HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre huitième.

 

 

La république jouissait d’une profonde paix au dedans et au dehors de l’état, et le peuple regardait le consulat qu’il venait d’obtenir, comme une victoire qu’il avait remportée sur le Sénat et les patriciens. Mais ses tribuns qui ne pouvaient se faire valoir que par de nouvelles dissensions, se plaignaient que pour une dignité curule que les patriciens avaient cédée au peuple, ils eussent obtenu trois nouvelles magistratures ; qu’on eût créé exprès pour eux la dignité de préteur, qui les rendait maîtres de l’administration de la justice ; qu’ils eussent deux édiles curules, dont l’autorité anéantissait celle des édiles plébéiens. Ils demandaient que toutes les charges et les dignités de l’état fussent communes entre le peuple et la noblesse ; que le mérite seul en décidât dans les élections, et que sans distinction de rang ou de naissance, on pût choisir indifféremment des plébéiens comme des patriciens pour remplir les dignités civiles, et même celles du sacerdoce. Tel était le sujet ordinaire dont ces tribuns inquiets entretenaient la multitude dans leurs assemblées. Ils n’oubliaient rien pour élever par de magnifiques éloges les moindres actions des plébéiens, en même temps qu’ils tâchaient d’affaiblir et de diminuer tout ce que les nobles faisaient de plus utile pour la république. Ils s’attachaient même à pénétrer ce qui se passait dans l’intérieur de leur domestique, dont ils faisaient des rapports malins et exagérés, et propres à les rendre méprisables.

C’est ainsi que sous le consulat de Q Servilius Ahala et de Lucius Genutius, un tribun du peuple appelé M Pomponius, fit assigner L Manlius qui sortait actuellement de la dictature, sous prétexte que ce patricien traitait un de ses enfants avec trop de dureté. Ce fils de Manlius appelé Titus, était né bègue : et comme dans ses premières années il ne faisait pas espérer beaucoup de son esprit, son père l’avait relégué dans une de ses maisons de campagne où il était occupé du labourage et des autres soins de l’agriculture, comme en usaient encore en ce temps-là les romains. Cependant Pomponius en voulut faire un crime à Manlius, qui d’ailleurs n’était pas agréable au peuple, par la sévérité qu’il avait exercée dans ses magistratures, et à la tête des armées. L’affaire fut poussée si vivement, qu’on ne doutait pas qu’il ne fût condamné à une amende considérable.

Titus Manlius ayant appris l’embarras où son père se trouvait à son sujet, sort seul de son village de grand matin, se rend à Rome, et va à la porte du tribun qui était encore au lit. Il lui fait dire que le fils de Manlius demandait à lui parler pour une affaire qui ne souffrait point de retardement.

Le tribun persuadé qu’il venait ou le remercier de s’être intéressé dans sa disgrâce, ou peut-être lui découvrir de nouvelles preuves de la dureté de son père, ordonna qu’on le fît entrer. Manlius l’ayant salué, demanda à l’entretenir en particulier ; les gens du tribun se retirèrent aussitôt par son ordre. Pour lors ce jeune homme lui porta un poignard à la gorge, et le menaça de le tuer, si par les serments les plus solennels il ne jurait de se désister de la poursuite qu’il faisait contre son père : le tribun épouvanté, jura tout ce qu’il voulut.

Mais il ne fut pas plutôt débarrassé de ce jeune homme, qu’il en porta ses plaintes dans une assemblée du peuple, et demanda à être relevé de son serment. Le peuple plus généreux, en ordonna autrement : il lui fut défendu en faveur du fils, de poursuivre davantage son action contre le père ; et pour récompenser cet acte de piété filiale, le jeune Manlius fut nommé pour remplir une des charges de tribun des légions : emplois dont les généraux disposaient auparavant, et dont le peuple se réserva depuis la nomination.

T Manlius ne fut pas longtemps sans faire connaître par des actions d’une valeur singulière, combien il était digne de cet honneur. Les gaulois cisalpins ayant repris les armes pour venger leur défaite, vinrent camper à trois mille de Rome, proche d’un pont du Tevéron, sous le consulat de L Sulpitius et de C Licinius Stolon, celui même qui pendant son tribunat avait travaillé de concert avec Sextius pour faire passer le consulat dans l’ordre des plébéiens.

Au bruit de la marche de ces ennemis redoutables, on nomma aussitôt un dictateur ; ce fut T Quintius Penus qui choisit Serg Cornélius Maluginensis pour général de la cavalerie. Les romains sous les ordres de ces généraux, s’avancèrent aussitôt jusqu’au bord du Téveron : il n’y avait que la rivière qui les séparât des ennemis. Un gaulois d’une grandeur énorme, et qui paraissait plutôt un géant qu’un homme ordinaire, s’avança sur le pont, et défia le plus brave des romains. Sa taille extraordinaire intimidait les plus courageux : Manlius seul crut avoir trouvé un péril digne de sa valeur. Il demanda à son général la permission de combattre le gaulois : j’espère, lui dit-il, faire voir à ce barbare que je suis sorti d’une maison fatale à sa nation, et dont le chef précipita les gaulois du haut du Capitole. — Va, lui dit le dictateur, et montre autant de courage pour la gloire de ton pays, que tu en as fait paraître pour la défense de ton père.

Les deux champions ne furent pas longtemps sans en venir aux mains, et Titus Manlius joignant l’adresse au courage, tua son ennemi, et lui arracha une chaîne d’or qu’il portait à son col, et qu’il mit au sien, comme un monument de sa victoire : ce qui lui acquit le surnom de Torquatus, qui passa depuis à sa postérité. Le succès de ce combat singulier parut aux Gaulois de si mauvais augure pour la suite de la guerre, qu’ils abandonnèrent leur camp de nuit, et se retirèrent avec précipitation.

Quelques années après, une nouvelle armée de gaulois se répandit sur les terres des romains. L Furius Camillus consul, fils ou petit-fils du dictateur, marcha contre eux ; et M Valerius eut le même avantage que Manlius sur un autre gaulois, que ce romain vainquit dans un combat singulier. On prétend qu’un corbeau s’étant perché sur son casque pendant le combat, contribua du bec et des ongles à la défaite de son ennemi : ce qui fit donner à Valerius le nom de Corvinus qui devint héréditaire à ses descendants. Mais sans s’arrêter à ce qu’il y a de merveilleux dans cet événement, il suffit de remarquer que dans cette seconde guerre un combat général suivit le particulier, et qu’il eut le même succès. Les Gaulois furent défaits, et ceux qui échappèrent de cette bataille s’éloignèrent du territoire de Rome, et furent quelque temps sans y revenir.

Ce n’était pas la seule nation jalouse de la puissance et des conquêtes des romains. Tous ces petits peuples qui, sous différents noms, habitaient le Latium et la Toscane, leur faisaient une guerre presque continuelle. Les Samnites se déclarèrent depuis contre eux, et les romains n’auraient jamais subjugués les uns et les autres, s’ils n’avaient su jeter de la division parmi eux. Mais pour retenir dans leur parti les peuples les plus voisins de Rome, ils les flattaient du titre d’alliés du peuple romain ; et quand ils s’étaient rendus maîtres des contrées les plus éloignées, ceux qui s’étaient laissés endormir sous ce titre d’alliés, se trouvaient enveloppés dans leurs conquêtes ; et pour lors, quoiqu’on leur conservât cette qualité, on les traitait comme des sujets. Ils n’eussent osé prendre les armes sans le consentement du Sénat ; et ils étaient obligés de fournir leur contingent de troupes pour aider les romains à étendre leur empire et leur domination.

Telle était la conduite de ces habiles politiques : on peut voir dans le progrès de leurs armes, le fruit d’un système d’ambition très bien lié ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que ces défenseurs éternels de la liberté, étaient eux-mêmes les oppresseurs du droit naturel et les tyrans de toute l’Italie. Les Herniques qui avaient été près d’un siècle dans leur dépendance, entreprirent les premiers de s’en tirer.

Tous, jusque aux vieillards, prirent les armes pour recouvrer leur liberté. On envoya d’abord contre eux Genutius consul plébéien : ce fut le premier de cet ordre qui eut le commandement des armées. Les patriciens et les plébéiens par différents motifs, attendaient avec inquiétude quel serait le succès de cette guerre. Genutius tomba dans une embuscade où il fut tué, et la plupart de ses troupes furent taillées en pièces.

Les patriciens profitant de cette disgrâce du consul plébéien, pour mortifier les tribuns, et diminuer leur crédit, reprochaient au peuple que les dieux avaient enfin vengé hautement les auspices profanés, et puni un homme qui se prévalant d’une loi injuste, avait osé s’approprier les auspices comme aurait pu faire un patricien.

Le peuple et ses tribuns confus et consternés, ne répliquaient rien : il fallut dans cette infortune avoir recours à un dictateur. La noblesse fit nommer Appius Claudius, petit-fils du décemvir, celui de tous les patriciens qui était le plus jaloux du privilège de sa naissance et des prérogatives de son ordre. Il leva aussitôt une nouvelle armée, marcha aux ennemis ; et après un combat sanglant et opiniâtré, il remporta une glorieuse victoire. Je ne parle point de différents petits combats qui se donnèrent depuis contre les Privernates, les Falisques, les Tarquiniens et les Veliterniens. Tous ces peuples faisaient moins la guerre contre les romains, que des courses sur leurs terres. S’ils étaient battus, ou ils demandaient la paix, ou ils se renfermaient dans leurs villes sans oser reparaître en campagne.

Les toscans prirent depuis leur place, et parurent en ce temps-là sur la scène. C’était, comme nous avons dit, une ligue et une communauté de douze peuples, ou de douze petits états, dont la puissance ne laissait pas d’être redoutable quand leurs forces étaient unies. Cette guerre parut assez importante pour en remettre la conduite à un dictateur ; et malgré tous les efforts du Sénat et des patriciens, C Martius Rutilus, quoique plébéien, fut nommé pour remplir cette dignité : il choisit pour général de la cavalerie un autre plébéien appelé C Plautius.

Le Sénat qui n’avait pu empêcher l’élection d’un dictateur plébéien, n’oublia rien pour traverser son armement, et pour le mettre hors d’état d’acquérir de la gloire. Le peuple par un motif opposé, courut à l’envie se ranger sous ses étendards : il eut bientôt une puissante armée ; et comme il était soldat et capitaine, il défit les toscans, tailla en pièces leur armée, fit huit mille prisonniers, et à son retour obtint malgré le Sénat, les honneurs du triomphe. C’est ainsi que le peuple entra insensiblement en partage avec la noblesse, de tous les honneurs, et de toutes les dignités de la république. Il était déjà en possession de l’édilité curule, quoique les historiens ne marquent point le nom des deux premiers plébéiens qui en furent revêtus. Philon autre plébéien, parvint quelque temps après à la préture, et le même Martius dont nous venons de parler, s’éleva par son courage et sa vertu jusque à la dignité de censeur. Depuis ce temps-là, quoique la distinction entre les patriciens et les plébéiens subsistât toujours, c’était moins la naissance que les dignités curules qui décidaient de la noblesse ; et nous verrons dans la suite des plébéiens considérés entre les premiers et les plus nobles de la république, parce qu’ils sortaient d’ancêtres qui avaient été revêtus de ces dignités curules.

Les romains après avoir triomphé des Sabins, des Toscans, des Latins, des Herniques, des Èques, des Volsques, et de tous ces petits peuples voisins de Rome, tournèrent leurs armes contre les Samnites, qui habitaient le pays, qu’on appelle aujourd’hui les Abruzzes : nation féroce et guerrière, et qui ne cédait aux romains ni en courage ni en discipline militaire, et qui avait comme Rome des sujets et des alliés attachés à sa fortune.

Entre deux puissances égales et voisines, il est inutile de chercher d’autre motif de la guerre que la concurrence et une jalousie réciproque. Ainsi le sujet, ou pour mieux dire le prétexte de celle-ci, vint de ce que les Samnites entreprirent de subjuguer les Sidicins et ceux de Capoue, et que les romains qui ne voulaient pas les Samnites si puissants, s’opposèrent à leurs conquêtes.

La guerre avait commencé par les Sidicins, petit état dont les Samnites voulurent se rendre les maîtres. Les Sidicins eurent recours à ceux de Capoue qui prirent leur défense avec plus d’ostentation que de forces. Les citoyens de Capoue possédaient à la vérité un pays très fertile, et le commerce augmentait encore tous les jours leurs richesses. Mais ces richesses des particuliers faisaient la faiblesse de l’état. Les maisons étaient magnifiques, et la ville sans fortifications. Le luxe régnait par tout ; le marchand fier de son argent prenait sa vanité pour du courage, et méprisait des ennemis qui n’étaient pas aussi riches que lui.

Cette présomption et le mépris toujours imprudent des forces des ennemis, causèrent leur disgrâce. Les Samnites qui envisageaient plus de gloire et de profit à les vaincre que les Sidicins, tournèrent leurs armes contre eux. On en vint bientôt aux mains. Ceux de Capoue furent défaits dans deux grandes batailles, où ils perdirent toute leur jeunesse : et les victorieux que rien ne pouvait plus arrêter, s’approchèrent d’une ville qui n’avait pour défense que de faibles murailles et des habitants consternés.

Les magistrats dans cette infortune eurent recours à Rome. Ils envoyèrent une célèbre ambassade pour demander l’alliance et le secours des romains. Leurs ambassadeurs représentèrent au Sénat tous les motifs soit de gloire ou d’intérêt qui pouvaient engager la république à prendre leur défense ; l’extrémité où ils étaient réduits, et la puissance de leurs ennemis qui augmenterait encore considérablement par la conquête d’une ville aussi riche que Capoue. Tel est, ajoutèrent ces ambassadeurs, le malheur de nôtre condition présente, qu’il faut ou que nous soyons incessamment secourus par nos amis, ou que nous tombions sous la puissance de nos ennemis. si vous nous défendez, vous acquerrez des alliés qui vous regarderont éternellement comme les restaurateurs de leur état, et comme les seconds fondateurs de notre ville. Si vous nous abandonnez, Capoue n’est plus, ou du moins elle devient sujette des Samnites.  le Sénat n’ignorait rien de toutes ces considérations ; mais comme il prétendait tirer du secours de ses armes, un avantage plus solide et plus réel qu’un vain titre, et des louanges stériles, on répondit simplement à ces envoyés par la bouche du consul, que l’état présent de leur fortune paraissait digne de compassion, et que les romains souhaiteraient de les pouvoir secourir avec bienséance ; mais que la république avait une ancienne alliance avec les Samnites, qui ne lui permettait pas d’en faire une nouvelle avec leurs ennemis : cependant, que le Sénat ne laisserait pas d’envoyer au camp des Samnites des députés qui interviendraient en leur faveur, et qui tâcheraient de leur ménager un traité de paix à des conditions supportables.

Le chef de l’ambassade, qui en avait le secret, sentit bien qu’il fallait qu’il fît des propositions plus avantageuses pour déterminer le Sénat à prendre la défense de Capoue. Les magistrats qui avant son départ s’étaient bien aperçus qu’ils n’avaient au plus que le choix de leurs maîtres, aimant mieux en prendre d’éloignés que de se soumettre à leurs voisins, avaient ordonné à cet ambassadeur, s’il ne pouvait obtenir pour eux la qualité d’alliés de Rome, de les en rendre plutôt les sujets, que de laisser tomber Capoue sous la puissance des Samnites. Ainsi il répondit au consul, que puisque les Capuans ne pouvaient rien obtenir des romains en qualité d’alliés, il se flattait que le Sénat ne souffrirait pas que les Samnites s’emparassent d’une ville et d’un pays dont il était chargé de leur remettre la domination. C’est pourquoi, ajouta cet ambassadeur, nous vous donnons aujourd’hui, et nous mettons sous vos lois la ville de Capoue, nos terres, nos domaines, nos temples, nos personnes : nous vous reconnaissons pour nos souverains, et nous protestons à la face des dieux et des hommes, de vous garder une fidélité inviolable. Le Sénat ayant amené la négociation au point qu’il souhaitait, accepta solennellement la donation de Capoue. Et comme il voulait toujours mettre de son côté la justice ou du moins les apparences de cette vertu, il envoya des ambassadeurs aux Samnites pour leur notifier ce traité, et pour les prier en même temps en vertu de leur ancienne alliance, de retirer leur armée d’un pays qui appartenait au peuple romain.

Les Samnites outrés qu’on prétendît arrêter le progrès de leurs armes, et leur arracher des mains, pour ainsi dire, la ville de Capoue, se récrièrent contre un traité qu’ils regardaient comme une pure supercherie. Leurs magistrats rejetèrent avec indignation la proposition des ambassadeurs romains ; et en sortant du conseil ils ordonnèrent en leur présence à leur général, de mettre tout à feu et à sang dans le territoire de Capoue : c’était s’expliquer nettement. Aussi ces nouvelles hostilités furent suivies d’une déclaration de guerre entre les deux nations. Et le Sénat en donna la conduite à M Valerius Corvinus, et à A Cornélius Cossus. Cette guerre commença l’an 411 de la fondation de Rome. Elle se fit toujours de part et d’autre avec une égale animosité, et quoique interrompue quelquefois par des trêves, elle recommençait ensuite avec la même fureur.

Les gaulois cisalpins, les toscans, ceux de Tarente, les latins, et même des grecs et des africains y prirent part. Pyrrhus roi d’Epire le plus grand capitaine de son siècle, passa la mer en faveur des tarentins. Et les Carthaginois qui commençaient à s’établir dans la Sicile, et qui en affectaient la domination, leur envoyèrent différents secours, pour traverser les conquêtes des romains.

Ce fut comme un embrasement qui se communiqua successivement dans toute l’Italie, et qui ne fut éteint que par des ruisseaux de sang. Il se donna de grandes batailles, et avec des succès différents. Les romains d’abord vainqueurs, ensuite vaincus, mais jamais rebutés de combattre ; indifférents pour ainsi dire sur leur propre défaite, reprenaient les armes avec un nouveau courage. On ne savait ce que c’était que de fuir dans leurs armées. Le soldat voulait vaincre ou mourir, et il se trouva plus de romains punis pour avoir combattu, sans en avoir ordre, que pour avoir lâché pied et quitté leur poste. Enfin après une guerre presque continuelle et qui dura pendant plus de soixante et dix ans, le courage des romains, une valeur héroïque, qui se trouvait dans les simples soldats comme dans les officiers ; leur patience dans les travaux, leur discipline militaire ; mais surtout l’amour de leur patrie les fit triompher de leurs ennemis. La nation des Samnites fut presque détruite ; on chassa Pyrrhus de l’Italie ; Tarente fut prise et ses murailles rasées. Et L Furius Camillus consul et petit fils du dictateur, rendant compte au Sénat de l’extrémité à laquelle il avait réduit les Latins : les dieux, dit-il aux sénateurs, vous ont rendus si puissants, qu’il dépend maintenant de vous que le Latium soit encore, ou qu’il ne soit plus rien du tout.

Les romains n’accordèrent la paix aux peuples vaincus, qu’à des conditions très onéreuses. Le Sénat selon sa politique ordinaire, leur ôta à chacun, une partie de leur territoire. Mais cette politique poussée trop loin ruina le pays et excita même depuis dans Rome des séditions dangereuses. Les grands par une collusion réciproque s’emparèrent d’une partie de ces terres. Leurs domaines devinrent insensiblement de petits états, qu’ils peuplèrent de ce nombre infini d’esclaves qu’ils avaient faits pendant une si longue guerre : et les laboureurs originaires dépouillés de leurs terres, abandonnaient la campagne où ils ne pouvaient plus subsister.

Le peuple et ses tribuns renouvelèrent leurs plaintes contre un abus presque aussi ancien que l’établissement de la république. On voulait faire revivre le règlement de Licinius, et l’ordonnance qui fixait au plus à cinq cent arpents l’héritage de tout citoyen romain : mais les lois furent moins écoutées dans le tumulte des armes. Il y avait même alors un trop grand nombre de patriciens et de plébéiens, infracteurs de cette loi, pour oser espérer de les réduire : on l’aurait même tenté en vain. Complices de la même espèce d’usurpation, et tous ou à la tête des armées, ou dans les premières magistratures de la république, rien ne résistait à leur crédit ; et les guerres qui survinrent contre les Carthaginois, laissèrent moins d’attention pour les règlements domestiques.

Jusqu’ici nous n’avons vu les armes de la république occupées que dans la terre ferme de l’Italie. Les romains furent près de cinq cent ans avant que d’avoir pu soumettre les Latins, les Toscans, les Samnites, et leurs alliés. Mais ils n’eurent pas plutôt établi leur domination dans ces grandes provinces qui s’étendent depuis le Rubicon jusqu’à l’extrémité de l’Italie, qu’ils songèrent à passer la mer. Le secours donné par les Carthaginois aux tarentins, en fut le prétexte, et la conquête de la Sicile, le véritable sujet. Rome et Carthage s’attachèrent l’une contre l’autre : le voisinage et la jalousie de ces deux grandes républiques firent naître une guerre sanglante dont la Sicile fut le premier théâtre. Cette guerre passa ensuite en Afrique, d’où elle s’étendit en Espagne et en Italie. Nous n’en rapporterons les différents succès que sommairement pour ne nous pas trop éloigner du sujet principal de cet ouvrage.

Carthage, colonie des Phéniciens, fut bâtie sur les côtes d’Afrique, proche l’endroit où se trouve à présent la ville de Tunis, environ 137 ans avant la fondation de Rome : la Libye reconnaissait son empire. Elle entretenait en tout temps de puissantes flottes qui la rendaient maîtresse de la mer et du commerce, et qui avaient étendu sa domination jusque sur les côtes d’Espagne, et dans les îles de Sicile, de Corse, et de Sardaigne. Tous ses citoyens étaient marchands : un trafic continuel leur avait acquis de si grandes richesses, qu’ils méprisaient la profession des armes. S’il leur survenait quelques guerres, ils achetaient des troupes, et souvent prenaient à leur solde jusqu’à leurs généraux : cette république marchande croyait tout trouver dans son argent.

Rome au contraire nourrissait dans son sein une milice admirable. Tous ses citoyens étaient soldats ; personne n’était exempt d’aller à la guerre ; le fantassin devait servir vingt ans, et le cavalier dix, avant que de pouvoir obtenir son congé ; et peu le demandaient. Quand il fallait marcher en campagne, on voyait les vétérans se présenter avec la même ardeur que la jeunesse, et tous voulaient vaincre ou mourir.

Telle était la constitution de ces deux républiques lorsqu’elles en vinrent aux mains. L’une était puissante par ses légions et ses armées de terre, et l’autre n’était pas moins redoutable par ses flottes et ses armées de mer. Les romains renfermés dans le continent de l’Italie n’avaient aucune expérience dans la marine. Appius Claudius consul, fils du dictateur dont nous venons de parler, et frère d’Appius Claudius l’aveugle, fut le premier qui à la faveur de quelques radeaux, fit passer des troupes dans la Sicile : ce qui lui fit donner le surnom de Caudex ; comme ayant trouvé l’art de lier ensemble des planches pour en faire des vaisseaux de transport. Ces radeaux devinrent bientôt des vaisseaux et des galères parmi une nation appliquée, ingénieuse, que le travail ne rebutait point, qui profitait de tout, et qui apprit de ses ennemis même l’art et l’invention de les vaincre. Une galère carthaginoise poussée par la tempête sur les côtes d’Italie, servit de modèle aux romains pour en fabriquer de semblables. On y travailla avec tant d’ardeur, qu’en deux mois de temps Duilius mit en mer une flotte qui défit celle des Carthaginois.

La joie que Rome reçut de cette première victoire navale, fit que pour en conserver la mémoire, on en perpétua pour ainsi dire le triomphe ; et Duilius du consentement du Sénat, toutes les fois qu’il revenait de souper chez ses amis, se fit le reste de ses jours reconduire aux flambeaux et au son des flûtes.

Nous ne nous arrêterons point aux suites de cette guerre, qui ne sont point de notre sujet, ni aux combats et aux sièges qui se firent en Sicile : il suffit de remarquer que les romains s’étant rendus maîtres d’Agrigente et des principales villes de cette île ; qu’ayant pris Alerie capitale de l’île de Corse, et Olbie dans la Sardaigne, ils portèrent la guerre et la terreur de leurs armes jusque aux portes de Carthage.

L Manlius et Q Ceditius consuls, furent chargés de cette expédition. Mais Ceditius étant mort pendant son consulat, on lui substitua M Attilius Regulus personnage consulaire, grand capitaine, austère dans ses moeurs, sévère à lui-même comme aux autres, et qui avait conservé encore la tempérance et le désintéressement des premiers romains.

Ces deux généraux mirent à la voile avec une flotte de trois cens quarante vaisseaux, et chargée de cent quarante mille hommes de débarquement. Les Carthaginois leur opposèrent une flotte aussi nombreuse, composée de vaisseaux plus légers, et qui allaient mieux à la voile. Mais il s’en fallait beaucoup que le soldat Carthaginois égalât le romain en valeur. Le combat fut long et opiniâtré, et la fortune passa plus d’une fois de l’un et l’autre côté. Tant que les vaisseaux combattaient pour ainsi dire plutôt que les hommes, les Carthaginois l’emportèrent par leur adresse et par leur expérience : mais les romains qui montaient des vaisseaux grossièrement construits, pesants et lourds, ayant accroché ceux des Carthaginois, on commença à se battre de pied ferme et comme sur terre. Pour lors la valeur des romains qui combattaient à la vue de leurs consuls, l’emporta sur des étrangers et des troupes auxiliaires, gens qui ne font la guerre que comme ils feraient un métier seulement pour vivre, et sans amour pour la gloire, ni zèle pour le parti qu’ils servent. La flotte Carthaginoise se dispersa par la fuite, et le passage demeura libre aux romains, qui après être abordés aux côtes d’Afrique, prirent d’emblée la ville de Clupéa, et ravagèrent ensuite le pays ennemi, d’où ils enlevèrent vingt mille captifs.

Les consuls envoyèrent à Rome donner avis de cette victoire, et demander de nouveaux ordres. Le Sénat leur fit savoir qu’il souhaitait que Manlius ramenât en Italie une partie de la flotte dont on pouvait avoir besoin pour conserver les conquêtes de la Sicile, et que Regulus restât en Afrique pour y faire la guerre. Le temps de son consulat étant expiré, on lui continua le même emploi avec le titre de proconsul. Mais peu de temps après il demanda un successeur et son congé, sur les avis qu’on lui donna, que le fermier qui cultivait sept arpents de terre en quoi consistait tout le bien de ce général, était mort, et que son valet avait dérobé les outils nécessaires au labourage. Regulus représenta au Sénat par ses lettres, que sa femme et ses enfants étaient exposés à mourir de faim si par sa présence et son travail il ne rétablissait lui-même ses affaires domestiques. Le Sénat pour ne pas interrompre le cours des victoires de Regulus, ordonna qu’on fournirait des aliments à sa femme et à ses enfants, que sa terre serait cultivée aux dépens du public, et qu’on achèterait de nouveaux instruments nécessaires pour le labourage : récompense modique, si on en considère le prix ; mais qui fait plus d’honneur à la mémoire de ce vertueux romain, que tous ces titres pompeux dont on décore tous les jours les terres de ces hommes nouveaux qui ne se sont enrichis que par des brigandages, et dont les noms ne seront peut-être connus dans la postérité, que par les calamités que leur avarice a causées dans les pays où ils ont fait la guerre.

Manlius ramena sur les côtes d’Italie une partie de la flotte chargée de butin et de vingt-sept mille prisonniers. Regulus de son côté ayant reçu les ordres du Sénat, continua ses conquêtes. Les Carthaginois voulurent s’y opposer ; on en vint à une bataille où ils furent défaits, et où ils perdirent leurs meilleures troupes. Cette nouvelle victoire acheva de jeter la consternation dans tout le pays : plus de quatre vingt places se rendirent aux romains. Les numides anciens sujets des Carthaginois, se soulevèrent en même temps, et ravagèrent la campagne : et les paysans qui fuyaient de tous côtés se jetèrent dans Carthage, où par leur nombre et leur misère ils causèrent bientôt la famine et des maladies contagieuses. Les Carthaginois qui ne se trouvaient point de chefs ni de généraux assez habiles pour pouvoir les opposer à Regulus, envoyèrent jusque à Lacédémone, offrir le commandement de leurs armées à Xanthippe capitaine célèbre dans son pays et dans toute la Grèce, et ils dépêchèrent en même temps les principaux de leur Sénat pour demander la paix à Regulus.

Ce général qui eût été bien aise de remporter à Rome la gloire d’avoir terminé cette guerre, ne refusa pas d’entrer en négociation. Mais comme il tenait Carthage investie par les différents corps de troupes qui en occupaient les environs, et qu’il n’y avait point d’armée sur pied qui pût donner la loi dans le traité, et il demanda que les Carthaginois lui remissent les places qui leur restaient dans la Sicile et la Sardaigne ; qu’ils rendissent gratuitement à la république les prisonniers qu’ils avaient entre leurs mains, et qu’ils payassent outre la rançon pour ceux de leur parti, les frais de la guerre et un tribut tous les ans. Regulus prétendait encore que les Carthaginois ne pourraient faire ni guerre ni alliance sans la participation du Sénat ; qu’ils n’auraient qu’un seul vaisseau de haut bord, et que sur les ordres qu’ils recevraient de Rome, ils seraient obligés de fournir cinquante galères équipées en guerre pour servir dans les endroits où les intérêts de la république le requerraient.

Les députés de Carthage représentèrent au général des romains la dureté de ces conditions. Mais Regulus qui se croyait maître du pays leur répondit fièrement, qu’entre ennemis, il fallait vaincre ou recevoir la loi du victorieux. On se sépara sans rien conclure, et les magistrats Carthaginois irrités qu’on voulût exiger d’eux des conditions qui les réduisaient à un état peu diffèrent de la servitude, firent prendre les armes à tous les habitants. Xanthippe le lacédémonien arriva en même temps ; se mit à leur tête, et ayant rallié ce qui leur restait de troupes, sortit en pleine campagne, et présenta la bataille aux romains. Il choisit pour camper une plaine propre pour faire combattre les éléphants qu’il avait dans son armée, et plus favorable à la cavalerie en quoi il surpassait les romains. Regulus par la même raison, et comme plus fort en infanterie, devait chercher les montagnes et les hauteurs ; mais ses soldats méprisant le général grec, et des troupes qu’ils avaient vaincues tant de fois, demandèrent la bataille avec de grands cris. Regulus n’eut pas la force de leur résister ; la bataille se donna dans la plaine ; il y fut défait ; son infanterie ne pût résister à la cavalerie ennemie. Les romains y perdirent plus de trente mille hommes tant de leur nation que de leurs alliés, et le général lui-même fut fait prisonnier. Les Carthaginois le traitèrent avec beaucoup de dureté, et plutôt en criminel qu’en prisonnier de guerre. On le chargea de chaînes et on l’ensevelit dans un cachot où il resta pendant près de quatre ans. Il y aurait péri, mais les Carthaginois ayant pendant ce temps là perdu des batailles considérables par terre et par mer, ils tirèrent Regulus de sa prison pour l’envoyer à Rome ménager la paix, ou du moins l’échange des prisonniers.

Les magistrats avant que de le faire embarquer, tirèrent de lui parole que s’il ne pouvait rien obtenir des romains, il reviendrait à Carthage reprendre ses fers : on lui fit même entendre que sa vie dépendait du succès de sa négociation. Il ne tint pas au Sénat que la paix ne se fît, ou du moins l’échange des prisonniers. Cette compagnie crut ne pouvoir acheter trop cher la liberté et la conservation d’un citoyen comme Regulus. Mais le plus grand obstacle à la conclusion du traité vint de la part de celui qui en était chargé. Regulus étant arrivé à Rome, fit connaître au Sénat qu’avec un peu de constance, et en continuant la guerre, on achèverait de soumettre les Carthaginois. Qu’à l’égard de l’échange des prisonniers, tout l’avantage serait du côté des ennemis qui avaient à Rome leurs principaux officiers et leurs meilleurs soldats : au lieu que les Carthaginois n’avaient que peu de romains, des gens avancés en âge, ou des lâches dont on ne pouvait espérer aucun service. Enfin ce généreux romain parla avec tant de force contre ses propres intérêts, qu’il fit résoudre la continuation de la guerre. Et sans vouloir entrer dans sa maison ni voir sa femme et ses enfants de peur d’être attendri par leurs larmes, il retourna à Carthage pour dégager sa parole : il y périt dans les plus cruels supplices.

On reprit les armes de part et d’autre avec la même animosité. Les succès furent différents : enfin deux batailles navales que gagnèrent les romains, l’une sous le commandement de M Fabius Butéo consul, et l’autre sous celui de C Lutatius Catulus, forcèrent les Carthaginois à demander la paix tout de nouveau. Rome la leur accorda : mais Rome inflexible, quelquefois même cruelle envers des ennemis abattus, ne leur donna la paix qu’à des conditions très onéreuses. On exigea d’eux qu’ils remettraient aux romains la place et le port de Lilybée dans la Sicile ; qu’ils abandonneraient entièrement cette île ; qu’ils rendraient les prisonniers sans rançon ; qu’ils livreraient les déserteurs et les transfuges ; qu’ils payeraient comptant mille talents pour les frais de la guerre, et deux mille deux cens en dix ans par forme de tribut. Les Carthaginois épuisés, souscrivirent à tout, et le traité fut conclu sous le consulat de Q Lutatius et de A Manlius, l’an 512 de la fondation de Rome.

Mais ce fut moins une paix qu’une trêve. Les Carthaginois comme les plus faibles, ne l’avaient recherchée que pour avoir le temps de rétablir leurs forces. Ils ne se virent pas plutôt en état de soutenir une nouvelle guerre, qu’ils reprirent les armes avec fureur. Le siège qu’ils mirent devant Sagunte, ville d’Espagne alliée des romains, fut le prétexte de cette guerre, et Annibal le véritable auteur. Il était né soldat, et l’exercice continuel des armes en fit un grand capitaine. Ce fut dans cette guerre qu’il fit éclater ces talents supérieurs qui lui donnèrent tant d’avantage sur les généraux romains : toujours juste dans ses projets ; des vues immenses ; le génie admirable pour distribuer dans le temps l’exécution de ses desseins ; toute l’adresse pour agir sans se laisser apercevoir ; infini dans les expédients ; aussi habile à se tirer du péril qu’à y jeter les autres ; du reste sans foi, sans religion, sans humanité, et cependant ayant su se donner tous les dehors de ces vertus, autant qu’il convenait à ses intérêts. Tel était le fameux Annibal lorsqu’il forma le plus hardi projet que jamais aucun capitaine eût osé concevoir, et que l’événement seul justifia.

Du fond de l’Espagne il résolut de porter la guerre en Italie, et d’attaquer les romains jusque dans le centre de leur domination, sans y avoir ni places, ni magasins, ni secours assurés, ni espérance de retraite. Il traverse l’Espagne et les Gaules, passe les Alpes, et vient camper fièrement jusque sur les bords du Tesin. Ce fut où se donna la première bataille ; les romains furent défaits, et le consul P Cornélius Scipion leur général serait tombé entre les mains des ennemis, si Publius Scipion, son fils, n’eût accouru à son secours. Ce jeune homme qui n’avait encore que dix-sept ans voyant son père enveloppé d’un gros d’ennemis, perça seul jusqu’à lui, écarta à coups d’épée tout ce qui l’environnait, et le dégagea dans le temps qu’il allait être pris ou tué.

Comme le détail de cette guerre n’est point de mon sujet, je me contenterai de remarquer que les romains sous le commandement et le consulat de Tiberius Sempronius collègue de Scipion, perdirent une seconde bataille proche de la rivière de Trébie. La perte que fit Flaminius près du lac de Trasimène, fut encore plus grande : et la défaite de Cannes mit Rome à deux doigts de sa ruine. La république perdit cinquante mille hommes, et le vainqueur envoya à Carthage deux boisseaux de bagues d’or, pour faire connaître le nombre incroyable de chevaliers romains qui avaient été tués à cette bataille.

Ce jour là, pour ainsi parler, était le dernier des romains, si Annibal eût su aussi bien profiter de sa victoire, qu’il avait su vaincre. Il n’avait qu’à se présenter aux portes de la ville, et sans effort il en faisait sa conquête : la consternation était générale dans Rome et à la campagne. Mais le général Carthaginois à qui un de ses officiers promettait de donner à souper dans le Capitole, se laissa vaincre aux délices de Capoue, sous prétexte de donner un peu de repos à ses troupes, il s’arrêta après sa victoire dans la Campanie, et comme s’il eût craint de finir trop tôt la guerre, ou qu’il eût agi de concert avec les romains, il leur laissa le temps de revenir de leur consternation. Un léger retardement fut leur première ressource. Le jeune Scipion en sut profiter, et celui qui avait sauvé la vie à son père dans la bataille du Tesin, sauva toute l’Italie après la bataille de Cannes. Il n’était alors que tribun dans une légion, et il s’était retiré le soir d’après la bataille, comme beaucoup d’autres officiers, dans une ville voisine qui tenait encore pour les romains.

Scipion apprit que ces officiers qui étaient des premières maisons de Rome et la seule ressource de la république, s’étant assemblés chez un certain Metellus, et désespérant du salut de l’état, faisaient dessein de s’embarquer au premier port et d’abandonner l’Italie. Un si indigne complot excita toute son indignation : il résolut de s’y opposer au péril même de sa vie, et se tournant vers d’autres officiers qui se trouvèrent chez lui : que ceux, leur dit-il, à qui le salut de Rome est cher, me suivent. Il sort, va droit dans cette maison où se tenait ce conseil, il y entre et mettant l’épée à la main : je jure, dit-il, que je n’abandonnerai jamais la république, et que je ne souffrirai point qu’aucun de nos citoyens l’abandonne ; et s’adressant ensuite au maître de la maison : il faut, lui dit-il, que toi et ceux qui sont ici fassiez les mêmes serments, ou je vous tuerai tous. Ces menaces, le feu et la colère qu’il avait dans les yeux, son zèle pour sa patrie, son courage, son intrépidité, tout cela leur fit faire sur le champ les mêmes serments. La honte même d’avoir été surpris dans un pareil projet, rappela leur ancienne valeur ; ils se donnèrent la foi mutuellement, et ils se promirent de s’ensevelir plutôt sous les ruines de leur patrie, que de l’abandonner.

Chacun se dispersa dès le matin, les uns se rendirent à Rome pour la défendre si l’ennemi en formait le siège. D’autres travaillèrent ou à rallier les fuyards, ou à faire de nouvelles levées à la campagne. Les habitants de Rome qui croyaient voir à tous moments Annibal à leurs portes, commencèrent à respirer. Le Sénat se rassura ; le petit peuple reprit coeur, et quoiqu’il n’y eût à Rome ni hommes, ni armes, ni argent, on trouva tout cela dans cet amour pour la république qui faisait le véritable caractère d’un romain. Les uns donnaient libéralement leurs esclaves pour en faire des soldats ; d’autres apportaient à l’envi ce qu’ils avaient d’or ou d’argent, et on détacha de la voûte des temples de vieilles armes qui y avaient été pendues comme des trophées, et dont on arma en partie cette nouvelle milice.

La guerre recommença avec une nouvelle ardeur. Le Sénat en donna la conduite à Q Fabius Maximus qui en s’empêchant de combattre, trouva le secret de vaincre Annibal. Le général des Carthaginois avait besoin pour ainsi dire de continuels succès pour se pouvoir maintenir dans un pays si éloigné du sien, et où il se trouvait souvent sans argent, sans vivres, et sans tirer aucun secours de l’Afrique. Toute sa ressource était dans l’affection infinie de ses soldats dont il était adoré. On ne peut assez s’étonner que dans une armée composée d’aventuriers, numides, espagnols, gaulois, et liguriens, qui souvent manquaient de pain, la présence seule d’Annibal ait étouffé jusqu’au moindre murmure ; et que tous sans entendre le langage les uns des autres, conspirassent mutuellement à faire réussir les desseins de leur général. Mais quelque habile qu’il fût, il fallut que sa capacité cédât à la conduite et à la fortune des romains. Ils reprirent sur lui la supériorité qu’ils avaient perdue par les premières batailles : ce fut alors qu’il reconnut que dans les affaires de la guerre, il y a des moments favorables et décisifs qui ne reviennent jamais. Et le jeune Scipion, devenu général, lui apprit par une dure expérience qu’il pouvait être vaincu.

Corn Scipion son père, et Cnéus, son oncle, étaient péris en Espagne où ils commandaient les armées de la république. Par la mort de ces deux frères, l’Espagne eût été entièrement perdue pour les romains, si un simple chevalier appelé L Martius n’eût rallié les fuyards, et défait l’un des deux Asdrubals, qui commandait dans ces provinces l’armée des Carthaginois. Cependant personne à Rome n’osait demander la conduite de la guerre dans un pays où les ennemis étaient encore si supérieurs. Le jeune Scipion quoiqu’il eût à peine vingt-quatre ans, se présenta, et il crut qu’il n’appartenait qu’à lui de venger la mort de son père et de son oncle. Il y fut envoyé avec le titre de proconsul ; il battit les généraux ennemis en plusieurs rencontres, et cinq ans après son arrivée, il ne resta pas un seul Carthaginois en Espagne.

De là il passa en Afrique presque malgré le Sénat, et comme son entreprise paraissait téméraire, la république ne voulut au commencement lui fournir ni troupes ni argent. Sa réputation, sa valeur, et son affabilité lui donnèrent des soldats. C’était à qui prendrait parti sous un si grand capitaine : il eut bientôt une armée considérable. C’était un autre Annibal ; il en avait toutes les vertus, sans en avoir les défauts. Il aborda en Afrique pendant que le Carthaginois continuait la guerre en Italie.

Il mit d’abord dans les intérêts de la république les rois Syphax et Massinissa. Le premier changea depuis de parti ; il fut défait dans une bataille sanglante avec Asdrubal général des Carthaginois, et il eut le malheur de tomber entre les mains de Lélius Le Sage, c’est ainsi que Cicéron appelle cet officier qui était l’ami intime et un des lieutenants de Scipion.

Je ne m’arrêterai point au détail de cette guerre. Scipion après avoir remporté une seconde victoire sur les Carthaginois, leur fit craindre à leur tour de le voir devant leurs murailles. Annibal fut rappelé au secours de sa patrie, et il repassa en Afrique la seizième année de cette guerre. On parla d’abord de paix, il y eut même une entrevue entre Scipion et Annibal ; mais n’ayant pu convenir entre eux, on vit bien que l’épée seule déciderait des prétentions des deux républiques.

On en vint bientôt aux mains : le combat se donna auprès de Zama. Il était question de l’empire et de la liberté : l’un et l’autre général déploya en cette occasion tout ce qu’il avait de capacité soit pour profiter de la disposition des lieux, soit pour ranger les troupes en bataille. Les soldats de leur côté combattirent en hommes qui étaient animés de l’esprit et du coeur de ces deux grands capitaines. Le succès fut longtemps douteux ; enfin la victoire demeura à Scipion. Les Carthaginois perdirent vingt mille hommes qui furent tués dans cette bataille, et on en prit autant qui furent faits prisonniers de guerre.

La paix fut le fruit de cette victoire. Les Carthaginois épuisés la demandèrent du consentement même d’Annibal. Les romains ne l’accordèrent qu’à des conditions qu’on pouvait regarder comme une seconde victoire. Ils ôtèrent aux Carthaginois leurs flottes, leurs éléphants : on les obligea de rendre les prisonniers de guerre, et de livrer les transfuges. On en exigea en même temps des sommes immenses : et ce qui leur parut encore plus rigoureux, on leur défendit d’envoyer des ambassadeurs, d’entretenir aucune alliance, ou de faire aucun armement sans l’aveu et la permission expresse du Sénat. Une dépendance si étroite et si humiliante, ne satisfit point encore l’ambition des romains. Carthage sur pied rappelait toujours le souvenir des batailles de Trasimène et de Cannes. C’était une perspective désagréable pour Rome, on résolut de la détruire. Ce fut le sujet de la troisième guerre punique. Le jeune Scipion fils de Paul Emile, et qui avait été adopté par Scipion fils de l’africain, ruina absolument cette ville superbe qui avait osé disputer avec Rome de l’empire du monde. On en dispersa les habitants, et Carthage ne fut plus qu’un vain nom.

Cette ville soumise et ensuite ruinée, éleva le coeur des romains. Ceux qui peu d’années auparavant combattaient pour le salut de Rome, aspirèrent alors à la conquête du monde entier. Ils portèrent leurs armes en orient et en occident. Antiochus Le Grand, qui régnait sur la plus grande partie de l’Asie fut défait et contraint de se retirer au de-là du mont Taurus. Les insubriens et les liguriens furent vaincus ; la Macédoine après différentes guerres qui ne sont point de mon sujet, fut réduite en province, aussi bien que l’Illyrie. Et les grecs sous prétexte de se tirer de la dépendance des achéens, tombèrent sous la domination des romains, qui en moins d’un siècle, étendirent leurs conquêtes dans les trois parties de nôtre continent. L’Italie entière, toutes les Espagne, l’Illyrie jusque au Danube, l’Afrique, la Grèce, la Thrace, la Macédoine, la Syrie, tous les royaumes de l’Asie Mineure formaient ce vaste empire ; et les romains portèrent jusque chez les peuples les plus barbares, la crainte de leurs armes et le respect de leur puissance.

Le luxe de l’orient passa à Rome avec les dépouilles de ces grandes provinces. Ce fut pour l’entretenir qu’on commença à briguer les charges de la république dont le profit augmentait avec l’empire. Les mœurs des romains changèrent avec la fortune, et il semble que ce soit une autre nation qui va paraître sur la scène. On trouvera à la vérité plus de science dans le métier de la guerre ; des généraux plus habiles et des armées invincibles ; tout cela conduit par une politique ferme, prévoyante et qui ne se démentit jamais : mais on trouvera aussi moins d’équité dans les conseils. La douceur de vaincre et de dominer corrompit bientôt dans les romains cette exacte probité si estimée par leurs ennemis même. L’ambition prit la place de la justice dans leurs entreprises : une sordide avarice et l’intérêt particulier succédèrent à l’intérêt du bien public : l’amour de la patrie se tourna en attachement pour des chefs de parti. Enfin la victoire, la paix, et l’abondance ruinèrent cette concorde entre les grands et le peuple, entretenue par l’occupation qu’avaient donné les guerres puniques. Et les deux Gracques en renouvelant des propositions justes en apparence, mais peu convenables à l’état présent de la république, allumèrent les premières étincelles des guerres civiles dont nous allons parler.

Tiberius Gracchus et Caïus Gracchus étaient fils de Tiberius Sempronius Gracchus personnage consulaire, grand capitaine, et qui avait été honoré de deux triomphes ; mais qui était encore plus illustre par des moeurs excellentes, et par un désintéressement parfait : vertus qui commençaient à se faire remarquer, pour n’être plus si communes parmi les romains. La famille Sempronia quoique plébéienne, était des plus distinguées dans la république, depuis que le peuple était admis indifféremment avec la noblesse aux premières dignités de l’état. La mère des Gracques appelée Cornélie, était fille du grand Scipion. Tiberius l’aîné de ses enfants avait épousé la fille d’Appius Claudius prince du Sénat ; Caïs celle de Publius Crassus ; et leur soeur appelée Sempronia avait été mariée au jeune Scipion, fils de Paul Emile. En sorte que ces deux frères par différentes alliances tenaient aux premières maisons de la république.

Ces avantages étaient soutenus dans la personne de Tiberius par un air noble, par une physionomie prévenante, et par toutes ces grâces de la nature qui servent comme de recommandation au mérite. Il avait acquis en même temps, dit un ancien historien, toutes les vertus qu’on peut attendre d’une excellente éducation, beaucoup de sagesse, de modération, de frugalité, et de désintéressement. Son esprit d’ailleurs était orné des plus rares connaissances ; et à l’age de 30 ans il passait pour le premier orateur de son siècle. Son style était pur, ses termes choisis, ses expressions simples ; mais toujours nobles et si touchantes, qu’il enlevait les suffrages de tous ceux qui l’écoutaient. Ses ennemis publiaient que sous des manières si insinuantes, il cachait une ambition démesurée, une haine implacable contre le Sénat, et un zèle excessif pour les intérêts du peuple dont il faisait le motif ou le prétexte de toutes ses entreprises.

Ce fut cet attachement aux intérêts du peuple, et peut-être l’envie de se distinguer, qui lui firent reprendre le dessein du partage des terres : prétention ancienne que les grands de Rome croyaient éteinte, par l’oubli et la prescription, et qu’il entreprit de faire revivre, quoiqu’il prévît bien toute la résistance qu’il y trouverait de la part du Sénat, et même du côté des plus riches parmi le peuple. On prétend que ce dessein lui avait été inspiré par Cornélie, sa mère, femme avide de gloire, et qui pour exciter l’ambition de son fils, lui avait fait comme une espèce de reproche de ce qu’on ne l’appelait dans Rome que la belle-mère de Scipion, et non la mère des Gracques. Elle lui représentait continuellement qu’il était temps qu’il se fît connaître lui-même ; qu’à la vérité Scipion son beau-frère tenait le premier rang parmi les capitaines et les généraux de la république, mais qu’il pouvait par une autre route et par des lois utiles au peuple, se faire un grand nom ; qu’il ne lui restait même que ce moyen de s’égaler en quelque sorte au vainqueur de Carthage ; et que en appelant le peuple au partage des terres publiques, il ne se rendrait pas moins célèbre que son beau-frère par ses conquêtes.

Mais C Gracchus a écrit dans une histoire citée par Plutarque que son frère forma seul ce projet, et qu’un voyage qu’il fit en Italie avant son tribunat, lui en avait fait naître la pensée. Cet historien rapporte que Tiberius avait observé avec surprise que les campagnes remplies auparavant d’habitants riches, et qui fournissaient une milice utile à la république, n’étaient plus peuplées que d’esclaves exempts par leur condition d’aller à la guerre. Qu’un changement si préjudiciable aux intérêts de la république, lui avait fait naître le dessein de remettre en vigueur la loi Licinia, et de rappeler le petit peuple au partage de ces terres dans la vue de soulager sa misère, et de lui procurer le moyen d’élever des enfants qui pussent un jour remplir les légions. Quoi qu’il en soit de ces motifs secrets, soit ambition particulière, ou zèle du bien public, Tiberius ne fut pas plutôt parvenu au tribunat, qu’il fit connaître qu’il avait dessein de faire revivre la loi Licinia.

Mais il ne la proposa qu’avec tous les ménagements qui pouvaient adoucir les usurpateurs des terres publiques. Nous avons vu qu’il était défendu par cette loi à tout citoyen romain de posséder plus de cinq cent journaux ou arpents de ces terres, à peine de dix mille asses d’amende. On pouvait même, suivant la rigueur de la loi, obliger ceux qui l’avaient enfreinte, à rapporter au profit du trésor public le produit des terres qui excédaient le nombre permis par la loi. Tiberius qui croyait assez gagner s’il pouvait seulement la remettre en vigueur, proposa une amnistie générale pour le passé.

Mais les grands de Rome et les riches qui se croyaient alors au dessus des lois, rejetèrent avec mépris cet adoucissement à une loi qu’ils prétendaient prescrite. La plupart en pleine assemblée traitèrent le tribun de séditieux et de perturbateur du repos public. Tiberius sans sortir de son caractère, leur demandait avec modération si la condition des habitants de la campagne qui n’avaient plus ni terres en propres, ni même d’étrangères à cultiver, ne leur faisait pas pitié ? S’ils n’étaient pas encore plus touchés de la misère de leurs propres concitoyens, à qui de tant de conquêtes que la république avait faites, il n’était resté que les cicatrices des blessures qu’ils avaient reçues dans les combats ? Ce qu’ils voulaient faire eux-mêmes de cette foule d’esclaves dont ils avaient remplis l’Italie, ces esclaves aussi inutiles pendant la guerre, que dangereux par leur nombre en temps de paix ? S’adressant ensuite au petit peuple, il lui représentait ses propres malheurs d’une manière touchante et propre à exciter son indignation. Les bêtes sauvages, leur disait-il, ont des tanières et des cavernes pour se retirer, pendant que les citoyens de Rome ne se trouvent pas un toit ni une chaumière pour se mettre à couvert de l’injure du temps, et que sans séjour fixe ni habitation, ils errent comme de malheureux proscrits dans le sein même de leur patrie. On vous appelle, ajouta-t-il, les seigneurs et les maîtres de l’univers. Quels seigneurs ! Quels maîtres ! Vous à qui on n’a pas laissé seulement un pouce de terre qui pût au moins vous servir de sépulcre.

Quoique Tiberius eût moins en vue de remédier à la pauvreté des particuliers, que de repeupler la campagne d’où il croyait que dépendait la fortune de la république ; cependant de pareils discours qu’il tenait souvent, lui attiraient les louanges et l’affection de la multitude. Chacun se félicitait d’avoir un tribun si éclairé et si plein de zèle pour les intérêts du peuple. Tiberius ayant établi son crédit, et trouvant les esprits dans cette chaleur et cette agitation si nécessaire pour le succès de ses desseins, convoqua l’assemblée où l’on devait procéder à la publication, ou pour mieux dire au renouvellement de la loi Licinia. Tiberius en fit voir la justice avec tant d’éloquence ; il fit une peinture si affreuse de la misère du petit peuple, et des habitants de la campagne ; et en même temps il sut rendre si odieuses cette usurpation des terres publiques, et ces richesses immenses que l’avarice et l’avidité des grands avaient accumulées, que tout le peuple comme transporté de fureur, demanda les bulletins avec de grands cris pour pouvoir donner ses suffrages.

Les riches pour éloigner la publication de la loi, détournèrent adroitement les urnes où l’on conservait ces bulletins. Cette fraude excita l’indignation du tribun, et la colère du peuple : il s’éleva mille bruits confus dans l’assemblée. Les riches qui ne voulaient que gagner du temps, envoyèrent deux consulaires à Tiberius pour le prier d’apaiser le peuple, et de rétablir le calme dans la ville. Le tribun leur demanda ce qu’il pouvait faire sans manquer à son devoir et à son honneur ? Suspendez aujourd’hui, lui dirent les deux consulaires, la proposition de la loi : donnez aux esprits trop aigris le temps de se rapprocher de l’équité et de la raison ; et pendant ce temps-là le Sénat trouvera les moyens de concilier les différents partis. Tiberius y consentit, et l’assemblée fut congédiée. On convoqua le Sénat le lendemain. Tiberius comptait sur la condescendance ordinaire de cette compagnie, et il se flattait que la crainte d’une sédition obligerait les sénateurs à relâcher enfin une partie des terres contestées : et effectivement il y en eut plusieurs qui par un principe d’équité étaient d’avis qu’on eût quelque égard aux plaintes du tribun, et à la misère du peuple.

Mais ceux qui y étaient intéressés, s’étant trouvés en plus grand nombre, s’opposèrent à toute composition. Les riches qui craignaient d’être dépouillés d’une partie de leurs terres, sur lesquelles ils avaient élevés de superbes bâtiments, au seul nom de Tiberius, frémissaient de colère et d’indignation. Les uns disaient qu’ils avaient reçu ces terres de leurs ancêtres ; que leurs pères y étaient enterrés, et qu’ils défendraient leur sépulcre jusqu’à la mort. D’autres demandaient qu’on leur rendît la dot de leurs femmes, qu’ils avaient employée dans ces sortes d’acquisition : et il y en avait qui faisaient voir des contrats vrais ou faux, de l’argent qu’ils avaient emprunté à gros intérêts, pour acheter les terres dont on voulait les déposséder.

On forma différents projets pour arrêter la publication de la loi. Quelques-uns étaient d’avis de se défaire du tribun, qu’ils traitaient de tyran ; d’autres plus modérés, proposaient différents moyens pour empêcher l’assemblée du peuple. Mais enfin on eut recours à la voie d’opposition, dont le Sénat s’était servi plusieurs fois utilement. Il n’était question pour cela que de gagner seulement un des tribuns du peuple, qui par le privilège de sa charge avait droit, comme nous l’avons déjà dit, de s’opposer aux propositions de ses collègues. Le parti des riches s’adressa à M Octavius : quoiqu’il fût ami de Tiberius, il ne fallut ni prières, ni promesses pour le gagner. Son propre intérêt le fit entrer dans cette cabale, et il se chargea de résister à Tiberius avec d’autant plus d’ardeur, qu’il possédait actuellement une plus grande quantité de terres conquises, que n’en permettait la loi : ainsi on fut assuré de son opposition.

Cette négociation particulière ne fut pas conduite avec tant de secret, qu’il n’en revînt quelque chose à Tiberius : et on l’avertit en même temps qu’on avait dessein de faire naître différents prétextes pour éloigner l’assemblée du peuple, ou pour empêcher qu’il ne s’y prît quelque résolution décisive. Ce qui n’était pas difficile dans une ville où régnait impérieusement la superstition, et où on ne pouvait établir de lois sans avoir pris les auspices, et consulté les prêtres et les augures, qui ne manquaient jamais de rendre des réponses conformes aux intérêts du parti dominant.

Tiberius n’apprit qu’avec indignation tous les obstacles qu’on prétendait opposer à l’exécution de ses desseins. Mais comme c’était un homme qui sous des manières douces et insinuantes conservait un courage et une fermeté invincible, rien ne fut capable de l’arrêter. Il s’adressa d’abord à son collègue : il le conjura par les devoirs mutuels de leur charge, et par les liaisons d’une ancienne amitié, de ne point s’opposer au bien du peuple dont ils étaient les magistrats et les patrons : et pour le gagner, il lui offrit de l’indemniser à ses propres dépens de la valeur des terres qu’il serait obligé de rendre. Octavius ne lui dissimula point qu’il était résolu de former son opposition à la publication d’une loi qui ne pouvait manquer de jeter le trouble et la confusion dans toutes les familles de Rome : il ajouta qu’il y trouverait de plus grands obstacles qu’il ne pensait. Et pour ne pas paraître moins généreux que son collègue, il rejeta les offres qu’il lui faisait, et parut inébranlable dans le parti qu’il avait embrassé.

Tiberius ayant réfléchi sur ce que son collègue venait de lui dire, crut avoir trouvé un moyen d’éluder son opposition. Voulant éviter en même temps les délais artificieux dont on s’était servi tant de fois pour éloigner les assemblées du peuple, ou pour empêcher qu’il ne s’y prît des résolutions décisives, il suspendit par un nouvel édit tous les magistrats de leurs fonctions, jusqu’à ce que la loi eût été approuvée ou rejetée par les suffrages du peuple. Il scella lui-même de son sceau les portes du temple de Saturne, où les coffres de l’épargne étaient déposés, afin que les questeurs et les trésoriers n’y pussent entrer ; et il soumit à de grosses amendes tous les magistrats qui ne déféreraient pas à son ordonnance.

Après avoir pris ces précautions, il convoqua une nouvelle assemblée du peuple. Le jour en étant arrivé, il commanda à un greffier de lire publiquement la loi, dont il sollicitait la réception. Octavius ne manqua pas de s’y opposer, et de défendre à l’officier de faire cette lecture. Cette concurrence fit naître des contestations très vives entre les deux tribuns.

Mais on observa que malgré la chaleur avec laquelle chacun soutenait son sentiment, il n’échappa jamais ni à l’un ni à l’autre une seule parole dont ils se pussent offenser. Tiberius même s’adressant à son collègue avec ces manières engageantes qui lui gagnaient tous les coeurs, le conjura par leur ancienne amitié, de ne s’opposer pas davantage aux intérêts du peuple, et de sacrifier généreusement ses engagements particuliers au bien de tant de pauvres familles dont il retardait le soulagement. Octavius lui répondit qu’il ne croyait pas qu’on pût observer la loi qu’il proposait, sans ruiner les premières maisons qui étaient le plus ferme soutien de la république, et exciter dans la ville un nombre infini de procès en garantie. Il ajouta que quand même on pourrait, sans inconvénient, retirer des mains des propriétaires les terres qui excédaient la quantité de cinq cens journaux, cet excédant partagé entre ce nombre infini de citoyens pauvres qui se trouvaient alors à Rome, leur serait d’un faible secours ; qu’ainsi il ne consentirait jamais à la publication d’une loi qui ruinerait les riches, sans enrichir les pauvres.

Les grands de Rome triomphaient de cette opposition : mais Tiberius plus habile ou plus hardi que tous ceux qui l’avaient précédé dans le tribunat, se soutint par une nouvelle entreprise et bien extraordinaire. Puisque l’usage veut, dit-il, en s’adressant à l’assemblée, qu’un tribun ne puisse proposer de nouvelles lois quand quelqu’un de ses collègues s’y oppose, il est juste que je défère à l’opposition d’Octavius. Mais aussi comme le tribunat n’a été établi que dans la vue de soulager le peuple, et que le tribun qui s’éloigne de cet objet, ruine le fondement de son institution ; je demande que le peuple décide par ses suffrages, lequel d’Octavius ou de moi est le plus opposé à ses intérêts, et que celui de nous deux qui sera trouvé avoir agi contre son devoir, et abusé du privilège de l’opposition, soit déposé sur le champ.

Car, ajouta Tiberius, si le peuple romain pour se venger de la violence et de l’impudicité d’un seul homme, a bien pu ôter la couronne à un roi, et même supprimer la dignité royale, qui comprend souverainement l’autorité de toutes les magistratures ; qui doute que ce même peuple ne puisse abolir le tribunat s’il devenait contraire à sa liberté ; et à plus forte raison déposer un tribun, s’il abuse des privilèges de sa charge, et s’il tourne contre le peuple même une puissance qui ne lui a été confiée que pour procurer son avantage ? Le peuple qui trouve toujours de la justice dans ce qui lui est favorable, donna de grandes louanges à un raisonnement plus subtil que solide. L’expédient proposé par Tiberius fut approuvé tout d’une voix, et on convint de décider le lendemain lequel des deux tribuns serait exclus du tribunat. Tiberius qui avait su faire de son intérêt celui du peuple, n’était pas en peine de son sort : mais comme il craignait qu’Octavius ne refusât de compromettre sa dignité, il lui offrit pour l’obliger à subir le jugement du peuple, de le laisser convoquer lui-même l’assemblée, et d’y présider. Et afin de l’y déterminer, il ajouta avec une indifférence apparente, que pour lui il sortirait du tribunat avec encore plus de plaisir qu’il n’y était entré.

Octavius ne donna point dans ce panneau ; il savait trop bien à quel point Tiberius, l’idole du peuple, était maître de ses suffrages : et d’ailleurs il n’avait garde ni de convoquer l’assemblée, ni d’y présider, de peur de rendre légitimes par ces démarches, des décrets dont il prévoyait bien qu’il serait la victime. Tiberius sur son refus, convoqua lui-même l’assemblée pour le lendemain. Jamais il ne s’était fait à Rome une assemblée si nombreuse de ses citoyens. Riches et pauvres, le Sénat, les grands, et les premiers de la ville s’y trouvèrent comme le petit peuple. C’était un spectacle bien nouveau que de voir deux tribuns aux prises ; et ce spectacle n’aurait pas été désagréable aux sénateurs, si dans ce fameux différend la perte des terres publiques n’eût pas été attachée à la disgrâce d’Octavius. Tiberius étant monté à la tribune aux harangues, exhorta de nouveau son collègue à se désister de son opposition. Mais voyant qu’il y persistait avec fermeté, il proposa à l’assemblée lequel d’Octavius ou de lui le peuple romain voulait déposer : on donna aussitôt les bulletins. De trente-cinq tribus dont il était alors composé, dix-sept avaient déjà commencé à donner leurs voix contre Octavius : et il ne fallait plus que les suffrages d’une tribu pour le déclarer déposé ; lorsque Tiberius voulant faire un nouvel effort pour le gagner, fit surseoir la délibération ; et adressant la parole à Octavius, il le conjura dans les termes les plus pressants de ne s’attirer point par son opiniâtreté un si grand affront, ni à lui-même le chagrin d’avoir été réduit à déshonorer son collègue et son ami.

On observa qu’Octavius ne put entendre ces paroles sans en être attendri ; que les larmes même lui en vinrent aux yeux ; mais ayant porté sa vue du côté du Sénat, il eut honte de lui manquer de parole, et il répondit enfin courageusement à Tiberius, qu’il pouvait achever son ouvrage. Ce tribun indigné de son attachement à la faction des riches, fit continuer de recueillir les suffrages ; Octavius fut déposé ; on l’arracha de son tribunal, et le peuple en fureur l’aurait encore insulté, si les grands dont il s’était fait la victime, n’eussent facilité sa retraite.

L’opposition étant ainsi levée par la destitution du magistrat même qui l’avait formée, la loi Licinia fut rétablie tout d’une voix. On élut ensuite trois commissaires ou triumvirs pour en presser l’exécution. Le peuple lui défera la première place de cette commission, et il eut encore le crédit de se faire donner pour collègues Appius Claudius, son beau-père, et C Gracchus, son frère, quoique ce jeune romain n’eût pas plus de vingt ans, et qu’il fît actuellement ses premières armes au siège de Numance sous Scipion, son beau-frère. Le peuple par un nouvel effet de sa complaisance, donna la place d’Octavius à Mutius homme obscur, et qui n’avait d’autre mérite que la recommandation de Tiberius ; en sorte que ce magistrat plébéien maître absolu du tribunat, et supérieur au Sénat entier par son pouvoir sur l’esprit du peuple, gouvernait seul, pour ainsi dire, la république : du moins les autres magistrats ne pouvaient rien faire malgré lui ; et indépendamment des autres, il était toujours sûr du succès de tout ce qu’il entreprenait.

Cet empire absolu dans une république, était odieux au Sénat et même à des plébéiens. Ses ennemis en tiraient avantage, ils insinuaient qu’on avait tout à craindre pour la liberté ; et plusieurs disaient hautement que Cassius et Mélius qu’on avait fait mourir, ne s’étaient jamais rendus si suspects. Ne sait-on pas, ajoutaient-ils, que quand il s’agit du salut de l’état, le seul soupçon est un crime punissable ? Attendrons-nous à nous déclarer contre Tiberius, que ses complices lui aient mis la couronne sur la tête ? Ces discours remplis de malignité diminuaient son crédit, et presque en même temps il se vit privé d’un de ses partisans les plus zélés. La mort précipitée de cet ami, et dont la cause était inconnue, fit soupçonner qu’elle n’avait pas été naturelle.

Les riches et les pauvres formaient alors deux partis très animés l’un contre l’autre, et qui ne cherchaient qu’à se détruire. Tiberius, dans la vue d’augmenter l’animosité du peuple, et pour faire comprendre qu’il craignait d’être assassiné, laissait voir qu’il était armé sous sa robe. Il prit des habits de deuil, comme on en usait dans les plus grandes calamités, et faisant apporter ses enfants, encore tout jeunes, sur la place, et au milieu de l’assemblée, il les recommanda au peuple dans des termes qui faisaient comprendre qu’il désespérait de son propre salut. Le peuple à cet aspect, ne lui répondit que par des cris et des menaces contre les riches. Jamais on n’avait vu tant de haine contre le Sénat. Tiberius entretenait cette aversion du peuple, tantôt en intéressant sa pitié ; quelquefois par des motifs de vengeance, ou par de nouvelles vues d’intérêt. L’habile tribun excitait ces différents sentiments tour à tour, selon qu’ils convenaient à la disposition des esprits, et à la situation des affaires.

La mort d’Attalus Philopator roi de Pergame, lui fournit une nouvelle occasion de s’attacher encore plus étroitement la multitude. Ce prince par son testament avait nommé le peuple romain pour son héritier. Tiberius toujours animé du même esprit, proposa un nouvel édit, par lequel il devait être ordonné que tout l’argent du roi de Pergame serait partagé entre les plus pauvres citoyens qui devaient avoir quelque portion dans la distribution des terres publiques, afin qu’ils pussent acheter des bestiaux, et les ustensiles nécessaires pour cultiver leurs petits héritages. À l’égard des villes et de leur territoire, ajouta Tiberius, j’en ferai mon rapport au peuple quand j’en serai mieux instruit ; et il en décidera dans ses assemblées, comme d’un bien qui lui appartient.

Plutarque prétend que de toutes les entreprises de Tiberius, il n’y en eut point qui offensât plus sensiblement tout le corps du Sénat que ce projet, qui, en renvoyant au peuple la connaissance d’une aussi grande affaire, lui transportait toute l’autorité du gouvernement, et privait les sénateurs du profit immense qu’ils prétendaient faire dans la disposition des états de ce prince. L’ambition et l’intérêt firent éclater le ressentiment des premiers de Rome. On reprocha publiquement à Tiberius qu’il ne voulait attribuer au peuple la disposition du royaume d’Attalus, que pour s’en faire mettre la couronne sur la tête. On l’accusa même de se vouloir faire le tyran de son propre pays ; et il y en avait qui publiaient qu’il s’était saisi par avance du bandeau royal, et de la robe de pourpre d’Attalus. Mais ces bruits injurieux, et qui venaient de l’animosité des grands, ne convenaient guère au caractère de Tiberius. Jamais personne ne fut plus républicain que ce tribun. Tout ce qu’il avait fait au sujet du partage des terres, n’avait eu pour objet que de rapprocher la condition des pauvres citoyens de celle des riches, et d’établir une espèce d’égalité entre tous les citoyens.

Il est vrai que depuis il poussa ce principe trop loin, et que s’étant aperçu que ses lois lui avaient attiré une haine irréconciliable de la part des grands, et que sa perte était résolue, il ne ménagea plus rien. Il s’appliqua uniquement à saper l’autorité du Sénat, et à s’assurer un asile dans la puissance du peuple. Ce fut dans cette vue qu’il proposait tous les jours de nouvelles lois. Tantôt il voulait qu’on abrégeât les années de service des soldats ; une autrefois il demandait qu’on pût appeler devant l’assemblée du peuple des jugements de tous les magistrats. Mais de tous les coups qu’il porta à l’autorité du Sénat, il n’y en eut point qui lui donnât une plus vive atteinte que la nouvelle proposition qu’il fit de mettre autant de chevaliers que de sénateurs dans les différents tribunaux de Rome.

Tiberius ne laissait entrevoir des lois si flatteuses pour le peuple, que dans la vue qu’il le continuerait dans le tribunat pour les faire recevoir. Le Sénat irrité de ces nouvelles entreprises, forma une puissante cabale pour l’en exclure. Les magistrats, les grands, les plus riches de Rome, et jusqu’à des tribuns du peuple jaloux de son crédit, entrèrent dans ce parti. Et le jour de l’élection étant arrivé, comme le tribun qui présidait à l’assemblée influait beaucoup dans les suffrages, ils disputèrent ce droit à Mutius créature de Tiberius, quoique cette fonction lui fût dévolue par la déposition d’Octavius qu’il représentait. Cette opposition des tribuns parut à Tiberius de mauvais augure : il vit bien qu’il y avait un puissant parti formé contre lui. Pour en reconnaître les forces et les desseins, il consuma exprès tout le temps de l’assemblée en disputes avec ses collègues sur cette préséance ; et la nuit étant venue, on fut obligé de remettre l’élection au jour suivant.

Il employa toute cette nuit à s’assurer des chefs du peuple. Ses partisans répandus dans les différents quartiers de la ville, exhortaient les plébéiens à se rendre de bonne heure sur la place : la plupart pour signaler leur zèle, s’y trouvèrent avant le jour. Les grands et les riches ayant appris que le peuple s’était emparé de la place, résolurent de l’en chasser à force ouverte, plutôt que de souffrir qu’on continuât Tiberius dans le tribunat. Ils se firent escorter par leurs clients, leurs domestiques, et par des esclaves armés secrètement de bâtons, qui les attendaient à la porte du Sénat. Tiberius qui ignorait leurs desseins, se mit en état de se rendre sur la place. Mais il eut de sinistres présages qui l’en détournaient, et que la superstition et les préjugés faisaient alors regarder comme les interprètes les plus assurés de la divinité.

On lui rapporta que les poulets sacrés n’avaient point voulu manger ce matin. En sortant de sa maison il se blessa le pied contre le seuil de sa porte, et il n’en était pas éloigné, lorsque des corbeaux qui se battaient firent tomber une tuile à ses pieds. C’en était assez en ce temps-là pour arrêter les plus hardis. Le tribun épouvanté, se disposait à rentrer chez lui ; mais un certain philosophe grec, ami intime de Tiberius, se moquant de ces préjugés vulgaires, lui représenta quelle honte ce serait pour Tiberius Gracchus, tribun du peuple romain, fils d’un consulaire, et petit-fils du grand Scipion, si on pouvait lui reprocher qu’étant à la tête d’un puissant parti, le croassement de deux corbeaux l’eût arrêté dans la poursuite de ses desseins.

Ce discours piqua le tribun, et plusieurs de ses partisans étant accourus de l’assemblée pour le faire avancer, lui annoncèrent qu’il trouverait la plus grande partie des suffrages réunis en sa faveur. Tiberius les suivit, et accompagné de ses amis particuliers, il monta au Capitole. Le peuple, dès qu’il l’aperçut, poussa des cris de joie et d’applaudissement. Mais à peine fut-il placé dans son tribunal, qu’un sénateur de ses amis perçant la foule, et s’approchant de lui, l’avertit qu’il y avait une conjuration faite contre sa vie, et que les grands de Rome, ceux surtout qui étaient intéressés dans le partage des terres, avaient résolu de le venir attaquer ouvertement jusque dans son tribunal. Les amis du tribun touchés du péril où il était exposé, se réunissent auprès de lui, retroussent leurs robes, et se saisissant des armes des licteurs, se mettent en état de le défendre, et de repousser la force par la force. Tiberius tâchait de faire entendre au peuple l’avis qu’il venait de recevoir ; mais le tumulte, le bruit et les clameurs des différents partis l’empêchant d’être entendu, il touchait sa tête des deux mains, comme pour faire comprendre à la multitude qu’on en voulait à sa vie. Ses ennemis prirent de-là occasion de crier qu’il demandait un diadème, et les plus passionnés coururent au Sénat annoncer que le peuple allait couronner Tiberius, si on ne s’y opposait au plutôt.

C’était un artifice pour déterminer le Sénat à passer par dessus toutes les formes, et à le proscrire sur le champ. La plupart des sénateurs auxquels l’exécution de la loi Licinia allait enlever une partie de leurs terres, se déchaînaient avec fureur contre Tiberius. Mais personne ne fit paraître plus d’animosité que Scipion Nazica, son parent. Ce sénateur adressant la parole au premier consul, lui représenta que toutes les nouveautés que le tribun avait introduites dans le gouvernement, lui servaient comme de degrés pour s’élever sur le trône ; qu’il n’y avait pas un moment de temps à perdre, et qu’il fallait faire périr le tyran, si on voulait conserver la liberté. Mais ce sage magistrat qui ne voulait pas se rendre le ministre de la vengeance de quelques particuliers, lui répondit qu’il était également incapable d’approuver les nouvelles lois, et d’en faire mourir l’auteur contre les formes ordinaires de la justice.

Une réponse si pleine de modération, ne fit qu’irriter davantage ces courages ulcérés. Scipion se leva brusquement de sa place, et se tournant vers les sénateurs qui étaient intéressés comme lui dans la perte des terres : puisque le souverain magistrat, dit-il, par un assujettissement trop scrupuleux pour les formes ordinaires de la justice, refuse de secourir la république, que ceux à qui la liberté est plus chère que la vie même, me suivent. En même temps il retrousse sa robe, et se met à la tête des sénateurs de son parti, qui courent en fureur au Capitole avec ce gros de clients, de valets et d’esclaves qui les attendaient à la porte du Sénat. Ces gens armés seulement de bâtons et de leviers, précédaient les sénateurs, et frappaient indifféremment sur tout ce qui s’opposait à leur passage.

Le peuple épouvanté, prend la fuite. Chacun dans ce tumulte s’écarte ; les amis de Tiberius l’abandonnent. Il est enfin obligé de se sauver comme les autres ; il jette sa robe pour courir avec plus de facilité : mais dans cette précipitation inséparable de la peur, il tombe en s’enfuyant ; et comme il se relevait, Publius Satureïus, un de ses collègues, jaloux et ennemi secret de sa gloire, le frappa à la tête avec le pied d’une chaise. Il retomba de ce coup, et une foule de ses ennemis survenant lui ôtèrent la vie. Sa mort ne finit pas le désordre : l’animosité était égale dans les différents quartiers de la ville, et plus de trois cent des amis et des partisans de Tiberius périrent dans ce tumulte. On remarqua qu’aucun n’avait été tué par le fer, et qu’ils furent tous assommés ou à coups de pierre, ou à coups de bâton. On en jeta depuis les corps avec celui de Tiberius, dans le Tibre.

La cabale et le parti des grands étendirent le ressentiment sur tous ceux qui avaient paru favoriser ses sentiments. On en fit mourir plusieurs ; Popilius alors préteur, en bannit un grand nombre ; et on n’oublia rien pour inspirer de la terreur à ceux qui seraient capables de tenter de nouveau le même dessein.