HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IX. — DOUBLE LUNE DE MIEL.

 

 

Double lune de miel ; aucune comparaison ne nous parait plus expressive pour peindre les premières années de l'Empire : lune de miel de Napoléon III avec la France, lune de miel de Louis-Napoléon avec l'Impératrice Eugénie.

Un châtiment des conspirateurs qui réussissent est de n'être entourés, pendant longtemps, que d'aventuriers comme eux. Napoléon III avait l'esprit assez élevé pour sentir cette disgrâce. II comprenait fort bien que les vieux légitimistes auxquels leur Prince, du fond de l'exil, interdisait toutes fonctions, jusqu'à celles de maires de villages, ne pussent paraitre à la nouvelle Cour ; mais ceux qui affectaient de ne pas être légitimistes, comme Montalembert, et ceux qui conservaient ostensiblement leur action sociale, comme le vicomte Armand de Melun, se tinrent également à distance Ce fut un malheur pour tous. Napoléon s'en plaignit un jour en toute simplicité ; c'est M. de Melun qui le raconte :

 J'ai su depuis qu'en plus d'une circonstance, où quelques amis sincères et honnêtes osèrent se plaindre de la part trop grande que on accordait dans le gouvernement à des hommes dont la réputa-on laissait à désirer, l'Empereur se plaignit à son tour du peu d'empressement avec lequel les honnêtes gens avaient répondu à es avances, et qu'il me cita comme un de ceux qu'il aurait le plus volontiers accueillis et écoutés.

M. de Melun non seulement ne paraissait pas à la Cour, mais lorsqu'il recevait, ou plutôt subissait quelque décoration pour prix de sa collaboration philanthropique, il ne daignait pas même remercier par une visite. La plupart des hommes jouissant du prestige d'un nom ou de l'autorité d'un grand caractère faisaient de même ; on ne saurait donc blâmer ceux qui se laissèrent apprivoiser, comme les Ségur, le marquis de Larochejacquelein et le marquis de Pastoret — bien que la malignité publique attribuât la conversion de ces deux derniers à leurs dettes, lorsqu'ils se laissèrent nommer sénateurs — ; si les grandes forces sociales de l'aristocratie s'étaient tenues moins à l'écart du courant démocratique qui portait l'heureux aventurier, il est à croire que ce courant aurait moins dévié.

Napoléon III s'aperçut encore davantage de son isolement lorsqu'il songea à assurer par un mariage la perpétuité de sa puissance. Les familles royales d'Europe firent comme la noblesse française ; elles le traitèrent en étranger.

Bien qu'il eût personnellement peu de goût pour le mariage, il se rendait parfaitement compte qu'aucun membre de la famille Bonaparte n'était à même de lui succéder. Le fils de son oncle Jérôme, qui était son héritier en première ligne, ne possédait pas son estime, ni celle de personne ; parmi ses autres cousins, ceux qui avaient gardé la qualité de Français étaient des démagogues, des déséquilibrés. Quelques jeunes filles, de ses parentes, semblèrent d'abord attirer sa recherche ; on cita la fille de la grande duchesse Stéphanie de Bade, depuis duchesse d'Hamilton, et la princesse de Wagram, depuis princesse Murat. On parla aussi, avec plus de fondements, d'une princesse Wasa, suédoise, et d'une princesse de Hohenzollern, sœur du prince Léopold qui nous valut la guerre de 1870. A quoi tiennent les destinées des peuples ! Beau-frère d'un prétendant au trône d'Espagne, Napoléon III l'aurait probablement plutôt aidé que contrecarré et la guerre funeste n'aurait pas eu lieu.

Etant encore Prince Président, ou même déjà Empereur, il vit donc tous les partis à sa convenance se dérober devant lui. Il se tourna alors vers l'Angleterre et sollicita la main de la princesse Adélaïde de Hohenlohe, fille de la sœur utérine de la reine Victoria et, par conséquent, nièce de celle-ci. Le père de la princesse, qui était de la branche protestante des Hohenlohe, éleva des objections au point de vue de la religion et, ajouta-t-il, de la moralité. La souveraine de la. Grande-Bretagne, de son côté, fit allusion au sort des femmes de tous les princes qui ont régné sur la France depuis 1789 et, sans éconduire positivement M. de Morny et lord Malmesbury, qui s'étaient chargés de la négociation, elle ajourna sa réponse. Sur ces entrefaites, M. Walewski étant venu aux Tuileries, l'Empereur lui prit les deux mains et s'écria : C'en est fait, je suis pris, j'épouse la fille du comte de Montijo !

Le parvenu, comme on l'appelait dans l'intimité des vieilles cours de l'Europe, renonçait à un honneur qu'on ne lui eût accordé qu'en l'humiliant, honneur qui, au surplus, s'était trouvé complètement illusoire' pour son oncle Napoléon Ier, dans les jours de l'adversité. En s'adressant à une simple particulière, il pourrait au moins la choisir selon son cœur, et il l'épouserait avec éclat, de façon à inspirer des regrets aux dynasties dont il s'était vu dédaigné.

Eugénie de Montijo, comtesse de Téba, appartenait par sa naissance à la grandesse d'Espagne. Son père avait été un des rares Espagnols fidèles jusqu'au bout à la fortune du roi Joseph. Elle vivait avec sa mère qui, cherchant à l'établir, la produisait beaucoup. Plutôt petite, un peu rousse, mais avec une opulente chevelure aux tons dorés, elle était d'une beauté sculpturale et, de plus, extrêmement gracieuse. Invitée avec sa mère aux chasses de Compiègne, elle séduisait par l'aisance et l'intrépidité qu'elle déployait à cheval. L'Empereur était, lui aussi, un admirable écuyer ; il aimait, d'instinct, tous ceux qui, hommes ou femmes, savaient monter. Dès qu'il eut remarqué Mlle de Montijo, il en fut épris et, comme elle gardait avec lui une provocante mais absolue réserve, sa passion s'alluma au point de ne lui laisser d'autre ressource que le mariage. Un des collaborateurs du Coup d'Etat, M. de Maupas, a fait des débuts de cette intimité une description charmante au commencement dû deuxième volume de ses Mémoires. Laissons la cruelle Histoire céder un moment la place à l'idylle et transportons-nous dans le parc de Compiègne par une belle matinée d'automne :

Les pelouses étaient couvertes d'une rosée abondante et les rayons du soleil donnaient à toutes ces gouttelettes qui chargeaient encore les herbes, des reflets et des transparences diamantées. Mlle Eugénie de Montijo, dont la nature était pleine de poésie, se plaisait à admirer les effets capricieux et magiques de la lumière. Elle avait fait remarquer, on particulier, une feuille de trèfle si gracieusement chargée de gouttes de rosée qu'on eût dit un vrai bijou tombé de quelque parure. La promenade finie, l'Empereur prit à part le comte Baciocchi, qui partit pour Paris quelques instants après. Il rapporta le lendemain un délicieux bijou qui n'était autre qu'un trèfle dont chacune des feuilles portait un superbe diamant imitant des gouttes de rosée. Le comte, dont on connaissait le goût délicat, avait fait imiter, avec une rare perfection, la feuille admirée la veille par sa future souveraine, et, peu après son retour, le petit trèfle, qui avait toutes les apparences d'une bague de fiançailles, figurait sur l'élégant corsage de la belle étrangère.

Bien qu'il fût, dès lors, moralement engagé envers elle, la jeune comtesse de Téba ne se départit nullement envers lui de sa prudente réserve et de sa dignité. Empereur depuis quelques jours seulement, il s'arrangera pour se trouver auprès d'elle dans la soirée du 31 décembre 1852, chez la princesse Mathilde. La réunion était nombreuse. Tout le monde était assis autour de la vaste cheminée lorsque la pendule marqua minuit. Pour ne pas déroger à la coutume qui permet à ce moment aux cavaliers présents dans une réunion de déposer un baiser sur le front des dames en leur souhaitant la bonne année, l'Empereur se leva et embrassa la princesse Mathilde d'abord, puis les autres dames ; mais lorsqu'il demanda à doña Marie-Eugénie la permission de l'embrasser aussi, elle répondit gracieusement :

Sire, cette coutume n'est pas de mon pays ; voici tout ce que je puis vous permettre.

Et elle lui tendit sa main qu'il porta respectueusement et silencieusement à ses lèvres.

Les objections au mariage ne manquaient cependant pas. L'oncle de Napoléon III, le vieux roi Jérôme, et ses meilleurs amis lui représentèrent qu'il sacrifiait la raison d'Etat à un caprice. M. de Persigny, qui dans l'intimité le tutoyait, lui dit avec colère : Ce n'était vraiment pas la peine que tu réussisses le Deux Décembre pour finir comme si tu l'avais raté ! Il eut à vaincre, de plus, l'opposition de presque toute la partie féminine de son entourage. Mesdames Drouyn de Lhuys, Fortoul, de Saint-Arnaud, s'insurgèrent à la pensée que Mile de Montijo pourrait devenir Impératrice : et quand elles se trouvaient en sa présence, elles affectaient de s'éloigner d'elle, de la tenir à l'écart. Ici se place une nouvelle anecdote, bien humaine, celle-là, quoique charmante.

Ces dames, un jour, cachèrent si peu leur dépit et leur hostilité que Mlle de Montijo, froissée dans son honneur, n'hésita pas à se plaindre au souverain lui-même de l'accueil qui lui était fait.

La scène se passait dans le parc de Compiègne ; et non loin de Napoléon et de son interlocutrice, les ennemis de la jeune fille étaient aux aguets, chuchotant, épiant les gestes et les paroles.

L'Empereur écouta, tranquille et souriant, la belle plaignante. Et quand elle eut parlé, il arracha d'un bosquet quelques branches flexibles de feuillage, en fit une couronne et la posa, coquettement, sur la tête de Mlle de Montijo, en disant assez haut pour être entendu : En attendant l'autre.

Pas un murmure ne s'éleva du groupe des révoltées. A partir de ce moment l'impératrice Eugénie exista dans l'esprit de ces femmes qui, changeant de tactique, se firent aimables et obséquieuses autant qu'elles avaient été dédaigneuses et arrogantes.

Quant aux observations des hommes politiques qui le servaient, l'Empereur n'en tint pas compte davantage. A toutes les objections qui lui furent présentées, il se contenta de prêter l'oreille, comme il le faisait toujours, la paupière baissée, le visage impassible, et ne répondit que ces mots, sans cesse les mêmes : Je suis décidé à épouser Mlle de Montijo et je l'épouserai.

Regretta-t-il, plus tard, ce qu'on appelait son impolitique folie ? Nul ne saurait le dire. Il se rendit compte, sans doute, de l'isolement qui persista pour lui dans la grande famille des souverains de l'Europe. Mais il était bon, mais il était chevaleresque, mais il était fataliste, et jamais il ne formula une plainte à ce sujet, jamais il ne blessa les oreilles de sa compagne par quelque allusion que ce fût à ce qu'il aurait pu espérer d'une autre union.

Tout ce que ses intimes conseillers, Persigny, Walewski et de Morny, purent obtenir de sa ténacité, ce fut qu'il ne se déclarerait pas avant d'avoir reçu la réponse, qui se faisait toujours attendre, de la reine Victoria, concernant la princesse de Hohenlohe. Cette réponse arriva enfin. La Reine y disait que sa nièce se sentant un peu jeune et inexpérimentée, ne se croyait pas à la hauteur de la situation qui lui était offerte.

Le même soir, Napoléon III demanda formellement à Mine de Montijo la main de sa fille.

Toutefois, il ne négligea point d'appeler les réflexions sérieuses de cette dernière sur la gravité et les conséquences de sa démarche : Je vous dois, lui dit-il, toute la vérité ; si la position que je vous offre est élevée, elle est aussi bien dangereuse. Il lui fit connaître loyalement et sans réticences tous les périls dont il était environné, son impopularité auprès de l'aristocratie française, la malveillance des puissances étrangères, le risque qu'il courait d'être assassiné quelque jour aux côtés de l'Impératrice. Sans doute, il avait pour lui la faveur des masses, mais peut-on oublier leur inconstance ? Ce qui le troublait parfois par-dessus tout, c'est qu'il avait contre lui une partie notable de l'armée. Si ce danger devenait trop grand, il savait qu'on pouvait le détourner par une guerre, et quoiqu'il désirât sincèrement la paix, s'il ne trouvait pas d'autre moyen de salut, il ne reculerait pas devant une entreprise extérieure qui réunirait toute l'armée dans un sentiment commun... Cette franchise devait naturellement attacher davantage. à l'Empereur une femme aux instincts élevés et généreux, et ce fut le résultat qu'elle produisit sur elle[1].

Le mariage fut officiellement annoncé aux grands Corps de l'Etat le 22 janvier 1853. En même temps, dans une proclamation à la nation française, l'Empereur rendait compte des motifs de son choix :

Quand, en face de la vieille Europe, dit-il, on est porté par la force d'un nouveau principe, à la hauteur des anciennes dynasties, ce n'est pas en vieillissant son blason et en cherchant à s'introduire à tout prix dans la famille des rois qu'on se fait accepter ; c'est bien plutôt en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre et en prenant franchement vis-à-vis de l'Europe la position de parvenu, titre glorieux lorsqu'on parvient par le libre suffrage d'un grand peuple.

Le mariage civil eut lieu aux Tuileries, dans la soirée du 29 janvier. Le lendemain, les deux fiancés, ayant communié ensemble dans la chapelle de l'Elysée, se rendirent en grande pompe à Notre-Dame où l'évêque de Nancy, Mgr Menjaud, grand aumônier du palais, les unit religieusement. Pendant la grand'messe, au moment de l'offrande, on vit se lever le prince Napoléon et sa sœur, la princesse Mathilde, qui avaient tout fait pour empêcher cette alliance ; ils allèrent présenter les cierges à l'Empereur radieux et à l'Impératrice diamantée de la tête aux pieds.

Sa Majesté Marie-Eugénie débuta heureusement dans son rôle de souveraine ; à un acte de courtisanerie, elle répondit par un trait de bienfaisance. M. Berger, préfet de la Seine, avait obtenu de la commission municipale de Paris une somme de 600.000 francs destinée à l'achat d'un collier, qu'il offrit à la fiancée de l'Empereur. Après l'avoir porté un instant le jour de son mariage, l'Impératrice le renvoya au préfet, en le priant de le vendre pour les pauvres : Vous me rendrez plus heureuse, écrivait-elle, en employant en charité la somme que vous avez fixée pour l'achat d'une parure. La seule chose que j'ambitionne, c'est de partager avec l'Empereur l'amour et l'estime des Français.

A partir de ce jour, les fêtes se succédèrent sans interruption. On dansa partout à la fois : aux Tuileries, à l'Hôtel de Ville, au Palais Royal, dans les ministères. Les magnificences de la veille étaient éclipsées par celles du lendemain ; ne savait-on pas, comme disait le Moniteur, que la dépense d'un grand bal retombe comme une pluie d'or sur toutes les industries ?

Le Vendredi Saint 1854, le palais de l'Elysée, où l'on faisait d'importantes réparations, était plein d'échafaudages, de peintres, de maçons, d'ouvriers de tous genres. Tout à coup, l'Impératrice décide que le prochain bal donné en l'honneur du duc de Cambridge, aura lieu à l'Elysée et non aux Tuileries. Or, la date en était déjà fixée au lundi de Pâques. L'architecte. M. Lacroix, frère de Mme Cornu, l'amie d'enfance de Louis-Napoléon, objecte qu'on ne peut, en moins de trois jours, dont l'un est la plus grande fête religieuse de l'année, achever les réparations et faire les préparatifs d'un bal. L'Impératrice n'écoute aucune observation ; l'Empereur, à son tour, ne veut pas s'opposer à ce caprice de femme ; le bal aura lieu à l'Elysée. Une armée de tapissiers et de décorateurs est mandée, envahit toutes les salles, travaille jour et nuit, du vendredi au lundi, le jour de Pâques, comme les autres, et le lundi soir, à neuf heures, l'Elysée est prêt à recevoir les invités. C'est à force d'alcools et d'excitants qu'on avait tenu les ouvriers éveillés pendant trois nuits[2].

Une autre fois, un jeudi saint, l'Impératrice prit fantaisie d'aller à l'Opéra, quoique ce jour, sans être rigoureusement une fête chômée, soit considéré dans tout le monde chrétien comme un jour de recueillement et de deuil. Les dames de la cour lui exprimèrent en vain la répugnance qu'elles éprouvaient à l'accompagner ; en vain la Grande-Maîtresse se jeta à ses pieds pour la faire renoncer à une inconvenance. On ne put rien obtenir.

Danser, se produire, s'amuser, éblouir les foules, c'était décidément une passion que les courtisans transformaient en une sorte de bonne œuvre qui passait souvent avant les autres.

Cependant elle ne les éclipsait pas toutes ; car pêle-mêle avec toutes les légèretés, les bienfaits étaient prodigués sous toutes les formes par le couple impérial.

L'Impératrice inaugura en France l'intervention directe, permanente et personnelle de la souveraine dans toutes les œuvres charitables.

Maison des Quinze-Vingts, hospice du Mont-Genèvre, Maison de Charenton, Institution des Sourds-Muets de Paris, Institution des Jeunes-Aveugles, Institution des Sourds-Muets de Bordeaux, Asile impérial de Vincennes, Asile impérial du Vésinet, Institution des Sourds-Muets de Chambéry, tous ces établissements, pour ne citer que les principaux, ont été administrés sous les regards attentifs de l'Impératrice.

Prêts de l'enfance au travail, asile de maternité, ouvroirs, crèches, logements salubres, protection des enfants et des convalescents, fourneaux économiques, elle en arriva à tout protéger, tout subventionner, tout créer, formant dans le gouvernement un petit gouvernement spécial aux misères et aux infirmités humaines.

Elle avait même consacré une après-midi par semaine à visiter personnellement les pauvres et, afin de n'être point trahie dans son incognito, elle se faisait accompagner par une de ses nièces. Elle fut néanmoins reconnue un jour par un employé de la police, qui n'eut garde de laisser ignorer à son chef cette découverte, témoignage d'une perspicacité méritoire. Le préfet de police en parla à l'Empereur ; mais celui-ci, très généreux lui-même, comprit la charité de sa compagne et, de peur de l'arrêter en l'ébruitant, il fit promettre au Préfet et à son subordonné de n'en rien dire à personne, surtout pas à l'Impératrice.

Mélange étonnant de frivolité et de vertus sérieuses, bien Française à la fois et bien Espagnole, gracieuse, imposante et légère, magnanime et futile, sincèrement pieuse avec une pointe de superstition, telle était alors la belle Impératrice, orgueil de son époux, arbitre de la mode à Paris et admiration de la France entière. Mais de ce qu'une idole populaire est portée aux nues aujourd'hui, ce n'est pas un motif de croire qu'elle ne sera pas traînée demain aux gémonies ; et si Eugénie de Montijo, placée sans cesse entre le devoir et le plaisir, donna parfois le pas au second sur le premier, la longue durée de ses malheurs, la haute et sereine résignation avec laquelle elle les a supportés, ont effacé largement ces taches presque inévitables.

Depuis la chute de Charles X, il n'y avait plus de Cour, à proprement parler. Celle de Louis-Philippe, roi constitutionnel et bourgeois, avait été modeste ; la maison militaire en était le principal ornement. Napoléon III, qui tenait de son oncle et de sa mère le goût de la pompe extérieure et de la représentation, voulut établir sa maison sur un pied fastueux, donnant du relief à sa puissance, et s'entourer de nombreux dignitaires. Il s'occupait des moindres détails de l'étiquette et, quoiqu'il fût pour son entourage d'une indulgence qui allait jusqu'à la faiblesse, il se montrait fort mécontent chaque fois qu'on négligeait, par hasard, de s'y conformer scrupuleusement.

On croit rêver quand on se reporte, à l'heure qu'il est, à l'organisation de la maison de l'Empereur. Empruntée au premier Empire, avec sa hiérarchie compliquée, ses titres ronflants et magnifiques, son fonctionnement solennel et un peu théâtral, elle semble appartenir à un autre âge.

Il y avait un Grand Aumônier : d'abord Mgr Menjaud, évêque de Nancy, ensuite Mgr Darboy, archevêque de Paris ; un Grand Maréchal du Palais : d'abord M. de Béville, ensuite-le maréchal Vaillant, qui avait un cousin germain chapelier rue de Rivoli et qui n'en rougissait point ; un Grand Chambellan : le duc de Bassano, type accompli de distinction, de bienveillance et de politesse et qui paraissait avoir été créé pour les fonctions qu'il remplissait ; un Grand Ecuyer : d'abord Saint-Arnaud, ensuite le général Fleury ; un Grand Veneur : d'abord le maréchal Magnan, ensuite le général Edgar Ney, prince de la Moskowa, homme de Cour et d'épée, séduisant, très aimé au Jockey-Club, où il allait presque tous les jours, et l'un des deux ou trois familiers des Tuileries qui servaient de trait d'union encre le monde gouvernemental et le faubourg Saint-Germain ; un Grand Maitre des cérémonies : le duc de Cambacérès personnellement très considéré et en possession d'une grande fortune : un Surintendant des palais impériaux : le général Le Pic, bourru bienfaisant et intelligent, serviteur dévoué, qui avait son franc parler avec son maitre, et fut collectionneur passionné ; un Surintendant des spectacles de la Cour : d'abord le comte Bacciochi, ensuite le vicomte de Laferrière, dans lesquels la malignité publique ne voulut voir qu'une sorte d'intendants des menus plaisirs et à qui elle n'a pas toujours épargné la moquerie et les quolibets ; un Directeur de la musique de la Chapelle et de la Chambre : M. Auber ; quinze aides de camp ; quatre chambellans, huit écuyers, neuf aumôniers, chapelains ou sacristains ; un chef du cabinet : M. Mocquard, ensuite M. Conti ; plusieurs maîtres des cérémonies, capitaines des chasses, maréchaux des logis du palais, etc., etc.

La maison de l'Impératrice, moins nombreuse et moins surchargée de hauts dignitaires, n'était guères moins resplendissante.

Naturellement l'élément féminin y dominait. Elle se composait d'abord d'une Grande Maîtresse : la princesse d'Essling ; d'une Dame d'honneur : la comtesse Walewska, la grande dame la plus influente et la plus adulée de la Cour. Venaient ensuite douze Dames du Palais, entre autres, la belle princesse de la Moskowa, veuve de M. de Labédoyère et remariée depuis avec le grand veneur ; la comtesse de Montebello, dont le mari, aide de camp de l'Empereur, avait commandé à Rome pendant l'occupation : la comtesse de la Poëze ; Mme Carotte, qui avait débuté avant son mariage par être demoiselle d'honneur de l'Impératrice et qui avait conservé auprès d'elle ses grandes et petites entrées, ce qui lui a permis de publier depuis un livre de souvenirs ; enfin, il y avait deux Lectrices : dont l'une, Mme Lebreton, a suivi la Souveraine en exil et est encore auprès d'elle. Il y avait enfin deux Chambellans : le marquis de Pionnes et le comte de Cossé-Brissac ; deux Ecuyers : le baron de Pierres et le marquis de Lagrange, sportsmen émérites — surtout le premier.

La capitale et les provinces imitaient à l'envi, en les exagérant, les qualités bonnes ou mauvaises des Souverains. La Cour était magnifiquement pourvue par le budget. L'Empereur avait une liste civile de vingt-cinq millions, à laquelle incombait, il est vrai, l'entretien des palais impériaux et des forêts de l'Etat, et qu'il dépensait tout entière, quoi qu'en ait publié la calomnie. Le roi Jérôme, son fils le prince Napoléon, sa fille la princesse Mathilde et autres membres de la famille impériale jouissaient, en outre du Palais Royal enlevé à la famille d'Orléans, de divers autres domaines et d'une dotation annuelle de plusieurs millions. Les grands officiers de la couronne étaient également comblés ; le cumul des fonctions, dont quelques-unes, il ne faut pas l'oublier, étaient payées sur la cassette de l'Empereur, faisait à plusieurs d'entre eux des revenus énormes ; ainsi Magnan, maréchal, grand veneur, sénateur et commandant en chef de l'armée de Paris, touchait chaque jour près de 600 francs, et Saint-Arnaud plus de 800 : ce qui ne les empêcha pas de mourir criblés de dettes. Le Sénat, en faisant ces répartitions, ne s'était pas oublié ; il avait attribué trente mille francs par an à chacun de ses membres, et aux membres du Corps législatif 1.000 francs par mois, tant que duraient les sessions. M. de Morny et quelques autres, dédaigneux des traitements fixes qui sentaient la domesticité, tiraient leurs principales ressources de leur habileté et de leurs relations. Pas une entreprise n'était lancée qui n'implorât leur protection et leurs conseils ; pas une, par conséquent, dont ils n'eussent leur part. Or, Paris commençait alors à se reconstruire, le pays tout entier s'enveloppait de son réseau de, chemins de fer, et le capital national en valeurs industrielles s'accroissait chaque année de près d'un milliard. La Bourse contribuait donc, autant que les prodigalités du maitre, à renflouer les épaves de l'Élysée, si misérables avant le coup d'Etat. On voit gantés à la journée, écrivait un contemporain, un tas de gens qui n'eurent longtemps d'autres gants que leurs poches. Le cuir verni est aux pieds de chacun ; les paletots débordent de velours et de satin ; on voit des manchettes à des gens qui n'eurent pas toujours une chemise, et bien des cheveux plats se font quotidiennement friser avec une raie dans la nuque. On vend des cachemires à dix mille francs le mètre, des vases du Japon, grands comme une guérite, à n'importe qui, à des enrichis de la Bourse arrivés presque nus on ne sait d'où[3].

Saint-Arnaud ayant perdu 800.000 francs en jouant à la hausse, refusait de payer cette somme ; pour étouffer le scandale, l'Empereur la lui envoya. Vers la même époque, 300.000 francs disparurent un matin dans le cabinet de l'Empereur. Seuls Saint-Arnaud et le général Cornemuse étaient entrés dans cette pièce ; lequel était le voleur ? Ni l'un ni l'autre, probablement ; mais des interrogations, des explications, ils en vinrent à des récriminations et à des injures, si bien qu'ils vidèrent leur querelle, l'épée à la main, dans le jardin réservé du château des Tuileries. Le général Cornemuse tomba mortellement frappé. Napoléon III en fut très affligé, mais il n'osa pas sévir contre un homme à qui il devait tant et dont il allait avoir besoin encore.

Tel fut, dès ses débuts, le deuxième empire. De par ses origines, de par l'éducation et les relations de ses fondateurs, de par le nom même de Bonaparte, il apparut comme un régime d'aventures, puisant dans l'agitation continuée et. un renouvellement constant d'intérêts, de jouissances, une force instable, jamais bien sûre du lendemain. La dictature vit d'expédients : soubresauts, coups de théâtre, travaux immenses fiévreusement conduits, et bientôt rage de se mêler des affaires des autres, guerres, plébiscites, grosses émotions dont il faut sans cesse amuser le peuple, comme un enfant, pour qu'il se tienne tranquille. En fait, régime de décadence. Le temps aurait pu assagir et apaiser bien des choses. Mais le temps lui manqua.

Pour le moment, la France venait de passer par assez d'émotions politiques pour n'en pas désirer d'autres, du moins pas avant quelques années.

Dans son premier discours du trône, le 14 février 1852, l'Empereur parla du calme qui régnait en France, de l'apaisement des passions, de l'augmentation de la richesse nationale, des progrès accomplis récemment en Algérie, des bonnes dispositions des puissances étrangères.

N'oublions pas, dit-il en terminant, que si l'immense majorité du pays a confiance dans le présent et foi dans l'avenir, il reste toujours des individus incorrigibles qui, oublieux de leur propre expérience, de leurs terreurs passées, de leurs désappointements, s'obstinent à ne tenir aucun compte de la volonté nationale, nient impudemment la réalité des faits, et, au milieu d'une mer qui apaise chaque jour davantage, appellent des tempêtes qui les engloutiraient les premiers.

Ces menées occultes des divers partis ne servent à chaque occasion qu'à constater leur impuissance ; et le gouvernement, au lieu de s'en inquiéter, songe avant tout à bien administrer la France et à rassurer l'Europe. Dans ce double but, il a la ferme volonté de diminuer les dépenses et les armements, de consacrer à des applications utiles toutes les ressources du pays, d'entretenir loyalement les rapports internationaux, afin de prouver aux plus incrédules que, lorsque la France exprime l'intention formelle de demeurer en paix, il faut la croire, car elle est assez forte pour ne craindre, par conséquent, pour ne tromper personne.

Vous verrez, Messieurs, par le budget qui vous sera présenté, que notre position financière n'a jamais été meilleure depuis vingt années, et que les revenus publics ont augmenté au-delà de toutes les prévisions.

Néanmoins, l'effectif de l'armée, déjà réduit de trente mille hommes dans le cours de l'année dernière, va l'être immédiatement encore de vingt mille.

La plupart des lois qu'on vous présentera ne sortiront pas du cercle des exigences accoutumées : c'est là l'indice le plus favorable de notre situation. Les peuples sont heureux quand les gouvernements n'ont pas besoin de recourir à des mesures extraordinaires.

Remercions donc la Providence de la protection visible qu'elle a accordée à nos efforts ; persévérons dans cette voie de fermeté et de modération, qui rassure sans irriter, qui conduit au bien sans violence, et prévient ainsi toute réaction. Comptons toujours sur Dieu et sur nous-mêmes, comme sur l'appui mutuel que nous nous devons, et soyons fiers de voir en si peu de temps ce grand pays pacifié, prospère au dedans, honoré au dehors.

Le 28 mars se présenta aux Tuileries une députation commerciale de la cité de Londres, apportant, sur une feuille de parchemin couverte de signatures et longue de quatre-vingt-douze pieds, les vœux et les protestations du commerce britannique. Les Anglais avaient craint, disaient-ils, que les souvenirs de Sainte-Hélène n'indisposassent contre eux le nouveau gouvernement impérial, et ils venaient tendre loyalement la main è une nation que leurs pères avaient eu trop longtemps la douleur de combattre, au grand détriment des uns et des autres. L'Empereur leur répondit en anglais que ses vœux et ses intérêts n'étaient pas différents des leurs, qu'il voulait la paix, lui aussi, et qu'il ne souhaitait rien tant que de resserrer l'alliance anglo-française. En cela il ne les trompait point.

Cependant, afin de ressembler le plus possible à son oncle, dont il ne reniait que l'anglophobie, Napoléon III brûlait du désir de couronner toutes les fêtes de son mariage par une solennité plus éclatante encore : celle du sacre. Il chargea le premier président Troplong de lui faire à ce sujet un rapport dont voici un extrait :

L'avènement d'un monarque a toujours pris en France les couleurs d'un véritable mariage. En effet, d'après les principes constants (que le régime actuel a reproduits), le Prince, en montant sur le trône, apportait à la France tout ce qu'il possédait de biens propres, afin d'attester par là l'existence d'une communauté de biens analogue à celle qui accompagne dans le mariage civil l'union du mari et de la femme.

Et comme, d'après les croyances universelles, le mariage civil doit être consacré par les solennités de la religion, de même le mariage politique du monarque et de la nation était sanctionné et sanctifié par le sacre qui réunissait toutes les pompes de l'Eglise et de la monarchie, et mettait chaque règne sous la protection de Dieu.

Mais qui devait pontifier au sacre ? Le Souverain Pontife, évidemment. Toutefois, M. Troplong, tout imbu des doctrines des anciens parlements, redoutait la présence du Pape à cause du haut prix qu'il y pouvait mettre ; il redoutait la suppression des articles organiques ajoutés au Concordat par le premier Consul, et contre lesquels Pie VII et ses successeurs n'avaient jamais cessé de protester. Il conseillait donc, de préférence, un simple cardinal, délégué du Pape.

Mais Napoléon III ne pouvait s'accommoder d'une délégation.

Un fils du marquis de Ségur, jeune ecclésiastique remarquable par sa science et sa charité encore plus que par sa naissance, venait d'être envoyé à Rome comme auditeur de Rote, poste supprimé depuis 1830. L'Empereur le choisit comme intermédiaire et lui écrivit :

Aux Tuileries, le 8 mai 1853.

 Mon cher Monsieur de Ségur, je profite du départ de Mgr Ricci pour vous envoyer la lettre ci-jointe pour le Saint-Père. Je lui demande de me dire franchement s'il veut venir à Paris. Je préfère que cette lettre passe par vous afin qu'elle n'ait point de caractère officiel ; vous tâcherez de me faire parvenir la réponse le plus tôt possible. Je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, parce que je n'avais pas fixé nos projets sur deux choses importantes, le sacre et les articles organiques. Quant au sacre, si le Pape ne croit pas pouvoir venir, il aura lieu vers le mois de septembre, et je réunirai à cet effet tous les évêques de France. Quant aux articles organiques bien avant qu'on songeât à l'Empire, j'avais chargé l'évêque de Carcassonne de dire au Saint-Père combien je désirais que, d'un commun accord, ils pussent être révisés. Mais dès qu'il s'est agi du sacre, j'ai agi avec plus de réserve, car je ne voulais pas qu'on crût que c'était par intérêt ou par ambition que je désirais la révision de ces articles, tandis qu'au contraire ce n'était qu'en vue d'une entente plus intime avec le pouvoir spirituel et pour le bien de la religion. Cependant, malgré moi, il en a transpiré quelque chose dans le public, et j'ai vu avec peine que l'opinion était opposée à tout changement qui aurait l'air d'une concession faite à la Cour de Rome. Sans doute, la venue du Saint-Père ferait un grand bien aux idées religieuses et à la politique. Mais dans ce monde une foule de petites considérations viennent toujours entraver les grands projets. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite.

Recevez, avec mes remerciements pour votre zèle, l'assurance de mes meilleurs sentiments.

NAPOLÉON.

Il résulte de cette lettre que Napoléon III désirait vivement être sacré par le Pape, qu'il considérait les articles organiques comme nuisibles à la religion et qu'il était disposé, depuis longtemps déjà, à en opérer une révision amiable, mais que la crainte de certains commentaires — dont il aurait pu en ce temps-là braver l'autorité et les conséquences — l'empêchait seule de proposer cette révision si souvent réclamée par le Saint-Siège.

Mgr de Ségur, à peine ce message reçu, se rendit au Vatican et fut introduit auprès de Pie IX, dont le cabinet lui était toujours ouvert. Il lui présenta la lettre de l'Empereur, sans lui dire qu'il y en avait une autre pour lui-même.

Le Pape, tenant d'une main la lettre impériale et de l'autre son lorgnon, lisait à voix basse, balançant légèrement la tête, scandant les syllabes avec une satisfaction visible et parfois laissant entendre la fin d'un mot, mais pas assez haut pour être compris. La lecture finie, le Pape dit en relevant la tête : Ecco una magnifica lettera. — Très Saint-Père, se hasarda à demander l'auditeur de Rote, Sa Majesté parait adresser à Votre Sainteté une communication des plus intéressantes ?Oui, il voudrait être sacré, et il me demande d'aller moi-même à Paris pour cela. — C'est bien naturel, reprit en souriant le jeune Prélat, que Pie IX avait habitué à une respectueuse familiarité ; si Votre Sainteté était à sa place, n'éprouverait-elle pas le même désir ? Sans doute, sans doute, et j'approuve fort votre Empereur, mais il y a des difficultés ; ainsi nous sommes sur le point de conclure avec l'Autriche un concordat qui nous satisfait beaucoup ; et que dirait l'empereur François-Joseph, que ne demanderait-il pas à son tour, si j'allais en France ? Ensuite, je ne puis honorablement mettre le pied sur le sol français tant que subsistent les articles organiques. Le premier de ces articles est un soufflet pour moi, è uno schiaffo per me !

de Ségur s'empressa, au sortir de l'audience, d'écrire à l'Empereur pour l'informer des bonnes dispositions du Souverain-Pontife. Le principe du voyage à Paris et du sacre était admis moyennant la révision des articles organiques, que l'Empereur déclarait lui-même condamnables au fond.

Il ne parait pas que l'Empereur ait écrit de nouveau avant le retour de Mgr de Ségur à Paris. Mais au commencement de juillet, celui-ci partit pour la France, et il vit l'Empereur dès son arrivée à Paris. L'entrevue fut plus cordiale que jamais, et la question du sacre longuement discutée. Mgr de Ségur se hasarda à demander : Pourquoi Votre Majesté n'irait-elle pas à Rome se faire sacrer par Pie IX comme fit Charlemagne ? A cette ouverture l'Empereur répondit en souriant qu'il y avait bien pensé, et qu'il n'aurait eu aucune répugnance à cette solution. Mais, ajouta-t-il avec un accent de bonhomie et de sincérité absolue, il avait mené à Rome une jeunesse si peu édifiante qu'il ne croyait pas pouvoir s'y représenter dans un appareil si différent sans compromettre sa dignité et la majesté même du sacre[4].

Les deux projets liés ensemble furent abandonnés ; mais les intimes qui en eurent connaissance crurent à la sincérité du Souverain ; ils ne pensèrent pas que le souci qu'il témoignait de l'indépendance spirituelle et de l'honneur de l'Eglise de France fût, de sa part, un simple marchandage. L'Empereur, en effet avait réformé sa conduite privée au moment de son mariage ; il fut irréprochable durant plusieurs années, et tout le monde, lui-même compris, le considérait sérieusement comme investi d'une mission providentielle consistant à relever les mœurs et la religion en même temps que la prospérité matérielle et la puissance extérieure de la nation qui se confiait à lui. Il aimait à s'entendre répéter la belle et royale parole : Que les méchants tremblent et que les bons se rassurent !

Sans être pieux, il assistait aux offices du culte exactement et avec une correction parfaite, qu'il garda, du reste, jusqu'à la fin. Il n'était pas très instruit en fait de religion, ce qui était la faute de sa mère, non la sienne. Lors de sa première tournée en province il dit à Mgr de Dreux-Brézé, évêque de Moulins : Vous vous plaignez de manquer de prêtres ; que ne faites-vous dire la messe par tous ces ecclésiastiques que je vois là en soutane ? Et il désignait les frères des écoles. Mais l'insuffisance de son éducation en cette matière ne le portait pas, comme tant d'autres, à mépriser ce qu'il ignorait. Lorsqu'il eut un fils, il disait à l'abbé Godard, chargé de l'instruire : Je ne veux pas que vous vous contentiez pour lui du catéchisme ordinaire ; j'entends que vous lui fassiez un cours de théologie.

Sans doute, homme politique avant tout, il ne mettait pas au premier plan devant le prince Napoléon ou le prince Murat, devant MM. de Persigny ou Vieillard, les mêmes ferveurs que lorsqu'il s'adressait à Mme de Montijo ou aux nonces du Pape ; mais rien n'autorise à qualifier de pure comédie les sentiments de foi qui lui inspiraient des lettres comme la suivante, datée de Saint-Cloud le 29 août 1852 et adressée à Mgr de Ségur :

... Le plus difficile de ma tâche reste à accomplir ; car le plus difficile n'est pas de vaincre, mais d'assurer la victoire. J'ai triomphé du socialisme avec les principes de religion et d'autorité. Dieu veuille que les hommes qui représentent ces principes se soutiennent toujours mutuellement et qu'ils ne se fassent jamais la guerre, car ce ne seraient que nos ennemis communs qui pourraient en profiter.

Je vous envoie cette lettre par un de mes aides de camp, officier très pieux, qui va commander une brigade à Rome (c'était le général de Cotte). Le Saint-Père verra par là que je tiens à honneur qu'un des officiers attachés à ma personne serve dans l'armée qui le protège en lui obéissant...

Il donnait également un témoignage irrécusable de sollicitude pour des intérêts purement spirituels en écrivant au même auditeur de Rote, des Tuileries, le 22 septembre 1854

S'il était possible d'obtenir du Pape un seul catéchisme en France, j'y attacherais un prix réel. Je désire que vous pressentiez les intentions de Sa Sainteté à cet égard...

Enfin, à Saint-Cloud, en octobre 1855, comme Mgr de Ségur, devenu aveugle, était venu prendre congé de Leurs Majestés avant de retourner à Rome, l'Empereur le ramenant par la main de son cabinet au salon, lui dit à haute voix devant toute la Cour : Quand vous reverrez le Saint-Père, dites-lui qu'il prie pour la France et pour l'heureuse délivrance de l'Impératrice, et que, pour moi, il demande à Dieu lumière et force, afin que je voie toujours le droit chemin et que j'y marche sans m'écarter.

Il ne tolérait pas qu'en sa présence on tournât en plaisanterie les choses religieuses. Un jour, au sortir d'un sermon à la chapelle des Tuileries, plusieurs dames de la Cour faisaient entre elles assaut de bel esprit aux dépens du prédicateur et du sujet qu'il avait traité. Ce sujet, c'était le ciel. On nous promet une éternité de bonheur ; est-ce possible et ces deux mots bonheur et éternité ne s'excluent-ils pas l'un l'autre ? Si parfaits musiciens que soient les archanges, si aimable qu'on suppose la société des moines et des nonnes qui ne brillèrent point par leur gaîté ici-bas, on doit, à la longue, s'ennuyer là-haut formidablement et souhaiter l'enfer, pour changer. L'Empereur entendit ces réflexions saugrenues et élevant la voix : Mesdames, pour ce qui est du ciel, songeons d'abord à y parvenir ; une fois que nous y serons, les moyens d'en bannir l'ennui regardent le bon Dieu ; faites-lui l'honneur de le croire assez habile pour se tirer de cette difficulté-là ; il s'est tiré de beaucoup d'autres ! A ces paroles prononcées d'un ton moitié riant, moitié sévère, nul ne fut tenté de répliquer.

En 1854, il eut l'occasion de donner aux Pères Jésuites un témoignage de haute impartialité. Un fait regrettable, quoique de peu de gravité, s'était produit dans leur collège de Saint-Etienne (Loire). Un élève externe, en récréation, avait apporté une statuette de l'Empereur et l'avait brisée à 'coups de pierres. Le supérieur du collège, craignant que la divulgation d'un pareil incident ne fût nuisible à son établissement, se contenta de gronder le coupable ; mais la malveillance, qui a toujours l'œil ouvert sur les Jésuites, dénonça l'insuffisance de la répression comme une connivence et le collège fut fermé. Il fut rétabli après une audience particulière dans laquelle l'Empereur écouta assez froidement, mais sans parti pris, les explications du P. de Ravignan[5].

Napoléon III aimait qu'on donnât à la religion, dans ses cérémonies, tout l'éclat qui leur convient, et lorsque l'armée s'y trouvait mêlée, rien ne lui paraissait trop beau pour relever l'une par l'autre. Le général du Barail, dans ses Souvenirs, a tracé un tableau de la messe au camp ; jamais sa plume n'a été mieux inspirée :

Chaque dimanche, nous avions la messe au camp, et cette solennité à la fois militaire et religieuse, plus encore que les manœuvres, attirait des foules innombrables... Le spectacle méritait cet empressement, car il était féerique. En avant du front de bandière, à proximité du quartier impérial, sur un léger monticule qui l'exposait de toutes parts à la vue, l'autel était dressé, entouré de sapeurs immobiles sous l'éclair de leur hache et la neige de leur tablier. Dans leur splendide uniforme de grande tenue, l'artillerie avec toutes ses pièces attelées, la cavalerie à cheval, toutes les troupes assistaient à l'office divin, disposées en rayons concentriques dont le calice d'or semblait le noyau.

L'Empereur, suivi de tous les généraux, et escorté d'un état-major presque aussi nombreux qu'un régiment, se rendait à pied à la messe. Lorsqu'il apparaissait, les troupes présentaient les armes, les tambours battaient aux champs, les clairons et les trompettes sonnaient. Puis toutes les musiques attaquaient l'air national, que ponctuaient les salves de l'artillerie. C'était indescriptible, et les plus sceptiques d'entre nous, à tout ce bruit accueillant l'homme derrière lequel semblait marcher la patrie debout, étaient traversés de frissons électriques, qui raidissaient les membres, pour se résoudre en une goutte d'eau dans les yeux.

Pendant la messe, le général de brigade qui commandait les troupes pour la circonstance, lançait à pleine voix les commandements nécessaires... A l'élévation, le commandement de Genou, terre ! retentissait. L'état-major doré se courbait, l'infanterie s'agenouillait en présentant les armes. Sur les chevaux immobiles, les crinières, les aigrettes et les plumes s'abaissaient derrière les raies lumineuses des sabres. Les canons tonnaient, environnés de blancs nuages. Et, au-dessus de toutes ces forces, de toutes ces gloires, de tous ces dévouements prosternés, le disque blanc de pure farine de froment montait vers le ciel entre les doigts du prêtre.

C'était magnifique et grandiose ; et c'était une pensée profonde et salutaire que celle de donner un pareil éclat au service religieux, parce que c'était montrer à tous ces hommes promis à la mort l'image d'un Dieu, qui s'éveillera toujours, quoi qu'on fasse, dans le cœur du soldat, au moment du danger. Vouloir détruire les sentiments religieux, c'est vouloir détruire les sentiments militaires. Le jour où il n'y aura plus de croyants, il n'y aura plus de soldats, parce qu'aucune vision divine ne se penchera sur l'homme, pour lui dire qu'en offrant son sang à la patrie il trouvera là-haut des récompenses plus grandes et plus nobles que les éphémères jouissances d'ici-bas qu'on lui demande de sacrifier.

L'armée reprenait peu à peu le rang privilégié qu'elle avait eu au commencement du siècle et dont elle était un peu déchue sous le régime constitutionnel. Dès 1852 avait été créé par le lieutenant-colonel de hussards, depuis général Fleury, le régiment des Guides, que rendait remarquable et le choix de ses officiers, et l'éclat de ses uniformes, et aussi l'uniformité de robe des chevaux par escadrons. Si l'avantage de cette unité de couleur est nul en temps de guerre, il donne en temps de paix une harmonie d'ensemble incomparable pour les manœuvres et les défilés. A ce régiment on adjoignit, en 1854, de l'artillerie, des carabiniers, des lanciers, des grenadiers et des voltigeurs, et en dernier lieu les dragons de l'Impératrice ; ensemble qui forma la Garde impériale[6].

La même année, afin de régulariser son service personnel et de lui donner encore plus d'éclat en augmentant sa propre sécurité, l'Empereur constitua, par décret du 5 mai, l'escadron des Cent-Gardes. Il est créé, disait le décret, un corps de cavalerie d'élite pour la garde de l'Empereur et le service des palais impériaux. Ce corps portera la dénomination d'Escadron des Cent-Gardes à cheval.

L'effectif de ce corps dépassa bien vite le chiffre qu'indiquait son nom. Pour y être admis, le minimum de taille était fixé à 1 mètre 78. Il était, chargé du service dans l'intérieur des Palais impériaux, des piquets de théâtres quand le chef de l'Etat s'y rendait, de son escorte aux revues, parades, réceptions, etc.[7]

Ces premières années du second Empire comptent, à juste titre, parmi les plus belles que la France ait connues. Elles ne sauraient être comparées, dans ce siècle, qu'à celles du Consulat.

Elles eurent leurs misères : une crise alimentaire, le choléra, plusieurs inondations ; mais tout s'oublia dans une lumière d'aurore épanouie, dans l'ivresse de la confiance universelle, et bientôt, en 1855, dans le vaste succès et les fêtes de la première Exposition universelle qui ait eu lieu à Paris, et qui attira toute l'Europe aux Champs-Elysées. On assistait à une féerie, on vivait dans un rêve ; en une nuit on avait passé d'un pouvoir précaire, disputé, rogné, menacé, à la suprême omnipotence et à la pleine sécurité. Les grandes affaires s'accumulaient et se précipitaient avec d'autant plus de fougue que la République avait inquiété l'épargne et immobilisé la fortune publique pendant quatre ans. Le réveil était vertigineux, la sève faisait éclater toutes les écorces. On voyait le Crédit mobilier faire circuler fiévreusement les capitaux, la Compagnie transatlantique et celle des Messageries impériales lancer leurs flottes sur toutes les mers ; les broussailles du bois de Boulogne céder la place à des lacs, des cascades, des bois, des prairies ; Marseille et Toulouse devenir plus voisines de Paris que ne l'étaient jadis Amiens ou Orléans ; Paris enfin se transformer et, phénomène bien plus extraordinaire, le peuple français, ce peuple prétendu si spirituel, à qui on avait fait croire que Charles X était un tyran et Lamartine un imbécile, subitement converti à l'obéissance passive, n'entendre et ne voir que par les oreilles et les yeux des représentants du gouvernement, voter comme un seul homme pour les candidats agréables, et palper avec fierté autour de son cou pelé un collier de servitude dont une main habile avait su faire pour lui un collier de roi en y inscrivant deux mots magiques : Suffrage universel.

Les misères individuelles sont inséparables de l'humanité ; mais les hommes ne se sentent malheureux, collectivement, que lorsqu'on leur dit qu'ils le sont. Or, rien de plus facile à contenir et à diriger que les organes de l'opinion publique, aux débuts de l'Empire. La nécessité d'un pouvoir fort était une des phrases courantes de cette opinion. La tribune était muette, ou bien l'on n'y parlait qu'à huis-clos ; quant aux journaux, ils étaient, de par la loi, à la discrétion du pouvoir. Sans intervention d'aucun tribunal, quand et comme bon lui semblait, le ministre pouvait les frapper de trois avertissements successifs au bout desquels tombait, de plein droit, la suppression. C'était comme dans les attaques d'apoplexie, la troisième était mortelle. Du reste, on a vu quelle coupe sombre le coup d'Etat avait pratiquée dans la forêt de Bondy de la presse irréconciliable, et comme il avait sommairement éclairci ces fourrés épineux. En province presque tous les journaux opposants firent volte-face ou disparurent ; ils étaient privés des annonces judiciaires et administratives, manne bienfaisante réservée aux seules feuilles complaisantes ; cette privation équivalait à un arrêt de mort. A Paris l'unique journal rouge conservé avait passé au rose tendre, autant par gratitude que par prudence, ayant été doté ainsi de la clientèle de tout le parti républicain.

Sous ce régime de fer il semblait que la presse dût périr tout entière, moins une ou deux exceptions ; mais on vit qu'elle n'est pas facile à tuer. Devant l'excès des exigences fiscales et politiques, si les faibles succombaient, les forts s'aguerrirent avec le temps et grandirent d'autant plus qu'ils étaient seuls à parler. L'art y gagna, les plumes habiles s'ingénièrent en mille détours pour masquer la critique sous un voile transparent : elles poussèrent les raffinements de l'allusion à un point jusque-là inconnu, où il devint parfois plus habile au gouvernement de ne pas se reconnaitre que de frapper en proclamant que c'était lui qui était critiqué.

Mais plusieurs années s'écoulèrent avant que le journalisme se relevât, lentement et péniblement, de son discrédit. Le puissant Siècle qui, grâce à la clientèle de tous les cafés et cabarets de France, possédait un tirage énorme, hors de pair avec celui de ses confrères, dosait son opposition au gré des divers ministres de l'Empire ; ceux-ci se concertaient à jours fixes avec son directeur, M. Havin, et lui indiquaient sous quelle forme et dans quelles limites il leur convenait d'être attaqués ; on peut même dire que le zèle révolutionnaire du Siècle, soutenu bientôt par MM. de Cavour et de Bismarck, et son acharnement contre tout ce qui tenait au Pape, servirent plus d'une fois d'utile indication aux courtisans pour connaître les pensées secrètes du pouvoir. M. Havin avait ses grandes entrées au Palais-Royal, et ses petites entrées aux Tuileries.

Le Constitutionnel, jadis organe de M. Thiers, ainsi que la Patrie, la Presse, le Pays, étaient devenus impérialistes dès avant le coup d'Etat. Le Journal des Débats, toujours inspiré par M. Guizot, se cantonnait dans les habitudes spéciales de sa vieille renommée académique. L'Assemblée nationale fut supprimée à la suite de trois avertissements ; la Gazette de France et l'Union osaient à peine, et pour cause, rappeler l'existence d'un descendant de Charles X, et moins encore les origines contestables du régime impérial. Quant aux feuilles catholiques avant tout, l'Univers, l'Ami de la Religion, etc., elles étaient sincèrement ralliées et ne se détachèrent, ou plutôt ne furent détachées, malgré elles, qu'après l'ouverture des hostilités contre le pouvoir temporel.

L'Académie, qui était l'expression la plus élevée de l'opinion intelligente, avait dans l'élection de ses membres un moyen de manifester qui échappait à toute répression, et dans la solennité de ses réceptions, une occasion d'élever contre le silence partout imposé une protestation discrète mais significative. Elle ne manquait pas d'en profiter. Dès 1852, au lendemain du coup d'Etat, on vit Guizot y recevoir Montalembert. Un peu plus tard elle s'ouvrit à Mgr Dupanloup, un des rares prélats qui s'abstenaient d'éloges à l'égard du Pouvoir nouveau ; puis ce fut Berryer, la gloire du régime parlementaire, qu'on vit, le 23 février 1855, entre Guizot et Montalembert, ses parrains, avec Salvandy en face de lui pour lui répondre, désigner du geste le Palais-Bourbon, théâtre écroulé de ses labeurs et faire une allusion directe au Parlement solitaire et sans écho ; une approbation chaleureuse, quoique contenue, lui montra à quel point il était entré dans la pensée de ses auditeurs.

Quatre mois plus tard, l'Académie se donna la consolation d'une autre manifestation ; le journalisme et le franc-parler étaient proscrits, elle appela dans son sein un journaliste en élisant M. de Sacy, et plus tard encore le Père Lacordaire, auquel les hardiesses de son dernier discours public, dans l'église de Saint-Roch, avaient fermé toutes les chaires, moins celle de son collège de Sorrèze.

Il y eut toutefois un moment, celui de la guerre d'Orient, où l'âme de la patrie, fidèlement interprétée par la presse de toutes nuances et par la voix publique tout entière, ne respira et ne vécut que pour l'armée, pour la grandeur et la sécurité de la France. Ce moment fut moins court qu'on ne se l'imagine aujourd'hui ; il se prolongea pendant les trois ou quatre années qui suivirent la prise de Sébastopol. Les républicains les plus exaltés étaient en exil ; les royalistes, toujours mécontents comme royalistes, mais satisfaits, en général, comme Français, comme conservateurs et comme catholiques, se réservaient. Nul ne doutait que la quatrième dynastie ne fût définitivement fondée.

Que pouvaient faire, après tout, les quelques boudeurs obstinés, légitimistes ou orléanistes, disséminés dans le pays ? Volontairement et par leur faute, ils s'étaient démis de toutes leurs fonctions, ils n'étaient plus rien dans le pays, et non seulement leur influence, mais leur nombre décroissait de jour en jour. Quant au parti républicain, exilé dans la personne  de ses chefs, il avait beau multiplier, de Londres ou de Bruxelles, les imprécations, les pamphlets, les appels au peuple ; il était sans écho, n'ayant plus à l'intérieur qu'un seul organe, qui encore n'en était pas un. Le clergé était pleinement impérialiste rallié. Il n'était pas jusqu'aux ouvriers des grandes villes, aux intraitables, aux ingouvernables ouvriers parisiens, qui ne laissassent fléchir leurs haines en présence des sympathies actives dont ils se voyaient l'objet incessant et qu'ils sentaient bien n'être pas uniquement une manœuvre et un calcul. Qu'importait la trompette farouche qui résonnait à Bruxelles, puis à Jersey, dans les strophes d'airain de Victor Hugo ? Son retentissement sonore était arrêté à la frontière ; il n'arrivait aux oreilles françaises que par éclats brisés, fugitifs, impuissants, et les criminelles excitations qui désignaient l'Empereur aux poignards et aux bombes se perdaient dans le vide :

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.

L'homme si odieusement menacé dédaigna même d'en  tirer la vengeance qu'il aurait pu ; il toléra toutes les annonces, toutes les réclames des libraires, et tous les dithyrambes de la presse à la gloire et au profit des Misérables et des Travailleurs de la mer. En vain il était appelé, dans les Châtiments et dans Napoléon le Petit, forban, pitre, bandit, escroc, bâtard, laid, Jocrisse du crime, Mandrin, Cartouche, haillon humain, hibou déplumé, bête morte donnant la nausée à l'égout, drôle, polisson, caniche, chat-huant, chauve-souris ; il regretta l'exilé, lui fit offrir amnistie et n'essaya point de le faire rayer du nombre des Quarante, alors que, un peu plus tard, un ministre de l'intérieur, M. de Persigny, épousant stupidement les rancunes de Sainte-Beuve, à Victor de Laprade une chaire à la Faculté de Lyon, pour le punir de ses innocentes Muses d'Etat.

Un soir, l'Empereur étala devant ses courtisans, à Saint-Cloud, Napoléon le Petit : Voyez, Messieurs, dit-il en riant, voici Napoléon le Petit par Hugo le grand ! Le mot, répété par les journaux d'août 1852, fit bondir le poète exilé ; le rire surtout l'exaspéra, et de l'exaspération sortit cet autre vers fameux :

Ah ! tu finiras bien par hurler, misérable !

Victor Hugo n'admettait pas qu'on pût rire de lui. Dans le duel entre le poète et l'Empereur, duel à mort seulement du côté du poète, c'est au poète que les évènements ont donné-la palme de la victoire, mais non celle de la générosité[8].

Quelques écrivains, moins grands par le génie mais beaucoup plus estimables par le caractère, consolèrent l'Empereur des anathèmes de Jersey. Il y en eut même qui s'efforcèrent. de se distinguer d'entre les boudeurs, pourtant bien inoffensifs, de l'Académie. M. Jules Simon a raconté l'anecdote suivante, à laquelle il fut mêlé :

Napoléon III aspirait à remplacer le titre de protecteur de l'Académie par celui de membre. Le philosophe Cousin se rangeait parmi ceux qui étaient disposés à lui en ouvrir l'entrée. C'est un rêveur, disait-il, mais il le disait sans amertume et après tout son rêve était un beau rêve. Cousin admirait donc et aimait l'Empereur.

Je me rendis un jour chez lui avec Napoléon le Petit dans ma. poche. C'était alors du fruit nouveau et du fruit défendu. Il le tourna et le retourna, parcourut quelques pages d'un air distrait et me le rendit. Votre ami, dit-il, est égaré par la colère. Je sais où il est, Napoléon le Petit ! il est sur la colonne Vendôme.

Cousin parlait ici en philosophe doublé de courtisan. On avouera toutefois que son adulation, ou, si l'on aime mieux, son illusion, dépassait les flagorneries d'Horace et de Virgile, qui jamais ne s'avisèrent de mettre Auguste au-dessus de Jules-César.

M. Thiers se départait aussi très souvent de son attitude d'opposant. M. Walewski, dont les relations avec lui remontaient au ministère de 1840, était un de ses fidèles, et, avec l'assentiment de Napoléon III, sollicitait souvent les appréciations et les vues de son ancien chef ; à ce point même que Mme Thiers, très attachée aux souvenirs du gouvernement de Juillet, en prenait parfois quelque ombrage.

Fier d'être consulté, l'ancien homme d'Etat qui s'accommodait mal de l'obscurité, du silence et de l'immobilité, disait un jour : La cuisine qu'on fait aux Tuileries ne me déplait point, quoique je n'aime pas le cuisinier. — Il ne tiendrait qu'à vous de la rendre meilleure encore en y mettant la main, insinua Walewski lorsque ce propos lui fut répété. Mais M. Thiers aurait voulu tout conduire, comme sous Louis-Philippe ; sachant l'Empereur peu disposé à se ranger au second rang, il préféra se réserver, et les avances de Walewski n'eurent pas de suite. L'Empereur n'en conserva pas moins une déférence un peu ironique pour celui qui, sans le vouloir, avait tant contribué à populariser Napoléon Ier et à préparer les voies à Napoléon III. Quand M. Thiers, élu député de Paris et rentré au Palais-Bourbon, entendit l'Empereur le qualifier d'historien national, dans un discours du trône, Mme Thiers lui dit en souriant : J'espère bien que vous ne vous ferez pas faire un costume de député pour aller le soir aux Tuileries ?Bah ! répondit-il de sa petite voix narquoise, j'en serais quitte pour une fumigation en rentrant...

Quoi qu'il en soit, de ces menues hostilités presque toutes étaient plus ou moins disposées à fléchir, et toutes auraient probablement cédé avec le temps, si Napoléon III n'eût pas dévié de la sagesse de ses débuts.

François Arago étant mort (2 octobre 1853), Napoléon III fit preuve de générosité en oubliant son refus de serment et en se faisant représenter à ses funérailles par deux aides de camp. Mais nul ne le blâma de ne pas rendre le même honneur, cinq mois plus tard (28 février 1854), aux obsèques purement civiles du prêtre révolté Félicité de Lamennais.

Une fois le corps des Cent-Gardes constitué, les Palais impériaux réparés, l'étiquette définitivement établie à la Cour, Napoléon III n'aurait pas été fâché de montrer aux anciens souverains de l'Europe que le parvenu était bien leur égal et faisait assez bonne figure. L'Exposition universelle de 1855 offrait un excellent prétexte ; mais les invitations qu'il fit sans insister étaient prématurées ; elles ne furent accueillies qu'en Angleterre. De la part des autres Cours, cette satisfaction à son amour-propre fut ajournée ; nous la retrouverons pleine et unanime à l'Exposition suivante, et aussi vaine, aussi trompeuse que fastueuse.

Le prince Albert, époux de la reine Victoria, condescendit le premier à visiter le monarque issu du coup d'Etat. Durant les quelques jours qu'il passa en sa compagnie, au mois de septembre 1854, à Boulogne-sur-Mer, ils conçurent beaucoup d'estime l'un pour l'autre ; si bien que l'Empereur, dans la suite, se plut à consulter souvent le Prince anglais, et que celui-ci garda sur lui une influence persévérante. On peut même dire avec raison que, de toutes ses amitiés politiques, la seule à laquelle Napoléon III resta toujours fidèle, fut l'alliance anglaise.

Il n'est pas sans intérêt de connaître l'appréciation du Prince Albert, homme sérieux et froid comme un Allemand de naissance, mais observateur et discret selon les devoirs que lui imposait sa situation délicate en Angleterre.

J'ai passé six heures tout seul avec l'Empereur ; nous avons discuté tous les sujets de politique intérieure et étrangère avec la plus grande franchise, et je ne puis dire que du bien de tout ce que j'ai entendu. Il m'a paru calme et indolent par tempérament ; pas facile à émouvoir, mais gai et spirituel quand il n'est pas gêné.

Suit, dans les Mémoires du Prince consort, un portrait tracé en quelques lignes :

Son éducation générale m'a paru très incomplète même sur des sujets qui sont pour lui de première nécessité ; je veux parler de l'histoire politique des temps modernes et de la science diplomatique, en général. Cependant, il s'est montré extrêmement modeste en reconnaissant ses défauts, et il a fait preuve de beaucoup de franchise en ne faisant pas semblant de comprendre ce qu'il ne comprenait pas. Mais tout ce qui a rapport à 'l'histoire de Napoléon, il le possède sur le bout des doigts. Il semble aussi avoir beaucoup pensé et médité sur la politique, mêlant ensemble les notions fortes et les notions vides.

En se quittant ils se promirent de se revoir bientôt et cela en compagnie de leurs familles respectives. Le 17 avril 1855, l'Empereur et l'Impératrice furent reçus à Windsor, après d'assez laborieuses négociations, par la reine Victoria en personne. De nombreux agents de la police secrète, habillés chez Dussautoy, le premier tailleur de l'époque, précédaient et suivaient Leurs Majestés. La précaution n'était pas inutile.

L'Impératrice rencontra d'abord, à la Cour britannique, plus de curiosité que de sympathie ; mais sa bonne grâce, plus encore que la fraîcheur et la variété de ses toilettes, enlevèrent tous les suffrages.

La communauté d'action, qui confondait alors en Crimée les forces des deux pays, rendait désirable et facile le resserrement de l'intimité entre les souverains. Victoria accorda à à Napoléon III une faveur qu'elle avait refusée à Louis-Philippe : elle vint jusqu'à Paris.

Elle y demeura neuf jours. Ce que furent ces neuf jours, il n'est point aisé de le décrire.

Napoléon était un superbe amphitryon, l'Impératrice avait mille grâces. La reine Victoria ne s'ennuya pas une minute. On lui avait préparé d'admirables appartements dans le palais de Saint-Cloud. En s'éveillant le matin, elle entendait chanter les fauvettes et pouvait se croire transportée dans les bois de Richmond. Les après-midi s'écoulaient en promenades à travers Paris, en excursions dans les environs ; le soir, on dînait, tantôt à Saint-Cloud, tantôt aux Tuileries.

Le premier jour, la Reine avait à côté d'elle, à table, le général Canrobert, qui revenait de Crimée ; elle nous trace de lui un portrait amusant et cordial :

Le général Canrobert était assis auprès de moi. J'en fus enchantée. C'est un homme si bon, si droit, si sincère, si plein d'amitié et aimant tant les Anglais ! Il est très enthousiaste et gesticule beaucoup en parlant. Il est petit et porte ses cheveux, qui sont noirs, un peu longs derrière. Sa figure est rouge, avec des yeux qui roulent ; des moustaches, mais pas de favoris, et il porte haut la tête.

Je lui dis que je le regardais comme une vieillie connaissance, ayant tant entendu parler de lui. Il répondit :

— Je suis presque un sujet de Votre Majesté, étant membre de la Compagnie des marchands de poissons.

Le lendemain, on s'en fut, après une revue passée au Champ-de-Mars, visiter les Invalides. Cette promenade laissa dans l'esprit de la Reine un inoubliable souvenir. Il pleuvait, le temps était sombre ; le général commandant le palais des Invalides n'avait pas été prévenu, on dut improviser une réception.

On alluma des torches, et les visiteurs se rendirent dans l'étroite salle où était déposé provisoirement le cercueil de l'Empereur. En regard&nt cette immortelle dépouille, la Reine ne put réprimer son émotion. Ainsi, c'était là ce qui restait de l'ennemi de sa race, de l'homme qui, toute sa vie, avait lutté contre son pays !

J'étais là, au bras de Napoléon III, son neveu, devant le cercueil de l'adversaire le plus acharné de l'Angleterre, moi, la petite fille du Roi qui le haïssait le plus et qui l'a le plus vigoureusement combattu, et là, près de moi, son neveu qui porte son nom, devenu mon plus proche, mon plus cher allié ! Puis l'orgue de l'église a joué le God save the Queen.

Quelle ironie ! L'hymne national anglais emplissant le dôme des Invalides, joué par des Français, devant un Napoléon ! Les mânes de l'Empereur durent frémir.

La reine Victoria et le prince Albert quittèrent Paris deux jours plus tard, le 27 août. Ils partirent ravis de la politesse de Napoléon, comme ils l'avaient été jadis de l'urbanité de Louis-Philippe. Ce dernier avait séduit la Reine par sa verve, par sa gaieté, par la vivacité de son entretien. L'Empereur la charma par son tact, par la cordialité de ses manières.

L'Empereur, écrit-elle, est si calme, si simple, si naïf même, si doux, avec tant de dignité et de modestie... Je connais peu de gens à qui je me sois sentie plus prête à me confier et à parler sans réserve. Je me sentais... comment dirai-je ? en sûreté avec lui. Il y a en lui quelque chose de mélancolique qui vous attire et vous fascine en dépit de toutes les préventions, et certainement sans l'aide d'aucun avantage personnel extérieur, quoique sa figure me plaise...

Et elle ajoute ce trait, auquel les évènements survenus depuis donnent une étrange signification :

Napoléon III aime beaucoup l'Allemagne, il aime beaucoup à rappeler ses souvenirs sur ce pays. Il y a beaucoup de l'Allemand en lui et très peu, sinon rien, de notablement français dans son caractère.

Ainsi va le monde. En 1844, la reine Victoria serra dans ses bras le vieux roi Louis-Philippe, en lui jurant impérissable affection. Quatre ans après, Louis-Philippe est détrôné, sans que l'Angleterre lui adresse un seul mot de sympathie. En 1855, la reine Victoria échange avec Napoléon III de solennelles promesses, des serments d'inaltérable amitié. Quinze ans après, Napoléon HI est emporté par une affreuse bourrasque, sans que l'Angleterre lève un doigt pour venir à son secours. Est-ce à dire que la reine Victoria ait manqué de loyauté, ou tout au moins de sincérité ?

De loyauté, oui évidemment, si l'on donne à ce mot le sens de fidélité et de c3nstance. Mais de sincérité, non certes, au contraire. Elle fut aussi franche avec, Napoléon qu'elle avait été cordiale avec Louis-Philippe, car sur leur trône ils étaient des amis utiles et pouvaient devenir des adversaires dangereux ; mais lorsque, déchus, ils cessèrent de pouvoir rien pour, ou contre elle, elle fut d'une absolue sincérité en n'ayant plus pour eux, comme Reine, que de l'indifférence ; si elle eût continué à leur montrer de la sympathie, si elle était venue à leur aide, c'est alors qu'elle se fût menti à elle-même en allant contre son propre intérêt. Pauvre Reine constitutionnelle, dira-t-on, elle est à plaindre de ce que ses attachements personnels pèsent d'un poids aussi léger clans la balance politique ! Mais elle-même ne s'en plaint nullement et n'en souffre guères. Elle est bien Anglaise, cette femme éternellement jeune, éternellement souriante, telle que nous la représentent ses monnaies ; son sourire, plein d'indifférence pour ceux qu'elle regarde, tire sa satisfaction d'elle-même. Elle personnifie admirablement son peuple, cette princesse dont le règne, égalant bientôt les plus longs règnes, éleva l'Angleterre à l'apogée de sa puissance, car il n'est pas possible d'imaginer que, parvenue si haut, une nation puisse monter encore. Pour elle, l'amitié n'est que l'expression de l'égoïsme et une des formes, la plus noble, la plus adroite aussi, du calcul. Tout pour l'Angleterre. Il n'est pas d'affections ni de serments, ni de morale qui puissent prévaloir contre l'intérêt anglais. Et ce n'est pas à Victoria qu'on adressera jamais le reproche, qu'elle fait à Napoléon III, d'avoir plus d'étranger que de national dans son caractère.

La gêne signalée par le prince Albert dans les manières et la conversation de Napoléon III ne s'effaça jamais complètement, parce qu'elle tenait à ses habitudes défiantes autant qu'à ses irrégularités d'éducation première.

Il était rarement brillant, soit dans un cercle enjoué de femmes, soit même dans les revues et manœuvres ; là on s'étonnait de le trouver timide, presque embarrassé. Au Conseil des ministres, après avoir lu son opinion, mise d'avance par écrit, il laissait à d'autres le soin de diriger la discussion.

En revanche, aux réceptions des Tuileries, cet air de réserve, s'ajoutant à un air de bonté dont il était impossible de n'être pas frappé, devenait de la grandeur et se résolvait en une distinction suprême. Il parlait peu, mais parlait à chacun son langage ; la brièveté de ses paroles en rehaussait le prix ; un sourire de ses lèvres était aussi envié qu'ait jamais pu l'être un sourire de Louis XIV. II est vrai que les courtisans de l'Elysée et de Compiègne n'avaient ni la délicatesse, ni l'élégance de ceux de Versailles.

Dans un bal paré, peu de temps après le rétablissement de l'Empire, le spirituel mais original marquis de Boissy, Sénateur, se montra vêtu d'une remarquable façon :

Rien n'est plus élégant que votre costume, lui dit l'Empereur.

Sire, répondit M. de Boissy, mon habit a cela de très remarquable que c'est celui de mon grand'père. Si chacun ici paraissait avec le costume de son grand'père, on serait assourdi par le bruit des sabots.

Napoléon III, qui n'avait pas lui-même pour grand'père un Empereur, mais un simple gentilhomme corse, aurait pu répondre à l'impertinent marquis que tous les grands de la terre, en remontant plus ou moins dans le passé, eurent des ancêtres en sabots. Il se contenta de sourire[9].

 

 

 



[1] Les détails de cette entrevue furent rapportés par l'Impératrice à lord Clarendon, de qui les tenait sir Charles Gréville qui les a consignés dans ses Memoirs and Journal of Queen Victoria from 1852 to 1860.

[2] Cette anecdote nous a été conservée par un Anglais, M. William Senior dans ses Conversations with MM. Thiers, Guizot and other distinguished persons ; lui-même en tenait les détails de Mme Cornu, et il a soin de noter le travail du jour de Pâques. Fort versé dans le monde parisien, Senior avait assisté à la plupart des fêtes de 1853, et lorsqu'il revint en France en 1854, après une courte absence, il fut encore plus frappé des prodigalités de l'Empira naissant, du luxe de la cour, des dépenses immodérées du monde officiel.

[3] Journal Le Droit, cité par M. H. Magen, Hist. du second Empire, p. 195.

[4] Mgr de Ségur, Souvenirs d'un frère, par le marquis Anatole de Ségur.

[5] Le récit de cette entrevue n'est pas dépourvu d'un certain intérêt général. Le voici :

Le P. de Ravignan exposa les faits, avoua l'imprudence, mais nia toute intention coupable.

L'Empereur : Les faits ne m'avaient pas été présentés de la sorte ; tels que vous me les exposez ils sont bien atténués. Je suis fâché d'avoir été obligé de sévir... Mais il y avait outre ces faits, et dans ces faits eux-mêmes, une indication de tendance ; ils indiquent dans la direction de vos collèges un esprit d'opposition au gouvernement. (La parole de l'Empereur était très modérée, froide même.)

Le P. de Ravignan : Votre Majesté voudra me croire si je lui dis que nous avons une conscience de prêtres, de religieux. (Signe approbatif de l'Empereur.) Eh bien ! par notre règle, par devoir envers Dieu et envers les hommes, nous sommes étrangers à la politique, à l'esprit de parti. Nous sommes faits pour tous les lieux, pour toutes les formes de gouvernement : nous ne pouvons faire d'opposition à aucune. A nos élèves comme aux fidèles nous prêchons l'Evangile, l'esprit chrétien ; nous voudrions le faire dominer, voilà tout. Seulement il se trouve que, par la force des choses, un grand nombre de familles légitimistes nous confient leurs enfants et s'adressent à nous. La raison en est que ces familles sont, en général, plus chrétiennes. (Signe d'assentiment de l'Empereur.) Mais nous sommes, par devoir, par régie, étrangers aux affaires politiques...

L'Empereur : S'il en est ainsi, je me permettrai une question : Comment, depuis fleuri IV, avez-vous été toujours un objet de répulsion ?

Le P. de Ravignan : Sire, on peut l'expliquer en partie, car il y a des choses humainement inexplicables... (Allusion a la prophétie de Jésus-Christ : Vous serez haïs de tous les hommes à cause de mon nom...) Nous sommes nés pour combattre la Réforme ; naturellement donc, sous Henri IV, comme avant et après, l'esprit protestant nous a repoussés... Il y a eu aussi, il y a encore aujourd'hui, il y aura toujours un esprit qui, sans être positivement protestant, en e les tendances ; c'est l'esprit politique, parlementaire, gallican, bref, opposé à l'Eglise romaine. Nous passons pour ultramontains, pour très romains. et nous le sommes en effet. Nous pensons que, dans l'Eglise comme dans l'Etat, le principe à maintenir, c'est l'obéissance à l'autorité. Il existe dans l'Eglise une autorité souveraine à laquelle nous professons une soumission absolue... Puis il y a eu des Jésuites placés dans des situations influentes ; de là, contre eux des rivalités inévitables... Enfin de ne le nie point, il a pu y avoir et il y a eu, en effet, des fautes de la part de certains Jésuites. En vérité, nous voudrions qu'on nous fit la réputation que nous méritons, celle de maladroits.

L'Empereur (riant) : Ce n'est pas celle que vous avez.

Le P. de Ravignan : Puisque Votre Majesté me permet de parler avec abandon et franchise...

L'Empereur : Oui.

Le P. de Ravignan : Je lui dirai que nous demanderions instamment à être entendus avant d'être frappés. Ne sommes-nous pas citoyens comme les autres ?

L'Empereur : J'aurai soin que vous soyez traités selon le droit commun... Et, à ce propos, on m'a cité deux de vos Pères qui auraient, dans une mission, prêché le socialisme, la révolte des pauvres contre les riches.

Le P. de Ravignan : Sire, je n'en ai pas entendu parler, mais j'affirme que non. Si Votre Majesté veut me faire donner les noms et les indications, les supérieurs prendront des renseignements, et j'en rendrai compte à Votre Majesté, mais je voudrais que ce fût à elle-même.

L'Empereur : Oui, je vous ferai envoyer ces indications. Vous pourrez m'adresser votre réponse en signant votre nom sur l'enveloppe, en y mettant que c'est pour moi seul et en vous adressant à l'officier d'ordonnance. (Vie du P. Xavier de Ravignan, par le P. de Pontlevoy, tome 2, p. 180.)

Ainsi fut fait, et il se trouva que les Jésuites prédicateurs poussaient au socialisme exactement comme les Jésuites professeurs au légitimiste. Les dénonciateurs, par une distraction un peu forte, avaient prêté aux prédicateurs les objections que ceux-ci réfutaient.

[6] Autre innovation : la création du mess. Imité de la Garde royale anglaise, le mess fut un lieu de réunion convenable où les officiers prirent leurs repas ; ainsi furent supprimées les tristes pensions d'officiers aux nappes maculées. L'Empereur subvint sur sa cassette aux dépenses excessives de premier établissement.

[7] L'uniforme était : Grande tenue à cheval pour les sous-officiers et soldats, casque en acier poli avec cimier, crinière blanche, plume rouge et bleu, tunique bleu ciel doublée écarlate, cuirasse d'acier poli, aiguillettes mi-or et rouge, culotte en peau de daim, bottes fortes. Pour les officiers les ornements étaient en or mat.

Tenue de ville : Tunique tombante, pantalon écarlate double bande bleu ciel, aiguillettes, épée, chapeau bicorne.

Les chevaux étaient noirs ou bai bruns.

(Les Cent-Gardes, par M. Albert Verly.) L'auteur est le fils du colonel baron Verly qui commanda ce corps depuis sa formation jusqu'au 1er octobre 1870 où, n'ayant plus sa raison d'être, il fut supprimé et versé au 2 cuirassiers.

[8] Du reste, Napoléon III se trouvait en nombreuse et bonne compagnie sous les sarcasmes enfiellés de Victor Hugo. Le poète officiel de l'indulgence et de la fraternité était incapable de pardonner. Il écrivait du Pape. Pie IX, le plus doux des hommes, à qui un excès de bonté avait dicté une amnistie générale de tous ses ennemis

Le Pape Mastaï fusille ses ouailles ;

Il pose là l'hostie et commande le feu.

Il appelait l'archevêque Sibour, si connu pour sa charité, un vieux prêtre-infatue, un Sibour Iscariote, revendant le Dieu que Judas a vendu, il insulta Louis Veuillot dans sa mère et Mu de Ségur jusques dans sa cécité ; il épuisa le vocabulaire poissard, qui sous sa plume était riche, contre Baroche dont le nom n'est qu'un vomitif ; contre Troplong, paillasse, récureur d'égouts ; contre Rouher l'Auvergnat (ce qui lui paraissait une très grosse injure) ; contre Saint-Arnaud qui vole... autrement que l'oiseau ; contre Magnan immonde pourceau ; contre d'Hautpoul, Murat, Berger citrouilles contre Fould et Suin rebuts de ruisseau : enfin contre le Sénat tout entier

Le porc Sénat fouillant l'ordure du groin.

Victor Hugo avait des accès d'épilepsie sitôt qu'on manquait de respect à son idole, laquelle n'était autre que Victor Hugo lui-même.

[9] Le général Ambert. qui raconte cette anecdote, ajoute avec autant d'esprit que de justesse : Qui de nous peut regarder ses mains sans y retrouver la trace de la terre ? Tous, tant que nous sommes, avons dételé les bœufs de la charrue, les uns le matin, les autres à midi, et la plupart le soir. (Napoléon III dans les Illustrations du XIXe siècle.)