HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre neuvième.

 

 

Cependant le peuple revenu de sa frayeur, se reprochait sa mort, comme s’il eût assassiné lui-même celui qu’il n’avait pas défendu assez courageusement. Son indignation se tourna ensuite contre Scipion Nazica l’auteur du tumulte. Les plébéiens ne le rencontraient jamais dans les rues, qu’ils ne le traitassent publiquement d’assassin et de sacrilège. Les uns frémissant de colère, menaçaient de le tuer ; d’autres proposaient de le citer devant l’assemblée du peuple. Le Sénat craignant que sa présence n’excitât une nouvelle sédition, jugea à propos de l’éloigner, et on l’envoya en Asie, avec une commission apparente qui cachait un véritable exil.

Le Sénat pour achever de calmer le peuple, consentit à l’exécution de la loi ; il permit qu’on substituât à Tiberius un autre commissaire qui le remplaçât dans le partage des terres ; et même on défera cet emploi à Publius Crassus, dont C Gracchus frère de Tiberius, avait épousé la fille. Mais on ne cherchait qu’à amuser le peuple : les lois de Tiberius étaient toujours également odieuses aux grands : la mort d’Appius Claudius un des triumvirs, leur fournit un nouveau prétexte pour en surseoir encore l’exécution, et on commença à regarder le partage des terres comme ces affaires qu’on veut ruiner insensiblement, en les laissant tomber dans l’oubli.

Il n’y avait que Caïus Gracchus dont le peuple pût attendre du secours. Mais outre qu’il était encore trop jeune pour entrer dans les charges, et qu’il n’avait que vingt et un ans quand son frère fut tué, on remarqua que depuis sa mort il affectait de ne se plus montrer en public, soit qu’il craignît véritablement les ennemis de sa maison, soit qu’il voulût les rendre encore plus odieux au peuple par cette crainte affectée. Car on ne fut pas longtemps sans s’apercevoir qu’il ne s’était banni volontairement du commerce du monde, que pour se préparer à y paraître avec plus d’éclat, et en état de venger la mort de son frère. Il n’y avait, comme on sait, que deux routes qui conduisaient également à toutes les dignités de la république, l’éloquence, et une grande valeur.

Caïus s’était déjà signalé à la guerre de Numance sous les ordres du jeune Scipion son général, et son beau-frère. La mort de Tiberius et la ruine de son parti l’ayant obligé de disparaître, il employa tout le temps de sa retraite à l’étude de l’éloquence, et à se perfectionner dans le talent de la parole, si nécessaire dans un gouvernement républicain. Il s’ensevelit dans son cabinet ; sa porte était fermée aux jeunes romains de son âge, et aux amis de sa maison. On l’oublia bientôt, et le frère de Tiberius, et le petit-fils du grand Scipion était ignoré dans Rome. Les grands regardaient avec plaisir cette retraite comme un effet de la consternation où l’avait jeté la mort de son frère, et comme une déclaration tacite qu’il n’osait prendre de part au gouvernement. Mais on ne fut pas longtemps sans s’apercevoir qu’il ne s’était éloigné des affaires que pour s’en rendre plus capable. Il sortit de sa retraite pour défendre un des amis de son frère appelé Vectius, que le parti opposé voulait perdre, sous prétexte de différents crimes dont on l’accusait. Caïus entreprit sa défense ; il monta pour la première fois à la tribune aux harangues.

Le peuple ne l’y vit paraître qu’avec des acclamations et des transports de joie extraordinaires. Il crut voir renaître en sa personne un second Tiberius, et un nouveau protecteur des lois agraires. Cette bienveillance dont il recevait des témoignages si éclatants, lui inspira une confiance et une hardiesse peu ordinaires à ceux qui parlent en public pour la première fois ; et il défendit son client avec tant de force et d’éloquence, qu’il fut renvoyé absous par tous les suffrages de l’assemblée.

Après avoir par une première action essayé ses forces et la disposition des esprits, il crut avant que de se jeter entièrement dans les affaires, avoir encore besoin de cette réputation que donnent la valeur et les armes. Il demanda, et il obtint la charge de questeur de l’armée qui était alors en Sardaigne sous les ordres du consul Oresta : c’était le premier emploi par lequel il fallait commencer pour entrer dans les dignités de la république.

Plutarque dans la vie de Caïus, nous apprend que personne à l’armée ne fit paraître plus de valeur contre les ennemis, et plus d’attachement pour la discipline militaire. On admirait surtout dans un âge si peu avancé, sa tempérance, et l’austérité de ses moeurs. Il n’en était pas moins civil ni moins complaisant. L’officier et le simple soldat qui avaient affaire à lui, par rapport aux fonctions de sa charge, se louaient également de sa douceur, de son exactitude, et surtout de sa probité et de son désintéressement. La pratique constante de tant de vertus n’était pas renfermée dans le camp des romains. Caïus traitait avec la même humanité les sujets de la république. Le citoyen et le laboureur, comme le soldat, se louaient également de son intégrité. Sa réputation passa bientôt les mers ; et Micipsa roi de Numidie, et fils de Masinissa, ayant envoyé gratuitement du bled pour l’armée de Sardaigne, les ambassadeurs que ce prince avait alors à Rome déclarèrent en plein Sénat que le roi leur maître n’avait fait cette libéralité qu’en considération de Caïus Gracchus dont il révérait la vertu. Cette déclaration réveilla la jalousie et la haine des grands. Des vertus trop éclatantes leur furent odieuses et suspectes : et pour ravaler en quelque manière la gloire du questeur, et le rendre méprisable, ils chassèrent honteusement du Sénat ces ambassadeurs, comme des barbares, qui par cette préférence avaient manqué de respect pour leur compagnie.

Un traitement si indigne, et qui semblait violer le droit des gens, fut bientôt su en Sardaigne. Caïus n’apprit qu’avec un vif ressentiment cet effet de la haine implacable des grands. Son retour à Rome lui parut alors nécessaire pour y soutenir son crédit, et pour repousser un outrage qui le regardait directement, et qui n’avait pour objet que de le rendre méprisable au peuple, et parmi les nations étrangères. Il partit brusquement, et on le vit dans la place lorsqu’on le croyait encore en Sardaigne. Les ennemis de sa maison attentifs à toutes ses démarches, lui voulurent faire un crime de ce qu’il était revenu avant son général. On le cita devant les censeurs ; il y comparut, et il dissipa facilement cette accusation. Il fit voir qu’il avait demeuré trois ans auprès de son général, quoiqu’il fût permis à un questeur de revenir à Rome au bout de l’an, et qu’ainsi il en avait servi deux plus que ne prescrivaient les lois. Il ajouta qu’il était revenu de Sardaigne sans argent, au lieu que tous ceux qui l’avaient précédé dans le même emploi, s’y étaient enrichis, et qu’ils avaient rapporté non seulement leurs bourses pleines d’or et d’argent, mais qu’ils en avaient encore rempli les cruches et les vases qui leur avaient servi en passant dans cette île pour y porter du vin. On peut bien juger qu’avec de pareilles raisons il n’eut pas de peine à être absous.

Ses ennemis qui ne cherchaient qu’à l’éloigner des dignités où vraisemblablement la faveur du peuple l’allait élever, lui suscitèrent une nouvelle accusation. Ils tentèrent de le rendre suspect d’une sédition qui s’était faite à Frégelles, ville dépendante de la république, et que le préteur Opimius homme sévère et cruel, n’avait dissipée que par la ruine entière de cette ville, et la mort des principaux habitants. Ce sénateur ennemi déclaré de la mémoire de Tiberius, dans le compte qu’il rendit en plein Sénat de la conduite qu’il avait tenue dans cette affaire, n’oublia rien pour faire comprendre que Caïus était le chef muet de ces mouvements. Il ajouta qu’il avait découvert qu’il avait entretenu des liaisons secrètes avec les premiers de cette ville ; qu’il n’était pas vraisemblable qu’ils eussent formé le projet de se soustraire aux ordres du Sénat, s’ils n’avaient été assurés secrètement de la protection du peuple ; et que si leur désobéissance avait eu un heureux succès, ce n’aurait été peut-être que le signal d’une révolte contre la souveraineté de la république. Mais comme tout ce que ce sénateur passionné avança contre Caïus se trouvait sans preuves, ses mauvais desseins n’eurent point de suite, et le jeune Gracchus ne crut point se pouvoir mieux venger de ses ennemis qu’en demandant hautement la charge de tribun du peuple. C’était attaquer le Sénat par son endroit le plus sensible. Au seul nom de Gracchus, les grands, et ceux surtout qui avaient tant d’intérêt qu’on ne fît pas revivre les lois agraires, frémissaient de colère. Il se fit comme une espèce de conspiration pour empêcher qu’il ne parvînt au tribunat. Mais tout le peuple se déclara en sa faveur : et il accourut même de la campagne un si grand nombre de plébéiens pour lui donner leur voix, que la place ne pouvant contenir toute cette multitude, plusieurs montèrent sur les toits des maisons, d’où par des voeux publics et des acclamations mêlées d’éloges, ils demandaient Caïus pour tribun : et comme dans cette sorte d’élection les voix se comptaient par têtes, le peuple plus nombreux que la noblesse, l’emporta hautement, et obtint Caïus pour un de ses tribuns. Il ne se vit pas plutôt revêtu d’une dignité qui lui donnait un pouvoir presque sans bornes, qu’il forma sur le plan de son frère des desseins encore plus hardis, et qu’il poussa même avec plus d’ardeur qu’il n’avait fait. C’était le même esprit et les mêmes vues dans les deux frères, quoique de caractères différents. Tiberius, comme nous l’avons dit, cachait une fermeté invincible sous une modération apparente. Son éloquence était douce et insinuante ; il voulait plaire pour pouvoir persuader ; il cherchait à toucher ses auditeurs ; et quand il dépouilla Octavius du tribunat, il semblait qu’il fût aussi touché que lui de sa disgrâce, et qu’il n’y avait que l’amour seul de la justice et l’intérêt, du peuple qui l’eût réduit à la triste nécessité de rendre son collègue malheureux.

Caïus se laissait voir plus à découvert, aussi éloquent, mais plus vif dans ses expressions, et plus véhément que son frère. Son discours était orné de figures pathétiques ; il mêlait même des invectives à ses preuves et à ses raisons ; son zèle pour les intérêts du peuple se tournait en colère contre le Sénat. Il ne sortait, pour ainsi dire, que des éclairs et des foudres de sa bouche, et il portait la terreur jusque dans le fond de l’âme de ses auditeurs. Du reste, la fermeté de ces deux frères, l’amour qu’ils avaient pour la justice, leur intégrité, leur tempérance, leur éloignement des voluptés, et leur attachement inviolable aux intérêts du peuple, sont des qualités qu’ils possédaient l’un et l’autre dans un degré égal.

On remarqua seulement que Caïus fit paraître plus de penchant pour la vengeance : défaut dont ces païens avaient fait une vertu, et qu’ils traitaient de grandeur de courage. Comme sa charge l’engageait de parler souvent au peuple, quelque matière qu’il traitât, il faisait toujours entrer dans son discours la manière inhumaine dont le Sénat avait fait périr son frère. Qu’a servi à Tiberius, disait-il, d’être né romain, et dans le sein d’une république, où toutes les lois défendent de faire mourir aucun citoyen avant que de l’avoir convaincu des crimes dont on l’accuse ? Le Sénat, les patriciens, les grands, et les plus riches, ont assassiné à coups de bâton non seulement un simple citoyen, mais un tribun du peuple, un magistrat public, et une personne sacrée. Leur fureur ne s’est pas bornée à le priver de la vie ; on les a vus après sa mort acharnés sur son corps, le traîner indignement dans les rues ; et ils ont poussé leur inhumanité jusqu’à le jeter dans le Tibre, pour le priver des honneurs de la sépulture. Par de pareils discours également vifs et touchant, il s’attirait la compassion du peuple, en même temps qu’il en excitait la haine et l’indignation contre le Sénat et les grands. Après avoir jeté dans les esprits ces semences de haine et de division, il commença à travailler à sa propre vengeance, par la proposition de deux édits nouveaux. Le premier déclarait infâme tout magistrat qui aurait été déposé par le jugement du peuple.

On vit bien que cette loi regardait Octavius, ce tribun que Tiberius avait fait déposer. Mais Plutarque nous apprend que Caïus, à la prière de Cornélie sa mère, dont Octavius était un peu allié, n’insista point sur la promulgation de cet édit. Par la seconde loi, et qu’il fit recevoir, il était ordonné que tout magistrat qui aurait exilé un citoyen romain sans observer les formalités prescrites par les lois, serait tenu d’en rendre compte devant l’assemblée du peuple. Ce second édit n’avait été proposé que pour faire périr Popilius, qui pendant sa préture avait banni les amis et les partisans de Tiberius. Popilius n’attendit pas qu’on le fît citer ; et comme il ne pouvait ignorer que Caïus disposait à son gré des suffrages de la multitude, et qu’ainsi il aurait pour juge sa partie et son ennemi ; dans la crainte d’un jugement plus rigoureux, il se bannit lui-même de sa patrie.

Caïus par cet essai de son crédit, se voyant en état de tout entreprendre, forma de plus grands desseins, et dont l’objet était de faire passer du Sénat à l’assemblée du peuple, toute l’autorité du gouvernement. Ce fut dans cette vue qu’il fit un nouvel édit pour donner le droit de bourgeoisie, et le titre de citoyens romains à tous les habitants du Latium, et il étendit depuis ce droit jusque aux Alpes. Il proposa en même temps que les colonies qui seraient peuplées de latins, eussent les mêmes privilèges que les colonies romaines ; et il ajouta que celles qui n’avaient point le droit de suffrage dans l’élection des magistrats, pussent cependant donner leurs voix quand il s’agirait de recevoir de nouvelles lois. Par de pareilles propositions, il augmentait le nombre des suffrages du peuple ; et ces nouveaux citoyens qui lui devaient un si grand privilège, étaient, pour ainsi dire, à ses ordres, et suivaient l’impression de ses conseils, comme ses clients et ses créatures.

Caïus pour se rendre de plus en plus agréable à la multitude, fixa en sa faveur la vente du bled à un prix très modique : quelques historiens prétendent même que pendant son tribunat il fit faire une distribution gratuite du grain qu’on tira des greniers publics. Le peuple qu’on gouverne toujours, quand on sait lui procurer l’abondance, ne se lassait point de donner des louanges à un magistrat qu’il ne croyait occupé que de sa subsistance. Mais ces soins paraissaient dangereux au Sénat qui ne regardait toutes ces nouveautés que comme des voies indirectes dont on se servait pour saper son autorité. Et ce qui mit le comble à sa haine contre le tribun, ce fut le changement qu’il introduisit dans les tribunaux où se rendait la justice aux particuliers.

On les avait tirés jusqu’alors du corps du Sénat, et ce droit souverain tenait les chevaliers et le peuple dans ce respect qu’on a toujours pour les arbitres des biens de la fortune. Caïus à l’exemple de Tiberius, son frère, résolut d’enlever au Sénat cette partie de son autorité ; et pour parvenir à ses fins, il fit voir que Cornelius Cotta et M Acilius tous deux patriciens et des principaux du Sénat accusés de différentes concussions dont les preuves étaient claires et constantes, avaient échappé à la rigueur des lois par la corruption de leurs juges. D’où il prit occasion ensuite de représenter au peuple qu’il ne devait pas s’attendre d’obtenir jamais justice dans des tribunaux où l’on voyait présider les criminels même, ou du moins leurs parents et leurs complices. Et il conclut par demander que l’administration de la justice litigieuse fût remise aux chevaliers, ou du moins qu’on tirât de cet ordre trois cens des plus considérables, qui servissent d’assesseurs au Sénat et qui jugeassent toutes les affaires avec une égalité de suffrages et de pouvoir.

Le peuple reçut cette proposition avec les applaudissements qu’il donnait à tout ce qui venait de la part du tribun : et le Sénat confus de la collusion des juges dans l’affaire de Cotta et d’Acilius dont il venait d’être convaincu, n’osa s’opposer à la loi. Elle passa tout d’une voix, et le peuple plus puissant que le Sénat par le nombre de ses suffrages, et qui idolâtrait Caïus, remit à lui seul le choix de ces trois cens chevaliers qui devaient entrer dans les magistratures de la ville : il ne nomma que ses amis et ses créatures. Par ces divers changements qu’il introduisit dans le gouvernement, il se rendit également absolu dans Rome et dans toute l’Italie.

Cependant il faut convenir qu’il n’employait cette autorité si odieuse au Sénat, et si justement suspecte dans une république, que pour la gloire de sa patrie et l’utilité de ses concitoyens. Il empêcha même quelquefois que d’autres magistrats ne portassent trop loin leur complaisance pour le peuple, et Fabius propréteur d’Espagne ayant extorqué des villes de son gouvernement du bled qu’elles ne devaient point et qu’il envoya ensuite à Rome pour faire sa cour au petit peuple ; Caïus qui ne pouvait souffrir ni injustice, ni violence dans le gouvernement, fit ordonner par le peuple même que ce grain serait vendu, qu’on en renvoierait le prix aux villes et aux communautés qui l’avaient fourni. Le même décret portait qu’il serait fait une sévère réprimande au propréteur, pour avoir par de pareilles avanies exposé la république aux plaintes et au mécontentement de ses sujets et de ses alliés.

Ce décret dont il était l’unique auteur, donna lieu à ses amis de faire valoir son amour pour la justice. Mais ses ennemis au contraire publiaient qu’ils ne voyaient dans cette conduite qu’un effet de sa jalousie, et qu’il était trop habile pour souffrir que d’autres magistrats entreprissent de gagner l’affection du peuple, et de partager avec lui son attachement et sa reconnaissance. Caïus sans s’embarrasser de ces bruits, ne cherchait à soutenir les nouveautés qu’il avait introduites, que par de nouvelles entreprises qu’il avait l’art de revêtir toujours des apparences du bien public. Il proposa de faire construire des greniers publics, où l’on pût conserver une assez grande quantité de grains pour prévenir la disette dans des années de stérilité. La proposition ayant été reçue, il se chargea de l’exécution comme il faisait ordinairement de tous les projets qu’il présentait. Lui-même conduisit l’ouvrage, et il le fit faire avec une magnificence digne de la grandeur des romains. Tout lui passait, pour ainsi dire par les mains ; il voulait tout connaître par lui-même. Et sous prétexte de veiller à ce qu’il ne se fît rien contre les intérêts du peuple, il rappelait à lui toute l’autorité du gouvernement. On le voyait environné d’ambassadeurs, de magistrats, de gens de guerre, d’hommes de lettres, d’artisans, et d’ouvriers, sans que le nombre et la différence des affaires l’embarrassassent. Tout le monde admirait son activité : et ses ennemis même ne pouvaient disconvenir de l’étendue et de la facilité de son esprit.

Mais c’étaient ces mêmes talents et l’usage surtout qu’il en faisait en faveur du peuple, qui le rendaient de plus en plus odieux au Sénat et aux grands de Rome, et ils attendaient avec impatience la fin de son tribunat et de son autorité. Les comices enfin arrivèrent, on tint l’assemblée pour l’élection des tribuns de l’année suivante. Caïus ne fit aucun mouvement pour y avoir part, mais le peuple qui se flattait d’obtenir de nouveaux privilèges par son habileté, le nomma tribun pour la seconde fois ; et on remarqua qu’il avait été le premier citoyen qui fût parvenu à cette dignité sans l’avoir briguée.

Le Sénat ne vit qu’avec un violent chagrin, la continuation d’un magistrat qui lui enlevait insensiblement toute son autorité. On tint différents conseils ; les plus violents allaient à s’en défaire et à le traiter comme on avait fait son frère. Mais la crainte d’exciter une sédition, fit prendre une autre route, et qu’on peut regarder comme un des traits de la plus fine politique. On résolut avant que d’en venir aux voies de fait, et d’entreprendre de le faire périr à force ouverte, de tenter de diminuer et d’affaiblir la passion que le peuple avait pour lui : les plus habiles du Sénat s’adressèrent à Livius Drusus son collègue.

C’était un homme qui n’avait que de bonnes intentions ; d’un esprit juste, mais borné, et qui sans prendre de parti, eût bien voulu pouvoir concilier des intérêts si opposés, et réunir les deux factions. Mais un dessein si grand, et dans lequel les intérêts particuliers l’emportaient sur le général, était au dessus de sa capacité, et de son crédit. Les sénateurs qui s’adressèrent à lui le prirent par son faible, et le flattèrent de la gloire de donner la paix à la république. Drusus offrit avec joie son ministère. On ne vous demande pas, lui dirent ces habiles sénateurs, que vous vous déclariez contre les intérêts du peuple qui vous a choisi pour un de ses magistrats, ni même qu’à l’exemple d’Octavius vous vous opposiez aux nouveautés que Caïus introduit tous les jours. Le Sénat forme un plus noble projet, et il n’exige vos soins, et l’intervention du meilleur tribun qu’ait jamais eu la république, que pour rétablir la paix et l’union entre les différents ordres de l’état. Proposez si vous le jugez à propos, de nouvelles lois encore plus favorables s’il se peut, que celles de Caïus ; le Sénat approuvera tout : la seule chose qu’on vous demande, c’est de déclarer publiquement que ces lois et ces édits que vous proposez, vous ont été inspirés par le Sénat, et que vous ajoutiez qu’il n’a pour objet que le bien et l’utilité de ses concitoyens. Ce tour adroit eut tout le succès qu’on en pouvait espérer. Drusus qui ne trouvait dans cette proposition, rien de contraire à ses intérêts, ni à ceux du peuple, entra dans toutes les vues qu’on voulut lui inspirer. Si Caïus proposait d’envoyer deux colonies dans deux villes dépendantes de la république, Drusus pour gratifier un plus grand nombre de pauvres familles, voulait qu’on en repeuplât douze, et qu’on envoyât dans chacune de ces villes trois mille des plus pauvres citoyens. Caïus ayant fait adjuger quelques terres incultes à des plébéiens, et ayant chargé ces terres de quelques cens et redevances, Drusus pour renchérir, pour ainsi dire, sur son art de flatter le peuple, donna à de pauvres habitants la même quantité de ces terres quittes et franches de toute contribution.

Enfin Caïus ayant procuré aux Latins, comme nous l’avons déjà dit, le droit de suffrage dans les élections, Drusus par une nouvelle ordonnance, ajouta que ces peuples étant faits citoyens de la république, il ne serait plus libre à un capitaine romain de faire battre de verges un soldat de cette nation. Drusus à chaque proposition ne manquait pas de dire comme on l’avait exigé de lui, qu’il ne servait que d’interprète au Sénat qui l’avait chargé d’en faire son rapport à l’assemblée. Cette conduite adoucit les esprits ; le Sénat ne fut plus tant haï ; les deux partis semblèrent se r’approcher ; Drusus plut à la multitude par le mérite de la nouveauté, et partagea le crédit de Caïus : c’était l’objet du Sénat. Caïus ne vit qu’avec un chagrin secret ce rival lui enlever une partie de la faveur du peuple. Il le traita d’esclave du Sénat ; sa jalousie déplut aux plus honnêtes gens du peuple, et sa conduite à l’égard de Scipion l’Emilien son beau-frère, fit douter si sa vertu était aussi pure qu’on l’avait crue jusqu’alors.

Nous avons dit que Cornélie, sa mère, était fille de Scipion l’africain ou du premier Scipion, et que le second Scipion, fils de Paul Émile, et qui avait été adopté dans cette famille patricienne, avait épousé Sempronie la soeur des deux Gracques. Mais malgré cette double alliance, la différence et l’émulation des partis, cette animosité entre les patriciens et les plébéiens au sujet du partage des terres, avait toujours empêché qu’il y eût une véritable union entre ces deux maisons. Les Scipion s’étaient déclarés en plus d’une occasion ennemis de la famille Sempronia ; les Gracques se plaignaient même que le jeune Scipion ne traitait pas trop bien Sempronie sa femme, sous prétexte de sa stérilité, et on soupçonnait en général tous les Scipion qui s’étaient déclarés contre la loi de Tiberius, d’avoir contribué à la mort de ce tribun.

Cette querelle perpétuelle dans la république, que nous avons vu revivre de siècle en siècle, et qui passait des pères aux enfants, se renouvela avec encore plus d’animosité sous le second tribunat de Caïus. Il suivait toujours constamment le plan et les desseins de son frère : et non content d’avoir enlevé au Sénat ses tribunaux et son autorité, il entreprit de dépouiller les premières maisons de Rome de ces terres de conquêtes qu’elles avaient à la vérité la plupart usurpées, mais dont la possession était presque aussi ancienne que la fondation et l’établissement de la république.

Caïus crut qu’il devait ce grand sacrifice aux mannes de son frère, et qu’il était de son honneur de faire exécuter des lois dont la promulgation lui avait coûté la vie. Il associa à son dessein Fulvius Flaccus personnage consulaire, mais sans probité et sans moeurs, et dont l’amitié et les liaisons faisaient tort à sa réputation. Et Papirius Carbo tribun du peuple, personnage hardi et séditieux, s’offrit à lui dans la vue d’acquérir de la considération par son attachement public au parti de Caïus. Ce tribun les fit nommer avec lui pour triumvirs du partage des terres. La commission ne pouvait être adressée à des gens plus vifs et plus entreprenants, tous trois ennemis déclarés du Sénat, et flatteurs outrés de la plus vile populace.

Ces triumvirs ne se virent pas plutôt autorisés par un décret public, qu’ils firent sommer à son de trompe tous les détenteurs de ces terres, d’apporter à leur tribunal les titres de leur acquisition, avec une déclaration exacte de la quantité qu’ils en avaient, afin de pouvoir juger ceux qui étaient tombés dans le cas de la loi Licinia, et qui en possédaient plus de cinq cent arpents ou journaux, mesure un peu inférieure à l’arpent. Il n’y avait presque point de grands dans Rome qui n’en possédassent une plus grande quantité, et la plupart étaient même en procès pour les bornes de leurs usurpations. Ces hommes devenus plus puissants qu’il ne convient dans une république, armèrent publiquement et mirent des soldats sur leurs terres pour en défendre la possession : et ceux qui n’eurent pas cette audace, implorèrent la protection du jeune Scipion, le plus grand des romains de son temps.

Mais tout révéré qu’il était dans sa patrie, il n’osa pas se commettre avec le peuple, ni attaquer directement les lois des Gracques ses beaux-frères. Il prit un tour plus adroit pour en éluder du moins l’exécution. Il représenta avec beaucoup d’art dans une assemblée, que les triumvirs n’avaient été nommés que pour examiner s’il y avait des citoyens qui au préjudice des lois possédassent plus de cinq cent arpents de terre ; pour distribuer ce qui excédait cette quantité, à de pauvres citoyens ; et que leur commission et leur pouvoir étaient renfermés dans ces deux articles. Il ajouta qu’avant de procéder à cet examen, il fallait reconnaître les bornes fixes et constantes de chaque héritage. Mais que les propriétaires ayant différentes prétentions au sujet de leurs limites, que la connaissance et le jugement de ces prétentions réciproques, passaient le pouvoir des triumvirs, et demandaient d’autres juges, ou du moins une commission plus étendue.

La proposition passa à la pluralité des suffrages. Scipion eut l’adresse et le crédit de tirer cette partie de la commission des mains des triumvirs, et il la fit tomber à Turdianus qui était alors consul, et qui sous une indifférence apparente pour l’un et l’autre parti, cachait un dévouement entier aux ordres du Sénat, et aux intérêts des grands. Ce magistrat pour éblouir le peuple, vaqua pendant quelque temps avec beaucoup d’application à l’examen des prétentions de chaque particulier, et à régler les bornes réciproques de leurs héritages. Les triumvirs le voyaient travailler avec plaisir, dans l’espérance qu’il les mettrait bientôt en état d’exécuter leur commission ; mais quelque temps après il quitta Rome brusquement sur les avis qu’il se fit donner que sa présence était nécessaire dans l’Illyrie où les romains faisaient alors la guerre. Son absence laissa indécis tous ces procès, et suspendit par conséquent la fonction des triumvirs qui ne pardonnèrent jamais à Scipion d’avoir fait échouer leurs desseins et tomber leur commission. Ils lui reprochaient dans les assemblées, qu’il devait toute sa gloire au peuple romain, et qu’après en avoir reçu deux consulats consécutifs contre toutes les lois, et surtout malgré le Sénat et les grands, il n’avait point de honte en faveur de ces gens si superbes, de s’opposer à l’établissement des lois agraires, si nécessaires à la subsistance du pauvre peuple, et scellées par le sang de Tiberius.

Et sur cela Carbon ce tribun audacieux dont nous avons parlé, le somma en pleine assemblée de dire tout haut ce qu’il pensait de la manière dont on l’avait fait périr, et par cette question captieuse, il prétendait le mettre dans la nécessité de ne lui pouvoir répondre sans se rendre odieux ou au peuple ou au Sénat. Mais Scipion sans s’étonner, lui déclara que s’il était vrai que Tiberius eût eu le dessein de se faire le tyran de sa patrie, il croyait sa mort juste. Tout le peuple qui adorait sa mémoire, ayant témoigné par de grands cris son indignation. À quoi bon tous ces cris, leur dit Scipion avec cet air de grandeur qui lui était si naturel ? croyez-vous avec vos clameurs, épouvanter un général que le bruit de tant d’armées ennemies n’a jamais ébranlé ?  Caïus ne prit point de part à cette dispute ; il gardait un morne silence. Mais Fulvius Flaccus homme violent et emporté fit beaucoup de menaces à Scipion, et on trouva le lendemain cet illustre romain mort dans son lit avec des marques autour du col, de la violence qu’on lui avait faite.

On ne savait à qui attribuer un si grand crime ; les premiers soupçons tombèrent sur Flaccus, qui la veille l’avait menacé du ressentiment du peuple. D’autres prétendaient qu’un coup si hardi venait d’une main plus proche. On en accusait Cornélie, la mère des Gracques, et on publiait que Sempronie même sa fille et femme de Scipion, pour se défaire de l’ennemi de sa maison et d’un mari qui la méprisait, avait introduit la nuit les meurtriers dans sa chambre. Le peuple, dans la crainte que Caïus ne fût trouvé complice de ce crime, ne souffrit point qu’on en informât. Lui-même n’en fit aucune poursuite, et ce magistrat si sévère, celui qui affectait le titre de défenseur des lois, et la partie déclarée de tous ceux qui attentaient à la liberté publique, garda sur l’assassinat d’un consulaire, un silence odieux qui fit justement soupçonner que lui ou les siens ne s’étaient pas crûs assez innocents, pour soutenir toute sorte d’éclaircissement. Ce silence de Caïus encore plus criminel que l’assassinat même, excita les plaintes publiques de toute la noblesse, et les plus honnêtes gens même parmi le peuple, en tiraient de violents soupçons contre sa vertu.

Pour éloigner le souvenir d’un crime si affreux, et pour occuper les esprits, Caïus se servit de Q Rubrius son collègue qu’il engagea à proposer de nouveaux projets. Ce tribun exhorta le peuple à rebâtir Carthage que Scipion avait détruite, et à y envoyer une puissante colonie. Caïus appuya fortement cette proposition, et il n’oubliait rien dans toutes les assemblées pour déterminer le peuple à cette entreprise ; il vantait la fertilité du terroir, le voisinage de la mer, la sûreté et la commodité de son port. Et comme il crut que dans cette conjoncture, son absence de Rome, et celle de Fulvius Flaccus ne seraient pas inutiles pour faire tomber ces bruits injurieux à sa gloire, il en demanda et en obtint la commission qui lui fut décernée par un décret public conjointement avec Flaccus soupçonné comme lui du meurtre de Scipion.

Ils conduisirent en Afrique six mille familles de Rome qu’ils mirent en possession de Carthage et de son territoire. Mais pendant qu’il était occupé à en relever les murailles, ou pour mieux dire, à abattre les trophées de Scipion, Drusus qui n’agissait que par l’impression des conseils du Sénat, se prévalut de son absence pour rendre Flaccus plus odieux. Il rappelait tous les indices qui le pouvaient faire soupçonner du meurtre de Scipion. C’était attaquer indirectement Caïus même qui avait des liaisons si étroites avec ce sénateur.

Drusus dans tous ses discours le représentait comme un homme violent, et comme un esprit séditieux qui ne cherchait son élévation que dans les troubles de l’état. On l’accusa même d’avoir tenté de faire soulever les peuples d’Italie. On parlait de lui faire son procès ; le crédit et la considération de Caïus son protecteur s’affaiblissaient pendant son absence ; le peuple commençait à l’oublier, et donnait toute sa confiance à Drusus, dont la réputation était pure et la conduite pleine de modération. Caïus jugeant de la diminution de son crédit par le péril où se trouvait son ami, accourut en diligence à Rome pour r’animer sa faction. Il quitta même en arrivant sa maison qui était au mont Palatin, et vint se loger auprès du marché dans un quartier habité par un nombre infini de petit peuple. Il proposa ensuite de nouvelles lois, qui allaient toutes à l’avilissement de l’autorité du Sénat. Il devait les faire recevoir dans la première assemblée, mais comme il doutait du succès, et que son parti ne lui parut ni si nombreux, ni si plein de cette chaleur qu’il avait coutume de lui inspirer, il fit venir à Rome un grand nombre de ces peuples d’Italie auxquels il avait procuré le droit de suffrage.

Le Sénat inquiet de cette foule d’étrangers qui remplissaient la ville, et qui semblaient n’être venus que pour y donner la loi, se servit de l’autorité du consul Fannius pour ordonner à tous ceux qui n’étaient pas habitants de Rome, d’en sortir incessamment. Caïus pour ne pas laisser pénétrer la diminution de son crédit, quoique depuis son retour d’Afrique il se sentît moins autorisé, fit publier une ordonnance toute contraire ; il invitait ces peuples à rester dans la ville, et il leur promettait le secours des lois, et la protection du peuple contre le décret du consul.

Cependant il vit depuis traîner en prison par les licteurs de Fannius, un de ces étrangers, son ami, et son hôte, qu’on avait arrêté exprès pour lui faire cette insulte ; il vit sa disgrâce et le mauvais traitement qu’on lui faisait, sans s’y opposer ; soit qu’il craignît d’exciter une guerre civile, ou que sentant son crédit diminué depuis l’assassinat de Scipion, il ne voulût pas laisser apercevoir la faiblesse de son parti. Et il eut le chagrin de se voir encore abandonné par les chefs, au sujet d’une dispute qu’il eut avec les autres tribuns ses collègues, qui avant ce différend lui avaient été très attachés.

Les grands de Rome avaient fait faire des échafauds dans la place, pour y voir plus commodément les spectacles, et un combat de gladiateurs qu’on y devait donner ; et les ouvriers en avaient encore construits un grand nombre d’autres pour leur compte, qu’ils avaient loués aux familles les plus riches et les plus accommodées. Caïus passant par la place, et la voyant embarrassée de tous ces échafauds, ordonna qu’on les abattît afin que le peuple eût plus de place, et vît les jeux sans qu’il lui en coûtât rien. Les grands eurent recours à l’autorité de ses collègues, qui par complaisance pour les premières maisons de Rome, ordonnèrent que les échafauds seraient conservés.

Il n’est pas même bien certain si ces magistrats du peuple ne tiraient pas un profit particulier de ces échafauds qu’on louait aux particuliers. Caïus qui ne pouvait souffrir d’opposition dans ce qu’il croyait juste, prit avec lui cette multitude d’ouvriers qui étaient à ses ordres, et la veille des jeux, il fit abattre tous ces échafauds, et transporter les matériaux, en sorte que la place fut libre pour le lendemain. Le peuple admira sa fermeté et son courage ; mais ses collègues piqués qu’il voulût emporter toutes choses de hauteur, et jaloux d’ailleurs de cet empire qu’il avait acquis dans Rome, se détachèrent de ses intérêts. Ils se joignirent secrètement à ses ennemis pour l’exclure du tribunat. Et dans les comices  suivants où il s’agissait pour Caïus d’un troisième tribunat, le peuple lui ayant donné le plus grand nombre de suffrages, ces tribuns à qui par le droit de leur charge, il appartenait de les compter, supprimèrent pour se venger de lui, une partie des bulletins, et firent un rapport infidèle du scrutin : et par cette fraude Caïus fut exclus du tribunat.

Le Sénat ne le vit pas plutôt réduit dans une condition privée, qu’il résolut de faire casser toutes ses lois, et il en remit le soin au consul Opimius, celui même qui pendant sa préture avait voulu impliquer Caïus dans la sédition de Fregelle. Ce consul, comme nous l’avons dit, était l’ennemi déclaré des Gracques ; homme hautain, fier de sa naissance et de sa dignité, méprisant le peuple, et qui sans s’arrêter aux formalités des lois, paraissait résolu de terminer ce grand différend par la mort même de Caïus.

Il commença par effacer lui-même le décret qui ordonnait le rétablissement de Carthage, et il convoqua une assemblée générale pour faire supprimer toutes les autres lois ; et afin d’y être supérieur en forces, et soutenir son parti, il fit entrer dans la ville un corps de troupes de candiotes qui étaient à la solde de la république. Il s’en fit comme une garde ; il ne marchait plus qu’escorté de ces soldats étrangers, et environné de tous ces grands de Rome qui avaient tant d’intérêt à la suppression des lois des Gracques. Les grands étaient eux-mêmes toujours environnés d’une foule de domestiques et de clients que l’usage attachait à leur suite et à leurs ordres.

Le consul avec une telle escorte, insultait publiquement Caïus dans tous les lieux où il le rencontrait. Il lui disait des injures pour engager la querelle, et afin qu’il lui donnât lieu de le charger et de le faire périr. Caïus plus modéré, ou ne se trouvant pas le plus fort, dissimulait ces outrages. Mais Flaccus moins patient, et irrité de l’insolence des grands, lui fit si bien voir qu’il allait perdre toute la gloire de ses deux tribunats par une modération que ses ennemis traitaient de lâcheté, qu’il résolut à la fin d’opposer la force à la force. Il appela auprès de lui les plus zélés plébéiens, et il fit entrer en même temps dans la ville, un grand nombre de latins, et d’autres habitants de l’Italie déguisés en moissonneurs, comme des gens qui cherchaient du travail et de l’emploi. Rome entière était partagée entre ces deux partis. Celui de Caïus paraissait le plus fort, parce qu’il était le plus nombreux, et qu’il disposait de tout le peuple. Mais on voyait dans l’autre, le magistrat souverain, une autorité légitime et même plus de conduite, et des desseins mieux suivis.

Enfin le jour étant arrivé dans lequel on devait décider si les lois des Gracques subsisteraient, ou si elles seraient cassées, les deux partis se rendirent de grand matin au Capitole : le consul suivant l’usage, commença par sacrifier aux dieux. On prétend qu’un de ses licteurs appelé Quintus Antillius, s’étant ingéré de représenter à Caïus tous les malheurs qu’il allait causer à sa patrie s’il s’obstinait à maintenir les lois dont il était auteur, et que Caïus ayant témoigné par un geste chagrin et plein de mépris, qu’il n’écoutait pas volontiers les remontrances d’un si bas officier, cet huissier fut tué sur le champ par quelques plébéiens. D’autres historiens rapportent ce fait différemment : ils disent que ce licteur s’attira cette disgrâce par son insolence, et que portant les entrailles de la victime que le consul venait d’immoler, il s’écria tout haut, en s’adressant à Flaccus, et à ceux de son parti : faites place, mauvais citoyens que vous êtes ; on ajoute qu’à ces paroles injurieuses, il joignit une action de la main, déshonnête et méprisante, et que ceux-ci pour se venger de cette insulte, le percèrent avec les poinçons de leurs tablettes, et le tuèrent sur le champ.

Le peuple parut ne pas approuver cette voie de fait, et Caïus qui en prévit les suites, en fut encore plus fâché. Il reprocha à ses partisans qu’ils avaient fourni à leurs ennemis le prétexte qu’ils cherchaient depuis longtemps de répandre du sang.

En effet le Sénat s’assembla aussitôt, et il ordonna pour la mort d’un simple huissier, comme il aurait pu faire dans les plus grandes calamités de la république, que les consuls eussent à pourvoir qu’il n’arrivât pas de dommage à l’état. C’était par un décret aussi extraordinaire, que les consuls recevaient du Sénat le pouvoir le plus étendu. Ils avaient droit après cette ordonnance, de lever autant de troupes qu’ils jugeaient à propos, de réprimer par toutes sortes de voies les citoyens mutins, de faire la guerre aux ennemis ; en un mot, ils étaient revêtus d’une autorité absolue, soit dans la ville, soit à l’armée.

Opimius en vertu de ce décret, commanda à tous les sénateurs, et aux chevaliers, de prendre les armes, avec ordre de se trouver le lendemain sur la place chacun avec au moins deux esclaves armés. Flaccus de son côté tâcha de soulever la multitude, et de faire prendre les armes au peuple. Mais il ne trouva dans les esprits qu’une grande consternation, et beaucoup de découragement. Caïus en se retirant, s’arrêta dans la place devant une statue de son père qu’on y avait élevée, et la regardant tristement et sans dire mot, on vit des larmes couler de ses yeux, comme prévoyant avec douleur tout le sang que sa querelle ferait répandre le lendemain. Ceux qui l’accompagnaient émus de compassion, se disaient les uns aux autres, qu’ils seraient bien lâches d’abandonner un si grand personnage qui n’était en péril que pour leurs intérêts.

La plupart passèrent la nuit à sa porte, plutôt pour lui marquer leur zèle et leur affection, que dans l’espérance de lui être d’un grand secours. L Flaccus employa ce temps à rassembler leurs partisans et les chefs du peuple. Il vint à bout de faire prendre les armes à un assez grand nombre, et le jour ne parut pas plutôt qu’il s’empara du mont Aventin. Caïus se disposa aussitôt à le suivre, mais il ne voulut point s’armer : ce n’était pas faute de courage, mais pour éviter d’en venir aux mains avec ses concitoyens. Il mit sa robe ordinaire, et il prit seulement dessous une courte épée pour se défendre, s’il était attaqué. Comme il était prêt de sortir de sa maison, sa femme toute en pleurs accourut pour l’en empêcher. Où vas tu ?, lui dit-elle, Caïus, en l’embrassant tendrement ; Quel est ton dessein ? Et pourquoi sors tu si matin de ta maison ? Peux-tu ignorer que les meurtriers qui ont fait périr ton frère, te préparent le même sort, et que tu n’as pour défenseurs qu’une vile populace qui t’abandonnera lâchement à la vue du moindre péril ? Songe que Rome n’est plus ce qu’elle a été : la vertu en est bannie ; tout s’y décide par violence. Et quelle confiance peux-tu prendre en l’autorité des lois, ni même en la justice des dieux, ces dieux aveugles ou impuissants qui ont souffert que Tiberius ait été assassiné ?

Caïus pénétré de douleur, et n’ayant pas la force de lui répondre, s’arracha d’entre ses bras, et fut joindre Flaccus, qui s’était mis à la tête de son parti : il ne trouva dans cette foule de peuple, qu’une multitude sans ordre, et plus d’animosité que de forces. Le Sénat au contraire, et tout le corps de la noblesse, suivis de leurs clients et de leurs domestiques, formaient un parti redoutable. Caïus ayant reconnu qu’il n’était pas en état de leur résister, obtint de Flaccus, qu’on enverrait au consul un député pour lui demander la paix, et le conjurer d’épargner le sang de ses concitoyens.

On chargea de cet emploi le plus jeune des enfants de Flaccus qui se présenta devant le consul un caducée à la main, et qui proposa une réconciliation entre les deux partis. Plusieurs sénateurs des mieux intentionnés, étaient d’avis d’accepter cette proposition, et d’entrer en conférence avec les chefs du parti du peuple. Mais Opimius jugeant de sa faiblesse par cette démarche, répondit au fils de Flaccus qu’il n’y avait point d’autre réconciliation à faire sinon que ceux qui étaient criminels, se soumissent au jugement du Sénat, et à la rigueur des lois. Il renvoya en même temps ce jeune enfant, auquel il défendit avec dureté et sous de graves menaces de se présenter jamais devant lui, si son père et ses partisans ne se soumettaient à ce qu’il plairait au Sénat d’ordonner de leur sort. Il mit en même temps la tête de Caïus à prix, et il promit de la payer au poids de l’or. Pour affaiblir son parti et y jeter de la division, il proscrivit à son de trompe tous ses partisans, avec promesse cependant de pardonner à tous ceux qui l’abandonneraient sur le champ.

Cette proscription eut tout l’effet que le consul en pouvait espérer. La plupart du petit peuple qui s’était laissé entraîner à la suite de Flaccus, eut peur, s’écoula insensiblement, et abandonna ses chefs : à peine resta-t-il quatre ou cinq mille hommes auprès d’eux. Caïus ne se trouvant pas en état de résister aux forces du parti contraire, peut-être aussi pour prévenir l’effusion du sang, voulait aller lui même rendre compte au Sénat de sa conduite. Mais ses partisans s’y opposèrent, dans la crainte de perdre leur chef : et on aima mieux renvoyer une seconde fois ce jeune enfant fils de Flaccus, pour demander tout de nouveau la paix.

Opimius, sans vouloir l’entendre, le fit arrêter, pour être revenu contre la défense qu’il lui en avait faite. Et sans donner le temps au peuple de se reconnaître, il marcha contre lui, et le fit charger par ses candiotes, qui à coups de traits eurent bientôt dissipé la multitude. Pour lors les sénateurs et les chevaliers se jetant l’épée à la main dans la foule, en tuèrent un grand nombre ; on prétend qu’il y périt trois mille hommes du peuple. Flaccus dans cette déroute, se cacha dans une vieille masure, où ayant été trouvé, il y fut tué avec son fils aîné. Caïus se retira dans le temple de Diane où il se voulut tuer. Mais Pomponius et Licinius deux de ses amis, l’en empêchèrent, et le forcèrent de s’enfuir. On prétend qu’avant de sortir de ce temple, il supplia la déesse, que le peuple romain qui avait abandonné si lâchement ses protecteurs, ne sortît jamais de la servitude. Il se mit ensuite à fuir toujours accompagné de ses deux fidèles amis, et d’un esclave appelé Philocrates. Ses ennemis le suivirent de près. Mais comme il fut arrivé à un pont, Pomponius et Licinius pour faciliter sa fuite, firent ferme les armes à la main, et arrêtèrent quelque temps ceux qui le poursuivaient, et qui ne purent passer qu’après avoir tué ces deux généreux romains.

Caïus eut le temps de gagner un petit bois consacré aux furies. Mais comme il vit qu’il ne pouvait échapper à ses ennemis qui avaient entouré ce bosquet, on dit qu’il se fit tuer par Philocrates, et que ce fidèle esclave se tua ensuite lui-même sur le corps de son maître. D’autres disent que Caïus ayant été atteint par ceux qui le poursuivaient, Philocrates embrassant son maître, le couvrit de son corps, et qu’on ne le put frapper qu’après avoir tué ce fidèle domestique. On coupa la tête à Caïus que ses assassins mirent au bout d’une pique. Un certain Septimuleïus créature d’Opimius, l’enleva à ceux qui la portaient comme un trophée, et en ayant tiré secrètement la cervelle, il la remplit de plomb fondu pour la rendre plus pesante, et s’en fit payer par le consul, dix-sept livres et demie d’or.

On en jeta le corps dans le Tibre avec ceux de Flaccus et de plus de trois mille citoyens qui étaient péris dans cette émeute. Le consul dont la haine implacable n’était point assouvie par tant de sang répandu, fit arrêter et ensuite mourir en prison tout ce qu’il put découvrir d’amis et de partisans des Gracques. Leurs biens furent confisqués ; on défendit aux veuves d’en porter le deuil ; Licinia femme de Caïus fut même privée de son douaire, et Opimius toujours acharné sur les malheureux restes de ce parti, étendit son inhumanité jusque sur ce jeune enfant qui lui était venu porter des paroles de paix, et il le fit mourir en prison. Ce cruel magistrat après avoir répandu tant de sang, n’eut point de honte de faire construire un temple sous le titre de concorde, comme si par des soins pacifiques il fût venu à bout de réunir ses concitoyens. Le peuple ne regardait ce temple qu’avec horreur, et comme un monument de son orgueil et de sa cruauté.

Mais Opimius sans s’embarrasser d’une animosité impuissante, ne songeait qu’à éteindre jusque au souvenir des lois des Gracques. Ce fut dans cette vue qu’un tribun du peuple, apparemment gagné par lui et les autres grands de Rome, représenta dans une assemblée, qu’il trouvait des difficultés invincibles dans la recherche et le partage des terres : mais qu’il requérait pour les intérêts du peuple, que chaque propriétaire de ces terres en payât une certaine redevance proportionnée à la quantité qu’il en occupait ; et que les deniers qui proviendraient de ces rentes, fussent distribués aux pauvres citoyens, à ceux surtout qui ne possédaient aucune portion de ces terres publiques. Il ajouta qu’au moyen de cette redevance, il était d’avis que ceux qui occupaient ces terres en fussent reconnus légitimes propriétaires, sans qu’on les pût jamais inquiéter à l’avenir ; et qu’il devait leur être permis de vendre dans la suite ces héritages, et d’en disposer, quoique toujours sous l’obligation du cens qui aurait été réglé.

Le peuple séduit par l’appas du cens, et trompé par son tribun, reçut cette loi qui fit tomber absolument celle des Gracques. Le citoyen riche, ne craignant plus aucune recherche, étendit sans scrupule les bornes de son domaine. Ce fut à qui achèterait le premier l’héritage d’un voisin pauvre. Toutes les terres passèrent entre les mains des grands, et le petit peuple retomba dans la misère que les deux Gracques avaient voulu prévenir.

On ne parla plus bientôt de ces cens et de ces rentes qui devaient tourner à son profit. Les riches et les grands de Rome supprimèrent comme de concert, cette marque de la nature et de la servitude de ces terres. Un autre tribun aussi infidèle à son parti que celui dont nous venons de parler, éluda insensiblement l’exécution de cette partie de la loi, sous prétexte que les grands payaient un assez grand tribut à la république par les services qu’ils rendaient dans les magistratures dont ils étaient revêtus. Et ce fut par cet enchaînement d’artifices joints à la force et à la violence, que les plus puissants demeurèrent enfin en possession de ces terres publiques dont ils avaient fait leur proie, et comme leur conquête particulière.

On en sera moins surpris si on considère que les plébéiens ne trouvaient plus de protection dans cette animosité des tribuns contre les patriciens et la noblesse. Ces deux factions que la naissance tenait toujours opposées, s’étaient tournées en deux partis, de pauvres et de riches, de quelque ordre qu’ils fussent : et le pauvre citoyen, abandonné des riches plébéiens qui s’étaient joints au Sénat, se voyait encore indignement trahi par ses propres magistrats complices de l’usurpation de ces terres que le peuple réclamait inutilement.

Il ne se présentait plus depuis la fin malheureuse des Gracques, aucun tribun assez désintéressé ou assez généreux pour oser prendre publiquement sa défense. L’avarice, l’intérêt particulier, le désir de s’élever par la faveur particulière des grands, avaient succédé au zèle du bien public : l’orgueil, et le luxe tenaient lieu de ce noble désintéressement et de cet amour pour la patrie à qui Rome devait sa grandeur et sa puissance. Dans une corruption presque générale, l’affaire de Jugurtha fit sortir le peuple de l’abattement et de la consternation où l’avait jeté la perte des Gracques. Et il saisit avec plaisir cette occasion de se venger du consul Opimius, et de l’avarice sordide des premiers de la république.

Masinissa ce fameux prince africain, illustre par l’amitié du premier Scipion, et si connu par son attachement inviolable au parti des romains, en avait reçu le royaume de Numidie, en reconnaissance des services qu’il leur avait rendus contre les carthaginois. Il laissa en mourant ses états avec la protection des romains, à Micipsa son successeur. Ce prince eut deux enfants, l’aîné s’appelait Adherbal, et le cadet Hiempsal. Il avait encore un neveu appelé Jugurtha, fils de Manastabale son frère, mort avant Masinissa : mais ce vieux prince l’avait laissé dans l’obscurité, et n’avait pas voulu le reconnaître pour son petit-fils, parce qu’il n’était pas né d’un mariage légitime.

Micipsa le trouvant bien fait et de bonne mine, le tira de cette obscurité, et le fit élever avec les princes ses enfants, quoi qu’il fût plus âgé qu’eux. Jugurtha, dit Salluste, répondit parfaitement aux intentions du roi son oncle, et aux instructions de ses ministres. Aucun des jeunes seigneurs de son âge ne le surpassait, soit qu’il fallût tirer de l’arc, monter à cheval, ou disputer le prix de la course. S’il allait à la chasse, et qu’il rencontrât un lion ou quelque autre bête farouche, il se jetait aussitôt à la tête des chasseurs pour lui donner le premier coup : et quand après l’avoir tué il en recevait des louanges, soit orgueil ou modestie, il méprisait ces sortes de victoires, comme fort au dessous, disait-il, de ce qu’on devait attendre du courage et de la valeur d’un prince.

Le roi de Numidie se sut d’abord bon gré de ce succès de ses soins : et il regardait avec plaisir le jeune Jugurtha comme l’ornement de sa cour. Mais on ne fut pas longtemps sans démêler dans ce prince une ambition démesurée, et conduite par un esprit adroit, insinuant, fourbe et artificieux. La joie de Micipsa se changea en crainte, surtout en considérant son âge avancé, et la jeunesse de ses enfants : et il s’aperçut avec douleur qu’il avait élevé dans sa maison un ennemi secret, et qui en serait peut-être le destructeur. Pour se tirer de cette inquiétude, il résolut de l’envoyer à la guerre dans l’espérance que le sort des armes pourrait l’en défaire. Il le mit à la tête d’un corps de troupes qu’il envoyait à Scipion Emilien qui assiégeait alors Numance en Espagne.

Mais Jugurtha sut tirer différents avantages d’un projet qui n’avait été formé que pour le perdre. Il commença par gagner et par s’attacher le soldat et l’officier qui étaient à ses ordres, par des caresses, des présents, et surtout par des actions d’une valeur surprenante. Les romains même si bons juges de cette sorte de mérite, convenaient qu’on ne pouvait pas voir un jeune prince plus courageux, et même plus entendu à son âge dans le métier de la guerre. Cette estime générale lui acquit un grand nombre d’amis, et parmi eux il forma des liaisons étroites avec les officiers qui lui parurent avoir le plus de crédit dans le Sénat et à Rome. L’habile africain qui prévoyait combien le crédit de ces premiers officiers pouvait lui être utile pour son élévation, n’oublia rien pour les mettre dans ses intérêts. Il les gagna à force de présents : et ces hommes intéressés, pour en tirer de nouveaux, excitaient son ambition. Ils lui insinuaient que sans s’arrêter à l’ordre de la naissance, il devait après la mort de Micipsa, prétendre ouvertement à sa couronne : et que pourvu qu’il ne manquât pas d’argent, il ne manquerait pas d’amis et de puissants protecteurs dans le Sénat, où la plupart des suffrages étaient, pour ainsi dire, à vendre.

Scipion instruit de ces cabales, et fâché qu’on corrompît l’esprit de ce jeune prince par des maximes si pernicieuses, le prit en particulier, et l’avertit avec bonté de ne rechercher jamais l’amitié des romains que par les voies d’honneur, et par des actions dignes de son courage et de sa naissance. Il ajouta, pour lui laisser voir qu’il n’ignorait rien de ses desseins les plus secrets, qu’il était toujours dangereux de prétendre acheter de quelques particuliers ce qui appartenait au public. Qu’avec autant de valeur qu’il en avait fait paraître, il ne pouvait manquer de couronnes ; mais que si par un désir précipité de dominer il employait d’indignes moyens, il l’avertissait en ami qu’il perdrait même l’argent qu’il emploierait à corrompre les suffrages, et qu’à la fin il se perdrait lui-même. Jugurtha dont l’esprit souple et adroit prenait aisément toute sorte de formes, feignit d’être touché de ces remontrances. Il promit à Scipion d’en profiter, et après la fin de la campagne, il prit congé de ce général qui écrivit en sa faveur au roi de Numidie, qu’il était très content de ses services, et qu’on ne pouvait montrer plus de courage et de conduite qu’il en avait fait paraître dans toutes les occasions où il avait combattu.

Jugurtha de retour en Numidie avec tout l’éclat que lui donnait la réputation qu’il avait acquise à l’armée, et l’amitié des romains, commence à jeter les fondements de son élévation. Il se fait de nouveaux amis ; il achète des créatures ; gagne une partie des ministres ; intimide les autres ; et à force de cabales il vient à bout de faire insinuer au vieux roi qu’il le doit adopter, afin de donner à ses deux enfants comme un troisième frère qui leur servît de tuteur, et de régent à l’état. Le faible vieillard, dont l’esprit était diminué par le nombre des années, l’adopte publiquement. Il se flattait par un si grand bienfait d’avoir gagné celui qu’il n’avait pu perdre. Mais il ne fut pas plutôt expiré, que Jugurtha fit bien voir que la politique ne compte point la reconnaissance au nombre des vertus.

L’ambition et son intérêt lui firent tourner contre la maison de Micipsa cette puissance dont il ne l’avait revêtu que pour en être le protecteur. On avait partagé la Numidie en trois principautés ; et on voyait dans le même royaume, et pour ainsi dire, sur le même trône trois souverains, indépendants les uns des autres, quoique tous trois également dans la dépendance et sous la protection des romains. Jugurtha qui aspirait à se voir seul maître de la Numidie, résolut de faire périr les deux jeunes princes. Il dresse d’abord des embûches au cadet, qu’il fait poignarder dans son lit : et ce fut la première victime qu’il immola à son ambition.

L’aîné épouvanté d’un pareil attentat, se sauve avec précipitation dans la province qui faisait son partage : et quoiqu’il fût peu guerrier, il arme aussitôt, tant pour se défendre des entreprises de Jugurtha, que pour venger la mort de son frère. Jugurtha de son côté fait des levées de troupes : toute la nation se partage ; tout prend parti dans cette guerre civile. Le plus grand nombre de seigneurs numides se déclare pour Adherbal : mais les meilleurs soldats et les principaux officiers s’attachent à Jugurtha. On en vient bientôt aux mains ; Adherbal est défait : et la plupart de ses troupes, après la déroute, passent sous les enseignes de son ennemi.

Les places les plus fortes ouvrent leurs portes au victorieux. Adherbal pour sauver sa vie est obligé de se déguiser ; et ce prince après avoir états, comme un malheureux proscrit, se sauve enfin sur les terres de la république, d’où il se rend à Rome pour implorer la protection du Sénat.

La présence de ce jeune prince dépouillé de ses états, et la mort de son frère assassiné par les ordres de l’usurpateur, excitèrent une indignation générale, tant dans le Sénat, que parmi le peuple. On ne parlait à Rome que de la nécessité de faire passer incessamment une armée en Afrique pour punir Jugurtha. Ce prince qui avait ses émissaires à Rome, et qui redoutait la puissance et le ressentiment de la république, dépêcha aussitôt des ambassadeurs pour y justifier sa conduite. Il les chargea de riches présents et de sommes immenses, avec ordre de lui acquérir des amis, et d’acheter, pour ainsi dire, quiconque serait à vendre. Les ambassadeurs numides ne furent pas plutôt arrivés à Rome qu’ils répandirent de l’argent de tous côtés. Peu de sénateurs leur résistèrent ; la plupart des grands gagnés secrètement, en gagnèrent d’autres. La corruption devint générale ; ces envoyés trouvèrent dans l’avarice de la noblesse un asile assuré pour leur maître, et toutes les délibérations du Sénat se terminèrent à nommer dix commissaires qui eurent ordre de se rendre en Afrique pour prendre connaissance de ce qui s’y était passé, et pour faire, s’ils le jugeaient à propos, un nouveau partage de l’empire de Micipsa entre Jugurtha et Adherbal.

Le chef de cette commission fut Opimius qui s’était acquis beaucoup de considération dans le Sénat et parmi les grands de Rome depuis la mort de Caïus et la ruine de son parti. Il ne fut pas plutôt arrivé en Afrique avec ses collègues, que Jugurtha qui comptait bien plus sur son argent que sur la justice de sa cause, entreprit de le gagner par des présents magnifiques. Ce magistrat aussi avare que cruel, lui vendit sa foi et son honneur : ses collègues ne furent pas plus incorruptibles. Quand le marché fut fait, Jugurtha fut trouvé innocent ; on fit passer Hiempsal pour l’agresseur, et sa mort fut représentée comme une suite de sa témérité. Le partage des états de Micipsa se fit ensuite sur le plan même que proposa Jugurtha ; et les commissaires, à la honte du nom romain, lui adjugèrent les plus fortes places et les plus riches provinces qui servirent également de récompense à son crime et à sa corruption. Ce prince ambitieux, après le départ des commissaires, n’ayant plus rien à craindre du côté de Rome, résolut d’envahir à force ouverte les états d’Adherbal. Mais comme il avait intérêt de mettre toujours quelque apparence de justice de son côté, il se contenta d’abord de faire des courses sur la frontière pour tâcher d’exciter le ressentiment d’Adherbal, dans la vue que ces insultes l’engageraient à user de représailles, d’où il pourrait prendre occasion de pousser la guerre avec vigueur, et même de la justifier à Rome s’il en était besoin.

Adherbal qui se connaissait inférieur en forces, et même en capacité dans le métier de la guerre, aima mieux dissimuler de petites injures, que de s’attirer une guerre ouverte et déclarée. Jugurtha après l’avoir harcelé quelque temps sans le pouvoir engager à prendre les armes, méprise enfin sa faiblesse ; et sans chercher davantage le secours des prétextes, il entre dans ses états à la tête d’une puissante armée, assiége et prend les principales places, et se rend maître de la plupart des provinces.

Après cela il ne restait d’autre parti à Adherbal que celui d’abandonner une seconde fois ses états ; ou il fallait malgré l’inégalité des forces, se résoudre à les défendre généreusement les armes à la main. Ce jeune prince par le conseil de ses ministres, se détermine à opposer la force à la violence. Il assemble ses troupes, fait de nouvelles levées, et met enfin une armée sur pied, mais plus considérable par le nombre que par le courage. Il marche ensuite à l’ennemi pour s’opposer aux progrès de ses armes.

Jugurtha qui avait ses desseins, laisse camper Adherbal sans l’inquiéter. Il feint même de se défier de ses propres forces pour augmenter sa confiance. Les premiers jours se passent sans combattre ; mais à la faveur des ténèbres d’une nuit obscure, Jugurtha s’approche sans bruit du camp d’Adherbal ; l’attaque de tous côtés ; emporte les retranchements, et taille en pièces tout ce qui lui fait résistance. Il cherche de tous côtés Adherbal qu’il voulait faire périr pour terminer tout d’un coup la guerre. Mais ce prince fut assez heureux dans sa disgrâce pour échapper à la fureur de son ennemi. Il ne vit pas plutôt son camp forcé, qu’il se jeta dans une ville appelée Cirthe, où il s’enferma avec les débris de son armée, d’où il dépêcha des ambassadeurs à Rome pour implorer de nouveau le secours de la république.

Jugurtha qui regardait sa mort comme le premier fruit de la victoire, le suit, arrive devant Cirthe avec toute son armée ; investit la place ; la serre de près, et jure de ne pas partir du pied de ses murailles qu’il ne se soit rendu maître et de la ville, et de la personne d’Adherbal. Ce malheureux prince qui se voit à la veille de tomber entre les mains d’un ennemi inexorable, dépêche courriers sur courriers à Rome. Le Sénat obsédé par les partisans de Jugurtha, semble douter du rapport des ambassadeurs, et se contente d’envoyer en Afrique trois jeunes romains pour reconnaître ce qui s’y passe ; et en cas de guerre, ordonne aux deux princes numides de mettre les armes bas. Jugurtha à leur arrivée les amuse d’abord par des ambassades continuelles, les séduit ensuite, et les corrompt par des sommes considérables, déguisées sous le titre de présents. Ses agents dans l’audience qu’on leur donna, soutinrent qu’Adherbal avait attaqué à force ouverte, et même par des voies indignes et détournées, la vie de leur maître, qui n’avait pris les armes que par la nécessité d’une juste défense. Les envoyés gagnés par ces raisons que l’argent du numide fit trouver justes, s’en retournèrent à Rome pendant que Jugurtha poussait le siège avec une nouvelle ardeur.

Adherbal réduit à l’extrémité, écrit de nouveau au Sénat, et il conjure les romains par les services de Masinissa son aïeul, de lui sauver au moins la vie. Disposez comme il vous plaira du royaume de Numidie, leur dit ce faible prince dans sa lettre ; mais ne permettez pas que je tombe dans les mains d’un tyran et du meurtrier de ma maison.

Les plus honnêtes gens du Sénat, et ceux qui n’avaient point été corrompus par l’argent de Jugurtha, voulaient qu’on ne différât pas davantage à faire passer une armée en Afrique pour faire lever le siège de Cirthe, et pour punir Jugurtha de n’avoir pas déféré aux premiers ordres qu’on lui avait envoyés. Mais ses partisans empêchèrent par leurs brigues que cet avis ne passât, sous prétexte que cet armement engagerait à une dépense inutile. Ils proposèrent seulement d’envoyer en Afrique de nouveaux commissaires pour régler les différends des deux rois, et ce dernier avis l’emporta sur l’honneur et la gloire de la république. Æmilius Scaurus fut mis à la tête de cette commission. Il était prince du Sénat, c’est à dire celui que le censeur lisant publiquement la liste des sénateurs, avait nommé le premier : ce qui dépendait du choix de ce magistrat des moeurs. On ne déferait ordinairement ce titre honorable qu’à un ancien sénateur, qui eût déjà été honoré du consulat ou de la censure ; et il jouissait toute sa vie de cette prérogative. Scaurus illustre par sa naissance, grand capitaine et habile magistrat ; mais également ambitieux et avare, avait jusqu’alors caché ces défauts sous l’apparence des vertus contraires. Quoique l’avarice fût sa passion dominante, il avait su refuser l’or des agents de Jugurtha, parce qu’ils le distribuaient trop publiquement. Cette conduite adroite, son âge, sa dignité, ses services, le firent nommer pour chef de cette commission. Il passa aussitôt en Afrique avec ses collègues, et débarqua à Utique, d’où il fit signifier à Jugurtha sa commission, et les ordres du Sénat, de lever incessamment le siège de devant Cirthe.

Jugurtha laisse ses troupes au siège, et vient trouver les commissaires. Il proteste que rien ne lui est plus sacré que les ordres du Sénat ; mais il représente en même temps qu’Adherbal l’a voulu faire périr ; qu’il est venu l’attaquer à la tête d’une armée. Que pour lui il n’a pris les armes que pour défendre sa vie et ses états. Que les romains sont trop justes pour lui interdire ce que le droit naturel permet à tous les hommes, et pour lui lier les mains quand on l’attaque. Ce fut avec de pareils discours, ou plutôt avec des sommes considérables, mais répandues secrètement, que le perfide africain sut éluder l’effet de cette commission. Scaurus et ses collègues n’eurent point de honte de s’en retourner à Rome sans avoir rien obtenu en faveur d’Adherbal. Le numide débarrassé du seul obstacle qu’il redoutait, retourne au siège, le presse, et réduit enfin Adherbal, encore plus par la faim que par la force, à se remettre entre ses mains. Ce malheureux prince n’exigea pour toute condition que d’avoir la vie sauve, et du reste il s’en remit au jugement du Sénat. Jugurtha promit tout. Il fut reçu ensuite dans la place ; mais il ne s’en vit pas plutôt le maître, qu’il fit tailler en pièces la garnison, et mourir Adherbal dans les plus cruels tourments.

Ce nouvel assassinat su à Rome, et la prévarication honteuse des commissaires, excitèrent une indignation générale. Le peuple surtout criait hautement dans ses assemblées ; qu’on avait vendu à ce barbare le sang de son frère. Le Sénat craignant qu’à la fin l’impunité ne soulevât le peuple, ordonna malgré les partisans de Jugurtha, que L Bestia Calpurnius Afrique à la tête d’une armée pour faire obéir Jugurtha. Calpurnius avait de la valeur et beaucoup d’expérience. Mais ces grandes qualités étaient effacées par une sordide avarice : il semblait qu’il ne fît la guerre que comme un métier, et seulement pour gagner de l’argent. Il regarda l’expédition d’Afrique comme une riche moisson ; et aucun des moyens de pouvoir s’enrichir ne lui parut honteux.

Mais comme il n’ignorait pas qu’il avait affaire au peuple romain, et à des tribuns qui pourraient un jour lui demander un compte sévère de sa conduite, il eut l’adresse d’engager dans cette expédition Scaurus et quelques sénateurs des plus considérables. Il les demanda pour ses lieutenants, sous prétexte d’avoir besoin de personnages aussi consommés dans l’art de la guerre : mais dans le fond, il n’avait en vue que de les associer à ses brigandages, et de se mettre à couvert sous leur nom, et par leur crédit, de toute recherche.

Cependant ce ne fut pas sans beaucoup de surprise et d’inquiétude que Jugurtha apprit des nouvelles de cet armement. Il s’était toujours flatté que le meurtre d’Adherbal ne lui coûterait que de l’argent. Il envoya aussitôt à Rome son fils, comme un gage de sa fidélité et de sa soumission ; et il le fit accompagner par deux ambassadeurs chargés d’une partie de ses trésors, dont ils avaient ordre de lui acheter encore de nouveaux protecteurs. Mais les crimes de Jugurtha avaient fait trop d’éclat pour que le Sénat pût les dissimuler davantage. Au milieu d’une corruption aussi générale, et telle que nous venons de la représenter, on voyait encore de la dignité en ce qui regardait les affaires publiques. On ne pouvait plus même prendre son parti ouvertement sans se déshonorer : ainsi d’un commun avis il fut ordonné à son fils et à ses ambassadeurs de sortir de l’Italie en dix jours, à moins qu’ils ne fussent venus pour remettre le royaume de Numidie et la personne même de Jugurtha en la disposition de la république. Ce décret leur fut signifié, et ils furent obligés de s’en retourner sans avoir pu entrer dans Rome.

Sitôt que les levées furent prêtes, Calpurnius les fit embarquer à Rhege. Elles passèrent d’Italie en Sicile, et de Sicile en Afrique. Le consul n’y fut pas plutôt arrivé, qu’il attaqua vivement les états de Jugurtha. Ses troupes se répandent dans le pays ; mettent tout à feu et à sang. Il forme ensuite des sièges ; prend des villes ; et fait des prisonniers. Pour soutenir sa réputation, ou peut-être pour se faire acheter plus chèrement du roi de Numidie, il pousse la guerre avec vigueur, et répand la terreur de ses armes de tous côtés. Le numide redoutant les suites de cette guerre, a recours à ses armes ordinaires. Il fait couler des sommes considérables jusque dans la tente du général romain.

Des émissaires secrets font le marché ; Scaurus entre dans cette honteuse négociation, et partage avec Calpurnius l’argent de Jugurtha. Pour éblouir le public, on fait un traité solennel : le roi de Numidie se soumet en apparence aux ordres du Sénat ; il livre ses places, ses chevaux, ses éléphants, et des sommes considérables d’argent. Il paraît s’abandonner lui-même à la discrétion des romains ; il vient au camp sans gardes et sans aucune marque de sa dignité, mais il avait pris la précaution de se faire donner des otages : et après que le général des romains se fût retiré de ses états, il rentra dans ses places. On lui renvoya pour de l’argent jusqu’à ses chevaux et à ses éléphants ; et à la faveur de cette fausse paix, il jouit paisiblement du fruit de son crime et de l’assassinat d’Adherbal.

On apprit à Rome avec autant de honte que de douleur, cette nouvelle prostitution : tout le monde se plaignait que la majesté du peuple romain avait été violée. Memmius un des tribuns du peuple, en prit occasion de se déchaîner contre le Sénat.

L’intégrité, dit-il en pleine assemblée, a disparu dans cet ordre. On n’y trouve plus de justice ; l’argent est le tyran de Rome, et le peuple n’a que trop éprouvé que les grands et la noblesse n’ont point d’autre divinité. Ils trafiquent publiquement de leur foi et de leur honneur. La gloire et les intérêts de l’état sont tombés en commerce. On a trahi la majesté de l’empire ; on a vendu la république, dans l’armée et dans Rome même. Opimius l’assassin de Caïus, le meurtrier de trois mille de ses concitoyens, ce tyran de sa patrie, les mains encore souillées du sang du peuple et de ses tribuns, les a remplies de l’or et de l’argent du perfide Jugurtha. Calpurnius et Scaurus ne sont peut-être pas plus innocents. On nous dit que le numide s’est rendu à la république ; qu’il a livré ses places, ses troupes et ses éléphants. Eclaircissez cette vérité, faites venir à Rome Jugurtha. S’il est vrai qu’il se soit rendu de bonne foi, il obéira à vos ordres ; et s’il n’y obéit pas, vous jugerez aisément que ce qu’on appelle un traité, n’est qu’une collusion de ce prince artificieux avec nos généraux : traité qui n’aura produit pour lui que l’impunité de ses crimes, des richesses honteuses pour ceux qui étaient chargés des ordres du Sénat, et un déshonneur éternel pour la république.

Ce discours réveille toute l’animosité publique. Opimius est cité devant l’assemblée du peuple. On lui fait son procès ; il est banni de Rome par un décret solennel. Le souvenir de ses cruautés, dit Velleius Paterculus, fit qu’il n’y eut pas un plébéien qui eût pitié de sa disgrâce ; et il fut obligé, ajoute Plutarque, de passer sa vieillesse dans le déshonneur, et dans la honte que lui avait attirée son avarice et sa corruption.

Cassius qui était alors préteur, en vertu du même décret du peuple, passa en Afrique pour amener Jugurtha à Rome. Il lui donna pour sa sûreté la foi publique. Mais ce prince avait encore plus de confiance en son argent ; et il ne fut pas plutôt arrivé, qu’il gagna par de riches présents un tribun du peuple appelé Bebius : il se présenta ensuite devant l’assemblée. Memmius lui reprocha son ingratitude pour la maison de Micipsa ; son ambition excessive, sa cruauté, le meurtre de ses deux frères adoptifs, sa désobéissance pour les ordres du Sénat, et son intelligence secrète avec ceux qui en étaient chargés, encore plus criminelle et plus odieuse à la république.

Le tribun ajouta qu’encore que le peuple n’ignorât pas le nom de ses complices, et le prix de leur prostitution, il voulait cependant en être instruit par sa bouche. Qu’il peut tout espérer de la foi et de la clémence des romains s’il dit la vérité ; mais que s’il la cache ou la déguise, il se perd sans ressource : et là-dessus il le somme de répondre article par article, aux différents chefs d’accusation, qu’il avait encore moins préparés contre lui que contre les sénateurs et les commissaires qui s’étaient laissés séduire par son argent.

Mais Bebius venant au secours de Jugurtha, lui défendit de répondre, sans en alléguer aucune raison. Tout le monde est surpris de l’impudence de ce tribun. Cependant il persiste obstinément dans son opposition, et le peuple trahi par un de ses magistrats, voit rompre l’assemblée sans éclaircissement. Justement irrité de cette collusion, et de l’opposition de Bebius, il la regarde comme l’effet d’une nouvelle corruption ; et on ne parle pas moins que d’arrêter le roi de Numidie, et de donner sa couronne à un autre petit-fils de Masinissa, qui redoutant la cruauté de Jugurtha, s’était réfugié à Rome depuis la mort d’Adherbal.

Jugurtha alarmé de ces bruits, trouve des assassins qui le défont de ce rival. Mais l’un de ces meurtriers ayant été arrêté, le perfide africain convaincu d’une action si noire par la déposition de cet assassin, et peut être n’ayant plus assez d’argent pour être innocent, reçoit ordre du Sénat de sortir incessamment de Rome. Il partit aussitôt, apparemment dans la crainte d’être arrêté. On dit qu’étant hors des portes de Rome, il s’écria en la regardant : ô ville vénale ! Tu serais bientôt esclave, s’il se trouvait marchand assez riche pour t’acheter !  Comme ce prince était venu à Rome sur la foi publique, on le laissa retourner paisiblement dans ses états.

Mais il fut bientôt suivi par le consul Albinus, qui avait ordre de lui faire la guerre sans relâche, s’il ne remettait sa personne et son royaume au pouvoir du peuple romain. Albinus étant arrivé en Afrique, commença à faire la guerre avec succès ; et il eût bien souhaité de la pouvoir finir avant que son consulat fût expiré. Jugurtha au contraire qui n’avait d’espérance que dans le changement des généraux, et qui attendait tout du bénéfice du temps, ne songeait qu’à amuser le consul, et à tirer les choses en longueur. Tantôt il promettait de se rendre ; une autrefois il témoignait qu’il quitterait la vie plutôt que la couronne. On le voyait fuir devant les romains, et peu de jours après il venait les attaquer jusque dans leur camp. Il y faisait passer ensuite des courriers et des négociateurs : c’étaient tous les jours de nouvelles propositions. Le consul embarrassé dans cet abîme de négociations dont il ne voyait point le fond, ne faisait, pour ainsi dire, ni la guerre ni la paix. Et le temps des comices étant venu, il fut obligé de quitter l’Afrique, et de se rendre à Rome pour présider à l’élection de nouveaux consuls : et il partit après avoir donné le commandement de l’armée à Aulus son lieutenant et son frère. C’était tout ce que Jugurtha pouvait souhaiter de plus avantageux. On lui laissait à combattre un capitaine sans valeur et sans science militaire, et qui n’avait pour toute considération que la qualité de frère du général. Beaucoup de présomption lui cachait son incapacité : et une avarice sordide lui fit faire autant de fautes que d’entreprises.

Au milieu de l’hiver il tira ses troupes de leurs quartiers pour assiéger Sutal une des plus fortes places de la Numidie, où Jugurtha tenait une partie de ses trésors. C’était le leurre qui l’y attirait ; mais la proie était enfermée dans un château situé sur la croupe d’une montagne, et environné de marais que les pluies et les neiges fondues avaient rendus impraticables. Aulus aveuglé par son avarice, ne laisse pas d’en former le siège. Jugurtha ravi qu’il se fût attaché à une entreprise aussi difficile, lui fait faire différentes propositions, comme s’il eût redouté le succès de ses armes. Pour entretenir sa présomption, il lui envoyait de temps en temps des députés qui lui demandaient la paix, avec des termes aussi soumis que s’il eût déjà été maître de toute la Numidie. Il ne laissa pas de faire avancer son armée, comme s’il eût voulu tenter de jeter du secours dans la place. Mais il avait donné ordre à ses officiers d’affecter une contenance mal assurée.

Aulus qui se flattait d’avoir répandu la terreur parmi les numides, marche à eux comme à une victoire certaine. Jugurtha, pour entretenir son erreur et sa confiance, feint de prendre la fuite. Ses troupes s’éloignent avec précipitation. Le général romain les poursuit avec ardeur ; et tout ce qu’il craint, c’est que Jugurtha ne lui échappe. Mais l’habile numide qui connaissait le pays, l’attire et le conduit insensiblement dans des défilés dont il avait fait occuper les avenues ; et Aulus se trouve pris et vaincu, pour ainsi dire, avant que d’avoir vu l’ennemi.

L’incertitude et la terreur se répandent dans ses troupes. Les numides chargent les romains en tête et en queue : on fait tomber sur eux une grêle de flèches. Les uns sont tués ; d’autres cherchent une issue, et le moyen de s’enfuir. Mais de quelque côté qu’ils tournent, ils rencontrent l’ennemi et la mort. Enfin le général romain avec ses principaux officiers, gagne le sommet d’une montagne, où Jugurtha qui savait bien qu’il ne pouvait lui échapper, le laisse passer la nuit. Le jour découvre sa disgrâce dans toute son étendue. Il voit une partie de ses troupes taillée en pièces, et l’autre assiégée par un ennemi maître du pays et victorieux : il fallut entrer en composition. Jugurtha feint de ne vouloir pas se servir de tous ses avantages. Il donne la vie et la liberté aux romains ; mais à condition qu’ils passeront sous le joug : cérémonie ignominieuse, par laquelle les vainqueurs semblaient attacher une honte éternelle à la disgrâce des vaincus.

Il exige encore du général et des principaux officiers une promesse solennelle que les romains ne le troubleraient jamais dans la possession du royaume du Numidie. Aulus aussi lâche que présomptueux, souscrit à tout ; et on voit un romain craindre plus la mort que la perte de son honneur. Le Sénat n’eut pas plutôt appris un traité si honteux, qu’il le cassa. On rappela Aulus : et Metellus désigné consul, fut chargé de la guerre de Numidie. C’était un patricien des premières familles de Rome, grand capitaine, homme de bien, d’une vertu et d’une probité reconnue, qui quoique d’un parti opposé à celui du peuple, lui était aussi agréable qu’aux patriciens même, dont il était l’ornement et le plus ferme soutien.

Les romains faisant réflexion sur ses grandes qualités, et particulièrement sur ce qu’il était incorruptible, ne doutèrent plus de la défaite de Jugurtha, qui ne s’était soutenu jusqu’alors que par ses artifices, et l’avarice des chefs qu’on lui avait opposés. Metellus assemble ses troupes, fait de nouvelles levées, des magasins de vivres, d’armes et de munitions, et il part pour la Numidie accompagné de Caïus Marius que le peuple lui avait donné pour un de ses lieutenants.

Marius était né dans un village proche d’Arpin, de parents pauvres, et qui gagnaient leur vie du travail de leurs mains. Il avait été élevé dans les travaux rustiques, et ses moeurs étaient aussi féroces que son visage était affreux. C’était un homme d’une grande taille ; d’une force de corps extraordinaire ; courageux et soldat avant que d’avoir porté les armes. Il entra de bonne heure dans les armées, et il s’y distingua par des actions d’une rare valeur, et surtout par une pratique exacte de la discipline militaire. Il cherchait dans toutes les occasions des périls dignes de son courage, et les plus longues marches et toutes les fatigues de la guerre, ne coûtaient rien à un homme élevé durement.

On remarqua toujours dans sa conduite un extrême éloignement des voluptés : et depuis son élévation il ne parut sensible qu’à l’ambition et à la vengeance : passions qui coûtèrent tant de sang à la république. Il passa par tous les degrés de la milice ; et ces différents grades furent toujours la récompense d’autant d’actions où il s’était signalé. Quand il demanda au peuple la charge de tribun dans une légion, la plupart de ses concitoyens ne connaissaient pas son visage ; mais son nom n’était ignoré de personne ; et à la faveur d’une réputation si bien établie, il emporta cet emploi sur plusieurs patriciens qu’il avait pour compétiteurs. Metellus si bon juge de la valeur, le poussa depuis aux premières charges de l’armée, et il parvint par sa protection jusqu’à la dignité de tribun du peuple. Ce fut dans cette place qu’il commença à découvrir son ambition, et la haine violente qu’il portait au parti de la noblesse. Il déclamait incessamment contre le luxe des sénateurs ; et quoiqu’il ne fût pas éloquent, il ne cessait de représenter au peuple avec une voix forte et tonnante, combien il lui devait être honteux de n’oser confier le commandement des armées, et les principales dignités de l’état qu’à des patriciens. Que ces hommes avares et ambitieux se les étaient comme appropriées ; qu’à la faveur de leur crédit, ils se les remettaient de main en main, et que pendant qu’ils en étaient revêtus, ils y exerçaient impunément toute sorte de brigandages.

Marius pour déconcerter leurs brigues et leurs liaisons, proposa une nouvelle loi, et une nouvelle manière de donner les suffrages dans les élections des magistrats curules. Cotta qui était alors consul, et qui pénétra ses vues, s’opposa à la publication de la loi, et le nouveau tribun fut même cité au Sénat pour y rendre compte de sa conduite. Marius s’y présenta, et au lieu de se déconcerter, comme aurait pu faire un homme de si basse naissance, et nouveau dans les affaires, il menaça fièrement le consul de le faire arrêter s’il ne levait son opposition. Il se tourna ensuite du côté de Metellus, qui jusqu’alors lui avait servi de patron, comme s’il eût voulu l’engager à se déclarer en sa faveur. Mais Metellus ayant désapprouvé publiquement sa conduite, Marius sans égard pour un magistrat à qui il devait sa fortune, commanda sur le champ à ses officiers de l’arrêter : et il aurait été conduit en prison avec Cotta, si ce consul n’avait levé son opposition. Marius à l’issue du Sénat, retourna à l’assemblée du peuple, où il fit confirmer sa loi.

Le peuple charmé de sa fermeté, lui donna de grandes louanges, et il le nomma depuis pour aller en Numidie en qualité de lieutenant de Metellus. Ce général qui préférait l’intérêt de sa patrie à un ressentiment particulier, s’en servit avec la confiance que méritait sa valeur et sa capacité. Cette confiance ne fut point trompée, et Marius fut considéré dans la suite comme le plus sûr instrument de ses victoires. Metellus arrivé en Afrique, s’appliqua d’abord à rétablir la discipline militaire dans les troupes qu’Aulus lui remit ; il marcha ensuite contre Jugurtha ; gagna deux batailles contre ce prince ; lui enleva ses principales places, et après l’avoir poursuivi de province en province, il le poussa jusqu’à l’extrémité de ses états.

Jugurtha n’ayant plus ni forces à opposer à la puissance de Metellus, ni place où il pût se réfugier, demanda à traiter, et offrit de se soumettre à toutes les conditions qu’il plairait au général des romains de lui prescrire. Metellus lui ordonna d’abord de payer 200.000 livres d’argent pour les frais de la guerre ; de lui livrer tous ses éléphants, et une certaine quantité d’armes et de chevaux : ce qu’il exécuta ponctuellement. Le consul demanda ensuite qu’il lui remît les transfuges et les déserteurs. Jugurtha obéit encore, et livra ceux qu’il put faire arrêter. Mais quand il lui fut enfin ordonné de se rendre lui-même à Tisidium pour y recevoir les ordres qu’on aurait à lui donner ; pour lors il commença à balancer, et il passa plusieurs jours sans se pouvoir déterminer. Le souvenir de ses crimes, la crainte qu’on ne voulût venger la mort des princes Adherbal et Hiempsal, les charmes du pouvoir souverain, et l’horreur de tomber du trône dans la servitude, l’engagèrent à tenter encore le sort des armes : et quoiqu’il se fût dépouillé de ses principales forces, il crut qu’il lui en restait encore assez pour traîner la guerre en longueur, ou du moins pour reculer sa perte de quelque tems. Ainsi il rompt la négociation ; assemble de nouvelles troupes ; fortifie de petites places qui lui restaient à l’extrémité de son royaume, et tâche de surprendre celles dont les romains s’étaient rendus maîtres.

Metellus avait mis garnison dans Vacca, une des plus grandes et des plus riches villes de la Numidie, et il en avait donné le gouvernement à Turpilius Silanus son ami et son hôte, mais qui n’était pas citoyen romain. Turpilius homme de bien, sans orgueil et sans avarice, n’oublia rien pour apprivoiser ces barbares, et leur faire goûter la douceur de son gouvernement. Tous les habitants se louaient également de sa justice et de sa modération ; mais l’amour si naturel de la patrie, l’attachement pour leur souverain, et la haine du joug étranger prévalurent sur l’estime qu’ils avaient pour Turpilius. Les principaux de la ville se laissent gagner par Jugurtha ; ils prennent ensuite l’occasion d’une fête publique pour inviter les officiers à manger chez eux. Chacun poignarde son hôte ; et à la faveur de ce tumulte, Jugurtha entre dans la ville, et taille en pièces la garnison romaine. Turpilius échappa seul à ce massacre par la reconnaissance des habitants qui le demandèrent à Jugurtha, et qui le firent conduire jusqu’au camp des romains où il rendit compte de sa disgrâce.

Quoique Metellus fût persuadé qu’il était plus malheureux que criminel, il ne put se dispenser de le faire arrêter. On le mit aussitôt au conseil de guerre. Marius pour chagriner son général, se rend la partie de Turpilius ; l’accuse d’avoir vendu sa place ; et il pousse cette affaire si vivement, qu’il le fait condamner à mort. Ce ne fut qu’après que Metellus eut repris Vacca, qu’on fut instruit de l’innocence de Turpilius, et de la trahison des habitants. Tout le monde le plaignit ; les amis du général romain s’affligeaient avec lui du supplice d’un homme qu’il avait jugé digne de son amitié. Il n’y eut que Marius qui cherchant à se signaler par une haine déclarée contre son général, se réjouissait publiquement de la mort de Turpilius ; et il se vantait insolemment qu’il avait trouvé le secret d’attacher à Metellus un remords et une furie vengeresse qui lui redemanderaient incessamment le sang innocent de son hôte et de son ami. Marius dévoré d’ambition, n’affectait cette haine publique contre un patricien des premiers du Sénat, que pour acquérir de la considération dans le parti qui lui était opposé. Il ne s’était pas plutôt vu lieutenant du consul, qu’il aspira à sa place ; et pour y parvenir, il n’oubliait rien pour se donner une grande réputation. Il était de toutes les entreprises ; il voulait mener tous les partis : et soit dans les conseils, soit dans les sièges et les batailles, personne ne fit voir ni des vues plus justes, ni plus de courage et de valeur.

On admirait en même temps cette tempérance et cette frugalité dont il ne se démentit jamais. Vêtu et nourri comme un simple soldat, on voyait un officier général manger du même pain qu’on distribuait aux légionnaires, coucher à terre, ou sur une simple paillasse, et le premier au travail, soit qu’il fallût ouvrir une tranchée, ou fortifier le camp.

Cependant comme le temps de l’élection des consuls approchait, et qu’il aspirait ouvertement à cette grande dignité, il fait publier à Rome par ses émissaires, que Metellus prolongeait la guerre pour faire durer son empire et sa domination ; que ce patricien fier de sa haute naissance, avait plus de faste que de véritable mérite ; que sa lenteur naturelle augmentée par l’âge, donnait lieu à un ennemi vigilant et actif de traverser ses marches ; qu’on ne verrait point la fin de cette guerre si on ne changeait de général ; et que pour lui, si on lui donnait seulement la moitié des troupes qui composaient l’armée de Metellus, il s’engageait dans une seule campagne d’amener à Rome Jugurtha mort ou vif. Les tribuns du peuple ravis de trouver un homme de ce mérite, pour l’opposer dans l’élection aux patriciens qui prétendaient au consulat, font des brigues en sa faveur.

Les chefs des tribus sont gagnés sans peine ; on s’assure du plus grand nombre des suffrages, et on publie hautement dans Rome que malgré tout le crédit des grands, le consulat sortira dans cette élection de l’ordre des patriciens. Marius informé de ces favorables dispositions, demande son congé à Metellus pour aller en personne, suivant la loi, demander cette dignité qu’on ne conférait jamais aux absents. Metellus fut surpris, et même indigné, qu’un homme de si basse naissance eût de si hautes prétentions : et quoique ce général fût plein d’honneur, et digne de sa réputation, Salluste prétend qu’il n’était pas exempt de cet orgueil inséparable d’une grande naissance. Ce fut dans cet esprit qu’il répondit à Marius avec une espèce de raillerie mêlée de mépris ; qu’il lui conseillait d’attendre, pour demander le consulat, que le jeune Metellus son fils fût assez âgé pour pouvoir être son collègue : ce fils de Metellus n’avait pas encore vingt ans, et servait actuellement dans l’armée de son père : on sait que dans l’usage ordinaire il en fallait avoir au moins quarante-trois pour parvenir au consulat.

Marius sans paraître offensé d’une réponse si piquante, sollicite de nouveau son congé, l’obtient, et arrive à Rome avant le jour des comices. Un des tribuns le présenta dans la première assemblée. Marius sous prétexte de rendre compte au peuple de la guerre de Numidie, n’eut point de honte pour s’élever, d’abaisser les grandes actions de son général. Il s’attribua l’honneur de tous les bons succès ; et à l’entendre, il semblait que Metellus si grand capitaine, n’eût contribué aux victoires qu’on avait remportées, que de son nom et de ses auspices. Il mêla à tout cela des traits pleins de malignité ; que Metellus prolongeait la guerre, soit pour faire durer plus longtemps l’honneur du commandement, ou par sa lenteur ordinaire ; que dans la manière timide et incertaine dont il conduisait cette guerre, on ne voyait qu’un homme qui songeait moins à la finir et à vaincre, qu’à n’être pas vaincu. Que pour lui qui connaissait le pays, et qui se sentait plus actif et plus vigoureux que Metellus, il s’engageait dans une seule campagne de prendre Jugurtha vif ou mort, ou de le forcer de sortir de la Numidie et de toute l’Afrique.

Le peuple déjà prévenu en sa faveur, et charmé de son audace, lui donna de grandes louanges, et Marius les regarda comme des gages du consulat prochain. Ce n’est pas qu’il ne s’y trouvât de grands obstacles, surtout de la part de la noblesse, qui ne pouvait consentir qu’un homme de si basse naissance remplît la première dignité de la république : on l’aurait fait plus volontiers général de l’armée de Numidie. Mais comme ces deux emplois étaient inséparables, et que le commandement des armées appartenait de droit aux consuls, on fit enfin Marius consul, pour le pouvoir faire général de l’armée de Numidie.

Le nouveau consul enivré de sa grandeur, donna l’essor, pour ainsi dire, à la haine qu’il avait toujours conservée contre le corps de la noblesse. Il l’insultait dans tous ses discours, et il se vantait que la dignité qu’il venait d’obtenir, était une victoire que le peuple romain avait remportée sur les grands par son courage et par sa valeur. Ils méprisent ma naissance, disait-il, et je méprise leur orgueil et leur mollesse. Ils me reprochent ma pauvreté, si recommandable parmi nos ancêtres ; et je leur reproche avec bien plus de justice, leur avarice à laquelle on les voit tous les jours sacrifier leur foi, leur honneur, la gloire et les intérêts de la république. Ils envient la dignité que les suffrages du peuple et des gens de bien m’ont donnée. Que n’envient-ils aussi mes travaux guerriers ; les périls où je me suis tant de fois exposé, et les blessures que j’ai reçues dans les combats ? Je ne suis parvenu au commandement que par une longue obéissance ; et ils veulent commander sans avoir obéi, et sans autre mérite que celui de leur naissance. S’ils font des fautes ; s’ils se laissent surprendre par les ennemis, le crédit, la cabale de leurs parents, le grand nombre de leurs créatures couvrent tout. On dissimule, on déguise les pertes qu’ils font, ou on les rejette sur des officiers subalternes. La vérité ne perce jamais ces nuages que forment l’autorité des grands et la flatterie de leurs esclaves. Pour moi tous ces secours me manquent : je n’ai point de parents dans les charges ; je ne saurais représenter les images, les consulats et les triomphes de mes ancêtres. Mon unique ressource est en moi-même, et je ne puis trouver d’appui que dans mon courage. J’avoue même que le talent de la parole me manque ; j’ignore cet art dangereux qui apprend à couvrir sous de belles paroles la honte d’actions remplies de lâcheté. Elevé dès ma plus tendre jeunesse dans un camp, et nourri dans la discipline militaire, je n’ai appris qu’à me servir utilement de mon épée. Voila mon unique étude, et l’instruction et l’exemple que je donnerai à mes soldats. C’est en pratiquant de pareilles leçons que nous espérons terminer promptement la guerre de Numidie. En ôtant le commandement de l’armée aux grands, vous avez ôté le principal obstacle qui s’opposait à la victoire. Ce n’est que leur ignorance dans l’art militaire, leur présomption, et surtout leur honteuse avarice qui ont fait durer cette guerre si longtemps.

Marius ayant augmenté la confiance du peuple par ce discours, lui demanda des recrues pour les légions, et qu’il lui fût permis de tirer des troupes auxiliaires des nations sujettes ou alliées de la république. On lui accorda autant de décrets et de plébiscites qu’il voulut. Le peuple, et surtout le petit peuple, charmé d’avoir un consul de son ordre, court avec empressement pour se faire enrôler. Tout le monde le veut suivre ; on croit la victoire assurée sous un si grand général, et le nouveau soldat se flatte de revenir bientôt dans sa patrie chargé de butin.

Marius reçoit indifféremment sous ses enseignes tous ceux qui se présentent, ceux même qui n’avaient pas la quantité de bien prescrite par les lois pour être enrôlés dans la milice romaine. Mais ce consul dévoré d’ambition, et qui cachait de vastes projets, n’était pas fâché de s’attacher ces sortes de gens sans bien et sans aveu, et qui ne pouvaient subsister que par sa protection. Il s’embarqua ensuite avec ses nouvelles levées, et arriva bientôt en Afrique.

Metellus n’apprit qu’avec un violent chagrin qu’on lui eût donné un successeur, surtout dans une conjoncture que la guerre paraissait presque finie, et qu’il ne restait plus qu’à se rendre maître de places peu importantes. On prétend que cet homme si grand et si sage, ne put s’empêcher de verser des larmes aux premières nouvelles qu’il en reçut. Salluste dont j’ai tiré la plupart de ces évènements, rapporte que cette injure si sensible à un général, aurait fait moins de peine à Metellus si le choix de la république était tombé sur un autre que sur Marius qu’il regardait toujours comme sa créature, et comme un ingrat qui n’avait décrié sa conduite, que pour s’élever sur les ruines de sa réputation. Comme il ne put se résoudre à voir un homme qui lui était si odieux, il chargea Rutilius un de ses lieutenants, de remettre son armée à Marius ; et il partit ensuite pour Rome, où il arriva très promptement.

Son retour, et le compte qu’il rendit du succès de ses armes, les villes qu’il avait prises, les provinces qu’il avait conquises, et les batailles qu’il avait gagnées ; tout cela fit tomber, et dissipa les mauvais bruits que Marius avait répandus contre lui. On vit renaître l’estime et le respect que le peuple avait pour ce grand homme. Velleius Paterculus nous apprend qu’on lui décerna tout d’une voix l’honneur du triomphe, avec le surnom de numidique ; et on remarqua, dit cet historien, que dans le même temps il y avait à Rome plus de douze magistrats de la même maison que Metellus, qui en moins de douze ans avaient été élevés aux premières dignités de la république, les uns au consulat, d’autres à la censure, et plusieurs qui avaient ajouté à ces dignités la gloire du triomphe.

Marius étant débarqué sur les côtes d’Afrique, y vit arriver peu après Cornélius Sylla son questeur, qui lui amena un puissant corps de cavalerie qu’il avait levé chez les latins. Les questeurs étaient les trésoriers généraux de la république. On les croit aussi anciens que la fondation de Rome. D’autres renvoient leur origine aux consuls, comme nous l’avons déjà dit. Il y en avait deux qui restaient toujours à Rome, et on y en ajouta depuis deux autres qui accompagnaient ordinairement les consuls à l’armée. Il fallait avoir au moins dix ans de service pour parvenir à cet emploi : et quoique les questeurs n’eussent aucune juridiction dans la ville, ils ne laissaient pas d’avoir des commandements particuliers à l’armée.

D’ailleurs comme tout semble dépendre de ceux qui ont l’administration des finances, on vit des consulaires briguer cet emploi. Titus Quintius Capitolinus après trois consulats, ne se crut pas déshonoré par cette charge. Caton l’ancien l’accepta, après avoir été honoré du triomphe ; et enfin il fut depuis ordonné par la loi Pompeïa qu’on n’admettrait plus dans la questure que des consulaires : ce qui nous fait voir en quel rang les hommes les plus jaloux de leurs dignités et de leur naissance, mettent l’argent et les finances.

Sylla avant cette loi, y parvint de bonne heure, et même dans sa jeunesse. Il semblait, dit Velleius Paterculus, que les destins, en approchant Sylla de Marius, eussent voulu unir ces deux hommes, et prévenir les malheurs que leur discorde produisit depuis dans la république. Mais puisque l’un et l’autre vont faire un si grand rôle dans l’histoire, il est bien juste de faire connaître un peu plus particulièrement Sylla, après, surtout que nous avons déjà marqué le caractère de Marius.

Lucius Cornélius Sylla patricien, et d’une des plus illustres familles de Rome, était bien fait, de bonne mine, l’air noble, les manières aisées, pleines de franchises en apparence, et qui semblaient laisser voir à découvert le fond de son coeur ; naturellement insinuant, persuasif, éloquent : il aimait les plaisirs, et encore plus la gloire. Son devoir marchait devant tout : il savait se livrer et s’arracher aux voluptés avec la même facilité. Il voulait plaire à tout le monde, modeste dans ses discours, s’il était question de parler de lui-même ; prodigue de louanges pour les autres, et encore plus d’argent. Il en prêtait avec plaisir à ceux qui avaient recours à lui, et prévenait ceux qui en avaient besoin, et qui n’osaient lui en emprunter. Il ne le redemandait jamais ; et il semblait qu’il voulût acheter l’armée entière. Familier surtout avec les simples soldats, devenant soldat lui-même, il en prenait les manières grossières, buvait avec eux, les raillait, et souffrait avec plaisir d’en être raillé. Mais hors de la table, sérieux, actif, diligent. C’était un protée à qui ces différents personnages ne coûtaient rien ; et ses vertus et ses défauts étaient également couverts par une profonde dissimulation qui le rendait impénétrable jusque dans ses plaisirs les plus secrets, aux compagnons même de ses débauches. Tel était Sylla lorsqu’il arriva en Afrique, et dans l’armée de Marius.

Il s’appliqua d’abord à mériter l’estime des gens de guerre, par son assiduité à toutes les fonctions militaires : soit qu’il fallût combattre, ou se retrancher, on le trouvait par tout. Il courait dans les endroits où il y avait le plus de péril, avec la même gaieté que ceux qui en reviennent. Une noble émulation lui faisait demander les emplois les plus dangereux, et il ne fut pas longtemps sans acquérir également l’estime du général et des soldats. Marius même lui donna dans la suite un corps de troupes séparé qu’il commandait en chef. Je n’entrerai dans le détail de cette guerre, qu’autant que cela peut servir à lier les différentes parties de mon sujet. Il suffit de remarquer, que Jugurtha avant l’arrivée de Marius en Afrique, poussé à l’extrémité de ses états par Metellus, s’était fait un protecteur et un allié d’un roi voisin appelé Bocchus. Ce fut contre ces deux princes que Marius eut affaire. Il prit Capsa grande ville et fort peuplée, et il se rendit maître ensuite de cette forteresse, devant laquelle Aulus Alberius avait échoué. On en vint bientôt aux mains. Les deux rois à la faveur d’une marche dérobée, surprennent les romains, les attaquent de nuit, portent partout la terreur, tuent beaucoup de monde, et auraient remporté une victoire complète, si les ténèbres leur avaient permis de connaître tout leur avantage, et d’en profiter. Marius eut bientôt sa revanche, et presque avant qu’on eût su à Rome l’échec qu’il avait reçu dans la première occasion, on y apprit qu’il avait défait les deux rois dans deux batailles décisives, et qu’il les avait mis l’un et l’autre hors d’état de tenir la campagne. Bocchus ayant éprouvé dans ces deux combats, la valeur et la fortune des romains, ne jugea pas à propos de hasarder sa couronne pour défendre celle de son allié : il résolut de faire sa paix, et il envoya des ambassadeurs jusque à Rome, pour la demander.

Ces ambassadeurs étant admis dans le Sénat, dirent que le roi leur maître avait été surpris par les artifices de Jugurtha, qu’il se repentait d’un pareil engagement, et qu’il demandait l’alliance et l’amitié des romains ; on leur répondit en ces termes : le Sénat et le peuple romain n’oublient ni les services ni les injures : puisque Bocchus se repent de sa faute, ils lui en accordent le pardon ; et pour ce qui est de la paix et de leur alliance, il les obtiendra quand il les aura méritées. Bocchus embarrassé d’une pareille réponse, fit demander secrètement à Marius de lui envoyer son questeur. Silla le fut trouver : on traita de différents moyens qui pouvaient servir à établir la paix : vous n’en avez point d’autre, dit Sylla à Bocchus, que de nous livrer Jugurtha. Par là vous réparerez l’imprudence et les malheurs de vôtre premier engagement ; et ce sera le prix de nôtre alliance et de notre amitié. Bocchus se récria d’abord contre cette proposition, et il représenta à Sylla qu’une pareille infidélité envers un prince à qui il avait donné sa foi, attacherait une honte éternelle à sa mémoire. Ce fut le sujet de différentes conférences qui se firent entre ce roi et le questeur des romains. Mais Sylla qui était pressant et éloquent, revint si souvent à la charge, et il sut si bien lui représenter qu’il n’y avait qu’un grand service qui pût balancer le tort qu’il avait eu de se déclarer contre les romains, qu’il le détermina enfin à lui livrer Jugurtha. Ce prince fut trahi et arrêté sous prétexte d’une conférence que Bocchus lui avait demandée : on le chargea de chaînes, on le livra à Sylla, qui le remit ensuite à Marius son général : et par la captivité de ce malheureux prince, la guerre de Numidie fut finie.

Une aussi heureuse nouvelle ne pouvait venir à Rome plus à propos. On venait d’y apprendre qu’une multitude prodigieuse de barbares sortis du nord, s’avançaient du côté du midi, et menaçaient toute l’Italie. On résolut de leur opposer Marius qui jouissait actuellement de cette faveur et de ces applaudissements que donne une victoire récente. On le nomma consul pour la seconde fois, contre la disposition des lois qui ne permettaient pas d’élire un absent pour consul, et qui exigeaient même dix ans d’intervalle entre deux consulats. On ajouta à ces grâces si pleines de distinction, le gouvernement de la Gaule Narbonnaise, et on lui décerna en même temps les honneurs du triomphe. Jugurtha chargé de chaînes en fit le principal ornement. Il était traîné comme un esclave à la suite du char de Marius. Ce prince après cette cérémonie fut conduit en prison, et on le condamna à y mourir de faim. Le bourreau lui déchira sa robe royale, le dépouilla de tous ses habits, et le poussa ensuite dans le fond d’une basse fosse qui lui devait servir de tombeau. On rapporte qu’en y entrant tout nu, il s’écria : ô Hercule, que vos étuves sont froides ! faisant allusion aux bains de ce dieu qu’on disait être froids. Ce prince lutant contre la faim, vécut encore six jours ; et le désir inutile de prolonger sa vie, servit de supplice à un roi qui avait toujours compté pour rien la mort de ses proches, et des premiers de sa cour, qu’il avait sacrifiés à sa fortune et à son ambition.