Les républiques, en France, se suivent après des intermittences, mais ne se ressemblent pas. La première fut un accès de fièvre chaude et une atroce boucherie ; la troisième une froide entreprise de sectaires ; la deuxième, celle qui va nous occuper, une sorte d'idylle politique et de court ravissement, entrecoupée de mauvais rêves. Elle dut son caractère généreux à la noble influence d'un poète et d'un Pape ; tant que durèrent la popularité de Lamartine et celle de Pie IX, 1848 fut une bouffée de printemps dans une nation vieillie. On avait foi en la belle devise qu'on inscrivait sur les monuments : Liberté, Egalité, Fraternité ; on allait chercher le prêtre pour lui faire bénir les arbres symboliques ; on s'exaltait sincèrement pour la Pologne, pour tous les peuples opprimés, pour la fraternité universelle. Le rêveur dont nous retraçons l'histoire eut sa part dans ce concert de belles utopies et, si elles n'amenèrent pas de catastrophe, c'est qu'il trancha brusquement l'idylle, au moment où elle sembla menacer de tourner au tragique. Pour commencer à tirer parti des circonstances, le prince Louis-Napoléon ne perdit pas une minute. La révolution avait eu lieu à Paris le 24 février ; le 25, à minuit, les membres du gouvernement provisoire reçurent la lettre suivante, datée de Londres : Le peuple de Paris ayant détruit par son héroïsme les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'arrive de l'exil pour me ranger sous les drapeaux de la République. Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du gouvernement provisoire et les assurer de mon dévouement à la cause qu'ils représentent, comme de mes sympathies pour leurs personnes. Louis-Napoléon BONAPARTE. L'auteur de cette lettre la suivait de si près que, dès le 27, il se faisait annoncer chez M. de Lamartine, qui était à la tête du gouvernement. Celui-ci le reçut avec toute sa courtoisie habituelle, mais lui donna à entendre que le grand nom de Bonaparte pourrait causer à Paris une commotion trop vive, pour le moment ; il le priait donc, au nom de leur amour commun pour la patrie, de repartir sans délai. Le prince obtempéra, plutôt flatté que blessé d'avoir été renvoyé de la sorte. Il ne songea point à se présenter aux premières élections générales d'où sortit l'Assemblée constituante. Avec une patience qui étonna, il encouragea trois de ses cousins, Jérôme-Napoléon, Pierre-Bonaparte et Murat, à vérifier la faveur qui s'attachait à sa famille. Tous trois furent élus. Quant à lui, il laissait à la vague profonde qui le portait le temps de submerger tous les obstacles. Bon gré mal gré, ses antécédents devaient faire de lui un chef de parti, un adversaire du parlementarisme ; en se démasquant avec trop de hâte il aurait pu faire rebrousser la confiance, non du peuple qui ne raisonne pas, mais des sages, et se voir fermer, dans la constitution qu'on allait voter, l'accès de la place suprême qu'il convoitait déjà et qui seule satisferait son ambition. Rentré à Londres, il y remplit son rôle d'hôte loyal en se faisant inscrire, à côté de ce qu'il y avait de plus respectable clans la Cité, parmi les constables spéciaux postés à Trafalgar-square pour contenir l'agitation chartiste. Mais bientôt il y eut en France des scrutins complémentaires, par suite de doubles élections. Sa candidature fut alors nettement posée dans plusieurs départements ; on créa des journaux pour la soutenir. A la stupéfaction des sages qui se rappelaient Forli, Strasbourg et Boulogne, elle fit traînée de poudre ; il fut acclamé dans la Corse, l'Yonne, la Charente-Inférieure et la Seine. Quatre élections d'un prétendant, dont une à Paris, c'était manifestement d'un mauvais augure pour la République naissante. La commission du pouvoir exécutif proposa un décret où il était dit : Considérant que la France veut fonder en paix le gouvernement républicain et populaire, sans être traversée dans cette œuvre par des prétentions dynastiques ; considérant que Louis-Charles Napoléon a fait deux fois acte de prétendant... la commission du pouvoir exécutif fera exécuter, en ce qui le concerne, la loi d'exil de 1832, jusqu'au jour où l'Assemblée aurait prononcé l'abrogation de cette loi. L'Assemblée refusa de s'associer à ces craintes. Elle repoussa le projet de décret et admit le nouvel élu. Mais celui-ci, au même moment, écrivit au président de l'Assemblée : MONSIEUR LE PRÉSIDENT, J'étais fier d'avoir été élu représentant du peuple à Paris et dans trois autres départements ; c'était à mes yeux une ample réparation pour trente années d'exil et six ans de captivité ; mais les soupçons injurieux qu'a fait naître mon élection, mais les troubles dont elle a été le prétexte, mais l'hostilité du pouvoir exécutif m'imposent le devoir de refuser cet honneur qu'on dit avoir été obtenu par l'intrigue. Je désire l'ordre et le maintien d'une république sage, grande, intelligente ; et puisque involontairement je favorise le désordre, je dépose, non sans de vifs regrets, ma démission entre vos mains. Bientôt, je l'espère, le calme renaîtra et me permettra de rentrer en France comme le plus simple des citoyens, mais aussi comme un des plus dévoués au repos et à la prospérité de mon pays. Louis-Napoléon BONAPARTE. Londres, 15 juin. Mais tout en se retirant ainsi avec les honneurs de la guerre, le prince ne négligeait ni de rassurer les députés pour le cas où il serait réélu, ni de solliciter auprès des électeurs cette réélection. Il disait aux premiers : Les situations sont bien changées. En présence d'un roi élu par deux cents députés, j'ai pu me rappeler que j'étais l'héritier d'un empire fondé par quatre millions de Français ; en présence de la souveraineté nationale, je ne peux et ne veux revendiquer que mes droits de citoyen... Et aux électeurs : Le peuple est libre depuis le 24 février ; il peut tout obtenir sans avoir recours à la force brutale. Rallions-nous autour de l'autel de la Patrie, sous le drapeau de la République, et donnons au monde ce grand spectacle d'un peuple qui se régénère sans violence, sans guerre civile, sans anarchie... Il fut réélu, le 18 septembre, non seulement par les quatre départements pour lesquels il avait démissionné, mais par un cinquième : la Moselle. Le 28 septembre, ayant opté pour Paris, il se présenta à l'Assemblée, demanda la parole et prononça, au milieu d'un grand silence, le discours suivant Après trente-quatre années de proscription et d'exil ; je retrouve enfin ma patrie et mes droits de citoyen ! La République m'a fait ce bonheur : que la République reçoive ic mon serment de reconnaissance et de dévouement ! et que les géné reux patriotes qui m'ont porté dans cette enceinte soient certains que je m'efforcerai de justifier leurs suffrages en travaillant avec vous au maintien de la tranquillité, ce premier besoin du pays, et au développement des institutions démocratiques que le peuple a droit de réclamer. Longtemps je n'ai pu consacrer à la France que les méditations de l'exil et de la captivité ; aujourd'hui la carrière où vous marchez m'est ouverte. Recevez-moi dans vos rangs, mes chers collègues, avec le même sentiment d'affectueuse confiance que j'y apporte. Ma conduite, toujours inspirée par le devoir, toujours animée par le respect de la loi, ma conduite prouvera, à l'encontre des passions qui ont essayé de me noircir pour me proscrire encore, que nul ici plus que moi n'est résolu à se dévouer à la défense de l'ordre et à l'affermissement de la République. Ces déclarations de républicanisme trouvèrent un accueil confiant. L'Assemblée, dès les premiers jours d'octobre, vota, à l'unanimité des suffrages, l'abolition de la loi du 8 avril 1832, qui bannissait la famille Bonaparte. Louis-Napoléon prit place à l'extrême-gauche, comme l'avait fait déjà, quelque temps auparavant, le P. Lacordaire. Il se trouvait presque en face de M. Thiers, qui siégeait de l'autre côté, à l'extrême droite. Il était isolé, taciturne. A peine, pendant les séances, échangeait-il un mot avec son ami M. Vieillard, qui ne le quittait pas plus que son ombre. Il avait à la main une lorgnette de spectacle dont il se servait presque constamment. En échange, tous les regards et toutes les lorgnettes des tribunes étaient braquées sur lui. M. Jules Simon a tracé de lui ce portrait : L'assemblée lui était malveillante, sinon hostile. Elle voyait en lui un brouillon, un artisan de troubles. Elle le jugeait par ses deux échauffourées, qui n'étaient pas faites pour donner de lui une haute idée. Il monta deux fois à la tribune et n'y prononça que quelques mots. Un jour il s'avisa de dire : Si la France m'impose des devoirs, je saurai les remplir ; à partir de ce moment, il eut l'Assemblée entière contre lui. Les républicains le traitèrent en ennemi public. La droite le trouvait outrecuidant, mais inoffensif... Lorsque, assis sur la montagne, non loin de Ledru-Rollin et de Pierre Leroux, il promenait sa lorgnette sur les tribunes et sur les gradins de l'Assemblée, il notait mentalement les uns pour être déportés, les autres pour être simplement exilés, d'autres aussi pour être chambellans ou sénateurs. Je crois, ou plutôt je sais, qu'il se désignait à lui-même quelques-uns de ses adversaires les plus acharnés, pour en faire des ministres. Il n'était ni méchant ni vindicatif. Il était prêt, pour arriver à son but, à faire le nécessaire, tout le nécessaire. Il versa le sang quand il le fallut. Il signa des listes de proscription avant d'aller au bal. Il ne me paraît pas qu'il fût à aucun moment grand homme d'Etat ; mais il fut un grand conspirateur. Grand conspirateur ! C'est là le nom dont Louis-Napoléon restera marqué dans l'histoire Napoléon le conspirateur Je le voyais aussi au comité de l'instruction publique, dont nous faisions partie tous les deux, continue M. Jules Simon. Il avait dans le huis-clos du Conseil la même attitude qu'en séance publique. Il entrait quand la séance était commencée, se dirigeait vers son siège sans parler à personne, saluait poliment ses deux voisins après s'être assis, et se mettait la tête dans les mains pour une heure entière. Il ne prit pas une seule fois la parole. Il votait silencieusement, et toujours, à mon avis, d'une façon correcte. Encore une anecdote d'apparence insignifiante, mais où l'homme se montre tout entier : Il était prince jusqu'au bout des ongles, et, moi très timide, très gauche, et, s'il faut l'avouer, très dédaigneux. Il nous arriva, deux ou trois fois, en six semaines, d'échanger quelques paroles. Elles n'étaient pas, comme vous l'allez voir, de nature à troubler la paix publique. Il était d'une courtoisie parfaite, ce qui est une vertu de prince. Nous étions placés au coin de la table, ayant derrière nous une fenêtre qui donnait sur le jardin de la présidence. Un jour que cette fenêtre était ouverte, il me demanda la permission de la fermer. J'allais vous le proposer, lui dis-je. Je perds tous mes cheveux et je deviens très sensible au froid. — J'ai été, répondit-il, menacé d'une calvitie complète. On me conseilla de me laver la tête avec du thé très fort ; je le fais et je m'en trouve bien. Vous ne me demandez pas si j'ai suivi son conseil et si je m'en suis bien trouvé à mon tour. Je ne vous conterais pas un si menu propos, s'il ne venait pas d'un si haut personnage... Dans Paris, Louis-Napoléon se montra d'abord en simple particulier. Ni aide de camp, ni maison militait e ; à peine deux ou trois domestiques pour lui et ses compagnons de mauvaise et de bonne fortune ; ses ressources ne lui permettaient pas davantage, car il avait alors plus de dettes que d'argent vaillant. Miss Howard vint le rejoindre, mais elle était pour lui un secours plutôt qu'une charge, sauf à s'indemniser plus tard. Il donnait ses dîners chez Mme Salvage, ancienne dame d'honneur de la reine Hortense, et y arrivait dans un coupé de louage. Avant de monter dans ce coupé qui, de l'hôtel du Rhin, le conduisait à la Chaussée-d'Antin, il ne négligeait pas de mettre un pistolet dans sa poche. L'escadron des Cent-gardes succéda à ce pistolet. Cependant, la majorité avait rédigé, laborieusement, une constitution républicaine qui donnait deux têtes à l'Etat : d'un côté, une Assemblée unique et prétendue souveraine ; de l'autre, un chef du pouvoir exécutif, qualifié Président de la République, nommant à tous les emplois et tenant s 3s pouvoirs non de l'Assemblée, mais du peuple directement. C'est Lamartine qui, fasciné et fascinateur, avait fait adopter cet article fatal dont il espérait profiter lui-même : Le Président est nommé au scrutin de liste et à la majorité absolue des votants par les suffrages directs de tous les électeurs. Une nouvelle et dernière tentative fut essayée pour écarter de la République un chef qui pourrait la confisquer. Antony Thouret proposa de déclarer inéligibles à la présidence l 3s princes appartenant aux familles ayant régné. Le général Cavaignac, non moins chevaleresque que Lamartine, s'y opposa. Ne croirait-on pas, dit-il, que l'Assemblée, après avoir promis toute liberté au vote du peuple, a voulu le restreindre ? Pour moi, j'ai soif de savoir où est la confiance de la nation. Le prince protesta en quelques mots : Je ne prends pas la parole contre l'amendement, j'ai été assez récompensé en retrouvant tous mes droits de citoyen. C'est au nom de trois cent mille électeurs qui, par deux fois, m'ont honoré de leurs suffrages, que je viens désavouer le nom de prétendant qu'on me jette toujours à la tête. L'exclusion ne fut pas prononcée et, dès que la constitution eut été votée, le prince Louis-Napoléon, rentré chez lui et montrant du doigt cet article de l'élection directe du Président de la République par le peuple, s'écria devant ses confidents Vieillard et Persigny : Ô fortune inespérée ! voilà par où nous passerons ! Moi seul je jouis par mon nom d'un prestige capable d'entraîner le peuple ; et pour le reste, nous nous inspirerons des circonstances. Il se mit en campagne sans le moindre retard, saisissant toutes les occasions de se montrer à la foule, multipliant les invitations et les visites, parlant à chacun le langage qui pouvait le séduire, bref se faisant tout à tous. Son caractère était d'ordre composite ; taciturne et froid comme un Hollandais, rêveur comme un Allemand, fin et tortueux comme un Italien, grand seigneur comme un Anglais, en même temps que démocrate comme un citoyen de la libre Helvétie, il y avait de tout en lui, de tout, excepté du Français. Il parlait même fort mal, du moins à cette époque, sa langue maternelle, et comme il enviait un jour, devant M. de Falloux, le comte de Chambord qui, élevé aussi bien que lui hors de France, n'avait cependant, lui disait-on, pas le moindre accent étranger : Rien d'étonnant, observa M. de Falloux, sa famille est française depuis si longtemps ! Louis-Napoléon eut, à cette allusion, un sourire imperceptible et ne montra aucun ressentiment. Il était imperturbable et comme impassible. Pétulance, gaîté, entrain, loyauté, bravoure brillante et fanfaronne, ces qualités si éminemment françaises qui firent jadis d'Henri IV le plus national de nos rois, lui étaient totalement étrangères. Cavour et même Bismarck, lorsqu'il les aura introduits sur la scène, paraîtront beaucoup plus Français que lui. Mais quel tact, quelle persévérance, quelle suprême possession de soi, afin de mieux discerner le point faible des autres et de frapper juste à ce point ! Il allait jusqu'à simuler des faiblesses d'esprit, de façon à laisser à tous les partis l'espoir de se jouer de lui après sa victoire. Les complices de Strasbourg et de Boulogne l'accompagnaient rarement dans ces entrevues ; la prudence exigeait qu'on les laissât dans l'ombre, il ne fallait effrayer personne. Il désarma le député socialiste Proudhon en lui protestant que, sur beaucoup de points, il était aussi socialiste que lui ; ce qui était vrai, la suite l'a prouvé. Il gagna M. Thiers en se présentant à lui comme capable de tout contre l'anarchie, dont la crainte affolait alors littéralement l'ancien ministre de Louis-Philippe, jusqu'à le faire se raccrocher même aux Jésuites, son cauchemar de la veille, pour n'être pas entraîné par le torrent. Il séduisit M. de Montalembert et M. de Falloux en leur promettant la liberté d'enseignement ; Victor Hugo — pour quelque temps seulement — en l'écoutant bouche bée et en lui faisant entrevoir un portefeuille ; le vicomte de Melun en l'entretenant des œuvres de bienfaisance populaire Cette dernière entrevue pourra donner une idée de toutes les autres ; de plus, elle nous montrera que, très sincèrement, le prince avait médité sur beaucoup de questions graves, sans quoi il eût, été pris au dépourvu. J'étais seul dans un petit salon, chez un ami commun, raconte M. de Melun ; j'avais accepté là une entrevue, longtemps éludée par moi. Je vis entrer un homme qu'à son accent guttural et à sa tournure j'aurais pris pour un Allemand. C'était le prince. Il me présenta la main, me fit asseoir, me remercia de m'être rendu à son invitation. Puis, entrant en matière, il me dit qu'ayant la même inclination que moi pour le bonheur du peuple et pouvant être appelé à un poste qui lui permettrait de le servir, il attachait un grand prix à se mettre en rapport avec les hommes de charité, et aussi à dissiper les préventions qui pouvaient exister entre ces hommes et lui. Il m'invita donc, du ton le plus aisé, à lui adresser toutes les questions qui pouvaient m'intéresser... Je lui en posai trois : la première religieuse, à laquelle le prince répondit par la promesse la plus nette de la liberté d'enseignement ; la seconde, politique, qui amena de la part du prince la promesse d'un gouvernement d'ordre, ayant pour garantie l'appel de M. de Falloux à un ministère ; la troisième, sociale. — Vous savez, lui dis-je, comment on se divise sur la meilleure manière de pourvoir aux intérêts des ouvriers et des nécessiteux. Les uns veulent que l'Etat se mette à la place des individus pour se faire le dispensateur du travail, du salaire, de l'assistance et même de la propriété. Les autres, laissant à chacun le droit et le devoir de se tirer d'affaire, veulent que l'Etat se désintéresse de la question du pauvre, de l'ouvrier, du patron et du propriétaire. En un mot, les uns veulent que l'Etat fasse tout, les autres, qu'il ne fasse rien : à qui donnerez-vous raison ? — Ni aux uns ni aux autres, dit le prince en souriant. Je me tiendrai éloigné du socialisme qui supprime la liberté et remet tout aux mains de la société, et de cet égoïsme qui se désintéresse de tout pour laisser à chacun la responsabilité de sa subsistance. En comptant principalement sur la charité privée pour combattre la misère, je reconnais à l'Etat le devoir de favoriser les œuvres de bienfaisance et de suppléer à ce que la charité individuelle ne peut réaliser. J'allais me retirer satisfait quand une autre question se présenta à mon esprit : celle de la politique extérieure. Dans la situation présente de la France, république enclavée entre des monarchies, la tentation pourrait, lui dis-je, venir au gouvernement de faire la guerre à celles-ci afin de gagner l'alliance des peuples jaloux de leur indépendance. Les souvenirs du règne de votre oncle, encore si populaires, ne vous sembleraient-ils pas une invitation à suivre son exemple ? — Je vous remercie de me donner l'occasion de vous dire sur ce point ma pensée tout entière. Oui, mon oncle a fait la guerre, il l'a faite victorieusement, il l'a trop faite peut-être. Mais les temps sont changés. Quant à moi, je vous déclare qu'aujourd'hui ce serait un crime d'entrainer la France sur les champs de bataille. C'est la paix qu'il lui faut, et si je la gouverne, c'est la paix que je lui donnerai certainement. Telle fut, en résumé, notre conversation, qui dura près d'une heure, et dont le prince fit à lui seul presque tous les frais. Elle se termina de sa part par un nouveau remerciement et l'expression de l'espérance que, s'il devenait président, je lui prêterais mon concours pour réaliser le bien que nous désirions tous deux. Pendant cet entretien, le bruit s'était répandu que le prince était dans la maison. En descendant l'escalier, je trouvai la foule pressée dans les rues adjacentes ; la cour elle-même était envahie par les curieux. Je tâchai de me glisser dans cette multitude sans être remarqué et je me hâtai de regagner ma demeure. En sortant de là, j'écrivis à mon frère : Tu le vois, le prince m'a fait le plus séduisant accueil ; il a satisfait à toutes mes questions, il m'a laissé entrevoir une place à la cour, et cependant je ne voterai pas pour lui. Avec les masses populaires, desquelles dépendait l'élection, le prince n'avait pas à faire tant de frais de séduction. Son nom suffisait. Néanmoins, il s'appliqua à rédiger un manifeste qui satisfit, autant que possible, tout le monde, et il y réussit. Voici les principaux passages de ce document : ...Pour me rappeler de l'exil vous m'avez nommé représentant du peuple. A la veille d'élire le premier magistrat de la République, mon nom se présente à vous comme symbole d'ordre et de sécurité. Ces témoignages d'une confiance si honorable s'adressent, je le sais, bien plus à ce nom qu'à moi-même, qui n'ai rien fait encore pour mon pays ; mais plus la mémoire de l'Empereur me protège et inspire vos suffrages, plus je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes. Il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque entre vous et moi. Je ne suis pas un ambitieux qui rêve tantôt l'Empire et la guerre, tantôt l'application de théories subversives. Elevé dans des pays libres, à l'école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m'imposeront vos suffrages et les volontés de l'Assemblée. Si j'étais nommé Président, je ne reculerais devant aucun danger, devant aucun sacrifice pour défendre la société si audacieusement attaquée ; je me dévouerais tout entier, sans arrière-pensée, à l'affermissement d'une République sage par ses lois, honnête par ses intentions, grande et forte par ses actes Je mettrais mon bonheur à laisser au bout de quatre ans, à mes successeurs, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli. Suivaient des déclarations conservatrices très explicites répondant admirablement aux sentiments de la nation, que l'irréligion et le socialisme n'avaient encore qu'à peine entamée, au moins dans les campagnes : Mon concours est acquis d'avance à tout gouvernement qui rétablisse l'ordre en protégeant efficacement la religion, la famille, la propriété, bases éternelles de tout état social ; qui provoque les réformes possibles, calme les haines, réconcilie les partis, et permette ainsi à la patrie inquiète de compter sur un lendemain. Rétablir l'ordre, c'est ramener la confiance, pourvoir par le crédit à l'insuffisance passagère des ressources, restaurer les finances. Protéger la religion et la famille, c'est assurer la liberté des cultes et la liberté de l'enseignement. Protéger la propriété, c'est maintenir l'inviolabilité des produits de tous les travaux ; c'est garantir l'indépendance et la sécurité de la possession, fondements indispensables de la liberté civile. Quant aux réformes possibles, voici celles qui me paraissent les plus urgentes : Admettre toutes les économies qui, sans désorganiser les services publics, permettent la diminution des impôts les plus onéreux au peuple ; encourager les entreprises qui, en développant les richesses de l'agriculture, peuvent, en France et en Algérie, donner du travail aux bras inoccupés ; pourvoir à. la vieillesse des travailleurs par des institutions de prévoyance, introduire dans nos lois industrielles les améliorations qui tendent, non à ruiner le riche au profit du pauvre, mais à fonder le bien-être de chacun sur la prospérité de tous ; Restreindre dans de justes limites le nombre des emplois qui dépendent du pouvoir, et qui souvent font d'un peuple libre un peuple de solliciteurs ; Eviter cette tendance funeste qui entraîne l'Etat à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui. La centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du despotisme. La nature de la République repousse le monopole. Il promettait ensuite la liberté de la presse, l'allègement du fardeau des lois militaires et la paix : Avec la guerre, point de soulagement à nos maux. La paix serait donc le plus cher de mes désirs. La France, lors de sa première révolution, a été guerrière, parce qu'on l'avait forcée de l'être. A l'invasion elle répondit par la conquête. Aujourd'hui qu'elle n'est pas provoquée, elle peut consacrer ses ressources aux améliorations pacifiques, sans renoncer à une politique loyale et résolue. Une grande nation doit se taire ou ne jamais parler en vain... Ayant connu l'exil et la captivité, je désire pouvoir bientôt sans danger faire cesser toutes les proscriptions. La tâche est difficile, la mission est immense, je le sais ! Mais je ne désespérerais pas de l'accomplir en conviant à l'œuvre tous les hommes d'intelligence et de probité, sans distinction de parti. D'ailleurs, quand on a l'honneur d'être à la tête du peuple français, il y a un moyen infaillible de faire le bien, c'est de le vouloir. Louis-Napoléon BONAPARTE. Paris, 27 novembre 1848. Le message rédigé, le prince le soumit à plusieurs personnages politiques, parmi lesquels Thiers et Emile de Girardin, rédacteur en chef d'un des journaux les plus répandus, la Presse, qui en haine de Cavaignac, par lequel il avait été emprisonné aux journées de Juin, soutenait ardemment la candidature bonapartiste. Thiers, surpris de ce langage nouveau auquel il eût préféré ses finasseries habituelles, n'approuva pas. Le passage sur la République généreuse provoqua surtout sa critique : c'était une promesse d'amnistie, et au lendemain des journées de Juin il la croyait dangereuse. D'autres s'élevèrent contre la phrase sur le pouvoir restitué au bout de quatre ans : Effacez, effacez, prince, dirent-ils, pourquoi prendre un engagement ? — Qu'en pensez-vous ? dit le prince en se tournant vers Girardin. — Si vous êtes résolu à tenir la promesse, répondit celui-ci, maintenez-la, sinon effacez. Le passage fut maintenu ; en effet, le prince était fermement résolu à observer sa promesse ; tel est du moins le sentiment de M. Emile Ollivier qui nous a conservé cette conversation. L'effet de ce message fut prodigieux. Le nom qui le terminait, en gros caractères, flamboyait sur les murs comme s'il eût été tracé par les zigzags d'un éclair. De l'homme, le peuple n'avait aucune idée. Un petit nombre de personnes le connaissaient. Elles le peignaient, en général, sous des couleurs peu favorables, comme un dissipateur, un aventurier, un incapable. On allait colportant cette prédiction sinistre de sa mère : Louis, si jamais il règne, il mangera la France ! On faisait remarquer qu'il n'avait paru à la tribune qu'avec des allocutions écrites et l'on concluait que son intelligence allait tout au plus jusqu'à savoir lire (et encore, de quel air taciturne !) ce que rédigeait pour lui son secrétaire, M. Vieillard. D'innombrables caricatures le représentaient sous la forme d'un nain coiffé du chapeau de l'oncle, mais rapetissé à tel point que ce chapeau le couvrait tout entier. Mais qu'importait cette opinion de quelques-uns ? Il s'appelait Napoléon. De ce nom fulgurant, républicains et orléanistes rivalisaient à entretenir l'éclat pour faire échec aux Bourbons de la branche aînée. Trente-trois ans seulement s'étaient écoulés depuis la chute de l'Empire, et nombreux encore étaient, dans chaque village, les vieux soldats idolâtres qui en colportaient la légende et qui même se refusaient à croire que le petit caporal fût mort ; si bien qu'au moment du vote, sans savoir au juste si c'était pour l'oncle ou pour le neveu, ils entrainèrent tout par ce seul mot : Napoléon ! Outre la légende impériale, le prince eut encore pour lui les instincts monarchiques de la nation, pour lesquels l'héritier de la royauté bourbonienne ne faisait rien ; ajoutons l'amour de la nouveauté, la peur qu'inspirait l'anarchie, depuis surtout l'insurrection parisienne de Juin, si difficilement comprimée par le général Cavaignac. Enfin, celui-ci, qui était son principal compétiteur, et qui se trouvait à la tête du gouvernement, commit plusieurs fautes de stratégie. C'est ainsi qu'il crut devoir rappeler, sans provocation aucune, le vote régicide de son père, et s'en glorifier, ce qui éloigna de lui beaucoup de conservateurs[1]. Sur la question romaine qui partageait alors les esprits, Cavaignac hésitait entre les catholiques et les révolutionnaires. Le prince, au contraire, avec une netteté que la suite a mal confirmée, mais qui lui donnait un accent d'entière sincérité, fit publier le 9 décembre, la veille même de l'élection la lettre suivante au nonce du Pape. MONSEIGNEUR, Je ne veux pas laisser accréditer auprès de vous les bruits qui tendent à me rendre complice de la conduite que tient à Rome le prince de Canino. Depuis longtemps je n'ai aucune espèce de relation avec le fils aîné de Lucien Bonaparte, et je déplore de toute mon âme qu'il n'ait point senti que le maintien de la souveraineté temporelle du chef vénérable de l'Eglise était intimement lié à l'éclat du catholicisme, comme à la liberté et à l'indépendance de l'Italie. Recevez, Monseigneur, l'assurance de mes sentiments de haute estime. Louis-Napoléon BONAPARTE. Cette déclaration fut d'autant plus opportune que, une semaine auparavant, dans le vote sur l'expédition destinée à ramener Pie IX à Rome, il s'était abstenu et avait même adressé aux journaux une lettre justificative fort peu catégorique, où il désapprouvait l'expédition. Il tenait ainsi, visiblement, à ménager tous les partis. Au dernier moment, la conviction lui vint que les gros bataillons étaient du côté des catholiques ; le résultat la justifia. Le maréchal Bugeaud, M. de Girardin et M. Thiers, se donnèrent aussi beaucoup de mouvement pour lui rallier les suffrages. M. Thiers, chef du parti orléaniste, disait à M. Berryer, chef du parti légitimiste : L'élection du prince Louis n'est autre chose qu'une manifestation monarchique, vous ne pouvez donc la contrecarrer. Comme la France ne trouvera dans ce crétin rien qui la satisfasse, il est impossible qu'elle ne songe pas, après avoir essayé de lui, à rappeler les Bourbons[2]. Berryer, qui connaissait davantage le prince, ne partageait point cette illusion. Il tâcha du moins de prendre quelques garanties, et ce fut lui, ainsi que MM. de Montalembert, de Falloux, de Melun, qui firent inscrire au programme bonapartiste la liberté d'enseignement, la décentralisation progressive et, la représentation loyale, dans les conseils du gouvernement, de toutes les fractions de ce qu'on appelait le grand parti de l'ordre[3]. Le 10 décembre, jour de l'épreuve, arriva. Il y eut 7.449.470 votants. Louis-Napoléon obtint 5.534.526 suffrages[4] ; Cavaignac, candidat de la République modérée, 1.448.107 ; Ledru-Rollin, candidat de la République avancée, 377.236 ; Raspail, candidat du socialisme, 37.106. Pour Lamartine qui, six mois plus tôt, aurait eu presque toutes les voix, il n'en obtint pas tout à tait 18.000. Il expiait cruellement la faute qu'il avait commise, disait-on, en se laissant entrainer du côté de Ledru-Rollin et de cette République rouge dont il avait abattu le drapeau par la puissance de sa parole. Si l'élection avait été faite par l'Assemblée, Cavaignac aurait eu les deux tiers des voix et Ledru-Rollin le dernier tiers. Louis-Napoléon aurait obtenu quelques voix seulement, lui qui, dans le pays, enlevait les trois quarts des votes ; preuve que la pensée véritable du suffrage universel n'est pas toujours exactement rendue par ses représentants et que la souveraineté populaire, en se déléguant, s'anéantit. Quelque envie qu'on eût de contester l'élection, la majorité du prince était si écrasante que ses rivaux s'avouèrent battus. Le 20 décembre, l'Assemblée, présidée par M. Marrast, entendit le rapport de la Commission chargée du dépouillement du scrutin. Les rues voisines étaient entourées de troupes ; les représentants, au grand complet, silencieux, immobilisés par la curiosité. Cavaignac monta à la tribune : Citoyens représentants, dit-il, j'ai l'honneur d'informer l'Assemblée que MM. les Ministres viennent de remettre, à l'instant, entre mes mains, leur démission collective. Je vais à mon tour remettre entre les mains de l'Assemblée les pouvoirs qu'elle avait bien voulu me confier. L'Assemblée comprendra, mieux peut-être que je ne pourrais l'exprimer, quels sont les sentiments de reconnaissance que me laissera le souvenir de sa confiance et de ses bontés pour moi. L'Assemblée répondit à cette harangue, courte et digne, par d'unanimes applaudissements. M. Marrast invita le nouveau Président de la République à vouloir bien se transporter à la tribune pour y prêter serment. Alors, on vit s'avancer Louis-Napoléon, en habit noir, portant le grand cordon de la Légion d'honneur ; il y avait droit désormais et n'avait pas perdu une minute pour s'en revêtir. M. Marrast donna lecture, à haute voix, de la formule du serment : En présence de Dieu et devant le
peuple français représenté par l'Assemblée nationale, je jure de rester
fidèle à la République démocratique, une et indivisible, et de remplir tous
les devoirs que m'impose la Constitution. Le prince, levant la main droite, répondit : Je le jure ! Ce serment empruntait une exceptionnelle solennité à cette circonstance que la nouvelle Constitution avait aboli tout serment pour les fonctionnaires et ne l'imposait qu'au seul Président de la République. Ce n'était donc point une formule banale, discutable comme certains autres serments. Louis-Napoléon le prêta sans hésitation apparente. De tous les actes enregistrés depuis à son actif, les uns blâmables, les autres dignes d'éloge, c'est le seul sur lequel la postérité honnête ne puisse hésiter : ce serment, après qu'il l'eut violé, resta sur Louis-Napoléon comme un flétrissure indélébile. On peut tout excuser d'un homme, tout excepté le mensonge et le parjure. Ces paroles si graves : Je le jure, ne lui paraissant pas suffisantes dans leur concision, il les développa et les confirma par les suivantes : Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future. Mon devoir est tracé, je le remplirai en homme d'honneur : je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de changer, par des voies illégales, ce que la France entière a établi. Entre vous et moi, citoyens représentants, il ne saurait y avoir de véritables dissentiments. Nos volontés, nos désirs sont les mêmes. Je veux, comme vous, rasseoir la société sur ses bases, affermir les institutions démocratiques, et rechercher les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux et intelligent qui vient de me donner un témoignage éclatant de sa confiance. La majorité que j'ai obtenue non seulement me pénètre de reconnaissance, mais elle me donnera au gouvernement nouveau la force morale sans laquelle il n'y a pas d'autorité. La nouvelle administration, en entrant aux affaires, doit remercier celle qui la précède des efforts qu'elle a faits pour transmettre le pouvoir intact, pour maintenir la tranquillité publique. La conduite de l'honorable général Cavaignac, a été digne de la loyauté de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première qualité d'un chef d'Etat. Nous avons, citoyens représentants, une grande mission à remplir, c'est de fonder une République dans l'intérêt de tous, et un gouvernement juste, animé d'un sincère amour du progrès, sans être réactionnaire ou utopiste. Soyons les hommes du pays, non les hommes d'un parti, et, Dieu aidant, nous ferons du moins le bien, si nous ne pouvons faire de grandes choses. Au milieu des applaudissements qui avaient de temps en temps interrompu ce discours et qui éclatèrent à la dernière parole du nouveau Président de la République, Louis-Napoléon descendit de la tribune et, se dirigeant vers le banc où était allé s'asseoir son prédécesseur, tendit la main au général Cavaignac. Sans rompre le silence, Cavaignac, un peu surpris, posa sa main dans celle du prince, qui se retira, escorté d'une partie de l'Assemblée. Le premier soin du nouveau Président de la République fut de déménager de chez M. Vieillard qui lui avait offert l'hospitalité depuis son arrivée à Paris, et de s'installer au palais national de l'Elysée. Le second fut de laisser voir qu'il n'était point aussi nul qu'on l'avait supposé. Il convoqua à l'Elysée les chefs du parti conservateur et leur fit constater à eux-mêmes leurs divisions et la difficulté de gouverner par leurs mains. Ces chefs étaient Berryer, Thiers, Molé et Montalembert. Lorsqu'il les tint devant lui, tous étonnés de se trouver là, mais tous très attentifs, il leur exposa ses embarras et ceux de la situation, l'émeute toujours grondante, le socialisme prêt à se ruer à l'assaut de la fortune publique, la nécessité d'un pouvoir à la fois très ferme pour résister aux passions et très conciliant pour les apaiser ; alors brusquement il demanda à chacun d'eux s'il se chargerait de former un ministère. M. Molé fut consulté le premier, comme le plus ancien. Il se récusa, disant qu'il ne se sentait pas assez fort pour concilier l'inconciliable, c'est-à-dire un gouvernement durable et le suffrage universel. — Et vous, monsieur Thiers ? — Monseigneur, répondit M. Thiers, quand le roi Louis-Philippe eut besoin de moi en des circonstances difficiles, il m'appela seul dans son cabinet, la porte fermée et, après bien des débats, ne me laissa partir qu'en me confiant la présidence du conseil... avec pleins pouvoirs. Le prince sourit, s'inclina et passa à Berryer. — Et vous, monsieur Berryer ? — J'accepterais, répondit Berryer ; mais vous connaissez mes opinions ; si j'étais maitre un seul jour, mon premier acte serait de rappeler en France la royauté traditionnelle qui a fait la France et peut seule la sauver ! Le prince baissa les yeux un moment, raconte l'écrivain qui nous a conservé cette scène caractéristique et qui en tenait le récit de Berryer ; ensuite avec ce regard mélancolique et presque suppliant qui lui donnait un charme réel, il interrogea tacitement Montalembert. Le grand orateur catholique répondit que le prince qui soutenait la papauté et promettait la liberté religieuse pouvait compter sur son appui, quels que fussent ses ministres. Montalembert était alors tout aux illusions ; il disait même du prince Louis : J'en réponds cœur pour cœur[5]. La charge de former un ministère fut définitivement confiée à Odilon Barrot. Il s'entoura d'hommes appartenant à toutes les nuances conservatrices de l'Assemblée. Il garda pour lui la Justice et la Présidence du Conseil en cas d'absence du chef de l'Etat ; Drouyn de l'Huys fut chargé des Affaires étrangères ; le vicomte de Falloux, de l'Instruction publique et des Cultes ; Léon de Maleville, de l'Intérieur ; Léon Faucher, des Travaux publics ; le général Rulhières, de la Guerre ; Passy, des Finances. Le commandement de l'armée de Paris fut confié au général Changarnier, celui de l'armée des Alpes au maréchal Bugeaud. Ces nominations rassuraient les amis de l'ordre. Elles firent accepter sans récrimination un acte de favoritisme familial : le dernier frère survivant de Napoléon Ier, le vieux Jérôme, ex-roi de Westphalie, bien qu'il se fût un peu déconsidéré l'année précédente en faisant sa soumission au roi Louis-Philippe et sollicitant la pairie et une pension d'un gouvernement in extremis, mais que tout le monde croyait plus solide que jamais, fut nommé gouverneur de l'Hôtel des Invalides, en remplacement du maréchal Molitor, nommé grand-chancelier de la Légion d'honneur. Le 24 décembre, le nouveau Président de la République se présenta lui-même à la population de la capitale par une grande revue de la garde nationale. Il sortit, vers dix heures du matin, du palais de l'Elysée où le ministre de la guerre vint le prendre à la tête d'un nombreux état-major. Il portait l'uniforme de colonel de la garde nationale aven la ceinture tricolore et le grand cordon de la Légion d'honneur. Monté sur un cheval alezan brûlé, qu'il guidait avec aisance, il sui- vit, entre les rangs immobiles et pressés des gardes nationaux, les Champs-Elysées, la place de la Concorde, la rue Royale, le boulevard de la Madeleine, la place Vendôme, la rue de Rivoli et rentra par le quai des Tuileries. Il tint presque constamment à la main, pendant deux heures, son chapeau orné d'une aigrette et de plumes tricolores. On s'était plu à répandre dans Paris les pronostics les plus divers sur cette première revue. C'est aujourd'hui, disaient les uns, qu'on va tirer sur le prince. — C'est aujourd'hui qu'on va le faire Empereur, disaient les autres. Tout ce qui arriva, c'est qu'on fut unanime à le trouver excellent cavalier. La Constitution avait prévu un vice-président de la République. Le prince, pour cette fonction, présenta trois candidats au choix de l'Assemblée : Le comte Boulay, de la Meurthe, le général Baraguey d'Hilliers, et M. Vivien, ancien ministre de Cavaignac. Boulay de la Meurthe obtint 417 voix contre 272 données à M. Vivien, et fut proclamé vice-président. Il était dévoué au prince et ne pouvait, dans aucun cas, entraver ses desseins. Nous n'aurons pas à reparler de lui. Mais déjà le ministère, avant de s'essayer, était en dislocation. Le prince ayant exprimé sa surprise que les dépêches diplomatiques et les nouvelles importantes fussent remises tout d'abord aux ministres, avant de l'être à lui-même, M. Léon de Maleville prétendit que tels étaient les usages. — Sous un roi constitutionnel et que la Constitution avait déclaré non responsable, cela se comprenait, insista le prince ; mais moi, je suis constitutionnellement responsable et j'entends prendre cette responsabilité au sérieux. Il insista en même temps pour avoir communication du dossier des affaires de Strasbourg et de Boulogne ; il voulait savoir exactement quelle attitude y avaient prise vis-à-vis de lui certains personnages officiels encore vivants, notamment M. Thiers. Léon de Maleville hésitait, demandait du temps. — Vous me donneriez à croire, observa sévèrement le prince, que ce dossier embarrasse vos amis et que vous voudriez le refaire. Je ne permettrai point cela, et pour vous exprimer mieux encore ma résolution de n'être point un président soliveau, voici trois nominations importantes que vous me donnez à signer, sans m'avoir consulté sur les titulaires ; je les signerai demain, car d'ici-là vous aurez eu le temps de m'exposer les titres de chacun. M. de Maleville donna sa démission. M. Léon Faucher passa des travaux publics à l'intérieur ; M. Lacrosse fut chargé des travaux publics et M. Buffet fut appelé au ministère de l'agriculture et du commerce (28 décembre). A l'occasion du 1er janvier 1849, le prince reprit hardiment les traditions officielles de la monarchie, en recevant avec solennité les grands corps de l'Etat. Entouré des ministres et des maréchaux, mais à trois pas en avant d'eux, il reçut debout, en uniforme de général de la garde nationale, dans le grand salon de l'Elysée, d'abord le corps diplomatique au grand complet, ensuite les chefs de l'armée et des administrations. Il parla peu, mais on s'étonna du parfait à-propos de ses rares paroles, et plus encore de la dignité ferme de son attitude. Nous serions-nous trompés ? se demandaient les assistants au sortir du défilé. Cet étourneau serait-il un homme ? Et l'on était unanimement forcé de reconnaître que telle était l'impression générale, au moins du monde des affaires. Les fonds publics, à la Bourse, avaient monté de près de quinze francs en quinze jours ; le commerce, en suspens depuis dix mois, reprenait confiance ; le pays se réveillait comme au sortir d'un long cauchemar ; sur presque tous les fronts s'épanouissait une sorte de joie craintive, la joie du naufragé qui vient de toucher la terre et qui n'ose croire encore à un tel bonheur. Avant le vote du 10 décembre, l'Assemblée s'était déclarée pour le général Cavaignac ; l'élection du prince était donc pour elle un échec. Peut-être, devant cette manifestation d'un courant national contraire à ses vœux, aurait-elle dû se retirer et faire place à une Chambre nouvelle. Mais ce qui est bon à prendre est bon à garder, et comme beaucoup de ses membres n'étaient point sûrs de leur réélection, elle fit tout le contraire et, dès le 11, lorsque le scrutin, sans être officiellement ni complètement connu, n'était plus douteux, elle se confirma d'elle-même dans la prolongation de son mandat, en décrétant qu'elle procéderait avant de se séparer à la discussion et au vote des lois organiques nécessaires pour compléter la Constitution. La liste de ces lois était longue et élastique : loi électorale, loi sur la responsabilité des dépositaires de l'autorité publique, loi sur l'enseignement, loi sur la presse, loi sur l'assistance publique, loi militaire, loi sur le conseil d'Etat, loi sur l'organisation judiciaire. Autant valait se déclarer en permanence. Les journaux attaquèrent vivement ce décret comme excédant les droits de l'Assemblée, et méconnaissant le vœu manifeste de la nation. Le Prince Président ne dit rien, mais les feuilles, chaque jour plus nombreuses, qui, soit à Paris, soit en province, saluaient le soleil levant, se firent remarquer parmi les moins respectueuses pour l'Assemblée. La mésintelligence éclata entre celle-ci et le pouvoir exécutif. Un projet de loi présenté par les ministres accentua le conflit. Les ministres, d'accord avec le Président, proposaient la fermeture de tous les clubs qui avaient si souvent, l'année précédente, compromis la sécurité publique et qui étaient encore un foyer d'anarchie. La Commission parlementaire repoussa ce projet. La minorité révolutionnaire profita de ce revirement de la majorité ; Ledru-Rollin demanda la mise en accusation d'un ministère qui osait porter atteinte au droit de réunion ; les clubs retentirent de discours incendiaires, on se crut à la veille de nouvelles journées de Février ou de Juin. Mais l'insurrection n'avait plus affaire ni à la débilité sénile d'un Charles X ou d'un Louis-Philippe, ni aux tâtonnements d'un Cavaignac, esclave scrupuleux des formes légales. La nuit du 28 au 29 janvier se passa en préparatifs de part et d'autre. Mais au jour les principales rues se trouvèrent occupées dans les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-Jacques. Le colonel Forestier, commandant de la 6° légion de la garde nationale, qui avait osé demander la veille au général Changarnier trente mille cartouches, est arrêté avec d'autres meneurs. Le général lui-même, ayant à ses côtés le Président de la République, sort avec quelques officiers et quelques dragons seulement ; ils parcourent pendant une heure le front des troupes et de la garde nationale. Partout l'enthousiasme s'éveille sur leur passage. La foule se presse autour du prince, lui serrant les mains et l'acclamant, comme toujours elle acclame ce qui lui représente la force. Le prince cherchait à rétablir le sentiment du respect et de l'autorité jusque dans sa famille. Il avait beaucoup à faire en ce sens auprès de ses cousins, dont deux siégeaient sur la Montagne. Les journaux publièrent une lettre de lui adressée au plus indiscipliné d'entre eux, le fils de Jérôme, celui qu'on appela simplement, depuis, le prince Napoléon, et qu'il avait eu la faiblesse de nommer ambassadeur en Espagne ; on ne le retrouvera que, trop dans la suite des évènements : Elysée National, le 10 avril 1849. MON CHER COUSIN, On prétend qu'à ton passage à Bordeaux tu as tenu un langage propre à jeter la division parmi les personnes les mieux intentionnées. Tu aurais dit que dominé par les chefs du mouvement réactionnaire, je ne suivais pas librement mes inspirations ; qu'impatient du joug, j'étais prêt à le secouer, et que, pour me venir en aide, il fallait envoyer à la Chambre des hommes hostiles à mon gouvernement plutôt que des hommes du parti modéré. Une semblable imputation de ta part a le droit de m'étonner. Tu me connais assez pour savoir que je ne subirai jamais l'ascendant de qui que ce soit, et que je m'efforcerai sans cesse de gouverner dans l'intérêt des masses, et non dans l'intérêt d'un parti. C'était à toi moins qu'à tout autre de blâmer en moi une politique modérée, toi qui désapprouvais mon manifeste parce qu'il n'avait pas l'entière sanction des chefs du parti modéré. Or, ce manifeste, dont je ne me suis pas écarté, demeure l'expression consciencieuse de mes opinions. Le premier devoir était de rassurer le pays. Eh bien ! depuis quatre mois, le pays continue à se rassurer de plus en plus. A chaque jour sa tâche : la sécurité d'abord, ensuite les améliorations. Les élections prochaines avanceront, je n'en doute pas, l'époque des réformes possibles, en affermissant la République par l'ordre et la modération. Rapprocher tous les anciens partis, les réunir, les réconcilier, tel doit être le but de nos efforts. C'est la mission attachée au grand nom que nous portons ; elle échouerait, s'il servait à diviser et non à rallier les soutiens du gouvernement. Par tous ces motifs, je ne saurais approuver ta candidature dans une vingtaine de départements ; car, songes-y bien, à l'abri de ton nom, on veut faire arriver à l'Assemblée des candidats hostiles au pouvoir et décourager ses partisans dévoués, en fatiguant le peuple par des élections multiples qu'il faudra recommencer. Désormais donc, je l'espère, tu mettras tous tes soins, mon cher cousin, à éclairer sur mes intentions véritables les personnes en relation avec toi, et tu te garderas d'accréditer, par des paroles inconsidérées, les calomnies absurdes qui vont jusqu'à prétendre que de sordides intérêts dominent ma politique. Rien, répète-le très haut, rien ne troublera la sérénité de mon jugement et n'ébranlera mes résolutions. Libre de toute contrainte morale, je marcherai dans le sentier do l'honneur, avec ma conscience pour guide ; et lorsque je quitterai le pouvoir, si l'on peut me reprocher des fautes fatalement inévitables, j'aurai fait du moins ce que je crois sincèrement mon devoir. Reçois, mon cher cousin, l'assurance de mon amitié. Louis-Napoléon BONAPARTE. Puis la note suivante fut insérée au Moniteur : Une dépêche télégraphique ayant annoncé le passage à Bayonne de M. Napoléon Bonaparte, ambassadeur à Madrid, se rendant à Paris sans congé, M. Napoléon Bonaparte est considéré comme démissionnaire, par arrêté du Président de la République, pris en conseil des ministres. Malgré les dissentiments survenus, l'Assemblée vota néanmoins pour le Président 600.000 francs de frais de représentation, à ajouter à son traitement consistant en une somme égale. Mais elle refusa 50.000 francs demandés pour le général Changarnier à titre de supplément pour le commandement des gardes nationales de la Seine : Eh bien, dit le général, si l'émeute se présente, elle sera réprimée gratis. L'Assemblée nationale végétait plutôt qu'elle ne vivait. Elle votait avec une précipitation déplorable les lois qu'elle s'était chargée de faire, mais elle n'avait plus les sympathies du pays et les moyens par lesquels elle cherchait à les regagner n'obtenaient point l'approbation des hommes de bien : elle réduisait l'impôt sur le sel et supprimait complètement celui sur les boissons. Etait-ce le moment, quand le budget se trouvait en déficit ? Elle préparait sciemment des embarras financiers au pouvoir exécutif, mais elle se nuisait davantage encore à elle-même. Au fond, les choses marchaient à souhait pour les ambitions du Président. Son plan était déjà tout tracé : entretenir la division des partis, s'en créer un à lui, de façon à dominer les autres dans l'Assemblée et, s'il n'y parvenait pas, entrer résolument en lutte avec elle et la culbuter. Le peuple, dans ce duel, serait infailliblement pour le pouvoir exécutif, qui tenait les fonctionnaires et l'armée, plutôt que du côté du parlementarisme divisé et bavard. Quant à la Constitution et à la République, ce devaient être de minces obstacles. Le peuple, qui n'avait cure de la première, était effrayé par le socialisme et se détachait chaque jour de la seconde. Jusques dans les villes, la promulgation et la bénédiction solennelle de la Constitution avaient eu lieu sans le moindre enthousiasme[6]. |
[1] Le baron Haussmann, dans ses Mémoires, retrace à ce propos un souvenir personnel des plus caractéristiques :
En novembre 1848, je me trouvais à Prignac-Cazelles, arrondissement de Blaye (Gironde). Je rencontrai sur la route un gentilhomme des environs, membre du Conseil général, autrefois orléaniste, désormais partisan du général Cavaignac. Il allait visiter une de ses propriétés et me proposa d'y déjeuner avec lui d'une omelette faite par la femme de son paysan, — c'est la qualification donnée aux régisseurs de bas étage, — et de goûter son vin. J'acceptai. Pendant le repas, mon hôte dit en patois à cet homme, occupé de nous servir : Eh bien Janille (diminutif de Jean), nous allons donc avoir encore une élection. Que fera-t-on par ici ? — Mon Dieu, monsieur, répondit l'autre, toujours en patois, l'enfant à la mamelle en sait autant que moi sur ces choses-là. Mais nous avons voté, cette année, pour des messieurs absolument inconnus dans le pays, qu'on nous assurait être des bons. Les uns nous approuvent, les autres nous donnent tort. Nous ne savons pas qui croire. Cette fois nous voudrions voter pour un nom connu. — Eh bien ! mon ami, prenez le général Cavaignac ! — Oh ! monsieur, ce n'est pas un bon nom dans ce pays.
Pour comprendre cette réponse,
il faut connaître les souvenirs terribles laissés par le père du général
Cavaignac dans la Gironde, à la suite de la mission qu'il y remplit sous la
Terreur. Son nom est une menace. — Qué m'en bao te bailla à Cabagnac ! (Je
m'en vais le donner à Cavaignac !) disaient les mères aux enfants pas
sages. J'ai même souvent entendu de vieilles femmes luttant avec leurs mulets
ou ânes rétifs, qu'elles chargeaient de coups pour les faire marcher, crier : Hi
! doun, Cabagnac !
Interloqué par la réponse de
son paysan mon compagnon reprit : Mais alors !... — Jou,
Moussu, a queste cop, bouli bouta per l'Empereur (Moi, monsieur, ce
coup-ci, je veux voter pour l'Empereur !) — Mais, mon ami, l'Empereur
est mort. — Cresi, moussu ? (Croyez-vous, monsieur !)
répliqua le paysan d'un air de naïveté finaude. Eh bé ! qué bouli bouta per
soun goujat ! (Eh bien ! je voterai pour son fils). — Mais son
fils est mort aussi. — Soun doun tous morts ? A pas degun may ? (Ils
sont donc tous morts ? N'en existe-t-il plus aucun !) Cette fois, le
paysan souriait malignement. Oh ! nous avons bien le neveu ; mais... —
Et alors le maître raconta Strasbourg, Boulogne, etc., etc. Quand il eut fini,
le paysan, qui l'avait écouté sans broncher, avec le plus grand respect,
répondit : — Ta bé, moussu, qué bouli bouta per el ! (tout de même,
monsieur, je veux voter pour lui !)
Napoléon était un nom connu,
Lamartine ne l'était pas assez. Quant à Cavaignac, il l'était beaucoup trop !
En quittant mon hôte, je lui
dis : Puisque vous vous dites son chef, croyez-moi ; suivez cette fois votre
paysan, de peur qu'il ne s'habitue à marcher sans vous.
A Bordeaux, cependant, je crois bien me rappeler que le même personnage, dans la réunion de la salle Franklin, présidée par M. Duffour-Dubergier, appuya d'un long discours la candidature du général Cavaignac. — Le membre de l'assemblée qui demanda la parole après lui se contenta de dire : J'ai l'honneur de proposer la candidature de Son Altesse Impériale le prince Louis-Napoléon ! — Une immense acclamation suivit ces paroles, et la proposition, mise aux voix par le président, fut adoptée à la presque unanimité.
Le dialogue entre paysans et bourgeois, raconté par M. Haussmann, eut lieu en cent mille endroits, par toute la France. Le terroriste dont le souvenir était encore vivant ne s'appelait pas partout Cavaignac ; il changeait de nom de département à département ; à Lyon, c'était Foucher, à Nantes Carrier, à Bourg Javogue, à Arras Lebon, mais chaque pays avait son ogre républicain et Napoléon était Napoléon partout.
Aujourd'hui, après un siècle et grâce aux journaux et à. une instruction obligatoire habilement triée et tamisée, la légende terroriste s'est presque effacée ; elle tend même à faire place à une autre plus vague mais non moins tenace : celle d'un ogre de la dime et des droits du Seigneur.
[2] De Falloux, Mémoires, p. 386.
[3] L'histoire, et particulièrement celle des conspirateurs, est par elle-même assez aride et assez triste pour qu'on ne néglige aucune occasion de l'égayer. Voici une plaisante anecdote qu'on pourrait intituler : Les perplexités d'un ambitieux ; c'est M. Jules Simon qui va nous la raconter :
Je n'ai jamais vu personne
aussi inquiet du vote qu'il allait émettre que le fut M. Rouher, mon collègue
à. l'Assemblée nationale, quand on eut à voter pour un président de la
République. Il écartait Lamartine et Ledru-Rollin ; mais il était fort
embarrassé entre Cavaignac et Louis-Napoléon. Il ne se demandait pas lequel des
deux serait le plus utile à la France, mais lequel des deux serait le plus
utile à M. Rouher, et il faut avouer que c'était un problème difficile. Avant
tout, il fallait avoir voté pour le gagnant.
A la fin, les chances lui
parurent être pour Cavaignac. On était au dernier moment, il fallait déposer
son vote. J'étais dans la salle Casimir-Périer, où les députés votaient. — Avez-vous
voté ? me dit-il. — Non, j'y vais. — Votons ensemble, et, tout considéré, je
voterai comme vous.
Je regardai son billet qu'il
tenait à la main ; c'était bien le nom de Cavaignac ; il le déposa dans l'urne
sous mes yeux. — Vous voyez, me dit-il. Ayez soin de le faire savoir au
général.
Je me mis à rire. — Je ne suis
qu'en député obscur, votant avec la majorité, ne faisant partie d'aucun groupe
et ne connaissant dans le ministère que Vivien et Dufaure. Je n'ai jamais
échangé une parole avec Cavaignac.
Il vit qu'il avait mal choisi
son confident et parut tout consterné. Ce fut pis le lendemain quand le
résultat des votes fut connu.
— Je suis perdu, me dit-il. —
Moi, aussi, répondis-je en riant. — Oh ! vous, vous serez toujours professeur
à. la Sorbonne. — Et vous, mon cher, avocat à Riom. — C'est ma ruine, vous
dis-je. — Parce que vous vouliez être ministre. Eh bien ! faites votre cour au
vainqueur. — Il me recevra comme un chien. Le premier jour, oui. Vous baiserez
la main le second, et, le troisième, vous serez ministre.
Il le fit et fit bien, — si l'unique but de la vie est d'être vice-empereur.
[4] Ces chiffres sont différents dans quelques historiens ; nous nous en rapportons au Moniteur officiel, entre autres à son numéro du 10 juillet 1857, où, à propos d'autres élections, se trouve un Tableau récapitulatif général.
[5] Mme de Jauzé, Souvenirs intimes.
[6] A Lyon, pour clore cette imposante cérémonie (sous le porche de l'église Saint-Nizier et sur la place), une voix unique s'éleva, timide, et cria : Vive la Constitution ! Vive la République ! Ce fut celle du cardinal de Bonald, archevêque. Elle resta absolument sans écho. L'auteur de cette Histoire était présent.