HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre treizième.

 

 

On vient de voir quel fut le succès d’une conspiration que le peu de secret des conjurés fit découvrir, et que la sage conduite de Cicéron sut étouffer. La débauche, le luxe et la pauvreté qui en est toujours une suite, l’avaient fait naître ; l’ambition extrême de quelques particuliers la fortifia dans un temps où Rome n’avait presque plus d’un état républicain que le seul nom. Les grands seuls régnaient avec un empire absolu.

Toute l’autorité du gouvernement était renfermée dans quelques maisons particulières qui se remettaient le consulat de main en main. Un petit nombre de citoyens disposaient tour à tour du commandement des armées, du gouvernement, et des revenus des provinces. Arbitres souverains de la paix et de la guerre, et accoutumés aux respects et à la soumission qui suivent le pouvoir absolu, il y en avait peu, qui en sortant de ces grandes charges, pussent se résoudre à l’égalité d’une vie privée. Les uns s’attachaient leurs soldats par un relâchement de la discipline militaire, ou par des largesses intéressées. D’autres achetaient à prix d’argent les suffrages du peuple pour s’élever aux premières dignités, ou pour substituer leurs créatures dans leurs places. Ceux qui en étaient exclus par des brigues supérieures à leur crédit, soulageaient leur envie en tâchant de rendre suspecte la puissance de leurs rivaux, et ils cherchaient dans les troubles de l’état la ruine de ceux qui leur avaient été préférés.

Les gens de bien comme Caton, Cicéron, Catulus et plusieurs autres, tous zélés républicains, regardaient cette puissance excessive de quelques citoyens, leurs richesses immenses, et l’attachement particulier des armées pour leurs généraux, comme la ruine de la liberté. Ils ne pouvaient souffrir que sous prétexte de servir leur patrie, ces grands se perpétuassent, dans des charges dont l’autorité suprême les exposait à la tentation de se rendre les maîtres. Ce fut de l’opposition de ces vues et de ces intérêts différents que naquirent les derniers troubles de la république, et dans lesquels le monde entier se partagea entre Pompée et César, chefs de deux grands partis, et tous deux également suspects et redoutables par leur ambition et leur valeur. Pompée attirait sur lui pour ainsi dire les yeux de toute la terre. Il avait été général comme nous l’avons déjà dit avant que d’être soldat, et sa vie n’avait été qu’une suite continuelle de victoires. Il avait fait la guerre dans les trois parties du monde, et il en était toujours revenu victorieux. Il vainquit dans l’Italie Carinas et Carbon du parti de Marius ; Domitius dans l’Afrique ; Sertorius ou pour mieux dire Perpenna dans l’Espagne ; les pirates de Cilicie sur la mer Méditerranée ; et depuis la défaite de Catilina, il était revenu à Rome vainqueur de Mithridate et de Tigrane. Par tant de victoires et de conquêtes il était devenu plus grand que les romains ne le souhaitaient, et qu’il n’avait osé lui-même l’espérer. Dans ce haut degré de gloire où la fortune l’avait conduit comme par la main, il crut qu’il était de sa dignité de se familiariser moins avec ses concitoyens. Il paraissait rarement en public ; et s’il sortait de sa maison, on le voyait toujours accompagné d’une foule de ses créatures, dont le cortège nombreux représentait mieux la cour d’un grand prince, que la suite d’un citoyen de république. Ce n’est pas qu’il abusât de son pouvoir ; mais dans une ville libre : on ne pouvait souffrir qu’il affectât des manières de souverain. Accoutumé dès sa jeunesse au commandement des armées, il ne pouvait se réduire à la simplicité d’une vie privée. Ses moeurs à la vérité étaient pures et sans tache : on le louait même avec justice de sa tempérance : personne ne le soupçonna jamais d’avarice ; et il recherchait moins dans les dignités qu’il briguait la puissance qui en est inséparable, que les honneurs et l’éclat dont elles étaient environnées. Mais plus sensible à la vanité qu’à l’ambition, il aspirait à des honneurs qui le distinguassent de tous les capitaines de son temps. Modéré en tout le reste, il ne pouvait souffrir sur sa gloire aucune comparaison.

Toute égalité le blessait, et il eût voulu, ce semble, être le seul général de la république, quand il devait se contenter d’être le premier. Cette jalousie du commandement lui attira un grand nombre d’ennemis, dont César dans la suite fut le plus dangereux et le plus redoutable. L’un ne voulait point d’égal, comme nous le venons de dire, et l’autre ne pouvait souffrir de supérieur. Cette concurrence ambitieuse dans les deux premiers hommes de l’univers, causa de nouvelles révolutions, dont il est à propos de développer l’origine et le succès.

Caïus Julius César était né de l’illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avait sa chimère, en se vantant de tirer son origine d’Anchise et de Venus. C’était l’homme de son temps le mieux fait ; adroit à toute sorte d’exercice ; infatigable au travail ; plein de valeur ; le courage élevé ; vaste dans ses desseins ; magnifique dans sa dépense, et libéral jusqu’à la profusion. La nature qui semblait l’avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avait donné un air d’empire, et de la dignité dans ses manières. Mais cet air de grandeur était tempéré, par la douceur et la facilité de ses moeurs. Son éloquence insinuante et invincible, était encore plus attachée aux charmes de sa personne, qu’à la force de ses raisons. Ceux qui étaient assez durs pour résister à l’impression que faisaient tant d’aimables qualités, n’échappaient point à ses bienfaits : et il commença par assujettir les coeurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspirait.

Né simple citoyen d’une république, il forma dans une condition privée le projet d’assujettir sa patrie. La grandeur et les périls d’une pareille entreprise ne l’épouvantèrent point. Il ne trouva rien au dessus de son ambition que l’étendue immense de ses vues. Les exemples récents de Marius et de Sylla lui firent comprendre qu’il n’était pas impossible de s’élever à la souveraine puissance. Mais sage jusque dans ses désirs immodérés, il distribua en différents temps l’exécution de ses desseins. Un esprit toujours juste malgré son étendue, n’alla que par degrés au projet de la domination : et quelques éclatantes qu’aient été depuis ses victoires, elles ne doivent passer pour de grandes actions que parce qu’elles furent toujours la suite et l’effet de grands desseins. à peine Sylla fut-il mort, qu’il se jeta dans les affaires : il y porta toute son ambition. Sa naissance, une des plus illustres de la république, devait l’attacher au parti du Sénat et de la noblesse. Mais neveu de Marius, et gendre de Cinna, il se déclara pour leur faction, quoiqu’elle eût été comme dissipée depuis la dictature de Sylla. Il entreprit de relever ce parti qui était celui du peuple, et il se flatta d’en devenir bientôt le chef ; au lieu qu’il lui aurait fallu plier sous l’autorité de Pompée qui était à la tête du Sénat. Sylla, comme nous l’avons déjà dit, avait fait abattre pendant sa dictature les trophées de Marius. César n’était encore qu’Edile, qu’il fit faire secrètement par d’excellents ouvriers la statue de Marius couronné par les mains de la victoire. Il y ajouta des inscriptions à son honneur, qui faisaient mention de la défaite des Cimbres ; et il fit placer de nuit ces nouveaux trophées dans le capitole. Tout le peuple accourut en foule le matin pour voir ce spectacle. Les partisans de Sylla se récrièrent contre une entreprise si hardie : on ne douta point que César n’en fût l’auteur. Ses ennemis publiaient qu’il aspirait à la tyrannie, et qu’on devait punir un homme qui osait de son autorité privée relever des trophées qu’un souverain magistrat avait fait abattre. Mais le peuple dont Marius s’était déclaré le protecteur, donnait de grandes louanges à César. Le Sénat s’assembla là-dessus.

César y fut accusé publiquement : Catulus Luctatius un des principaux de l’assemblée, s’écria que ce n’était plus par des desseins cachés qu’on allait à la tyrannie, mais que César attaquait à force ouverte la liberté. César de son côté entreprit de justifier sa conduite, et il se défendit avec tant de force et d’éloquence, que malgré la brigue de ses ennemis, il fut renvoyé absous. Il n’en demeura pas là ; mais après avoir par une action si hardie, fait apercevoir le peuple de sa puissance, et sondé celle du Sénat, il fit casser la loi de Sylla qui interdisait aux enfants des proscrits le droit de prétendre aux dignités de l’état. Les exilés à l’ombre de son autorité, revinrent à Rome, et obtint leur rappel, sous prétexte qu’ils avaient été condamnés par un citoyen qui s’était emparé les armes à la main de la dictature et de la souveraine puissance.

Le peuple charmé de la chaleur qu’il faisait paraître pour son parti, le comblait de louanges. On disait tout haut dans Rome qu’il était le seul qui par son courage et par son intrépidité, méritât de succéder aux dignités de Marius. Les principaux de chaque tribus et les chefs des factions, l’assurèrent qu’il n’y avait rien de si élevé dans la république où il ne pût prétendre, et qu’il pouvait compter sur tous les suffrages du peuple : ils ne furent pas longtemps sans lui donner des preuves de leur zèle et de leur entier dévouement à ses intérêts.

Le grand pontife Metellus étant mort, Catulus Luctatius personnage consulaire, et révéré de tous les romains par sa vertu, demanda cette dignité. César quoique d’un rang inférieur, et sans avoir encore été honoré du consulat, ne laissa pas de se présenter au nombre des candidats. Luctatius qui le regardait comme un compétiteur redoutable, à cause de son crédit parmi le peuple, lui envoya offrir une somme considérable s’il voulait se désister de sa poursuite. Mais César avait le courage trop haut pour se laisser éblouir par un vil intérêt. Il fit dire à Luctatius que bien loin de se désister pour de l’argent, il en emprunterait plutôt de tous ses amis pour soutenir ses prétentions. Mais il n’en eut pas besoin : le peuple lui était trop attaché, et les suffrages ayant été recueillis, il emporta cette dignité sur Luctatius et sur tous ses compétiteurs.

Il passa ensuite avec la même facilité à la préture ; et en sortant de cette charge, le peuple lui défera le gouvernement de l’Espagne. On dit qu’en traversant les Alpes pour s’y rendre il passa par une petite ville presque déserte, et dont les habitants paraissaient fort misérables ; et que ceux qui l’accompagnaient se demandant l’un à l’autre en raillant, s’il n’y aurait point dans cette bourgade des brigues et des cabales pour les magistratures ; César prenant la parole, et se mêlant à la conversation, leur dit, qu’il aimerait mieux être le premier dans cette bicoque, que le second dans Rome.

César employa tout le temps qu’il fut dans son gouvernement à en étendre les frontières. Il porta la guerre dans la Galice et dans la Lusitanie qu’il soumit à l’empire romain ; mais dans une conquête aussi utile à l’état, il ne négligea pas ses intérêts particuliers. Il s’empara par des contributions violentes, de tout l’or et l’argent de ces provinces ; et il revint à Rome où il fut reçu du peuple avec de nouveaux applaudissements.

Les richesses qu’il avait apportées de son gouvernement étaient considérables, il les employa à se faire de nouvelles créatures qu’il attachait à sa fortune par des libéralités continuelles. Il leur abandonna ses biens comme en proie ; sa maison leur était ouverte en tout temps. Rien ne leur était caché que son coeur, toujours impénétrable même à ses plus chers amis. Capable de tout entreprendre et de tout cacher ; toujours attentif ; toujours présent aux cabales dont il pouvait tirer de l’avantage, mais sans se laisser jamais pénétrer. On ne doutait point qu’il ne se fût mis à la tête de la conjuration de Catilina, si elle eût réussi ; et ce fameux rebelle qui croyait ne travailler que pour sa propre grandeur, se fût vu enlever le fruit de son crime par un homme plus autorisé que lui dans son propre parti, et qui avait eu l’adresse de ne lui laisser que le péril de l’exécution.

Cependant le mauvais succès de cette entreprise, et le souvenir de la mort des Gracques assassinés aux yeux de la multitude qui les adorait, lui firent comprendre que la faveur seule du peuple ne suffisait pas pour le succès de ses affaires : et il jugea bien qu’il ne s’élèverait jamais jusqu’à la souveraine puissance sans le commandement des armées, et sans avoir un grand nombre d’amis et un parti même dans le Sénat.

Ce corps si auguste était alors partagé entre Pompée et Crassus, ennemis et rivaux dans le gouvernement, l’un le plus puissant, et l’autre le plus riche de Rome. La république tirait au moins cet avantage de leur division, qu’en partageant le Sénat, elle tenait leur puissance en équilibre, et maintenait la liberté. César résolut de s’unir tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, et d’emprunter pour ainsi dire leur crédit de temps en temps, dans la vue de s’en servir pour parvenir plus aisément au consulat et au commandement des armées. Mais comme il ne pouvait ménager en même temps l’amitié de deux ennemis déclarés, il ne songea d’abord qu’à les réconcilier. Il y réussit, et lui seul tira toute l’utilité d’une réconciliation si pernicieuse à la liberté publique.

Il sut persuader à Pompée et à Crassus, de lui confier comme en dépôt le consulat qu’ils se disputaient, et qu’ils n’auraient pas vu sans jalousie passer entre les mains de l’un ou de l’autre. Il fut élu consul avec Calphurnius Bibulus par le concours des deux factions réunies. Il en gagna secrètement les principaux, dont il forma un troisième parti qui opprima dans la suite ceux même qui avaient le plus contribué à son élévation.

Rome se vit alors en proie à l’ambition de trois hommes, qui par le crédit de leurs factions réunies disposèrent souverainement des dignités et des emplois de la république. Crassus toujours avare, et trop riche pour un particulier, songeait moins à grossir son parti, qu’à amasser de nouvelles richesses. Pompée content des marques extérieures de respect et de vénération que lui attirait l’éclat de ses victoires, jouissait dans une oisiveté dangereuse de son crédit et de sa réputation. Mais César plus habile et plus caché que tous les deux, jetait sourdement les fondements de sa propre grandeur sur le trop de sécurité de l’un et de l’autre. Il n’oubliait rien pour entretenir leur confiance, pendant qu’à force de présents il tâchait de gagner les sénateurs qui leur étaient le plus dévoués. Les amis de Pompée et de Crassus devinrent, sans s’en apercevoir, les créatures de César : et pour être averti de tout ce qui se passait dans leurs maisons, il séduisit jusqu’à leurs affranchis qui ne purent résister à ses libéralités.

Mais comme ces nouvelles liaisons avec Pompée et Crassus, les chefs du Sénat, pouvaient le rendre suspect au peuple, il ne fut pas plutôt parvenu au consulat, qu’il se déclara de nouveau pour un parti qu’il regardait toujours comme le plus solide fondement de son élévation. La manière adroite dont il brouilla en même tems Pompée avec le Sénat, et le Sénat avec le peuple, fut le chef-d’œuvre de sa politique et de son habileté. Il entreprit de faire revivre la loi Agraria. Il prévit que le consentement de Pompée et de Crassus, dont il s’était assuré auparavant, et l’opposition de Caton, de Cicéron, et de tous les républicains zélés, exciteraient entre eux des inimitiés réciproques ; et que le peuple toujours aveugle dans ses véritables intérêts, se déclarerait contre ces sénateurs, sans faire attention qu’ils ne s’opposaient au parti de César que par le motif de conserver la liberté publique.

Ce fut en qualité de consul qu’il proposa d’abord dans le Sénat une loi, par laquelle on devait distribuer les terres de la Campanie entre vingt mille citoyens de ceux qui avaient au moins trois enfants. C’étaient des terres dont le revenu, à cause de leur fertilité, avait été réservé de tout temps pour les plus pressants besoins de la république. Les plus gens de bien du Sénat s’opposèrent hautement à la publication de cette loi : César qui avait bien prévu cette opposition, s’écria aussitôt, et prit les dieux à témoins, qu’on le contraignait d’avoir recours à l’autorité du peuple.

Il en convoqua l’assemblée, et il y parut accompagné de Pompée et de Crassus. Il adressa la parole à Pompée, et il lui demanda s’il n’approuvait pas une loi si équitable dans une république, dont tous les membres devaient participer aux biens de l’état. En vain les sénateurs qui se trouvèrent auprès de Pompée tâchèrent de lui rendre suspectes ces entreprises de César ; Pompée sans les vouloir écouter, se déclara de son avis : soit qu’il crût qu’il y allait de son honneur de soutenir ses premiers engagements, ou que présumant trop de son pouvoir en comparaison de celui de César, il méprisât les soupçons de ces sénateurs. Il répondit même à César avec plus de chaleur que de prudence, que si quelqu’un se présentait l’épée à la main pour s’opposer à la publication de la loi, il prendrait l’épée et le bouclier pour la faire recevoir. C’était déclarer lui-même la guerre à son propre parti.

Pompée par cette réponse si peu convenable à ses véritables intérêts, se rendit odieux au Sénat et suspect à ses propres amis, sans qu’une démarche aussi imprudente lui acquît plus de considération dans le parti du peuple, qui ne tenait compte qu’à César de la proposition de la loi. Ce consul soutenu de ses partisans, de ceux de Pompée, et de ceux de Crassus, la fit recevoir, pour ainsi dire, la force à la main, et malgré les remontrances et l’opposition des républicains les plus zélés. On nomma vingt commissaires qui partagèrent les terres de la Campanie entre vingt mille familles romaines. Ce furent dans la suite autant de clients que leur intérêt engagea à maintenir tout ce qui s’était fait pendant son consulat. Pour prévenir ce que ses successeurs dans cette dignité pourraient entreprendre contre la disposition de cette loi, il en fit passer une seconde qui obligeait le Sénat entier, et tous ceux qui parviendraient à quelque magistrature, de faire serment de ne jamais rien proposer au préjudice de ce qui avait été arrêté dans les assemblées du peuple pendant son consulat. Ce fut par une précaution si habile qu’il sut rendre les fondements de sa fortune si sûrs et si durables, que dix années d’absence, et tous les mauvais offices de ses envieux et de ses ennemis, ne la purent jamais ébranler. Mais comme il craignait toujours que Pompée ne lui échappât, et qu’il ne fût regagné par le parti des républicains zélés, il lui donna sa fille Julie en mariage, comme un nouveau gage de leur union. Pompée donna la sienne à Servilius, et César épousa Calpurnie, fille de Pison, qu’il fit désigner consul pour l’année suivante.

Il prit en même temps le gouvernement des Gaules avec celui de l’Illyrie pour cinq ans. On décerna celui de la Syrie à Crassus qui le demandait, dans l’espérance d’y acquérir de nouvelles richesses : et Pompée obtint l’une et l’autre Espagne, qu’il gouverna toujours par ses lieutenants, pour ne pas quitter les délices de Rome. Ils firent comprendre ces différentes dispositions dans le même décret qui autorisait le partage des terres, afin d’en intéresser les propriétaires à la conservation de leur propre autorité. Ces trois hommes partagèrent ainsi le monde entier entre eux, comme ils auraient fait leur patrimoine. En vain Caton criait dans toutes les assemblées que c’était une chose honteuse que l’empire fût ainsi prostitué, et que les grands de Rome par cette espèce de trafic de leurs filles, donnassent comme pour leur dot le commandement des armées, les gouvernements des provinces, et les premières dignités de la république.

César doux et humain avec le petit peuple ; mais fier à l’égard des grands qui entreprenaient de lui résister, fit arrêter Caton, sous prétexte qu’il s’opposait à la publication d’une loi reçue par tous les suffrages du peuple. Bibulus collègue de César au consulat, fut chassé de la place par le peuple, que l’opposition de Bibulus avait mis en fureur. On rompit ses faisceaux, on blessa ses licteurs. Lui-même pensa être tué ; et il fut contraint pour sauver sa vie, de demeurer caché dans sa maison sans oser paraître en public. Lucullus et Cicéron ne furent guère mieux traités. Le vainqueur de Tigrane et de Mithridate, menacé par César de se voir recherché sur les richesses immenses qu’il avait rapportées de l’Orient, fut contraint pour l’adoucir de venir en pleine assemblée embrasser ses genoux, et de renoncer aux affaires. C’était le but secret de César, qui pour éloigner encore du gouvernement Cicéron, dont il redoutait l’habileté et la pénétration, n’eut point de honte pour perdre ce grand homme, de s’unir avec Pub Clodius ennemi déclaré de Cicéron, et même de le porter par son crédit à la dignité de tribun du peuple, quoique Clodius eût été accusé depuis peu d’entretenir un commerce criminel avec Pompeïa femme de César.

Ce fut cette accusation, et la part que Cicéron y prit, qui avaient fait naître cette haine violente de Clodius contre lui, quoi qu’auparavant ils eussent vécu dans une liaison étroite. Plubius Clodius était un jeune homme bien fait, riche, éloquent, et favorisé du peuple, dont il portait les intérêts ; mais présomptueux, fier et insolent de sa haute naissance, et du crédit qu’il avait dans Rome. Il était devenu éperdument amoureux de Pompeïa femme de César, et il avait su lui plaire. Il ne manquait à leurs désirs réciproques qu’une entrevue, que l’attention et la sévérité d’Aurélia, mère de César, rendait presque impossible. Clodius emporté par sa passion, crut pouvoir s’introduire dans sa maison à la faveur d’une fête particulière qui devait s’y célébrer la nuit en l’honneur de la mère de Bacchus.

Les hommes étaient exclus de ces cérémonies nocturnes. Il fallait même que le maître de la maison où elles se célébraient en sortît ; et il n’y avait que des femmes et des filles qui fussent admises dans ces mystères, sur lesquels on ne peut laisser tomber de voile trop épais. C’était ordinairement la femme d’un consul ou d’un préteur qui faisait la fonction de prêtresse de cette divinité, qu’on n’osait nommer, et qu’on révérait sous le titre de la bonne déesse.

Clodius se déguisa en fille, et fut introduit la nuit dans la maison d’Aurélia par une servante de Pompeïa, qui de concert avec sa maîtresse conduisait cette intrigue. Le rendez-vous était dans la chambre même de cette servante, qui y avait fait cacher Clodius, pendant qu’elle courut avertir Pompeïa de l’arrivée de son amant.

Mais comme elle tardait trop longtemps, soit impatience, ou peut-être curiosité de découvrir ce qui se passait entre ces femmes, il sortit de sa retraite. Malheureusement il s’égara, et le hasard fit qu’il fut rencontré par une autre servante de la maison, qui le prenant pour une fille, lui proposa, dit Plutarque, de jouer avec elle. Clodius voulut s’en défendre ; mais la servante qui dans cette bacchanale était éprise d’une espèce de fureur, voulut le tirer du côté où elle voyait de la lumière, pour reconnaître celle de qui elle venait de recevoir un refus si désobligeant. Clodius pour échapper de ses mains, lui dit qu’il était une des chanteuses qu’on avait appelées pour la fête, et qu’il cherchait Aura servante de Pompeïa. Le son de sa voix le trahit, et découvrit son sexe.

La servante effrayée, court avertir Aurélia qu’elle a trouvé dans la maison un homme déguisé en femme. Les cérémonies cessent aussitôt ; on couvre les mystères avec précipitation ; Aurélia fait fermer les portes ; on cherche, et on trouve le criminel. Et la mère de César, après lui avoir reproché son insolence et son impiété, le fit sortir, et le lendemain de grand matin elle donna avis au Sénat de ce qui s’était passé la nuit dans sa maison.

Toute la ville en fut scandalisée. Les femmes surtout se déchaînèrent avec fureur contre Clodius, et un tribun le cita devant l’assemblée du peuple, et se déclara son accusateur. Ce magistrat se flattait d’être soutenu par le crédit de César. Il croyait qu’un mari ne refuserait pas de joindre son ressentiment contre un jeune insolent convaincu d’une intelligence criminelle avec sa femme. Il est certain que dans les règles ordinaires César ne pouvait pas se dispenser de se déclarer contre le coupable ; mais il n’était pas moins intéressé dans la situation des affaires à ne se pas brouiller avec Clodius qui avait un grand crédit parmi le peuple. Pour se tirer d’un pas si délicat, sans blesser ni son honneur ni ses intérêts, il se contenta de répudier sa femme. Le tribun après cette démarche, l’ayant sommé dans une assemblée du peuple de déclarer s’il n’avait pas connaissance que Clodius avait profané les mystères de la bonne déesse ; César lui répondit froidement qu’il n’en savait rien. Pourquoi donc, reprit le tribun, as-tu répudié ta femme ? C’est, répliqua-t-il, qu’il ne faut pas que la femme de César soit seulement soupçonnée. Par cette réponse adroite, il se dispensa de déposer contre Clodius ; et il voulut faire croire en même temps qu’il était persuadé que dans cette affaire sa femme avait été plus imprudente que criminelle.

Clodius n’ayant rien à craindre du ressentiment de César, parmi les différents moyens qu’il employa pour sa défense, soutint qu’Aurélia l’avait pris pour un autre ; et il offrit de justifier que la nuit même qu’on célébrait la fête, il était hors de Rome, et trop éloigné pour s’y être pu trouver, quelque diligence qu’il eût pu faire. Mais Cicéron se présenta, qui déclara en pleine assemblée que peu avant la nuit, il l’était venu trouver dans sa maison, et qu’ils s’y étaient entretenus de différentes affaires.

On prétend que Cicéron se porta à rendre ce témoignage moins par zèle pour la religion, que par complaisance pour Terentia sa femme, qui saisit cette occasion de le brouiller avec Clodius dont elle craignait, qu’à la faveur d’un divorce, il n’épousât la soeur qui passait pour ne lui être pas indifférente. Quoi qu’il en soit des motifs qui le déterminèrent à prendre ce parti, son témoignage ne prévalut point au crédit de Clodius, ni à l’argent qu’il répandit parmi ses juges. Le criminel fut absous ; et il ne fut pas plutôt sorti d’une affaire si délicate, qu’il songea aux moyens de se venger de Cicéron.

La charge de tribun du peuple lui parut une magistrature qui pouvait le mettre en état de signaler sa haine impunément. Mais il était patricien de naissance, et par les lois cette dignité ne pouvait être remplie que par des plébéiens. Pour lever cet obstacle, il se fit adopter dans une famille plébéienne par M Fonteïus. À la faveur de cette adoption, et par le crédit qu’il avait dans Rome, il obtint sans peine une place dans le tribunat.

Pour se rendre encore plus agréable à la multitude, il commença l’exercice de sa charge par la proposition de nouvelles lois, toutes favorables aux plébéiens. Il eut l’adresse en même temps de mettre dans ses intérêts Pison et Gabinius tous deux consuls cette année. Pour n’en être point traversé dans le projet de la vengeance qu’il méditait contre Cicéron, il fit décerner à l’un et à l’autre le gouvernement des deux plus riches provinces de la république. Après avoir pris ces différentes mesures, tant du côté du peuple, que par rapport au Sénat, il s’appliqua à gagner Crassus, César et Pompée, qui par un crédit alors supérieur à toutes ses cabales, auraient pu lui enlever sa victime. Mais il trouva ces grands, qu’on pouvait regarder comme les souverains de Rome, disposés à entrer dans son ressentiment. Crassus était brouillé actuellement avec Cicéron ; César, depuis l’affaire de Catilina, ne lui était pas plus favorable ; et Pompée alors uni d’intérêt avec César, et d’ailleurs toujours faible ami, n’était pas capable de prendre la défense d’un homme contre lequel César conservait un ressentiment secret.

Clodius après avoir pris ces précautions, accusa Cicéron devant l’assemblée du peuple, d’avoir fait mourir Lentulus, Cethegus, et les autres complices de Catilina, contre toutes les lois, et sans que le peuple, le juge naturel des citoyens en matière de crime, en eût été informé.

Quoique Cicéron n’eût rien fait que de concert avec le Sénat, il s’aperçut bien que sans une puissante protection il n’échapperait pas à la fureur de Clodius pendant l’année de son tribunat. Il s’adressa d’abord à César, et le conjura de souffrir qu’il pût le suivre dans les Gaules en qualité d’un de ses lieutenants. César qui ne cherchait qu’à le tirer du Sénat, et du gouvernement de l’état, y consentit.

Clodius qui s’aperçut que cet emploi et l’absence de Cicéron l’obligeraient de suspendre ses poursuites, feignit de vouloir se réconcilier avec lui. Il lui fit dire par des amis communs, qu’il n’avait pas d’éloignement de lui rendre son amitié, et qu’il n’ignorait pas que Terentia sa femme avait eu plus de part que lui au témoignage qu’il avait rendu dans l’affaire de Pompeïa.

Cicéron séduit par ces vaines espérances d’une réconciliation prochaine, remercia César de son emploi, retourna au Sénat, et se rejeta dans les affaires. Mais César qui l’en voulait tirer à quelque prix que ce fût, irrité de son changement, s’unit avec Clodius pour le perdre ; et il tira parole de Pompée qu’il n’interviendrait point dans cette affaire en faveur de Cicéron. Clodius reprit ensuite son accusation.

Cicéron se voyant en un si grand péril, changea d’habit, et laissant croître sa barbe et ses cheveux, il allait, suivi d’un grand nombre de chevaliers, solliciter le secours de ses amis, et demander la protection des premiers de Rome. Le Sénat touché de la persécution qu’on faisait à un homme de bien, qu’il regardait comme un des principaux ornements de sa compagnie, voulait que le peuple prît le deuil, comme dans une calamité publique. Mais les consuls gagnés par Clodius, s’y opposèrent : lui-même escorté d’une troupe insolente d’esclaves armés, tenait le Sénat comme assiégé, en sorte qu’on n’y put prendre aucune résolution en faveur de Cicéron.

Ce grand homme poursuivi par un furieux et par un ennemi implacable, eut recours à Pompée, auquel il avait rendu des services essentiels dans toutes les affaires du gouvernement, et qui lui était redevable de la plupart des emplois qu’il avait obtenus par les suffrages du peuple.

Pompée qui n’ignorait rien des desseins de Clodius, s’était retiré à la campagne, pour ne pas s’exposer au reproche qu’on aurait pû lui faire s’il était resté dans Rome, de ne faire aucune démarche en faveur de son ami. Cicéron lui envoya d’abord Pison son gendre, qui n’en rapporta que de ces réponses équivoques et ambiguës, que les grands seuls savent si bien faire pour se dispenser d’accorder ce qu’ils ne peuvent refuser sans se déshonorer. Cicéron se flatta qu’il le déterminerait plus facilement lui-même : il se rendit à sa maison. Pompée ne pouvant se résoudre à soutenir sa présence, et ne voulant point manquer de parole à César, sortit par une porte secrète, et lui fit dire qu’il était retourné à Rome. Cicéron ne pouvant plus douter qu’il n’en fût abandonné, s’abandonna pour ainsi dire lui-même : et cet homme si éloquent, si redoutable par le talent de la parole, et par la force de ses raisons, quand il s’était agi de défendre les  et ne trouva point de paroles pour justifier une action qui lui avait attiré les applaudissements du Sénat et les louanges de tout le peuple. Il se bannit lui-même ; sortit la nuit de Rome, et se retira en Grèce. Clodius l’ayant réduit à cette extrémité, fit passer le décret de son exil. Par le même arrêt, ce furieux tribun qui l’avait dicté, fit ordonner que ses maisons de la ville et des champs seraient rasées, et qu’on en vendrait les meubles à l’encan par le ministère des officiers de justice : ce qu’il fit ensuite exécuter, pour laisser des monuments de sa vengeance et de son pouvoir.

Clodius après avoir mis Cicéron en fuite, se crut maître absolu du gouvernement. Il osa attaquer Pompée même, et porter devant l’assemblée du peuple l’examen de la conduite que ce grand capitaine avait tenue dans les guerres d’Orient. Mais il reconnut bientôt que son pouvoir n’était fondé, pour ainsi dire, que sur un crédit emprunté, et qu’il ne serait pas venu à bout par lui-même de perdre Cicéron, si de puissantes cabales dont il se croyait le chef, mais dont il n’était que l’instrument et le ministre, n’y avaient concouru.

Pompée attaqué par un endroit si sensible, oublia les engagements qu’il avait pris secrètement avec César, et il résolut de faire rappeler Cicéron pour l’opposer à Clodius. Ce fut le sujet de nouvelles disputes : on en vint même aux voies de fait. Mais le parti de Pompée était si puissant, qu’il fallut que celui de Clodius cédât : et le Sénat par une action de vigueur, mit fin à ces disputes. Il suspendit l’exercice de la justice, et il fit un décret qui défendait aux magistrats de prendre connaissance d’aucune affaire, qu’au préalable le rappel de Cicéron n’eût été arrêté. Ce grand homme, après seize mois d’exil, revint dans sa patrie. Les villes par où il passa lui rendirent des honneurs extraordinaires ; et il dit lui-même, qu’il fut rapporté à Rome comme dans les bras des habitants de toute l’Italie. Ce fut un triomphe continuel : quand il approcha de Rome, les grands, les chevaliers, le peuple, tout sortit au devant de lui, et le Sénat par un décret public, ordonna que ses maisons que Clodius avait fait abattre, seraient rebâties des deniers publics.

César qui ne se montrait guère à découvert dans ces cabales, vit le rétablissement de Cicéron sans s’y opposer, et il ne songea plus qu’à partir pour les Gaules.

L’usage donnait un gouvernement aux consuls à l’issue du consulat ; et César, comme nous venons de le dire, de concert avec Pompée et Crassus, s’était fait déférer celui de la Gaule Cisalpine qui n’était pas éloigné de Rome. Vatinius tribun du peuple, et créature de César, y fit ajouter celui de l’Illyrie avec la Gaule Transalpine ; c’est à dire la Provence, une partie du Dauphiné et du Languedoc, que César souhaitait avec passion, pour pouvoir porter ses armes plus loin, et que le Sénat même lui accorda, parce qu’il ne se sentait pas assez puissant pour les lui refuser. César avait choisi le gouvernement de ces provinces, comme un champ de bataille propre à lui faire un grand nom. Il envisagea la conquête entière des Gaules comme un objet digne de son grand courage et de sa valeur, et il se flatta en même temps d’y amasser de grandes richesses, encore plus nécessaires pour soutenir son crédit à Rome, que pour fournir aux frais de la guerre. Il partit pour la conquête des Gaules à la tête de quatre légions, et Pompée lui en prêta depuis une autre qu’il détacha de l’armée qui était sous ses ordres en qualité de gouverneur de l’Espagne et de la Libye.

Les guerres que fit César, ses combats, ses victoires ne sont ignorés de personne. On sait qu’en moins de dix ans il triompha des Helvètes qu’il força de se renfermer dans leurs montagnes ; qu’il attaqua et qu’il défit Arioviste, roi des allemands, auquel il fit la guerre, quoique ce prince eût été reçu au nombre des alliés du peuple romain ; qu’il soumit depuis les belges à ses lois ; qu’il conquit toutes les Gaules, et que les romains sous sa conduite passèrent la mer, et arborèrent pour la première fois les aigles dans la Grande Bretagne. On prétend qu’il emporta de force, ou qu’il réduisit par la terreur de ses armes, huit cens villes ; qu’il subjugua trois cens peuples ou nations ; qu’il défit en différents combats trois millions d’hommes, dont il y en eut un million qui furent tués dans les batailles, et un autre million faits prisonniers ; détail qui nous paraîtrait exagéré s’il n’était rapporté sur la foi de Plutarque et des autres historiens romains.

Il est certain que la république n’avait point encore eu un plus grand capitaine, si on examine sa conduite dans le commandement des armées, sa rare valeur dans les combats, et sa modération dans la victoire. Mais ces qualités étaient obscurcies par une ambition démesurée, et par une avidité insatiable d’amasser de l’argent, qu’il regardait comme l’instrument le plus sûr pour faire réussir ses grands desseins. Depuis qu’il fut arrivé dans les Gaules, tout fut vénal dans son camp : charges, gouvernements, guerres, alliances, il trafiquait de tout. Il pilla les temples des dieux et les terres des alliés. Tout ce qui servait à augmenter sa puissance lui paraissait juste et honnête. Et Cicéron rapporte qu’il avait souvent dans la bouche ces mots d’Euripide : s’il faut violer le droit, il ne le faut violer que pour régner. Mais dans des affaires de moindre conséquence, on ne peut avoir trop d’égards pour la justice. Le Sénat attentif sur sa conduite, voulait lui en faire rendre compte, et il envoya des commissaires jusque dans les Gaules pour informer des plaintes des alliés. Caton au retour de ces commissaires proposa de le livrer à Arioviste comme un désaveu que la république faisait de l’injustice de ses armes, et pour détourner sur sa tête seul la vengeance céleste de la foi violée. Mais l’éclat de ses victoires ; l’affection du peuple, et l’argent qu’il savait répandre dans le Sénat, tournèrent insensiblement les plaintes en éloges. On attribua ses brigandages à des vues politiques ; on décerna des actions de grâces aux dieux pour ses sacrilèges ; et de grands vices par le succès, passèrent pour de grandes vertus.

César devait ces succès à sa rare valeur, et à la passion que ses soldats avaient pour lui. Il en était adoré, ils le suivaient dans les plus grands périls avec une confiance bien honorable pour un général. Et ceux qui sous d’autres capitaines n’auraient combattu que faiblement, montraient sous ses ordres un courage invincible, et devenaient par son exemple d’autres Césars. Il les avait attachés à sa personne et à sa fortune par le soin infini qu’il prenait de leur subsistance, et par des récompenses magnifiques. Il doubla leur solde, et le bled qu’on ne leur distribuait que par rations réglées, leur fut donné sans mesure. Il assigna aux vétérans des terres et des possessions. Il semblait qu’il ne fût que le dépositaire des richesses immenses qu’il accumulait tous les jours, et qu’il ne les conservât que pour en faire le prix de la valeur et la récompense du mérite. Il payait même les dettes de ses principaux officiers, et il laissait entrevoir à ceux qui étaient engagés pour des sommes excessives, qu’ils n’auraient jamais rien à craindre de la poursuite de leurs créanciers, tant qu’ils combattraient sous ses enseignes. Soldats et officiers, chacun fondait l’espérance de sa fortune sur la libéralité et la protection du général. Par là les soldats de la république devinrent insensiblement les soldats de César.

Son attention n’était pas bornée à s’assurer seulement de son armée. Du fond des Gaules, il portait ses vues sur la disposition des affaires, et jusque dans les comices et les assemblées du peuple. Il ne s’y passait rien sans sa participation. Son crédit et son argent influaient jusque dans la plupart des délibérations du Sénat. Il avait dans l’un et l’autre corps des amis puissants et des créatures dévouées à ses intérêts. Il leur fournissait de l’argent en abondance, soit pour payer leurs dettes, ou pour s’élever aux principales charges de la république. C’était de cet argent qu’il achetait leurs suffrages et leur propre liberté. Emilius Paulus étant consul en tira neuf cens mille écus seulement pour ne s’opposer point à ses desseins pendant son consulat. Il en donna encore davantage à Curion tribun du peuple, homme violent et factieux, mais habile et éloquent, qui lui avait vendu sa foi, mais qui pour le servir plus utilement dissimulait ses engagements secrets, et affectait de n’agir que pour l’intérêt du peuple.

Les amis de Pompée lui firent faire de grandes réflexions sur la conduite de César, et lui représentèrent le péril qui menaçait la république. Pompée ne s’aperçut qu’avec une surprise mêlée de honte qu’il s’était laissé surprendre par un homme plus habile que lui ; et qu’il s’était peut-être donné un maître, croyant favoriser son beau-père et son ami. Il résolut de détruire ce qu’il regardait comme son ouvrage, et de ruiner la fortune de César : il se flatta qu’étant maître du Sénat, rien ne tiendrait contre lui. César de son côté fondait ses espérances sur une armée victorieuse, et sur l’affection du peuple.

La jalousie du gouvernement et une émulation réciproque de gloire, les firent bientôt apercevoir qu’ils étaient ennemis, quoiqu’ils conservassent encore toutes les apparences de leur ancienne liaison. Mais Crassus qui par son crédit et ses richesses immenses balançait l’autorité de l’un et de l’autre, ayant été tué dans la guerre des parthes, ils se virent en liberté de faire éclater leurs sentiments. Et la mort de Julie fille de César, et femme de Pompée, qui arriva peu de temps après, acheva de rompre ce qui restait de correspondance entre le beau-père et le gendre.

Rome était alors dans un désordre affreux. La corruption et la vénalité des charges étaient publiques. Ceux qui les briguaient exposaient leur argent dans la place. On le distribuait impudemment aux chefs des factions, et ceux qui l’avaient reçu, employaient la force et la violence plutôt que le nombre des suffrages, pour faire élire ceux qui les avaient payés : en sorte qu’il ne se donnait point de charge qui n’eût été disputée l’épée à la main, et qui n’eût coûté la vie à plusieurs citoyens. Souvent les deux partis disputant à forces égales, se séparaient sans qu’il y eût eu d’élection : et ce désordre alla si loin que Rome fut huit mois sans magistrats.

Pompée pour rappeler à lui seul toute l’autorité était soupçonné d’entretenir la confusion qui se trouvait dans le gouvernement. Ses créatures pour favoriser ses projets ambitieux détestaient dans leurs harangues cette liberté effrénée qui se trouvait dans les élections de la république. Plusieurs disaient pour sonder les esprits, que l’état monarchique était préférable à une république qui était dégénérée en pure anarchie ; qu’il fallait au moins avoir recours à un dictateur, et que dans un choix qui devenait nécessaire, il fallait se mettre entre les mains du médecin le plus doux : par ce tour adroit ils désignaient Pompée sans le nommer. L’affaire fut poussée avec tant de chaleur par ses partisans, que le Sénat paraissait disposé à lui déférer cette grande dignité qui ne différait de la royauté que par une durée courte et limitée. Mais Caton qui veillait toujours à la conservation de la liberté, ayant pénétré les desseins de Pompée, et craignant qu’avec un aussi grand pouvoir qu’il avait, il ne se perpétuât dans la dictature, insinua au Sénat qu’il serait plus à propos de lui déférer le consulat sans lui donner de collègue. Il fit cette proposition pour conserver encore quelque image de république, et parce que le consulat n’exemptait point comme la dictature, de l’obligation de rendre compte de sa conduite au peuple et au Sénat.

Le Sénat approuva l’expédient proposé par Caton : Pompée fut élu seul consul. On lui continua en même temps ses gouvernements avec le commandement des armées qui étaient sous ses ordres, et on lui permit de tirer chaque année du trésor public mille talents pour leur solde. Il épousa peu de temps après Cornélie, fille de Metellus Pius : et quoiqu’on lui eût déféré le consulat sans collègue, il associa son beau-père dans la dignité de consul, pour les cinq derniers mois qui restaient de son consulat. Cette modération attacha encore plus étroitement le Sénat à ses intérêts. César prit occasion de tout ce qu’on venait d’accorder à Pompée pour demander à son tour le consulat avec la prolongation de ses gouvernements. Pompée ne s’y opposa point ; mais il fit agir Marcellus et Lentulus ses créatures qui pour en exclure César, alléguèrent que les lois ne permettaient pas d’admettre les absents au nombre des candidats.

La vue de Pompée en faisant naître cet obstacle, était d’engager César à abandonner le gouvernement des Gaules et le commandement de son armée, pour venir en personne demander le consulat. Mais César qui sentait l’orifice, aima mieux rester à la tête de ses troupes : et on rapporte qu’ayant appris que la brigue de ses ennemis avait fait rejeter sa requête, il dit en mettant la main sur la garde de son épée : celle-ci obtiendra le consulat. d’autres attribuent cette réponse à un de ses principaux officiers qu’il avait envoyé de l’armée pour demander cette dignité en sa faveur.

Le Sénat qui n’agissait plus que suivant les impressions des ennemis de César, ordonna qu’on tirerait de ses troupes et de celles qui étaient aux ordres de Pompée, deux légions, sous prétexte de les envoyer en Syrie que les parthes, à ce qu’on publiait, menaçaient d’une incursion depuis la défaite de Crassus. Pompée, pour affaiblir l’armée de César, lui fit demander la légion qu’il lui avait prêtée. Appius Claudius fut chargé de cette commission. Quoique César pénétrât bien le dessein de ses ennemis, il ne laissa pas de remettre ces deux légions à l’envoyé du Sénat. Il combla les officiers de présents, et il fit donner à chaque soldat deux cens cinquante drachmes, comme pour récompense de leurs services. Mais comme tout ce qu’on avait affecté de publier du dessein des parthes, n’était qu’un prétexte dont on s’était servi pour affaiblir l’armée de César, et en tirer deux légions, ces troupes ne furent pas plutôt arrivées en Italie qu’on leur assigna des quartiers en Campanie et proche de Capoue, au lieu de les faire passer en Orient.

Appius à son retour rendit contre son intention un service considérable à César. Cet homme pour flatter l’ambition de Pompée, lui dit que toute l’armée des Gaules le souhaitait pour son général, et que les soldats soupçonnant César d’aspirer à la monarchie, étaient résolus de l’abandonner, s’il les ramenait en Italie.

Pompée trompé par ce discours, négligea les précautions nécessaires contre un ennemi qui était à la tête d’une puissante armée ; et sur ce que les principaux de son parti, étonnés qu’il s’endormît dans une fausse sécurité, lui représentaient l’importance de se fortifier par de nouvelles levées, il leur répondit fièrement, qu’il n’avait qu’à frapper du pied contre terre, et qu’il en ferait sortir des légions armées. Il ne parlait avec tant de confiance, que parce qu’il se flattait, si on en venait aux armes, qu’une partie de l’armée de César passerait sous ses enseignes. Cependant comme il redoutait la fortune et la valeur de ce grand capitaine, il tâcha de le tirer du gouvernement des Gaules sans en venir à une rupture ouverte. Il prit des mesures avec le Sénat pour lui nommer un successeur : l’affaire fut mise en délibération : tout le monde convint que le temps de sa commission étant expiré, il était juste d’envoyer dans les Gaules un sénateur qui en prît le gouvernement, et le commandement des armées. Curion tribun du peuple, qui voulait paraître n’être attaché à aucun parti, quoique dévoué secrètement à celui de César, se déclara pour le sentiment général des sénateurs auxquels il donna de grandes louanges. Mais il ajouta que pour assurer la liberté publique, il fallait que Pompée licenciât en même temps les armées qui étaient à ses ordres, et qu’il quittât les gouvernements de l’Espagne et de la Libye. Les amis de Pompée se récrièrent que le temps de sa commission n’était pas expiré comme celui de César. Mais Pompée prenant la parole, dit qu’il ne s’était chargé de ces emplois que par soumission pour les ordres du Sénat, et qu’il était prêt de les quitter, sans attendre que le terme prescrit par les lois, fût échu. Il promit de se déposer lui même, et pour déterminer le Sénat à donner sur le champ un successeur à César, il ajouta avec une candeur apparente, qu’il était bien instruit de ses intentions, et que comme son ami et son allié, il pouvait assurer que ce grand capitaine, après avoir soutenu dix ans de guerre continuelle contre les plus belliqueuses nations du monde, n’aspirait qu’à goûter un peu de repos dans le sein de sa patrie.

Curion qui sentit tout l’artifice de ce discours, et qui vit bien que Pompée n’avait parlé si affirmativement des sentiments de César, que pour lui faire nommer un successeur, répondit que ce n’était pas assez qu’il promît de quitter lui même ses gouvernements, s’il n’effectuait ses promesses sur le champ. Qu’ils étaient l’un et l’autre trop puissants, et qu’il était de l’intérêt de la république, qu’ils rentrassent en même temps dans une condition privée. Il conclut en disant qu’il était d’avis, s’ils ne quittaient pas en même temps l’un et l’autre le commandement des armées, de les déclarer tous deux ennemis de la république.

Curion n’insistait si vivement sur cette abdication réciproque, que pour cacher l’inclination secrète qui l’attachait aux intérêts de César, et parce qu’il était bien instruit que Pompée ne se résoudrait jamais à se dépouiller de ses gouvernements ; et quand même il aurait pris ce parti, et que César à son exemple aurait été obligé de quitter le commandement de son armée, Curion n’ignorait pas par combien de liaisons, César avait attaché à sa fortune ses soldats et ses officiers, et qu’il ne lui serait pas difficile, de rappeler sous ses enseignes des troupes qui étaient secrètement à sa solde et à ses gages.

Ce tribun n’ayant pu faire passer son avis, congédia le Sénat suivant le pouvoir que lui donnait sa charge. Les consuls le rassemblèrent peu de jours après. Metellus premier consul et partisan déclaré de Pompée, prit un détour pour le maintenir dans ses gouvernements. Il fit opiner séparément sur ce qui regardait Pompée et César, et demanda d’abord si les sénateurs trouvaient à propos que Pompée renonçât à l’autorité dont on l’avait revêtu : la plupart se déclarèrent pour la négative. Il prit ensuite les voix au sujet de César, et il leur demanda s’ils étaient d’avis de lui donner un successeur, et ils en convinrent tous. Mais Curion ayant demandé si le Sénat ne trouvait pas encore plus à propos qu’ils quittassent tous deux le commandement des armées, après qu’on eut recueilli les voix, il s’en trouva trois cens soixante et dix pour l’affirmative, contre vingt-deux seulement, qui persistèrent opiniâtrement à ce que Pompée seul retînt le commandement de ses troupes.

Marcellus honteux et irrité de voir son parti réduit à un petit nombre, s’écria avec emportement : hé bien ayez César pour maître, puisque vous le voulez. Sur quoi quelqu’un de ses amis ayant ajouté pour intimider le Sénat, que César avait passé les Alpes, qu’il marchait à la tête de son armée entière droit à Rome, et Curion ayant fait voir le ridicule de cette nouvelle, le consul outré de ne pouvoir faire revenir le Sénat à son avis, sortit brusquement en disant que puisqu’on l’empêchait de pourvoir au salut de la république, il y apporterait les remèdes qu’il trouverait convenables, suivant le pouvoir que sa charge lui donnait. Il se rendit de-là avec Lentulus son collègue, dans une maison hors de la ville où était Pompée, et lui présentant une épée : nous vous ordonnons, lui dit-il, mon collègue et moi de marcher contre César, et de combattre pour la défense de la patrie. Pompée déclara qu’il leur obéirait, et il ajouta, avec une feinte modération : si cependant, leur dit-il, on ne trouve point quelque expédient plus heureux.

César instruit de ce qui se passait à Rome, pour mettre toujours de son côté les apparences de la justice, écrivit plusieurs fois au Sénat avec beaucoup de modération et comme pour rechercher la paix. Il demandait ou qu’on lui continuât son gouvernement comme on avait fait à Pompée, ou qu’il lui fût permis sans être dans Rome, de poursuivre le consulat. Il renouvela ensuite les propositions de Curion, et demanda que Pompée et lui quittassent en même temps leurs gouvernements et le commandement des armées. Mais les sénateurs dont le grand nombre favorisait Pompée, ayant rejeté toutes ces propositions, César se réduisit à demander le gouvernement de l’Illyrie avec deux légions : ce qu’il n’aurait jamais proposé, s’il eût cru qu’on en fût convenu. Mais il n’ignorait pas que le parti opposé voulait le désarmer entièrement ; en effet on ne voulut entendre aucune de ses propositions. Metellus premier consul tout dévoué à Pompée, et naturellement fier et hautain, disait qu’il était honteux à la république de traiter avec un de ses sujets qui avait les armes à la main. Et Lentulus son collègue accablé de dettes, et qui ne pouvait se soutenir que dans les troubles de l’état n’était pas fâché d’une guerre civile, où il pouvait se faire valoir, et acquérir de grands biens si son parti prévalait.

César qui avait bien prévu le succès de cette négociation, passa les Alpes à la tête de la troisième légion, et s’arrêta à Ravenne. Il envoya aussitôt Fabius un de ses lieutenants pour rendre de sa part des lettres au Sénat. Il y parlait au commencement en termes magnifiques de ses exploits, et il priait qu’on eût égard à ses services. Il protestait ensuite qu’il était prêt de quitter le commandement conjointement avec Pompée ; mais que si ce général prétendait le retenir, il saurait bien se maintenir de son côté à la tête de son armée ; qu’il serait même dans peu de jours à Rome pour y venger ses propres injures, et celles qu’on faisait à la patrie. Ces dernières paroles remplies de menaces soulevèrent contre lui toute l’assemblée. Lentulus s’écria qu’il était inutile de délibérer sur une lettre qui renfermait une déclaration de guerre, et il ajouta par un emportement de colère, qu’on avait plus besoin d’armes que de suffrages pour opiner contre un aussi grand voleur que César. Lucius Domitius fut nommé sur le champ pour son successeur, et on lui donna quatre mille hommes de nouvelles levées pour aller prendre possession de son gouvernement.

On forma ensuite le décret du Sénat que les ennemis de César dictèrent eux-mêmes. Il était ordonné qu’il licencierait son armée dans un temps déterminé, et que s’il n’obéissait on le poursuivrait comme un ennemi de la république. En vain Curion, Marc-Antoine et Cassius tous trois tribuns du peuple, voulurent en vertu du pouvoir que leur donnaient leurs charges s’opposer à ce décret, les consuls irrités de leur résistance, les chassèrent par force du Sénat. Pompée même faisait avancer secrètement des soldats pour leur faire insulte. Antoine avant que de sortir s’écria que la dignité tribunitienne qui avait été sacrée jusqu’alors n’était plus en sûreté ; mais que de pareilles violences n’étaient que les préludes des guerres sanglantes, des proscriptions, et des meurtres qu’il prévoyait. Il fit en sortant d’horribles imprécations contre ceux qui étaient cause de tous ces malheurs : et ces trois tribuns, après s’être déguisés en esclaves de peur d’être reconnus, se rendirent en diligence auprès de César.

Le décret du Sénat fut comme la déclaration de la guerre. On vit deux puissants partis prendre les armes, tous deux prétextant la défense des lois et de la liberté, mais dont les chefs n’avaient pour objet secret que l’établissement particulier de leur puissance, et la ruine de la liberté et des lois. Le parti de Pompée avait quelque chose de plus spécieux, il se couvrait du grand nom de la république qui le reconnaissait pour son général, et le Sénat entier et les consuls suivaient ses enseignes. César avait pour lui l’affection du peuple soutenue d’une armée victorieuse ; et si le parti de Pompée paraissait le plus juste en apparence, celui de son rival était le plus puissant et le plus sur. Le Sénat s’était flatté que ce général ne pourrait pas tirer sitôt ses troupes du fond des Gaules où elles étaient répandues en différentes provinces, et qu’avant qu’elles eussent passé les Alpes, Pompée aurait une puissante armée sur pied. Mais César dont les vues et l’activité étaient incomparables, résolut de prévenir ses ennemis par la hardiesse et la promptitude de sa marche. Il était actuellement à Ravenne comme nous l’avons dit. Il envoya sur le champ un ordre secret aux corps de ses troupes qui étaient les plus avancés, de s’approcher du Rubicon, petite rivière qui séparait son gouvernement, c’est-à-dire la Gaule Cisalpine du reste de l’Italie. Il partit le soir, marcha toute la nuit avec une extrême diligence, et arriva au rendez-vous à la pointe du jour où il trouva environ cinq mille hommes d’infanterie et trois cens chevaux. Il s’arrêta quelque temps au bord de cette petite rivière. L’inquiétude du succès de son entreprise, et même tous les malheurs d’une guerre civile, se présentèrent alors à son esprit.

César élevé dans le sein d’une république ne put en approchant de Rome, envisager de sang froid la ruine de sa patrie. Il avait compté auparavant sur une fermeté d’âme, ou pour mieux dire sur une dureté à laquelle il avait peine à parvenir ; et la liberté prête à expirer sous l’effort de ses armes lui coûta encore quelques remords. Si je diffère à passer cette rivière, dit-il aux principaux officiers dont il était environné, je suis perdu : et si je passe, que je vais faire de malheureux ! Mais après avoir réfléchi sur la haine et l’animosité de ses ennemis, et sur ses propres forces, il se jette dans le fleuve, le traverse en s’écriant, comme on fait dans les entreprises incertaines et hasardeuses : c’en est fait, le sort est jeté. Il continua aussitôt sa marche avec toute la diligence que lui put permettre un corps d’infanterie. Il arrive à Rimini, surprend cette place, et s’en rend le maître.

On ne peut exprimer la crainte et la terreur que la perte de cette place répandit dans toute l’Italie, et jusque dans Rome. Il semblait que ce capitaine si redoutable fût déjà aux portes de la ville avec l’armée entière des Gaules. Le Sénat s’assembla plusieurs fois sans pouvoir prendre aucun parti ; les esprits étaient trop divisés : plusieurs sénateurs sans ouvrir aucun avis ne faisaient que contredire celui des autres ; et dans ces assemblées tumultueuses, on n’approuvait que les conseils qu’on ne pouvait exécuter.

Pompée dans ce désordre n’était pas sans inquiétude. Il n’avait ni troupes ni place de retraite, et il était obligé d’essuyer les reproches de la plus grande partie du Sénat qui se plaignait qu’il s’était laissé endormir par les lettres de César, et les feintes démonstrations qu’il faisait paraître de souhaiter la paix. Caton même lui représenta qu’il ne pouvait nier qu’il ne l’eût souvent averti que les desseins secrets de César allaient à la tyrannie. J’avoue, lui repartit Pompée, que vous l’avez mieux connu que moi : vous aviez démêlé ses véritables sentiments tels qu’ils étaient, et moi je n’en avais jugé que par ce qu’ils devaient être. Chaque sénateur se croyait en droit de lui faire des reproches et de lui donner des avis. Il trouvait des oppositions de tous côtés, et on remplissait son esprit de crainte et de soupçons. Le peuple même dans cette agitation, ne voulait plus obéir à ses magistrats, et chacun se faisait l’arbitre de son devoir sous prétexte de pourvoir à sa propre sûreté.

Dans ce désordre Pompée se voyant dans Rome sans troupes, et craignant, s’il faisait prendre les armes au peuple, qu’il ne les tournât contre lui en faveur de César, résolut de porter plus loin le siège de la guerre, et de se rendre dans les Pouilles où campaient les deux légions que César avait remises à Appius. Il représenta au Sénat que les soldats ne lui manqueraient pas si on voulait le suivre, quitter Rome, et même l’Italie en cas qu’on ne pût s’y maintenir. Que de véritables romains devaient trouver leur patrie par tout où il leur était permis de conserver leur liberté ; que la république avait deux légions auprès de Capoue, deux autres dans la Thessalie, et que Petreïus et Afranius ses lieutenants en Espagne, étaient à la tête d’une puissante armée, toute composée de vieux soldats qui ne le cédaient ni en valeur ni en expérience à ceux de César, sans compter les troupes répandues en différentes provinces de l’Asie et de l’Afrique, et les secours qu’on tirerait des rois alliés du peuple romain. Les consuls et un grand nombre des sénateurs tous amis ou créatures de Pompée, se résolurent généreusement de suivre sa fortune. Ils sortirent de Rome sur le soir, avec beaucoup de précipitation. Quelque triste que fût ce départ qui les éloignait de leur patrie, et qui allait les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, ils ne regardèrent plus Rome, où ils ne se pouvaient maintenir, que comme le camp de César.

En effet il s’en rendit bientôt le maître, et il y fut reçu par ses partisans et par tout le peuple avec un applaudissement général. Comme dans les guerres civiles l’argent n’est pas moins nécessaire que les armes, il s’empara du trésor public malgré Metellus tribun du peuple qui voulait s’y opposer ; il le menaça même de le tuer s’il ne se retirait : et après avoir tiré du trésor quatre mille cent trente livres d’or, et quatre-vingt mille livres d’argent, somme qui revient à peu près à 2.911.200 liv. de notre monnaie, il se mit en état de poursuivre Pompée et ses partisans ; mais ce général du Sénat qui voulait tirer la guerre en longueur pour avoir le temps d’amasser de plus grandes forces, passa d’Italie en Epire, et après s’être embarqué à Brinde, il aborda dans le port de Dyrrachium.

César ne l’ayant pu joindre, se rendit maître de toute l’Italie en moins de soixante jours. Le détail et le succès de la guerre civile n’est point de mon sujet. On sait que l’empire ne coûta pour ainsi dire à César qu’une heure de temps, et que la bataille de Pharsale en décida. La perte de Pompée qui périt depuis en Egypte entraîna celle de son parti. L’activité de César et la rapidité de ses conquêtes, ne donnèrent point le temps de les traverser. La guerre le porta dans des climats différents. La victoire le suivit presque partout, et la gloire ne l’abandonna jamais. Sa modération et sa clémence achevèrent de désarmer ses ennemis ; et quoique élevé par Marius son oncle, il n’en eut ni cette haine opiniâtre, ni cette vengeance cruelle qui firent répandre tant de sang à cet ancien chef de parti.

César plus humain ou plus habile, sacrifia toujours ses ressentiments particuliers à l’établissement de sa domination. Il pardonna à tous les partisans de Pompée. Il y en eut même plusieurs qu’il ne distingua point de ses meilleurs amis quand il s’agit de la distribution des charges et des dignités de l’empire. Tout plia depuis sous sa puissance, et deux ans après le passage du Rubicon, on le vit rentrer dans Rome maître du monde entier, et triomphant de tous ses ennemis. Le Sénat à son retour lui décerna des honneurs extraordinaires, et une autorité sans bornes, qui ne laissait plus à la république qu’une ombre de liberté.

On le nomma consul pour dix ans, et dictateur perpétuel. On lui donna le nom d’empereur, le titre auguste de père de la patrie. On déclara sa personne sacrée et inviolable. C’était réunir et perpétuer en sa personne la puissance et les privilèges annuels de toutes les dignités de l’état. On ajouta à cette profusion d’honneurs, le droit d’assister à tous les jeux dans une chaire dorée et une couronne d’or sur la tête, et il fut ordonné par le décret que même après sa mort, on placerait toujours cette chaire et cette couronne dans tous les spectacles pour immortaliser sa mémoire.

Il ne lui manquait que le titre de roi. Il délibéra s’il le prendrait, et il essaya pour ainsi dire le diadème. Mais ayant reconnu l’aversion des romains pour le nom et l’appareil de la royauté, il n’osa tenter d’affermir la couronne sur sa tête au milieu d’une république dont il venait d’opprimer la liberté : il ne voulait paraître à découvert ni souverain, ni particulier. Il prit un troisième parti moins décidé, et plus dangereux. Il se flatta vainement d’éblouir encore ses concitoyens par je ne sais quel mélange bizarre et incompatible de la liberté, jointe au pouvoir absolu, et il fut assez hardi pour user même de clémence au commencement d’une nouvelle domination.

Ce fut pour gagner la confiance du Sénat et du parti républicain qu’il cassa sa garde espagnole contre l’avis de ses meilleurs amis qui lui représentaient continuellement que la domination acquise par les armes ne se conservait que les armes à la main. Mais César devenu le maître du monde, avait trop légèrement crû les discours de ses flatteurs qui lui faisaient entendre, qu’après avoir éteint les guerres civiles, la république avait plus d’intérêt que lui-même à sa conservation. Ses ennemis profitèrent de cet excès de sécurité, et tournèrent contre lui de si fausses mesures. La plupart des sénateurs ne lui avaient décerné tous ces honneurs extraordinaires dont nous venons de parler, que pour le rendre plus odieux, et pour le pouvoir perdre plus sûrement. Les grands surtout qui avaient suivi la fortune de Pompée, et qui ne pouvaient lui pardonner la vie qu’il leur avait donnée dans les plaines de Pharsale, se reprochaient secrètement ses bienfaits, comme le prix de la liberté publique, et ceux qu’il croyait ses meilleurs amis ne recevaient ses grâces que pour approcher plus près de sa personne, et pour le faire périr.

Il avait fait dessein de tourner ses armes contre les Parthes pour venger la défaite et la mort de Crassus : et il devait partir pour cette expédition dans peu de jours. Ses partisans et ses flatteurs, pour disposer les romains à le voir avec moins de répugnance revêtu du titre de roi, affectaient de publier qu’on trouvait dans les livres des sibylles que les parthes ne seraient jamais vaincus, si les romains n’avaient un roi pour général. On prétend même qu’Aurelius Cotta une de ses créatures qui avait en garde ces livres sacrés, en devait faire son rapport au Sénat le jour des ides de mars, et que les amis de César proposeraient le même jour comme par une espèce de ménagement pour la république ; qu’on ne lui donnerait dans Rome et dans toute l’Italie que le titre de dictateur ; mais qu’il serait reconnu pour roi, et qu’il en prendrait la qualité à l’égard des nations étrangères sujettes de l’empire romain.

Les ennemis de César profitèrent de ces bruits pour avancer sa perte. Ils détestaient son ambition ; et tout ce qu’il y avait de républicains zélés, résolurent de périr plutôt que de voir la ruine entière de la liberté. On convint dans des assemblées secrètes qu’on ne pouvait plus maintenir la république que par la mort du dictateur, et plus de soixante sénateurs conspirèrent contre sa vie.

Brutus et Cassius que César avait fait préteurs cette année, se trouvèrent à la tête de ce parti. Brutus faisait gloire de descendre de cet ancien Brutus que la république reconnaissait pour son fondateur. L’amour de la liberté avait passé jusqu’à lui avec le sang de ses ancêtres. Mais quoiqu’il fût ennemi déclaré de la monarchie, il ne pouvait se résoudre à haïr le monarque dont il avait reçu beaucoup de grâces ; et ce ne fut que son amour pour sa patrie, supérieur à tout engagement, qui le fit entrer dans la conjuration. Cassius au contraire naturellement fier et impérieux, et encore plus ennemi du tyran que de la tyrannie, ne cherchait dans la perte de César, que la vengeance de quelques injures qu’il en avait reçues, et il se dévoua moins pour l’intérêt public que pour satisfaire sa passion particulière.

Les conjurés pour justifier leurs desseins, en remirent l’exécution aux ides de mars, c’est-à-dire au jour même qu’on devait déclarer César roi. Des devins lui avaient prédit que ce jour lui devait être funeste, et la nuit qui le précéda, il s’aperçut que Calphurnie sa femme en dormant poussait de profonds soupirs et comme des gémissements. Elle lui avoua le matin qu’elle avait rêvé qu’elle le tenait entre ses bras percé de coups. Elle le conjura de ne point sortir ce jour-là, et de remettre l’assemblée du Sénat, ou du moins s’il n’avait point d’égard à ses prières, de ne lui pas refuser la satisfaction de consulter l’avenir par des sacrifices.

César, quoique peu superstitieux, ne put pas refuser à une femme vertueuse et qu’il aimait, cette complaisance, d’autant plus que les augures étaient d’un grand poids, et qu’il y avait peu de personnes qui ne courussent pour ainsi dire au devant des présages qu’on regardait en ce temps-là comme les interprètes du destin. On fit beaucoup de sacrifices : et comme il ne s’y trouva aucun signe favorable, César résolut de congédier le Sénat, et il en donna l’ordre à Marc Antoine son plus cher confident qu’il avait fait consul cette année.

Decimus Brutus qui n’avait pas moins de part à sa confiance, quoiqu’il fût du nombre des conjurés, craignant que si César différait d’aller au Sénat, la conjuration ne fût découverte, lui représenta que le Sénat après s’être assemblé par son commandement, prendrait ce contre ordre pour une injure ; que toute la compagnie était disposée à le déclarer roi de toutes les provinces de la république situées hors de l’Italie, et qu’il ne devait pas différer à ses amis la joie de le voir revêtu de ce grand titre qui allait servir de monument et de récompense à ses victoires : et en lui disant d’autres choses aussi flatteuses, il le prit par la main, et le tira de sa maison. On prétend que pendant le chemin, il reçut plusieurs billets dans lesquels on lui donnait avis de la conjuration ; mais que la multitude dont il était entouré, ne lui permit pas de les lire, et qu’il les remit à ses secrétaires comme il en usait à l’égard des requêtes qu’on lui présentait quand il paraissait en public. à peine fut-il descendu de sa litière, que tous les conjurés, comme pour lui faire honneur, l’environnèrent.

Attilius Cimber qui était du nombre, se présenta selon qu’ils en étaient convenus, pour lui demander la grâce de son frère qui était exilé. Sur le refus que César lui en faisait, Cimber sous prétexte de l’en prier avec plus de soumission, prit le bas de sa robe, mais il le tira si fortement qu’il lui fit baisser le col. Alors Casca tira son poignard, et lui porta un coup dans l’épaule, mais qui ne le blessa que légèrement. César se jeta sur lui et le terrassa ; mais comme ils étaient aux prises, un autre des conjurés vint par derrière et lui enfonça son poignard dans le côté. Cassius lui porta en même temps un coup dans le visage, et Brutus lui perça la cuisse.

Il se défendait encore avec un grand courage ; mais le sang qu’il perdait par tant de plaies l’ayant affaibli, il alla tomber aux pieds d’une statue de Pompée, où il expira après avoir reçu vingt trois coups de poignard par les mains de ceux qu’il croyait avoir désarmés par ses bienfaits.

Les conjurés, le voyant mort, voulurent en même temps rendre compte au Sénat des motifs de leur entreprise, et l’exhorter à prendre part à une action qui rendait la liberté à la patrie. Mais personne ne les voulut écouter ; la plupart des sénateurs épouvantés, remplis de crainte et d’étonnement, s’enfuirent avec précipitation. Ils se retirèrent dans leurs maisons où ils se renfermèrent sans savoir ce qu’ils avaient à espérer ou à craindre d’une action si hardie, et d’un événement si tragique.