la France.

Nos soldats rentrèrent fiers et joyeux ; sur tous les navires qui les ramenaient retentissait en chœur la romance alors à la mode :

Vers les rives de France

Voguons en chantant...

et cette mélodie sérieuse et plaintive aiguillonnait pour eux le bonheur du retour.

Nous nous sommes un peu étendus sur la brillante, quoique stérile campagne de Crimée, parce qu'on y admire dans le soldat un esprit de sacrifice et de discipline, dans la nation un état d'âme qu'on ne reverra plus. Jamais la France et son armée ne furent plus solidaires l'une de l'autre ; de leurs deux cœurs on n'entendait qu'un battement : le canon de Sébastopol. Presque toutes les familles avaient des représentants dans les lointaines tranchées ; on attendait partout, avec une égale anxiété, les nouvelles que les journaux, déjà fort répandus, portaient jusqu'au fond des campagnes ; on se les communiquait, on les commentait le dimanche devant l'église, sous les grands arbres, à l'entrée du cimetière ; le cimetière, depuis lors, s'est éloigné et c'est le cabaret qui est devenu l'unique forum villageois. Mais les commentaires n'avaient rien qui ne fût bienveillant, rien qui ne fût patriotique ; le suffrage universel était discipliné, lui aussi, et nulle opposition systématique, aucun journal enfiellé ne venait dénaturer les faits, travestir les intentions, empoisonner la victoire. Au reste la guerre était juste ; Napoléon III l'avait faite sans autre vue bien nette que de se poser en Europe ; mais il avait agi ostensiblement, de manière à l'empêcher si le Tzar eût été moins intraitable ; elle avait même dans son -origine apparente lin faux air de croisade qui pouvait faire illusion au sentiment religieux, le plus profond des sentiments populaires.

A tout prendre, elle ne fut qu'une héroïque aventure, et il nous semble qu'elle fut jugée avec clairvoyance, dès avant la chute de Sébastopol, par un de ses plus illustres généraux, Bosquet :

De cette guerre, écrivait-il, la France ne recueillera qu'un peu de gloire ; elle y peut perdre ses meilleurs soldats et par conséquent ses moyens de résistance à une invasion russo-allemande, quand elle restera seule, abandonnée par l'Angleterre dont les intérêts sont différents des nôtres, malgré l'alliance. Pauvre France ! toujours l'épée à la main, se battant pour Dieu et le droit, et toujours seule à la fin des luttes, payant le progrès du monde civilisé du plus pur de son sang et du dernier écu de ses épargnes !

Pour nous, ce qui nous attriste bien plus que l'inutilité de tant de sacrifices et de tant d'efforts, puisque enfin l'honneur et la gloire pouvaient jusqu'à un certain point consoler notre pays des avantages matériels que la paix ne lui donnait pas, c'est de penser que cette expédition présage, par la coopération de la Sardaigne, la fin prochaine des années heureuses de l'Empire.

Entre Français et Russes la paix ne se fit pas graduellement ni à moitié. A la tension violente de la lutte succéda 'sans transition la plus entière cordialité. Il fallut rentrer chacun chez soi et remettre aux vaincus les places et positions qu'on ne devait pas garder. Ces opérations diplomatico-militaires donnèrent lieu à de véritables fêtes ; nous en avons mentionné une dans la vallée de la Tchernaïa, mais il en fut partout de même ; il y eut partout abondance de diners, de toasts, de feux d'artifice. Le colonel Wolkonstein, chargé de reprendre possession du fort de Kinburn et racontant, dans l'Invalide russe, la manière dont il y avait été reçu, lui et ses cosaques, ne trouvait pas d'expressions assez élogieuses pour remercier la garnison française et le corps des officiers.

On remarqua même que, le moment de la séparation arrivé, ceux qui s'étaient battus les uns contre les autres la veille se quittèrent meilleurs amis que ceux qui avaient combattu du même côté. L'Angleterre n'était pas contente : elle avait à cela plusieurs motifs : d'abord la nécessité, peu conforme à ses traditions, de s'en aller sans retenir aucun profit territorial pour prix de ses sacrifices ; ensuite l'éclat. que venaient de reconquérir les armes françaises ; enfin la certitude que la puissance maritime de la Russie renaitrait et qu'elle n'était atteinte que pour un temps.

Ce fut la Russie, en effet, qui tira de cette guerre le plus grand profit immédiat. Sa défaite lui fut une leçon ; elle la réveilla de la sécurité trompeuse dans laquelle la berçaient les succès antérieurs de sa routine politique et économique. Elle se mit virilement à l'œuvre, s'isola provisoirement pour se réformer, et si bientôt l'immense Empire fut sillonné de chemins de fer, émancipé du servage, armé contre tous les périls, c'est en grande partie à la guerre de Crimée qu'il eu fut redevable.

Une déclaration internationale due à Napoléon III, et qui avait pour but d'améliorer le droit des gens, fut ajoutée le 16 avril au traité de Paris, avec l'assentiment empressé du comte Orlof et malgré le mauvais vouloir de lord Clarendon, plénipotentiaire anglais. L'introducteur de cette déclaration fut le comte Walewski, ministre des affaires étrangères de France et président des délibérations du Congrès. Il fit remarquer que le Congrès de Westphalie avait consacré la liberté de conscience, que le Congrès de Vienne avait aboli la traite des noirs, et qu'il serait digne du Congrès de Paris de mettre un terme à de trop longues dissidences en jetant les bases d'un droit maritime uniforme en temps de guerre. En conséquence, les quatre points suivants furent discutés et admis : 1° abolition de la course maritime et du droit des corsaires ; 2° le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à l'exception de la contrebande de guerre ; 3° la marchandise neutre, excepté la contrebande de guerre, n'est pas saisissable, même sous le pavillon ennemi ; 4° un blocus n'est obligatoire qu'autant qu'il est effectif.

Sur la question italienne, introduite subrepticement dans les délibérations du Congrès par l'audace du plénipotentiaire sarde, le plénipotentiaire russe appuya mollement les revendications piémontaises. Son assentiment fut dicté non par une conviction, mais par simple déférence envers Napoléon III, qu'on savait complètement favorable à M. de Cavour, et aussi par dépit envers l'Autriche.

Cavour, en effet, se montrait d'autant plus empressé à épargner à la Russie toute blessure inutile, et réussissait d'autant mieux à enjôler cette puissance comme les autres, qu'il voyait l'Autriche garder avec elle un ton cassant ; si bien que le comte Orlof dit un jour, de façon à être entendu : Le comte Buol parle comme si l'Autriche avait pris Sébastopol !

Il fallait une rare dextérité pour faire blâmer à Paris, par un gouvernement dont les troupes occupaient Rome, l'occupation autrichienne non seulement des Légations pontificales, mais de la Lombardie et de la Vénétie. Walewski, président du Congrès, en posant la question, y mit toutes sortes d'euphémismes, mais il la posa.

Dès avant le Congrès, Cavour s'était fait adresser, par son journal le Diritto, des sommations qui portaient plus haut que lui et menaçaient jusqu'à l'Empereur des Français.

En présence du danger que court la question italienne de se voir étranglée (strozzata) dans le Congrès qui s'annonce, en présence du danger de la voir écartée par l'Autriche, juge et partie tout ensemble, le moment est venu pour le Piémont de parler haut et ferme. Il est temps d'en finir avec les soumissions aveugles, avec les humbles ruses, avec la confiance dans la protection étrangère...

Rappelez bien à qui serait tenté de l'oublier, que la question italienne ne consiste point dans quelque amnistie illusoire, dans quelque misérable réforme arrachée au Pape, dans quelque traité particulier de l'Autriche avec les cours secondaires d'Italie ; mais qu'au contraire, et de l'aveu même de l'Empereur des Français, la question italienne a pour objet la perfide domination de l'étranger, la malheureuse condition que font et feront toujours à leurs provinces les autres gouvernements de l'Italie, grâce à la protection de l'Autriche ; qu'en un mot, la question italienne, c'est l'indépendance absolue de la Péninsule.

Dites bien à qui voudrait le nier que, si l'Italie n'est pas libérée du joug autrichien, elle ne sera jamais tranquille ; que les maux et les tortures de l'Italie seront une source perpétuelle de malheurs pour l'Europe et de dangers pour la dynastie actuelle de France, que les milliers de voix qui se préparaient à acclamer l'Empereur des Français comme un sincère ami de l'Italie, se changeront en des imprécations terribles, avant-coureurs d'actes désespérés et de sauvages attentats.

Et dites encore que dans ce moment une reculade de la France lui serait non moins nuisible qu'à l'Italie ; qu'elle enlèverait tout prestige à la politique de l'Empereur, aussi bien aux yeux des peuples qu'aux yeux de la diplomatie, que cette déconsidération compromettrait gravement l'avenir même de son trône.

Voilà le langage que doit tenir à Paris M. le comte de Cavour.

Le comte Walewski proposa donc un simple échange d'idées sur différents sujets qui demandaient des solutions et dont il pourrait être utile de s'occuper pour prévenir de nouvelles complications. Par cette porte complaisamment entr'ouverte, Cavour s'empressa de passer.

M. Walewski parla de la Grèce, il parla de la presse belge et, comme négligemment, en arriva aux affaires italiennes, mêlant à une critique très déférente envers le Pape, des récriminations beaucoup plus acerbes envers le gouvernement napolitain. Il avait parlé par ordre plutôt que spontanément, sentant lui-même que l'indépendance des Etats n'était plus qu'un vain mot si leur régime intérieur pouvait ainsi être débattu, sans même qu'ils fussent représentés ; mais après lui le plénipotentiaire anglais, lord Clarendon, déchira tous les voiles, et avec une violence inouïe, condamna la domination sacerdotale, flétrit les cruautés du roi de Naples, et l'inepte despotisme des petits princes italiens.

Cette tragi-comédie stupéfiante, dont Cavour avait préparé la trame dans ses entretiens avec l'Empereur et avec lord Clarendon, faisait la partie trop belle au metteur en scène pour qu'il n'en profitât point ; Cavour entra donc à son tour dans le débat et ne craignit pas de déclarer que ce qu'il y avait d'anormal en Italie, ce n'était pas seulement la situation des Etats pontificaux et de Naples, c'était celle de la péninsule tout entière, et que l'Autriche, en possession de la Lombardie et de la Vénétie, campée à Ferrare, à Bologne et à Plaisance, détruisait par ce fait l'équilibre et constituait pour le Piémont un véritable danger.

Le plénipotentiaire autrichien, aussi étonné qu'indigné, se trouvait parfaitement seul, tant on avait bien manœuvré autour de lui. Invité à faire préparer par son gouvernement l'évacuation de Bologne, ce fut en vain qu'il montra la France occupant Rome et le Piémont lui-même occupant Monaco. Il put bien empêcher de résoudre la question, car où le Congrès aurait-il puisé le droit de la résoudre ? Mais si tout se borna pour le moment à un protocole dénué de sanction, la vivacité avec laquelle la question avait été engagée en révélait toute la gravité. Il y avait désormais, au-dessus des Etats italiens isolés, une Italie nouvelle en quelque sorte officiellement reconnue dans un protocole du Congrès, avec un chef tout désigné pour la pousser ou la contenir, celui-là même qui venait de la faire surgir, et cette Italie révolutionnaire et piémontaise avait pour elle deux grandes puissances, les autres se trouvant réduites, momentanément, à laisser faire.

Les conséquences apparurent trois ans plus tard, quand l'Empereur des Français eut la folie de faire pour le Piémont la guerre de 1859 ; ne fut pas tout encore, et en 1866 le Piémont, devenu l'Italie, s'allia à la Prusse, du consentement de Napoléon III, sans lequel il ne pouvait rien. La question fut alors tout à fait résolue, et elle le fut contre la France.

Voilà tout ce qui était sorti pour nous du Congrès de Paris ; nous avions paru y triompher, et nous avions aidé à allumer nous-mêmes la mèche qui devait nous faire sauter. On se demande vraiment à quoi sert la diplomatie, si elle est incapable de prévoir les conséquences de ses actes à si bref délai ; mais il est juste d'ajouter que, si une diplomatie s'y était montrée aveugle, ce n'était pas celle de Cavour, qui fut bientôt doublée du renfort de celle, non moins insidieuse, du comte de Bismarck : c'était celle de l'Empereur des Français.

Si Napoléon III eut été moins complètement vainqueur, moins maître de la situation, on n'aurait pas manqué de trouver ridicule et grotesque la préoccupation qui envahit alors les Tuileries. Un traité aussi triomphal ne pouvait être signé comme jadis ceux de Nimègue et de Tilsitt. Ne fallait-il pas mettre une plume d'une noblesse spéciale dans les mains des plénipotentiaires ? On décida avec solennité qu'on emprunterait cette plume à l'aigle du jardin des Plantes ; et M. Feuillet des Conches, introducteur des ambassadeurs, signa gravement cette déclaration : Je certifie avoir arraché moi-même la présente plume à l'aigle impérial. — Le pauvre aigle impérial, deux des diplomates présents, Cavour et Bismarck, lui en arracheront bien d'autres !

Les questions relatives aux Principautés danubiennes, réservées par le traité de Paris, furent l'objet de conférences qui se tinrent à Paris au milieu de 1858. La Moldavie et la Valachie ont les mêmes mœurs, la même religion, la même langue. Par un phénomène qu'il est presque aussi difficile d'expliquer que de nier, ces colonies de Trajan sont restées romaines, quoique isolées de Rome pendant un millier d'années ; perdues au milieu du monde slave, elles ont gardé un idiome plus romain que celui qui se parle aujourd'hui à Rome même. Elles demandaient donc à ne faire qu'un seul Etat, sous le nom de Romania ou Roumanie. Ni la Russie, qui possède une province presque entièrement roumaine, la Bessarabie, ni l'Autriche, qui a de nombreux sujets roumains en Transylvanie, n'étaient sans inquiétudes sur les conséquences que pourrait entraîner l'admission de cette nationalité nouvelle vers laquelle graviteraient inévitablement Bessarabes et Transylvains.

Néanmoins, toujours par déférence pour Napoléon III, les plénipotentiaires russes n'opposèrent que de courtes objections à un projet qui paraissait tenir au cœur de ce prince, patron aussi généreux qu'imprudent de toutes les nationalités en souffrance. L'Angleterre, qui avait d'abord donné son assentiment empressé, eut beau le retirer et se joindre à l'Autriche, qui maintenait une opposition formelle, une convention fut signée entre la France et la Russie (29 août 1858), établissant que la Moldavie et la Valachie ne formeraient qu'un seul Etat sous le nom de Principautés-Unies ; et cette solution prévalut.

L'union était tellement conforme aux vœux des Roumains, tant valaques que moldaves, que lorsque les deux petits pays furent convoqués pour l'élection d'un prince, ou hospodar, ils donnèrent l'un et l'autre leurs voix au même candidat, le colonel Couza. La Porte s'émut de cette élection ; mais depuis qu'elle a cessé d'être la plus forte chez elle, elle est habituée à céder. Une Chambre unique, représentant tout le pays roumain nominalement vassal de la Porte, se réunit donc à Bucarest (5 février 1862).

La guerre d'Orient eut encore, sur l'organisation militaire de la France, une répercussion fâcheuse. Les débuts de cette grande lutte avaient fait ressortir quelques défauts dans un système basé presque entièrement sur la conscription, bien que ces défauts fussent largement atténués par la durée du service, qui était de sept ans ; on put voir[3] que de jeunes recrues, faibles de corps, ne remplacent que pauvrement des troupes aguerries et dans la force de l'âge, comme étaient celles du premier Empire. C'est pourquoi, le 25 avril 1855, au plus fort du siège de Sébastopol, parut une loi qui modifia complètement le caractère de l'armée.

Le souvenir commence à se perdre des années relativement légères où les mots de conscription et de bon numéro avaient un sens réel, en France, avant le rétablissement du système antique des Scythes et des Huns, qui fait tout le monde soldat. D'après la loi française de 1832, tous les jeunes gens tiraient au sort, mais ceux que le sort favorisait des numéros les plus élevés étaient complètement dispensés du service, sans compter bon nombre d'exempts de droit : par exemple les futurs ministres des cultes et les étudiants de certaines écoles, les aînés d'orphelins, etc. Ceux mêmes qui ne pouvaient alléguer aucun cas d'exception légale avaient le droit de se procurer un remplaçant à leur frais.

Cette dernière partie du système avait ses avantages : les remplaçants étaient le plus souvent des indisciplinés partout ailleurs qu'au régiment ; ils se réengageaient et faisaient de bons vétérans, alors qu'ils n'eussent fait que de mauvais civils ; mais le remplacement était devenu un trafic déplorable dans lequel des intermédiaires vulgairement appelés marchands d'hommes avaient recours à toutes sortes d'intrigues pour tromper soit l'Etat, soit les familles ; on faisait de frauduleuses substitutions de noms et si le remplaçant désertait, le remplacé devait en payer un deuxième.

La loi de 1855 abolit le remplacement et y substitua l'exonération. Tout conscrit ayant tiré un mauvais numéro put se racheter du service en payant la somme fixée chaque année par le gouvernement ; les familles furent ainsi déchargées de toute responsabilité. L'argent était versé dans la caisse de la Dotation de l'armée, qui se chargea de trouver le nombre d'hommes correspondant, au moyen d'engagements volontaires et de réengagements. Les soldats présents sous les drapeaux purent également obtenir leur libération en payant pour chacune des années qu'il leur restait encore à faire. La somme était fixée tous les ans. Pour l'exemption complète du service de sept années, elle varia de 1.500 à 2.500. Il y eut, d'autre part, des primes d'engagement et de réengagement, afin de parvenir à combler les vides ; et pour accroître le nombre des vieux soldats et des sous-officiers de carrière, on leur assura une haute paye qui allait en augmentant avec le nombre des chevrons ou galons d'ancienneté. Outre ces avantages, il y eut, pour les encourager, la perspective d'entrer dans la Garde impériale et celle de la médaille militaire qui donnait droit à une rente annuelle de cent francs.

La réforme parut admirable ; le gouvernement en se chargeant de tout, avait tout prévu, sauf sa propre incurie, sa propre incapacité. Des années arrivèrent où l'Empereur se relâcha de sa vigilance et les ministres de leur loyale sévérité. On avait de grands besoins d'argent, on craignit de se dépopulariser en les avouant devant le pays, on continua à percevoir les primes d'exemption du service militaire, mais on se dispensa d'effectuer les rengagements qui devaient en être la contre-partie ; la caisse de la Dotation de l'armée[4] devint une source de revenu, mais le chiffre des présences sous les drapeaux alla s'affaiblissant d'année en année, jusqu'à tomber aux effectifs infimes dans lesquels nous surprit la fatale guerre de 1870. C'est ainsi que le gouvernement absolu, sans contrôle, est le meilleur de tous, mais à la condition que celui qui l'exerce soit constamment à la hauteur de ses devoirs.

La bonté même de l'Empereur fut un dissolvant pour l'esprit militaire transmis par les gouvernements précédents et resté intact jusqu'alors. Le maréchal de Castellane nous a conservé des traits de la faiblesse ou de la soif de popularité mal entendue de Napoléon III, intervenant personnellement en dehors de la hiérarchie militaire, comme il avait l'habitude de le faire en dehors de son personnel diplomatique.

Le colonel Pierre, de la gendarmerie de la Garde, vit un gendarme remettre, à la parade, une pétition à Sa Majesté. Il lui défendit de recommencer. Le soldat recommença dès le dimanche suivant ; le colonel lui infligea quinze jours de prison. L'homme puni écrivit à l'Empereur. L'Empereur invita le colonel à lever la punition. Le colonel refusa, expliquant que ce serait ruiner son autorité. L'Empereur imagina un moyen terme : il laissa l'homme en prison, mais au sortir il lui fit remettre 400 francs comme indemnité. Ses inconséquences étaient plus fréquentes encore lorsque les plaignants ou les quémandeurs appartenaient à la Cour, ou à la parenté des courtisans. Vers la fin du règne, la faveur avait remplacé le mérite et, en grande partie par la faute du chef de l'Etat, l'austère discipline, dans l'armée comme dans les administrations, n'était plus qu'un souvenir.

Il existe sur cette question des responsabilités autocratiques un curieux parallèle développé par une plume compétente ; aucune citation ne saurait mieux que celle-là terminer ce chapitre. C'est une lettre écrite à Napoléon III par la reine Victoria, au mois de novembre 1855, après la visite à Paris :

Votre Majesté a sur moi de grands avantages dans la manière dont elle peut conduire sa politique et mener ses négociations. Personne ne peut vous demander compte de vos actes ; vous pouvez cacher vos intentions à tout le monde, vous servir de l'homme ou de la forme qui vous plaît pour en assurer la mise à exécution. En toute circonstance, vous pouvez revenir sur vos décisions, et, par un geste ou une parole, imprimer aux affaires publiques une direction nouvelle, si ce changement vous semble présenter un avantage quelconque.

Quant à moi, au contraire, je suis liée par des règles et usages. Il ne m'appartient pas de dire le dernier mot en toute chose. Il me faut suivre les conseils de mes ministres, et ces ministres, responsables envers le pays, sont tenus de s'entendre sur une ligne de conduite dont la justice et l'utilité devront être inattaquables. En outre, il faut que cette politique puisse être expliquée et soutenue au Parlement, de telle façon que la nation entière comprenne qu'elle est l'expression des véritables intérêts du pays.

Cependant la médaille a un revers, et en le considérant, je m'aperçois d'un avantage que j'ai sur Votre Majesté. En suivant une politique exclusivement personnelle, vous courez le risque d'agir un jour sans l'appui de la nation. Cette conviction irrésistible que la nation refusera peut-être de suivre votre politique jusqu'au bout vous expose à vous trouver dans l'alternative dangereuse ou d'imposer cette ligne de conduite à la nation par la force et malgré elle, ou d'avoir à changer subitement de politique étrangère, et de susciter peut-être ainsi de l'opposition à l'intérieur.

Tandis que moi je puis laisser se développer librement toutes les conséquences de ma politique, car je suis certaine de l'appui ferme et continu de la nation, qui, ayant eu sa part dans la préparation de cette politique, ne craint pas de s'y identifier.

(Mémoires posthumes du prince Albert.)

 

 

 



[1] Il ne faut pas non plus laisser perdre le souvenir d'un grand exemple de courage civil qui fut donné dans la matinée de Traktir.

Afin de retarder ou d'empêcher l'arrivée des renforts, les Russes avaient naturellement dessiné de fausses attaques le long du cours de la Tchernaïa ; or, à 20 kilomètres en amont du champ de bataille se trouvait une division de cavalerie française sur un petit plateau dominant la rive gauche et où était installé un télégraphe aérien. Les Cosaques, ayant passé la rivière, les avant-postes s'étaient successivement repliés, et la division quittant elle-même le plateau, la tente du télégraphe se trouvait dépassée, mais le télégraphe gesticulait toujours ; ce n'est que quand ils eurent fini leur correspondance aérienne que les employés se décidèrent à démonter et à emballer leurs appareils et se mirent en route, sans se presser, à cent pas à peine des éclaireurs cosaques qui, craignant sans doute quelque piège, n'osaient pas avancer, laissant ainsi faire à ces braves télégraphistes l'office d'arrière-garde d'une division de cavalerie. Ceux-ci avaient à peine quitté la place depuis quelques minutes que les Cosaques y arrivaient. Les télégraphistes ne parurent pas en faire un pas plus vite pour cela, et il fallut faire rétrograder un peloton de cuirassiers pour les recueillir et les protéger.

[2] Le même qui a laissé Notes et souvenirs d'un officier d'infanterie dont nous avons cité quelques pages plus haut : mais ce n'est pas de lui que l'on tient la présente anecdote, c'est des Mémoires du général Herbe, et de ceux du général de la Motterouge.

[3] On l'a vu bien mieux encore depuis, dans la campagne de Madagascar.

[4] Comme aujourd'hui la Caisse postale d'épargne.