HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII. — RÉTABLISSEMENT DE L'EMPIRE.

 

 

Les vœux du peuple, si conformes aux secrets désirs de Louis-Napoléon, devinrent encore plus manifestes quand le Prince se remit à voyager en province, comme il faisait tous les ans durant les vacances parlementaires.

Il commença par l'Est. Le chemin de fer de Strasbourg venait d'être terminé ; Louis-Napoléon assista à sa bénédiction, à Strasbourg même. Meaux, La Ferté, Château-Thierry, Châlons-sur-Marne, Bar-le-Duc, Commercy lui firent de splendides réceptions. Nancy l'accueillit par un cri formidable de vive l'Empereur ! On évalua à plus de vingt-deux mille le nombre des habitants de la campagne accourus pour le saluer. Mais rien ne parut plus remarquable qu'un long défilé, en Alsace, de cent vingt chars traînés par quatre, six et même huit chevaux, et portant chacun une quinzaine de jeunes filles. Toutes étaient en costume alsacien ; leur ensemble étalait les couleurs nationales, les unes étaient vêtues de blanc, les autres de rouge, les autres de bleu. En tête de chaque char, sur lequel on lisait en grosses lettres le nom de la commune à laquelle il appartenait, le maire marchait à cheval, suivi d'un certain nombre de cavaliers. Les hommes poussaient des acclamations ; les jeunes filles agitaient des mouchoirs ou jetaient des fleurs en passant devant le Président.

A Bourges, Nevers, Moulins, La Palisse, Roanne, ce fut une ovation continuelle. Les cris de Vive l'Empereur ! dominaient partout, et de beaucoup les timides Vive la République ! ou même Vive le Président ! A l'entrée de Saint-Etienne se dressait un arc de triomphe monumental sur lequel se lisait la salutation latine : Ave, Cæsar imperator ! A Lyon, tout autre cri que Vive l'Empereur ! fut réputé malséant et séditieux ; la police arrêtait quiconque proférait celui de Vive la République ! Une statue équestre de Napoléon Ier venait d'être élevée sur la place Perrache. Louis-Napoléon leva solennellement le voile qui la couvrait encore. Il souleva en même temps, d'une main discrète, le voile qui, jusqu'ici, avait recouvert ses propres ambitions.

Après qu'il eut remercié les Lyonnais d'avoir eu, les premiers, l'idée de représenter à cheval, le vainqueur d'Austerlitz et d'Iéna, ce qui était rendre hommage à la légitimité et à la réalité de son règne, car on n'élève de statues équestres qu'aux souverains qui ont régné ; après avoir exalté Napoléon Ier médiateur entre deux siècles ennemis, puisqu'il tua l'ancien régime en rétablissant tout ce que ce régime avait de bon, et tua l'esprit révolutionnaire en faisant triompher les bienfaits de la Révolution, Louis-Napoléon fit un retour, modeste en apparence, sur lui-même :

Dès que le peuple s'est vu libre de son choix, il a jeté les yeux sur l'héritier de Napoléon, et je viens d'être salué, depuis Paris jusqu'à Lyon, par le cri unanime de Vive l'Empereur ! C'est bien plus, à mes yeux, un souvenir qui touche mon cœur, qu'un espoir qui flatte mon orgueil.

Fidèle serviteur du pays, je n'aurai jamais qu'un but : celui de reconstituer, dans ce grand pays bouleversé par tant de commotions et d'utopies, une paix basée sur la conciliation pour les hommes, sur l'inflexibilité des principes d'autorité, de morale, d'amour pour les classes laborieuses et souffrantes, de dignité nationale.

Nous sortons à peine de ces moments de crise où, les notions de bien et de mal étant confondues, les meilleurs esprits se sont pervertis. La prudence et le patriotisme exigent que, dans de semblables moments, la nation se recueille avant de fixer ses destinées ; et il est encore pour moi difficile de savoir sous quel nom je puis rendre les plus grands services.

Si le titre modeste de Président pouvait faciliter la mission qui m'est confiée, ce n'est pas moi qui désirerais changer ce titre contre celui d'Empereur.

La forme dubitative employée par le Prince équivalait à une demi-acceptation du titre impérial.

C'est à Grenoble que le cri de Vive l'Empereur ! se transforma en un autre plus précis encore et qui était, celui-là, une invitation formelle et directe au rétablissement de l'Empire ; c'est à partir de Grenoble que : Vive Napoléon III ! se répandit comme une tramée de poudre, fut répété dans tout le Midi et ne quitta plus le cortège présidentiel.

Pourquoi Napoléon III ? Napoléon II semblait plus rationnel, étant seul conforme à la vérité historique, et c'était le titre sous lequel Louis-Napoléon lui-même s'était présenté aux troupes, à Strasbourg, en 1836.

Mais les courtisans prétendirent que le numéro d'ordre trois était nécessaire pour marquer la continuité de l'hérédité impériale, que le deux avait appartenu au roi de Rome que le comte de Provence s'était intitulé, pour un motif analogue, Louis XVIII et non Louis XVII. On pouvait répliquer que Louis XVII, fils de Louis XVI, avait réellement régné sur un coin du territoire, tandis que le prétendu Napoléon II n'avait jamais été reconnu nulle part. Mais il s'agissait bien de vérité historique ! Louis-Napoléon se trouva flatté de paraître le troisième souverain de sa race ; il lui sembla qu'ainsi il plongeait plus profondément ses racines dans le passé.

L'adoption du numéro d'ordre qui prévalut a été expliquée aussi par un incident très simple et dans lequel les arguties historiques n'eurent aucune part. Un préfet avait confectionné, pour inviter ses administrés à bien recevoir le Prince Président, une vaste affiche sur laquelle le nom de Napoléon était suivi de trois points d'exclamation. Nous crierons tous Vive Napoléon !!! disait l'affiche. Les administrés lurent Vive Napoléon III et s'époumonèrent en conséquence. On en rit, mais on trouva que le hasard a parfois bien de l'esprit et l'appellation resta. Le Prince parut lui-même quelque peu étonné d'abord ; il chargea M. de Mortemart de demander au préfet ce que cela voulait dire. Le préfet expliqua l'erreur, tout en laissant entendre qu'elle avait été préparée et désirée par lui. Le Prince, saisissant aussitôt l'intention de cet habile homme, sourit et, frappant sur l'épaule de M. de Mortemart : Je ne savais pas, dit-il, que j'eusse un préfet aussi machiavélique[1].

Plus de soixante mille personnes saluèrent le Prince à Valence, plus de cent mille à Avignon. L'enthousiasme de Marseille parut toucher au délire, aiguillonné qu'il fut par la nouvelle d'un complot découvert la veille (24 septembre) contre la vie de l'auguste voyageur. Il s'agissait d'une machine infernale, formée de l'assemblage de vingt huit pièces bourrées de balles et qui furent saisies dans vingt-huit maisons différentes. Elles devaient être montées la nuit et lancées au passage du cortège présidentiel dans la rue d'Aix. Cette tentative odieuse valut au Prince des témoignages de sympathie jusques parmi les indifférents. Elle arriva avec un tel à propos que plusieurs affectèrent de la révoquer en doute, ou même de l'attribuer à l'imagination complaisante de la police. Le peuple y crut, et l'on a vu depuis d'autres machines meurtrières qui rendent vraisemblable la réalité de celle-ci.

Louis-Napoléon décréta la construction d'une nouvelle cathédrale à Marseille. Aux remerciements de l'évêque il répondit : Mon gouvernement, je le dis avec orgueil, est le seul, depuis longtemps, qui favorise la religion par conviction, par foi en ses dogmes et estime de sa morale, et non comme moyen politique. Est-il étonnant, après de telles paroles, que le clergé et la masse des catholiques se laissassent séduire ?

De Marseille, le Président alla par mer à Toulon. Toute l'escadre de la Méditerranée l'y accompagna ou vint à sa rencontre. Nous ne nous arrêterons pas à décrire les ovations d'Aix, de Nimes, de Béziers, de Narbonne, de Carcassonne, d'Agen, de Toulouse. Jamais peut-être les populations méridionales, si chaudes et si expressives, ne vibrèrent avec plus d'ensemble. Notons seulement la noble et touchante réponse que fit le Prince à Mgr Mioland, archevêque de Toulouse, qui, étant évêque d'Amiens au temps de la captivité de Ham, l'avait visité plusieurs fois dans sa prison :

Monseigneur, les paroles que vous venez de m'adresser me rappellent cette voix vénérable qui me fit entendre autrefois les consolations de la religion alors que j'étais captif. Je les reçus, ces consolations, avec reconnaissance : elles m'étaient données avec tant de bonté ! Le souvenir m'en est précieux et cher ; vous avez paru craindre de le réveiller, mais moi je ne puis le laisser dans l'oubli. Oui, Monseigneur, la religion a des remèdes et des douceurs qu'on chercherait vainement en dehors d'elle, et l'Eglise a des prières qu'on doit réclamer avec confiance, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Les vôtres, Monseigneur, et celles de votre digne clergé, ne me feront pas défaut ; elles m'aideront puissamment à faire toujours mon devoir.

Les cris de Vive Napoléon III, vive l'Empereur ! éclataient maintenant partout, et éclataient seuls ; il n'était plus question de République, pas plus que si elle n'eût jamais existé. Aussi le Prince pensa-t-il pouvoir cesser de se contraindre. Il choisit Bordeaux pour avouer que, lui non plus, ne répugnait pas au rétablissement de l'Empire[2].

Le discours rassurant qu'il prononça à cette occasion eut un retentissement prodigieux ; il faut le faire connaître tout entier :

Messieurs, l'invitation de la Chambre de commerce, que j'ai acceptée avec empressement, me fournit l'occasion de remercier

votre grande cité de son accueil si cordial, de son hospitalité si pleine de magnificence ; et je suis bien aise aussi, vers la fin de mon voyage, de vous faire part des impressions qu'il m'a laissées.

Le but'de ce voyage, vous le savez, était de connaître par moi-même nos belles provinces du Midi, d'approfondir leurs besoins. Il a toutefois donné lieu à un résultat beaucoup plus important.

En effet, je le dis avec une franchise aussi éloignée de l'orgueil que d'une fausse modestie, jamais peuple n'a témoigné d'une manière plus directe, plus spontanée, plus unanime, la volonté de s'affranchir des préoccupations de l'avenir, en consolidant dans la même main un pouvoir qui lui est sympathique. C'est qu'il connaît à cette heure et les trompeuses espérances dont on le berçait, et les dangers dont il était menacé.

Il sait qu'en 1852 la société courait à sa perte, parce que chaque parti se consolait du naufrage général par l'espoir de planter son drapeau sur les débris qui pourraient surnager. Il me sait gré d'avoir sauvé le vaisseau en y arborant seulement le drapeau de la France.

Désabusé d'absurdes théories, le peuple a acquis la conviction que ces réformateurs prétendus n'étaient que des rêveurs : car il y avait toujours disproportion, inconséquence, entre leurs moyens et le résultat promis.

Aujourd'hui la France m'entoure de ses sympathies parce que je ne suis pas de la famille des idéologues. Pour faire le bien du pays, il n'est pas besoin d'appliquer de nouveaux systèmes, mais de donner, avant tout, confiance dans le présent, sécurité dans l'avenir. Voilà pourquoi la France semble vouloir revenir à l'Empire.

Il est néanmoins une crainte à laquelle je dois répondre. Par esprit de défiance, certaines personnes se disent : L'Empire, c'est la guerre. Moi je dis : L'Empire, c'est la paix. C'est la paix parce que la France la désire, et, lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille.

La gloire se lègue bien à titre d'héritage, mais non la guerre. Est-ce que les princes qui s'honoraient justement d'être les petits-fils de Louis XIV, ont recommencé ses luttes ?

La guerre ne se fait pas par plaisir, elle se fait par nécessité ; et à ces époques de transition où partout, à côté de tant d'éléments de prospérité, germent tant de causes de mort, on peut dire avec vérité Malheur à celui qui le premier donnerait en Europe le signal d'une collision dont les conséquences seraient incalculables !

J'en conviens ; et cependant j'ai, comme l'Empereur, bien des conquêtes à faire. Je veux, comme lui, conquérir à la conciliation les partis dissidents, et ramener dans le courant du grand fleuve populaire ces dérivations hostiles qui se perdent sans profit pour personne.

Je veux conquérir à la religion, à la morale, à l'aisance, cette partie encore si nombreuse de la population qui, au milieu d'un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ ; qui, au sein de la terre la plus fertile du monde, peut à peine jouir de ses produits de première nécessité.

Nous avons d'immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser, des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de chemin de fer à compléter. Nous avons en face de Marseille un vaste royaume à assimiler à la France. Nous avons tous nos grands ports de l'Ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces communications qui nous manquent encore. Nous avons enfin partout des ruines à relever, des faux dieux à abattre, des vérités à faire triompher.

Voilà comment je comprendrai l'Empire, si l'Empire doit se rétablir.

Telles sont les conquêtes que je médite, et vous tous qui m'entourez, qui voulez comme moi le bien de la patrie, vous êtes mes soldats !

L'Empire, c'est la paix ! Cet axiome, de la solidité duquel doutèrent seuls quelques esprits sceptiques et chagrins, qui osaient à peine exprimer leur pensée tout haut, fit le tour de la France et de l'Europe. Du mélange d'admiration et d'effroi avec lequel on se rappelait les guerres incessantes et les hécatombes humaines du premier Empire, il ne subsista plus que l'admiration. A dater de ce moment toutes les villes reçurent le Prince comme un souverain. Angoulême, Saintes, La Rochelle, Niort, Poitiers, Tours, Blois, Orléans rivalisèrent à qui répèterait le plus haut : Vive l'Empereur ! Vive Napoléon III.

A Rochefort, le Prince voulut coucher dans la chambre où Napoléon Ier avait passé sa dernière nuit avant de se livrer aux Anglais. Il y fit sans doute des réflexions sur l'instabilité des choses humaines, mais il était loin de supposer qu'à son tour il mourrait en terre britannique et non sur le sol de la patrie.

La fin du voyage fut marquée par un grand acte de justice nationale. Abd-el-Kader était retenu prisonnier au château d'Amboise, en dépit de la parole que lui avait donnée Lamoricière, au nom de la France, en acceptant son épée. Louis-Napoléon se rendit à Amboise et annonça à l'émir vaincu que désormais il était libre, qu'on allait le conduire dans les états du Sultan et que là il recevrait du gouvernement français une pension digne de son ancien rang et pourrait choisir sa résidence. Abd-el-Kader se fixa à Damas ; nous l'y retrouverons huit ans plus tard, protégeant en Asie les chrétiens qu'il avait si vaillamment combattus en Afrique.

Deux autres actes de clémence ou d'habileté accentuèrent les déclarations pacifiques de Bordeaux. L'un fut le renvoi d'une partie de l'armée dans ses foyers ; l'autre fut l'autorisation donnée à MM. Thiers, de Rémusat, Antony Thouret, Jules de Lasteyrie, Duvergier de Hauranne, général Laydet, et à huit autres anciens représentants de rentrer librement en France.

La capitale ne voulut pas rester inférieure aux villes de province et, le 16 octobre, à son retour, le Prince y fut reçu avec le cérémonial et la splendeur conformes au pouvoir suprême dont la pensée populaire l'avait déjà investi. Sous le ciel de Paris, où les régimes politiques se succèdent si vite, l'ovation populaire est une fleur de printemps ; elle ne croit spontanée que dans la jeunesse d'un régime nouveau ; mais alors, pour peu qu'on la cultive, elle acquiert des proportions colossales. Le 16 octobre 1852 a pu être égalé sous le Consulat, peut-être même après la deuxième rentrée des Bourbons ; il n'a jamais été dépassé. Qu'on se figure, par une de ces journées sereines que le soleil éclaire de tous ses rayons, cette ligne immense des boulevards commençant à la gare d'Orléans et se prolongeant, dans une étendue de deux lieues, jusqu'aux Champs-Elysées, qu'on se la figure ornée, clans toute sa longueur, de maisons pavoisées, d'arbres transformés en immenses bouquets par les drapeaux flottant au vent, de faisceaux d'armes et d'arcs de triomphe ; une double haie de gardes nationaux et de soldats s'étendant d'un bout des boulevards à l'autre ; la foule, profondément émue, se pressant aux fenêtres, sur les toits, encombrant les trottoirs, disputant la place à la cavalerie chargée de maintenir les passages libres ; toutes les corporations ouvrières de Paris, rangées chacune sous sa bannière : des groupes innombrables d'enfants des écoles, de jeunes filles en robes blanches, avec des couronnes au front ; les lemmes agitant leurs mouchoirs et jonchant de fleurs le passage du Prince ; Louis-Napoléon, monté sur un beau cheval que tout Paris connaissait, marchant seul, au pas, en avant de son brillant état-major, saluant avec une émotion visible tout ce peuple qui l'acclamait au cri magique de Vive l'Empereur ! ; derrière lui tous les grands corps de l'Etat, et de vieux généraux, des centaines d'officiers rajeunis de quarante ou cinquante ans, criant plus fort que les autres, avec des larmes dans les yeux et des tremblements dans la voix : ils avaient enfin retrouvé leur vieux cri de ralliement et de gloire et se figuraient accompagner le grand capitaine, l'homme de Marengo et de Wagram.

Et qu'on ne s'imagine point qu'il n'y eut-là qu'une pompe purement officielle ; à chaque pas les arcs de triomphe, les trophées industriels, les aigles gigantesques, aux ailes déployées, les estrades ornées de draperies faisaient lire les inscriptions les plus caractéristiques : Les ouvriers du XIIe arrondissement à Louis-Napoléon !Les artistes de l'Hippodrome et des Arènes, à Napoléon III !Le VIIIe arrondissement (faubourg Saint-Antoine) à Louis-Napoléon ! — Sur la façade du théâtre lyrique : 7.500.000 voix ; sur celle de l'Ambigu : Vox populi, vox Dei (voix du peuple, voix de Dieu) et sur celle du théâtre de la Porte Saint-Martin : Ave, Cæsar imperator (Salut, César empereur !) ; enfin, en plusieurs endroits : L'Empire, c'est la paix !La France est satisfaite, le monde est tranquille. — Confiance dans le présent, sécurité dans l'avenir. — Vous voulez le bien de la Patrie, nous sommes vos soldats. — A Napoléon III, Empereur... protecteur de la paix... protecteur du travail... protecteur des arts... sauveur de la civilisation.

Sur la place Walhubert, le prince s'arrêta dans un pavillon où l'attendait le Conseil municipal. Le Préfet de la Seine le harangua, l'appelant non plus Monsieur le Président de la République, mais Votre Altesse et Monseigneur ; il lui dit, après avoir rappelé la marche triomphale à travers la France :

Cédez, Monseigneur, aux vœux du peuple tout entier. La Providence emprunte sa voix pour vous dire de terminer la mission qu'elle vous a confiée en reprenant la couronne de l'immortel fondateur de votre dynastie. Ce n'est qu'avec le titre d'Empereur que vous pourrez remplir toutes les promesses du magnifique programme que, de Bordeaux, vous venez d'adresser à l'Europe attentive.

Paris vous secondera dans les grands travaux que vous méditez pour le bonheur du pays : et, de même qu'à la voix de Napoléon Ier nos pères se sont levés pour défendre l'indépendance de la Patrie, ainsi, Prince, dans les conquêtes pacifiques auxquelles vous appelez la France, nous serons tous vos soldats. Vice Napoléon III.

Le Prince répondit avec modestie :

Je suis d'autant plus heureux des vœux que vous m'exprimez au nom de la ville de Paris, que les acclamations qui me reçoivent ici continuent celles dont j'ai été l'objet pendant mon voyage.

Si la France veut l'Empire, c'est qu'elle pense que cette forme de gouvernement garantit mieux sa grandeur et son avenir.

Quant à moi, sous quelque titre qu'il me soit donné de la servir, je lui consacrerai tout ce que j'ai de forces, tout ce que j'ai de dévouement.

Le cortège se termina non au palais de l'Elysée, mais à celui des Tuileries.

Le Prince y entra, suivi immédiatement de ceux qui, on peut le dire, lui en avaient ouvert les portes : Morny, Saint-Arnaud, Persigny. Il y trouva réunis les princes de sa famille et ceux de ses amis ou des grands dignitaires que l'âge, ou tout autre motif, avaient empêchés d'aller l'attendre à la gare d'Orléans. Après quelques instants de repos, il sortit pour aller visiter les travaux du Louvre, félicita l'architecte, M. Visconti, et, informé qu'un grand nombre de députations stationnaient encore dans le jardin des Tuileries, se montra un instant au balcon de la salle des Maréchaux et recueillit de nouvelles acclamations d'une foule immense. Puis les députations défilèrent, bannières en tête, par le pavillon de l'Horloge et la place du Carrousel et, ranimant l'enthousiasme dans les rues qu'elles traversaient, se répandirent par la ville qui s'apprêtait à se couvrir des feux d'une illumination digne de la capitale de l'Empire.

Le Prince paraissait donc plutôt obéir à l'opinion que céder à une ambition personnelle. Il acceptait la couronne, il ne la prenait pas. En réalité, il l'avait prise, prise par la ruse et par la force, onze mois auparavant. Mais on ne se souvenait déjà plus qu'un acte de violence avait précédé la votation populaire.

Le Sénat, chargé de veiller au maintien de la Constitution, fut convoqué le 5 novembre pour entendre communication d'un message par lequel le Prince l'invitait à délibérer sur la volonté émise par la nation. Après avoir exprimé l'avis que la Constitution de 1852 fût maintenue et que le changement portât seulement sur la forme, Louis-Napoléon ajoutait :

Dans le rétablissement de l'Empire, le peuple trouve une garantie à ses intérêts et une satisfaction à son juste orgueil : ce rétablissement garantit ses intérêts en assurant l'avenir, en fermant l'ère des révolutions, en consacrant encore les conquêtes de 39 ; il satisfait son juste orgueil parce que, en relevant avec liberté et avec réflexion ce que l'Europe entière avait renversé, il y a trente-sept ans, par la force des armes, au milieu des désastres de la patrie, le peuple venge noblement ses revers, sans faire de victimes, sans menacer aucune indépendance, sans troubler la paix du monde.

Je ne me dissimule pas néanmoins tout ce qu'il y a de redoutable à accepter aujourd'hui et à mettre sur sa tête la couronne de Napoléon ; mais mes appréhensions diminuent par la pensée que, représentant à tant de titres la cause du peuple et la volonté nationale, ce sera la nation qui, en m'élevant au trône, se couronnera elle-même.

Deux jours après (7 novembre), le Sénat offrit à l'acceptation du peuple un sénatus-consulte en vertu duquel la dignité impériale était rétablie dans la personne de Napoléon III et de ses successeurs, de mâle en mâle et par ordre de primogéniture. A défaut d'héritier direct, c'était à l'Empereur à régler lui-même l'ordre de succession en désignant dans sa famille le Prince qui devait lui succéder.

Le peuple fut appelé à se prononcer par oui ou par non, sur l'acceptation de ce sénatus-consulte. Malgré des pluies torrentielles, les électeurs ne firent pas défaut. Le recensement, fait par le Corps législatif, constata 7.824.189 oui contre 253.145 non et 63.126 voix perdues ou bulletins nuls.

Dans la soirée du fier décembre, le Sénat, le Corps législatif et le Conseil d'Etat se présentèrent à Saint-Cloud où se trouvait le Prince, pour lui faire connaître officiellement ce magnifique résultat.

Louis-Napoléon déclara qu'il accédait à la volonté du peuple et le lendemain, sans autre cérémonie, il fit son entrée à Paris en qualité d'Empereur. Il serait superflu de mentionner à nouveau les acclamations de la capitale.

C'était l'anniversaire du coup d'Etat. C'était aussi celui de la bataille d'Austerlitz et du couronnement de Napoléon Ier à Notre-Dame de Paris.

La suite nous montrera comment ce grand fait, si irrésistible et si fort, a eu si peu de durée. Vingt-six ans après la chute de l'Empire, ceux qui sont nés sous sa domination se demandent comment il a pu tomber ; mais ceux qui, plus âgés, le virent naître, s'étonnent encore davantage qu'il ait pu se produire.

L'armée et le peuple furent affolés par la légende napoléonienne. La source des passions du peuple est dans l'imagination, non dans le raisonnement ; puis le peuple aime à se sentir gouverné ; il ne comprendra jamais une royauté constitutionnelle, où le roi n'a aucune action, ni une république anonyme dans laquelle personne n'est responsable ; ceci est tellement vrai qu'en dépit de trois invasions que nous attirèrent les Bonaparte, en dépit de la décadence de la patrie descendue du premier rang au quatrième ou au cinquième dans l'ordre des puissances européennes, le peuple recommencera demain, s'il en a l'occasion.

Les catholiques se montrèrent crédules. Ils avaient besoin d'être rassurés contre le retour des horreurs révolutionnaires et ils furent séduits par la concession de la liberté d'enseignement, non moins que par la tenue correcte de Louis-Napoléon. Le clergé se rallia chaudement à l'Empire[3].

Ceux qui s'appelaient libéraux, ou voltairiens ne furent guères moins favorables que leurs adversaires les catholiques. On en a pour témoignage des documents inoubliables, entre autres une circulaire émanant de la plus haute autorité, et que nous a conservée le Moniteur du 15 octobre 1852 :

A. L. G. D. G. A. D. L'U. *** A l'unanimité, le Grand-Orient de France au prince L.-N. Bonaparte.

La Maçonnerie est une œuvre philanthropique ; elle a pour mission de créer et de propager toute institution qui tend à faire le bien ; elle enseigne les vertus paisibles de la famille, l'amour et la foi en Dieu. Elle interdit à ses adeptes toutes discussions politiques ; mais cette prescription, qui est rigoureusement observée par nous, peut-elle fermer nos cœurs à la reconnaissance, ce sentiment si naturel et si généreux ?

Jamais, Prince, nous n'avons oublié tout ce que nous devons à l'Empereur votre oncle, qui nous accorda toujours sa puissante protection et voulut bien nous admettre à lui présenter nos hommages.

Lors des jours néfastes de 1814 et 1815, on ne nous vit pas manifester d'adhésion au nouveau pouvoir ; tant que vécut le roi Joseph, notre grand maître d'heureuse mémoire, nous lui conservâmes notre foi.

Après sa mort nous avons attendu.

A peine, par votre énergie et votre héroïque courage, grand Prince, aviez-vous sauvé la France, que nous nous empressions d'acclamer grand maitre de l'ordre l'illustre prince Murat, si digne de suivre vos destinées.

La vraie lumière maçonnique vous anime, grand Prince. Qui pourra jamais oublier les sublimes paroles que vous avez prononcées à Bordeaux ? Pour nous, elles nous inspirent toujours, et nous serons fiers d'être, sous un pareil chef, les soldats de l'humanité.

Prince, la France vous doit son salut ! Ne vous arrêtez pas au milieu d'une aussi belle carrière ; assurez le bonheur de tous, en plaçant la couronne impériale sur votre noble front. Acceptez nos hommages et permettez-nous de vous faire entendre le seul cri que nous ayons dans le cœur : Vive l'Empereur !!!

La Franc-Maçonnerie avait d'abord jugé prudent de fermer ses loges, après le 2 Décembre 1851 ; mais dès que le nouveau Pouvoir parut définitif, elle s'en rapprocha timidement et pria l'Empereur de lui choisir lui-même un grand maitre. L'Empereur désigna un membre de sa famille, le prince Lucien Murat, fils de l'ancien roi de Naples, initié dès 1821, en Autriche, dans ce château de Frohsdorff qui, vingt ans plus tard, devait devenir la résidence du comte de Chambord. Le Grand-Orient adopta ce choix à l'unanimité, dans son convent du 9 janvier 1852[4].

Le 23 octobre de la même année fut créé un atelier qui mérite une mention spéciale : la loge Bonaparte. Sur le tableau nominatif de ses membres d'honneur figuraient les noms suivants :

L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

Protecteur de l'ordre maç*** 1804

L'EMPEREUR NAPOLÉON III

Protecteur de l'ordre maç*** 1852

MEMBRES D'HONNEUR DE LA LOGE

LL*** AA*** IMP***, LL*** TT*** III*** FF*** PRINCES :

LUCIEN MURAT, 33e***, G*** M*** de l'Ordre, Vén*** d'Hon*** ;

BONAPARTE, 33e***, G*** Surv*** d'Hon*** ;

NAPOLÉON BONAPARTE, 18e :., 2e G :. Surv*** d'Hon*** ;

PIERRE BONAPARTE, 18e***, CHARLES BONAPARTE ;

LOUIS BONAPARTE ; ANTOINE BONAPARTE ;

JOACHIM-NAPOLÉON MURAT, M*** ; baron de CHASSIRON 33e*** ;

Le général MONTHOLON, 18e*** ; BACCIOCHI, M***[5].

L'astronome Arago, vieux républicain et membre du gouvernement provisoire de 1848, refusa le serment. Il comptait  sur la gloire d'une destitution brutale. Le Prince lui joua l'habile tour de le dispenser du serment et de lui laisser ses pensions et ses places.

M. Jules Simon, suppléant de Victor Cousin à la Sorbonne, n'avait pas les mêmes titres à être épargné. Il refusa, lui aussi, le serment ; mais ses prévisions ne le trompèrent point. Il s'attendait à être révoqué ; il le fut.

Ainsi, en laissant de côté les exceptions, toutes les opinions eurent leur part de responsabilité, tous les partis furent abusés, subjugués, fascinés par cet homme étrange que la destinée se plut à pétrir de contradictions : hardi et hésitant, énergique et faible, ambitieux jusqu'à l'assassinat et doux de parole et d'esprit, religieux et exploitant la religion, faisant fi du serinent et en exigeant des autres, révolutionnaire et conservateur résolu défenseur de la papauté et auteur de la ruine du pouvoir temporel, passionné pour la grandeur de son nom et de son pays et aboutissant à ruiner le prestige de l'un et de l'autre ; mais n'anticipons point, les fatales conséquentes de son incohérente activité nous apparaîtront assez tôt.

Il ne s'éleva, contre le rétablissement de l'Empire, que deux protestations, venues toutes deux de l'exil.

L'une, furibonde, était datée de Londres et signée du Comité révolutionnaire. Elle annonçait sans ambages que la République escamotée aurait recours au régicide.

Citoyens, disait-elle, la démocratie a dû s'imposer quelques mois d'attente et de souffrance avant de frapper le brigand qui souille notre pays, afin de se réorganiser malgré la terreur bonapartiste.

Soyez donc prêts à tout et à tout instant... Quand la grande nouvelle vous arrivera, qu'elle vous trouve debout, sans vous surprendre comme celle du 2 Décembre ; rappelez-vous que ce jour-là vous avez attendu en vain un signal de la part des traîtres ou des lâches qui se disaient vos chefs ; ne soyez donc plus des moutons qu'on mène, soyez des hommes.

Aussitôt que vous apprendrez que l'infâme Louis-Napoléon a reçu son juste châtiment, quel que soit le jour ou l'heure, partez de tous les points à la fois pour le rendez-vous convenu entre plusieurs groupes, et de là marchez ensemble sur les cantons, les arrondissements et les préfectures, afin d'enfermer dans un cercle de fer et de plomb tous les vendus qui, en prêtant serment, se sont rendus complices des crimes de leur maitre. Purgez une bonne fois la France de tous ces brigands qu'elle nourrit et qui la rongent... En punissant les pervers, le peuple devient le ministre de la justice de Dieu...

L'autre était plus modérée et plus digne :

Français, écrivait le représentant de la monarchie, petit-fils de Charles X, en présence des épreuves de ma patrie, je me suis volontairement condamné à l'inaction et au silence. Je ne me pardonnerais pas d'avoir pu, un seul moment, aggraver ses embarras et ses périls. Séparé de la France, elle m'est chère et sacrée autant et plus encore que si je ne l'avais jamais quittée. J'ignore s'il me sera donné de revoir un jour mon pays ; mais je suis sûr qu'il n'aura pas à me reprocher une parole, une démarche qui puisse porter atteinte à sa prospérité et à son repos. C'est son honneur comme le mien, c'est le soin de son avenir, c'est mon devoir envers lui, qui me décident à élever la voix aujourd'hui.

Français, vous voulez la Monarchie : vous avez reconnu qu'elle seule peut vous rendre, avec un gouvernement régulier et stable, cette sécurité de tous les droits, cette garantie de tous les intérêts, cet accord permanent d'une autorité forte et d'une sage liberté, qui fondent et assurent le bonheur des nations. Ne vous livrez pas à des illusions qui, tôt ou tard, vous seraient funestes. Le nouvel Empire qu'on vous propose ne saurait être cette Monarchie tempérée et durable dont vous attendez tous ces biens. On se trompe et on vous trompe quand on vous les promet en son nom. La Monarchie véritable, la Monarchie traditionnelle, appuyée sur le droit héréditaire et consacrée par le temps, peut seule vous remettre en possession de ces précieux avantages et vous en faire jouir à jamais. Le génie et la gloire de Napoléon n'ont pu suffire à fonder rien de stable ; son nom et son souvenir y suffiraient bien moins encore. On ne rétablit pas la sécurité en ébranlant le principe sur lequel repose le trône, et on ne consolide pas tous les droits, en méconnaissant celui qui est parmi nous la base nécessaire de l'ordre monarchique. La Monarchie en France, c'est la maison royale de France, indissolublement unie à la nation. Mes pères et les vôtres ont traversé les siècles, travaillant de concert, selon les mœurs et les besoins du temps, au développement de notre belle patrie. Pendant quatorze cents ans, seuls entre tous les peuples de l'Europe, les Français ont toujours eu à leur tête des princes de leur nation et de leur sang. L'histoire de mes ancêtres est l'histoire de la grandeur progressive de la France ; et c'est encore la Monarchie qui l'a dotée de cette conquête d'Alger, si riche d'avenir, si riche déjà par les hautes renommées militaires qu'elle a créées, et dont la gloire s'ajoute à toutes ses gloires.

Quels que soient sur vous et sur moi les desseins de Dieu, resté chef de l'antique race de vos rois, héritier de cette longue suite de monarques qui, durant tant de siècles, ont incessamment accru et fait respecter la puissance et la fortune de la France, je me dois à moi-même, je dois à ma famille et à ma patrie, de protester hautement contre des combinaisons mensongères et pleines de dangers. Je maintiens donc mon droit, qui est le plus sûr garant des vôtres ; et, prenant Dieu à témoin, je déclare à la France et au monde que, fidèle aux lois du royaume et aux traditions de mes aïeux, je conserverai religieusement jusqu'à mon dernier soupir le dépôt de la Monarchie héréditaire dont la Providence m'a confié la garde, et qui est l'unique port de salut où, après tant d'orages, cette France, objet de tout notre amour, pourra retrouver enfin le repos et le bonheur.

Louis-Napoléon accusa réception de ces deux manifestes en les faisant insérer au Moniteur (5 novembre). Il se jugeait assez fort pour se permettre sans inconvénient cet acte de défi envers leurs auteurs, et il ne se trompait pas. En effet, la nation n'éprouvait pour le moment, à l'égard des démagogues, que de la lassitude et de l'horreur, et elle se sentait tout heureuse d'abdiquer une souveraineté qui lui pesait parce qu'elle n'avait pas su s'en servir.

Quant au comte de Chambord, l'inaction persévérante qu'il cherchait à justifier au commencement de son manifeste, et qui demeura jusqu'à la fin la très correcte mais très peu profitable règle de sa vie, faisait qu'on ne le connaissait pas. Il ne voulait s'abaisser à aucune compromission, ni faire aucune violence à la fortune ; il attendait que le peuple l'appelât. Si le peuple l'eût connu, s'il eût été capable d'apprécier une telle loyauté, un tel désintéressement, le peuple l'eût appelé et la France eût évité ainsi bien des malheurs. Mais, en attendant, un autre avait pris sa place.

Les puissances européennes mirent toute la mauvaise grâce possible à reconnaitre le nouveau Pouvoir. L'Angleterre, par la plume même d'un ministre des affaires étrangères qui était l'ami particulier de Louis-Napoléon, affectait de ne lui donner dans ses dépêches que le titre d'Altesse royale, comme si elle reconnaissait en lui l'héritier du roi de Hollande, mais non celui de l'Empereur des Français. Ce fut bien pire lorsque le nouveau souverain eut été formellement proclamé sous le nom de Napoléon III ; la diplomatie anglaise, toujours par l'organe de lord Malmesbury, exigea en quelque sorte les explications les plus byzantines sur l'interprétation à donner à ce titre. Napoléon consentit à mander l'ambassadeur, lord Cowley, pour lui déclarer qu'il ne considérait pas son Empire comme rétrospectivement héréditaire, et cela pour les motifs suivants : 1° si telle eût été sa manière de voir, il se serait appelé Napoléon V, attendu que son oncle Joseph et son père Louis avaient tous les deux survécu au duc de Reichstadt ; 2° s'il s'était considéré comme Empereur par droit d'hérédité, il n'aurait pas eu besoin d'élection ; 3° enfin, dans la même hypothèse, il aurait fait dater son règne de la mort de son cousin ou de son père. Le comte Walewski, à Londres, répéta de vive voix ces mêmes assurances au chef du Foreign-office. Il semble qu'elles eussent dû suffire. Néanmoins lord Malmesbury adressa à lord Cowley deux dépêches assez considérables, qui se trouvent in extenso dans ses Mémoires, pour exiger que l'interprétation ci-dessus figurât aux documents officiels.

Au public français, l'Empereur et ses amis donnaient une autre explication plus simple. il était Napoléon III et non Napoléon II, à cause du précédent posé par Louis XVIII qui ne s'était point nommé Louis XVII. On pouvait répliquer qu'il avait existé réellement un Louis XVII, que le fils de Louis XVI avait été reconnu par une fraction du territoire français et par les puissances étrangères, que des armées s'étaient battues sous ses drapeaux et en son nom, tandis que le duc de Reichstadt n'avait jamais été reconnu par personne comme Napoléon II. Mais à quoi bon cette querelle de mots Peu importait le chiffre si l'homme avait les qualités que l'opinion croyait voir dans ce nom prestigieux de Napoléon. On s'étonne de l'importance que l'Angleterre attacha à cette affaire, surtout si lord Cowley connaissait la véritable origine du nombre III dans l'anecdote que rapporte lord Malmesbury.

L'adhésion de l'Angleterre fut enfin donnée le 6 décembre. Elle avait été devancée, dès le 3, par celle d'un Etat de second ordre, le royaume des Deux-Siciles, où régnait un Bourbon qui visiblement chercha à désarmer, par cet empressement, les préventions dont il se savait l'objet de la part du nouvel Empereur. Arrivèrent ensuite successivement, dans un espace de temps assez court, les félicitations d'autres petits pays : Belgique, Piémont, Espagne, Pays-Bas, Danemark, Suède, Saint-Siège, Portugal et Turquie. Mais les trois grandes puissances continentales parurent vouloir se faire prier encore plus que l'Angleterre. Les souverains de Russie, d'Autriche et de Prusse s'étaient promis entre eux de refuser au parvenu que le suffrage populaire venait de faire leur égal, le titre de frère consacré dans les relations officielles entre têtes couronnées. Les deux derniers réfléchirent et reculèrent, au moment de commettre cette incorrection. Mais le premier se croyait de taille à pouvoir marquer impunément, même tout seul, sa mauvaise humeur. L'ambassadeur de Russie à Paris présenta donc aux Tuileries, le 5 janvier 1853, en grande cérémonie, des lettres de créance dans lesquelles Napoléon III était appelé mon bon ami au lieu de Monsieur mon frère par le Tsar Nicolas Ier.

Il est d'usage que le souverain, à qui une copie en a déjà été remise, reçoive ces lettres closes et se borne à les passer son ministre des Affaires étrangères sans les ouvrir. Napoléon III fit autrement. Il avait préparé sa réplique. Il rompit le cachet et parcourut attentivement la lettre ; après quoi il pria, de sa voix la plus caressante, l'ambassadeur russe, de remercier chaleureusement Sa Majesté le Tsar de sa bienveillance et tout particulièrement de l'appellation de mon bon ami, qu'il lui adressait ; car, ajouta-t-il, si l'on subit ses frères, on choisit ses amis.

Seulement, quand son bon ami, à Saint-Pétersbourg, le 12 janvier, reçut à son tour l'ambassadeur de France : Qu'est-ce donc, lui demanda-t-il, le front rembruni, que cette ouverture conciliatrice de votre gouvernement, dont vous avez parlé à mon ministre Nesselrode, au sujet de la question des Lieux-Saints ? Est-ce qu'il existe réellement entre nous une question des Lieux-Saints ? L'ambassadeur ne put fournir aucune explication, Napoléon III n'ayant pas l'habitude de confier ses projets à ses serviteurs, sinon pour l'exécution ; mais ces ouvertures prétendues conciliatrices n'étaient pas un mythe ; elles constituaient le premier pas dans la voie qui allait, quelques mois plus tard, donner un premier démenti à l'aphorisme de Bordeaux l'Empire, c'est la paix ! et conduire une flotte française dans la Mer Noire.

Au roi de Naples, qui avait donné l'exemple, il ne fut tenu aucun compte de son empressement à reconnaître le nouveau régime ; mais des retards et des hésitations de l'Empereur de Russie, bonne note fut prise. La mémoire des injures est plus tenace que celle des bienfaits.

 

 

 



[1] Lord Malmesbury, dans ses Mémoires, en citant cette anecdote, cite également le nom de la ville où elle se serait passée. D'après lui ce serait Bourges, mais il doit se tromper sur ce point. Ni Lyon, ni aucune autre des villes qui furent visitées entre Bourges et Grenoble, ne connut le Napoléon III ; il n'éclata qu'à Grenoble.

[2] Une anecdote des plus gaies nous a été conservée, sur l'entrée à Bordeaux, par M. H. Wallon, dans son Eloge d'Alfred Maury :

Le préfet avait fait dresser aux abords de la ville un arc de triomphe. Une couronne devait descendre sur la tête du Prince au moment où il passerait et l'arc portait cette inscription : Il l'a bien méritée !

Mais un coup de vent enleva la couronne ; il ne resta que la corde, toujours avec l'inscription : Il l'a bien méritée !

Le préfet, baron Haussmann, aurait pu voir se terminer là sa très brillante carrière ; mais le Prince eut assez d'esprit pour paraitre ne pas comprendre un quiproquo allégorique qui indignait les uns et réjouissait les autres. En raison de la couronne il pardonna la corde au malchanceux inventeur de l'arc de triomphe.

[3] Il y eut des exceptions, par exemple le Père Lacordaire, M. de Melun, M. Cochin, Mgr Dupanloup ; mais ce furent des exceptions. Montalembert et Louis Veuillot entrainèrent la masse. M. de Melun a dans ses Mémoires une page instructive sur son attitude et celle de Montalembert :

Un homme capable de tout, même du bien, pour arriver au pouvoir et s'y maintenir, mais ne prenant pour guide que son intérêt, n'était pas l'affaire d'un homme comme Montalembert, disposé à tout sacrifier, mais au triomphe d'un principe et d'une idée. Montalembert se retira peu après et laissa voir son mécontentement. L'Agamemnon envoya des Ulysses à cet Achille retiré sous sa tente, pour tacher de le ramener en lui offrant la vice-présidence du Sénat ; d'eux, le favori chargé le plus souvent de ces missions, Persigny, eut avec lui une longue conférence, ou chacun développa son système, et qui aboutit à cette conclusion, peu faite pour rétablir l'harmonie : Votre système et le nôtre sont aux deux extrémités du monde.

Sur ces entrefaites, parut le décret qui confisquait les biens de la famille d'Orléans. Montalembert en fut outré ; ce ne fut cependant pas, comme on l'a cru, le motif de sa rupture, car je l'entendis alors se féliciter d'avoir devancé cet acte par sa retraite et de la voir ainsi justifiée, mais cette violation de tous les principes mit le comble à son indignation.

Cependant on ne renonça pas à sa bienveillance sans quelques efforts pour le ramener. Une dernière démarche fut encore tentée auprès de lui par un parent qui était autrefois son collègue, et qui, déjà connu par son dévouement au Président, était en train de recueillir les fruits de services plus au moins occultes qu'il lui avait rendus. Il vint de la part du Prince lui-même offrir une réconciliation et lui demander s'il voulait être ami ou ennemi. Montalembert le reçut fort mal, et, sur ses instances, finit par lui dire qu'il mettait une première condition à ce traité de paix ; c'est que le dictateur s'engagerait à agir toujours en honnête homme. L'ambassadeur déclara qu'il n'y avait pas de conditions à poser, et se retira en déclarant la guerre.

On sait avec quelle vigueur elle se fit de part et d'autre, l'un par le discours et la brochure, l'autre par les journaux, les tribunaux et les préfets. Combien de fois j'ai entendu Montalembert m'applaudir de n'avoir jamais été dupe !

Pour moi, rejeté dans la vie privée, sorti par la violence d'une situation qui m'était devenue intolérable, je nie hâtai d'écrire à l'évêque de Rennes, mon grand électeur, le remerciant, lui et son diocèse, de la confiance qu'ils avaient eue en moi, et lui déclarant que je croyais répondre à. leurs vœux en refusant de figurer dans une nouvelle Assemblée on il n'y avait ni dignité ni liberté. La réponse fut dans le même sens et sur le même ton.

Je fus un peu étonné, je l'avoue, lorsque j'appris que, pour cette élection, le même évêque de Rennes écrivait, bien peu de temps après, une circulaire à ses curés pour leur recommander chaudement le candidat du gouvernement. Il était venu à, Paris, avait été fasciné par l'aimable accueil du maitre et de ses ministres : il était revenu convaincu que Dieu venait de donner un de ses élus à l'Eglise. Il ne fut pas le seul.

L'immense majorité de l'épiscopat, trompée par les promesses de l'Empire, comme l'avait été M. de Montalembert, entrainée par les conseils de l'univers et par le désir très légitime d'obtenir pour ses œuvres l'appui et les secours du gouvernement, donna au nouvel ordre de choses une très prompte adhésion. Le clergé, en effet. avait été effrayé des menaces, des doctrines de ceux qu'on appelait les rouges, et contre lesquels la dictature de Napoléon assurait une énergique protection.

Il les envoyait sans jugement en Algérie et à Cayenne, déclarant que sous sbn sceptre les bons seraient rassurés et que les méchants trembleraient.

Il fallut la guerre d'Italie et la spoliation du Saint-Père pour changer les dispositions de l'épiscopat.

Celui-ci se montra alors ferme et hostile...........

[4] Histoire des trois grandes loges, par le F*** Em. Rebold, p. 210.

[5] Tandis que les membres de la famille impériale inscrivaient leurs noms sur les Livres d'Or maçonniques, l'Impératrice Eugénie elle-même, faisant tous ses efforts pour complaire à la Franc-Maçonnerie féminine de l'époque, offrait une médaille en argent portant son effigie à la sœur Plocq de Berthier, Souveraine Grande Maîtresse de l'Ordre de Misraïm, fait que le F*** de Guéroust relata dans le Franc-maçon du mois de septembre 1853, p. 158. (Le F*** Louis-Pierre de Guéroust était l'un des Grands Maitres ad vitam, 90° et dernier degré de l'Ordre de Misraïm ou d'Egypte ; l'un des Grands Conservateurs de l'Ordre et l'un des Grands Commandeurs des Chevaliers Défenseurs de la Maçonnerie.)