HISTOIRE DE NAPOLEON III

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II. — ÉQUIPÉE DE BOULOGNE. - CAPTIVITÉ DE HAM. - ÉVASION.

 

 

Nous retrouvons Louis-Napoléon à Londres en 1839. Lord Malmesbury, dans ses Mémoires, a dépeint un tournoi fameux, où il le rencontra pour la deuxième fois. C'était dans le comté d'Ayr, en Ecosse, chez le duc d'Eglington. La fête fut si brillante que la chevalerie, remise en honneur par Walter Scott, dans son grand roman d'Ivanhoë, sembla un moment avoir recouvré l'éclat qu'elle possédait au temps de Richard-Cœur-de-Lion et de Philippe-Auguste. Lady Seymour fut proclamée reine de beauté. Parmi les chevaliers qui entrèrent en lice on distingua le prince Louis-Napoléon, ayant pour écuyer M. Fialin de Persigny.

Les plaisirs de la vie aristocratique et facile semblaient alors absorber le jeune prince. C'est le moment où il rencontra une riche anglaise, Miss Howard, qu'il fit plus tard comtesse de Beauregard. Il en est des vices et des vertus comme des livres, dont un poète a dit :  Habent sua fata libelli. Ils ont leurs chances. Les uns passent inaperçus, quoique méritant d'être remarqués ; les autres fixent l'attention, quoiqu'ayant peu de droits à l'obtenir.

Les faiblesses de Henri IV et de Louis XIV, les débordements de Louis XV firent scandale à cause du contraste avec les mœurs ambiantes généralement façonnées par l'esprit chrétien. Les écarts de Napoléon Ier et de Napoléon III passèrent presque inaperçus ; ce qui n'est point à l'éloge de notre siècle. On peut dire pourtant que Napoléon III, et surtout son ami Victor-Emmanuel, ne le cédèrent que fort peu à Louis XV. Mais il vaut mieux tirer un voile sur ces misères que les étaler aux yeux de la postérité.

Miss Howard était ambitieuse. Elle réveilla le prétendant qui s'endormait sous le viveur. Avec l'aide d'un industriel nommé Rapallo et du comte d'Orsay, elle fournit les ressources nécessaires pour une nouvelle expédition.

Le roi Louis-Philippe lui-même semblait l'y inviter. Ni lui ni son gouvernement n'avaient rien compris au danger qui leur avait été révélé par l'équipée de Strasbourg. Ses hommes d'Etat et ses poètes Thiers, Victor Hugo, Béranger, rivalisaient d'ardeur pour aviver le culte napoléonien. Ce mot culte n'a rien ici d'exagéré ; le bonapartisme était devenu la seule religion à la mode dans le monde officiel aussi bien que dans l'opposition républicaine. Le Roi envoyait un de ses fils chercher à Sainte-Hélène, pour les ramener en France, les restes de l'Empereur. En déposant pour cet objet une demande de crédit de un million, M. de Rémusat, ministre de l'intérieur, disait :

Nous venons vous demander les moyens de recevoir dignement les restes mortels de l'empereur Napoléon. Il importe, en effet, à la majesté d'un tel souvenir que cette sépulture auguste ne soit pas exposée sur une place publique, au milieu d'une foule bruyante et distraite. Il convient qu'elle soit placée dans un lieu silencieux et sacré, où puissent la visiter avec recueillement tous ceux qui respectent la gloire et le génie, la grandeur et l'infortune. Il fut empereur et roi, il fut le SOUVERAIN LÉGITIME de notre pays ; à ce titre, il pourrait être inhumé à Saint-Denis ; mais il ne faut pas à Napoléon la sépulture ordinaire des rois. Il faut qu'il règne et commande encore dans l'enceinte où vont reposer les soldats de la patrie et où iront toujours s'inspirer ceux qui seront appelés à la défendre...

Pendant ce temps le hardi jeune homme auquel le gouvernement semblait prendre à tâche de préparer la route, méditait un nouveau coup de main. Lors de sa première entreprise, le moment de son apparition avait été si promptement suivi de celui de sa chute, qu'il n'avait pas eu le temps de livrer à l'impression les proclamations et décrets destinés à soulever l'enthousiasme populaire. Cette fois il eut la précaution de faire imprimer à Londres, dans son hôtel, à. l'aide d'une presse à bras, les affiches et prospectus de son futur gouvernement.

Il n'y avait plus moyen de se le dissimuler : le prince se présentait comme héritier légitime de l'empereur Napoléon, proclamé souverain légitime par le gouvernement actuel et ayant droit à la couronne en vertu du sénatus-consulte de l'an XII. Cependant il faut ajouter qu'il en appelait à un congrès national pour sanctionner ses droits et qu'il avait habilement désigné comme chef de son gouvernement provisoire M. Thiers, premier ministre du roi Louis-Philippe.

M. de Montholon avoua devant la cour des pairs que : Le prince cherchait toute espèce de moyens pour rentrer en France à main armée et reprendre la couronne de France[1].

On avait rédigé d'avance trois proclamations. La première s'adressait au Peuple français et, prenant texte du retour des cendres de l'Empereur, ramenées en France par le prince de Joinville, disait que ces cendres illustres ne pouvaient rentrer que dans une France régénérée. Elle finissait ainsi :

J'espérais comme vous que, sans révolution, nous pourrions corriger les mauvaises influences du pouvoir : mais aujourd'hui plus d'espoir. Depuis dix ans on a changé dix fois de ministère ; on en changerait dix fois encore que les maux et les misères de la patrie seraient toujours les mêmes.

Lorsqu'on a l'honneur d'être à la tête d'un peuple comme le peuple français, il y a un moyen infaillible de faire de grandes choses ; c'est de les vouloir.

Il n'y a en France, aujourd'hui, que violence d'un côté, et licence de l'autre ; je veux rétablir l'ordre et la liberté. Je veux, en m'entourant de toutes les sommités du pays sans exception, en m'appuyant sur la volonté et les intérêts des masses, fonder un édifice inébranlable.

Je veux donner à la France des alliances véritables, une paix solide, et non la jeter dans les hasards d'une guerre générale. Français ! je vois devant moi l'avenir brillant de la patrie.

Je sens derrière moi l'ombre de l'Empereur qui me pousse en avant ; je ne m'arrêterai que lorsque j'aurai repris l'épée d'Austerlitz, remis les aigles sur nos drapeaux, et le peuple dans ses droits.

NAPOLÉON.

La seconde s'adressait à l'armée. La voici tout entière :

SOLDATS !

La France est faite pour commander, et elle obéit. Vous êtes l'élite du peuple, et l'on vous traite comme un vil troupeau. Vous êtes faits pour protéger l'honneur national, et c'est contre vos frères qu'on tourne vos armes. Ils voudraient, ceux qui vous gouvernent, avilir le noble métier de soldat. Vous vous êtes indignés et vous avez cherché ce qu'étaient devenues les aigles d'Arcole, d'Austerlitz, d'Iéna. Ces aigles, les voilà ! je vous les rapporte, reprenez-les : avec elles, vous aurez gloire, honneur, fortune, et, ce qui est plus que tout cela, la reconnaissance et l'estime de vos concitoyens.

Soldats ! vos acclamations lorsque je me présentai à vous à Strasbourg ne sont pas sorties de ma mémoire. Je n'ai pas oublié les regrets que vous manifestiez sur ma défaite.

Entre vous et moi il y a des liens indissolubles ; nous avons les mêmes haines et les mêmes amours, les mêmes intérêts et les mêmes ennemis.

Soldats ! la grande ombre de l'empereur Napoléon vous parle par ma voix. Hâtez-vous, pendant qu'elle traverse l'Océan, de renvoyer les traîtres et les oppresseurs : montrez-lui, à son arrivée, que vous êtes les dignes fils de la grande armée, et que vous avez repris ces emblèmes sacrés qui, pendant quarante ans, ont fait trembler les ennemis de la France, parmi lesquels étaient ceux qui vous gouvernent aujourd'hui.

Soldats, aux armes !

Vive la France !

NAPOLÉON.

Dans la troisième proclamation, adressée aux habitants du Pas-de-Calais, on remarque cette phrase :

Ne craignez point ma témérité, je viens assurer les destinées de la France et non les compromettre. J'ai des amis puissants à l'extérieur, comme à l'intérieur, qui m'ont promis de me soutenir.

Enfin vient un décret dont une des clauses principales est : la réunion d'un congrès national dès l'arrivée du prince à Paris.

On nolisa un paquebot, la Ville d'Édimbourg, à bord duquel montèrent, le 4 août 1840, le prétendant, dix-neuf conjurés parmi lesquels le vieux comte de Montholon, compagnon de l'Empereur à Sainte-Hélène, Fialin de Persigny, le docteur Conneau, le colonel Voisin, d'Hunin, Faure, plus trente-huit domestiques ou engagés volontaires qu'on revêtit, sur le paquebot, d'uniformes du 40e de ligne, régiment caserné près de Boulogne. Hambourg était le but apparent du voyage. Mais le 6 août, vers 5 heures du matin, le débarquement s'effectua près de Boulogne.

Superstitieux, comme tous les fatalistes, le prince fut désagréablement surpris par un fait bizarre qu'il contait volontiers ensuite et qui lui parut un présage malheureux.

Il possédait un aigle apprivoisé, superbe d'envergure, qu'il avait emmené avec lui, dans le vague espoir d'en tirer parti pour frapper les imaginations populaires. Mais l'oiseau symbolique, par un caprice que sa fidélité éprouvée semblait rendre impossible, s'envola quand on voulut le transporter à terre et, suivi des yeux par tous les spectateurs qu'étonnait l'ampleur de ses ailes, disparut dans le ciel, du côté du Midi[2].

Les conspirateurs traversèrent Boulogne, où tenaient garnison deux compagnies du 40e. Ils pénétrèrent dans la caserne. Le lieutenant Aladenise, qui appartenait à ce régiment et au complot, avait pris le commandement des deux compagnies ; il fit battre le rappel et porter les armes au neveu de l'Empereur, à Napoléon II. Celui-ci harangue les soldats et nomme officiers tous les sous-officiers présents. Mais un autre officier, le capitaine Col-Puygellier, accourt et les rappelle au devoir. Persigny, armé d'un fusil, entreprend contre lui une lutte corps à corps dans laquelle le capitaine aurait été tué si M. Aladenise n'eût détourné le coup. Le prince lui-même, à ce moment. prend un pistolet et ajuste le capitaine ; cet acte d'énergie était en même temps un acte d'imprudence ; la balle atteint un soldat, qui tombe. A cette vue, les camarades du blessé sortent de leur torpeur ; les conjurés sont chassés de la caserne. Ils tentent de surprendre le château, mais l'éveil est donné partout. La partie est perdue ; ils fuient en débandade et se jettent dans la mer pour regagne le paquebot.

Seul, le prince se refuse à la retraite : J'ai juré, criait-il, de mourir sur la terre de France ; partez, mais laissez-moi ! On le saisit, on le pousse vers un canot. Persigny l'entrain et se met à la nage avec lui.

Cependant, la garde nationale s'est réunie, des cartouches lui ont été distribuées ; elle arrive sur le bord de la mer et commence un feu terrible : Faure est mortellement frappé ; le colonel Voisin, atteint de deux balles, tombe presque au même instant ; cette double chute fait chavirer le canot ; tous ceux qui le montent sont précipités à la mer. Deux balles ont percé les habits du prince, une troisième l'a blessé au bras ; doué d'une grande force physique, il se dirige en nageant vers le paquebot qui l'a apporté, après avoir vainement tenté de sauver l'infortuné d'Hunin qui se noie sous ses yeux.

Mais déjà le commandant du port avait été dépêché pour se saisir du vapeur la Ville d'Edimbourg ; chemin faisant il retira de l'eau tous les conjurés qui avaient survécu : le nombre des prisonniers s'éleva à cinquante-six. Enfermés d'abord dans la citadelle de Boulogne, on les transféra ensuite au fort de Ham ; puis ils furent amenés à Paris pour y être traduits devant la Chambre des pairs constituée en cour de justice.

La France, à la nouvelle de ce deuxième attentat à main armée, fut en général très sévère pour le prétendant. Le journal La Presse se fit l'écho du sentiment public dans un article attribué à M. Granier de Cassagnac, alors son principal rédacteur :

Louis Bonaparte se rend à la fois ridicule et odieux ; il s'est placé dans une position telle que nul, en France, ne peut honorablement éprouver pour sa personne la moindre sympathie, ni la moindre pitié. Le ridicule est dans l'avortement si misérable de ses projets, dans cette subite métamorphose de libérateurs et de conquérants en tritons effrayés et transis. L'odieux est dans l'ingratitude qui oublie qu'une fois déjà la clémence royale a pardonné un crime que Napoléon eût fait expier dans les vingt-quatre heures. Mais laissons-là ce jeune homme qui ne parait pas avoir plus d'esprit que de cœur.

L'ex-roi de Hollande envoya aussi aux journaux une note par laquelle il désavouait publiquement son fils victime, disait-il, d'infâmes intrigues et tombé, pour la troisième fois, dans un effroyable guet-apens. Le peuple, qui admire toujours les coups de hardiesse, ne dit rien mais jugea différemment. On cite ce mot de Persigny à un homme de grand sens qui lui disait, à la veille du coup d'Etat : Je ne puis prendre au sérieux l'imbécile qui, en pleine paix, a fait les tentatives de Strasbourg et de Boulogne. — Pas si imbécile que cela, répondit le futur duc. Ça l'a caché aux gens intelligents, mais ça l'a révélé aux masses.

Aussitôt qu'il lui fut permis de communiquer avec le dehors, le 31 août 1840, le jeune prince écrivit à Berryer pour lui demander de prendre sa défense. Le grand orateur royaliste eut dans sa carrière cette spécialité de défendre toutes les hautes infortunes, depuis le maréchal Ney et la duchesse de Berry, jusqu'aux princes d'Orléans, à M. de Montalembert et à Mgr Dupanloup. Les causes qu'il ne pouvait gagner, son éloquence les illustrait. Il accepta avec empressement et répondit au prince : En la position où vous êtes et en celle où je suis, je me sens honoré de votre offre comme d'un précieux témoignage rendu à l'indépendance de mon caractère et à la bonne foi de mes convictions politiques, et il s'adjoignit comme conseils deux autres avocats célèbres : MM. Marie et Ferdinand Barrot. En outre, il obtint pour le prince l'autorisation de voir son ami et complice Persigny.

Autant que le procès lui-même, la manière dont le défenseur sortirait d'une situation si délicate et si difficile intriguait le public. Les débats s'ouvrirent le 28 septembre, sous la présidence du chancelier Pasquier. Parmi les nobles pairs, le plus grand nombre avaient été officiers de Napoléon Ier ou dignitaires de l'Empire. Leurs noms devaient se retrouver, douze ans plus tard, sur la liste des sénateurs, des chambellans et des préfets de Napoléon III ; mais alors ils n'avaient pas assez de dédain pour celui qu'ils appelaient ce petit nigaud impérial[3].

Aux divers interrogatoires, le prince répondit dignement, mais avec des gestes gauches et un accent étranger qui participaient à la fois de l'allemand et de l'anglais et qui étonnèrent bien à tort, puisqu'il avait passé toute sa vie hors de France. Ensuite, il récusa ses juges. On s'y attendait et l'on passa outre.

Le réquisitoire du ministère public fut violent jusqu'à l'injure ; l'auditoire était visiblement mal disposé pour l'accusé ; le sourire de la moquerie errait çà et là sur les lèvres. Tout le monde croyait d'avance au découragement du défenseur, et l'on n'attendait de lui que les banalités résignées qui tombent péniblement de la bouche d'un avocat d'office. Mais, dès les premiers mots, cette impression disparut ; on comprit que Berryer allait plaider à fond, non seulement pour son client, mais contre les accusateurs, et que sa voix, franchissant l'étroite enceinte de la Chambre des pairs, s'adressait au pays tout entier.

Sa défense du prince Louis-Napoléon, son Discours de la couronne, comme on l'a appelée, fut une attaque hardie du gouvernement de Louis-Philippe, attaque pleine de témérités calculées, dit M. Nettement, d'inflexible logique, d'éclats oratoires qui s'arrêtaient au point juste où ils allaient être réprimés par des juges offensés ; mélange de prudence et d'audace, d'art et d'inspiration... le chef-d'œuvre de l'art d'oser.

Son argumentation, concertée avec le prince, repose sur ces trois points de la déclaration de ce dernier : Je représente devant vous, Messieurs, un principe, une cause et une défaite. Le principe, c'est la souveraineté du peuple ; la cause, c'est celle de l'Empire ; la défaite, c'est Waterloo. Le principe, vous l'avez reconnu, vous l'invoquez comme votre raison d'être politique ; pourquoi ne l'invoquerions-nous pas, nous aussi ? La cause, bon nombre d'entre vous l'ont servie, tous vous la proclamez belle et glorieuse, puisque vous êtes allés vous-mêmes chercher les cendres du héros afin de les placer sous le dôme des Invalides. La défaite, vous la déplorez comme nous, comme nous vous aspirez à l'effacer. Dès lors, je cherche en vain comment vous pourriez nous condamner.

L'orateur traita avec une insolence superbe le manque de consécration populaire du gouvernement de Louis-Philippe, le matérialisme de ses principes et sa faiblesse devant l'Europe. Il s'écria :

L'héritier de cet Empire consacré au début de ce siècle par quatre millions de suffrages, l'héritier de cette grande épée qui courba les Pyramides et sépara presque l'Angleterre du continent européen, a vu signer le récent traité de Londres ; il s'est trouvé au milieu des étrangers qui combinent l'annulation de la France ; et vous ne voulez pas que ce jeune homme téméraire, aveugle, présomptueux tant qu'il vous plaira, mais qui porte un cœur dans lequel il y a du sang et à qui une haine a été transmise, vous ne voulez pas que ce jeune homme, sans consulter ses ressources, se soit dit : Ce nom qu'on proclame, mais c'est le mien ! C'est à moi de le porter vivant sur les frontières et de réveiller par lui la foi dans la victoire ! Ces armes, qui les déposera sur la tombe du héros ? Elles sont à moi ; pouvez-vous distraire de l'héritage du soldat ses armes ? Non, et voilà pourquoi, sans préméditation, sans calculs, sans combinaisons, mais jeune, ardent, sentant son nom, sa destinée, sa gloire, il s'est dit : J'irai et je poserai les armes sur la tombe, et je dirai à la France : Me voici, voulez-vous de moi ?...

Vous voulez le juger, et pour déterminer vos résolutions on vous a parlé de ses projets insensés, de sa présomption folle... Messieurs, le succès serait-il donc devenu la base des lois morale, la base du droit ?... Vous faites allusion à la faiblesse des moyens, à la pauvreté de l'entreprise, au ridicule de l'espérance du succès ; eh bien ! si le succès fait tout, vous qui êtes des hommes, qui êtes même des premiers de l'Etat, qui êtes les membres d'un grand corps politique, je vous dirai : Il y a un arbitre inévitable, éternel, entre tout juge et tout accusé. Avant de juger, devant cet arbitre, et à la face du pays qui entendra vos arrêts, dites-vous, sans avoir égard à la faiblesse des moyens, le droit, les lois, la constitution devant les yeux, la main sur la conscience, devant Dieu, devant le pays, devant nous qui vous connaissons, dites :S'il eût réussi, s'il eût triomphé, ce droit, je l'aurais nié, j'aurais refusé toute participation à ce pouvoir, je l'aurais méconnu, je l'aurais repoussé. Moi, messieurs, j'accepte cet arbitrage suprême, et quiconque devant Dieu, devant le pays me dira : S'il eût réussi, je l'aurais nié, ce droit ! je l'accepte pour juge.

A ces mots, on put voir les vieux serviteurs de l'Empire, comtes et barons créés par l'Empire, maréchaux et ministres de l'Empire, baisser leurs fronts blanchis sous le harnais, comme dit Corneille, sous un harnais que tous regrettaient dans leur cœur, parce qu'il avait été celui de leur jeunesse. Et telle est la magie de l'éloquence, telle fut aussi celle des souvenirs évoqués, que presque tous éclatèrent en applaudissements. La cause était gagnée, autant qu'elle pouvait l'être.

Il se trouva aussi, dans ce procès célèbre, non parmi les juges, mais parmi les témoins à charge, un maréchal et sénateur de l'Empire, de l'Empire futur encore inconnu et absolument improbable aux yeux de tous. La déposition de ce maréchal, qui n'étant que général, commandait à Lille et se nommait Magnan, est trop curieuse pour être passée complètement sous silence.

Le commandant Mésonan (ami du prince) m'avait fait une première visite que je croyais devoir être la dernière. Le lendemain, 17 juin, il entre dans mon cabinet. Je lui dis : Commandant, je vous croyais parti. — Non, mon général, je ne suis pas parti ; j'ai une lettre à vous remettre. — Une lettre, et de qui ?Lisez, mon général. Je le fais asseoir, je prends la lettre. Mais, au moment de l'ouvrir, je m'aperçois que la suscription portait : A Monsieur le commandant Mésonan. Je lui dis : Mais, mon cher commandant, ceci n'est pas pour moi, c'est pour vous !Lisez, mon général. J'ouvre la lettre et je lis :

Mon cher commandant, il est de la plus grande nécessité que vous voyiez de suite le général en question. Vous savez que c'est un homme d'action et sur qui l'on peut compter ; vous savez aussi que c'est un homme que j'ai noté pour être un jour maréchal de France. Vous lui offrirez 100.000 francs de ma part et vous lui demanderez chez quel banquier ou chez quel notaire il veut que je lui fasse compter 300.000 fr. dans le cas où il perdrait son commandement.

Je restai stupéfait ; je fus comme anéanti, je ne trouvais en ce moment aucune parole à dire. L'homme que j'avais reçu chez moi, que j'estimais et dont je me croyais estimé, me remettait cette lettre à bride-pourpoint ! Cependant mon indignation se calma. Je pris la lettre en tremblant et je dis : Commandant, à moi, à moi une pareille lettre ! Je croyais vous avoir inspiré plus d'estime. Jamais je n'ai trahi mes serments, jamais je ne les trahirai ! Je respecte la mémoire de l'Empereur, mais c'est au Roi que j'ai prêté serment ! Je rendis la lettre au commandant. Il était interdit, pâle, inquiet. Malgré mon irritation, j'en eus pitié. Je l'avoue, mon devoir, Se ne l'ai pas fait, c'était d'envoyer au ministre de la guerre cette lettre dont on abuse aujourd'hui pour me faire passer pour un dénonciateur[4].

Si l'accusé eût connu d'avance les événements du 2 Décembre 1851, il aurait pu tendre la main au général Magnan en lui disant : Allons, pas tant d'émotion, ce n'est que marché remis ! Mais l'avenir est impénétrable à tous, et c'est quelquefois bien heureux pour ceux qui prêtent des serments ou qui en reçoivent.

Le prince fut condamné à l'emprisonnement perpétuel dans une forteresse continentale du royaume ; Aladenise à la déportation[5] ; le comte de Montholon et MM. Parquin, Lombard et Fialin de Persigny à vingt années de détention ; Voisin, Forestier, Ornano à dix ans de la même peine ; Bataille, Orsi, Bouffet de Montauban, Henri Conneau, à cinq ans.

Berryer alla porter le résultat du verdict à son client.

— Vous êtes triste, mon cher défenseur, lui dit le prince, vous avez de mauvaises nouvelles ?

— Condamné à perpétuité, prince !

— Et combien cela dure-t-il en France, la perpétuité ? demanda le prince d'un air narquois.

— Vous êtes donc incorrigible ? s'écria l'avocat.

— Oui, incorrigible à espérer contre l'espérance.

— Et c'est comme cela qu'on arrive ! conclut l'avocat.

Avant de quitter la Conciergerie, le prince écrivit à son défenseur :

Paris, 5 octobre 1840.

MON CHER MONSIEUR BERRYER,

Je ne veux pas quitter ma prison de Paris sans vous renouveler tous mes remerciements pour les nobles services que vous m'avez rendus pendant mon procès. Dès que j'ai su que je serais traduit devant la Cour des Pairs, j'ai eu l'idée de vous demander de me défendre, parce que je savais que l'indépendance de votre caractère vous mettait au-dessus des petites susceptibilités de partis, et que votre cœur était ouvert à toutes les infortunes, comme votre esprit était apte à comprendre toutes les grandes pensées, tous les nobles sentiments ! Je vous ai donc pris par estime ; maintenant je vous quitte avec reconnaissance et amitié. J'ignore ce que le sort me réserve ; j'ignore si jamais je serai dans le cas de vous prouver ma reconnaissance ; j'ignore si jamais vous voudrez en accepter les preuves. Mais quelles que soient nos positions réciproques, en dehors de la politique et de ses désolantes obligations, nous pouvons toujours avoir de l'estime et de l'amitié l'un pour l'autre, et je vous avoue que si mon procès ne devait avoir eu d'autres résultats que de m'attirer votre amitié, je croirais avoir encore immensément gagné, et je ne me plaindrais pas du sort.

Napoléon-Louis B.

En même temps que cette lettre, M. Mocquard, secrétaire du prince, était chargé de remettre à l'orateur 25.000 franc pour ses honoraires. Berryer les refusa.

Vous avez raison, lui écrivit Louis-Napoléon. Nos rapports ne sont pas ceux de client à avocat, Nous sommes égaux : car si je suis prince par le sang, vous l'êtes par le cœur et le talent[6].

La forteresse de Ham, en Picardie, fut désignée pour servir de prison à Louis-Napoléon. Il y entra au bruit de fanfares qui acclamaient son nom et justifiaient son crime. Le 30  novembre, la Belle-Poule, ramenant les cendres du héros d'Arcole et d'Austerlitz, arrivait à Cherbourg. Le corps fut transporté par eau jusqu'à Courbevoie. Les funérailles eurent lieu le 15 décembre.

Toute la garnison de Paris faisait la haie avec la garde nationale. Le char traîné par seize chevaux avec housses dorées, aux armes de l'Empereur, était large de cinq mètres, long de dix mètres et haut de onze mètres ; il portait un mausolée décoré du manteau impérial et soutenu par quatorze figures représentant les quatorze victoires principales du héros. Une population innombrable de Parisiens et de provinciaux, était échelonnée sur tout le parcours. Aux Invalides, le Roi attendait. Après avoir reçu le corps, il fit déposer sur le cercueil par le général Bertrand l'épée, et par le général Gourgaud le chapeau de l'Empereur. Un orchestre de quatre cents musiciens se faisait entendre avec des chants auxquels prenaient part les artistes les plus célèbres de l'époque : Duprez, Tamburini, Rubini, Lablache, Levasseur ; Mmes Grisi, Damoreau, Persiani, Dorur-Gras, Viardot, Garcia, Stolz. Tout ce qui restait des armées impériales, vieux soldats, anciens officiers en uniforme, maréchaux de l'Empire étaient là, après avoir fourni une escorte d'honneur qui n'avait pas été une des moindres causes de l'immense émotion de cette journée du 15 décembre 1840.

Victor Hugo chantait :

Sire, vous reviendrez dans votre capitale,

Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur,

Traîné par huit chevaux sous l'arche triomphale,

En habit d'Empereur !

Par cette même porte, où Dieu vous accompagne,

Sire, vous reviendrez, sur un sublime char,

Glorieux, couronné, saint comme Charlemagne,

Et grand comme César !...

A la même heure, du fond de sa prison de Ham, Louis-Napoléon adressait aux mânes de l'Empereur l'invocation suivante :

Sire, vous revenez dans votre capitale, et le peuple en foule salue votre retour... Le peuple se presse comme autrefois sur votre passage, il vous salue de ses acclamations, comme si vous étiez vivant. Mais les grands du jour, tout en vous rendant hommage, disent tout bas : Dieu ! ne l'éveillez pas !... Voyez cette jeune armée, ce sont les fils de vos braves, ils vous vénèrent, car vous êtes la gloire, mais on leur dit : Croisez vos bras ! Ces hommes que vous avez faits si grands et qui étaient si petits ont renié votre Evangile, vos idées, votre gloire, votre sang : quand je leur ai parlé de notre cause, ils nous ont dit : Nous ne la comprenons pas ! — Laissez-les dire, laissez-les faire ; qu'importent au char qui monte les grains de sable qui se jettent sous les roues ! Ils ont beau dire que vous êtes un météore qui ne laisse pas de traces ! Ils ont beau nier votre gloire civile ; ils ne nous déshériteront pas !

Sire, le 15 décembre est un grand jour pour la France et pour moi. Du milieu de votre somptueux cortège, vous avez un instant jeté vos regards sur ma sombre demeure, et vous souvenant des caves ses que vous prodiguiez à mon enfance, vous m'avez dit : Tu souffres pour moi, ami, je suis content de toi.

Dans cette page, observe un éminent critique, il y a peut être autant de poésie que dans les vers de Victor Hugo. Elle avait de plus l'avantage d'être prophétique. Le prisonnier de Ham avait raison, le 15 décembre était un grand jour pour lui. De cette journée du 15 décembre 1840 sortira le 10 décembre 1848.

La prison pour le prince fut relativement douce ; il y occupait un bel appartement, lisait les journaux et livres qui lui convenaient, avait auprès de lui son valet de chambre Thélin, M. de Montholon et le docteur Conneau et recevait à peu près qui bon lui semblait. Il pouvait même monter à cheval dans un manège disposé pour lui. La liberté de sortir lui manquait seule.

Renié par sa famille, abandonné par l'opinion publique qui ne se démêlait elle-même que confusément et ne prévoyait pas les conséquences de ce qui se passait, le prisonnier de Ham s'obstinait à ne point s'abandonner lui-même, ni aucune de ses espérances et de ses rêveries ; mais que pouvait-il faire, sinon se recueillir, travailler et se préparer ?

C'est de cette époque que datent les nombreux mémoires qu'il écrivit sur l'Extinction du paupérisme, sur l'art militaire, sur la réorganisation de l'armée et des impôts, sur toutes sortes de sujets politiques ou sociaux qui démontraient au moins chez lui l'habitude de la réflexion.

Voici quelques-unes des pensées, aphorismes ou prédictions qu'il mit par écrit dans sa solitude de Ham :

Il est naturel, dans le malheur, de songer à ceux qui souffrent. Le titre que j'ambitionne le plus est celui d'honnête homme.

Il est encourageant de penser que, dans les dangers extrêmes, la Providence réserve surtout à un seul d'être l'instrument du salut de tous.

Disons-le hautement, ce sont les grands principes, les nobles passions, telles que la loyauté et le désintéressement, qui sauvent les sociétés,-et non les spéculations de la force et du hasard.

Quand on a l'honneur d'être à la tête du peuple français, il y a un moyen infaillible de faire le bien, c'est de le vouloir.

Par esprit de défiance, certaines personnes disent que l'Empire, c'est la guerre. Moi je dis : l'Empire, c'est la paix ! C'est la paix, car la France désire la paix, et lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille.

On peut dire avec vérité : Malheur à celui qui le premier donnerait en Europe le signal d'une collision dont les conséquences seraient incalculables !

Ce n'est pas en mes mains que la France périra.

Ces trois dernières prédictions, et surtout la toute dernière, ont été cruellement démenties par les faits.

Le prince écrivit jusqu'à des articles de journaux ; quelques-uns de ces articles, assez vifs contre le gouvernement, prouvaient que le tyran qui le retenait captif était, au fond, très débonnaire. Ils parurent dans le Progrès du Pas-de-Calais et dans le Précurseur de l'Ouest, deux feuilles dont les rédacteurs en chef ne regrettèrent point, plus tard, d'avoir fait bon accueil à la prose du captif. Le prince négocia même pour avoir à Paris un journal complètement à sa disposition ; ce qui prouve que sa correspondance n'était point surveillée, ou l'était fort mal. Ce journal était une feuille démocratique, la Réforme, dont le directeur, M. Peauger, se laissa persuader un instant que la République n'aurait pas de plus fidèle serviteur que le fils de la reine Hortense. Voici quelques extraits de la correspondance échangée entre eux :

Fort de Ham, 12 août 1844.

La mort de mon oncle m'a profondément affligé, car, malgré quelques défauts, c'était un homme loyal, bon et véritablement patriote. C'est triste de mourir ainsi sur la terre étrangère au bout de vingt-neuf ans d'exil, quand on a toujours bien servi son pays.

J'approuve complètement votre conduite vis-à-vis des hommes de la Réforme ; le vois que nos idées et nos sentiments se confondent si intimement que je n'aurai jamais qu'à approuver votre conduite.

Recevez de nouveau, etc.

N.-L. B.

Fort de Ham, le 8 septembre 1854.

Nous ne sommes pas d'accord sur Robespierre...

Je compare la Terreur à l'Empire romain ; ces deux époques peuvent s'absoudre, se comprendre et même être vantées, car elles ont toutes deux produit d'immenses résultats, mais toutes les deux ne peuvent être vantées qu'à la suite d'un raisonnement, comme solution d'un problème et non comme axiome.

En général, l'histoire peut absoudre le gouvernement absolu ou terrible qui répand le sang des coupables, mais celui qui répand le sang innocent doit être flétri. .Je ne puis m'empêcher de penser que si Robespierre eût vécu deux jours de plus, la tête de ma grand-mère, l'impératrice Joséphine, de la meilleure des femmes, aurait roulé sur l'échafaud.

On pourrait aussi prétendre que la Saint-Barthélemy a pu sauver l'unité française ; cependant qui oserait vanter Charles IX ?

Mais je ne partage nullement l'opinion que l'injustice et la cruauté aient jamais été de bons auxiliaires. Une action injuste produit tôt ou tard une réaction tout aussi injuste. L'histoire, comme les lois de la mécanique, prouve la vérité de cette assertion. Mais assez sur ce sujet.

Vous me dites : qui donc parlera au nom du bon sens au milieu de cette déviation de toutes les idées ? Et moi je vous réponds : C'est vous. — Je suis décidé, après mûres réflexions, à mettre tout en œuvre pour obtenir des adhésions suffisantes pour acheter le Courrier français ou tout autre, à condition que vous en soyez le rédacteur en chef, ou, ce qui est la même chose, que je sois le maître de la direction politique...

Il faudrait d'abord obtenir l'adhésion des députés suivants, sous l'auspice desquels le journal se publierait : MM. Vieillard, Chapuis-Montlaville, Marie, Larabit, Joly, Courtais, Lherbette, Thiard, Oudinot, Beaumont, Cambacérès, et alors on ferait un prospectus très clair et très court pour obtenir des souscriptions.

Quand je dis très clair. je veux dire très peu clair, car on ne dirait qu'aux initiés le but réel du journal.

L.-N. B.

Fort de Ham, le 30 septembre 1844.

Je répondrai avec la même franchise à la question que vous m'adressez. Pour moi, l'idée d'un journal n'est que la conséquence de ma liaison avec vous ; ainsi sans vous je ne voudrais point de journal et voici pourquoi. J'ai toujours senti la nécessité d'un organe et j'en ai créé plusieurs ; mais, tout en les créant, j'étais dans la même position que l'homme qui achète des chevaux, une belle voiture, et qui ne peut pas trouver de cocher qui puisse conduire, comme il le voudrait, l'équipage où il s'est assis. Tantôt j'ai été conduit au petit pas, ce qui était très ennuyeux ; tantôt j'ai été conduit ventre à terre, accrochant à toutes les bornes ; d'autres fois enfin, j'ai été conduit à reculons. J'avais beau prier qu'on prit une allure franche, mais ordinaire, quand le chemin était en plaine, et qu'on ralentit dans les mauvais pas ; je n'ai jamais trouvé quelqu'un qui me comprit et alors je me suis bien promis que si jamais j'étais encore en état d'acheter un équipage, je commencerais par m'assurer de l'habileté du cocher.

Pardon de cette longue comparaison, mais elle est exacte. Lorsque je vous vis, je me dis : voilà l'homme qu'il me faudrait.

Il ne faut pas que ce journal, s'il parait, soit de prime abord un journal napoléonien ; nous ne réussirions pas. Il faut présenter un couteau par le manche et non par la lame...

Pour l'emprunt, j'ai vu hier M. Fouquier d'Hérouel, dont Laity pourra vous parler ; c'est un riche propriétaire, banquier, fabricant, neveu du fameux Fouquier-Tinville, ancien garde du corps, aujourd'hui républicain de nom, demain tout ce qu'on voudra. Je lui ai posé la question, comme je viens de vous le dire, et je lui ai dit que plusieurs de mes amis ayant l'intention d'acheter le C., on avait réuni environ 100.000 francs, mais qu'on me demandait de fournir encore 150.000 francs ; que, no le pouvant pas, je lui demandais si lui ou ses connaissances nous prêteraient cette somme. Il m'a promis de s'en occuper et ira vous voir à Paris vers le 10 octobre. Tachez de l'entraîner ; moi, je suis très bête dès qu'il s'agit de demander de l'argent.

Adieu, etc.

L.-N. B.

Fort de Ham, 3 février 1845.

J'espère comme vous ; mais je me désespère souvent de ne plus avoir à ma disposition les ressources que je possédais autrefois, aujourd'hui que j'ai en vous un homme capable de les féconder. Ce qui m'a toujours manqué autrefois, ce sont les hommes ; aujourd'hui, ce sont les moyens. Mais je crois à la fatalité. Si mon corps a échappé Miraculeusement à tous les dangers, si mon âme s'est soustraite à tant de causes de découragement, c'est que je suis appelé à faire quelque chose.

Recevez, etc.

L.-N. B.

Les projets n'aboutirent point, mais M. Peauger fut dupe jusqu'au moment où le prince, arrivé au pouvoir, remplaça par des cajoleries aux chefs du parti contre-révolutionnaire Celles qui n'avaient pas réussi avec les chefs du parti révolutionnaire. Alors M. Peauger lui écrivit :

11 mai 1850.

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,

Votre gouvernement est, dans le fond et dans la forme, un gouvernement de contre-révolution que je ne puis plus servir. C'était avec d'autres espérances que j'avais désiré votre avènement. Ces espérances sont déçues.

Je vous avais compris un rôle tout populaire ; je vous avais rêvé le chef initiateur et modérateur à la fois de la grande démocratie française. Vous pouviez l'être avec toute-puissance ; ne l'aviez-vous pas compris ainsi vous-même dans vos écrits, que j'ai relus plus d'une fois depuis votre élection, dans vos lettres que j'ai conservées, dans vos conversations de Ham, que je me rappelle ? Personne ne vous est plus sincèrement suivi que moi dans cette voie...

PEAUGER[7].

Dans cette prison, si différente de ce que fut une prison d'Etat sous Napoléon Ier, le captif reçut la visite de son ami lord Malmesbury qu'il avait fait prier, par M. d'Ornano, de le venir voir pour affaires urgentes. Le jeune lord arriva le 20 avril 1845, muni d'un passeport de M. Guizot. Il n'avait pas rencontré le prince depuis la veille du départ pour l'échauffourée de Boulogne ; il le trouva changé de physionomie, mais toujours confiant dans son étoile. Le prince lui raconta qu'il avait reçu une députation de l'Equateur, venue pour lui offrir la présidence de cette république, et qu'il le priait de solliciter l'intervention bienveillante de lord Aberdeen, alors chef du Foreign-office, auprès du gouvernement français pour qu'une autorisation de se rendre à Quito lui fiât donnée ; moyennant quoi il s'engageait sur l'honneur à ne plus revenir en Europe. Lord Malmesbury promit ses bons offices, mais sans grand espoir de succès, dit-il, car lord Aberdeen n'était nullement romanesque. Celui-ci, en effet, ne voulut rien entendre et le projet concernant l'Equateur n'eut aucune suite. Mais, en dépit de cette fantaisie passagère, lord Malmesbury vit bien que le prince n'avait point renoncé à d'autres aspirations :

Il me raconta, dit-il, son aventure de Boulogne, en m'expliquant qu'il avait échoué uniquement par suite de l'absence de l'officier qui devait lui livrer la caserne. Mais il m'affirma que son nom avait conservé tout son prestige dans l'armée... et il ajouta ceci comme preuve : Vous voyez ce factionnaire sous mes fenêtres ? Je ne sais s'il est à moi ou non ; s'il est à moi, il croisera les bras quand je ferai un signe ; sinon, il ne bougera pas. Sur quoi il alla à la fenêtre et se mit à caresser sa moustache. Ce geste resta sans réponse jusqu'à ce que trois factionnaires eussent été relevés, alors le soldat croisa les bras sur son fusil. Le prince continuant l'entretien : Vous voyez, dit-il, mes partisans me sont inconnus, et je le leur suis également. Mon pouvoir réside dans mon nom immortel, et dans cela seul ; mais j'ai attendu assez longtemps et je ne puis pas endurer la prison davantage.

La détention durait depuis prés de six ans, lorsque l'ex-roi de Hollande, tombé malade à Florence, sollicita auprès de Louis-Philippe l'élargissement, au moins pour quelques semaines, du prisonnier : Permettez, disait-il, qu'il vienne me fermer les yeux ; il retournera ensuite se remettre entre vos mains ; lui et moi nous vous en donnerons parole. Louis-Philippe, personnellement, était assez disposé à accéder à cette demande, mais M. Guizot opina pour que la libération fût accordée pleine et entière, pourvu que le prince fit acte de soumission et demandât grâce sans condition. Le prisonnier refusa, par une lettre du 2 février 1846, adressée à M. Odilon Barrot, qui lui servait d'intermédiaire auprès du pouvoir. Après l'avoir remercié de ses bons offices, il disait :

Je ne crois pas devoir signer la lettre dont vous m'envoyez le modèle. L'homme de cœur qui se trouve seul en face de l'adversité, seul en présence d'ennemis Intéressés à l'avilir, doit éviter tout subterfuge, toute équivoque, et mettre la plus grande netteté dans ses démarches ; comme la femme de César, il faut qu'il ne puisse pas même être soupçonné. Si je signais la lettre que vous et beaucoup de députés m'engagez à signer, je demanderais réellement grâce sans oser l'avouer, je me cacherais derrière la demande de mon père, comme un poltron qui s'abrite derrière un arbre pour éviter le boulet. Je trouve cette conduite peu digne de moi. Si je croyais honorable et convenable d'invoquer purement et simplement la clémence royale, j'écrirais au roi : Sire, je demande grâce !

Mais telle n'est point mon intention. Depuis bientôt six ans je supporte sans me plaindre une réclusion qui est une des conséquences naturelles de mes attaques contre le gouvernement. Je la supporterai encore dix ans, s'il le faut, sans accuser ni le sort ni les hommes. Je souffre ; mais tous les jours je me dis : Je suis en France, je conserve mon honneur intact, je vis sans joies, mais aussi sans remords ; et tous les soirs je m'endors satisfait. Rien de mon côté ne serait venu troubler ce calme de ma conscience, ce silence de ma vie, sl mon père ne m'eût manifesté le désir de me revoir auprès de lui pendant ses vieux jours Mon devoir de fils vint m'arracher à ma résignation, et je me décidai à une démarche dont je pesai toute la gravité, mais qui portait en elle ce caractère de franchise et de loyauté que je désire mettre dans toutes mes actions. J'écrivis au chef de l'Etat, à celui-là seul qui eût le droit légal de changer ma position ; je lui demandai d'aller auprès de mon père ; je lui parlai de bienfait, d'humanité, de reconnaissance, parce que je ne crains pas d'appeler les choses par leur nom. Le roi a paru satisfait de ma lettre ; il a dit au digne fils du maréchal Ney, qui avait bien voulu se charger de la remettre, que la garantie que j'offrais était suffisante ; mais il n'a point encore fait connaître sa détermination. Les ministres, au contraire, statuant sur une copie de ma lettre au roi, que je leur avais envoyée par déférence, abusant de ma position et de la leur, m'ont fait transmettre une réponse qui prouve un grand mépris pour le malheur. Sous le coup d'un pareil refus, ne connaissant même pas encore la décision du roi, mon devoir est de m'abstenir de toute démarche, et surtout de ne pas souscrire à une demande en grâce déguisée en piété filiale.

Je maintiens tout ce que j'ai dit dans ma lettre au roi, parce que les sentiments que j'y ai manifestés étaient profondément sentis et me paraissent convenables ; mais je n'avancerai pas d'une ligne. Le chemin de l'honneur est étroit et mouvant ; il n'y a qu'un travers de main entre la terre ferme et l'abîme...

Du reste, je m'en remets à la destinée et je m'enferme d'avance dans ma résignation.

Que faire alors ? prendre la permission qu'on lui refusait.

Le 25 mai 1846, le prince s'évada, grâce au dévouement à M. Thelin et du docteur Conneau. Ils profitèrent de quelques réparations faites à l'intérieur de la forteresse pour gagner les maçons, ce qui ne fut pas très difficile, ceux-ci étant presque tous pénétrés de la légende napoléonienne. L'un d'eux, nommé Badinguet, à peu près de même taille que le prisonnier, lui céda ses vêtements de travail. Le prince passa sous ce déguisement, portant sur ses épaules des débris de planche qui lui cachaient la moitié du visage ; puis il franchit la frontière belge et gagna l'Angleterre. De là le nom de Badinguet qui fut donné au prince par ses ennemis et leur resta familier, comme un sobriquet injurieux. Il le savait et en plaisantait tout le premier.

Le capitaine de Bailliencourt, depuis lors général de division, qui commandait alors en second le fort de Ham, raconte que ce Badinguet — le véritable — était le fils d'un vieux grognard de la grande armée et avait été élevé dans le culte de l'Empereur et de l'Empire. Un jour il le manda dans sa chambre pour boucher quelques trous de souris. Lorsque le travail fut achevé : C'est au moins bien solide ? demanda le capitaine. — Oui, elles sont en prison, les coquines, répondit le maçon ; vous devez vous y connaitre, vous qui gardez les innocents, Môssieu ! L'ouvrier termina sa phrase en grossissant la voix et roulant des yeux furibonds. Le capitaine lui montra la porte[8]. Mais cette petite aventure aurait dû le mettre sur ses gardes.

Il ajoute qu'il vit l'Empereur bien dei fois depuis, que celui-ci ne fit aucune allusion au passé et que jamais le masque impassible de son visage ne lui permit de savoir s'il avait reconnu son gardien de Ham.

A peine parvenu en lieu sûr, le prince écrivit à un ami[9] :

Mon cher monsieur Degeorge,

Le désir de revoir mon père sur cette terre m'a fait tenter l'entreprise la plus audacieuse que j'aie jamais tentée et pour laquelle il m'a fallu plus de résolution et de courage qu'à Strasbourg et à Boulogne, car j'étais résolu à ne pas supporter le ridicule qui s'attache à ceux qu'on arrête sous un déguisement, et un échec n'eût plus été supportable. Mais enfin, voici les détails de mon évasion :

Vous savez que le fort était gardé par quatre cents hommes, qui fournissaient une garde journalière de 60 soldats qui étaient en sentinelle en dedans et en dehors du fort. De plus, la porte de la prison était gardée par trois geôliers dont deux étaient toujours en faction. Il fallait donc passer devant eux, d'abord, traverser toute la cour intérieure, devant les fenêtres du commandant ; arrivé là il fallait passer le guichet où se trouvaient un soldat de planton et un sergent. un portier-consigne, une sentinelle et enfin le poste de 30 hommes. N'ayant voulu établir aucune intelligence, il fallait naturellement avoir recours à un déguisement. Or, comme on faisait réparer plusieurs chambres du bâtiment que j'habitais, il était facile de prendre un costume d'ouvrier.

Mon bon fidèle Charles Thelin me procura une blouse et des sabots ; je coupai mes moustaches et je pris une planche sur mon épaule.

Lundi matin, je vis les ouvriers entrer à huit heures et demie, Lorsqu'ils furent à l'ouvrage, Charles leur porta à boire dans une chambre, afin de les détourner de mon passage. Il devait aussi appeler un gardien en haut, tandis que le docteur Conneau causait avec un autre.

Cependant, à peine sorti de ma chambre, je fus accosté par un ouvrier me prenant pour un de ses camarades, et au bas de l'escalier, je me trouvai nez à nez avec un garde. Heureusement, je lui mis la planche que je portais devant la figure et je passai dans la cour, tenant toujours la planche devant les sentinelles et ceux que je rencontrais.

En passant devant la première sentinelle, je laissai tomber ma pipe, et je m'arrêtai pour en ramasser les morceaux. Alors, je rencontrai l'officier de garde, mais il lisait une lettre et ne me remarqua pas.

Les soldats au poste du guichet semblèrent étonnés de ma mise ; le tambour surtout se retourna plusieurs fois. Cependant, le planton de garde ouvrit la porte et je me trouvai en dehors de la forteresse. Mais là, je rencontrai deux ouvriers qui venaient à ma rencontre et qui me regardèrent avec attention. Je mis alors ma planche de leur côté, mais ils paraissaient si curieux que je pensai ne pas pouvoir leur échapper, lorsque je les entendis s'écrier : Oh ! c'est Berthod !

Une fois dehors, je marchai avec promptitude sur la route de Saint-Quentin.

Peu de temps après, Charles qui, la veille, avait retenu une voiture pour lui, me rejoignit, et nous arrivâmes à Saint-Quentin. Là, je traversai la ville à pied après avoir défait ma blouse, et Charles s'étant procuré une voiture de poste sous le prétexte d'une course à Cambrai, nous arrivâmes sans escorte à Valenciennes.

Je m'étais procuré un passeport belge, mais on ne me l'a demandé nulle part. Pendant ce temps-là, Conneau, toujours si dévoué, restait en prison et faisait croire que j'étais malade, afin de me donner le temps de gagner la frontière. J'espère qu'il n'aura pas été maltraité.

Mais, mon cher monsieur Degeorge, si j'ai éprouvé un vif sentiment de joie lorsque je me sentis hors de la forteresse, j'éprouvai une bien triste impression en passant la frontière. Il fallait, pour être décidé à quitter ainsi la France, avoir la certitude que jamais le gouvernement ne me mettrait en liberté si je ne consentais pas à me déshonorer. Il fallait enfin que j'y fusse poussé par le désir de tenter tous les moyens pour consoler mon père dans sa vieillesse.

Adieu, mon cher monsieur Degeorge, quoique libre, je suis bien malheureux.

Recevez l'assurance de nia vive amitié et, si vous le pouvez, tâchez d'être utile à ce bon Colineau.

Louis-Napoléon BONAPARTE.

L'évasion et ses circonstances éveillèrent dans le monde politique une certaine sympathie. On fut touché surtout du dévouement avec lequel le docteur Conneau l'avait favorisée, en s'offrant seul à la vindicte des lois. La justice évoqua l'affaire. Conneau, Thélin, le commandant Demarle, gouverneur de la citadelle, et quelques autres furent accusés d'avoir été de connivence avec le fugitif. Conneau se présenta devant le jury le front calme, en homme qui n'a fait que son devoir. Voici un extrait de la plaidoirie de son défenseur ; elle a un intérêt historique :

Une triste nouvelle se répand à Ham : le père du prince est bien malade ; un de ses amis, M. Poggiolli, est arrivé de Florence pour réclamer un fils au nom d'un père mourant. Le prince écrit au gouvernement ; il demande d'une manière digne, mais respectueuse, la permission de se rendre à Florence.

Sa lettre reçue, MM. les ministres se mettent à discuter sur sa forme, sur la portée des phrases... Des négociations sont entamées, des exigences s'élèvent ; un illustre et honorable député écrit un projet de lettre. Le prince répond que, pour arriver au lit de mort de son père, il traversera tout, excepté la honte.

Les choses en restent là : mais dans le cœur du fils le cri de la nature s'élève sans cesse. Lui, si résigné, qui aime sa prison parce que sa prison est en France, pour la première fois il éprouve une consternation profonde, et alors, ce qu'il n'a pas conçu pour lui-même, il l'exécute pour voir encore une fois son père... il s'évade. Comment évadé ?

Depuis quelque temps les ouvriers travaillaient dans l'intérieur du fort, sous la direction de M. le garde du génie. Le prince s'est enquis des heures de leur entrée et de leur sortie, de leurs habitudes, de leurs allures.

Le lundi 25 mai, dès sept heures du matin, le prince a revêtu un costume complet d'ouvrier : pantalon en toile bleue, blouse de même couleur, casquette usée, rien n'y manque. Pour se rendre méconnaissable, il a coupé ses moustaches, peint ses sourcils en noir, passé sur son visage une teinte de rouge végétal, et mis une perruque noire, mal peignée, dont les mèches de cheveux tombaient jusque sur ses oreilles. Certes il y avait là de quoi tromper la vigilance la plus sévère.

Après s'être ainsi travesti, le prince a placé sur son épaule une planche de sa bibliothèque ; il est ainsi résolument descendu de son appartement, il a traversé la cour, franchi le guichet lestement, et si lestement, ma foi, que le portier-consigne se demandait hier s'il était sorti par la porte !... Je vous assure bien qu'il n'est pas sorti au travers des murailles...

Le prince est parti, Conneau est resté ; alors il a eu une préoccupation exclusive, celle de donner au prince le temps de franchir la frontière, et il accumule les artifices et les stratagèmes.

Il place un mannequin dans le lit du prince pour faire croire à une indisposition, ferme la porte de la chambre à coucher donnant sur le corridor, allume du feu dans le salon, et place des cafetières d'eau devant le feu. L'homme de peine arrive : On déjeunera dans ma chambre, dit le docteur, la petite table suffira, car le général Montholon est souffrant... Mais M. le curé doit venir dire la messe et Conneau prévient cet inconvénient par l'envoi d'une lettre que le prince avait écrite la veille et dans laquelle il priait le curé de  venir dire la messe un autre jour.

Puis M. Conneau fait une courte visite au général Montholon, qui est dans son lit. A neuf heures un gardien vient de la part du commandant savoir des nouvelles du prince : il les donne mauvaises. Vers dix heures il fait une mixtion de café au lait, de pain bouilli, d'acide nitrique et d'eau de Cologne, pour faire croire à des vomissements. A une heure, le commandant se présente : il répond que le prince est très fatigué. A sept heures, nouvelle visite ; le commandant déclare qu'il doit faire son rapport, le prince ayant été malade toute la journée ; il insiste. Il entre dans la chambre à coucher... e prince dort, dit M. Conneau à voix basse. Mais un roulement de tambour n'étant fait bientôt entendre, le commandant fait observer que le prince a dû être réveillé. Il approche du lit, il examine, fait un geste, et sa main ne rencontre qu'un paquet de foulards et de mouchoirs qui, roulés ensemble, simulaient à merveille la tête d'un malade qui se portait fort bien

Tout est découvert !... Que M. le commandant Demarle nous pardonne sa comparution ici ; il a fait son devoir, nous avons fait le nôtre.

Conneau et Thélin, déclarés coupables, furent condamnés à trois mois et à six mois d'emprisonnement. Le commandant Demarle et les gardiens furent renvoyés des fins de la plainte, attendu, dit l'arrêt, qu'il n'appert pas qu'ils aient, par leur négligence, facilité l'évasion.

Louis-Napoléon se rendit à Londres où il s'établit dans King-Street, Saint-James. L'inflexible histoire doit noter qu'il n'alla point à Florence, où son père mourut le 25 juillet, sans -avoir, d'ailleurs, exprimé bien vivement le désir de le voir.

Ici se termine ce qu'on peut appeler la carrière de petites aventures de Louis-Napoléon Bonaparte. A partir de ce moment, les évènements auxquels il se trouvera mêlé ne seront guères moins étranges, mais ils vont envelopper la France et l'Europe entière.

Louis-Napoléon touchait à sa quarantième année lorsqu'éclata la révolution du 24 février 1848.

 

 

 



[1] Cour des pairs, interrogatoire des inculpés, p. 38.

[2] Cet aigle arriva jusqu'à Compiègne ; un châtelain des environs le tua et le fit empailler ; mais ce ne fut que plus tard qu'il connut la provenance de ce beau coup de fusil. (Feuillets militaires, par le général de Bailliencourt, page 51.)

[3] Le P. E. Lecanuet, Berryer, sa vie et ses œuvres, p. 248.

[4] Moniteur universel, 1er octobre 1840.

[5] Napoléon III fit de M. Aladenise un inspecteur général des télégraphes. Simple sinécure pour lui et pour plusieurs autres. M. Aladenise n'ignorait pas qu'il existe une différence entre un courant électrique et un courant de rivière, du moins ses subordonnés (nous en étions) s'efforçaient de le croire, par discipline hiérarchique ; mais aucun n'en aurait juré.

[6] Jusqu'à la révolution de février, Louis Bonaparte continua de correspondre avec Berryer ; il nommait l'orateur légitimiste son ange consolateur, il faisait appel à sa généreuse intercession pour obtenir sa délivrance, lui confiait ses projets de mariage et l'assurait que dans toutes les circonstances de la vie, il serait toujours fier de mériter son approbation. L'ambition allait bientôt étouffer ces beaux sentiments. (Le P. Lecanuet, Berryer, p. 254.)

Cependant il en survécut toujours quelque chose. Lorsque, en 1855, Berryer, élu à l'Académie française, crut devoir s'abstenir de la présentation d'usage au chef de l'Etat, en alléguant que l'accomplissement de cette formalité ne serait peut-être pas pénible pour lui seul, Napoléon III lui fit répondre par M. Mocquard :

Sa Majesté regrette que dans M. Berryer les inspirations de l'homme politique l'aient emporté sur les devoirs de l'académicien. Sa présence aux Tuileries n'aurait pas causé l'embarras qu'il parait redouter. De la hauteur où Elle est placée, Sa Majesté n'aurait vu dans l'élu de l'Académie française que l'orateur et l'écrivain, dans l'adversaire d'aujourd'hui que le défenseur d'autrefois.

M. Berryer est parfaitement libre d'obéir ou à ce que lui prescrit l'usage ou à ce que ses répugnances lui conseillent.

[7] Ces lettres ont été publiées par la Nouvelle Revue, août 1894.

La Revue de Paris a donné (avril 1894), des lettres écrites de la prison de Ham, par Louis-Napoléon à une inconnue. Nous en détachons une à titre de curiosité ; elle montrera que la captivité n'avait suspendu pour le prince ni les battements du cœur, ni les visées ambitieuses qui, chez lui, ne se séparaient jamais des caprices du cœur.

Le 11 mars 1845.

MADAME,

Je suis heureux de voir que mon caractère se rapproche du vôtre ; nous passons tour à tour de la tristesse à la joie sans raisons plausibles, du découragement à l'espoir. Je déteste ces natures de juste milieu qui ne sont jamais ni gaies ni tristes, parce qu'elles ne sentent rien vivement ; elles végètent, elles ne vivent pas.

Mais les causes qui influent sur nous sont différentes. Vous, vous obéissez à l'atmosphère comme une fleur, l'orage vous abat, le soleil vous épanouit ; sur moi, c'est 'votre amitié ou votre dédain qui produisent le même effet. Si donc aujourd'hui je suis plus gai, ce n'est pas que je sois moins malheureux, mais c'est parce que vous m'avez répondu une bonne lettre, sans attendre que quelques mois se soient écoulés pour m'écrire, suivant votre ancienne habitude.

Vous voulez que je vous dise ce que je pensais ; j'obéis.

J'avais pensé que, lorsqu'on a comme vous un esprit élevé, un grand cœur-et une belle âme renfermée dans une belle enveloppe, il ne faut pas dire adieu au monde parce qu'on a eu le malheur de lier sa destinée à quelqu'un qui n'était. pas digne de la partager. Si on a perdu le bonheur domestique, ce bonheur qu'on rêve sans cesse, on peut toujours s'en créer un autre, moins doux, il est vrai, mais plus glorieux : c'est de se dévouer à une cause, à une idée.

J'avais donc pensé de vous dire de vous rapprocher de votre mari, de le dominer, de représenter à Paris la cause qu'a  défendue avec tant de dévouement votre père, et de venir me voir ! — Voilà le rêve que j'avais formé ponr vous, pour moi, pour tous !...

Je ne mettrai plus le cachet qui vous a choquée. Vous avez pensé que c'était trop tendre, n'est-ce pas, surtout pour la poste... Sous ce rapport, vous avez raison. L.-N.

Dans une autre lettre il se plaint amèrement de l'indifférence et de la mauvaise opinion de son père à son égard :

Mon père malheureusement, Madame, ne m'a pas juge comme vous ; souvent. il a prêté à mes actions le mobile le plus sordide, et j'avoue que c'est ce qui m'a. le plus froissé de sa part.

Un exemple vous le prouvera : en 1834, j'étais en Suisse auprès de ma mère j'apprends que le choléra était à Livourne ; je demande à l'instant des passeports pour aller auprès de mon père le soigner dans le cas où il serait atteint du fléau ; croyez-vous qu'il me répond en termes assez becs et qu'il prête à cette preuve d'attachement des motifs cachés d'intérêt ?

Jamais je n'ai pu oublier cela ; c'était tellement opposé à mes sentiments que je ne pouvais même pas comprendre une pareille idée. Ne suis-je pas malheureux d'avoir été si mal apprécié ?

Je donnerais tout mon héritage, pour une caresse de mon père. Qu'il donne à Pierre ou à Paul toute sa fortune, que m'importe : je travaillerai pour vivre ; mais qu'il me rende son affection, je ne m'en suis jamais rendu indigne, et j'ai besoin d'affection !

[8] Feuillets militaires, par le général de Bailliencourt, p. 53.

[9] Cette lettre a été publiée par M. Fernand Giraudeau, dans son Napoléon III intime.

Un livre récent, intitulé : Louis-Napoléon au fort de Ham, par M. Pierre Hachet-Souplet, traite de légende l'histoire du maçon Badinguet ; d'après lui, le prince s'évada, déguisé en maçon, mais sous un costume acheté par son frère de lait et intendant Bure. Les deux versions, on le voit, ne différent que sur un détail : la provenance des habits qui servirent au déguisement ; nous préférons toutefois nous en tenir au récit du général de Bailliencourt, d'autant est confirmé par une lettre du prince à Miss Howard, à Londres, lettre que nous trouvons dans un ouvrage intitulé : La forteresse de Ham (Londres, 1847.).