LOUIS-CHARLES-NAPOLÉON BONAPARTE naquit à Paris, au château des Tuileries, le 20 avril 1808, de Louis-Napoléon, roi de Hollande, frère de Napoléon Ier, et d'Hortense de Beauharnais, fille de l'impératrice Joséphine et sœur du prince Eugène. Il fut baptisé à Fontainebleau par son grand oncle, le cardinal Fesch, et eut pour parrain son oncle paternel l'empereur Napoléon Ier, et pour marraine sa grand'mère maternelle l'impératrice Joséphine. Sa naissance fut entourée de toute la splendeur réservée d'ordinaire à la venue d'un héritier du trône. Tous les clochers de la capitale mêlèrent leurs joyeux carillons au tonnerre du canon des Invalides, et des salves d'artillerie annoncèrent, de Hambourg à Rome et des Pyrénées à l'Adige et au Danube, qu'un nouveau rejeton impérial venait de naître. Tout en effet présageait de hautes destinées à cet enfant : Napoléon ne possédait pas encore d'héritier direct, son frère Joseph n'avait que des filles, et cieux sénatus-consultes avaient réglé qu'à défaut de leurs descendants, ce seraient ceux de Louis qui recueilleraient l'héritage impérial. On pouvait donc présumer qu'un fils du roi de Hollande serait un jour appelé à ceindre la couronne. Le roi Louis était un excellent homme, un peu faible, un peu fantasque et rêveur, modeste, ennemi du faste, enthousiaste de Jean-Jacques Rousseau, ami personnel de Bernardin de Saint-Pierre et, quoique très brave, préférant les lettres à la gloire qu'on n'acquiert, disait-il, qu'au prix de sacrifices inconciliables avec un cœur sensible. Des rhumatismes précoces lui paralysèrent la main droite à tel point qu'on était obligé d'y attacher une plume pour qu'il pût signer ; cela le rendit quinteux, amer, insupportable parfois, malgré sa bonté naturelle. Il s'était marié par obéissance ; l'impérieuse et inflexible volonté de son grand frère l'y avait en quelque sorte contraint, et il ne fut guère plus heureux comme époux que comme roi[1]. Rien de plus gracieux mais rien de plus frivole que la reine Hortense. Avide de mouvement, de bruit, de distractions, elle contrastait de toutes manières avec le tranquille et morose sentimentalisme de son mari. Elevée sous le Directoire elle en garda les mœurs, qui consistaient surtout à n'en point avoir. Musicienne passionnée, ce fut elle qui composa la romance devenue ensuite la Marseillaise du deuxième empire : Partant pour la Syrie, Le jeune et beau Dunois Allait prier Marie De bénir ses exploits. Témoin des légèretés de sa conduite, et témoin attristé lorsqu'il put les comprendre, son fils le prince Louis parait avoir eu pour elle un culte négatif. Lorsqu'on eut couvert le canal de Saint-Martin, à Paris, pour le livrer à la circulation des piétons et des voitures, les courtisans baptisèrent ce nouveau boulevard du nom de la reine Hortense ; mais lui, la veille de l'inauguration, changea ce nom en celui de boulevard Richard Lenoir, qu'il garde encore aujourd'hui. Un pareil manque de gratitude et d'affection s'explique trop bien par le manque d'estime. Si la première éducation morale de l'enfant fut négligée, si l'enseignement religieux, superficiel et contredit par l'exemple, laissa cette jeune âme flotter entre la foi et la superstition, la faute en est à la reine Hortense, et au lieu de s'en prendre au fils, c'est la mère surtout qu'il faut accuser. Lui, il était né bon et tendre ; mais de bonne heure, attristé et défiant, il se replia sur lui-même ; si bien que la reine Hortense disait : Louis, on ne sait jamais ce qu'il pense ; quand il parle, il ment ; quand il se tait, il conspire ! Mais elle ne faisait rien pour éclairer cette conscience obscure, ou du moins rien de suivi. Il aurait fallu pour cela s'imposer une contrainte à elle-même, remplir avec suite et pas simplement par boutades des devoirs difficiles, enfin donner l'exemple. Elle en était incapable. Le père, de son côté, ne paraît pas avoir compris son devoir, qui eût été d'élever les enfants lui-même, en les soustrayant à l'influence maternelle. Des doutes ont plané jusques sur la naissance de Louis-Napoléon et l'esprit de parti les a exploités sans pitié. La déclaration faite à l'état civil n'en autorise cependant aucun ; on irait loin si l'on voulait ainsi épiloguer sur les actes les plus authentiques. Il n'en est pas moins constant que le roi Louis refusa de donner son nom au dernier fils de la reine. Celui-ci fut enregistré sous le nom de de Morny, et plus tard Napoléon III avoua tout, implicitement mais publiquement, en autorisant ce jeune homme, créé duc de Morny, à se composer un blason moitié avec les armoiries impériales, moitié avec celles du comte de Flahaut[2]. Louis-Napoléon fut allaité par une nourrice étrangère, Mme Bure. Sa sœur de lait, Mme Cornu, qui fut avec lui jusqu'à la fin dans les termes d'une familiarité respectueuse, disait de lui : Mon frère de lait veut le bien ; seulement il n'a jamais su distinguer le bien du mal. Nous ne connaissons pas d'appréciation qui résume et explique mieux l'histoire de Napoléon III. Si l'éducation première du jeune prince laissa à désirer sous le rapport moral, elle ne fut pas non plus celle d'un soldat. La reine Hortense, ayant perdu un fils du croup, à La Haye, entourait Louis des soins les plus exagérés, jusqu'à faire remplir d'eau chaude les arrosoirs de son petit jardinet. Les fleurs ne s'en trouvaient pas mieux. L'enfant s'étiolait aussi ; mais l'impétuosité de sa nature physique, ardente et insoucieuse, repoussa bientôt des précautions aussi excessives. Souvent on le conduisait avec son frère déjeuner aux Tuileries. L'Empereur, dès qu'ils entraient, venait à eux, les prenait avec ses deux mains par la tête et les mettait ainsi debout sur la table, au grand effroi de la mère, à laquelle le docteur Corvisart avait dit que cette manière de porter un enfant était très dangereuse. La première émotion sérieuse de Louis fut en 1815. Sa mère l'avait mené auprès de son oncle à la veille de partir pour l'armée. A peine introduit par le grand maréchal Bertrand, le petit prince s'agenouille devant l'Empereur, cache sa tête dans ses genoux et se met à sangloter. — Qu'y a-t-il, Louis, et pourquoi pleures-tu ? L'enfant ne répond que par ses larmes. Enfin il dit : Ma gouvernante vient de me dire que vous partiez pour la guerre ; n'y allez point. — Et pourquoi ne veux-tu pas que j'y aille ? Ce n'est pas la première fois que j'y vais ; ne pleure pas ; je reviendrai bientôt. — Mon cher oncle, les méchants alliés vous tueront. Laissez-moi aller avec vous ! L'Empereur prit l'enfant sur ses genoux et le pressa sur son cœur, puis après l'avoir rendu à sa mère il se retourna vers le grand maréchal, attendri : Embrassez-le, maréchal ; il aura un bon cœur et une âme élevée. Il sera peut-être l'espoir de ma race[3]. On lui donna pour précepteurs deux révolutionnaires avérés : M. Lebas, fils du conventionnel qui périt avec Robespierre, et M. Vieillard, grand admirateur de l'un et de l'autre. La nature suppléait à la sécheresse de leur enseignement. Dès sa plus tendre enfance, donner, faire plaisir, était un besoin pour l'enfant. Il avait huit ans lorsque, à Constance, Mlle Cochelet, lectrice de la reine Hortense, fut témoin du joli trait qu'elle raconte dans ses Mémoires : Un jour qu'il s'était échappé, je
fus la première à le voir revenir de sa petite fuite ; il arrivait en manches
de chemise, les pieds nus dans la boue et dans la neige. Il fut un peu
embarrassé de me trouver sur son passage lorsqu'il était dans un accoutrement
si différent de ses habitudes ; je voulus savoir pourquoi il était dans cet
état ; il me conta qu'en jouant à l'entrée du jardin il avait vu passer une
pauvre famille si misérable, que cela faisait peine à voir et que, n'ayant
pas d'argent à leur donner, il avait chaussé l'un des enfants de ses souliers
et habillé l'autre de sa redingote. Il poussait même parfois cette noble faiblesse jusqu'à donner ce qui ne lui appartenait pas, comme il s'en confessa plus tard, sans trop de contrition d'ailleurs, au comte de Falloux. Un jeune étudiant suisse se désolait de ne pouvoir acheter une boite de compas nécessaire pour ses études ; le docteur Conneau en avait une dont il ne se servait jamais ; le petit prince avait trouvé tout naturel de la prendre au docteur pour la remettre à l'étudiant... Voir une main tendue sans y rien mettre, et faire des économies, c'était un double effort dont il était déjà, dont il devait être toujours incapable. Son éducation solide se fit au gymnase d'Augsbourg (Bavière), où il reçut aussi quelques principes de religion et de morale. Il excella bientôt à monter à cheval et eut peu d'égaux dans le maniement des armes. Mais ce milieu bavarois, un peu lourd et compassé, déteignit sur lui au point qu'il ne s'en dégagea jamais complètement ; ses manières et jusqu'à sa prononciation prirent et gardèrent quelque chose de tudesque. Le malheur n'avait point réuni des parents que la prospérité avait laissés séparés. Le roi Louis, après les Cent jours, s'établit à Rome sous le nom de duc de Saint-Leu ; la reine Hortense acheta, en 1819, dans le canton de Thurgovie (Suisse), au bord du lac de Constance, le château d'Arenenberg, admirablement situé, qu'elle paya seulement 30.000 florins (75.000 francs), avec un vaste parc et des arbres séculaires. Louis-Napoléon avait dix-huit ans lorsqu'il fit la connaissance, à Rome, du jeune comte François Arese, et devint son confident, son inséparable compagnon. Arese était riche, généreux, lié avec ce parti mystérieux et remuant qui allait de Silvio Pellico et de Maroncelli à des énergumènes moins inoffensifs, tels que Mazzini. Il rendait à tous des services d'argent qui faisaient de lui le lien de ce qu'on appelait la jeune Italie. Soit légèreté, soit calcul, la reine Hortense autorisa entre les deux jeunes gens une intimité qui resta indissoluble, comme toutes celles dont les racines plongent dans le dur terrain de l'adversité, mais qui devait être un jour, politiquement, embarrassante et souvent funeste, lorsqu'un des deux rêveurs eut sous la main une diplomatie et une armée pour réaliser les projets de bouleversements formés ensemble. Ce fut aussi à Rome, en 1827, que Louis-Napoléon rencontra pour la première fois le jeune vicomte Fitz-Harris, qui fut plus tard, sous le nom de lord Malmesbury, ministre par deux fois des affaires étrangères de la Grande-Bretagne et qui resta toujours son ami. Voici en quels termes le jeune lord anglais a raconté les impressions de cette première rencontre : Personne à ce moment n'aurait prédit la grande et romantique carrière du second fils de la duchesse de Saint-Leu. C'était un étourdi, une sorte de cerveau brûlé, ce que les Français appellent un crâne. Il parcourait les rues au grand galop de son cheval, non sans danger pour le public ; il faisait des armes, tirait au pistolet et semblait n'avoir aucune espèce de pensées sérieuses, bien que dès lors il fût déjà convaincu qu'il régnerait un jour sur la France. Nous devînmes amis, mais à cette époque il ne décelait aucun talent remarquable et n'avait point d'idées arrêtées, sauf celle dont j'ai déjà parlé. Quant à celle-là, elle grandissait avec lui et se développait de jour en jour au point de devenir une certitude. C'était un excellent cavalier, adroit à tous les exercices du corps et, bien que de petite stature, plein d'activité et de force musculaire. Sa physionomie était grave et même sombre ; mais un sourire singulièrement séduisant rachetait ce défaut. Tel était son extérieur en 1829, à l'âge de vingt-un ans. Il avait coutume de s'entourer d'anciens officiers de son oncle, gens qui me faisaient l'effet d'être prêts à toute aventure[4]. On ne peut pas dire cependant qu'il n'eut aucune idée
sérieuse. Dans une lettre datée de Ham, 18 juin 1841, il écrivait à
Chateaubriand : Il y a environ douze ans que, me promenant
un jour hors de la Porte Pia, à Rome, je rencontrai et suivis silencieusement
l'ambassadeur de Charles X, regrettant que la froide politique m'empêchât de
témoigner à l'auteur du Génie du Christianisme toute mon admiration
pour lui ; et annonçant à l'illustre écrivain qu'il préparait une
histoire de Charlemagne, il lui demandait l'autorisation de lui poser
quelques questions lorsque son travail serait plus avancé. L'oisiveté est lourde quand on porte le nom de Napoléon. Une insurrection ayant éclaté contre le gouvernement pontifical, en février 1831, les deux fils de la reine Hortense coururent se ranger parmi les insurgés, à la grande surprise et au scandale de leur père et de leurs oncles qui tous, repoussés par le reste de l'Europe, avaient reçu du Pape une hospitalité généreuse. Lorsqu'elle connut cette équipée, Madame Lætitia, celle qu'on avait appelée Madame Mère au temps de la splendeur de la famille, écrivit à ses petits-fils : Vous devriez savoir, mes enfants, que le toit qui nous couvre et le pain que nous mangeons, nous les devons au Saint-Père. Mais cette question de gratitude, la reine Hortense, qui seule dirigeait les jeunes conspirateurs, la comprenait fort peu, et l'on verra plus tard Napoléon III en faire également bon marché. Le roi Louis, au contraire, protesta avec véhémence par une lettre adressée au Pape. Il ignorait que, dès cette époque, ses deux fils s'étaient fait inscrire dans les loges du carbonarisme italien. L'histoire de cette échauffourée des Romagnes garde plusieurs points obscurs. Parmi les écrivains qui s'en sont occupés, les uns racontent que, le pays tardant à se soulever, les conjurés, parmi lesquels se trouvait le comte Orsini, père de celui qui lança, en 1858, la fameuse bombe de l'Opéra, choisirent pour chef l'aîné des Bonaparte et voulurent le contraindre à marcher sur Rome, ce à quoi il se refusa, par un reste de respect renforcé de prudence ; et qu'un coup de poignard le punit de ses scrupules. Le cardinal Ferretti dit au contraire que le prince aurait été tué par un boulet : J'étais légat du Pape, à Forli, en 1832, a raconté le cardinal ; les révolutionnaires, conduits par les deux jeunes Bonaparte, vinrent mettre le siège devant cette ville. Je fis hisser sur les remparts un vieux canon et l'on en tira un seul coup, en signe de résistance et de protestation ; or, ce coup unique blessa le frère aîné du futur Empereur. La blessure était mortelle et le prince mourut le lendemain. D'autres le font mourir simplement d'une pleurésie. La première de ces versions contradictoires se trouve dans le Dernier des Napoléon, ouvrage plein de renseignements, mais partial et passionné, attribué à un diplomate autrichien. La seconde nous a été transmise par le marquis de Ségur, dans son livre intitulé : Monseigneur de Ségur, Souvenirs d'un frère. La troisième fut adoptée par la famille, et le prince survivant a affirmé que, tout au moins, il n'y eut pas de coup de poignard. En effet, le roi Louis lui écrivit le 24 mars, dès qu'il le sut en sûreté. Après quelques remontrances sur une aventure qu'il blâmait de tous points, il lui disait : Je te demande deux choses, à peine arrivé à Constance : 1° Tous les détails possibles sur votre fatale escapade ; 2° Id., sur les derniers moments de toi) frère. A-t-il eu réellement la rougeole ? Est-il sûr que sa fin n'a pas été avancée ? etc., etc. Est-il mort dans tes bras ? Adieu, mon ami, aie du courage et de la fermeté. C'est le-moment d'en montrer pour toi et pour ta mère. A cette question le jeune fugitif répondit : Je ne vous parle pas des évènements passés, leur souvenir seul est un supplice pour moi. Mais quant au soupçon que vous me témoignez qu'on ait accéléré les jours de mon malheureux frère, croyez bien que si un crime aussi atroce avait été commis, j'aurais bien su trouver l'auteur et en tirer une vengeance éclatante. Le médecin qui a soigné mon frère est M. Versari. Il devait faire imprimer un récit détaillé de la maladie de Napoléon : vous pourriez lui écrire pour qu'il vous l'envoie. Ah ! mon cher papa, que ce monde est cruel ! On n'y vit que pour souffrir et voir souffrir les autres. Je ne conçois vraiment pas comment j'ai pu survivre à mon frère, le seul ami que j'eusse en ce monde, le seul avec lequel j'aurais pu me consoler de tous les malheurs possibles. Mais je n'oublie pas pourtant qu'il me reste encore un père que j'aime tendrement et une excellente mère. Enfin, quelques écrivains ont mis en présence l'un de l'autre, dès 1831, Napoléon III et Pie IX, dans des situations éminemment favorables à l'imagination. Ils ont raconté que le cadet des jeunes Bonaparte, celui qui nous occupe, traqué par les Autrichiens, se réfugia à Spolète, qu'il alla droit à l'Archevêché, qu'il se nomma à l'Archevêque, lequel n'était autre que Jean-Marie-Mastaï, depuis Pape sous le nom de Pie IX, et qu'il obtint de lui un passeport qui lui permit de regagner la frontière[5]. La seule chose certaine, c'est que l'insurrection échoua, que l'aîné des jeunes Bonaparte expira subitement à Forli, dans une auberge, et que l'autre se retrouva, à la fin de mars, à Pesaro, où sa mère, prévenue, se hâta de le venir prendre. La reine Hortense avait pour elle-même un passeport obtenu d'un général autrichien. Elle put ramener son fils, en le faisant passer pour un domestique, traverser l'Etat pontifical, la Toscane, et s'embarquer à Gênes pour la France. Ils passèrent quinze jours à Paris, incognito, mais pas pour le gouvernement. Le Roi, la Reine, le premier ministre Casimir Périer, les virent et leur témoignèrent beaucoup d'égards. Louis-Philippe dit à la reine Hortense : Je sais que vous avez à faire de légitimes réclamations auprès du gouvernement. Rédigez-moi une note de tout ce qui vous est dû, et me l'envoyez à moi seul. Je m'entends en finances et je m'offre d'être votre chargé d'affaires. Ce furent ses propres expressions, a raconté la reine Hortense. Il fut convenu que les fugitifs se rendraient à Londres, et que de là ils adresseraient au Roi une lettre ostensible, lui demandant l'autorisation de se rendre aux eaux de Vichy. Madame Adélaïde, sœur de Louis-Philippe, leur fit dire par son secrétaire, M. d'Houdetot, qu'elle regrettait que son château de Randan ne fût pas prêt, car elle l'aurait mis volontiers à leur disposition. Ce sont là des procédés courtois dont l'exilé de 1831 ne se souviendra guères lorsqu'il sera maître à son tour et les d'Orléans en exil[6]. En revenant de Londres, Louis-Napoléon et sa mère traversèrent de nouveau la France, mais sans s'arrêter. Ils retournèrent à Arenenberg. Là, en 1831 et 1832, Louis-Napoléon publia ses premiers ouvrages : Rêveries politiques et Considérations militaires sur la Suisse. Naturellement il y flatte le peuple plus que n'aurait fait un philosophe désintéressé et à barbe blanche, et surtout un philosophe formé à une autre école que celle de Lebas. Son père, le roi Louis, qui n'avait phis d'illusions, lui reprocha les siennes dans une lettre du 12 septembre 1833 : Tu dis, page 26 : Le peuple, qui est le plus fort et le plus juste de tous les partis, le peuple qui abhorre autant les excès que l'esclavage, le peuple qu'on ne peut corrompre et qui a toujours le sentiment de ce qui lui convient... Je suis fâché de te le dire, mon ami, mais ces lignes contiennent autant de faussetés que de mots. Pour moi, je crois qu'on pourrait plus raisonnablement rédiger ce passage de ton livre de la manière suivante : Le peuple, le plus fort, mais souvent le plus injuste de tous les partis, le peuple si enclin aux excès, qui se laisse si facilement porter à l'esclavage que l'on corrompt si facilement, et qui a si rarement le sentiment de ce qui lui convient. Un de ces Bonapartes qui devaient tout au peuple pouvait-il reprocher à un autre Bonaparte, qui en attendait tout, de ne pas le déclarer dépourvu de toute justice et de tout bon sens ?... Cette lettre si sévère se terminait ainsi : Voilà, mon cher ami, les observations que j'ai à te faire sur ton ouvrage. Il m'aurait fait bien plus plaisir si je n'y avais pas remarqué les incohérences, les choses hasardées et même inconvenantes que je t'ai rapportées. Je te prie d'y faire attention pour l'avenir ; sans cela tu iras, sans t'en douter, contre ton but, qui ne peut être que de soutenir la gloire de ton nom et de t'en rendre digne. Je te répète, du reste, que je suis content de ton ouvrage, qu'il te fait honneur et que cela est très convenable. Les méditations sur l'histoire sont l'occupation la plus raisonnable et la consolation la plus efficace pour des hommes qui se trouvent dans notre position. Adieu. LOUIS. Conclusion flatteuse, mais imprévue ! Comment, d'un ouvrage rempli de choses inconvenantes et d'incohérences, le roi Louis pouvait-il être si content ? Comment son fils pouvait-il s'honorer, en montrant une légèreté capable de compromettre la gloire de son nom et l'en rendre indigne ?... On conviendra qu'en le rappelant à la cohérence, cette lettre ne fui en donnait pas précisément l'exemple. Le roi Louis n'était pas commode avec son fils. Quand il n'avait pas contre lui de griefs plus sérieux, il lui reprochait sa mauvaise écriture. A ce jeune homme de vingt-huit ans, qui bientôt allait déployer à Strasbourg l'aigle impériale, il écrivait comme il aurait pu lui écrire quand il était encore sur les bancs du collège d'Augsbourg : Mon cher fils, je reçois avec plaisir ta lettre du 19 mars ; elle me ferait bien plus de plaisir encore si je n'avais pas tant de mal à la lire. Ne pourrais-tu pas, pour ménager mes yeux, écrire beaucoup plus gros et plus distinctement ? Je sais que vous autres savants, mettez une sorte d'amour-propre à mépriser les soins minutieux qu'exige une belle écriture. Or, le roi Louis était lui-même presque aussi illisible que son frère Napoléon Ier[7]. Celui-ci, avant de lire les lettres qu'il recevait de lui, les faisait recopier par un secrétaire intime. Les Considérations militaires sur la Suisse valurent au jeune écrivain le titre de citoyen de Thurgovie et le brevet de capitaine d'artillerie au régiment de Berne. Mais la naturalisation suisse ne devait pas être pour lui sérieuse et définitive. Le duc de Reichstadt étant mort, c'est lui désormais qui se trouvait inscrit le premier sur le grand livre de la dynastie napoléonienne, comme héritier direct du sceptre impérial. Il ne pouvait l'oublier. D'autres ne l'oubliaient pas non plus et s'en souvenaient même plus qu'il ne semblait convenable pour des chefs d'un parti contraire. Chateaubriand et Berryer, entre autres, contribuèrent à entretenir l'exaltation du précoce ambitieux. Chateaubriand écrit dans ses Mémoires d'outre-tombe : Le 29 août, j'allai dîner à Arenenberg. Arenenberg est situé sur une espèce de promontoire, dans une chaîne de collines escarpées. La reine de Hollande, que l'épée avait faite et que l'épée a défaite, a bâti le château, ou si l'on veut, le pavillon d'Arenenberg. On y jouit d'une vue étendue, mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance qui n'est qu'une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l'autre côté du lac, on aperçoit des bois sombres, restes de la Forêt-Noire ; quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé. Là, après avoir été assise sur un trône, après avoir été outrageusement calomniée, la reine Hortense est venue se percher sur un rocher. En bas est Pile du lac où l'on a, dit-on, retrouvé la tombe de Charles-le-Gros, et où meurent à présent des serins qui demandent en vain le soleil des Canaries. Mme de Saint-Leu était mieux à Rome ; elle n'est pas cependant descendue par rapport à sa naissance et à sa première vie, au contraire, elle a monté ; son abaissement n'est que relatif à un accident de fortune, ce ne sont pas là de ces chutes comme celle de Mme la Dauphine tombée de toute la hauteur des siècles. Les compagnons et les compagnes de Mme la duchesse de Saint-Leu étaient son fils, Mme Salvage, Mme ***. En étrangers, il y avait Mme Récamier, M. Vieillard et moi. Mme la duchesse de Saint-Leu se tirait fort bien de sa difficile position de reine et de demoiselle de Beauharnais... Le prince Louis habite un pavillon à part où j'ai vu des armes, des cartes topographiques et stratégiques ; industrie qui faisait, comme par hasard, penser au conquérant sans le nommer ; le prince Louis est un jeune homme studieux, instruit, plein d'honneur et naturellement grave. Mme la duchesse de Saint-Leu m'a lu quelques fragments de ses Mémoires ; elle m'a montré un cabinet rempli des dépouilles de Napoléon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le prince Louis-Napoléon m'ayant donné sa brochure intitulée Rêveries politiques, je lui écris cette lettre : PRINCE, J'ai lu avec attention la petite brochure que vous avez bien voulu me confier. J'ai mis par écrit, comme vous l'avez désiré, quelques réflexions, naturellement nées des vôtres, et que j'avais déjà soumises à votre jugement. Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Ecosse, que tant qu'il vivra il ne peut y avoir pour moi d'autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de saint Louis, si les mœurs de notre patrie ne lui rendaient pas l'état républicain possible, il n'y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre. Je suis, etc. CHÂTEAUBRIAND. Quant à Berryer, apprenant qu'il se trouvait pour quelques jours en Suisse, sur les bords du lac de Thoun, Louis-Napoléon n'hésita pas à aller lui faire une visite : Monsieur, lui dit-il, en l'abordant, permettrez-vous à un Français exilé de profiter du hasard qui le rapproche d'une des gloires de son pays ? Je suis le prince Louis-Napoléon Bonaparte. Berryer fut vivement intéressé par ce jeune homme pâle, dont l'inexpérience égalait l'audace. Pendant huit jours ils se virent souvent. Tout en parcourant les bords du lac et les riantes vallées ou montagnes voisines, le jeune homme exposait au parlementaire, déjà mûr, ses projets d'avenir pour quand il serait Empereur. Le parlementaire souriait, peu tenté de prendre au sérieux toutes ces confidences ; mais le jeune homme continuait imperturbablement : Quand je serai Empereur, je ferai de Paris la plus belle ville du monde ; je rebâtirai cette capitale en la coupant de larges boulevards et en l'ornant de squares comme ceux de Londres. Quand je serai Empereur, je résoudrai la question sociale en assurant aux ouvriers une pension pour leurs vieux jours ; quand je serai Empereur, je réformerai l'artillerie, je briserai les traités de 1815 ; Louis XIV a fait le traité des Pyrénées, je ferai le traité des Alpes et le traité du Rhin... Et le parlementaire admirait tout an moins l'air illuminé et l'accent convaincu de ce jeune enthousiaste. Deux mois après, apprenant la téméraire mais hardie tentative de Strasbourg, Berryer commença à entrevoir une possibilité de réalisation pour tous ces rêves si invraisemblables : C'est un fou, pensait-il ; mais en temps de révolution, heureux les fous ! Audaces fortuna juvat. Et lorsqu'il repassait dans sa mémoire, vingt ans plus tard, cette rencontre de 1836, et les pressentiments étranges et confus qui l'avaient marquée, il ne pouvait se défendre d'un pénible retour sur la haute et correcte mais stérile sagesse du représentant de la monarchie de saint Louis et d'Henri IV. Des relations courtoises se formèrent aussi, vers la même époque, entre un ami nouveau du prince, à peine plus âgé que lui, mais encore plus aventureux, s'il est possible, M. Fialin de Persigny, et un autre chef, encore très jeune, du parti légitimiste. M. de Falloux eut l'occasion d'offrir à M. de Persigny, qui manquait d'argent, quelques billets de banque, dans un portefeuille à ses armes. Je vous rendrai cela, répondit Persigny, je vous offrirai un portefeuille à mon tour, mais ce sera un portefeuille de ministre[8]. Aucune nouvelle occasion d'agir ne se présentant, Fialin de Persigny n'eut pas de peine à persuader au prince qu'il fallait en faire naitre. Ils se rendirent ensemble à Fribourg-en-Brisgau et cherchèrent de là quelque moyen de brusquer les évènements. Fialin se mit en rapport avec le colonel Vaudrey, du 4e d'artillerie, en garnison à Strasbourg, homme vain et ambitieux, et qui, livré pendant toute sa vie à ses passions, offrait plus qu'un autre prise à la séduction[9]. Il l'embaucha à l'aide d'une dame Eléonore Brault, veuve Gordon, ancienne actrice, jolie, intrigante et sans ressources, qui parcourait les villes en donnant des concerts publics. Une douzaine d'autres déclassés ou enthousiastes du bonapartisme se joignirent à eux ; les plus connus étaient le commandant Parquin et les lieutenant Laity et de Schaller. Le 29 octobre 1836, Louis-Napoléon Bonaparte arrivait
secrètement à Strasbourg. Le lendemain, à six heures du matin, vêtu d'un
costume pareil à celui de Napoléon Ier, la tête couverte du chapeau
historique, il quitta son logement et se rendit, suivi de la plupart des
conjurés, à la caserne occupée par le 4e d'artillerie. Le colonel Vaudrey
l'attendait à la tête de sa troupe en armes ; dès qu'il l'aperçoit, il se
porte au-devant de lui et, abordant le front de son régiment : Soldats, s'écrie-t-il, une
révolution vient d'éclater en France, Louis-Philippe n'est plus sur le trône
: Napoléon II, empereur des Français, vient prendre les rênes du
gouvernement, le voici devant vous ; criez : Vive l'Empereur ! Et il
pousse ce cri qui est répété par les soldats. Les moments étaient précieux. Plus était grande l'audace du projet, plus il importait d'en hâter l'exécution. Le prince se met immédiatement à la tête du régiment. Il demande trois détachements au colonel Vaudrey qui les lui fournit. Le premier de ces détachements, à la tête duquel se met Persigny, se rend à la préfecture, s'en fait ouvrir les portes, et arrête le préfet du département. Le second, commandé par le lieutenant de Schaller, se porte devant la maison habitée par le colonel du 3e d'artillerie, et donne la consigne de ne laisser entrer ni sortir personne. Le troisième s'empare d'une imprimerie et se hâte de faire imprimer les proclamations annonçant l'avènement de Napoléon II. Pendant que s'effectuent ces mouvements partiels, le gros de la troupe se dirige vers le quartier général. Le prince pénètre jusqu'à l'appartement occupé par le lieutenant-général Voirol : Brave général, lui dit-il en lui ouvrant les bras, venez que je vous serre sur mon cœur, et avec vous toute l'armée française : je suis Napoléon II. Mais le général repoussa dédaigneusement ces avances et en termes très vifs, flétrit cette rébellion insensée. Aussi Louis-Napoléon se hâte-t-il de quitter l'hôtel, en y laissant toutefois le général sous la garde de douze soldats du 4e d'artillerie. De là, il se rend à la caserne Finckmatt. La résistance qu'il a trouvée chez le général Voirol, il la rencontre maintenant dans les derniers rangs de l'armée. Son uniforme historique, ses chaudes allocutions, ses promesses d'avancement à tout le monde, n'émeuvent plus personne. Les chefs arrivent successivement ; les conjurés sont tous arrêtés. Le prince, après s'être défendu, l'uniforme déchiré, les insignes arrachés, est enfermé par le lieutenant-colonel Taillandier dans une chambre de la caserne, et le lieu d'où l'aigle croyait prendre son vol jusqu'à Paris, accompagné de troupes grossissantes et des populations en fête, comme son oncle au retour de l'île d'Elbe, voit l'anéantissement de son audacieuse entreprise. Six des autres conjurés furent arrêtés avec lui[10]. Persigny s'était réfugié dans un appartement loué par l‘line Gordon. Elle cherche à relever le fugitif de l'abattement où il est tombé ; elle barricade les portes et brûle les papiers compromettants. Quand le commissaire, suivi de gendarmes pénètre dans l'appartement, elle se rue sur eux pour laisser à Persigny le temps de fuir par une porte donnant sur le rez-de-chaussée. Louis-Napoléon fut enfermé dans la maison d'arrêt de Strasbourg avec les officiers ayant figuré ostensiblement dans la conspiration. Il s'empressa d'assumer sur sa tête la responsabilité de l'entreprise et écrivit en ce sens au lieutenant-général Voirol. Le prince demeura dix jours au secret le plus absolu. Il devina qu'avant de prendre à son égard des mesures définitives on avait voulu écrire au ministre de l'intérieur. Le onzième jour, 9 novembre au soir, le général Voirol et le préfet du département, M. Chopin d'Arnouville, emmenèrent le prince sans répondre à ses questions. Ils le firent monter dans une chaise de poste, accompagné d'un lieutenant et de quatre sous-officiers, et il fut ainsi conduit à Paris, où il arriva le 12, à deux heures du matin. Ce fut M. Delessert, préfet de police, qui le reçut. — Que veut-on faire de moi ? demanda Louis-Napoléon ; la Cour des pairs me jugera-t-elle ? — Non, monseigneur. Pourquoi ? — Parce que le Roi, sollicité par votre mère, la reine Hortense, doit vous faire embarquer à Lorient pour les Etats-Unis. Le prince écrivit à sa mère la lettre suivante, sous les yeux de M. Delessert : MA CHÈRE MÈRE, Je reconnais à votre démarche toute votre tendresse pour moi ; vous avez pensé au danger que je courais, mais vous n'avez pas pensé à mon honneur qui m'obligeait à partager le sort de mes compagnons d'infortune. Ça été pour moi une douleur, bien vive que d'abandonner ces hommes que j'avais entraînés à leur perte, lorsque ma présence et mes dispositions auraient pu influencer le jury en leur faveur. J'écris au Roi pour le prier de jeter un regard de bonté sur eux ; c'est la seule grâce qui puisse me toucher. Je pars pour l'Amérique ; mais, ma chère mère, si vous ne voulez pas augmenter ma douleur, je vous en conjure, ne me suivez pas. L'idée de faire partager à ma mère mon exil de l'Europe serait, aux yeux du monde, une tache indélébile pour moi, et pour mon cœur cela serait un chagrin cuisant. Je vais en Amérique faire comme Achille Murat, me créer moi-même une existence ; il me faut un intérêt nouveau pour pouvoir m'y plaire. Je vous prie, chère maman, de veiller à ce qu'il ne manque rien aux prisonniers de Strasbourg ; prenez soin des deux fils du colonel Vaudrey, qui sont à Paris avec leur mère. Je prendrais facilement mon parti si je savais que mes autres compagnons d'infortune auront la vie sauve ; mais avoir sur la conscience la mort de braves soldats, c'est une douleur amère qui ne peut jamais s'effacer. Adieu, ma chère maman ; recevez mes remerciements pour toutes les marques de tendresse que vous me donnez ; retournez à Arenenberg, mais ne venez pas me rejoindre en Amérique, j'en serais trop malheureux. Adieu, recevez mes tendres embrassements ; je vous aimerai toujours de tout cœur. Votre tendre et respectueux fils, Napoléon-Louis BONAPARTE. Louis-Napoléon arriva à Lorient dans la nuit du 14 au 15 novembre ; il fut embarqué à bord de la frégate l'Andromède, qui le transporta en Amérique. Avant l'embarquement, Louis-Philippe lui fit remettre 16.000 francs en or. Ses compagnons de captivité comparurent devant la cour d'assises du Bas-Rhin ; mais le jury s'indigna qu'on voulût sacrifier ces hommes alors qu'on élargissait sans jugement le principal accusé, et ils furent tous acquittés. Avant de quitter Lorient, le prince écrivit au comte de Survilliers — Joseph Bonaparte —, son oncle : Lorient, 15 novembre 1836. MON CHER ONCLE, Vous aurez appris avec surprise l'évènement de Strasbourg. Lorsqu'on ne réussit pas, on dénature vos intentions, on vous calomnie on est sûr d'être blâmé, même par les siens. Aussi n'essayerai-je pas aujourd'hui de me disculper à vos yeux. Je pars demain pour l'Amérique. Vous me feriez plaisir de m'envoyer quelques lettres de recommandation pour Philadelphie et New-York. Ayez la bonté de présenter mes respects à mes oncles et de recevoir l'expression de mon sincère attachement. En quittant l'Europe, peut-être pour toujours, j'éprouve le plus grand chagrin, celui de penser que, même dans ma famille, je ne trouverai personne qui plaigne mon sort. Adieu, mon cher oncle ; ne doutez jamais de mes sentiments à votre égard. Votre tendre neveu, Napoléon-Louis BONAPARTE. P. S. — Ayez la bonté de faire savoir à votre chargé d'affaires en Amérique quelles seraient les terres que vous consentiriez à me vendre. On voit par cette lettre combien peu il se savait approuvé de sa famille. Le roi Louis, parlant de lui, écrivait de Pise le 20 janvier 1837 : J'ai pris le parti de n'y plus songer. Toutes les fois que je reçois des lettres ou quelque récit relatif à mon malheureux fils, je les brûle sans les lire. C'est ce que je viens de faire pour deux imprimés relatifs à cet objet. C'est sans doute sa malheureuse mère qui fait faire ces brochures. Je voudrais seulement savoir ce qu'il est devenu. Si vous en savez quelque chose, informez-m'en. Il écrivait encore, le 24 juillet de la même année, en faisant allusion à un projet de mariage avec la princesse Mathilde, fille du roi Jérôme : Où mène une ambition désordonnée et si peu en rapport avec ses moyens ? Il y a là une déception pour tout le monde. Il a refusé de se rendre près de Jérôme, dont il devait épouser la fille. Enfin l'ex-roi de Westphalie écrivait de son côté à l'ex-roi d'Espagne le 29 novembre 1837 : Tout ce que tu me dis de l'extravagance de notre neveu Louis est bien juste. Nous ne savons ici que ce que les journaux annoncent, et c'est bien assez pour gémir sur une pareille entreprise ; tu conçois dans quel état est son malheureux père. Pourquoi Hortense a-t-elle laissé son fils se lier avec tant d'intrigants ?... La princesse Mathilde est fort triste ; nous ferons de notre mieux pour la consoler. Il faut reconnaitre cependant à l'échauffourée de Strasbourg un résultat pratique et nullement ridicule. Le peuple idolâtrait Napoléon, mais ne connaissait plus sa famille ; pour la plupart, celle-ci avait fini avec le duc de Reichstadt. La France apprit tout à coup qu'il existait encore des Bonaparte, que le grand Empereur avait des héritiers. Le jeune extravagant, le 30 octobre 1836, n'avait donc pas absolument perdu sa journée. Le gouvernement de Louis-Philippe fit courir le bruit que Louis-Napoléon avait juré de ne pas quitter l'Amérique pendant dix ans. Mais ce fait ne parait nullement prouvé. Moins d'un an après son départ, le prince, informé d'une maladie grave de sa mère, se rembarqua pour l'Europe. Ses deux oncles Joseph et Jérôme, qui se trouvaient à Londres, s'en éloignèrent précipitamment en apprenant qu'il y arrivait aussi. Joseph, malgré une lettre de lui, très respectueuse, refusa de le voir. La reine Hortense expira entre ses bras le 3 octobre 1837, à Arenenberg. Ses dernières recommandations eurent pour objet non de le faire renoncer à ses ambitions, mais de l'engager à n'agir qu'avec prudence et à ménager ses ressources. Il était à peu près ruiné et elle craignait que ses amis ne se fatiguassent de fournir à ses prodigalités. Elle écrivait à la duchesse d'Abrantès, en 1836, ce mot prophétique : Si Louis devient jamais Empereur, il mangera la France. |
[1] Il écrivait de Rome à sa femme, le 14 septembre 1816, en lui expliquant qu'il introduisait contre elle une demande en nullité de mariage :
Madame,
Toute la France sait que notre
mariage a été contracté malgré nous par des raisons politiques, par la ferme et
irrésistible volonté de mon frère, et par le peu d'espérance que votre mère
avait d'avoir des enfants.
Quoique beaucoup de personnes de notre connaissance et de notre société soient mortes, cependant il en existe encore qui peuvent témoigner que le consentement que nous fûmes obligés de donner n'a jamais été libre, soit de mon côté, soit du vôtre, et que nous avons été victimes, tous deux également, d'une injuste et fausse politique. On sait que j'aimais votre cousine Emilie, depuis Mme de la Valette, bien avant mon départ pour l'Égypte, en 1798...
Dans une autre lettre, de Marienbad, 15 juillet 1819, il lui disait : Au résumé, Madame, restez où vous voudrez. Considérez-vous seulement comme séparée, légalement ou non. Mais, ou portez mon nom comme je le porte, ou changez-en.
[2] Le comte de Flahaut était un officier français attaché comme chambellan à Fez-reine, car Napoléon avait détrôné Louis comme un simple grand-duc.
[3] Emile Ollivier, Revue des Deux-Mondes, décembre 1895.
[4] Memoirs of an ex-minister, by the Earl of Malmesbury, 1884.
[5] Ce curieux et romanesque dénouement de l'aventure de Forli est accepté, comme authentique par MM. Hulscamp et Molitor, dans leur histoire allemande .de Pie IX intitulée Piusbuch. M. Louis Thouvenel, dans un ouvrage dont nous aurons à reparler plus d'une fois et où il a réuni la correspondance de son père, affirme, lui aussi, tenir le même fait d'un homme constamment et intimement mêlé au mouvement politique depuis 1848. Voici en quels termes :
... Les deux jeunes frères Napoléon, accompagnés de M. Pasqualini et de M. Conneau qu'ils avaient connu chez le cardinal Fesch, leur protecteur, entrèrent sur le territoire pontifical, à la tête des colonnes révolutionnaires et furent appelés à Forli. C'est là que rainé mourut en quelques heures, d'un mal subit, entre les bras du cadet. Le prince Louis-Napoléon, après cette aventureuse expédition, errant et traqué de toutes parts, eut l'idée de se rendre auprès de Mgr Mastaï Ferretti, depuis le Pape Pie IX, et alors archevêque de Spolète, se rappelant qu'à l'époque où le prélat était simple chanoine à Rome, son frère et lui avaient souvent servi sa messe et avaient été l'objet de son attention. Le futur empereur Napoléon III servant la messe du futur Pape Pie IX, quel spectacle et quel contraste ! Quoi qu'il en soit, la figure et le costume plus que négligé du fugitif éveillèrent tous les soupçons de la domesticité de l'archevêque de Spolète, et ce ne fut qu'à grand'peine que le prince put pénétrer chez le prélat. Mgr Mastaï Ferretti accueillit avec bonté le fils de la reine Hortense, et le prince lui ayant confié son complet dénuement, l'évêque contracta chez un riche industriel de la ville un emprunt de 50.000 fr. qu'il remit à son ancien enfant de chœur métamorphosé en révolutionnaire Italien. Puis, l'ayant fait monter dans sa propre voiture, il le conduisit lui-même en lieu sûr, à l'abri des baïonnettes autrichiennes et des autorités pontificales. Le Pape Grégoire XVI, instruit de l'incident, appela Mgr Mastaï Ferretti à Rome, où il resta quelque temps en disgrâce. Il ne reçut, en effet, le chapeau de cardinal qu'en 1840.
On peut objecter que Pie IX a protesté plus d'une fois contre la conduite par trop débonnaire qu'on lui a attribuée dans l'insurrection de 1831. Ainsi, ayant lu notre propre récit dans une des premières éditions de Pie IX, sa vie, son histoire, son siècle, il s'écria : Non, il n'est pas vrai que j'aie jeté au feu la liste des conspirateurs, car alors j'aurais trahi mon gouvernement ! Mais de l'asile donné au jeune Louis-Napoléon, il ne dit rien qui pût infirmer le fait, ni le confirmer.
[6] Tous ces détails se trouvent dans un volume intitulé : La reine Hortense en Italie, en France et en Angleterre pendant l'année 1831 ; fragments de ses mémoires inédits. Cet ouvrage est remarquable par son style déclamatoire, autant que par la parfaite inconscience de l'auteur en ce qui concernait ses devoirs envers le gouvernement pontifical et le droit que celui-ci avait de se défendre. Mais ce ne sont pas la des raisons pour douter de l'authenticité du récit ; au contraire.
[7] Napoléon III intime, par Fernand Giraudeau.
[8] Mme de Janzé, Souvenirs sur Berryer.
[9] Ainsi du moins s'exprime l'acte d'accusation : Affaire de Strasbourg, par M. Albert Fermé.
[10] Presque tous ces détails sont empruntés à l'acte d'accusation.