HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre douzième.

 

 

On n’eut pas plutôt appris à Rome la défaite des pirates, que Manilius tribun du peuple, mais créature de Pompée, pour perpétuer son autorité, proposa un nouveau décret qui lui donnait le commandement de la guerre contre Mithridate. Quoique L Lucullus excellent capitaine fût revêtu actuellement de cet emploi, et qu’il y eût acquis beaucoup de gloire ; ce décret portait non seulement que Pompée prendrait le commandement de son armée et le gouvernement de l’Asie ; mais qu’il retiendrait encore la surintendance qu’il avait sur l’armée navale dont il venait de se servir contre les pirates.

C’était livrer entre ses mains toutes les forces de terre et de mer : et il ne lui manquait plus que le titre de roi. Manilius et les partisans de Pompée pressaient la publication de ce décret. Le peuple toujours aveugle et toujours la dupe des grands, s’y intéressait comme s’il se fût agi de son salut. Le Sénat plus éclairé, regardait ce décret comme l’établissement de la tyrannie. Cependant quand le jour de l’assemblée fut arrivé, et que Manilius proposa de révoquer Lucullus, et de lui substituer Pompée, personne ne branla ; la crainte du ressentiment d’un homme si puissant, contint presque tous les sénateurs. Cicéron même reconnu pour bon citoyen, mais d’une conduite toujours timide et incertaine, se déclara pour le parti le plus puissant, et fit en faveur du décret le discours qui nous est resté sous le titre de prolege maniliâ. Il n’y eut dans une compagnie aussi nombreuse, que Hortensius et Catulus qui s’y opposèrent. Catulus reprocha au peuple avec beaucoup de courage l’injustice qu’il voulait faire à Lucullus : il représenta ses services et les grandes actions qu’il avait faites dans le cours de cette guerre. Il disait que par une glorieuse victoire il avait délivré la ville de Cyzique d’un siège par terre et par mer ; qu’il avait battu Mithridate en différentes occasions, et vaincu Tigrane le plus puissant roi de l’Asie. Mais s’apercevant que le peuple n’écoutait son discours qu’avec impatience, il se tourna vers le Sénat, et élevant sa voix avec un air plein d’indignation : sortons, leur dit-il, pères conscrits, d’une ville où l’on veut établir la tyrannie : et allons chercher quelque désert où nous puissions conserver la liberté que nous avons reçue de nos pères.

Ce discours généreux ne fit aucune impression sur des gens ou qui avaient vendu leur foi à Pompée, ou qui redoutaient sa puissance et son ressentiment. L’intérêt public fut ainsi sacrifié, comme il arrive toujours, à l’intérêt particulier. Le décret fut confirmé par toutes les tribus, et le peuple donna à Pompée une autorité plus étendue que Sylla n’en avait usurpé les armes à la main, et pendant sa dictature.

Pompée partit aussitôt pour l’Asie : et Lucullus sur les nouvelles du décret, quitta son armée, pour n’être pas obligé de la remettre lui-même à son ennemi. Ces deux généraux se rencontrèrent dans la Galatie. Leurs officiers, et des amis communs les obligèrent de se voir. Tout se passa d’abord avec une politesse réciproque ; mais à la fin Lucullus outré contre Pompée qui lui enlevait son emploi, ne put s’empêcher de faire éclater son ressentiment. Il lui reprocha qu’il n’avait jamais recherché le commandement des armées que contre des ennemis vaincus, et que semblable à ces lâches oiseaux qui ne se jettent que sur des charognes et des corps morts, c’était sa coutume de survenir à la fin des guerres, et de profiter des combats et des victoires des autres généraux. Que personne n’ignorait qu’il avait voulu enlever à Metellus, à Crassus, et à Catulus la gloire de la défaite des espagnols, des gladiateurs, et des séditieux qui suivaient le parti de Lepidus ; et qu’il savait, sans s’exposer à aucun péril, s’approprier les heureux succès des autres. Et faut-il aujourd’hui, ajouta Lucullus, que je n’aie vaincu Mithridate, conquis le royaume de Pont, défait Tigrane, remporté des victoires considérables, et pris Tigranocerta, Nisibe et tant de villes de l’Arménie, que pour vous préparer de nouveaux triomphes ? Pompée irrité d’un discours si outrageant, lui reprocha de son côté, qu’il avait moins conquis que ravagé l’Asie dont il s’était approprié les richesses. Qu’il ne faisait la guerre que pour piller, et comme un brigand ; qu’à la vérité il avait eu quelques avantages ; mais qu’il n’avait jamais voulu achever de vaincre, et qu’il laissait toujours des ressources à l’ennemi vaincu pour se perpétuer dans le commandement, et pour pouvoir continuer un pillage odieux à ses propres soldats.

Ces reproches mutuels n’étaient pas sans fondement : et s’il est vrai que Lucullus avait terni l’éclat de ses victoires par cette avidité insatiable d’accumuler richesses sur richesses, cette jalousie que Pompée faisait paraître contre tous les capitaines de la république, et les ressorts qu’il faisait jouer pour les priver de leurs emplois dans le cours même de leurs victoires, le rendaient suspect aux véritables républicains. Il semblait qu’il voulût être le seul capitaine de l’état, et qu’on devînt son ennemi à proportion qu’on acquérait de gloire et de considération. Ces deux généraux se séparèrent ennemis déclarés : Pompée alla prendre le commandement de l’armée, et Lucullus retourna à Rome où malgré la cabale et les mauvais offices de Pompée, il fut honoré d’un triomphe solennel. Il trouva cette ville la capitale du monde dans un calme apparent. Mais cette tranquillité extérieure cachait une agitation secrète, et il se formait sourdement de nouveaux partis qui tous, quoique par des routes différentes, ne cherchaient qu’à se supplanter les uns les autres, et à s’emparer du gouvernement.

Lucius Sergius Catilina dont nous avons déjà parlé, était à la tête d’un de ces partis. Il était né d’une illustre maison patricienne, et si ancienne qu’il se vantait de sortir de Sergeste l’un des compagnons d’Énée : manie de la plupart des grands qui à la faveur de la ressemblance des noms, vont chercher dans les ruines de l’antiquité, et souvent jusque dans la fable, l’origine de leurs maisons. Catilina élevé dans le tumulte et le désordre des guerres civiles, avait été le ministre des cruautés de Sylla auquel il s’était attaché. La protection de ce dictateur, sa naissance et son courage l’avaient fait parvenir aux principales dignités de la république.

Il avait été questeur, lieutenant général des armées, et il avait commandé depuis en Afrique en qualité de préteur. Mais dans ces différents emplois, il s’était également déshonoré par ses débauches et par des crimes affreux. On l’avait déjà accusé publiquement d’inceste avec une vestale, d’assassinat et de concussion, et il n’avait échappé à la rigueur des lois que par l’adresse qu’il avait eu de corrompre ses propres accusateurs, qui à prix d’argent s’étaient désistés de leur action.

C’était un homme sans mœurs, sans probité, sans aucun respect pour les dieux ; dont l’ambition était la seule divinité ; mécontent du présent, toujours agité pour l’avenir, hardi, téméraire, audacieux, capable de tout entreprendre ; mais peu habile, allant à la tyrannie trop à découvert, et incapable de cette profonde dissimulation qui lui eût été si nécessaire pour couvrir ses pernicieux desseins.

Tel était Lucius Catilina qui après la mort de Sylla forma le projet de s’emparer à son exemple de la souveraine puissance. Pour y parvenir, il commença à s’associer de tout ce qu’il y avait alors à Rome de jeunes gens ruinés par le jeu, ou perdus par la débauche du vin et des femmes. Rome dans son origine n’avait point trouvé de garde et de défense plus sure de la liberté publique, qu’une pauvreté presque égale entre ses citoyens. La tempérance et la frugalité qui en étaient une suite, régnaient dans toutes les conditions, peut-être autant par nécessité, que par choix. Le luxe fut longtemps inconnu : on faisait plus de cas du fer que de l’or ; et le citoyen content d’un petit héritage qu’il cultivait de ses mains, n’aspirait à se distinguer que par son courage. Comme on n’attendait rien des autres, et que chacun fondait sa subsistance sur son travail, on ne voyait ni lâche complaisance, ni attachement servile. L’amour seul de la liberté formait un sentiment commun ; et tant que Rome regarda la pauvreté particulière comme une vertu, ses citoyens furent libres, soumis aux lois seules, et indépendants les uns des autres.

Mais après que les romains eurent détruit Carthage la rivale de Rome, assujetti l’Italie et les îles voisines, conquis l’Espagne et les côtes d’Afrique, réduit en provinces une partie des gaules et toute la Syrie ; après qu’ils eurent forcé la plupart des souverains de l’Asie à payer tribut, l’ambition, le luxe, la mollesse et tous ces vices qui semblent inséparables des richesses, entrèrent dans Rome à la suite de ces conquérants. Ceux qui avaient vécu avec gloire dans une pauvreté honorable, succombèrent sous l’opulence. On commença à regarder avec admiration un tableau d’une excellente main, une statue, un vase ciselé : on envia bientôt le bonheur des généraux et des officiers qui en avaient rapporté de l’Asie ; et ce fut pour en posséder et pour acquérir des richesses, qu’on trafiqua de sa liberté, et qu’on la vendit aux grands et aux chefs de parti dont on pouvait espérer des emplois et de l’argent.

Ces mœurs austères, et cette frugalité des anciens temps se changèrent insensiblement en une volupté recherchée. La plupart des jeunes gens consumaient le patrimoine de leurs ancêtres dans des festins où régnaient la délicatesse et la somptuosité.

Les femmes eurent part à cette corruption presque générale, la plupart ne comptaient plus la chasteté au nombre des vertus. Des hommes indignes de ce nom, se prostituaient comme les femmes : et ceux qui s’étaient ruinés pour fournir à une dépense extraordinaire, ou qui pouvaient être recherchés pour des crimes, souhaitaient une guerre civile qui les mît à couvert de la rigueur des lois, ou de la poursuite de leurs créanciers. Cette disposition des esprits commença à éclater sur la fin du consulat de L Volcatius-Tullus, et de M Æmilius Lepidus. On avait désigné pour leurs successeurs Publ Autronius et P Sylla. Mais ayant été depuis convaincus d’avoir acheté les suffrages, ils furent exclus de cette dignité ; et par une nouvelle élection, on substitua en leur place Lucius Cotta, et L Torquatus. La honte de cette exclusion, et un esprit de vengeance les portèrent à conjurer contre le repos de l’état. Ils résolurent d’assassiner les deux nouveaux consuls, de se défaire de la plus grande partie du Sénat, et de s’emparer du gouvernement. Catilina toujours prêt à entreprendre les plus grands crimes, et avide des nouveautés qui lui pouvaient faire espérer quelque changement dans sa fortune, entra dans cette conspiration. Ils y engagèrent encore un grand nombre de ces jeunes gens perdus de débauche, dont nous venons de parler, et entre autres Pison jeune homme d’une maison illustre ; mais téméraire, factieux, abîmé de dettes, et qui n’envisageait de ressource à ses affaires, que dans la ruine de l’état.

Leur dessein était, comme nous l’avons dit, de tuer les consuls et de faire périr la plus grande partie des sénateurs. Ils devaient exécuter cet attentat dans le Capitole, le premier jour de janvier, auquel les consuls entraient en charge. Mais n’ayant pas trouvé la conjoncture favorable, ils en remirent l’exécution au cinquième de février. On devait voir ce jour là le plus horrible attentat qui fût arrivé dans la république depuis la fondation de Rome. Une troupe de scélérats devaient au signal que leur donnerait Catilina, se jeter sur les consuls et sur les sénateurs, et les poignarder. Mais Catilina impatient de répandre le sang de ses concitoyens, ayant donné ce signal plutôt qu’il ne fallait, et avant que tous les conjurés eussent occupé les postes qui leur était assignés, personne ne branla : on remit encore une fois cette cruelle entreprise. Catilina s’en rendit le chef par son audace, et fortifia son parti d’un grand nombre de sénateurs et de chevaliers qui tous par différents motifs se joignirent aux conjurés.

On comptait au nombre de ses partisans de l’ordre des sénateurs, Lentulus Sura, P Autronius dont nous venons de parler, Cassius Longinus, Caïus Cethegus, les deux fils de Servius Sylla, Lucius Vargunteius, Quintus Annius, Porcius Lecca, Lucius Curius ; et de l’ordre des chevaliers, M Fulvius Nobilior, Lucius Statilius, P Gabinius Capito, et C Cornelius. On prétend que Crassus eut quelque connaissance d’une partie de leurs desseins, et que cet homme toujours jaloux et ennemi de la gloire de Pompée, n’était pas fâché qu’il s’élevât dans la république un nouveau parti qui balançât son autorité. Quelques-uns même soupçonnèrent César de favoriser secrètement la conjuration ; et on a dit que ces deux hommes ambitieux, mais habiles, en attendaient le succès pour se déclarer.

Lentulus un des chefs de ce parti, était fils de Manius Aquillius qui avait été consul avec Marius ; son fils dont nous parlons, portait le nom de Lentulus pour avoir été adopté par un autre Lentulus de l’illustre maison des cornéliens. C’était un homme perdu de débauche, naturellement effronté, et qui faisait gloire de ses vices. On lui avait donné le surnom de Sura, c’est-à-dire gras de jambe, parce que le dictateur Sylla lui ayant un jour demandé compte en plein Sénat des deniers qu’il avait administrés peu fidèlement pendant qu’il était questeur, Lentulus qui les avait dissipés dans les débauches, lui répondit : qu’il n’avait point d’autre livre de compte que le gras de sa jambe qu’il présentait pour y être frappé : faisant allusion à une manière usitée en ce temps-là entre les enfants qui jouaient à la paume, où celui qui avait manqué de frapper la balle, recevait un coup sur la jambe.

L’histoire nous a conservé encore un autre trait de son effronterie, qui marque encore mieux sa corruption et son caractère. Il avait été cité devant les magistrats au sujet de différents crimes dont on l’accusait. Il corrompit les juges à prix d’argent : et le jour du jugement, ayant eu une voix plus qu’il n’en fallait pour être absous, il n’eut point de honte de s’écrier tout haut ; que ce juge devait lui rendre l’argent qu’il avait reçu pour un suffrage inutile. Tel était P Lentulus, que la débauche, l’impunité des crimes, et même l’ambition firent entrer dans cette conjuration. Il s’était laissé entêter de je ne sais quelles prédictions qu’on attribuait aux sibylles, et qui promettaient, disait-on, l’empire de Rome à trois cornéliens. Cinna, et Sylla tous deux de cette illustre maison, quoique dans des partis opposés, avaient joui successivement de la souveraine puissance : et Lentulus n’était pas fâché que ses flatteurs lui fissent l’application de la prophétie de la Sibille, et qu’on le regardât comme le troisième du même nom qui devait régner à Rome.

Cethegus du même parti était un homme hardi, audacieux et redoutable par le crédit qu’il avait sur l’esprit de la multitude. Il avait été auparavant tribun du peuple qu’il gouvernait à son gré : mais il était gouverné lui même par une courtisane appelée Praecia qui, pendant son tribunat, disposait souverainement de toutes les affaires de la république. Outre les sénateurs dont nous venons de parler, il y avait un grand nombre de chevaliers qui s’étaient engagés dans la même conspiration. Catilina sut encore y attirer des soldats vétérans, et d’anciens officiers de Sylla, qui après avoir consumé dans le jeu et la débauche, le prix et la récompense de leurs services, soupiraient après une nouvelle guerre civile qu’ils regardaient comme l’unique ressource dans leur misère.

Des femmes des premières maisons de Rome, aussi connues par leurs désordres, que par leur beauté, entrèrent dans la conjuration par complaisance pour leurs amans : telle était la fameuse Sempronia. Elle avait reçu de la nature une naissance illustre, un esprit brillant et agréable, un courage ferme et résolu, et, ce que les femmes estiment encore plus que tout cela, une beauté incomparable.

Ces grâces naturelles étaient rehaussées par des apparences de pudeur qu’elle affectait quelquefois, selon le caractère des personnes à qui elle voulait plaire. Mais ses regards qui semblaient alors échapper à des yeux modestes, étaient toujours conduits par des passions emportées, et elle recherchait encore plus les hommes qu’elle n’en était recherchée. Le désordre de ses mœurs, la fit tomber insensiblement dans les plus grands crimes. On la soupçonnait d’être complice de plusieurs assassinats, et on l’avait vue nier des dépôts en justice, avec plus de hardiesse et de confiance, que n’en avaient ceux qui en demandaient la restitution.

D’autres femmes d’aussi bonne maison, et aussi déréglées que Sempronia ; mais moins jeunes, et moins aimables, prirent part à la conjuration, dans l’espérance de voir abolir des dettes qu’elles avaient contractées dans un âge avancé, pour fournir à la dépense de leurs jeunes amans. Catilina les attira dans son parti par le moyen des hommes qui leur plaisaient le plus, dans la vue de s’en servir dans la suite pour gagner leurs maris, ou pour s’en défaire.

Enfin tout ce qu’il y avait de jeunesse à Rome élevée dans le luxe, et amollie par les délices ; ceux qui étaient ruinés, et qui ne pouvaient plus fournir à leur dépense ordinaire ; les ambitieux qui aspiraient aux premières dignités de la république ; d’autres qui ne pouvaient se venger par eux-mêmes d’ennemis trop puissants, tous ces gens animés de différentes passions, se joignirent et s’attachèrent à Catilina.

Ce chef de parti pour les engager plus étroitement, promet aux uns de les décharger de toutes leurs dettes ; il donne de l’argent aux autres ; il procure à quelques-uns la possession des femmes dont ils étaient amoureux ; aux vindicatifs il fait espérer la proscription de leurs ennemis ; et il leur fait envisager à tous des biens et des honneurs dans une nouvelle révolution. Mais il leur représente en même temps que pour en assurer le succès, il faut qu’ils emploient d’abord tous leurs soins pour lui faire obtenir le consulat ; qu’il n’est pas moins utile au parti, de lui donner pour collègue Caïus Antonius un des prétendants, et avec lequel il avait d’anciennes liaisons. Qu’il pourrait dans la suite le faire entrer dans ses sentiments, et que si une fois l’un et l’autre se trouvaient revêtus de la souveraine magistrature, et à la tête des légions, il n’y aurait point de puissance qui pût s’opposer à l’exécution de leurs desseins.

Il est vrai que la conjoncture ne pouvait être plus favorable. Pompée faisait alors la guerre aux extrémités de l’Orient. Ce général emporté par le désir de remplir la terre entière de la gloire de son nom, poursuivait des arabes qu’il était plus aisé de vaincre que de trouver. Il n’y avait point d’armée en Italie. Le peuple toujours avide de la nouveauté, voyait avec plaisir s’élever un parti qui semblait n’en vouloir qu’à l’autorité du Sénat : et ce Sénat si éclairé, s’endormait dans une fausse sécurité fondée sur le mépris qu’il faisait des chefs de ce parti.

Cependant comme il était bien difficile que les desseins de conjurés formés dans la débauche, pussent demeurer longtemps secrets, la connaissance en vint à Cicéron par le moyen de Fulvia femme d’une illustre maison, mais qu’elle déshonorait par un commerce criminel qu’elle entretenait avec Quintus Curius un des chefs de la conjuration. Curius s’était ruiné auprès d’elle, et il lui avait été agréable tant qu’il lui avait été utile. Mais quand il ne put plus faire la même dépense, l’indifférence et la froideur succédèrent à cette tendresse intéressée : et Fulvia le méprisa dès qu’elle n’en espéra plus rien.

Curius voulant jouir des privilèges dont il était en possession, est rebuté. Croyant d’abord avoir un rival, il crie, il menace : il passe ensuite aux plus basses soumissions, enfin il démêle avec confusion, que ce n’est qu’à son argent qu’il doit la complaisance criminelle de Fulvia. Comme il ne pouvait ni lui en fournir ni rompre ses chaînes, il tâche au moins de lui donner de belles espérances. Il lui découvre le secret de la conjuration, et lui fait envisager de nouvelles richesses dans le succès de ses desseins.

Mais soit que Fulvia, comme toutes les femmes de ce caractère, fît peu de cas des promesses d’un amant ruiné ; soit qu’elle n’augurât rien d’heureux d’une entreprise conduite par de jeunes gens, elle découvrit ce qu’elle en avait appris à des personnes de considération, sans cependant nommer son auteur : et elle fit cette démarche pour ne se pas trouver embarrassée dans une affaire criminelle. Le bruit s’en répandit aussitôt dans Rome. Cicéron attentif à tout ce qui se passait, remonta jusqu’à la source de ces bruits. Il vit Fulvia, la gagna ; et elle lui vendit le secret d’un homme qu’elle n’avait jamais aimé, et qu’elle ne ménagea dans la suite que de concert avec Cicéron, pour en pouvoir tirer de nouveaux secrets.

Outre l’intérêt général de la patrie, Cicéron avait encore dans cette recherche un intérêt particulier. On devait procéder incessamment à l’élection des consuls : il aspirait à cette dignité : Catilina était du nombre des prétendants. Cet homme d’une naissance illustre, ne parlait de celle de Cicéron qu’avec le dernier mépris. Il le traitait d’inconnu et d’homme nouveau, c’est à dire dont le père et les ancêtres n’avaient jamais été revêtus d’aucune de ces magistratures qui conféraient la noblesse. Cicéron de son côté n’oubliait rien pour rendre Catilina odieux, et même suspect de vouloir attenter à la liberté publique. Rien n’était plus propre à prévenir les esprits contre ce patricien, que la découverte de ses mauvais desseins. Cicéron y réussit, et Catilina y contribua lui-même par la férocité de ses manières, et en laissant échapper des menaces dans le temps qu’il eût dû rechercher l’estime et l’amitié de ses concitoyens. Tous ceux qui aimaient véritablement leur patrie, s’unirent pour lui donner l’exclusion. Catilina fut rejeté avec indignation, et cette grande dignité fut déferrée à Cicéron.

On lui donna pour collègue Caïus Antonius d’une maison plébéienne, mais illustre, et qui se vantait de tirer son origine d’un fils d’Hercule. Antonius était un homme naturellement paresseux, aimant la vie tranquille et les plaisirs, et qui ne s’était mêlé jusqu’alors des affaires, que pour n’en paraître pas incapable. On ne le donna pour collègue à Cicéron, que parce qu’on était persuadé qu’un homme de ce caractère suivrait sans résistance l’impression des conseils de Cicéron, et concourrait à tout ce que ce grand homme entreprendrait pour dissiper la faction de Catilina. Les amis et les créatures de ce chef de parti, qui avaient compté sur son élection, furent consternés de celle de Cicéron. Il leur était redoutable par cette souveraine éloquence qui le faisait dominer dans toutes les assemblées ; et ils savaient qu’il n’était pas moins estimé par sa probité et son attachement inviolable aux lois.

La crainte d’en éprouver la rigueur sous un magistrat aussi éclairé que sévère, fit que plusieurs de ces factieux se détachèrent du parti et des intérêts de Catilina. Mais leur changement n’ébranla point un furieux, déterminé à périr s’il ne pouvait régner. Il se fit de nouveaux partisans ; il emprunta de tous côtés. On fit par son ordre des amas d’armes et de vivres en différents endroits, et il envoya C Manlius en Toscane, Septimius dans la marche d’Ancône, et C Julius dans les Pouilles pour lever secrètement des troupes, et pour tâcher de s’assurer des officiers et des vieux soldats qui étaient établis dans ces provinces, et qui avaient servi avec lui sous Sylla. Pendant qu’un homme si dangereux travaillait avec une application infatigable à grossir le nombre de ses créatures, et qu’il faisait amas d’armes et de troupes, pour s’emparer, la force à la main, du gouvernement, un tribun du peuple appelé Publius Servius Rullus, formait le même dessein, mais sous un prétexte plus plausible. Ce tribun était d’autant plus redoutable, qu’il n’employait que la voie de persuasion, et qu’il semblait n’avoir d’autre objet dans son entreprise, que de rendre la condition du petit peuple plus heureuse.

On a déjà pu voir en plus d’un endroit de cet ouvrage, que les romains quand ils avaient vaincu leurs ennemis, avaient coutume de leur ôter une partie de leur territoire ; qu’on affermait quelquefois ces terres au profit de l’état, et que souvent aussi on les partageait entre les plus pauvres citoyens qui n’en payaient à la république qu’un léger tribut. Ce domaine public s’accrut avec la fortune de la république, et des dépouilles de tant d’états que les romains avaient conquis dans les trois parties du monde. Rome possédait des terres dans les différents cantons de l’Italie, en Sicile, et dans les îles voisines, en Espagne, en Afrique, dans la Grèce, la Macédoine, et dans toute l’Asie. En un mot on avait incorporé dans le domaine public, le domaine particulier de tant de villes libres, de royaumes et de républiques dont les romains avaient fait leurs conquêtes.

On en portait le produit et le revenu dans l’épargne. C’était le fond dont on tirait la solde des troupes, et avec lequel on subvenait à toutes les dépenses et les nécessités publiques. Rullus étant parvenu au tribunat, entreprit de s’attribuer la disposition de ces terres. Il associa dans ce dessein la plupart de ses collègues, et plusieurs sénateurs des premiers de la république, auxquels il fit espérer par le succès de son projet, des richesses immenses et une autorité absolue : deux motifs qui ont tant de part aux entreprises et à la conduite des hommes.

Rullus ayant formé son parti, dressa le plan d’une nouvelle loi, qui portait que pour le soulagement du petit peuple, il serait créé incessamment des décemvirs, qui seraient autorisés à vendre tous ces domaines particuliers qui avaient été incorporés dans le domaine de la république, depuis le consulat de L Sylla et de Q Pompeïus. Qu’on vendrait pareillement les forêts qui se trouvaient en Italie ; que les généraux d’armée, et les autres officiers de la république qui auraient entre leurs mains des deniers qu’ils n’auraient point encore portés à l’épargne, en seraient valablement déchargés, en les remettant aux décemvirs ; et que ces commissaires emploieraient toutes ces sommes à l’acquisition de différents fonds situés en Italie, qui seraient ensuite partagés entre le petit peuple : en sorte que sans déposséder la noblesse de ses anciennes usurpations, chaque pauvre citoyen se trouvât dans son propre pays un héritage suffisant pour sa subsistance.

Rullus pour intéresser encore davantage la multitude dans la publication de sa loi, ajouta que les décemvirs pourraient établir de nouvelles colonies dans telles villes d’Italie qu’ils jugeraient à propos. Qu’il leur serait permis de repeupler Capoue, d’y conduire cinq mille habitants de Rome, dont chaque décemvir nommerait cinq cens à son choix, et qu’on partagerait entre eux le territoire de cette ville et celui de Stelle, qui jusqu’alors avaient été affermés au profit du public.

Il était porté par la même loi, que celui qui proposait la loi, présiderait de droit à l’assemblée qui se tiendrait pour l’élection des décemvirs : par cet article Rullus se réservait la principale autorité dans cette affaire. Il avait ajouté, que le pouvoir de ces commissaires serait absolu, et leurs ordonnances sans appel ; et qu’ils jouiraient de ce droit à Rome et dans toute l’étendue de l’empire romain, pendant l’espace de cinq ans. Qu’ils auraient droit de prendre les auspices ; qu’ils seraient accompagnés de licteurs et de tous les officiers qui étaient ordinairement à la suite des premiers magistrats de la république. Qu’ils pourraient choisir dans l’ordre des chevaliers deux cens personnes pour faire exécuter leurs ordonnances dans les provinces. Rullus sous prétexte de vouloir éviter le tumulte et la confusion qui arrivait dans les assemblées générales de tout le peuple romain, mais en effet pour se rendre maître de l’élection des décemvirs ; proposa qu’ils ne fussent élus que par dix-sept tribus qui seraient tirées au sort, et qu’il suffît d’avoir les suffrages de neuf tribus pour être déclaré décemvirs. Il ajouta pour exclure de cette dignité Pompée qui lui était redoutable par son crédit, et qui se trouvait actuellement à la tête des armées dans le fond de l’Asie, qu’aucun citoyen absent de Rome ne pourrait prétendre au décemvirat.

Quelque suspect que dût être dans une république un pouvoir si étendu, Rullus ne laissa pas de voir un grand nombre de sénateurs, et tout le peuple se déclarer pour sa loi. Les premiers excités par leur ambition, espéraient d’être compris au nombre des décemvirs, et le petit peuple comptait d’avoir part à ces terres qu’on devait acheter dans l’Italie. Rullus se vit bientôt à la tête d’un parti considérable, et le consul Antonius collègue de Cicéron, ne désapprouvait pas lui-même ces nouveautés. On disait qu’étant accablé de dettes, il regardait la dignité de décemvir, et le pouvoir extraordinaire qu’on prétendait y attacher, comme un moyen infaillible de rétablir sa fortune à la faveur des sommes immenses dont il aurait la disposition : plusieurs même le soupçonnaient de favoriser secrètement la faction de Catilina.

Comme l’autorité que lui donnait le consulat était d’un grand poids, Cicéron entreprit de le gagner. L’intérêt était la seule route pour y parvenir : ce fut ce qui l’engagea à céder à Antoine le gouvernement de la Macédoine, avec le commandement de l’armée qui lui était échu par le sort. Il prit pour lui le gouvernement de la Gaule Cisalpine qui était d’un moindre revenu.

On sait que les consuls après leur élection, partageaient entre eux le gouvernement entier de la république ; que l’un de ces souverains magistrats restait ordinairement à Rome, et à la tête du Sénat, pour y présider, et qu’il n’en sortait point à moins qu’une guerre importante n’obligeât les deux consuls de se mettre l’un et l’autre en campagne. Celui qui prenait le commandement des troupes avait le gouvernement des provinces limitrophes où se trouvaient les armées, et le sort seul décidait entre les deux consuls de ces différents emplois.

Le consul en entrant dans les provinces de l’empire, y recevait les mêmes honneurs qu’on ne rendait ailleurs qu’aux souverains du pays. Il jouissait pendant son consulat d’une autorité absolue : et à moins qu’il ne fût d’une probité extraordinaire, il n’en revenait ordinairement qu’avec des richesses immenses. Antoine dont le mauvais état des affaires avait besoin de ce secours, accepta avec joie la proposition de son collègue : et par reconnaissance, il se détacha du parti qu’il semblait favoriser auparavant, pour suivre l’impression des conseils de Cicéron, et concourir avec lui au bien de la patrie.

Cicéron assuré de son collègue, tourna tous ses soins contre Rullus. Comme il ne connaissait pas encore le fond des intentions du tribun, pour s’en éclaircir, il lui fit représenter par des amis communs, qu’étant revêtus l’un et l’autre de différentes magistratures dans la même année, il était de l’intérêt de la république qu’ils pussent agir de concert ; qu’il le trouverait toujours disposé de son côté à favoriser tout ce qui serait utile au peuple, et qu’il le priait de lui communiquer le projet d’une loi qu’il devait, disait-on, proposer ; afin que si elle lui paraissait juste, il pût la soutenir lui-même de toutes ses forces.

Mais Rullus qui se doutait bien qu’un homme aussi attaché à l’observation des anciennes lois, et aussi jaloux de la liberté publique que Cicéron, n’approuverait jamais les nouveautés qu’il voulait introduire dans le gouvernement, ne répondit à ces avances de civilité, que par des discours vagues et généraux qui augmentèrent les soupçons du consul. Il évitait même sa présence pour n’être pas obligé de s’expliquer avec lui : et Cicéron vit bien qu’il n’apprendrait rien de positif au sujet de la loi, que par la publication de la loi même. Cependant pour n’être pas surpris, il eut la précaution d’envoyer des secrétaires à toutes les assemblées du peuple pour observer ce qui s’y passerait, et pour écrire le plus exactement qu’ils pourraient tous les articles de la loi, et ce qui se dirait à ce sujet, supposé qu’on traitât cette matière.

Ce fut par le ministère de ces écrivains, qu’il apprit que Rullus avait proposé sa loi en pleine assemblée. Ils lui en rapportèrent une copie exacte, aussi bien que des discours qui avaient été tenus à ce sujet par Rullus et ses partisans.

Cicéron étant muni de cette pièce, convoqua aussitôt le Sénat : après avoir fait la lecture de la loi qui contenait plus de quarante articles, il représenta à cette auguste compagnie combien les propositions du tribun devaient être suspectes et odieuses à tous ceux qui aimaient sincèrement la liberté et le repos de la république. Comme il avait affaire à un corps infiniment jaloux de son autorité, il leur fit sentir combien la création des décemvirs avec un pouvoir si absolu dans toute l’étendue de l’empire, et pour un temps aussi considérable que celui de cinq ans, était préjudiciable à l’autorité du Sénat : qu’il s’allait élever une nouvelle magistrature qui anéantirait les anciennes, et que la vente des terres qui appartenaient au domaine, détruirait infailliblement les principales forces de l’état.

Sachez, pères conscrits, leur dit-il, que nos tribuns veulent vendre aujourd’hui les terres des Attaliens et des Olimpeniens que Servilius par ses conquêtes avait ajoutées au domaine de l’état. De-là ces marchands qui veulent vendre la république entière, doivent passer en Macédoine, et y mettre à l’encan les terres royales de Philippe et de Persée acquises par la valeur et le courage de Paul Émile. Les terres si fertiles de Corinthe, qui par la bonne conduite de Mummius, font partie du revenu de la république, ne leur échapperont pas. Ils s’embarqueront ensuite pour passer en Espagne : après avoir vendu les terres que nous possédons proche de la nouvelle Carthage, ils sortiront de l’Europe ; ils se rendront en Afrique, et vendront le territoire de l’ancienne Carthage. L’Asie leur présente de nouvelles terres et un nouveau sujet de brigandage. Le Pont, la Cappadoce, la Bithynie et la Paphlagonie, toutes les terres qui faisaient le domaine particulier des princes qui ont régné dans ces grandes provinces, vont être mises à l’enchère : par ces ventes du domaine de la république, on va tarir tout d’un coup la source qui portait l’argent dans le trésor public ; divertir les fonds les plus assurés pour la paye des légions, et priver Rome et l’Italie des secours qu’elle tirait des provinces dans des temps de stérilité et de famine.

Cicéron passe ensuite à l’article des colonies que les décemvirs devaient établir dans telles villes de l’Italie qu’ils jugeraient à propos, et auxquelles ils assigneraient les terres les plus fertiles. Il fit voir que Rullus et les autres tribuns, n’avaient en vue par ce projet que d’occuper par leurs créatures les villes les plus voisines de Rome, pour pouvoir ensuite se rendre maîtres plus facilement de Rome même et du gouvernement.

Ce n’est pas seulement, continua Cicéron, de la grandeur de nos pertes, et de la diminution des revenus publics que je me plains, c’est contre cette puissance absolue qu’on veut attribuer aux décemvirs que je m’élève aujourd’hui : ma crainte et mon inquiétude n’est que pour le salut de la patrie et la conservation de la liberté. Car comment résisterez-vous à des gens, qui après avoir rempli l’Italie de leurs satellites, auront seuls entre leurs mains tous les trésors de la république ? N’en ayez point d’inquiétude, me dira-t-on, ils en achèteront incessamment des terres en Italie même, selon le projet de la loi. à la bonne heure : mais est-il bien assuré que dans ces contrées si fertiles et si agréables, il se trouve tant de gens qui veuillent se défaire de leur patrimoine ? Et s’il ne se présente point de vendeurs ; s’il ne se trouve point d’acquisitions pour employer les fonds qui seront entre leurs mains, que deviendra notre argent ? Ne vous en embarrassez pas, pères conscrits : en leur donnant pour cinq ans cette autorité absolue que leur attribue la loi, vous les avez mis en état de ne vous en rendre jamais compte : et si la loi est reçue, la république perd en un même jour ses domaines, ses finances et sa liberté. Enfin Cicéron, aussi grand homme d’état qu’excellent orateur, parla avec tant de force et d’éloquence ; il fit voir si clairement que Rullus, ses collègues, et ses partisans, n’avaient en vue que de s’enrichir aux dépens du public, et de rétablir la tyrannie des anciens décemvirs, que la loi fut rejetée par le Sénat presque tout d’une voie.

Quoique Rullus et ses partisans parussent consternés par la force des raisons de Cicéron, et l’éloquence invincible de cet orateur, ils ne laissèrent pas de porter cette affaire devant l’assemblée du peuple, où ils espéraient trouver d’autant plus de facilité à faire recevoir la loi, qu’elle semblait n’avoir pour objet que l’intérêt du petit peuple. En effet toute la multitude séduite par l’appas des terres qu’on lui promettait en Italie, regardait Rullus comme un autre Gracque, comme son patron et son bienfaiteur.

Mais Cicéron, quoique instruit de cette disposition, ne relâcha rien de son zèle et de sa fermeté : et le jour désigné pour l’assemblée étant arrivé, il ordonna à tout le Sénat de le suivre. Il se rendit sur la place accompagné de cette auguste compagnie, précédé de ses licteurs, et avec toute la majesté d’un souverain magistrat de la république. Il monta à la tribune aux harangues : et sans s’embarrasser ni des invectives des tribuns, ni des clameurs du peuple, il prit la parole, et se mit en état de faire voir au peuple même combien cette loi nouvelle était préjudiciable à ses véritables intérêts et à la liberté publique. Mais comme il avait affaire à une multitude prévenue par ses tribuns, contre tout ce qui venait de la part du Sénat, il prit en habile orateur, un détour adroit pour s’insinuer dans sa confiance. Il commença son discours par représenter au peuple qu’il était plébéien d’origine, né dans l’ordre des chevaliers, et qu’il ne devait qu’au peuple même la dignité du consulat.

Je suis, dit-il, le premier homme nouveau que vous avez fait consul de notre temps : et par mon élection, vous avez emporté une place dont la noblesse était en possession, et qu’elle défendait de toutes ses forces : vous m’y avez élevé avec un concours si unanime de vos suffrages, que jamais aucun patricien n’y est monté avec tant d’éclat, et qu’aucun plébéien n’y est parvenu avec tant de gloire. Et ce qui doit augmenter mon attachement et ma reconnaissance pour le peuple, c’est que dans l’assemblée faite pour mon élection, vous ne vous êtes point servis de ces billets qui ne sont que des témoignages d’une liberté secrète : mais vous m’avez porté dans cette haute dignité par des acclamations et des voeux publics, qui me sont peut-être plus glorieux que la dignité même dont vous m’avez honoré. Ainsi puisque je suis un homme nouveau et un plébéien, que je dois uniquement au peuple la dignité dont je suis revêtu, je déclare hautement devant le corps entier du Sénat, et devant tous les patriciens, que je serai un consul populaire, que rien ne me sera si cher pendant mon consulat, que les intérêts de ce peuple auquel j’ai de si grandes obligations. Et j’empêcherai, si je puis, qu’on ne ruine l’épargne dont il tire ses principales forces, et sa subsistance en temps de guerre. Ce n’est pas que je désapprouve toutes les lois qui concernent le partage des terres. Il y en a que je révère : je conserve chèrement la mémoire des deux Gracques, de ces illustres frères qui sacrifièrent leur vie pour procurer au peuple des terres dont des particuliers s’étaient emparés injustement.

La loi Sempronia sera toujours respectable aux gens de bien : mais je ne puis souscrire à celles que propose Rullus, et qui pour vous éblouir, fait une vaine montre des terres qu’il n’est pas en son pouvoir de vous donner. Sous un prétexte si plausible, il veut ruiner la liberté, et s’ériger en tyran de la république. C’est ce que je prétends vous faire voir à découvert : et si après m’avoir entendu, vous n’êtes pas satisfaits de la solidité de mes preuves, je me désisterai de mon premier sentiment. Je recevrai de vous la loi ; j’y souscrirai, et je me conformerai, comme consul populaire, au plus grand nombre des voeux du peuple. Pour lors prenant la loi, il la lut toute entière : et comme en la combattant dans le Sénat, il s’était principalement attaché à lui faire sentir que la création de ces nouveaux magistrats ruinerait entièrement l’autorité des anciens, il s’étendit, surtout en parlant au peuple, sur les articles qui pouvaient blesser sa liberté, et le droit que chaque citoyen avait de concourir par son suffrage dans toutes les élections, et de décider par sa voix des lois qu’on devait recevoir ou rejeter.

Le premier article de la loi, dit-il, ordonne que celui qui l’aura proposée, établisse des décemvirs par les suffrages de dix-sept tribus tirées au sort, et que celui-là soit déclaré décemvir auquel neuf tribus auront déféré cette dignité. Je demande d’abord pourquoi ce tribun audacieux ose priver dix-huit tribus du droit de suffrage. Y a-t-il un seul exemple dans la république, qu’on ait créé des triumvirs ou des décemvirs sans le concours des trente-cinq tribus ? Quel est le dessein de ce tribun en voulant introduire une nouveauté si surprenante dans notre gouvernement ? Vous l’allez voir tout à l’heure. Il n’a pas manqué de projets : il a manqué seulement de fidélité envers le peuple romain. Il a manqué de justice ; et vos droits et vos intérêts ne lui ont pas été respectables. Rullus veut ensuite que l’auteur de la loi préside à l’assemblée du peuple romain, c’est à dire que Rullus ordonne que Rullus tiendra l’assemblée.

Le même Rullus qui ne veut rien abandonner à tout le corps du peuple romain, ordonne qu’on tirera au sort les tribus : et comme il y doit présider, et qu’il est très heureux, il ne sortira de l’urne que les noms des tribus qui lui seront les plus agréables ; et par une suite de collusion, ceux que ces neuf tribus choisies par Rullus auront nommés pour décemvirs, seront, sous l’autorité de Rullus, nos seigneurs et nos maîtres, et les maîtres absolus de nos biens. Vit-on jamais un projet plus injuste, plus audacieux, et plus opposé à toutes nos lois ? Quel est l’auteur de cette loi nouvelle ? Rullus. Qui est celui qui prétend priver du droit de suffrage la plus grande partie du peuple ? Rullus.

Qui est-ce qui a un secret tout prêt pour ne faire sortir de l’urne que les noms des tribus où il croit avoir le plus de crédit ? Rullus. Qui nommera les décemvirs selon ses vues et ses intérêts ? Rullus. Qui sera le premier de ces décemvirs ? Faut-il le demander ? Rullus. Enfin qui sera maître absolu de tous les biens de l’état ? Le seul Rullus. Voila, messieurs, comment on vous traite, vous qui êtes les maîtres et les rois des nations : à peine une si honteuse prévarication serait-elle soufferte sous l’empire d’un tyran, et dans une société d’esclaves.

Cicéron ayant tâché d’exciter l’indignation du peuple contre cette entreprise sur ses droits les plus légitimes, passa aux différents articles de la loi. Il en examina successivement l’injustice et les inconvénients. Il répéta dans ce second discours une partie de ce qu’il avait déjà dit à ce sujet en plein Sénat. Il ajouta, qu’un homme sans autorité légitime, et après s’être fait élire pour décemvir contre les formes ordinaires, se croirait en droit de vendre le domaine de la république au prix qu’il voudrait, et à qui il lui plairait. Quel brigandage ? s’écrie le consul ; qui doute que le vendeur et l’acquéreur ne soient souvent qu’une même personne, quoique le véritable acquéreur ne paraisse sur la scène que sous un nom supposé ? Mais où se passera cette scène ? Sera-ce dans la place, à la vue de nos citoyens, comme les censeurs en usent quand ils donnent à ferme les revenus de la république ? Non, messieurs, Rullus et ses collègues n’ont pas besoin d’un si grand jour. Ils cherchent des lieux obscurs qui favorisent leurs fraudes et leur brigandage ; l’auteur de la loi qui a pourvu à tout, ordonne qu’ils auront la liberté de faire cette vente en tel endroit qu’il leur plaira.

Il faudrait traduire entièrement les trois oraisons que Cicéron prononça à ce sujet, si on voulait rapporter dans un détail exact toutes les raisons que cet excellent orateur opposa à l’établissement d’une loi si dangereuse. Enfin il parla avec tant de force, qu’il convainquit le peuple qu’il ne la pouvait recevoir sans détruire sa liberté, et ruiner la république. Tous les projets de Rullus et de ses collègues furent rejetés d’un commun consentement. Je délivrai, dit Cicéron dans son oraison contre Pison, dès le premier jour de janvier, le Sénat et tous les gens de bien, de la crainte de cette loi. Mais il n’eut pas tant de facilité à dissiper l’appréhension que causaient les mauvais desseins de Catilina et de ses partisans. Ce n’est pas que tout le monde fût également informé de ses vues. On en parlait différemment dans Rome : ceux qui étaient les plus favorables à ce chef de parti, prétendaient qu’il n’en voulait qu’à Cicéron, qui lui était odieux, disaient-ils, par la préférence qu’il avait remportée sur lui dans la dernière élection pour le consulat. D’autres publiaient que ce patricien ambitieux, et élevé sous la domination absolue de Sylla, aspirait pendant l’absence et l’éloignement de Pompée, à faire revivre à son exemple une dictature perpétuelle : et des bruits sans auteurs mêlaient des choses fausses avec les vraies, et augmentaient l’inquiétude du Sénat et la crainte des gens de bien.

Cicéron était mieux instruit. Fulvia dont nous avons parlé, ne lui cachait rien de ce qu’elle apprenait de Curius son amant, un des chefs de la conjuration. Mais la déposition seule d’une femme perdue de réputation, ne suffisait pas pour procéder par la rigueur des lois contre un homme de la naissance de Catilina, qui avait pour parents et pour amis les premiers de Rome et du Sénat. Le consul vit bien qu’il lui fallait d’autres preuves, et des témoins qu’on ne pût récuser. Il répandit secrètement des espions dans toutes les cabales. On prétend même qu’il gagna quelques-uns des conjurés, qui de concert avec lui paraissaient les plus ardents à faire réussir la conjuration. Ce fut par leur secours qu’il découvrit les desseins de Catilina, les sentiments différents de ceux qui étaient entrés dans son parti, le nombre et la qualité de leurs partisans, et les vues générales et particulières de tous les conjurés.

Comme il tenait toujours parmi ces furieux des oreilles fidèles, il était en quelque manière présent à leurs discours, à leurs conseils, et pour ainsi dire à leurs pensées. Il apprit avec autant de surprise que de douleur, que cette troupe de scélérats avaient formé le dessein de mettre le feu en différents endroits de la ville ; que pendant la confusion et le tumulte que causerait un incendie presque général, ils étaient convenus d’aller poignarder les principaux du Sénat jusque dans leurs maisons, et qu’en même temps on ferait avancer les troupes commandées par Manlius pour s’emparer de Rome et du gouvernement.

Pendant que les conjurés se flattaient de trouver dans le succès de leurs funestes desseins des richesses immenses, et une autorité sans bornes, la nouvelle se répandit à Rome que Pompée après avoir subjugué la plus grande partie de l’Orient, revenait en Italie à la tête d’une armée victorieuse. Catilina épouvanté d’un contretemps qui ruinait tous ses desseins, résolut d’en précipiter l’exécution. Il confère avec les principaux de son parti ; il parle à chacun en particulier ; il renouvelle ses promesses, et les espérances qu’il leur avait données, de leur faire trouver dans le changement du gouvernement la satisfaction de leurs désirs. Enfin il les assemble tous la nuit dans un endroit écarté de la maison de M Lecca, et leur représente que le retour de Pompée déconcertait tous leurs desseins, s’ils n’avaient le courage de le prévenir. Que leur entreprise était d’autant plus facile, qu’il n’y avait point de troupes dans Rome ni dans l’Italie, et que leurs ennemis seraient accablés avant que d’avoir pu prévoir les coups qu’on leur porterait.

Il ne tient qu’à vous, leur dit-il, d’être demain maîtres de Rome. Pompée est encore éloigné, la ville sans défense, et le Sénat n’est composé que de gens sans vigueur, accablés d’années, ou amollis par les délices. Pour nous, nous ne manquons ni de courage, ni de forces. Nous sommes en grand nombre, et la plupart des premières maisons de la république. Le peuple ennemi du Sénat, se déclarera pour notre parti ; et nous avons hors de Rome tous ces braves soldats de Sylla, qui réunis sous le commandement de Manlius, n’attendent que vos ordres. Il n’est question que d’entreprendre : tout dépend de la diligence que nous apporterons dans l’exécution, et vous trouverez les dignités, les honneurs et les richesses dans le succès de vos desseins.

Ce discours fut reçu avec de grands applaudissements. On ouvrit ensuite différents avis, et les plus violents furent les mieux reçus. Comme on redoutait la prévoyance et la fermeté de Cicéron, on convint qu’il fallait commencer par se défaire d’un homme, qui par l’autorité que lui donnait la dignité de consul, pouvait traverser l’exécution de leurs projets. On résolut en même temps de mettre le feu en cent quartiers différents de la ville, de couper les canaux qui portaient l’eau, de peur qu’on ne s’en servît pour éteindre l’embrasement, d’égorger tout le Sénat, et de n’épargner que les seuls enfants de Pompée qu’on retiendrait pour servir d’otages contre la puissance et le ressentiment de ce redoutable guerrier. Que Catilina se mettrait ensuite à la tête des troupes que Manlius avait levées, qu’il établirait son autorité dans l’état, comme avait fait auparavant Sylla : et qu’il changerait même la forme du gouvernement, selon qu’il conviendrait à ses intérêts. Cethegus et un chevalier romain appelé Cornélius, offrirent d’aller poignarder Cicéron dans sa maison ; et la nuit qui précédait les saturnales fut marquée pour l’embrasement de Rome.

Ce conseil finit par un grand repas, qui fut suivi d’affreuses débauches, et de ces crimes honteux que la nature même ne souffre qu’avec horreur. On prétend que de jeunes hommes n’eurent point de honte de se prostituer aux chefs de la conjuration, et que Catilina pour lier tous les conjurés par la complicité d’une action pleine de fureur, leur avait présenté un vase rempli de sang humain mêlé avec du vin, dont ils avaient tous goûté. Mais quelques-uns de ces faits ne sont pas bien avérés dans l’histoire, et peut-être qu’ils n’avaient point d’autre fondement que la prévention générale où l’on était contre un si méchant homme ; prévention qui portait à croire que le fond d’où sortait un aussi grand crime que la conjuration, portait en soi comme la semence et la racine des plus affreux désordres.

Les conjurés ne furent pas plutôt séparés, que Cicéron fut averti par Fulvia du péril que courait la république, et des desseins qu’on faisait en particulier contre sa vie. Comme c’était un homme réglé dans ses moeurs, sage, tempérant, et d’ailleurs très habile, il avait un grand avantage sur des gens pleins de fureur et de passion, qui ne formaient des desseins que noyés dans le vin, et au milieu de la débauche. Il donna d’abord de bons ordres dans sa maison : et Cethegus s’y étant présenté le lendemain à la pointe du jour, sous prétexte que comme préteur, il avait des affaires de conséquence à communiquer au consul ; on lui en refusa l’entrée. Il se retira en faisant des plaintes et des menaces qui ne servirent qu’à le rendre plus suspect.

Cependant Cicéron ne se trouvant pas assez autorisé pour dissiper une cabale si puissante, convoqua le Sénat ; il s’y rendit accompagné d’un grand nombre de ses clients et de ses amis : et il avait pris une cuirasse sous sa robe, qu’il laissait voir exprès, afin de faire connaître le péril auquel il était exposé. Il fit son rapport au Sénat des desseins des conjurés. Il représenta à l’assemblée que la république avait des ennemis au dedans et au dehors de Rome, et que pendant que Catilina formait le dessein de mettre le feu à la ville, et de faire périr le Sénat et tous ses concitoyens, Manlius de son côté travaillait à faire soulever l’Étrurie. Qu’il s’était mis à la tête de tout ce qu’il y avait de brigands en Italie, et que les habitants des colonies de Sylla, et les soldats vétérans de ce dictateur, à qui le luxe et la débauche n’avaient rien laissé de leurs anciens brigandages, s’étaient joints à ce rebelle, et se disposaient à venir dans Rome renouveler les fureurs des proscriptions de Marius et de Sylla. Comme il y avait plusieurs des conjurés du nombre même des sénateurs ; Cicéron ne jugea pas à propos de nommer encore ceux dont il avait tiré ces avis.

Mais on avait tant de confiance dans sa probité, que le Sénat, sans exiger qu’il fournît des preuves et des témoins de ce qu’il avançait, ordonna par un décret public que les consuls eussent à pourvoir qu’il n’arrivât point de dommage à la république : formule ancienne par laquelle ces magistrats recevaient le pouvoir le plus étendu, mais qu’on ne leur confiait que dans les plus grands périls de l’état. Cicéron revêtu d’une aussi grande autorité, et que son collègue lui laissait toute entière, envoie aussitôt des sénateurs, et les plus gens de bien de la république, dans les principales villes de l’Italie pour contenir les peuples dans leur devoir. Il établit en même temps dans les différents quartiers de Rome des corps de garde pour prévenir et arrêter les incendiaires. Le Sénat par son conseil, pour avoir un entier éclaircissement de cette affaire, promet une amnistie, et même des sommes d’argent à ceux des conjurés qui en donneraient quelque lumière.

Mais ces scélérats étaient liés si étroitement ensemble, et si déterminés dans le mal, que parmi un si grand nombre de conjurés qui étaient ou à Rome ou dans l’armée de Manlius, il n’y en eut pas un seul que la crainte des supplices ou l’espérance des récompenses portât à découvrir les mauvais desseins de ses complices. Le petit peuple toujours avide de la nouveauté, favorisait même ce parti, et se flattait à son ordinaire, que sa condition serait meilleure dans le changement de gouvernement, et dans les troubles de l’état. Catilina par lui-même, ou par ses émissaires, avait répandu dans tous les états un esprit de sédition et de révolte : et il entrait des sénateurs, des chevaliers, des plébéiens, et jusqu’à des esclaves dans cette conspiration.

On fut instruit plus particulièrement de leurs desseins par un paquet qu’un inconnu rendit au portier de Crassus. Il y avait dans ce paquet des lettres adressées à différents particuliers, toutes sans souscription, et une autre sans adresse que Crassus ouvrit. Il y trouva tout le plan de la conjuration : on l’exhortait, s’il voulait conserver sa vie, de sortir au plutôt de Rome. Comme personne n’ignorait qu’il y avait toujours eu une liaison assez particulière entre Catilina et lui, de peur de se rendre plus suspect, il porta ce paquet au consul qui en fit faire lecture en plein Sénat. Pendant que l’assemblée délibérait là-dessus, Catilina survint comme s’il n’eût pas eu d’intérêt à l’affaire qu’on agitait. Mais quand en qualité de sénateur il voulut prendre sa place, tous ses confrères s’éloignèrent de lui ; personne ne voulut rester sur le banc où il s’était assis. Cicéron qui présidait dans l’assemblée, ne pouvant retenir son indignation, lui adressa la parole avec cette éloquence foudroyante, et si propre à épouvanter les méchants : jusqu’à quand, ô Catilina, lui dit-il, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps serons-nous encore l’objet de tes fureurs ? Jusqu’où prétends-tu pousser ton audace criminelle ? Ne reconnais-tu pas à la garde qu’on fait continuellement dans la ville, à la crainte du peuple, au visage irrité des sénateurs, que tes pernicieux desseins sont découverts ? Des yeux fidèles observent toutes tes démarches : tu ne tiens point de conseils si secrets que je n’en sois averti : j’y assiste : je suis présent jusqu’à tes pensées. Crois-tu que j’ignore ce qui s’est passé la nuit dernière dans la maison de M Lecca ? N’y as-tu pas distribué les emplois et partagé toute l’Italie avec tes complices ? Les uns doivent marcher en campagne sous les ordres de Manlius, et les autres rester dans la ville pour y mettre le feu en cent endroits différents. à la faveur du désordre et du tumulte causé par un incendie général, on doit assassiner le consul dans sa maison, et la plupart des sénateurs. Le Sénat, cette assemblée si auguste et si sainte, est instruit des moindres circonstances de la conjuration, et Catilina respire encore. Il est même dans cette compagnie, il nous écoute : il nous regarde comme ses victimes. Durant que nous parlons, il désigne ceux qu’il destine à la mort, et nous sommes si patients ou plutôt si faibles, que nous songeons moins à punir ses crimes, qu’à nous préserver de sa fureur.

Catilina soutint un discours si véhément avec une profonde dissimulation, et n’y répondit d’abord qu’en conjurant le Sénat de ne pas ajouter foi aux invectives de son ennemi, et d’un homme nouveau qui avait inventé le plan d’une conjuration pour se faire un nom, et acquérir le titre de défenseur de sa patrie. Il ajoutait à cela d’autres injures contre Cicéron, mais il fut interrompu par un murmure général qui l’empêcha de se faire entendre. Tout retentissait dans le Sénat des noms d’incendiaire, de parricide, et d’ennemi de la patrie.

Catilina outré de ces reproches, pâle de colère, et les yeux égarés, s’écria plein de fureur, que puisqu’on le poussait à bout, il ne périrait pas du moins tout seul, et qu’il ferait tomber avec lui ceux qui le voulaient perdre. Il sortit sur le champ du Sénat, et fit venir chez lui Lentulus, Cethegus et les principaux chefs de la conjuration. Il leur rendit compte de ce qui se venait de passer dans le Sénat, et il leur représenta en même temps qu’il n’y avait plus de sûreté pour lui dans Rome, qu’il allait se mettre à la tête des troupes que Manlius tenait en différents endroits de l’Etrurie, et qu’après les avoir réunies en corps d’armée, il les ferait marcher du côté de Rome. Que c’était à eux qui restaient dans la ville, à employer tous leurs soins pour se défaire du consul, le seul qui pouvait faire obstacle au succès de leurs desseins.

Qu’il les exhortait surtout à gagner la jeunesse de Rome, et à grossir le nombre de leurs partisans. Il partit la nuit suivante accompagné de trois cens hommes armés, et fut joindre Manlius. Il n’eut pas plutôt rassemblé les troupes dont il s’était assuré, qu’il prit toutes les marques d’une magistrature publique, et qu’il se fit précéder par des huissiers qui portaient devant lui des faisceaux de verges armées de haches. Le Sénat instruit d’une révolte si déclarée, ordonna que le consul Antonius à la tête des légions, marcherait incessamment contre les rebelles, et que Cicéron resterait dans la ville pour veiller à sa conservation. Cependant Lentulus et les autres chefs de la conjuration, s’appliquèrent, suivant les instructions de Catilina, à acquérir de nouveaux partisans. Ils tâchèrent de faire entrer dans leur complot des envoyés des allobroges qui se trouvaient à Rome. Ils y étaient venus pour demander au Sénat quelque diminution des impôts dont ils étaient chargés, et dont les intérêts accumulés depuis plusieurs années par l’art funeste des usuriers, montaient plus haut que la valeur même des fonds de terre. Mais l’avarice insatiable des fermiers, et la dureté des magistrats, empêchaient qu’on n’eût égard à leur misère. Le fond même et la propriété de leurs terres n’étaient pas suffisants pour acquitter ces dettes, et ils étaient à la veille de voir encore vendre comme esclaves leurs femmes et leurs enfants, pour satisfaire à des exactions si cruelles.

Lentulus ayant reconnu à quel point ces envoyés étaient outrés contre le corps du Sénat, résolut de profiter de cette disposition. Comme les allobroges étaient des peuples belliqueux, il se flatta d’en tirer un puissant secours s’il pouvait les résoudre à prendre les armes et à se joindre à l’armée que commandait Catilina. Umbrenus un des conjurés, et qui avait quelque liaison avec ces envoyés, fut chargé de la négociation. Sous prétexte de s’informer de l’état de leurs affaires, il les aborde et leur demande quelle issue ils en espéraient : point d’autre que la mort, lui dirent-ils, puisque le Sénat est insensible à nos justes plaintes.

Umbrenus pour s’insinuer dans leur confiance les plaint, blâme la dureté du Sénat, offre ses services et le crédit de ses amis, se donne quelques mouvements, et sollicite en apparence pour leur soulagement. Ces offices les engagent à se voir plus souvent ; la confiance s’établit insensiblement ; l’amitié et l’union deviennent à la fin très étroites. Pour lors Umbrenus leur déclare comme en secret, qu’ils ne doivent rien attendre du Sénat dont la politique veut toujours tenir les sujets de l’état dans la misère et l’abaissement. Il ajoute qu’il y avait cependant un remède à leurs malheurs, et qu’il savait un moyen de les affranchir de leurs dettes. Mais que ce moyen demandait également du courage et du secret. Ces envoyés protestent qu’il n’y a point d’entreprise si difficile où ils ne s’engagent pour délivrer leur nation de la tyrannie des usuriers, et ils conjurent en même temps Umbrenus de leur découvrir le moyen de rompre leurs chaînes. Mais ce romain ne jugea pas à propos de s’ouvrir plus particulièrement sans en avoir conféré avec Lentulus et les autres chefs des conjurés. On approuva sa conduite, et pour donner plus de poids à la négociation, Gabinius en fut chargé avec lui. Ces deux hommes entrèrent en conférence avec les allobroges dans la maison de Sempronia.

Gabinius après en avoir exigé les serments les plus solennels, leur découvrit le plan de la conjuration ; le nombre et les forces des conjurés qu’il grossit encore pour les faire paraître plus redoutables. Il ajouta que si leur nation voulait prendre les armes et se joindre à Catilina, on leur donnerait toutes les sûretés qu’ils pourraient souhaiter pour une abolition générale de toutes leurs dettes.

Après différentes propositions on se sépara, et on convint de se rassembler la nuit suivante pour donner quelque forme au traité qu’on minutait. Mais ces députés ne furent pas plutôt seuls, que la grandeur du péril où ils allaient engager leur nation, et l’incertitude du succès commencèrent à les inquiéter. Différentes réflexions affaiblirent leurs premières pensées. D’un côté ils voyaient à la vérité une armée en campagne, et soutenue dans Rome par un parti puissant et composé d’un grand nombre de personnes de condition et des premiers de la ville. Mais ils trouvaient de l’autre côté l’autorité légitime, les consuls, le Sénat et les légions. Ils pouvaient même se flatter qu’en révélant le secret de la conjuration, ils pourraient obtenir pour récompense l’abolition, ou du moins une diminution considérable de leurs dettes.

Dans cette agitation ils résolurent de ne rien faire sans la participation de Q Fabius Sanga, qui était chargé de la protection des allobroges suivant l’usage de ce temps-là où tous les peuples sujets ou alliés de la république, avaient dans le Sénat un protecteur qui prenait soin de leurs intérêts.

Sanga après leur avoir représenté l’horreur et les périls d’une pareille entreprise, de concert avec eux courut chez le consul lui donner avis des propositions qu’on avait faites à ces envoyés. Cicéron les voulut voir ; il les gagna par des espérances et des promesses plus solides que celles que leur donnaient les conjurés. Ils se dévouèrent entièrement à ses ordres, et de concert avec lui ils demandèrent à traiter avec les chefs de la conjuration.

Lentulus, Cethegus, Statilius, et les principaux de cette entreprise, se rendent secrètement dans un endroit dont on était convenu. Les députés s’y trouvent de leur côté : on agite de nouveau l’affaire qui les avait obligés de s’assembler. Les conjurés en représentent les avantages et les facilités ; les allobroges font leurs objections et demandent leurs sûretés.

Enfin après bien des difficultés, ils feignent de se rendre. On met le traité au net ; ils le signent avec tous les chefs de la conjuration ; on en fait un double également signé de toutes les parties, et que ces envoyés exigent qu’on leur confie pour le pouvoir communiquer aux chefs de leur nation, qui en voyant de si grands noms, s’engageraient, disaient-ils, plus facilement dans l’entreprise. On convient qu’ils partiraient de nuit pour se rendre dans leur pays, et qu’ils passeraient par le camp de Catilina pour lui faire ratifier le traité.

Lentulus leur donna des lettres pour ce chef de parti, qui contenaient le plan de la conjuration, et les mesures qu’il avait prises avec ses complices pour faire périr le consul et la plupart des sénateurs. Et un des conjurés appelé Volturcius, de la ville de Crotone se chargea de la conduite de ces envoyés, et de rendre compte à Catilina des engagements qu’on avait pris pour faire soulever leur nation. Cicéron averti par les allobroges qu’ils devaient partir la nuit suivante, envoie secrètement sur le chemin deux préteurs avec des gardes qui s’assurent du pont Milvien par où il fallait passer. Les Allobroges arrivent ; on les arrête aussitôt à leur passage avec toute leur suite. Ils se rendent aux préteurs sans faire de résistance, comme des gens surpris et épouvantés. On prit avec eux Volturcius et une cassette où étaient renfermées toutes les lettres des conjurés.

Le consul ayant en main les preuves de la conjuration, convoqua le Sénat de grand matin dans le temple de la Concorde, et il fit arrêter Lentulus, Cethegus, Statilius, Gabinius et Ceparius que des gardes amenèrent dans l’assemblée. On fit entrer en même temps les députés des Allobroges avec Volturcius, qui sous la promesse de sa grâce, développa tout le secret des conjurés. On lut publiquement leurs lettres, et Lentulus se trouvant convaincu par sa propre signature, fut contraint de renoncer sur le champ à la préture. Il quitta sa robe de pourpre ; on lui en donna une autre convenable à sa mauvaise fortune, et on le conduisit avec ses complices en différentes maisons qui leur furent données pour prison.

Cethegus trouva le moyen de faire tenir un billet à ses amis et à ses affranchis, par lequel il les exhortait d’assembler ses partisans, et de faire un effort la nuit pour le tirer de prison. Cicéron craignant qu’il ne s’élevât quelque tumulte dangereux en leur faveur, convoqua de nouveau le Sénat sur le soir pour prendre une dernière résolution au sujet des prisonniers. Syllanus désigné consul pour l’année prochaine, et auquel selon l’usage on demanda le premier son avis, déclara qu’ils méritaient le dernier supplice. Tous ceux qui opinèrent après lui furent du même avis, jusqu’à Jules César, qui fit un grand discours en faveur de la clémence, et conclut en disant que dans une affaire où il s’agissait de répandre le sang des citoyens, et des premiers de Rome, il était d’avis qu’on ne précipitât point leur jugement ; mais qu’on les retînt sous une sure garde dans quelques villes d’Italie jusqu’à ce que Catilina eût été vaincu. Comme il était excellent orateur, il ramena la plupart des sénateurs à son sentiment. Syllanus même qui avait ouvert le premier l’avis de les faire punir sur le champ, se rétracta, et dit : qu’en les condamnant comme il avait fait au dernier supplice, il n’avait entendu parler que de la prison, qui était, disait-il, la plus grande punition qu’on pouvait exercer contre un citoyen romain.

Mais Caton, quand ce fut son tour d’opiner, peignit avec des couleurs si vives toute l’horreur des desseins des conjurés ; il sut faire voir par des raisons si pressantes combien leur vie était incompatible avec la sûreté de l’état, et que pour sauver quelques scélérats on mettait, pour ainsi dire, le poignard dans le sein des plus gens de bien, que toutes les voix revinrent à son avis. Leur supplice fut résolu, et Cicéron sur l’arrêt seul du Sénat, et sans porter l’affaire devant l’assemblée du peuple suivant l’usage ordinaire, les fit exécuter sur le champ dans la prison où il les fit conduire.

On rapporte qu’après cette exécution il trouva sur la place un grand nombre de leurs parents et de leurs complices, qui ignoraient encore leur destinée, et qui n’attendaient que la nuit pour les enlever ; et que se tournant de leur côté, il leur cria : ils ont vécu : manière adoucie dont s’exprimaient les romains pour éviter ce qu’ils trouvaient de trop dur dans ces termes : ils sont morts ; et que cette seule parole, comme un coup de foudre, dissipa en un instant cette foule de conjurés, et déconcerta tous leurs desseins.

On ne peut exprimer la joie que le peuple fit paraître quand il vit une si dangereuse conspiration éteinte, et les conjurés punis. On n’entendait qu’imprécations contre Catilina, et que louanges de Cicéron : la plupart le reconduisirent jusqu’en sa maison. Les femmes même pour exprimer leur reconnaissance mirent des illuminations à leurs fenêtres comme pour l’éclairer. Cette nuit lui fut plus glorieuse que les plus beaux jours de triomphe ne l’avaient été à des généraux victorieux. On disait hautement que les plus grands capitaines avaient à la vérité acquis à la république des provinces entières ; mais que Cicéron sans troupes, sans combats, et sans effusion de sang, l’avait sauvée. On l’appelait le second fondateur de Rome, et le père de la patrie. Tous les ordres de l’état s’attachèrent à lui, et son autorité était d’autant plus solide qu’il ne la devait qu’à sa propre vertu, à l’estime, et à la reconnaissance de ses concitoyens. César quoique considérable dans la république par sa valeur, par son éloquence, et par son crédit et celui de ses amis, fut traité bien différemment.

Il y avait déjà du temps qu’il était suspect de desseins cachés, et plus d’une fois Cicéron avait témoigné qu’il remarquait dans toute sa conduite un esprit qui aspirait secrètement à la tyrannie. La vie qu’il avait voulu sauver aux conjurés, augmenta ces soupçons. Quand il sortit du Sénat où il avait parlé avec tant de chaleur pour les soustraire au supplice, les chevaliers qui étaient de garde lui présentèrent d’un air menaçant la pointe de leurs épées. Ils l’auraient tué ; mais Cicéron sur lequel ils avaient la vue attachée comme pour lui demander ses ordres, leur fit signe de le laisser échapper.

Ce n’est pas qu’on ne dît en ce temps-là qu’il avait été fort chargé par la déposition de quelques conjurés ; mais Cicéron qui n’ignorait pas quelle était déjà sa puissance dans Rome, ne voulut pas exprès le comprendre dans l’instruction du procès, de peur qu’en échappant par son crédit à la rigueur des lois, il ne sauvât en même temps les autres criminels. On ne laissa pas d’être persuadé qu’il n’avait rien ignoré de leurs mauvais desseins, et on commença à le regarder comme un homme capable de tout entreprendre pour s’élever.

La nouvelle du supplice de Lentulus et de Cethegus ne fut pas plutôt passée au camp de Catilina, que plusieurs des conjurés voyant le parti de la république le plus fort, se retirèrent secrètement. Il y eut même un grand nombre de soldats que le désir de la nouveauté et l’espérance du butin avaient engagés à prendre les armes, qui désertèrent. Mais le chef du parti ne relâcha rien de ses premiers desseins. Il résolut de périr ou de détruire la république. Il fit de nouvelles levées ; il en remplit ses cohortes, et en peu de temps il rendit ses légions complètes ; elles étaient toutes animées de sa fureur, et prêtes à tourner leurs armes contre leur patrie.

Le premier dessein de Catilina, comme nous l’avons dit, était de se présenter aux portes de Rome à la tête de son armée au moment que la conjuration éclaterait par un incendie que les conjurés qui étaient restés dans la ville devaient allumer en différents quartiers. Mais le consul ayant déconcerté toutes ces mesures par sa vigilance et par le supplice des principaux conjurés, le chef de la conjuration résolut de passer dans les Gaules, et d’y faire soulever les provinces qui reconnaissaient l’empire romain. Q Metellus Celer ayant pénétré son dessein, lui coupa le chemin et se campa à son passage en même temps que le consul Antonius le suivait de près à la tête de son armée.

Catilina se voyant environné d’ennemis, et n’ayant ni retraite en Italie, ni secours à espérer de Rome, fut réduit à tenter le hasard d’une bataille, quoique avec des forces inférieures à celle d’Antonius. Ce consul ayant été attaqué en ce temps-là de la goutte, laissa la conduite de son armée à Petreïus ancien officier qui avait plus de trente années de service, et qui de simple soldat s’était élevé par sa valeur jusqu’au commandement des armées. Mais cette maladie subite du consul plus faible que méchant, fit soupçonner qu’il ménageait Catilina avec lequel il avait eu auparavant des liaisons assez étroites, et il en fut même accusé depuis devant les magistrats. On publia que cette goutte qui lui était venue à la veille de combattre contre l’ennemi de la république, n’était qu’un prétexte et une maladie feinte pour reculer la perte de Catilina, ou du moins pour n’y point prendre de part. Mais les rebelles ne purent tirer aucun avantage de ce retardement affecté.

Petreius, de lieutenant devenu général, les pressa de si près, qu’il les força d’en venir à une bataille : le combat fut rude et très opiniâtré. Si les légions de la république combattirent avec beaucoup de valeur, celles de Catilina ne se battirent pas avec moins de courage : tous voulaient vaincre où se faire tuer. Aucun ne recula ; il n’y en eut point qui voulût donner ou recevoir quartier. Le soldat vivant prenait aussitôt la place de celui qui venait d’être tué : ce ne fut qu’après beaucoup de sang répandu et une longue résistance que l’armée de la république défit enfin les troupes des rebelles. Tout fut passé au fil de l’épée : Catilina qui ne voulut pas survivre à la ruine de son parti, se jeta avec les principaux conjurés dans les plus épais bataillons ; et après la victoire, on trouva sur un tas de corps morts ce fameux chef de parti qui respirait encore un peu. Au travers des traits de la mort répandus sur son visage, on voyait encore les marques de l’audace et de la férocité qu’il avait eues pendant sa vie.