LIVRE III — LES ACTES DES APÔTRES
Le voyage de saint Paul en l’an 52, à Athènes, la ville la plus célèbre de la Grèce, est un des épisodes les plus intéressants racontés dans les Actes des Apôtres. Le voyageur de nos jours ne peut s’empêcher de ressentir une vive émotion quand il débarque au Pirée et plus encore, quand bientôt après, en approchant de l’antique cité qui fut l’œil de la Grèce ; la mère des arts et de l’éloquence, la patrie de tant de grands hommes, Athens, the eye of Greece, mother of arts And eloquence, native to famous wits[1], il voit apparaître l’Acropole et les reines qui la couronnent, dorées par le brillant soleil de l’Attique et se détachant sur ce ciel bleu, si pur et si éclatant. On devine sans peine l’impression profonde que dut éprouver le grand Apôtre, à la vue de tant de monuments et de tant de chefs-d’œuvre, qu’il ne pouvait refuser d’admirer, mais qu’il ne pouvait pas non plus ne pas condamner, car ils avaient été élevés par la superstition en l’honneur des faux dieux. En se rendant alors du port à la ville, on voyait encore des restes considérables des fameux longs murs, qui avaient fait autrefois d’Athènes et du Pirée comme les deux parties d’une même ville, unies par une double ligne de fortifications. Ces superbes débris donnaient déjà au voyageur une haute idée de la magnificence de la capitale de l’Attique. On entrait dans la cité même par la porte Piraïque[2], située entre le Pnyx et le Muséum[3]. Dès qu’on arrivait devant la porte, on était frappé du goût des Athéniens pour les œuvres d’art et l’on était surpris de la multitude d’objets destinés à entretenir leur dévotion superstitieuse[4]. Auprès de l’édifice où étaient déposés les vêtements qui servaient pour la procession annuelle de Minerve, patronne de la cité, était une statue équestre de Poséidon ou Neptune, armé de son trident. On passait devant le temple de Cérès, sur les murs duquel une inscription archaïque racontait que les statues renfermées dans ce sanctuaire étaient l’œuvre de Praxitèle. Dès qu’on avait franchi la porte, le regard était attiré par les images d’Athênê, de Zeus et d’Apollon, d’Hermès (Mercure) et des Muses, près d’un sanctuaire de Dionysos ou Bacchus. A mesure qu’on avançait, les statues, les temples, les autels se multipliaient de tous côtés. Après avoir suivi une longue rue, ornée d’une colonnade, si l’on tournait à gauche, on était au centre même de la vie publique de l’Attique, à l’agora[5] ; devant soi, au sud-est, on voyait se dresser l’Acropole avec tous ses monuments ; au sud, le rocher de l’Aréopage ; au sud ouest était le Pnyx. L’agora, où la foule était toujours nombreuse, était tout entourée d’édifices superbes, parmi lesquels les plus importants étaient le portique de Zeus Éleuthéros et le portique du roi dont le toit était orné de statues de Thésée et du Jour. L’agora elle-même était couverte de statues. Entre les platanes qu’avait plantés Cimon se dressaient les statues des grands hommes d’Athènes, Solon, Démosthène, etc., mêlées à celles des héros mythologiques, des demi-dieux et des dieux, Hercule et Thésée, les Éponymes qui donnaient leur nom aux tribus athéniennes, les Hermès d’où les rues tiraient leur appellation, les Apollons, protecteurs de la cité, et enfin, au centre, les statues des douze dieux.
L’Acropole[6], qui s’élève devant le spectateur et domine la scène dont elle est le glorieux couronnement[7], n’est qu’une sorte de temple, un lieu sacré tout couvert de sanctuaires dédiés à Dionysos, à Esculape, à Aphrodite, à la Terre, à Cérès, à la Victoire Aptère, etc. Chacun des dieux de l’Olympe avait sa place à l’agora. Tous les lieux publics, tous les édifices civils eux-mêmes étaient consacrés à une divinité, et non seulement les dieux connus, mais même les dieux inconnus avaient leur autel. La mythologie, le polythéisme étaient là tout entiers. Aussi ce spectacle frappa profondément, le grand Apôtre. Son esprit fut vivement excité en voyant cette ville livrée à l’idolâtrie[8]. Il prêcha donc avec ardeur la Bonne nouvelle, d’abord, comme à son ordinaire, aux Juifs ses frères, puis aux prosélytes et aux païens eux-mêmes. Les Actes nous disent qu’il y avait à Athènes une synagogue[9]. La présence des Juifs dans cette ville est constatée par plusieurs inscriptions. Sur une porte, on lisait en grec le verset 20 du Psaume CXVII, d’après la traduction des Septante : Αΰτη ή πύλη
τοΰ [Κ]υ[ρί]ου,
δ[ίκαιοι [εί]σελεύσοντ(αι) έν αύτή : Ceci est la porte du Seigneur ; les justes entreront par elle[10]. Il est possible que saint Paul ait passé sous la pierre qui nous a conservé cette inscription, quoique cependant l’inscription puisse être d’origine chrétienne et non judaïque. En tout cas, on a trouvé des tombeaux juifs en Attique, en particulier celui de Théodoula et de Moïse, dont les noms sont surmontés d’une représentation du chandelier à sept branches ΚΥΜΗΤΗ ΡΙ o ΝΘΣ ΟdΟΥΛΑ ΚΑΙΜΩC[11]. Κυμητήριον
Θεοδούλα[ς] καί
Μωσ[έως] Parmi les païens avec qui discuta saint Paul, le texte sacré nomme expressément les philosophes[12], les Épicuriens et les Stoïciens. On pourrait s’étonner que dans la patrie de Platon et d’Aristote, les Académiciens et les Péripatéticiens soient passés sous silence. Niais le langage de saint Luc est très caractéristique de l’époque où se sont passés les événements qu’il raconte. Les sectes qu’il nomme étaient opposées entre elles et comprenaient ainsi toutes les variétés intermédiaires. Les Stoïciens fondaient leurs principes sur la religion ; au contraire, les Épicuriens, quoiqu’ils s’en défendissent, étaient athées dans la pratique et la réalité. La providence des dieux était devenue, par la force des choses, le point de litige entre les deux systèmes philosophiques. C’était là, on petit le dire, la question du jour. Les usages et le mode de gouvernement des Romains, établi sur les aruspices et les augures, comme on peut le voir dans les traités de Cicéron sur la Divination, la Nature des dieux et le Destin, avaient donné à cette question une plus grande importance. Plutarque, dans ses Morales, Quintilien, dans ses Institutions[13], ne nomment aussi que ces sectes extrêmes. Saint Luc parle comme eux, et en ne nommant que les Épicuriens et les Stoïciens, il adopte le langage des lettrés ses contemporains. Les Athéniens étaient fort curieux de leur nature : Ils passaient tout leur temps à dire ou à écouter quelque chose de nouveau[14]. C’est là un trait de caractère qui a été noté par plusieurs auteurs de l’antiquité, comme par saint Luc. D’après un fragment de Ménandre[15], si l’on adressait la parole à un esclave athénien travaillant à la campagne, il cessait aussitôt de bêcher et était en état de vous rapporter mot pour mot les termes du dernier traité. Démosthène reprochait à ses compatriotes de perdre leur temps en allant à droite et à gauche, demandant Que dit-on de nouveau ?[16] Plutarque rapporte la conversation des foules qui se pressaient dans les marchés et dans les ports. On entendait d’abord la question ordinaire : — Qu’y a-t-il de nouveau ? — A laquelle on répondait — Comment donc ! N’étiez-vous pas à l’agora ce matin ? Pensez-vous qu’on a fait une nouvelle constitution dans ces trois dernières heures ?[17] La doctrine nouvelle annoncée par saint Paul piqua la curiosité des Athéniens ; ils désirèrent en entendre l’exposition suivie. On se trouvait alors dans l’agora. On le conduisit au-dessus, sur le rocher de l’Aréopage, afin qu’il pût avoir un plus grand auditoire. Il faut avoir été soi-même sur ce rocher nu, à l’endroit où parla le grand Apôtre, pour comprendre pleinement le récit des Actes et le discours que saint Paul adressa du haut d’une telle chaire à ces Athéniens légers mais intelligents, à ces philosophes si célèbres dans l’antiquité. Quand on suit les traces du grand Apôtre dans les lieux qu’il a évangélisés, on les retrouve à grand’peine ; le temps ailleurs, a tout détruit, mais ici il a respecté le roc ; l’on est sûr d’être à l’endroit même d’où Paul a harangué le peuple, et l’on peut aisément s’imaginer quelles pensées durent remplir son âme d’apôtre. De cette éminence, quel spectacle se présente au regard ! On est à quelques pas et immédiatement au-dessous de ta colline escarpée de l’Acropole, dont l’Aréopage, consacré à Arès ou Mars, ainsi que son nom l’indique, n’est que le prolongement : l’un et l’autre ne sont séparés que par une profonde déchirure, an fond de laquelle était le sanctuaire des Euménides. Le rocher est nu ; il n’a jamais porté ni édifices ni monuments. On y monte par seize degrés taillés dans la pierre même ; au haut de ces degrés on voit encore les sièges, également taillés dans le roc, sur lesquels siégeaient les trois juges de l’Aréopage. Au bas de l’escalier, sur la pente douce, peut se tenir une foule considérable. Le rocher est à pic du côté de l’Acropole et de la ville moderne. Derrière l’escalier et les sièges des juges, il rie reste qu’un espace assez étroit. Là saint Paul avait donc sous les yeux, avec les plus beaux monuments de l’art grec, toutes les superstitions du peuple athénien, le plus superstitieux de tous les peuples[18], et les souvenirs de ces grands orateurs et de ces grands poètes. Au-dessus de lui, à l’est, sur l’Acropole, son regard rencontrait les Propylées, et il aurait pu y voir se dérouler, sur les longues et larges marche,, les panégyries et les processions solennelles qui allaient rendre hommage à la déesse protectrice de la cité, Pallas Athênê, et visiter le fameux Parthénon, le temple de la Victoire Aptère, et les autres sanctuaires et édicules sacrés qui couvraient la cime nivelée de la colline, tous ces monuments en marbre pentélique, jauni par le temps, qui faisaient la gloire et l’orgueil de la ville de Minerve. L’Apôtre savait qu’au-dessous, sur les flancs de l’Acropole, au sud, était l’immense théâtre de Dionysos, dont les sièges subsistent encore, et où trente mille spectateurs assistaient aux représentations des tragédies de Sophocle et d’Euripide. Au bas de l’Aréopage, au sud, s’étend l’agora, qui était, comme nous l’avons dit, un des rendez-vous favoris des anciens Athéniens. Au sud-ouest, à quelques pas seulement, se dresse la colline du Pnyx, sur laquelle on voit le bêma ou tribune taillée dans le roc. C’est là que Démosthène prononçait en plein air ses discours, devant la foule qui se déployait à ses pieds sur la pente de la colline, comme l’auditoire de saint Paul se déployait sans doute aussi sur la pente de l’Aréopage. Au nord-ouest, le temple de Thésée, encore debout, apparaît au-dessous du rocher de Mars, avec son architecture d’une simplicité admirable et ses lignes si pures et si harmonieuses, si bien faites pour le ciel radieux et la lumière brillante do l’Attique. On jouit de tout ce panorama en un clin d’œil. De l’Aréopage, de ce lieu rendu célèbre par les jugements du plus fameux tribunal de l’antiquité, et où il allait faire entendre maintenant pour la première fois la parole de vie, saint Paul voyait ainsi tout le monde païen ramassé en quelque sorte sous ses yeux, avec toutes ses erreurs comme avec toutes ses gloires, avec toutes ses faiblesses comme avec toutes ses grandeurs, avec tout son éclat comme avec toute sa corruption. Un sentiment indéfinissable remplit l’âme du grand Apôtre à la vue de tant de merveilles de l’art et d’une si profonde aberration religieuse et morale. Aujourd’hui encore, quoiqu’il n’y ait plus que des ruines et que l’éclat de la brillante Athènes ait si grandement pâli, on est saisi de l’émotion la plus vive en contemplant ces débris, laissés par le peuple le plus artiste de l’univers. Aucune autre ville n’offre un spectacle comparable à celui d’Athènes avec son Acropole et son Aréopage. Rome seule, avec son Palatin, son Forum et son Capitole, groupés à côté les uns des autres, présente quelque chose d’analogue, mais à un degré inférieur. Qu’est-ce d’ailleurs, dans l’histoire des idées avant le Christianisme, qu’est-ce que Rome à côté d’Athènes, le génie latin à côte du génie grec ? Cependant, en admirant toutes les merveilles de l’art hellénique, ces temples, ces marbres, ces statues, Paul ne pouvait s’empêcher de prendre en pitié ces Athéniens tant vantés. Lui, ce Juif méprisé, avait la conscience de mieux connaître les vérités les plus essentielles à l’homme que les plus sages des païens, que Socrate et que Platon. Il avait aussi la conscience qu’il portait à tous les hommes le salut et la véritable vie. Aussi , avec quelle éloquence il prêche le vrai Dieu, dont il est l’envoyé, en face de tous les sanctuaires érigés aux faux dieux, et comme l’on comprend mieux son discours, quand on le lit sur le lieu même où il a été prononcé ! Je n’ai pas trouvé à Athènes le lieu où s’élevait l’autel au Dieu inconnu qu’avait rencontré l’Apôtre, mais mes pieds ont foulé ce rocher où Paul avait prêché Jésus-Christ ressuscité, mon cœur a partagé l’émotion qu’il inspira aux âmes bien disposées qui l’écoutaient, et mes yeux ont pu constater que, de tous les discours qu’entendit la capitale de l’éloquence, aucun ne produisit des effets semblables à celui du Juif de Tarse. Cette parole a tout changé dans Athènes : Jupiter, Minerve, Mars et le brillant Apollon n’y ont plus d’autels ; seul, le Dieu qu’y prêcha Paul est toujours adoré. Au pied du rocher de l’Aréopage, on voit les ruines d’une église dédiée à celui que convertit l’Apôtre en ce lieu même, à saint Denys l’Aréopagite, et plus loin , dans la ville nouvelle, on distingue la cathédrale catholique, consacrée aussi au premier évêque d’Athènes. Si le succès de Paul ne fut pas immédiat et complet pour tous, du moins il devait être durable. Le discours de l’Apôtre fut d’ailleurs aussi habile qu’éloquent. Son langage suppose un grand talent d’observation et une connaissance du caractère athénien bien extraordinaire chez un étranger. Dans son exorde, il dit aux Athéniens qu’ils sont les plus deisidæmones[19] des Grecs. Ce mot pouvait se prendre en bonne ou mauvaise part et signifier les plus pieux ou les plus superstitieux des Hellènes. Étymologiquement, il signifie : celui qui a la crainte des génies ou démons. Il s’emploie surtout pour désigner le superstitieux, et c’est le terme dont se sert Théophraste pour le peindre dans ses Caractères, ainsi que Plutarque dans son Traité de la superstition[20]. On pouvait l’appliquer aux Athéniens dans son double sens. Nous avons peine aujourd’hui à comprendre jusqu’à quel excès poussait la superstition le peuple qui passait pour le plus éclairé de la terre. Théophraste a décrit le superstitieux dans les termes suivants, d’après la traduction de La Bruyère : [Pour conjurer le malheur, il] se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans la bouche. S’il voit une belette, il s’arrête tout court, et il ne continue pas de marcher que quelqu’un n’ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin comme pour éloigner de lui ce mauvais présage... Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce ; mais, bien loin d’être satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait. Son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite, d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister là des funérailles... S’il voit un homme frappé d’épilepsie, saisi d’horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre[21]... Théophraste, qui avait été le chef du Lycée, après Aristote, vivait trois siècles avant saint Paul ; mais depuis sa mort, la superstition n’avait pas diminué ; au contraire. Plutarque nous en est garant dans ses écrits, quelques années après la mort de saint Paul. L’Apôtre disant à ses auditeurs qu’ils sont les plus pieux ou les plus superstitieux des hommes, leur en donne comme preuve un autel qu’il a vu de ses yeux et qu’ils ont érigé en l’honneur du dieu inconnu[22], tant ils craignent d’oublier quelque divinité dans leurs hommages religieux. L’existence de ce culte est confirmée par d’autres témoignages. Philostrate, dans sa Vie d’Apollonius de Tyane, parle d’autels élevés en l’honneur des divinités inconnues[23], comme existant à Athènes. Pausanias mentionne des autels portant une inscription semblable à Phalère[24], qui était le port d’Athènes, et à Olympie[25]. Quant à la cause de la dédicace d’un autel aux dieux inconnus, elle n’est pas difficile à découvrir. Toutes les fois qu’il se produisait un événement extraordinaire, attribué à une intervention surnaturelle, on considérait comme nécessaire un acte d’expiation ; c’est ainsi qu’on offrait, en Italie, une brebis en sacrifice à l’endroit où était tombée la foudre. Or, il est constant, d’après de nombreux passages de Tite Live, qu’une des principales fonctions des pontifes et des collèges sacerdotaux consistait à découvrir le nom de la divinité qui avait manifesté son pouvoir en de telles circonstances et à prescrire la manière efficace de la rendre propice. Quelquefois, comme dans le cas d’Aius Locutius[26], on désignait le dieu d’après l’acte qu’on lui attribuait. Mais lorsqu’ils étaient dans l’embarras, les prêtres se tiraient d’affaire en employant la formule : sive dec sine deæ, soit dieu soit déesse, de même que les Grecs se servaient de la formule : au dieu inconnu, ou, selon l’avis d’Épiménide, tô prosêkonti theô[27], au dieu à qui il appartient. C’est d’après ce principe qu’une femme, maudissant sa rivale et appelant sur sa tête toutes les malédictions d’une source thermale, s’écrie : Ô vous, eaux bouillantes, ou vous, nymphes, ou de quelque autre nom qu’il vous plaise d’être appelées, faites-la périr ![28] L’exorde de saint Paul était, on le voit, fort insinuant et très propre à captiver l’attention de ses auditeurs. Il traite ensuite dans son discours, en apôtre et de main de maître, les questions les plus discutées, les plus importantes et les plus vitales de la philosophie grecque et de l’esprit humain. En rappelant que Dieu a créé le monde et que l’homme est sa créature[29], il fait allusion à la théorie platonicienne de l’origine des choses, qui avait été adoptée par plusieurs sectes philosophiques ; en affirmant que Dieu n’a besoin de rien, ni de personne[30], qu’il est près de chacun de nous[31], qu’il y aura un jugement pour tous les hommes[32], etc., saint Paul rappelle également à ses auditeurs les questions discutées avec le plus d’ardeur dans les écoles, et il les résout en peu de mots, grâce à la lumière de la révélation. Tout, dans son langage, porte ainsi comme la marque du lieu où il a parlé. Parmi les monuments épigraphiques découverts à Athènes se trouve un discours qui, par quelques circonstances, fait penser à celui de saint Paul. Cinq fragments de marbre de l’Hymette nous en ont conservé les débris. L’inscription est longue, mais elle est malheureusement très mutilée ; aucune phrase ne nous est parvenue entière ; cependant, malgré ces lacunes, il est certain que c’est un discours, et un discours adressé à un conseil, boulê, appelé un peu plus loin toude tou synedriou[33], lequel ne peut être que l’Aréopage. L’éditeur de l’inscription, M. Dittenberger[34], de Berlin, a très bien reconnu que ce discours est d’un caractère démonstratif et non une plaidoirie de barreau. Saint Paul, dans son discours à l’Aréopage, cite un poète grec. Il est curieux d’observer que le discours contenu dans les fragments d’Athènes renferme aussi une citation d’un poète, c’est-à-dire deux vers d’Homère, dont le commencement seul a été retrouvé, mais dont il est facile de suppléer la fin : Έχθρός γάρ μοι κίνος όμώς Άείδαο πύλησι, Ός χ’ έτερον μέν κεύθη ένι φρεσίν, άλλο δέ εϊπη. Odieux est pour moi comme les portes de l’enfer Celui qui cache une chose dans son cœur et en exprime une autre[35]. Le discours où nous lisons cette citation a été probablement prononcé par un éphèbe à la fin de sa minorité[36]. Il fut si content de son rouvre qu’il la fit graver sur le marbre, ce qui ne fut point fait pour le discours de saint Paul ; mais celui de ce dernier eut mieux que cet honneur fragile, il nous a été conservé par saint Luc dans les Actes des Apôtres[37]. |
[1] Millon, Paradise regained, IV, 240-341, dans The Works of english Poets from Chaucer to Cooper, t. VII, Londres, 1810, p. 450.
[2] Pausanias peut nous servir de guide pour suivre saint Paul à Athènes. Il visita lui-même la ville, qu’il nous a décrite en détail, environ un siècle après l’Apôtre, et elle n’avait guère dû subir de changements dans cet intervalle, sauf les nouveaux édifices élevés par Adrien.
[3] Plusieurs points de détail sont contestables, mais le tableau reste vrai dans son ensemble. Voir Conybeare et Howson, The Life and the Epistles of St. Paul, in-12, 1881, p. 272 et suiv.
[4] Actes, XVII, 23.
[5] On a fait, ces dernières années, à l’agora, des fouilles qui l’ont peu à peu déblayée. Ce déblaiement était fort avancé à notre troisième voyage à Athènes, en mai 1894.
[6] Voir, figure 18, les ruines de l’Acropole. Dessin de M. l’abbé Douillard. D’après une aquarelle faite d’après nature en 1852, par M. de Curzon. Le Parthénon est au milieu ; l’Aréopage, à sa gauche. L. Douillard.
[7] On ne peut imaginer, sans l’avoir vue de ses yeux, la beauté de l’Acropole d’Athènes même en ruines, se détachant dans ce ciel clair et pur de la Grèce. Une de nos plus grandes jouissances, dans les voyages que j’ai faits à Athènes, en 1888, en 1893, en 1894, c’était de contempler cette Acropole dont nous ne pouvions rassasier nos regards.
[8] Actes, XVII, 16.
[9] Actes, XVII, 17.
[10] Inscriptiones atticæ ætatis romanæ, n° 404, t. III, part. I, p. 91.
[11] Inscriptiones atticæ, n° 3546, t. ut, part. u, p. 353.
[12] Actes, XVII, 18. C’est le seul passage de l’Écriture où se lise le nom de philosophes.
[13] Plutarque, Mor., De defectu oraculorum, 19, édit. Didot., t. III, p. 511 ; Quintilien, Inst. or., V, 7, 35 ; VI, 3, 78, édit. Teubner, p. 200, 275.
[14] Actes, XVII, 21. Είς ούδεν έτερον εύκαίρουν ή λέγειν τί καί άκούειν καινότερον. Ce dernier mot est celui qui est employé ordinairement par les auteurs grecs dans la même circonstance, par exemple dans Théophraste : Μή λέγεται τι καινότερον ; Charact., 8, édit. Didot, p. 6.
[15] Ménandre, Fragm. Georg., 9, édit. Didot, p. 11.
[16] Démosthène, In Philip., I, 10, édit. Didot, p. 23. Voir aussi Id., Ad Philippi Epist., 17, p. 83.
[17] Plutarque, De curiosit., 8, édit. Didot, Mor., t. t, p. 628, par exemple. Voir plusieurs autres passages rapportés textuellement dans J.J. Wetstein, Novum Testamentum græcum, 2 in-f°, Amsterdam, 1752, t. II, p. 567.
[18] Actes, XVII, 22.
[19] Actes, XVII, 22.
[20] Théophraste, Charact., 16, édit. Didot, p. 10 ; Plutarque, De superst., c. I et suiv., édit. Didot, Mor., t. I, p. 195 et suiv. ; Diodore de Sicile, 1, 62, 4 ; IV, 51, 3, édit. Didot, t. I, p. 50, 225.
[21] Œuvres de La Bruyère, édit. Ad. Regnier, t. I, 1865, p. 65-66.
[22] Actes, XVII, 23.
[23] Philostrate, Vita Apollon., VI, 3, édit. Teubner, 1870, t. I, p. 207.
[24] Pausanias, I, 4, édit. Didot, p. 2.
[25] Pausanias, V, XIV, 8, p. 249.
[26] Nom donné à la divinité inconnue, dont la voix avait annoncé, en 389 avant J.-C., l’approche des Gaulois. Tite-Live, V, 32, 50. Voir W. Smith, Dictionary of Greek and Roman Biography, t. I, 1853, p. 88.
[27] Diogène Laërte, I, 10, édit. Didot, p. 28-29. Épiménide fit immoler des brebis blanches et noires, lâchées de la colline de l’Aréopage, au lieu où elles s’arrêtèrent, et un autel y fut consacré aux dieux inconnus. Six siècles plus tard, dit M. Duruy, saint Paul devait éloquemment rappeler ce souvenir et montrer aux Athéniens son Dieu dans le Dieu inconnu d’Épiménide. V. Duruy, Histoire de la Grèce, t. I, 1886, p. 343.
[28] Q. Letinium Lupum, ... aput vostrum numen demando devoveo de sacrificio, uti vos, Aquæ ferventes, si[ve] v[os] nimfas (nymphae), [si]ve quo alio nomine voltis adpelari, uti vos eum interimates interficiates intra annum... Corpus inscriptionum latinarum, t. VI, part. I, Inscriptiones urbis Romæ, n° 141, p. 22.
[29] Actes, XVII, 24-25.
[30] Actes, XVII, 25.
[31] Actes, XVII, 27-23.
[32] Actes, XVII, 31.
[33] Lignes 6 et 9, Corpus inscriptionum atticarum, t. III, part. I, n. 53, p. 31.
[34] G. Dittenberger, Corpus inscriptionum atticarum, t. III, part. I, n. 53, p. 31.
[35] Inscriptiones atticæ, t. III, part. I, n° 53, p. 31. Voir J. Marshall, The Account of saint Paul at Athens illustrated by the Monuments and Literature, dans les Proceedings of the Society of Biblical Archæology, t. X, mars 1888, p. 285-286.
[36] J. Marshall, dans les Proceedings of the Society of Biblical Archæology, t. X, p. 286.
[37] Le savant historien de la Grèce, E. Curtius († 13 juillet 1896), a écrit sur le récit de saint Luc les lignes suivantes : Celui qui étudie sans préjugé la narration des Actes des Apôtres ne peut, d’après ma conviction, échapper à l’impression que c’est un témoin bien renseigné qui décrit exactement ce qui s’est passé. Il y a dans ces seize versets (Actes, XVIII, 16-31) une telle abondance de matière historique, tout y est si significatif et si personnel, si vivant et si caractéristique..., qu’on ne saurait rien trouver de pareil dans une fiction... Il faut même connaître parfaitement Athènes pour comprendre pleinement ce récit. Paulus in Athen, dans les Sitzungsberichte der pr. Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 9 novembre 1893, p. 925. Voir toute cette savante étude, p. 925-938.