HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre quatorzième.

 

 

Brutus et Cassius n’ayant pu retenir le Sénat, se jetèrent dans la ville suivis de leurs complices, les poignards encore sanglants à la main. Ils publiaient dans les rues pour attirer le peuple dans leur parti, qu’ils venaient de tuer le roi de Rome et le tyran de la patrie. Ils étaient précédés par un héraut qui portait au bout d’un javelot un bonnet qui était le signal de la liberté, et ils exhortaient le peuple à concourir au rétablissement de la république. Quelques sénateurs qui n’avaient point eu de part à la conjuration, se joignirent aux conjurés pour s’en faire honneur, et leur donnèrent publiquement de grandes louanges. Mais il n’y eut personne parmi le peuple qui se déclarât en leur faveur. Ce n’était plus ces anciens romains qui préféraient la liberté à la vie. La plupart amollis par les délices de Rome, accoutumés à vivre du prix de leurs suffrages qu’ils vendaient au plus offrant, ou des libéralités du dictateur, le regrettaient comme le père de la patrie.

Les conjurés surpris de la tristesse qu’ils faisaient paraître, se retirèrent au Capitole où ils firent venir pour leur sûreté un grand nombre de gladiateurs qui dépendaient de Decimus Brutus un des conjurés : et ils virent avec douleur que la mort d’un usurpateur allait causer de nouvelles calamités dans la république.

En effet Antoine, Lepidus et les autres confidents plus particuliers de César, qui s’étaient d’abord cachés de peur d’être enveloppés dans sa perte, voyant la disposition du peuple, parurent en public ; rassemblèrent leurs créatures, et résolurent de venger la mort du dictateur. Lepidus par ordre d’Antoine qui était consul, fit avancer jusque dans le Champ de Mars un corps de troupes qu’il commandait en qualité de général de la cavalerie. Antoine de son côté étant alors premier consul, et chargé du gouvernement, fit porter dans sa maison l’argent et les papiers de César, et il convoqua l’assemblée du Sénat. Jamais cet auguste conseil ne s’était tenu pour une matière si importante et si délicate. Il était question de décider si César avait été un tyran où un magistrat légitime ; et si ceux qui l’avaient tué méritaient des peines ou des récompenses. Antoine pour empêcher plusieurs des principaux du Sénat qui ne tenaient des charges et des gouvernements que de la libéralité de César, de se déclarer contre sa mémoire, demanda encore si, supposé qu’il fût déclaré tyran, on casserait ses ordonnances : si on abolirait les règlements qu’il avait faits dans tout l’empire, et si les magistrats de la république et les gouverneurs des provinces qu’il avait nommés, déposeraient leurs dignités.

Il y avait deux partis dans le Sénat, mais qui sans se déclarer ouvertement conduisaient des desseins opposés avec beaucoup d’artifice et de dissimulation. Antoine à la tête des amis et des créatures de César, cherchait dans la perte des assassins le moyen de s’élever à la souveraine puissance. Les véritables républicains, sans approuver ouvertement ce qui se venait de passer, n’avaient pour objet que le rétablissement de la république : et la plupart étant parents ou amis des conjurés, ils n’auraient pas été fâchés de leur faire décerner quelques gouvernements éloignés ; moins pour leur faire honneur, que pour procurer leur sûreté. Mais comme dans ce nouveau tumulte, la plupart des sénateurs ne pénétraient point leurs vues réciproques, ils se défiaient tous mutuellement les uns des autres, et ils ne se déclaraient qu’avec de grands ménagements, ne connaissant point encore tous ceux qu’il leur faudrait dans la suite aimer ou haïr. Ainsi après plusieurs avis différents, on prit un tempérament, pour contenter les deux partis. On convint qu’on ne poursuivrait point la mort de César, mais on arrêta par le même décret, que toutes ses ordonnances seraient ratifiées.

C’était en quelque manière le déclarer en même temps innocent et coupable, puisqu’on ne devait pas confirmer ce qu’il avait fait pendant sa dictature, si le Sénat interdisait toute poursuite contre ses assassins. Antoine sentait bien cette contradiction ; mais il n’osa s’opposer au décret du Sénat par la crainte de Decimus Brutus un des conjurés, gouverneur de la Gaule Cisalpine, et qui était à la tête d’une puissante armée.

Il jugea à propos de dissimuler ses sentiments jusqu’à ce qu’il se vît de son côté des forces égales, ou que quelque conjoncture favorable lui fournît l’occasion de lui enlever son gouvernement, et de débaucher ses troupes qui la plupart avaient servi sous ses ordres dans les armées de César. Ce furent ces raisons qui l’obligèrent à souscrire au décret du Sénat.

Les provinces furent distribuées en même temps ; Brutus eut le gouvernement de l’île de Crête ; Cassius de l’Afrique ; Trebonius de l’Asie ; Cymber de la Bithynie, et on confirma à Decimus Brutus celui de la Gaule Cisalpine que César lui avait donné.

Antoine consentit même à voir Brutus et Cassius : il se fit une espèce de réconciliation entre ces chefs de parti. Mais cette réunion apparente ne trompa personne. Les coeurs étaient trop ulcérés pour demeurer dans les termes de la modération, et Antoine ne tarda pas longtemps à faire éclater les desseins de vengeance qu’il conservait contre tous les conjurés. César avait confié son testament à Pison son beau père. Il était question de l’ouvrir, et de faire en même temps les funérailles du dictateur. Cassius s’y opposait, et il était soutenu par les partisans qu’il avait dans le Sénat, qui craignaient que le spectacle de ces funérailles ne renouvelât l’affection du peuple, et ne causât de nouveaux troubles. Antoine et Pison par la même raison, insistaient fortement à ce qu’un souverain pontife, ne fût pas privé des honneurs de la sépulture. Ceux qui se vantent d’avoir tué un tyran, disait Pison, nous traitent en tyrans eux-mêmes. Ils veulent bien qu’on ratifie tout ce que César a fait en leur faveur, en même temps qu’ils exigent impérieusement qu’on supprime ses dernières dispositions. Le Sénat, ajouta Pison, ordonnera ce qu’il jugera le plus à propos pour honorer les funérailles de ce grand homme ; mais à l’égard de son testament qu’il avait déposé entre mes mains, je ne trahirai point sa confiance, et à moins qu’on ne me tue, j’en ferai la lecture devant le peuple. L’affaire fut agitée par les deux partis avec beaucoup de chaleur. Enfin Brutus qui peut-être ne prévoyait pas les suites de cette démarche, obligea ceux de son parti à se relâcher sur cet article. Il fut arrêté que le testament de César serait exécuté, et qu’on ferait ses funérailles aux dépens du public.

Le testament ayant été apporté, on en fit la lecture devant tout le peuple. On y trouva qu’il avait adopté Octavius fils de la fille de sa soeur, pour son fils et pour son principal héritier ; qu’il lui avait substitué en cas de mort sans enfants, Decimus Brutus un des principaux conjurés ; qu’il avait nommé quelques autres des complices de Brutus pour présider à l’éducation d’Octavius qui n’avait pas encore dix-huit ans. Il donnait par le même testament ses jardins au peuple romain, et à chaque citoyen en particulier soixante et quinze drachmes attiques, ou trois cent sesterces.

Le peuple fut sensiblement touché en apprenant que ce grand homme dont il avait reçu tant de bienfaits pendant sa vie, les avait étendus jusqu’au delà du trépas par de nouvelles libéralités.

Des sentiments de douleur et de reconnaissance excitèrent les larmes de toute l’assemblée ; et cette affection commune se tourna en indignation contre les conjurés, et surtout à l’égard de Decimus Brutus qui avait enfoncé son poignard dans le sein de celui qui venait par une distinction si honorable de l’appeler à succession. Antoine voyant cette disposition dans les esprits de la multitude, fit apporter le corps dans la place pour augmenter encore le ressentiment du peuple par un spectacle si touchant.

Il fit lui-même son oraison funèbre. Il la commença par le récit de ses victoires et de ses conquêtes. Il exagéra ensuite l’extrême modération que le dictateur avait fait paraître dans les guerres civiles contre ses ennemis particuliers. De-là il passa aux honneurs extraordinaires que le Sénat lui avait décernés, comme le témoignage et la récompense de ses vertus. Il récita tout haut le décret, par lequel il était déclaré père de la patrie, et sa personne sacrée et inviolable. En prononçant ces derniers mots, il s’arrêta, et se tournant vers le corps étendu sur son bûcher, et le montrant au peuple : voila, dit-il, l’exécution de nos serments, et les preuves de notre reconnaissance. Des parjures et des ingrats, continua-t-il, viennent d’assassiner le plus grand des hommes ; et celui qui après leur avoir donné généreusement la vie dans les plaines de Pharsale, les avait encore depuis élevés aux premières dignités de la république. Et comme si César se fût plaint lui-même de leur ingratitude : pourquoi faut-il, lui faisait-il dire, que j’aie conservé la vie à mes assassins ? Et parmi ce grand nombre de personnes que j’ai comblés de mes bienfaits, ne trouverai-je point un ami fidèle qui me venge de la perfidie de ces traîtres ? pour lors Antoine élevant sa voix, et étendant les mains vers le Capitole : ô Jupiter ! s’écria-t-il, me voila prêt de le venger : j’en fais des serments solennels. Et vous dieux protecteurs de cet empire, je vous conjure de m’être favorables dans un si juste devoir.

Pour exciter encore davantage la douleur et le ressentiment du peuple, il prend la robe de César qu’il fait voir encore toute sanglante. En même temps il présente son image qu’il avait fait faire exprès en cire, et dans laquelle l’ouvrier par son ordre avait marqué expressément les vingt-trois coups de poignard que le dictateur avait reçus, tant au visage, que dans les autres parties de son corps. à ce triste spectacle, tout le peuple fondait en larmes, chacun célébrait ses vertus. Les uns louaient sa rare valeur ; d’autres sa douceur et sa clémence ; tous détestaient également la cruauté de ses assassins : et la fureur succédant à la compassion, une troupe de plébéiens coururent aux maisons des conjurés pour y mettre le feu.

Mais ils avaient pris la précaution de s’y fortifier par le secours de leurs amis et de leurs domestiques. On repoussa sans peine une multitude qui n’avait pour armes que sa douleur et sa colère. Le peuple n’étant pas le plus fort, se retira en faisant contre eux des imprécations horribles mêlées de menaces. Les plus violents jurèrent hautement qu’ils reviendraient le lendemain avec le fer et le feu pour les immoler aux mannes de César.

Les conjurés, et même le Sénat, se trouvèrent également offensés du discours artificieux d’Antoine. Les conjurés se plaignaient de ce que le consul au préjudice du décret du Sénat et de sa propre parole, par laquelle on était convenu d’ensevelir le passé dans l’oubli, ne s’était étendu d’une manière si pathétique sur les louanges de César, que pour exciter la colère du peuple et les faire périr. On vit bien qu’il n’y avait point de fond à faire sur ses serments. Les conjurés qui ne pouvaient plus douter qu’il ne profitât de l’aversion que le peuple témoignait contre eux pour les faire périr, sortirent de Rome où ils ne pouvaient plus demeurer avec sûreté.

La plupart, sous différents prétextes, se retirèrent dans leurs gouvernements. Ils s’assurèrent secrètement des légions et des forces qu’ils trouvèrent dans les provinces. Plusieurs s’emparèrent des deniers publics. Les rois et les villes d’Orient alliées du peuple romain, leur promirent de puissants secours. Leur parti devint redoutable.

Brutus, Cassius et les autres conjurés n’en abusèrent point. Ils déclarèrent au contraire qu’ils consentaient de passer le reste de leurs jours hors de leur patrie et dans l’exil, pourvu que les partisans de César n’attaquassent point la liberté publique.

Le Sénat sans se déclarer ouvertement, ne laissait pas de favoriser secrètement leurs entreprises, persuadé que la conservation du gouvernement républicain dépendait des avantages de ce parti. Antoine n’ignorait pas cette disposition des esprits. Il savait combien il s’était rendu odieux à la plupart des sénateurs en excitant la colère du peuple contre les conjurés, sous prétexte de donner des louanges à César. Il vit bien qu’il s’était découvert trop tôt. Comme le Sénat pouvait traverser ses desseins, il résolut pour le regagner, ou du moins pour l’éblouir pendant quelque tems, d’adoucir dans d’autres discours ce qu’il y avait eu de trop violent dans l’oraison funèbre de César. Il représenta dans le Sénat que la mort de ce grand homme devait être plutôt attribuée à quelqu’un des dieux ennemis et jaloux de la félicité de la république, qu’à aucun des citoyens.

Qu’il ne fallait plus songer désormais qu’à réunir les esprits divisés par cet accident funeste, et à prévenir les malheurs d’une guerre civile. Il proposa en même temps comme le sceau de la paix, de rappeler Sextus Pompeïus fils du grand Pompée qui était resté en Espagne depuis la mort de son père ; de le dédommager aux dépens du public, des biens qu’on lui avait confisqués, et dont César avait disposé en faveur de ses créatures. Il ajouta qu’il était d’avis qu’on lui donnât comme on avait fait à Pompée, le commandement général sur toutes les flottes de la république.

Jamais républicain le plus déterminé n’eût osé dans la conjoncture présente hasarder une pareille proposition. Le Sénat en fut également surpris et charmé. Les uns attribuaient ce changement d’Antoine à la crainte qu’il avait de la puissance des conjurés ; d’autres soupçonnaient qu’en se déclarant le vengeur de la mort de César, il ne voulait pas se charger de la haine du Sénat, pendant que le jeune Octavius héritier du dictateur, se disposait à en recueillir tout le fruit. Mais tous les sénateurs ne laissèrent pas de lui donner des louanges, qui étaient d’autant plus sincères, qu’ils trouvaient dans le rappel du jeune Pompée comme la condamnation de la mémoire de César.

Antoine pour achever de les persuader de la sincérité de ses intentions, et de la disposition où il était d’entretenir la paix, fit tuer publiquement dans Rome un certain Amatius qui se disait fils de l’ancien Marius, et qui à la faveur de ce grand nom, et comme allié de César, demandait hautement la vengeance de sa mort. Il s’était mis à la tête d’une troupe considérable des plus séditieux plébéiens.

Ces mutins avaient élevé un autel à la mémoire de César dans le lieu même où son corps avait été brûlé, et ils exigeaient des magistrats et des premiers de Rome d’y faire des sacrifices. Antoine sans observer aucune forme de justice, fit poignarder leur chef. Plusieurs de ses complices périrent dans ce tumulte, et on pendit sur le champ par ordre d’Antoine, un grand nombre d’esclaves qui s’étaient jetés dans le même parti. Quoique le Sénat n’approuvât pas ces voies de fait qui étaient contraires aux lois, il crut les devoir dissimuler dans une conjoncture où une démarche pareille de la part du consul et de l’ami de César, semblait tourner à la sûreté des conjurés. Le peuple au contraire en parut extrêmement irrité. Il reprocha hautement à Antoine son ingratitude pour la mémoire de son bienfaiteur, et son inconstance dans ce changement de parti. Antoine ne manqua pas de se faire un mérite auprès du Sénat de cette haine du peuple. Il affecta même de faire paraître beaucoup de peur que les partisans d’Amatius n’attentassent à sa vie : et comme s’il n’eût pas été en sûreté, il demanda des gardes au Sénat pour s’en faire un secours contre le ressentiment du peuple. Le Sénat lui permit de se faire accompagner par quelques soldats vétérans. Mais Antoine ayant amené le Sénat à son but, ne choisit pour gardes que d’anciens officiers pleins de valeur qui avaient servi sous ses ordres dans les armées de César, et qui tous souhaitaient avec passion de venger la mort de leur général.

Antoine sous différents prétextes, en réunit insensiblement jusqu’à six mille auprès de sa personne. Il donna aux uns le titre de centurions, et aux autres la qualité de tribuns. Ils avaient ordre de s’assurer secrètement des soldats vétérans, en cas qu’il fût question de rendre leurs cohortes complètes. Par ce moyen il se vit en état de pouvoir mettre sur pied en peu de temps un puissant corps de troupes, si ses intérêts l’obligeaient de prendre les armes.

Le Sénat fut effrayé de voir le consul ne marcher plus dans Rome qu’environné de ce grand nombre d’officiers qui étaient toujours armés. Ses amis même lui représentèrent combien une garde aussi extraordinaire était suspecte et odieuse dans une république. Antoine lui répondit qu’il ne l’avait demandée que pour tenir les mutins dans le respect, et qu’il la casserait sitôt que le calme serait rétabli dans la ville. Et pour éloigner le soupçon qu’on aurait pu prendre qu’il voulût succéder à la dictature de César, il proposa depuis d’abolir pour toujours cette dignité si odieuse par l’étendue de son pouvoir : et son avis passa en loi par les suffrages du peuple. Cette démarche, et la promesse qu’il fit de casser incessamment sa garde, rassurèrent en apparence le Sénat, qui peut-être ne se trouvait pas assez puissant pour éclaircir ses soupçons, et pour y remédier.

En effet, Antoine malgré ces protestations, s’acheminait insensiblement à la souveraine puissance. Toute l’autorité du gouvernement était entre ses mains. Il était actuellement consul. De deux frères qu’il avait, Lucius Antonius était tribun du peuple, et C Antonius était préteur ; et il lui fit donner depuis en qualité de son lieutenant, le commandement d’une armée qui était dans la Macédoine composée de six légions, tous vieux soldats, et qui avaient suivi César dans toutes ses guerres. Tant de dignités réunies dans une seule famille, rendaient Antoine maître de la république : en sorte que sans avoir pris la qualité de roi ou de dictateur, on peut dire qu’il régnait dans Rome avec un empire absolu, lorsqu’on y vit arriver le jeune Octavius, petit neveu de César, qui se présenta pour recueillir sa succession. Il était fils d’un sénateur appelé Caïus Octavius qui avait exercé la préture, et d’Accie, fille de Julie, soeur de César, qui avait été mariée à Accius Balbus.

Comme le jeune Octavius n’avait pas encore dix-huit ans, César l’avait envoyé à Apollonie ville sur les côtes d’Epire, pour y achever ses études et ses exercices. Il n’y avait pas six mois qu’il était dans cette ville, lorsqu’il y apprit que son grand oncle avait été assassiné par les grands de Rome, et par ceux même qu’il avait comblés de ses grâces et de ses bienfaits.

Cette mort l’affligea sensiblement. Il ignora d’abord si tout le Sénat était entré dans ce dessein, ou si le dictateur n’avait péri que par la conspiration de quelques ennemis particuliers. Il n’était pas plus instruit de la part que le peuple avait dans un événement si tragique : et les lettres qu’il reçut peu de jours après de sa mère et de Marcus Philippus, son beau-père, augmentèrent sa douleur et son inquiétude.

Accie et Philippe qu’elle avait épousé en seconde noces, lui mandaient que César avait été assassiné en plein Sénat par ses meilleurs amis ; que plus de soixante sénateurs étaient entrés dans cette conspiration ; que ceux même qui n’y avaient point eu de part ne laissaient pas de favoriser secrètement les conjurés qu’ils regardaient comme les restaurateurs de la liberté publique ; que ce parti était redoutable ; qu’Antoine, Lepidus et les autres amis de son oncle, sous prétexte de venger sa mort, ne cherchaient qu’à établir leur propre puissance ; que la ville était remplie de troubles et d’agitation par la concurrence et l’animosité des partis ; que dans cette situation il devait bien se garder de faire éclater ses prétentions et son ressentiment, et qu’il n’y avait de sûreté pour lui que dans l’obscurité d’une vie privée. Il y eut même de ses amis qui dans la crainte que les conjurés ne l’enveloppassent dans la perte de son oncle, lui conseillèrent de renoncer à son adoption. D’autres aussi timides, et qui craignaient de voir arriver à tous moments des soldats pour le tuer, étaient d’avis qu’il cherchât un asile dans l’armée de Macédoine, dont les soldats étaient passionnés pour la mémoire de César.

Octavius sentit tout d’un coup ce qu’il y avait de faible et même de lâche dans ces conseils, quoique masqués par des vues de prudence : et il n’y répondit que par une généreuse indignation, d’avoir été cru capable de les suivre. La mort de César l’avait affligé sans l’abattre ; il résolut de la venger, et de soutenir au péril de sa vie l’honneur de son adoption : et il fit voir dans une conjoncture si délicate, et dans un âge si peu avancé, un courage et une grandeur qui ne devaient rien à des inspirations étrangères. Tous les historiens de son tems conviennent qu’il avait l’esprit élevé, juste dans ses vues, capable des plus grandes entreprises, et porté à les conduire avec beaucoup d’habileté et d’application.

Le premier parti qu’il prit fut de passer incessamment en Italie pour reconnaître par lui-même la disposition des esprits. Comme il avait peu de monde à sa suite, il ne voulut point aborder à Brindes, le port ordinaire pour ceux qui venaient d’Orient, de peur que la garnison gagnée par quelqu’un des conjurés, n’eût des ordres secrets de l’arrêter. Il débarqua proche d’une petite ville appelée Lupie, peu éloignée de Brindes, où il envoya aussitôt quelques personnes adroites pour reconnaître s’il pouvait entrer dans la place avec sûreté. Les officiers et les soldats de Brindes ayant appris que le neveu de leur ancien général n’osait approcher par la crainte de quelque embûche, sortirent en foule au devant de lui ; et après lui avoir donné leur foi, l’introduisirent dans la place, dont ils le rendirent maître.

Octave les remercia de leur fidélité et de leur attachement pour la mémoire de son oncle. Il sacrifia aux dieux, et prit solennellement le nom de César, suivant le privilège de son adoption. C’est sous ce nom que nous parlerons dans la suite d’un homme qui ne le rendit pas moins célèbre que son prédécesseur, quoique par des vertus différentes.

Le jeune César après une démarche d’un aussi grand éclat, prit hardiment le chemin de Rome, sans autre escorte que de ses domestiques et de quelques-uns de ses amis ; mais il était soutenu du grand nom de César, qui seul lui donna bientôt des légions et des armées entières à ses ordres. Au bruit de sa marche, les plus considérables des amis de son père, ses parents, ses affranchis, et jusque à ses esclaves se rendirent auprès de lui. Les soldats vétérans auxquels César après la fin des guerres civiles avait donné des terres dans l’Italie, accoururent offrir leurs services à son fils adoptif. On lui apportait de l’argent de tous côtés : et quand il approcha de Rome, la plupart des magistrats, les officiers de guerre, et le peuple en foule sortirent au devant de lui. On remarqua que de tous les amis, et de toutes les créatures du dictateur, Antoine seul avait négligé de rendre ce devoir à son fils, et qu’il n’avait pas même daigné envoyer le moindre de ses domestiques pour s’en acquitter en son nom. Le jeune César ne voulut point en paraître offensé, pour n’être pas obligé d’entrer sur une bagatelle en des éclaircissements qu’il réservait pour des affaires plus importantes. Comme ses amis ne laissaient pas de blâmer hautement l’orgueil et l’ingratitude d’Antoine, César avec une modération apparente, l’excusa sur son âge plus avancé que le sien, et sur les prérogatives de la dignité de consul. Il ajouta que comme le plus jeune, il ferait les premières démarches ; qu’il irait le lendemain le saluer. Mais qu’avant que de faire cette visite, il priait tous ses amis de se rendre de bon matin sur la place avec le plus de monde qu’ils pourraient assembler, pour assister à une cérémonie et à un acte solennel auquel la présence de ses parents et de ses amis lui était également nécessaire et honorable.

La cérémonie dont il était question, était l’enregistrement de l’adoption de César, qu’il était obligé, suivant un usage reçu parmi les romains, de faire autoriser par le préteur. Sans cette formalité, il ne pouvait point prendre son nom, ni s’approprier sa succession. Une démarche aussi hardie épouvantait également sa mère et son beau-père. Ils lui représentèrent qu’en se déclarant l’héritier de César, il se chargeait de poursuivre la vengeance de sa mort : ce qui lui attirerait l’indignation du Sénat, qui avait ordonné par un décret que tout ce qui s’était passé à ce sujet serait enseveli dans l’oubli ; que les conjurés puissants par le grand nombre de leurs partisans, par les gouvernements où ils commandaient, et par les légions qui étaient à leurs ordres, tourneraient contre lui leurs armes, comme contre le fauteur de la tyrannie ; qu’Antoine même qui s’était rendu comme l’arbitre du gouvernement, ne le verrait pas sans peine à la tête d’un parti dont il ne serait pas le maître ; et que quoique créature de César, il semblait que la mort de ce grand homme l’eût acquitté de toutes ses obligations, et que son fils le trouverait peut-être aussi opposé à sa fortune, que ses assassins et ses plus cruels ennemis.

César leur répondit que quand il avait pris ce nom à Brindes, il en avait prévu les suites et les engagements, et que tout ce qu’il voyait à Rome, bien loin de l’en faire repentir, ne servait qu’à l’affermir dans le parti qu’il avait pris ; que l’amnistie que les conjurés avaient obtenue du Sénat, n’avait été accordée que parce que personne n’avait eu le courage de s’y opposer ; mais qu’il ne désespérait pas de la faire révoquer quand le Sénat le verrait à la tête des parents, des amis et des anciens officiers de César, appuyé par l’autorité des lois, et soutenu par l’affection du peuple. Que les dieux même se déclareraient pour la justice de sa cause, et qu’Antoine serait peut-être honteux à la fin de ne s’y pas intéresser. Qu’en tout cas il aimait mieux mourir que de renoncer à une adoption qui lui était si glorieuse ; et qu’il ne lui serait jamais reproché qu’il se fût cru lui-même indigne d’un nom dont il avait paru digne à César. Accie lui voyant un si grand courage, et des sentiments si élevés, l’embrassa tendrement ; et mouillant son visage des larmes que la crainte et la joie faisaient répandre confusément : que les dieux, mon fils, vous conduisent, lui dit-elle, où vos grandes destinées vous appellent. Et fasse le ciel que je vous voie bientôt victorieux de vos ennemis. César se rendit ensuite sur la place. Il se présenta, suivi d’une foule de ses amis, devant Caïus Antonius préteur cette année, et frère du consul. Il lui déclara solennellement qu’il acceptait l’adoption de César : et après avoir fait enregistrer sa déclaration, il se rendit aux jardins de Pompée où Antoine demeurait, et qu’il s’était approprié depuis la mort de ce grand homme.

Antoine ayant appris que le jeune César était à sa porte, l’y fit attendre quelque temps, pour lui faire sentir par ce mépris affecté la supériorité de son poste, et l’autorité qu’il voulait prendre sur lui : on l’introduisit ensuite dans son appartement. Leur abord fut froid, quoique accompagné de la politesse et de la civilité ordinaires entre gens de cette condition. César prit le premier la parole : il commença par remercier Antoine de son attachement pour la mémoire de son père, et de l’éloge qu’il en avait fait le jour de ses funérailles. Il se plaignit ensuite amèrement de ce qu’étant consul, il eût consenti à l’amnistie que le Sénat avait accordée aux conjurés : est-il possible, lui dit-il, avec beaucoup de chaleur et de vivacité, que l’ami de César, que celui qui tient actuellement de ce grand homme la dignité de consul, ait non seulement laissé échapper ses assassins, mais qu’il ait consenti qu’on leur décernât des gouvernements, et qu’il ait depuis conféré paisiblement avec ces perfides ? Est-ce ce que je devais attendre du lieutenant de mon père, de celui qui partageait sa puissance et le commandement des armées, et qu’il avait élevé aux premières dignités de la république ? Trouvez bon que je vous conjure par sa mémoire de changer de conduite ; montrez-vous au Sénat, au peuple et à Rome entière, le vengeur de la mort de mon père ; joignez-vous à moi, joignez-vous aux parents de César et à tant d’officiers et de soldats qui demandent tous les jours la punition de ses assassins. Unissons notre ressentiment comme notre douleur ; et si nous ne nous trouvons pas assez forts, appelons le peuple à notre secours. Vous savez qu’il n’a pas tenu à lui que nous ne fussions déjà vengés. Que si la crainte d’offenser le Sénat vous empêche de concourir à un si juste dessein, du moins ne vous y opposés pas. Quoique seul de mon parti, et que je n’aie encore ni troupes ni légions, tout est possible à un fils qui entreprend de venger la mort de son père : je vous demande seulement en qualité de son principal héritier, que vous me remettiez son argent que vous fîtes transporter chez-vous. Je vous laisse volontiers toutes ses richesses immenses, soit en vaisselles d’or et d’argent, ou en pierreries de quelque espèce qu’elles soient, mais j’ai besoin de l’argent monnayé pour acquitter les legs qu’il a faits en faveur du peuple, et pour commencer à payer trois cens mille hommes qui ont part à son testament. Et comme ce que vous pourriez me donner de son argent en espèce ne suffira pas encore, je vous serai bien obligé de me prêter quelques sommes du votre, ou de m’en faire donner à intérêt par les questeurs et les gardes du trésor public, afin d’achever de payer ce qui restera dû au peuple et aux vétérans, en attendant que pour acquitter de si justes devoirs j’aie pu vendre tous les biens de la succession.

La hardiesse et la fermeté de ce discours firent peur à Antoine. Il fut étonné de trouver de si grands desseins dans un homme si jeune et dans un simple particulier. Au lieu de répondre à ses plaintes et à ses demandes, il se retrancha d’abord dans l’autorité que lui donnait le consulat. Il s’enveloppa, pour ainsi dire, dans sa dignité, et il s’en servit comme d’une barrière pour empêcher que César ne lui présentât de trop près la justice et la vérité.

Mais comme il s’aperçut qu’il avait à faire à un homme élevé dans le sein de César, et accoutumé à regarder la plupart des consuls comme créatures de son oncle, il lui répondit enfin qu’il se trompait fort s’il s’était flatté que César, en lui laissant son nom et sa succession, lui eût laissé des droits à l’empire ; que sa mort qui avait été comme la punition et la vengeance de l’autorité qu’il avait usurpée, devait avoir appris à son fils adoptif que la constitution de la république ne souffrait ni souverains électifs ni héréditaires ; qu’ainsi un consul romain ne lui devait point compte de sa conduite. Qu’il le déchargeait réciproquement des obligations qu’il prétendait lui avoir, n’ayant jamais eu pour objet dans tout ce qui s’était passé, que le bien de l’état, et d’entretenir la paix entre les concitoyens. C’est moi seul cependant, ajouta-t-il, qui en assurant la mémoire de César par des funérailles publiques, vous ai acquis son nom, le droit dans sa famille, sa succession et ses biens. Vous perdiez tout cela, si César après sa mort eût été traité comme un usurpateur : on n’aurait point confirmé ses dispositions. Il n’y aurait eu ni testament, ni adoption, ni hérédité. On n’aurait pas même osé apporter son corps dans la place : mais j’ai mieux aimé m’exposer à l’indignation du Sénat, et à la fureur des conjurés, que de souffrir que ce grand homme fût privé des honneurs de la sépulture. Que si j’ai accordé quelque chose aux conjurés, j’ai cru le devoir faire par des considérations convenables à mon âge et à ma dignité : considérations qu’un jeune homme comme vous n’êtes pas capable de connaître. à l’égard des sommes d’argent que vous demandez, pouvez-vous ignorer que c’était l’argent même de la république dont votre père s’était emparé ? On l’a partagé depuis sa mort entre les magistrats, qui sont chargés de l’employer aux besoins de la république. Mais quand même on vous le remettrait, je ne vous conseillerais jamais de le consommer dans des gratifications aussi imprudentes qu’inutiles. Vous savez que le peuple est un monstre qui prend à toutes mains, qu’on ne peut jamais assouvir, et qui n’a jamais payé les bienfaits de nos citoyens que par les plus noires ingratitudes. Et vous, jeune homme, ajouta-t-il, qui avez lu l’histoire des républiques de la Grèce, n’y avez-vous pas remarqué que tous les favoris du peuple ne durent pas longtemps, et que c’est bâtir sur de la boue que d’appuyer les fondements de sa fortune sur l’affection passagère d’une vile populace ?

Au travers de ces conseils, le jeune César n’eut pas de peine à démêler qu’Antoine ne lui retenait les trésors de son père, que pour le mettre hors d’état de pouvoir acheter l’affection du peuple. L’empire était, pour ainsi dire, à l’encan ; et la populace, et même les légions prostituaient leurs suffrages et leurs services à qui plus leur donnait. Le jeune César outré d’un refus dont il sentit bien toutes les conséquences, sortit de la maison d’Antoine pénétré de douleur, en invoquant tout haut le nom de César, et comme l’appelant à son secours contre l’injustice et l’ingratitude du consul. Mais comme il était question de s’emparer le premier de l’affection du peuple au défaut de l’argent qu’on lui refusait, il mit en vente les maisons et les fonds de terre qui avaient appartenu au dictateur, et il déclara publiquement qu’il n’avait accepté sa succession que pour empêcher le consul de priver les familles du peuple des sommes qui leur avaient été léguées par le testament de son oncle et de son père.

Antoine de son côté pour tarir toutes les sources d’où le jeune César eût pu tirer de l’argent, fit ordonner par un décret du Sénat, qu’il serait fait une recherche des revenus et des deniers publics. Cette ordonnance regardait l’administration du dictateur dont Antoine voulait ruiner la succession, pour mettre son héritier hors d’état de gagner le peuple par ses libéralités : et il suscita en même temps des oppositions aux ventes qu’il prétendait faire de ses principales terres.

Des citoyens particuliers les réclamèrent devant le consul, comme des biens de leurs ancêtres, dont César, à ce qu’ils représentaient, à la faveur des guerres civiles s’était emparés. Quelques officiers du domaine intervinrent en même temps pour revendiquer une partie de ces terres, comme biens confisqués à l’état sur des proscrits. Des procès aussi importants furent portés devant Antoine, ou devant des magistrats subalternes, mais qui dépendaient de lui. En vain le jeune César fit voir par les contrats même d’acquisition, que son père avait payé ces terres de ses propres deniers, et qu’en tout cas ce fameux décret que le Sénat avait rendu après sa mort, légitimait tout ce qui s’était passé sous la dictature de César, et qu’il fallait le révoquer dans toutes ses parties, ou maintenir également tous les actes émanés par l’autorité de son père, et pendant sa dictature.

Antoine qui ne cherchait qu’à embarrasser cette affaire dans un labyrinthe de procédures, soutenait au contraire qu’on devait donner le temps à des citoyens dépouillés de leurs biens par une force majeure, de faire leurs preuves ; et qu’à l’égard de l’arrêt du Sénat, il paraissait qu’il n’avait eu pour objet, que de maintenir dans leurs charges les magistrats qui en avaient été pourvus par l’autorité du dictateur, de peur que l’état ne tombât dans une espèce d’anarchie. Mais qu’il ne savait pas si on devait étendre cette ordonnance jusque sur les biens que César s’était appropriés ; qu’une affaire de cette conséquence méritait bien que le Sénat expliquât lui-même ses intentions par un nouveau décret : après tout, qu’il ne pouvait se persuader qu’un corps si rempli d’équité eût prétendu autoriser des usurpations que le malheur des temps pouvait seul justifier, et qui ne serviraient dans la suite qu’à entretenir l’orgueil et le luxe d’un jeune homme.

César qui n’ignorait pas que ses ennemis ne cherchaient par ces détours qu’à éluder l’exécution du testament de son père, mit en vente sur le champ son propre patrimoine, les terres de sa mère et celles de Philippe son beau-père, qui voulurent bien s’en dépouiller pour contribuer à son élévation. Le jeune César acquitta des deniers qui provinrent de ces ventes, une partie des legs portés par le testament. Le peuple charmé de sa libéralité, s’écria qu’il était digne de porter le nom de César ; et comme il en espérait de nouveaux bienfaits, il se déclara entièrement pour lui contre Antoine. Le consul de son côté pour se fortifier contre ce parti, se fit donner des avis que les Gettes avaient fait des incursions dans la Macédoine : sur ce prétexte il demanda au Sénat le gouvernement de cette province, et le commandement de l’armée qui gardait cette frontière.

Quoique le Sénat fût bien instruit que ces barbares n’étaient point entrés sur les terres de la république, il ne laissa pas d’accorder le gouvernement de la Macédoine à Antoine, pour le mettre en état de balancer les forces et le crédit du jeune César qui devenait suspect et redoutable par l’argent qu’il répandait de tous côtés. Le Sénat pour maintenir la liberté, employait tous ses soins à tenir la puissance des grands en équilibre ; et ce corps autrefois si absolu, se voyait alors réduit à remettre les forces de l’état et le commandement des armées, entre les mains de gens qui les tournaient souvent contre leur patrie ; de manière qu’on peut dire que Rome en ces temps-là n’avait presque plus à sa disposition que le choix de ses tyrans.

Antoine ayant obtenu ce gouvernement, y envoya Caïus Antonius un de ses frères, pour en tirer les troupes qu’il y trouverait, et les faire passer en Italie. Son dessein était de s’emparer de la Gaule Cisalpine, comme avait fait le dictateur, pour étendre de-là son autorité jusque dans Rome, et en chasser, s’il pouvait, le jeune César. Son animosité et sa jalousie contre ce fils du dictateur éclatèrent publiquement dans les jeux que Crotonius donna au peuple pendant son édilité.

Le Sénat, comme nous l’avons dit, avait ordonné par un décret rendu du vivant du dictateur, que dans tous les spectacles publics on y mettrait une chaire et une couronne d’or, et que cet usage s’observerait à perpétuité pour immortaliser la mémoire de ce grand homme.

Le jeune César ne manqua pas d’envoyer la chaire et la couronne. Mais Crotonius apparemment gagné par ses ennemis, ne la voulut pas recevoir, sous prétexte qu’il n’était pas juste qu’un autre eût les honneurs des jeux dont il faisait toute la dépense. L’affaire fut portée devant le consul. Antoine qui ne cherchait qu’à mortifier le jeune César, dit sèchement qu’il en ferait son rapport au Sénat. Et moi,  lui repartit fièrement César, je vais faire placer la chaire de mon père pendant que vous irez consulter les pères conscrits.

Antoine naturellement hautain, irrité de l’audace et de la fermeté de ce jeune homme, lui repartit qu’il lui défendait de la faire porter non seulement aux jeux de Crotonius, mais même à ceux qu’il devait faire représenter à ses propres dépens : et la colère l’emportant, il le menaça de le faire mettre en prison, s’il continuait à séduire le peuple par ses libéralités et ses corruptions. César plus habile et plus modéré que le consul, dissimula sagement son ressentiment particulier. Mais il sut tirer de grands avantages des menaces d’Antoine : et pour tourner contre lui le ressentiment du peuple et des gens de guerre, il l’apostrophait dans la place publique, comme s’il eût été présent. Après avoir rapporté tous les obstacles qu’il avait formés pour éluder l’exécution de son testament, et la manière injurieuse dont le consul l’avait traité : pourquoi, s’écriait-il, t’opposes-tu aux honneurs qu’on veut rendre à un grand homme dont tu tiens la dignité et les richesses ? Souffre au moins, ô Antoine, que son fils s’acquitte des legs qu’il a laissés à ses concitoyens. Je t’abandonne le reste : je serai trop riche, si j’hérite de sa gloire et de l’affection que le peuple lui a portée.

De pareils discours répétés avec art en différentes occasions, soulevèrent la multitude contre le consul. Tout le monde détestait son ingratitude : et ses propres gardes qui avaient tous servi sous César, menacèrent de l’abandonner s’il continuait à persécuter le fils de leur général. Quelque animé que fût Antoine contre le jeune César, il vit bien qu’il était de son intérêt de dissimuler. Il répondit à ces officiers, qu’il était incapable de manquer de reconnaissance pour la mémoire de son bienfaiteur ; qu’il conservait même une tendre affection pour son fils ; mais que ce jeune homme fier du grand nom de César, voulant traiter d’égal avec un consul, il avait cru être obligé de lui faire sentir la subordination qu’il devait y avoir entre un simple citoyen, et le premier magistrat de la république. Mais qu’il était prêt de lui redonner toute son amitié, pourvu que dans la suite il s’observât davantage, et qu’il se conduisît à son égard avec la déférence qu’il devait à son âge et à sa dignité.

Cette explication fut suivie d’une entrevue que les officiers ménagèrent. Antoine et César s’embrassèrent, et promirent de s’assister mutuellement du crédit de leurs créatures, et d’agir de concert dans la conduite de leurs desseins. Antoine qui avait son but, lui demanda le secours de ses amis pour pouvoir obtenir le gouvernement de la Gaule Cisalpine en échange de celui de la Macédoine. Ce premier gouvernement de la Gaule avait été donné par le dictateur à Decimus Brutus un des principaux conjurés : et le Sénat depuis la mort de César, avait confirmé cette disposition. Antoine qui connaissait l’importance de ce gouvernement par rapport à toute l’Italie, représenta au jeune César, que dans le généreux dessein où il était de venger la mort de son père, il ne fallait pas souffrir qu’un de ses assassins jouît en quelque sorte du fruit de son crime aux portes même de Rome. César entra dans ses vues, et lui promit d’appuyer sa demande de tout son crédit auprès du peuple. Antoine porta d’abord l’affaire au Sénat : mais il y trouva beaucoup d’opposition de la part du plus grand nombre des sénateurs, qui voyaient avec douleur qu’Antoine en voulant chasser un des conjurés de son gouvernement, donnait atteinte au sénatus-consulte et à l’acte d’amnistie, par lesquels on avait assuré la vie et l’état de tous ceux qui avaient participé à la mort du dictateur. Il y en eut même dans ce corps qui remarquant qu’Antoine prenait la même route que le dictateur avait suivie pour s’élever à la souveraine puissance, proposèrent de rendre plutôt la liberté à cette province, que d’en confier le gouvernement à un homme ambitieux, grand capitaine, et qui ne s’en servirait que pour en faire comme une place d’armes, et le siège de son empire. Plusieurs de ce corps exhortèrent Decimus de s’y fortifier de bonne heure, et lui firent passer secrètement du secours. Ainsi la proposition d’Antoine ayant été rejetée presque d’une voix, il s’adressa au peuple dont il avait gagné les tribuns.

Il est aisé de voir par tout ce que nous venons de dire, que le Sénat ne voulait point la perte des conjurés, dont il ne distinguait point le parti de celui de la liberté. Mais le peuple qui ne prévoit rien, et gagné par les libéralités du jeune César, entrait dans toutes ses vues. Il accorda le gouvernement à Antoine, dans l’espérance de voir une prompte vengeance de la mort du dictateur, sans considérer que la perte de ceux qui s’en étaient défaits, lui coûterait sa propre liberté. Ainsi il décerna le gouvernement de la Gaule Cisalpine à Antoine, qui en vertu d’un plébiscite, et malgré le Sénat, y fit entrer un puissant corps de troupes pour en chasser Decimus Brutus.

Les ennemis du Sénat et des conjurés triomphaient de la réunion d’Antoine et de César. Mais il était bien difficile que la concorde se maintînt longtemps entre deux hommes qui avaient des intérêts opposés. Antoine se croyant maître de l’Italie, ménagea moins le jeune César : et la mort d’un tribun du peuple que César voulut faire remplacer par Flaminius une de ses créatures, fit bientôt voir que toutes ces réunions apparentes n’étaient, pour ainsi dire, qu’une matière d’infidélités nouvelles. Antoine craignant que si César avait un tribun à sa dévotion, il ne s’en servît pour faire au peuple des propositions à son avantage, employa toute son autorité pour reculer cette élection, et pour empêcher qu’il ne se tînt sitôt aucune assemblée. Il rendit en même temps un arrêt en qualité de consul, qui défendait à César sous peine de punition, de faire aucune libéralité contraire aux lois. C’était en quelque manière lui déclarer la guerre. L’animosité et l’aigreur se renouvelèrent entre eux. Antoine ne parlait de César que comme d’un jeune étourdi, qu’il voulait, dit-il, faire rentrer dans son devoir ; pendant que César avec un silence profond jetait les fondements de la perte de son ennemi. Il excita d’abord contre lui le ressentiment du peuple, irrité du décret qui condamnait ses libéralités ; et il envoya en même temps des émissaires dans toutes les colonies que son père avait établies dans l’Italie, et jusque dans l’armée même d’Antoine, qui y semèrent des manifestes contre sa conduite, et qui s’assurèrent secrètement d’un grand nombre d’officiers et de soldats vétérans. Ceux qui étaient à Rome, et qui composaient la garde d’Antoine, lui représentèrent qu’il se perdait ; qu’il les perdrait eux-mêmes par ses divisions continuelles avec le jeune César ; et que les assassins du dictateur en sauraient bien profiter. Vous n’ignorez pas, lui dirent les tribuns et les principaux officiers, que les mêmes partis qui partageaient autrefois la république entre Pompée et César, subsistent encore aujourd’hui. Le premier se sert toujours du prétexte de défendre la liberté publique, et l’autre cherche à venger la mort du dictateur. Nous vous avons choisi pour nous commander, comme son meilleur ami, et dans l’espérance que son lieutenant et le premier capitaine de son parti, emploierait son courage et le nôtre pour tirer vengeance des perfides qui l’ont assassiné. Voila les motifs de notre confiance et de notre engagement. Votre salut et le nôtre sont attachés à la perte des conjurés. Si leur parti prend le dessus dans le gouvernement, on nous proscrira tous, comme les complices de César et les ministres d’un usurpateur : et quoique sous son commandement nous ayons répandu notre sang pour étendre les bornes de cet empire, les soldats de César seront trop criminels, si ses ennemis sont victorieux. Il n’y a que votre union avec le jeune César, qui puisse soutenir notre parti. Aidez-lui, aidez-nous à détruire celui qui nous est opposé ; qu’il ne soit pas dit que le meilleur ami de César traverse son fils dans le généreux dessein qu’il fait paraître de venger la mort de son père.

Antoine ne souhaitait pas moins que ces officiers la perte des conjurés ; mais il ne pouvait consentir qu’on la dût au jeune César : et il craignait que sous prétexte de venger la mort de son père, il ne s’emparât de la souveraine puissance par la ruine du parti républicain : voila le motif secret de leurs divisions. Antoine aurait volontiers prêté son crédit et ses forces au jeune César, pour faire périr les meurtriers de son père, s’il avait voulu le reconnaître pour son successeur dans le gouvernement de la république. Cependant comme il avait intérêt de retenir dans son parti cette foule d’officiers qui s’étaient attachés à sa fortune après la mort du dictateur, il répondit à ceux qui lui avaient porté la parole de leur part, qu’il était bien aise de leur rendre compte de sa conduite, et de leur montrer son cœur à découvert. Il ajouta qu’il se flattait qu’après l’avoir entendu, ils trouveraient qu’il n’avait manqué ni de courage pour défendre la mémoire de leur général, ni de prudence ou d’habileté pour ménager les occasions de venger sa mort. Je ne vous représenterai point, leur dit-il, le tumulte, l’agitation, et le trouble où se trouva Rome après qu’on eut assassiné le dictateur au milieu du Sénat. On criait de tous côtés que la république était rétablie, et le Sénat paraissait même disposé à décerner des récompenses aux meurtriers, comme aux auteurs de la liberté. Si on eût suivi ce parti, la mémoire de César aurait été proscrite comme celle d’un tyran, et nous aurions été tous enveloppés dans sa condamnation. Je sentis bien toutes les suites de ces funestes récompenses, et je m’y opposai seul contre les conjurés, contre leurs parents et leurs amis ; et si j’ose le dire, contre le Sénat entier. Mais comme leurs partisans ne prévoyaient pas moins, que si on ne déclarait pas César un usurpateur, il fallait faire le procès aux conjurés, et que chaque parti était attaché avec opiniâtreté à son sentiment ; on convint enfin pour la sûreté des uns et des autres, de substituer seulement une amnistie aux récompenses. Par ce moyen j’assurai la mémoire de César ; je conservai toute la gloire de son nom ; j’empêchai qu’on ne confisquât ses biens, et qu’on ne cassât cette adoption qui rend aujourd’hui le jeune César si audacieux. Il jouit du fruit de mes soins : et si pour faire ratifier le testament de son père, j’ai consenti à une amnistie en faveur des conjurés, je n’ai jamais eu dessein de leur sauver la vie. Je différais seulement leur supplice : il ne tint pas à moi qu’ils ne périssent dès le jour même des funérailles de César : j’en prends à témoins ceux qui virent de quelle manière, sous prétexte de déplorer le sort de César, j’excitai la fureur du peuple contre ses assassins, ce qui les obligea de sortir de Rome. Je n’eus pas plutôt appris qu’ils mettaient des troupes sur pied, que pour n’être point surpris, je me fis décerner le gouvernement de la Macédoine : ce qui m’a rendu maître de six légions qui étaient dans cette province. Je prétends m’en servir pour votre sûreté et la mienne : et c’est pour l’augmenter que j’ai encore obtenu du peuple malgré le Sénat, le gouvernement de la Gaule Cisalpine, d’où j’espère par le secours de votre valeur chasser Decimus Brutus. Telle a été jusqu’ici ma conduite : et je veux bien ne rien cacher de mes desseins les plus secrets à mes amis, et à des gens qui en doivent partager la gloire et l’exécution. Je consens même que vous en fassiez part à tous ceux qui sont dans les mêmes intérêts. J’en excepte le seul César dont je n’ai que trop éprouvé l’orgueil et l’ingratitude.

Ce discours d’Antoine dans lequel il semblait s’être laissé voir à découvert, satisfit en quelque manière ses officiers. Cependant ils exigèrent de lui qu’il se réconciliât avec le jeune César. Il fut obligé de consentir à une entrevue, où après des plaintes, des explications, et des embrassements réciproques, ils se séparèrent sans être plus amis qu’auparavant.

César voulait bien qu’Antoine, comme lieutenant et créature de son père, lui aidât à tirer vengeance de sa mort ; mais il n’était pas résolu de le mettre à la tête d’un parti, qui, par la défaite des conjurés, se trouverait maître de la république : et Antoine assez indifférent dans le fond sur cette vengeance, ne s’en faisait un mérite que pour s’attirer l’estime des gens de guerre. La souveraine puissance était son unique objet : tout ce qui pouvait traverser ce dessein secret, lui était également odieux : et il ne haïssait pas moins César que Brutus et Cassius, quoiqu’il fût obligé de garder plus de mesures avec le premier, à cause de l’attachement qu’avaient pour lui le peuple, les officiers et les soldats qui avaient servi dans les armées de son père.

Ce fut pour lui faire perdre cette affection en quoi consistait ses principales forces, qu’il fit arrêter plusieurs de ses gardes, comme ayant été corrompus par le jeune César pour l’assassiner. Une accusation de cette importance fit beaucoup d’impression sur les esprits, et l’inimitié déclarée qui était entre eux la rendait plus croyable. Tout le monde regardait comme un crime détestable d’attenter à la vie du consul. D’ailleurs les partisans et les amis même du jeune César, trouvaient que leur parti avait besoin d’un capitaine de la capacité d’Antoine pour l’opposer à Brutus, à Cassius, et aux autres chefs des conjurés. César outré des bruits qu’on répandait contre son honneur et sa réputation, se jette dans la ville, court par les rues, assemble le peuple, et lui représente, qu’on n’a inventé une calomnie aussi noire, que pour lui faire perdre son estime. Il prend les dieux à témoins de son innocence, et demande hautement qu’on lui fasse son procès. Il va de-là jusqu’à la porte d’Antoine pour l’obliger de produire les accusés, les fauteurs et les témoins. Mais comme on lui en eut défendu l’entrée, il fit mille imprécations contre Antoine qu’il traita de fourbe et d’imposteur. Je ne veux point, lui criait-il, d’autres juges que tes propres amis,  s’ils trouvent la moindre apparence dans l’indigne accusation dont tu prétends me noircir.

Le peuple jugea à son ordinaire du fond de cette accusation, seulement par ce qu’il lui en parut au dehors. Celui qui parlait avec plus de hardiesse et de véhémence, lui parut innocent. On disait même tout haut, que cette accusation n’était qu’un nouvel artifice d’Antoine pour avoir lieu d’augmenter sa garde. Quelques-uns soupçonnaient l’accusateur et l’accusé d’une intelligence secrète. On disait qu’ils n’avaient fait cet éclat, qu’afin d’avoir un prétexte de prendre les armes, sans alarmer ceux qui auraient pu craindre qu’ils ne les tournassent de concert contre la liberté publique.

Mais leur conduite fit voir dans la suite que l’un et l’autre ne cherchaient qu’à se détruire, et que chacun aspirait à demeurer seul à la tête du parti opposé à celui des conjurés. Ils armèrent tous deux en même temps. Antoine fit approcher de Rome quatre légions qu’il avait tirées de la Macédoine, et dont il prétendait se servir pour se rendre maître de la Gaule Cisalpine. Il se flattait que Lepidus qui était en Espagne à la tête de quatre légions, que Plancus qui en commandait trois autres dans la Gaule Transalpine, et qu’Asinius Pollio qui en avait deux à ses ordres, tous trois anciens lieutenants du dictateur, se déclareraient pour lui. Le jeune César craignant d’être surpris et opprimé par son ennemi, leva de son côté dix mille hommes en Campanie, et il débaucha deux des légions d’Antoine, celle de Mars, et la quatrième qui prirent son parti. Mais comme il n’avait ni titre militaire, ni magistrature qui l’autorisât à commander une armée, surtout contre un consul, il tâcha de mettre le Sénat dans ses intérêts. Il y réussit par le crédit de Cicéron, toujours opposé aux prétentions et au parti d’Antoine. Cicéron n’était son ennemi que parce qu’il le croyait ennemi de la république : c’est ainsi qu’il s’en explique dans ce discours si véhément qu’il prononça contre lui en plein Sénat. Ce grand orateur, intrépide défenseur de la liberté de sa patrie, voyant Antoine prêt d’envahir la Gaule Cisalpine, persuada au Sénat de lui opposer les troupes du jeune César. Les plus habiles de ce corps, et dont la plupart tenaient aux conjurés par les liaisons du sang, approuvèrent un avis qui jetait la division dans le parti contraire ; et ils ne désespérèrent pas d’en voir périr les chefs par leur animosité réciproque.

Le jeune César n’ignorait pas leurs vues. Il était bien instruit des relations secrètes que le Sénat entretenait avec les conjurés. Mais comme dans la conjoncture présente Antoine lui paraissait l’ennemi le plus redoutable, il résolut de dissimuler avec le Sénat, de suspendre sa haine contre les assassins de son père, et de tâcher de se défaire d’Antoine avant que de tourner ses armes contre les conjurés. Ce fut par ce motif, et pour éblouir le Sénat dont il feignait de vouloir toujours dépendre, qu’il refusa le titre de propréteur que ses soldats voulurent lui déférer. Et sur ce que ses amis les plus intimes, et qui formaient son conseil secret, lui représentèrent que son armée aurait de la peine à recevoir les ordres d’un citoyen sans dignité et sans magistrature : le Sénat, leur dit-il en particulier, vient de se déclarer pour moi. Mais cette déclaration est moins un effet de l’amitié qu’il me porte, que de la crainte qu’il a d’Antoine. Il compte sur ma soumission, et il est de mon intérêt de l’entretenir dans cette confiance. Je ne refuse le titre de propréteur que l’armée m’offre, que pour engager le Sénat à me le donner.

En effet, le Sénat fut séduit par cette modération apparente. Il crut le devoir amuser à son tour, et il se flatta de l’éblouir par des honneurs et des distinctions, qui avaient plus d’éclat que de puissance. Il lui défera par un décret public ce même titre qu’il venait de refuser : et pour l’attacher plus étroitement à ses intérêts, il lui fit élever une statue d’or dans la place. On lui permit par le même décret d’entrer dans le Sénat, et de pouvoir demander le consulat dix ans avant l’âge porté par les lois. Mais au travers de ces grâces si éclatantes, César n’eut pas de peine à démêler, que le Sénat ne songeait qu’à lui faire perdre le souvenir de la mort de son père, ou à le mettre hors d’état d’en poursuivre la vengeance. Antoine de son côté, en vertu d’une ordonnance du peuple, mais malgré le Sénat, s’était fait décerner, comme nous l’avons dit, le gouvernement de la Gaule Cisalpine, quoique Decimus Brutus, un des chefs de la conjuration, en eût été pourvu par le dictateur, et que le Sénat depuis sa mort lui en eût confirmé la possession. Antoine après s’être emparé de la plupart des villes de cette province, tenait actuellement Decimus assiégé dans Modène.

Le Sénat irrité d’une entreprise faite contre ses ordres, lui envoya signifier un décret, par lequel il lui était ordonné de lever ce siège ; de sortir incessamment de la Gaule Cisalpine ; de faire repasser à son armée le Rubicon qui séparait cette province du reste de l’Italie, et d’attendre sur les bords de cette rivière les ordres du Sénat : tout cela lui était prescrit sous peine d’être déclaré ennemi de la patrie.

C’était Cicéron ennemi d’Antoine, qui avait dressé ce décret. Il ne pouvait pas faire parler le Sénat avec plus de hauteur et de dignité, si les forces de la république eussent été proportionnées à la majesté de son style. Mais Antoine qui se voyait aux portes de Rome à la tête d’un puissant corps de troupes, se moqua du décret. Il répondit fièrement que puisqu’on le voulait priver d’un gouvernement qu’il avait reçu de la bienveillance du peuple, il saurait bien rendre inutile l’amnistie à laquelle il n’avait souscrit que par complaisance pour le Sénat, et qu’il espérait dans peu d’immoler Decimus Brutus aux mannes du grand César.

Sa réponse fut prise pour une déclaration de guerre. Le Sénat irrité de sa rébellion, ordonna à Hirtius et à Pansa qui venaient d’être élus consuls, et au jeune César, de joindre leurs forces et de marcher au secours de Decimus. Pansa était à la tête de quatre légions, mais qui n’étaient composées que de nouvelles levées : et Hirtius par un ordre secret du Sénat qui voulait affaiblir l’armée de César, lui redemanda la légion de Mars, et la quatrième qui avaient quitté le parti d’Antoine.

César pour marquer sa déférence pour le consul, lui remit ces troupes sur le champ. Quoique ces deux légions se fussent données à lui par attachement pour la mémoire de son père, il feignit de ne pas s’apercevoir des vues du Sénat : et comme il avait besoin de son secours et de son autorité pour se défaire d’Antoine, il crut que c’était beaucoup gagner, que de savoir perdre à propos. Il joignit ensuite ce qui lui restait de troupes à celles des consuls ; et on vit le fils du dictateur marcher sous les enseignes de ses ennemis, au secours d’un des assassins de son père.

Antoine de son côté s’avança à la tête de ses troupes. On en vint bientôt aux mains : le combat fut long et opiniâtré. La nuit qui survint le termina. La perte fut à peu près égale des deux côtés, si on en excepte celle du consul Pansa, qui dans la chaleur de l’action fut blessé mortellement. Antoine fit rentrer son armée dans ses lignes. Hirtius et César entreprirent quelques jours après de les forcer : et comme elles avaient beaucoup d’étendue, Hirtius trouva un endroit faible et moins défendu qu’il emporta l’épée à la main. Il se jeta ensuite dans le camp. Antoine lui opposa deux légions, qui après une longue résistance, furent taillées en pièces, et le consul aurait défait l’armée entière, s’il n’eût pas été tué en combattant avec trop d’ardeur à la tête de ses légions. Sa mort ralentit leur courage ; et César qui par la mort d’un des consuls, et par la blessure de l’autre, commandait en chef toute l’armée, se contenta de conserver son avantage. Sa vue était de couper les vivres à Antoine, ou de le forcer à en venir à un nouveau combat. Antoine affaibli par les pertes qu’il venait de faire, et redoutant l’événement d’un troisième combat, leva le siège. Comme il ne se trouvait pas en état de tenir la campagne devant une armée victorieuse et plus forte que la sienne, il gagna les montagnes, d’où il prit le chemin de la Gaule Transalpine, dans l’espérance de faire déclarer en sa faveur Lepidus, Plancus et Asinius Pollio qui étaient dans ces grandes provinces à la tête de différents corps de troupes.

Le Sénat charmé de la défaite d’Antoine qu’il regardait comme un homme perdu, envoya ordre à ses généraux de s’opposer à son passage ; et ne garda plus de mesure avec le jeune César, dont il croyait n’avoir plus rien à craindre. Sans aucun égard pour sa dignité de propréteur, on donna à son préjudice le commandement de l’armée des consuls à Decimus Brutus, avec ordre de poursuivre Antoine sans relâche, et de le traiter comme un ennemi public. Cette conduite fit connaître à César ce qu’il devait attendre de la plupart des sénateurs : et Pansa avant que de mourir, acheva de lui découvrir le fond de leurs intentions.

Ce consul étant prêt d’expirer, fit appeler le jeune César, et lorsqu’il se fut approché de son lit : j’ai toujours aimé votre père, lui dit-il, plus que moi-même. Quoique des vues de prudence auxquelles vous vous êtes soumis vous-même, m’aient retenu dans le parti du Sénat, je n’ai jamais perdu le désir et l’espérance de pouvoir venger sa mort. La mienne qui va arriver, me prive de cette consolation ; mais avant que d’expirer, je veux au moins m’acquitter envers le fils des obligations que j’avais au père. Sachez que vous n’êtes pas moins suspect et odieux au Sénat, qu’Antoine votre ennemi. Il vous haït également tous deux : il a été ravi de vos divisions : il se flatte de pouvoir vous perdre l’un par l’autre. S’il s’est déclaré pour vous, ce n’est que parce que votre parti lui a paru le plus faible, et plus aisé à ruiner. Mon dessein fort diffèrent de celui du Sénat, était de réduire Antoine par la voie des armes à se réconcilier avec vous ; de joindre ensuite nos armées, et de poursuivre de concert la vengeance de notre bienfaiteur commun. C’est le seul parti que vous ayez à prendre. Unissez-vous avec Antoine ; vous le trouverez plus traitable depuis sa défaite. Je vous rends vos deux légions ; et je vous remettrais de même avec plaisir le reste de l’armée ; mais je n’en suis pas le maître. Les officiers sont autant d’espions du Sénat, qui ont des ordres secrets d’observer notre conduite. Le consul expira peu après. César se mit à la tête de ses troupes auxquelles se joignirent la martiale et la quatrième légion. Torquatus par ordre du Sénat, remit le reste de l’armée à Decimus Brutus qui se mit aussitôt à poursuivre Antoine pour le combattre : et il espérait le joindre avant qu’il eût gagné les Alpes.

Le Sénat n’avait fait ce choix de Decimus, que pour avoir une armée qui ne dépendît que de ses ordres. César sentit vivement cette préférence. Il voyait avec douleur que le Sénat en mettant un des conjurés à la tête des troupes de la république, semblait justifier son crime. Cette injure le portait à se réconcilier avec Antoine, suivant le conseil de Pansa ; mais comme son intérêt était la seule règle de sa conduite, et qu’il n’aspirait pas moins à se rendre l’héritier de la puissance du dictateur, que de son nom et de ses biens, il craignait en se joignant avec Antoine, que ce général ne prétendît être reconnu pour le chef du parti ; et qu’il ne se servît de ces mêmes troupes qui venaient de le battre, pour se rendre maître du gouvernement.

César dans cette incertitude, résolut de ménager également Antoine et le Sénat, et d’attendre à se déterminer qu’il fût sûr du parti qu’embrasseraient Lepidus et Plancus, pour décider contre lequel de ses ennemis il se déclarerait le premier. Afin de pressentir la disposition de ces différents partis, les amis qu’il avait à Rome demandèrent de sa part la dignité de consul vacante par la mort de Hirtius et de Pansa ; et en même temps il renvoya à Antoine plusieurs des principaux officiers de son armée qu’il avait fait prisonniers dans la dernière bataille.

Decius le plus ancien de ces officiers, et l’ami particulier d’Antoine, après l’avoir remercié de la liberté qu’il voulait bien lui rendre, lui demanda dans quelle disposition il était à l’égard de son général. César ne crut pas devoir se déclarer d’abord ouvertement, et il lui répondit simplement qu’Antoine en pouvait juger par sa conduite ; c’était pour engager ce général à s’expliquer le premier. Mais ayant appris que le Sénat, bien loin de lui déférer le consulat, ne songeait qu’à le réduire à la qualité de simple particulier, il vit bien que son intérêt demandait qu’il s’unît incessamment avec Antoine. Il commença par s’ouvrir de ses dispositions à Lepidus, Plancus et Asinius Pollio, anciens officiers du dictateur, et avec lesquels il avait toujours entretenu des relations secrètes. Il leur marquait par ses lettres, que le Sénat composé des partisans de Pompée, ne s’opposait à son élévation que parce qu’il était le fils de César ; qu’ils ne devaient pas eux-mêmes en attendre un traitement plus favorable ; qu’on ne cherchait qu’à les diviser pour pouvoir les accabler plus facilement les uns après les autres. Que cette conduite leur apprenait celle qu’ils devaient tenir ; et qu’il les exhortait à s’unir étroitement avec lui pour soutenir le parti de leur général. Il ajoutait comme en passant des plaintes contre Antoine, mais d’une manière adroite, et qui semblait insinuer qu’il n’était pas éloigné de se réunir avec lui. Il en donna une nouvelle preuve, en laissant échapper Ventidius lieutenant d’Antoine, qu’il eût pû défaire aisément. Cet officier ayant levé trois légions, cherchait à joindre son général. César le surprit avec des forces supérieures. Sa perte était assurée, s’il eût voulu le charger ; mais il se contenta de lui faire voir que son sort dépendait de lui. Il lui donna le choix ou de prendre son parti, ou de continuer sa marche ; et Ventidius lui ayant témoigné qu’il était incapable de se séparer des intérêts d’Antoine, César en lui permettant de se retirer, le chargea de lui dire de sa part, qu’il agissait directement contre leurs intérêts communs.

Cependant Antoine pressé par Decimus Brutus qui commandait l’armée de la république, tâchait de gagner les Alpes. Il trouva à son chemin Culeo lieutenant de Lepidus qui en gardait les passages : il aurait péri avec toute son armée dans ces montagnes, si Culeo eût été fidèle à son général. Mais il se laissa gagner par Antoine, qui à prix d’argent s’ouvrit une route, et continua son chemin. Decimus l’ayant poussé hors de l’Italie, écrivit au Sénat qu’il avait dissipé son armée ; qu’il se tenait lui-même caché dans les rochers des Alpes, et qu’il espérait qu’il tomberait bientôt entre ses mains. Le Sénat apprit ces nouvelles avec une joie extraordinaire. Les sénateurs du parti de Pompée se récrièrent que la république avait enfin recouvré sa liberté : et comme si Antoine eût été déjà arrêté, le Sénat nomma dix commissaires pour lui faire son procès. On ne parlait pas moins que de casser tous les actes qui étaient émanés de son autorité depuis la mort de César ; et on voulait même comprendre insensiblement dans cette proscription toutes les ordonnances du dictateur, afin de rétablir la république sur ses anciens fondements.

Cependant Antoine après avoir traversé les Alpes, était entré dans les Gaules. Il écrivit aussitôt à Lepidus, à Plancus et à Asinius Pollio pour les faire souvenir de leur ancienne amitié, et pour les prier de se joindre à lui contre les conjurés et les autres ennemis de la mémoire de leur général. Lepidus qui s’était fait déférer le gouvernement de l’Espagne, était encore dans les Gaules. Il fut également surpris et embarrassé de l’arrivée d’Antoine. C’était un homme plus considéré par le mérite de ses ancêtres, que par sa valeur ; d’un esprit borné ; ambitieux sans courage ; entreprenant et timide en même temps.

Il s’ouvrit du sujet de son inquiétude, à Juventius Laterensis son ami particulier, à qui il communiqua les lettres d’Antoine. Juventius qui était un républicain zélé, n’oublia rien pour le dissuader de se joindre à Antoine ; mais pour lui cacher le penchant qu’il avait pour le parti du Sénat, il le prit adroitement du côté de l’ambition : il lui représenta qu’ayant sept légions à ses ordres, il était considéré comme le plus puissant général de la république, et qu’il donnerait toujours la loi de quelque côté qu’il lui plût se déterminer. Mais que s’il se joignait à Antoine, il ne pourrait éviter de se soumettre à l’autorité qui à peine lui laisserait dans l’armée le rang d’un de ses lieutenants. La jalousie du commandement détermina Lepidus à rejeter les propositions d’Antoine, quoiqu’ils fussent amis et créatures du dictateur. Il lui fit dire que le Sénat l’ayant déclaré ennemi de la patrie, il ne pouvait pas sans s’attirer un pareil décret joindre leurs troupes ; mais il le fit assurer en même temps que quelques ordres qui lui vinssent de Rome, il saurait bien éviter les occasions de le combattre.

Asinius Pollio au contraire plus ferme et toujours fidèle au parti du dictateur, fit dire à Antoine qu’il le trouverait toujours disposé à se joindre à lui pour venger la mort de leur général. Plancus d’une foi douteuse et incertaine, entretenait en même temps des intelligences secrètes avec les deux partis. Il flattait tour à tour Antoine et Decimus Brutus de se joindre à eux ; mais il attendait toujours du succès des affaires, à se déclarer plus ouvertement.

Antoine de son côté voyait sa perte inévitable, si l’autorité du Sénat prévalait sur des esprits aussi irrésolus, et s’ils se déterminaient à la fin à agir contre lui de concert avec Decimus Brutus. Dans cette inquiétude qui lui montrait tout le péril sans qu’il entrevît de routes pour en échapper, il prit un parti digne de son courage, mais qui était peut-être aussi l’effet de l’extrémité à laquelle il se voyait réduit. Il marcha droit à l’armée de Lepidus ; il fit marquer son camp proche du sien, mais sans le fortifier, et comme s’ils eussent été dans le même parti et dans les mêmes intérêts. Il lui envoya représenter aussitôt, que le Sénat ne cherchait qu’à faire périr les capitaines de César tour à tour, en les obligeant de tourner leurs armes les uns contre les autres. Il le fit ensuite souvenir de leur ancienne amitié, et il le conjura par la mémoire de César, de vouloir contribuer à la vengeance de la mort de ce grand homme.

L’affaire fut mise en négociation : mais pendant que des officiers portaient des paroles de part et d’autre, les soldats de Lepidus qui le méprisaient autant qu’ils estimaient Antoine, et gagnés secrètement par ceux de ce consulaire, le reçurent la nuit dans leur camp, et le reconnurent pour leur général. Quelques-uns même lui proposèrent de tuer Lepidus s’il l’ordonnait. Julius Laterensis qui avait si fortement dissuadé son ami de s’unir avec Antoine, le voyant abandonné et trahi par ses soldats, se passa son épée au travers du corps. Quelques historiens prétendent que Lepidus se jeta aux pieds d’Antoine pour lui demander la vie. Antoine n’abusa point de sa bonne fortune ; il traita humainement le malheureux Lepidus : il lui laissa même le nom et les marques extérieures de général, quoiqu’il en fît seul toutes les fonctions. Asinius Pollio lui vint offrir en même temps deux légions ; Munatius Plancus toujours esclave des évènements, se déclara alors ouvertement contre le Sénat et contre Decimus Brutus : et Ventidius que le jeune César avait bien voulu laisser passer dans les Gaules, y vint joindre Antoine avec trois autres légions : en sorte que ce général, qui peu de temps auparavant avait été chassé de l’Italie par le jeune César et par Brutus, se trouvait en état d’y rentrer à la tête de dix-sept légions.

Un changement si surprenant dans la fortune d’Antoine, fit passer le Sénat d’un excès de confiance, dans le dernier abattement. Sur la nouvelle que lui avait donnée Decimus qu’il avait poussé Antoine jusque dans les Alpes, où il avait mandé par ses lettres qu’il ne pouvait manquer de périr ou par la faim ou par les troupes de Lepidus, la plupart des sénateurs avaient cru jusque alors ce parti absolument ruiné, et ils prétendaient obliger le jeune César qui ne lui était pas moins suspect, de licencier ses légions, sous prétexte que la république n’en avait plus besoin, et que la guerre paraissait finie. César, pour parer ce coup qui l’aurait dépouillé de ses forces, résolut de demander le consulat, dans la vue que s’il obtenait cette dignité, il serait en droit de conserver ses troupes, et de commander celles de la république, et que si le Sénat rejetait sa proposition, un pareil refus lui fournirait un prétexte de demeurer armé pour se venger de ceux qui se seraient déclarés contre lui. On prétend que dès ce temps-là même il prenait des mesures pour se réconcilier avec Antoine ; mais qu’afin de ne pas plier sous son autorité, il recherchait le consulat pour se trouver par cette dignité le premier du parti qu’il embrasserait. Comme Cicéron avait alors beaucoup de pouvoir dans le Sénat, il le fit prier par des amis communs de vouloir bien employer son crédit pour faire en sorte qu’ils fussent élus tous deux consuls en même temps. Pour l’y déterminer, il lui fit représenter qu’il ne demandait que le titre de cette dignité, dont il lui laisserait toute la puissance, et qu’il ne souhaitait être son collègue, que pour être son disciple, et apprendre sous un si grand maître l’art du gouvernement.

Cicéron séduit par ces louanges dont il était si avide, et flatté de gouverner César, se déclara en sa faveur. Il représenta dans le Sénat avec son éloquence ordinaire, qu’il ne trouvait point de moyen plus sûr d’empêcher le jeune César de se réconcilier avec Antoine, que de le déclarer consul : qu’il serait obligé en cette qualité de maintenir les décrets du Sénat contre Antoine ; mais que comme il était encore très jeune, il exhortait les pères de lui donner pour collègue quelque personne âgée et prudente, qui eût attention sur ses démarches, et qui lui servît comme de gouverneur dans la conduite des affaires. Plusieurs sénateurs amis ou parents des conjurés, et qui craignaient que le jeune César étant parvenu au consulat, ne se servît de son autorité pour venger la mort du dictateur, rejetèrent hautement la proposition de Cicéron. Quelques-uns se moquèrent même ouvertement de sa vanité, et de la manière indirecte dont il s’était désigné lui-même pour collègue du jeune César.

Cette affaire fut agitée avec beaucoup de chaleur dans le Sénat. César pour soutenir sa faction, fit avancer son armée proche de Rome. Le bruit de sa marche fit plus d’effet que toute l’éloquence de l’orateur romain. Les sénateurs effrayés de son approche, non seulement l’élurent pour consul ; mais comme il croyait n’avoir plus besoin du crédit de Cicéron, il fit encore élire à son préjudice pour second consul Quintus Pedius un de ses parents, et héritier en partie du dictateur. La première démarche qu’il fit après avoir pris possession du consulat, fut de faire confirmer son adoption dans une assemblée générale du peuple romain. Cette formalité étant terminée, il fit accuser par ses amis ceux qui avaient eu part à la mort du dictateur. Il présidait lui-même au jugement : et il fit condamner par défaut tous les conjurés à perdre la vie.

Mais comme Brutus et Cassius leurs chefs étaient à la tête de plus de vingt légions, il jugea bien qu’il ne lui serait pas aisé de détruire un si puissant parti, tant qu’il aurait encore Antoine pour ennemi. Ainsi il résolut de se réconcilier avec lui sous le prétexte honnête de joindre leurs forces pour venger la mort de son père. Pour lui faire connaître ses dispositions, il fit insinuer au Sénat par Quintus Pedius son collègue et sa créature, qu’il croyait qu’il était de l’intérêt de la république de rappeler Antoine, et de ne point pousser à bout un grand capitaine qui n’était pas moins redoutable que l’avaient été Sylla et Marius. Le voisinage de son armée qui campait aux portes de Rome fit recevoir ses avis comme des lois : et quoique la plupart des sénateurs vissent bien qu’il ne cherchait qu’à se fortifier du secours d’Antoine contre les défenseurs de la liberté publique, ils n’étaient plus en état d’agir conformément à leurs inclinations. Il fallut plier sous une puissance qui ne prenait pour règle de sa conduite, que ses propres intérêts. Le Sénat révoqua solennellement tous les arrêts qu’il avait décernés contre Antoine et ses partisans ; et César lui offrit de joindre leurs troupes et de marcher ensemble contre Cassius et Brutus.

Antoine repassa les Alpes à la tête de dix-sept légions. Decimus ne se trouvant pas en état de lui résister, fit dessein de se retirer en Macédoine auprès de Brutus. La plus grande partie de son armée l’abandonna : quatre légions se rendirent à Antoine, et d’autres passèrent dans l’armée de César. Decimus dans une désertion si générale, tâcha de se sauver dans des montagnes voisines d’Aquilée ; mais il fut arrêté dans les défilés de ces montagnes, et on lui coupa la tête par ordre d’Antoine. C’est ainsi que périt Decimus Brutus le confident et l’ami de Jules César. Il avait commandé la cavalerie sous ses ordres.

Le dictateur l’avait depuis désigné pour consul de l’année suivante, et pourvu en même temps du gouvernement de la Gaule Cisalpine. La guerre civile éclata, comme nous le venons de dire, au sujet de ce gouvernement qu’Antoine lui disputait, sous prétexte qu’il ne devait pas retenir un emploi qu’il n’avait reçu que d’un homme qu’il avait poignardé lui-même comme un tyran, et comme l’usurpateur de l’autorité légitime.

César qui ne cherchait qu’à se réconcilier avec Antoine, le fit remercier de la mort de Decimus, comme d’une victime qu’il avait immolée aux mannes de son père. Ce fut le motif ou le prétexte de leur réunion. Ils y étaient également disposés l’un et l’autre. Antoine venait d’éprouver devant Modène ce que pouvait encore le nom de la république : et comme il désespérait alors de s’emparer seul de la souveraine puissance, il se résolut à la partager avec le jeune César. César de son côté craignait que s’il différait plus longtemps à se raccommoder avec Antoine, ce chef de parti ne se joignît à la fin aux conjurés, comme il l’en avait fait menacer, et que leurs forces réunies ne rétablissent l’autorité de la république.

Ainsi la paix fut aisée à faire entre deux ennemis qui trouvaient un intérêt égal à se rapprocher. Des amis communs les firent convenir d’une entrevue : la conférence se tint dans une petite île déserte que forme proche de Modène la rivière du Panare.

Les deux armées campèrent sur ses bords, chacune de son côté, et on avait fait des ponts de communication qui y aboutissaient, et sur lesquels on avait mis des corps de garde. Lepidus se trouva à cette entrevue ; et quoiqu’il n’eût plus que le nom de général et les apparences du commandement, Antoine et César qui étaient toujours en garde l’un contre l’autre, n’étaient pas fâchés qu’un tiers qui ne leur pouvait être suspect, intervînt dans les différents qui pourraient naître entre eux. Ainsi Lepidus entra le premier dans l’île pour reconnaître s’ils y pouvaient passer en sûreté. Telle était la malheureuse condition de ces hommes ambitieux, qui dans leur réunion même conservaient encore une défiance réciproque.

Lepidus leur ayant fait le signal dont on était convenu, les deux généraux passèrent dans l’île chacun de son côté. Ils s’embrassèrent d’abord, et sans entrer dans aucune explication sur le passé, ils s’avancèrent pour conférer vers l’endroit le plus élevé de l’île, et d’où ils pouvaient être également vus par leurs gardes, et même par les deux armées. Ils s’assirent eux trois seuls. César en qualité de consul prit la place la plus honorable, et se mit au milieu des deux autres. Ils examinèrent ensuite quelle forme de gouvernement ils donneraient à la république, et sous quel titre ils pourraient partager l’autorité souveraine, et retenir leurs armées pour maintenir leur autorité. La conférence dura trois jours, on ne sait point le détail de ce qui s’y passa : il parut seulement par la suite qu’ils étaient convenus que César abdiquerait le consulat, et le remettrait pour le reste de l’année à Ventidius un des lieutenants d’Antoine : mais que Lepidus, César et Antoine sous le titre de triumvirs, s’empareraient de l’autorité souveraine pour cinq ans. Ils bornèrent leur autorité à ce peu d’années, pour ne pas se déclarer d’abord trop ouvertement les tyrans de leur patrie. Ces triumvirs partagèrent ensuite entre eux les provinces, les légions et l’argent même de la république.

Et ils firent, dit Plutarque, ce partage de tout l’empire, comme si c’eût été une succession ou leur patrimoine. Antoine retint pour lui les Gaules à l’exception de la province qui confine aux Pyrénées, et qui fut cédée à Lepidus avec les Espagne. César eut pour sa part, l’Afrique, la Sicile, la Sardaigne, et les autres îles. L’Asie occupée par les conjurés n’entra point dans ce partage. Mais les triumvirs convinrent que César et Antoine joindraient incessamment leurs forces pour les en chasser ; qu’ils se mettraient chacun à la tête de vingt légions, et que Lepidus avec trois autres, resterait en Italie et dans Rome pour y maintenir leur autorité. Ses deux collègues ne lui donnèrent point de part dans la guerre qu’ils allaient entreprendre, parce qu’on n’avait pas bonne opinion de sa valeur et de sa capacité. Il paraît que César et Antoine ne l’avaient associé au triumvirat, que pour lui laisser, en leur absence, comme en dépôt, l’autorité souveraine, parce qu’ils étaient bien persuadés qu’ils se déferaient plus aisément de lui, que d’un autre général, s’il leur devenait infidèle ou inutile.

L’ambition des triumvirs était satisfaite par ce partage. Mais comme ils avaient besoin de sommes immenses pour soutenir la guerre, et que d’ailleurs ils laissaient à Rome et dans le Sénat des ennemis cachés et des républicains toujours zélés pour la liberté, ils résolurent avant que de quitter l’Italie, d’immoler à leur sûreté et de proscrire les plus riches et les plus puissants citoyens. Ils en dressèrent un rôle. Chaque triumvir y comprit ses ennemis particuliers, et même les ennemis de ses créatures.

Ils poussèrent l’inhumanité jusqu’à s’abandonner l’un à l’autre leurs propres parents, et même les plus proches. Lepidus sacrifia son frère Paulus à ses deux collègues ; Antoine de son côté abandonna au jeune César le propre frère de sa mère : et celui-ci consentit qu’Antoine fît mourir Cicéron, quoique ce grand homme l’eût soutenu de son crédit contre Antoine même. Enfin on vit dans ce rôle funeste Thoranius tuteur du jeune César, celui-là même qui l’avait élevé avec tant de soin. Plotius désigné consul, frère de Plancus, un des lieutenants d’Antoine, et Quintus son collègue au consulat eurent le même sort ; quoique ce dernier fût beau-père d’Asinius Pollio, partisan zélé du triumvirat. Les droits les plus sacrés de la nature furent violés ; trois cens sénateurs, et plus de deux mille chevaliers furent enveloppés dans cette horrible proscription. Par cette vengeance utile le triumvirat s’enrichit, et diminua le nombre et la puissance des républicains. Rome n’était plus, ou du moins la liberté en fut bannie, et la république ne subsistait plus que dans le camp des conjurés. César et Antoine suivant leur projet, passèrent dans la Macédoine pour les aller attaquer. Les forces étaient à peu près égales dans chaque parti, et si les légions de César et d’Antoine étaient plus complètes, Brutus et Cassius de leur côté étaient plus forts en cavalerie. On comptait dans leur armée vingt mille chevaux, et à peine y en avait-il treize mille dans celle des triumvirs.

Ces deux armées étaient campées proche de la ville de Philippe, située sur les confins de la Macédoine et de la Thrace. Il y eut d’abord différentes escarmouches et de petits combats dans lesquels les troupes des conjurés eurent toujours l’avantage. Enfin le jour parut qui devait décider de la fortune et de la destinée de la république. Ces grands corps s’ébranlèrent et marchèrent l’un contre l’autre avec une égale fureur.

Je n’entrerai pas dans le détail d’une action qui a été décrite par divers historiens, ce qui n’est point de mon sujet ; cette bataille décida du sort de la république. La liberté fut ensevelie dans les plaines de Philippe avec Brutus et Cassius les chefs des conjurés et les derniers romains. Brutus défit à la vérité les troupes de César ; mais Antoine triompha du corps que commandait Cassius. Ce général croyant son collègue aussi malheureux que lui, obligea un de ses affranchis de le tuer, et Brutus ayant voulu tenter une seconde fois le sort des armes, perdit la bataille et se tua lui-même, pour ne pas tomber vif entre les mains de ses ennemis. Les triumvirs par cette victoire établirent leur empire sur les ruines de la république.

De si grands succès furent moins dus à la valeur de César, qu’à son habileté et à l’adresse avec laquelle il sut se servir de l’épée d’Antoine ; pendant qu’il ne contribuait à la cause commune que de projets, dont encore il cacha toujours à ses deux collègues les motifs les plus secrets. Il n’eut point de honte la veille du combat, sous prétexte de je ne sais quelle infirmité, d’abandonner le corps qu’il commandait : et déserteur de sa propre armée, il alla se cacher dans le bagage, pendant qu’on en était aux mains. Peut-être qu’il se flattait que les périls ordinaires dans les batailles, et le courage d’Antoine le déferaient d’un collègue ambitieux, et que sans s’exposer, il recueillerait seul le fruit de la victoire.

Mais n’est-ce point faire trop d’honneur à son esprit, aux dépens des purs mouvements de la nature ? Ce qui pourrait faire croire qu’il n’agit en cette occasion que par une vive impression que lui causait la peur, c’est qu’on sait toutes les railleries qu’il eut depuis à essuyer de la part d’Antoine qui lui reprocha que dans un combat naval contre le jeune Pompée, il n’avait jamais eu le courage de voir les flottes en bataille ; mais que couché dans son vaisseau et les yeux tournés vers le ciel comme un homme éperdu, il ne s’était montré à ses soldats, qu’après qu’on lui eut annoncé que les ennemis avaient pris la fuite.

Quel contraste de qualités si opposées dans la même personne, et dans un homme surtout qui aspirait à se rendre maître du monde entier ! On voit un génie élevé, hardi, audacieux, capable de former les plus grands projets, incapable pourtant de soutenir de sang froid la vue du moindre péril, et qui ne montre du courage que dans les conseils, et par tout où il ne fallait point payer de sa personne.

Il sentit de bonne heure que cette qualité, la première dans un général, lui manquait : et ce sentiment intérieur qu’il ne se pouvait cacher à lui-même, ne diminua rien de ses projets ambitieux. Il se contenta d’appeler à son secours une valeur étrangère. Il emprunta, pour ainsi dire, le courage d’Agrippa ; il le mit à la tête de ses troupes. Mais toujours attentif à l’objet principal de son entreprise, il ne fit choix pour un emploi si important et si délicat, que d’un soldat de fortune, et par conséquent incapable de lui donner de l’ombrage, et de se faire chef de parti. Il ne restait des débris de la république, que le jeune Pompée qui s’était emparé de l’île de Sicile d’où il infestait les côtes d’Italie. Il était question de lui enlever une retraite qui en servait encore à plusieurs proscrits qui pouvaient relever le parti de la liberté ; mais Auguste se trouvait sans vaisseaux. Mécène son ministre, son favori, et le plus habile négociateur de son temps, eut l’adresse d’en tirer d’Antoine, quoique ce triumvir eût tant d’intérêt de maintenir le jeune Pompée dans une île qui lui servait comme de barrière contre l’ambition toujours si redoutable d’Auguste. Agrippa d’un autre côté fait construire une flotte ; l’armée va chercher l’ennemi ; bat les lieutenants de Pompée, le défait lui-même en plusieurs occasions, et le chasse enfin de cette île.

Mais aussi modeste, ou pour mieux dire aussi habile courtisan que grand capitaine, il refuse les honneurs du triomphe que l’usage parmi les romains décernait aux généraux victorieux : persuadé, disait-il, au rapport de Dion, qu’un bon général ne devait rien oublier pour faire réussir les desseins de son prince ; mais que quand le succès en était favorable, il devait lui en déférer toute la gloire comme à son chef et au principal auteur de l’entreprise. Auguste alors victorieux de tous les républicains, crut qu’il était temps de rompre avec ses collègues. Il voulait régner seul, et il résolut de se défaire des deux triumvirs et de ces deux cohéritiers que la fortune l’avait obligé d’associer dans cette espèce de succession à la puissance de son oncle.

Il les attaqua l’un après l’autre : la perte de Lepidus ne lui coûta que quelques intrigues. Ce triumvir peu estimé de ses soldats, s’en vit abandonné au milieu de son camp. Auguste s’en rendit maître par son adresse, et par des négociations secrètes, en quoi personne ne lui était comparable : sous différents prétextes, il dépouilla son collègue de l’autorité souveraine. On vit depuis ce triumvir réduit à mener une vie privée, et si malheureuse, qu’il devint un objet de pitié pour ses plus grands ennemis. Antoine adoré de ses soldats, maître de la meilleure partie de l’Asie et de l’Egypte entière, et qui avait de puissants rois dans son parti et dans son alliance, donna plus de peine à Auguste. Mais sa perte vint de ce qui devait faire sa principale ressource. Ce grand capitaine enivré d’une passion violente pour Cléopâtre reine d’Egypte, et maître de ses états, crut qu’il y trouverait autant de forces qu’il rencontrait de charmes dans le commerce qu’il entretenait avec cette princesse. Cet excès de confiance lui fit négliger le soin de Rome et de l’Italie, le centre de l’empire. Auguste s’en prévalut et y établit son autorité. La jalousie du gouvernement si naturelle entre des puissances égales en dignité, les brouilla souvent ; tantôt Octavie, femme d’Antoine et soeur de César, et quelquefois des amis communs les réconcilièrent. Mais à la fin ils prirent les armes l’un contre l’autre ; on en vint aux mains ; et la bataille navale qui se donna près d’Actium décida de l’empire du monde entre ces deux célèbres rivaux. César victorieux poursuivit Antoine jusque dans l’Egypte et le réduisit à se tuer lui-même.

Par sa mort et l’abdication forcée de Lepidus qui avait précédé de six ans la bataille d’Actium, ce prince se vit enfin au comble de ses désirs, seul maître, et seul souverain.

On ne douta pas qu’il n’établît une nouvelle monarchie sur les ruines de l’ancienne république. Mais un si grand changement lui donnait de vives inquiétudes. L’amour des romains pour la liberté, et le souvenir des Ides de Mars se présentaient incessamment à son esprit. Jules César son oncle assassiné au milieu du Sénat par ceux même qu’il croyait les plus attachés à sa personne, lui faisait appréhender qu’il ne se trouvât un autre Brutus et quelque républicain déterminé qui pour rendre la liberté à sa patrie, lui portât la mort jusque sur le trône. La peur qui lui était si naturelle, balançait dans son cœur les charmes d’une ambition satisfaite ; et dans ces agitations qui ne lui laissaient point de repos, il délibérait s’il se déclarerait le roi de ceux même dont dès le commencement du triumvirat, il s’était rendu le tyran.

Enfin il tint un conseil secret avec Agrippa et Mécène ses deux ministres, et les principaux instruments de sa puissance ; et il examina avec eux s’il rétablirait la république sur ses anciens fondements, où s’il retiendrait l’autorité souveraine.

Dion de Nicée dans le 52ème livre de son histoire nous a conservé les avis différents de ces deux grands hommes. Agrippa uniquement sensible à cette espèce de gloire qui ne s’acquiert que par de grandes actions, se déclara hautement pour une généreuse abdication.

Il fit même envisager à Auguste tous les périls d’une domination insupportable à des hommes libres et élevés dans le sein d’une république. Les exemples différents de Sylla et de César ne furent pas oubliés ; et il exhorta ce prince à faire voir à l’univers en rendant la liberté à sa patrie, qu’il n’avait pris les armes que pour venger la mort de son père.

Mais Mécène sans s’arrêter à faire voir à Auguste la couronne par ses endroits les plus brillants, le prit par son faible, et lui représenta qu’il en avait trop fait pour reculer ; qu’après tant de sang répandu, il n’y avait de sûreté pour lui que sur le trône, et qu’il ne se serait pas plutôt dépouillé du pouvoir souverain, qu’il se verrait attaqué et poursuivi par les enfants et les amis de tant d’illustres proscrits que le malheur des temps l’avait obligé d’immoler à sa sûreté.

Auguste sans embrasser entièrement, et aussi sans rejeter tout à fait l’un ou l’autre conseil, prit un troisième parti qu’il crut le plus sûr. Il résolut suivant l’avis de Mécène de retenir toujours la souveraine puissance ; mais sans prendre le titre de roi si odieux dans une république.

Il rejeta par la même raison celui de dictateur perpétuel qui avait coûté la vie à son grand oncle, et il se contenta de la qualité ordinaire d’empereur, que les soldats pendant le temps de la république donnaient aux généraux victorieux, et qu’il ne prit que pour accoutumer les romains sous un nom connu, à une autorité nouvelle et jusqu’alors inconnue. Il conserva en même temps toutes les charges et les dignités de l’état. On vit toujours à Rome sous son règne des consuls, des préteurs, des édiles et les autres magistrats de la république : image de l’ancien gouvernement.

Ces magistrats en faisaient même toutes les fonctions, quoique dans le fond ces différentes dignités dépendissent d’une puissance supérieure qui les faisait agir suivant ses vues et ses intérêts. Auguste pour accoutumer insensiblement les romains à sa domination, déclara publiquement qu’il ne prétendait retenir la souveraine puissance que pendant dix ans, et qu’il s’en dépouillerait avec plaisir sitôt qu’il aurait rétabli le calme dans la république. Sous différents prétextes on le vit renouveler tous les dix ans la même protestation comme un délai et une sauvegarde que la peur lui faisait prendre pour sa conservation. Pour donner néanmoins comme un gage de ces promesses, et un avant-goût de la liberté, il partagea avec le Sénat le gouvernement des provinces. Mais dans ce partage, il ne lui abandonna que celles qui étaient dans le centre de l’empire, et qu’on pouvait gouverner sans troupes et sans garnisons. Et pour avoir un prétexte de retenir toujours sous ses ordres les légions et les armées, il se chargea du soin des provinces frontières qui étaient exposées aux incursions des barbares.

Le peuple par son attention vit renaître l’abondance. César l’amusait même de temps en temps par des jeux et des spectacles qui adoucissaient insensiblement ce qu’il y avait de trop fier dans l’humeur des romains. Ce prince par une conduite si habile, accoutuma insensiblement des hommes libres à la servitude, et rendit une monarchie nouvelle, supportable à d’anciens républicains.

 

Fin de l'Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine