HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre cinquième.

 

 

Nous avons vu dans le volume précèdent, Rome jalouse de sa liberté, se défaire de ses rois ; le gouvernement monarchique se tourner en républicain sous l’autorité de deux consuls ; la noblesse et le peuple qui composaient cette république naissante, par le même amour de la liberté depuis divisés et prêts à séparer ; le tribunat qui n’avait été établi que comme le gage de leur réunion, devenir le fondement de nouvelles divisions ; et ces magistrats plébéiens, artisans perpétuels de discorde, poursuivre tout ce que le Sénat avait de plus grand et de plus illustre, et s’attacher surtout avec opiniâtreté à la ruine des consuls dès qu’ils sortaient de charge ; en sorte qu’un consulaire devait se regarder comme la victime du peuple, et l’objet de la fureur des tribuns. Tel était l’état de Rome, où l’on faisait alors un crime aux souverains magistrats de gouverner selon les anciennes lois. Cependant la disgrâce de Romilius et de Veturius dont nous venons de parler, n’épouvanta point leurs successeurs : Tarpeïus et Æternius n’en montrèrent pas moins de fermeté. Ces généreux consuls déclarèrent hautement au peuple qu’il pourrait bien les condamner à leur tour, quand ils seraient sortis de charge, ou à une amende, ou à des peines encore plus injustes ; mais que ces vexations, et la perte même de leurs vies, ne les obligeraient jamais à consentir à la publication de la loi Agraria. Tant de fermeté, et ce concert unanime de tous les sénateurs, ébranla les tribuns. Les deux partis également fatigués de ces divisions continuelles, semblèrent se rapprocher.

On fut quelque temps sans entendre parler du partage des terres. L’animosité parut cessée, ou du moins suspendue. Mais le peuple toujours inquiet, ne fit que changer de vue et d’objet : il revint à la loi Terentilla, et demanda au Sénat qu’à la place de ces jugements arbitraires que rendaient les magistrats, on établît enfin un corps de lois connues de tous les citoyens, et qui servissent de règle dans la république, tant à l’égard du gouvernement et des affaires publiques, que par rapport aux différends qui naissaient tous les jours entre les particuliers.

Le Sénat ne s’éloignait pas de cette proposition : mais quand il fut question de nommer les législateurs, il prétendit qu’ils devaient être tous tirés de son corps, et le peuple au contraire demandait qu’ayant un égal intérêt dans une affaire aussi importante, il fût admis par ses députés à partager un si noble emploi. Il envoya au Sénat le tribun Siccius et ses collègues pour soutenir ses prétentions.

L’affaire y fut agitée avec beaucoup de chaleur ; les avis se trouvèrent partagés. Mais rien ne surprit tant que celui de Romilius, ce consulaire que le peuple venait de condamner à une grosse amende. Au lieu de s’opposer comme on le croyait aux prétentions du peuple, il déclara que sans vouloir inventer de nouvelles lois, il était d’avis qu’on envoyât seulement des députés à Athènes pour y recueillir celles de Solon qu’on savait être les plus populaires de la Grèce ; que ces députés prissent soin en même temps de s’instruire de la forme du gouvernement des républiques voisines, et qu’à leur retour on élirait des commissaires qui feraient choix de celles qui paraîtraient les plus convenables à la constitution présente de la république romaine : et fassent les dieux, ajouta ce consulaire, que ces commissaires nous proposent des lois également favorables à la liberté du peuple, et à l’autorité du Sénat. Cet avis fut également bien reçu des deux partis. Le Sénat auquel on ne disputait point le droit de nommer ces ambassadeurs, était bien persuadé que ceux qu’il choisirait pour faire cette recherche, ne rapporteraient rien qui fût contraire à ses intérêts. Et les tribuns séduits par l’espérance de voir le gouvernement de Rome réformé sur celui d’une république où toute l’autorité résidait dans l’assemblée du peuple, ne pouvaient se lasser de donner de grandes louanges à Romilius. Siccius même, quoique son ennemi, déclara qu’il lui remettait de la part du peuple l’amende à laquelle il avait été condamné. Mais Romilius rejeta généreusement cette grâce qui venait d’une main ennemie.

Il déclara hautement qu’il ne prétendait point d’autre récompense que de pouvoir dire toujours son avis avec la liberté qui convenait à un sénateur romain : et qu’à l’égard de l’amende à laquelle il avait été condamné, comme c’était un bien consacré à Cérès, il croirait faire un sacrilège de ne la pas payer. On dressa ensuite le sénatus-consulte qui fut confirmé par le consentement unanime du peuple, et en conséquence, le Sénat envoya en ambassade à Athènes Sp Posthumius, A Manlius, et P Sulpitius Cumerinus qui furent chargés de recueillir les lois et les coutumes de cette ville et des autres républiques de la Grèce.

Pendant le reste de l’année l’état fut assez tranquille. Mais l’année suivante sous le consulat de S Quintilius et de P Horatius, presque toute l’Italie fut affligée de la peste. Le premier consul, quatre tribuns du peuple, et un grand nombre de citoyens de toute condition en moururent. Le peuple se dispersa de différents côtés. Rome dans une si grande désolation devint desserte, et on avait à craindre quelque surprise de la part des Èques, des Volsques et des Sabins. Mais la contagion s’était répandue parmi eux avec la même fureur ; une calamité commune et générale tint lieu de forces et de défense à la république. L’année suivante commença sous de plus heureux auspices. La peste cessa sous le consulat de P Sestius Capitolinus et de T Menenius, et on vit arriver les ambassadeurs qu’on avait envoyés pour recueillir les lois de la Grèce. Les tribuns du peuple firent aussitôt de grandes instances aux consuls pour l’élection des commissaires ou décemvirs qui devaient travailler à former un corps entier de lois pour le gouvernement de la république.

Sestius n’y avait pas de répugnance, mais Menenius qui regardait tout changement dans un état comme pernicieux, et qui peut-être n’avait pas oublié les injures que son père avait reçues des tribuns, éloigna autant qu’il put cette élection. Il s’en dispensa d’abord sur la nécessité d’élire auparavant les consuls pour l’année suivante. Il dit que cette grande affaire se devant traiter sous leur consulat, il était bien juste qu’on ne fît rien avant qu’ils eussent été désignés, et même sans leur participation ; mais ce n’était qu’un prétexte, et il se flattait que l’élection des consuls suspendrait celle des décemvirs, ou du moins que la concurrence qui se rencontrerait entre eux affaiblirait l’autorité de ces nouveaux magistrats. Cependant l’empressement des tribuns fit avancer les comices. On y élut pour premier consul Appius Claudius. Ce fut le troisième de père en fils dans la maison Claudia qui fut élevé à cette dignité. Tous les patriciens lui avaient donné leurs suffrages, dans l’espérance qu’il n’aurait pas moins d’attachement que ses ancêtres aux intérêts du Sénat. T Genutius fut nommé pour son collègue.

Les tribuns après cette élection renouvelèrent leurs poursuites et leurs sollicitations auprès des consuls en charge pour les obliger à procéder à la nomination des décemvirs. Menenius qui ne faisait que de fâcheux pronostics de ce changement qu’on voulait introduire, se relégua dans sa maison sous prétexte d’une maladie, et il aima mieux n’en point sortir que d’être obligé, s’il allait au Sénat, d’y proposer l’affaire des lois nouvelles. Sestius de son côté, quoique favorable aux tribuns, ne croyait pas qu’il lui fût honnête de se charger seul d’une si grande affaire sans la présence et le concours de son collègue. Les tribuns auxquels de pareils retardements étaient suspects, s’adressèrent à Appius et à son collègue désignés consuls pour l’année prochaine. Ils surent les mettre dans leurs intérêts, apparemment par l’espérance de leur donner la meilleure part dans la commission pour la création des lois.

Après s’être assurés de ces deux sénateurs, ils les introduisirent dans une assemblée du peuple qu’ils avaient convoquée exprès pour y prendre des mesures contre les retardements affectés des consuls en exercice. Appius étant monté à la tribune aux harangues, ménagea ses expressions de manière que sans se déclarer contre le Sénat, il sut plaire au peuple. Les principaux chefs de son discours roulèrent sur la justice qu’il y avait d’établir des lois égales entre tous les citoyens, afin que Rome divisée si longtemps en deux partis, et comme en deux villes différentes, ne formât plus à l’avenir qu’une seule république. Il ajouta qu’il était persuadé qu’on ne devait pas différer davantage la nomination des décemvirs. Qu’il fallait en faire incessamment la proposition au Sénat, et que si son élection au consulat, et celle de son collègue était préjudiciable à l’établissement et à l’autorité des décemvirs, ils étaient prêts d’y renoncer ; et qu’il déclarait qu’ils y renonçaient actuellement, et qu’ils sacrifieraient encore de bon coeur leurs vies pour procurer un aussi grand bien à leur patrie que la paix et la réunion entre leurs concitoyens.

Ce discours fut regardé par la plus grande partie de l’assemblée comme celui d’un véritable républicain, qui aimait sincèrement la liberté de son pays. Le peuple surtout qui n’attendait rien de semblable d’un patricien de la maison Claudia, l’écouta avec autant de joie que de surprise. Quelques sénateurs au contraire qui connaissaient le génie fier et ambitieux d’Appius, craignaient que sous cette modération apparente, et sous ces dehors si désintéressés, il ne cachât des desseins fort opposés. Mais après tout comme ce n’étaient que des soupçons sans preuves, les patriciens comme les plébéiens, donnèrent de grandes louanges à l’abdication qu’il venait de faire de ses droits au consulat.

Il fut question de porter cette affaire au Sénat. Menenius qui se fiait aux engagements qu’il avait pris secrètement avec son collègue, feignait toujours d’être malade pour se dispenser de convoquer cette compagnie : mais Sestius gagné apparemment par la promesse d’être compris au nombre des décemvirs, lui manqua de parole. Il fit assembler le Sénat, et proposa la nomination des décemvirs.

Les avis y furent partagés à l’ordinaire ; quelques sénateurs attachés aux anciens usages, regardaient avec éloignement tout changement dans le gouvernement de l’état et dans l’administration de la justice. Mais Appius qui avait un puissant parti dans la compagnie, soutint au contraire qu’il y avait beaucoup de justice à établir de concert avec le peuple des lois qui servissent à l’avenir de règles constantes pour former les jugements des magistrats. Et cet avis passa enfin à la pluralité des voix. On résolut de procéder incessamment à la nomination des décemvirs : mais cette nomination fit naître encore une nouvelle difficulté. Les tribuns du peuple demandèrent de sa part que cinq plébéiens fussent admis dans cette commission. Tous les sénateurs s’opposèrent unanimement à cette prétention. Ils représentèrent que les décemvirs allant prendre la place et l’autorité des consuls, il était inouï que de simples plébéiens, exclus par leur naissance de toute magistrature curule, fussent revêtus de la puissance souveraine. Les tribuns s’aperçurent bien que le Sénat ne se relâcherait jamais sur cet article. Après beaucoup de raisons proposées de part et d’autre, ils se désistèrent enfin de leurs prétentions, de peur de faire échouer la nomination même des décemvirs, et on convint qu’ils seraient tirés du corps du Sénat ; que ces commissaires seraient revêtus pendant un an entier de la puissance souveraine ; qu’on n’élirait pendant ce temps-là ni consuls ni tribuns ; que l’autorité et les fonctions de toute magistrature serait suspendue pendant leur administration ; qu’ils dresseraient un corps de lois tiré de celles de la Grèce et des anciens usages de Rome, et qu’après l’avoir communiqué au Sénat et au peuple, et pris leur consentement, on s’en servirait à l’avenir pour le gouvernement de l’état et dans l’administration de la justice.

Quelque temps après on tint une assemblée solennelle de tout le peuple romain convoqué par centuries. Cette assemblée fut précédée par des auspices et les autres cérémonies de la religion ; on procéda ensuite à l’élection des décemvirs. Appius Claudius et T Genutius furent nommés les premiers, et on crut devoir cette préférence et cette marque d’honneur à l’abdication généreuse qu’ils avaient faite du consulat. Les suffrages tombèrent ensuite sur L Sestius, sur Veturius, C Julius, A Manlius, S Sulpitius, P Horatius, T Romilius, et Sp Posthumius tous personnages consulaires. Le Sénat se flattait d’avoir fait choix des plus zélés défenseurs de ses droits ; mais la plupart pour parvenir à cette dignité, avaient pris des engagements secrets avec les tribuns du peuple. Ainsi les deux partis regardèrent chacun cette élection comme leur ouvrage particulier, et ils y concoururent également, mais par des vues bien différentes.

Quoique Appius fût le premier et comme le chef du collège des décemvirs, cependant il vivait avec ses collègues dans une entière égalité et une parfaite intelligence. Il affectait surtout des manières toutes populaires ; il saluait les moindres plébéiens qu’il rencontrait à son chemin ; il se chargeait de leurs affaires et de leurs intérêts, et leur procurait une prompte justice. Chaque décemvir présidait à son tour pendant un jour entier. Il avait alors les douze licteurs qui marchaient devant lui avec les faisceaux. Ils rendaient successivement justice dans la place, ce qu’ils faisaient avec tant d’équité, que le peuple charmé de leur conduite, semblait avoir oublié ses tribuns.

La plupart faisaient des vœux pour la durée d’un gouvernement si plein de modération ; et il y eut même plusieurs plébéiens qui déclarèrent qu’au lieu de rétablir le consulat et le tribunat, on ne devait songer qu’à rendre le décemvirat perpétuel. Les décemvirs travaillèrent avec beaucoup d’application pendant toute l’année à la compilation des lois qu’ils tirèrent partie des anciennes ordonnances des rois de Rome, et partie de ce qu’ils empruntèrent des lois de la Grèce, qu’un certain Hermodore d’Ephèse qui se trouva alors à Rome leur interpréta. Quand leur ouvrage fut achevé, ils en proposèrent dix tables, dont il ne nous reste que quelques fragments. Les unes concernent le droit sacré, les autres le droit public, et le plus grand nombre le droit particulier. On afficha ces tables en public, afin que chacun les pût lire, y faire ses réflexions, et les communiquer aux décemvirs avant que de leur donner autorité de lois. On les porta ensuite au Sénat où elles furent examinées et reçues à la pluralité des voix : et on arrêta par un sénatus-consulte qu’on convoquerait incessamment les comices des centuries pour les faire approuver par tout le peuple romain.

Le jour de l’assemblée étant arrivé, on prit solennellement les auspices, et en présence des ministres de la religion, les lois furent lues de nouveau. Les décemvirs représentèrent au peuple avec beaucoup de douceur qu’ils croyaient n’avoir rien oublié de ce qui leur avait paru nécessaire pour la conservation de la liberté, et pour établir cette égalité si nécessaire dans une république. Cependant qu’ils exhortaient leurs concitoyens d’examiner avec soin leur ouvrage, et de dire avec liberté ce qu’ils croyaient qu’on en devait retrancher, ou ce qu’on y pouvait ajouter ; en sorte qu’à l’avenir le peuple eût des lois qu’il eût faites lui-même plutôt qu’il ne les eût approuvées. On ne répondit à un discours si rempli de désintéressement et de modestie que par de grandes louanges. Les lois contenues dans les dix tables furent reçues du consentement de toutes les centuries. Il y eut seulement quelques particuliers qui dirent qu’il y manquait plusieurs règlements dont on pourrait encore faire deux tables, et que si on les ajoutait aux dix autres, on en formerait comme un corps parfait de tout le droit romain. Cette vue fit naître le désir d’élire tout de nouveau des décemvirs encore pour une année. Le Sénat et le peuple approuvèrent également ce dessein, quoique par des vues différentes. Le peuple ne songeait qu’à reculer le rétablissement de l’autorité consulaire qui lui était formidable ; et le Sénat de son côté était bien aise de se délivrer des tribuns qui lui étaient si odieux.

L’assemblée ayant approuvé ce projet, on indiqua le jour qu’on devait procéder à une nouvelle élection des décemvirs. Dans l’intervalle qui précéda ces comices, la division se mit dans le Sénat au sujet de cette dignité. Les uns y aspiraient par ambition, d’autres qui s’étaient d’abord opposés le plus ouvertement à son établissement, la recherchaient alors ; mais seulement pour en exclure ceux dont les desseins et la conduite leur étaient suspects. Appius feignait de n’y point prétendre ; et pour inspirer à ses collègues le dessein d’y renoncer, il déclarait publiquement qu’ayant rempli tous les devoirs de bons citoyens par le travail assidu d’une année entière, il était juste de leur accorder du repos et des successeurs.

Mais ses liaisons avec les Duelliens  et les Iciliens, c’est-à-dire avec les chefs du peuple et les partisans des anciens tribuns de ce nom ; le soin qu’il prenait de se rendre agréable aux plébéiens ; son affabilité et sa modération si opposées à cette fierté qu’on reprochait à la famille Claudia, tout cela donnait beaucoup d’inquiétude à ses rivaux, et le rendait suspect à ses collègues. Ces derniers pour s’assurer de son exclusion, le nommèrent pour présider à l’élection nouvelle. Et comme c’était un usage que celui qui présidait à l’assemblée, nommait ceux qui aspiraient à la charge qu’il fallait remplir, ils se flattèrent qu’après la déclaration qu’il avait faite de renoncer à cette dignité, il n’oserait pas se nommer lui-même, outre qu’il était sans exemple, au moins pour les dignités curules, que le président se fût proposé lui-même au préjudice des autres candidats. Mais Appius tourna contre eux cet artifice. Le jour de l’élection étant arrivé, on le vit contre toutes les règles de la bienséance et de la modestie, se nommer lui-même pour premier décemvir ; et le peuple toujours la dupe de ceux qui savent le tromper sous l’apparence de prendre part à ses intérêts, confirma une nomination si extraordinaire. Ce décemvir eut l’habileté de faire tomber ensuite les suffrages sur Quintus Fabius Vibulanus personnage consulaire à la vérité, et même de moeurs jusqu’alors irréprochables, mais d’un esprit lent et paresseux, naturellement ennemi des affaires, sans fermeté, et incapable de le troubler dans la disposition des desseins qu’il méditait. Ce fut dans les mêmes vues qu’il fit élire ensuite M Cornelius, M Servilius, L Minucius, T Antonius et M Rabuleïus sénateurs peu estimés dans leur compagnie, mais qui lui étaient dévoués, et qui par ses intrigues secrètes emportèrent cette dignité sur les quintiens, et même sur Claudius son oncle, zélé patricien, et auquel il fit donner l’exclusion, aussi bien qu’à tous ses collègues du premier décemvirat. Enfin ce qui surprit et consterna le Sénat, c’est qu’Appius oubliant sa propre gloire, et celle de ses ancêtres, n’eut point de honte, pour flatter les anciens tribuns auquel il avait vendu sa foi, de proposer trois plébéiens pour décemvirs, sous prétexte qu’il était juste qu’il y eût quelqu’un dans ce collège qui veillât aux intérêts du peuple. Il y fit entrer Q Petilius, C Duellius et Sp Oppius tous trois plébéiens exclus par leur naissance de ces premières magistratures, et qui n’y parvinrent que parce qu’ils y avaient porté eux-mêmes Appius par tous les suffrages du peuple, dont ils disposaient à leur gré, et qu’ils avaient déterminés en sa faveur, suivant leurs conventions secrètes.

Appius se voyant enfin parvenu par sa dissimulation et ses intrigues, à la tête du décemvirat, ne songea plus qu’à rendre sa domination perpétuelle ; il assembla aussitôt ses nouveaux collègues qui tous lui étaient redevables de leur dignité. Pour lors mettant bas le masque de républicain, il leur représenta que rien ne leur était plus aisé que de retenir toute leur vie la souveraine puissance ; qu’ils étaient revêtus d’une commission dans laquelle se trouvaient réunies l’autorité consulaire et la puissance tribunitienne ; que le Sénat et le peuple toujours opposés, plutôt que de voir le rétablissement de ces deux magistratures qui leur étaient également odieuses, aimeraient mieux leur laisser comme en dépôt le soin du gouvernement ; que les particuliers s’accoutumeraient insensiblement à leur autorité, et que pour la conserver, ils devaient rappeler à leur tribunal la connaissance de toutes les affaires, sans souffrir qu’on les portât au Sénat ou devant l’assemblée du peuple. Qu’il fallait surtout éviter avec grand soin toute convocation de ces deux corps, qui les ferait apercevoir de leurs droits et de leurs forces.

Qu’il se trouvait toujours dans ces sortes d’assemblées des esprits inquiets et impatiens de toute domination, et que pour rendre inébranlable l’autorité du décemvirat, il était de l’intérêt des décemvirs de demeurer étroitement unis entre eux. Qu’ils devaient avoir une complaisance réciproque les uns pour les autres ; que tout le collège devait s’intéresser dans les affaires particulières de chaque décemvir ; et il ajouta qu’il croyait qu’ils devaient s’engager tous par les serments les plus solennels à ne se troubler jamais les uns les autres dans l’exécution de leurs desseins particuliers. Comme ce discours d’Appius flattait agréablement l’ambition de ses collègues, ils se laissèrent conduire à ses vues. Chacun applaudit à ses projets ; tous firent les serments qu’il prescrivit, et ils convinrent unanimement de n’oublier rien pour retenir toute leur vie l’empire et la domination qu’on ne leur avait déférés que pour une seule année : nouvelle conspiration contre la liberté publique.

Ces nouveaux magistrats entrèrent en possession de leur dignité aux ides de mai ; et pour inspirer d’abord de la crainte et du respect au peuple, ils parurent en public chacun avec douze licteurs, auxquels ils avaient fait prendre des haches avec leurs faisceaux, comme en portaient ceux qui marchaient devant les anciens rois de Rome ou devant le dictateur ; en sorte que la place fut remplie de vingt-six licteurs qui écartaient la multitude avec un faste et un orgueil insupportable dans une ville où régnaient auparavant la modestie et l’égalité. Le peuple ne vit qu’avec indignation cet appareil de la tyrannie. La comparaison qu’il faisait de la modération des consuls avec les manières fières et hautaines des décemvirs, lui fit bientôt regretter l’ancien gouvernement. Il se plaignait secrètement qu’on lui eût donné dix rois pour deux consuls. Mais ces réflexions venaient trop tard, et il n’était plus maître de détruire son ouvrage. Les décemvirs commencèrent à régner impérieusement et avec une autorité absolue.

Outre leurs licteurs ils étaient encore environnés en tout temps d’une troupe de gens sans nom et sans aveu, la plupart chargés de crimes ou accablés de dettes, et qui ne pouvaient trouver de sûreté que dans les troubles de l’état. Mais ce qui était encore plus déplorable, c’est qu’on vit bientôt à la suite de ces nouveaux magistrats une foule de jeunes patriciens qui préférant la licence à la liberté, s’attachèrent servilement aux dispensateurs des grâces. Et même pour satisfaire leurs passions, et fournir à leurs plaisirs, ils n’avaient point de honte d’être les ministres et les complices de ceux des décemvirs. Il n’y eut plus d’asiles assez sûrs pour la beauté et la pudeur. Cette jeunesse effrénée à l’ombre du pouvoir souverain, enlevait impunément les filles du sein de leurs mères ; d’autres sous de faibles prétextes, s’emparaient du bien de leurs voisins, qui se trouvait à leur bienséance. En vain on en portait des plaintes aux décemvirs, les malheureux étaient rejetés avec mépris, et la faveur seule, ou des vues d’intérêt tenaient lieu de droit et de justice. Que si quelque citoyen par un reste de l’ancienne liberté, était assez hardi pour faire éclater son ressentiment, ces tyrans le faisaient battre à coups de verges comme un esclave ; d’autres étaient exilés ; il y en eut même qu’on fit mourir ; et la confiscation suivait toujours le supplice des malheureux.

Le peuple qui gémissait sous une domination si tyrannique, jetait les yeux du côté du Sénat d’où il attendait sa liberté. Mais la plupart des sénateurs redoutant la fureur des décemvirs, s’étaient retirés à la campagne. Ceux qui étaient restés dans la ville, n’étaient pas fâchés que la dureté du gouvernement présent fît regretter celui des consuls ; et ils se flattaient que le peuple renoncerait volontiers au rétablissement des tribuns, si on pouvait le tirer de la domination des décemvirs.

C Claudius personnage consulaire, et oncle d’Appius, sensiblement touché de voir son neveu s’ériger en tyran de sa patrie, se présenta plusieurs fois à sa porte pour lui représenter à quel point il déshonorait la mémoire de ses ancêtres par une conduite si odieuse. Mais ce chef des décemvirs qui redoutait ses remontrances, éludait ses visites sous différents prétextes. C Claudius ne put jamais pénétrer jusque dans son appartement ; et cet ancien magistrat éprouva que les tyrans ne reconnaissent plus ni parents ni amis.

Cependant ces nouveaux magistrats ajoutèrent deux tables de lois aux dix qu’on avait promulguées l’année précédente ; mais ils n’y statuèrent rien touchant le partage des terres conquises. On observa même que dans les deux dernières tables il y avait un article qui défendait aux patriciens et aux plébéiens de s’allier par des mariages réciproques, et qu’ils avaient fait une loi expresse d’une ancienne coutume. On soupçonna que les décemvirs n’avaient établi cette loi nouvelle, et négligé en même temps de faire quelque règlement au sujet du partage des terres, que pour entretenir continuellement la division entre les deux ordres de la république. Ils appréhendaient que si la noblesse et le peuple venaient à se réunir, ils ne tournassent contre eux cette ancienne animosité qu’ils avaient tant d’intérêt d’empêcher qui ne s’éteignît. Cependant comme l’autorité de ces décemvirs ne devait durer qu’un an, on se flattait de voir expirer leur tyrannie avec la fin de l’année. Mais les ides de mai parurent sans qu’il y eût la moindre apparence de comices, ni d’assemblées pour les élections. Les tyrans se montrèrent alors à découvert, et malgré le Sénat et le peuple se maintinrent dans le gouvernement, sans autre droit que celui de la force et de la violence. Tout ce qui leur faisait ombrage fut proscrit. Plusieurs citoyens se bannirent eux-mêmes de leur patrie ; quelques-uns furent chercher des asiles jusque chez les latins et les Herniques, et Rome presque déserte demeura en proie à ces tyrans. Tout le monde déplorait en secret la perte de la liberté, sans qu’il se trouvât dans la république aucun citoyen assez généreux pour tenter de rompre ses chaînes. Il semblait que le peuple romain eût perdu ce courage qui auparavant le faisait craindre et respecter par ses voisins. Les latins et ceux qui s’étaient assujettis à la domination des romains, méprisaient les ordres qu’on leur envoyait, comme s’ils n’eussent pu souffrir que l’empire demeurât dans une ville où il n’y avait plus de liberté ; et les Èques et les Sabins venaient faire impunément des courses jusque aux portes de Rome.

Ces ennemis immortels de la république voulant profiter de la consternation où était le peuple romain, levèrent deux armées. Les Sabins s’avancèrent le long du Tibre jusqu’à cent quarante stades de Rome ; et les Èques après avoir ravagé le territoire de Tusculum, vinrent camper près d’Algide. Ces deux armées semblaient menacer Rome d’un siège. Cette nouvelle surprit extrêmement les décemvirs ; il fallait qu’ils armassent de leur côté ; cependant ils ne le pouvaient faire sans le concours du Sénat et du peuple, et ils ne pouvaient ignorer combien ils étaient odieux aux uns et aux autres. Ils tinrent entre eux différents conseils remplis de troubles et d’agitation. Il était question de décider si on s’adresserait au peuple ou au Sénat ; et ce qui était le plus embarrassant pour les décemvirs, c’est qu’ils craignaient que l’année de leur magistrature étant expirée, on ne leur disputât comme à de simples particuliers, le droit de convocation.

Enfin après bien des délibérations, comme ces décemvirs étaient la plupart du corps du Sénat, et qu’ils avaient des partisans, ils se déterminèrent à le convoquer, et convinrent du rôle que chacun ferait dans l’assemblée. Leurs créatures se chargèrent de répondre aux plaintes de ceux qui demanderaient l’abolition du décemvirat. Ils prirent ce parti dans la vue d’obtenir par leur crédit la levée des troupes ; et ils se flattèrent que le peuple tout irrité qu’il paraissait, ne pourrait s’y opposer, ayant perdu avec ses tribuns le droit d’opposition. Un héraut par ordre des décemvirs publia aussitôt la convocation du Sénat. Ils s’y rendirent ensuite, mais ils n’y trouvèrent que leurs partisans. Les autres sénateurs avaient abandonné le soin des affaires publiques, et s’étaient retirés, comme nous l’avons dit, dans leurs maisons de campagne. Les décemvirs y envoyèrent des huissiers leur indiquer l’assemblée pour le lendemain. La plupart revinrent à Rome, et se trouvèrent au Sénat ; mais avec des vues bien différentes de celles de décemvirs. Appius représenta par un discours étudié la nécessité de prendre les armes pour s’opposer aux incursions des Èques et des Sabins.

L Valerius Potitus sans attendre que ce fût son rang pour opiner, se leva aussitôt. Il était fils de ce Valerius qui fut tué à la tête des romains en combattant contre Herdonius, et petit-fils du fameux Valerius appelé Publicola, un des principaux auteurs de la liberté publique. Appius craignant qu’un homme de sa naissance et de son caractère, s’il parlait le premier, n’ouvrît quelque avis contraire aux intérêts des décemvirs, lui dit fièrement de s’asseoir et de se taire, et qu’il devait attendre que des sénateurs plus anciens que lui, et plus considérables dans la république, eussent déclaré leurs sentiments. Je l’aurais aussi attendu, lui repartit paisiblement Valerius, si je n’avais eu à parler que de l’affaire que vous avez proposée. Mais il s’agit ici de la liberté de la république. Sera-t-il dit qu’un simple particulier dont la magistrature est expirée, imposera silence à Valerius ? Faut-il que votre tyrannie réduise un sénateur à regretter le secours que le simple peuple tirait de l’opposition de ses tribuns ? Mais puisque vous et vos collègues en avez usurpé la puissance, j’en appelle à ces collègues mêmes, moins dans l’espérance d’en être secouru, que pour exposer aux yeux du public la conspiration que vous avez faite contre la liberté publique. Et vous surtout, Fabius Vibulanus, qui avez été honoré de trois consulats, sera-t-il dit que par complaisance pour des tyrans, vous trahirez les intérêts de votre patrie ?

Fabius incertain et déconcerté ne lui répondit rien. Mais Appius transporté de colère lui cria de nouveau qu’il lui imposait silence, et les autres décemvirs le menacèrent de le faire précipiter du haut de la roche Tarpéienne comme un séditieux et un brouillon. Une manière de procéder si violente et si extraordinaire dans une compagnie où devait régner une parfaite égalité, souleva toute l’assemblée. M Horatius Barbatus en parut le plus indigné. Il était petit-fils de cet Horatius Coclès, qui pour la défense de la liberté de sa patrie, soutint seul sur un pont tout l’effort de l’armée de Porsenna. Ce même esprit républicain qui avait fait tant d’honneur aux pères, était passé dans leurs enfants. Horatius dont nous parlons, ne pouvant souffrir plus longtemps l’orgueil et l’insolence des décemvirs, prit la parole, et les traita publiquement de Tarquins et de tyrans de leur patrie.

Vous nous parlez, leur dit-il, de la guerre des Sabins, comme si le peuple romain avait de plus grands ennemis que vous-même. Je voudrais bien savoir par quelle autorité vous avez convoqué cette assemblée, et par quel droit vous prétendez y présider. Le temps de votre magistrature n’est-il pas expiré ? Pouvez-vous ignorer que la puissance du décemvirat ne vous avait été déférée que pour une seule année ? Nous vous avions choisis pour établir des lois convenables dans un état libre, et vous n’avez laissé aucune trace de cette égalité, l’objet unique des romains. Vous avez supprimé les assemblées du peuple, et les convocations du Sénat. On ne parle plus d’élections, ni de consuls, ni de tribuns. Toutes les magistratures annuelles sont abolies. Vous avez changé absolument l’ancien ordre du gouvernement pour élever sur ses ruines votre empire et votre domination particulière. Mais sachez que le sang de Valerius et d’Horatius qui chassèrent autrefois les Tarquins de Rome, anime encore leurs descendants. Nous avons le même courage, et le même attachement pour la liberté de notre patrie. Les dieux protecteurs de cette ville nous donneront le même succès, et j’espère que le peuple aussi jaloux de sa liberté que ses ancêtres, ne nous abandonnera pas dans une entreprise si juste.

Un discours si ferme étourdit les décemvirs. Ils ne savaient s’ils devaient montrer de la colère, ou affecter de la modération. Appius pour adoucir les esprits, représenta que bien loin de vouloir s’ériger en tyrans, ils n’avaient convoqué le Sénat que pour prendre ses avis sur la conjoncture présente des affaires. Que s’il avait imposé silence à Valerius, ce n’avait été que pour l’obliger à se conformer à l’usage ordinaire où chacun devait parler à son rang, à moins que la parole ne lui fût adressée par celui qui présidait au Sénat. Pour lors se tournant du côté de C Claudius son oncle, il l’exhorta à dire son sentiment avec toute la liberté qui régnait dans l’assemblée. Il se flattait que l’intérêt de sa famille, les liaisons du sang, et même l’honneur qu’il lui faisait de lui demander le premier son avis, l’engageraient à réfuter ce qu’il y avait eu de trop dur contre lui dans le discours d’Horatius. Mais il s’adressait à un véritable romain, et qui aurait sacrifié ses propres enfants à la conservation de la liberté publique. Il avait même été plusieurs fois, comme nous venons de le dire, à la maison d’Appius son neveu pour lui représenter l’injustice de son gouvernement : les domestiques par ordre de leur maître lui en avaient toujours interdit l’entrée sous différents prétextes, et ce ne fut que dans une assemblée aussi publique qu’il put lui dire librement son avis.

Ce sénateur représenta d’abord à l’assemblée qu’il était question de deux affaires de différente espèce, d’une guerre étrangère qu’il fallait soutenir, et de la nécessité de remédier aux dissensions domestiques au sujet du gouvernement. Que ce qu’on appelait guerre, n’était que des courses passagères de quelques partis ennemis, et qui ne s’étaient hasardés d’approcher des frontières de l’état qu’à la faveur des divisions qui régnaient dans la république. Qu’il fallait rétablir le calme et l’union dans la ville, et qu’il suffirait après cela d’arborer les étendards des légions pour mettre en fuite les Èques et les Sabins dont les romains avaient triomphé tant de fois. Mais qu’il doutait que le peuple voulût se ranger sous les enseignes des décemvirs qu’il regardait avec justice comme de simples particuliers qui avaient usurpé la souveraine puissance, et qui sans l’aveu du Sénat ni le consentement du peuple s’étaient perpétués de leur autorité privée dans le gouvernement de l’état. Adressant ensuite la parole à Appius : pouvez-vous ignorer, lui dit-il, combien une entreprise si injuste est odieuse à tous les gens de bien ? Et si vous en doutez, cet exil volontaire auquel se sont condamnés nos plus illustres sénateurs, ne vous fait-il pas assez connaître qu’ils ne vous regardent que comme un tyran ? Le Sénat souffre impatiemment que vous lui ayez enlevé son autorité ; le peuple réclame la voie d’appel, ou celle d’opposition que vous avez supprimée ; tous nos citoyens vous redemandent les uns leurs biens qui sont devenus la proie de vos satellites, d’autres leurs filles que vous avez enlevées pour satisfaire des passions criminelles. Toute la ville et toute la nation détestent une magistrature qui a détruit la liberté, aboli l’usage des comices, usurpé l’autorité légitime des consuls, et détruit la puissance des tribuns. Rendez à la république le pouvoir qu’elle ne vous avait confié que pour une seule année ; rendez-nous la forme de notre ancien gouvernement ; rendez-vous à vous-même. Souvenez-vous de votre première vertu, et quittez généreusement avec un pouvoir injuste ce nom de décemvir que vous avez rendu si odieux. Je vous en conjure par nos ancêtres communs, par les mannes de votre père cet illustre citoyen qui vous a laissé de si grands exemples de modération et de zèle pour la liberté publique. Je vous en conjure surtout par votre salut et par le soin de votre propre vie que vous ne pouvez manquer de perdre honteusement et dans les supplices, si vous vous obstinez à retenir plus longtemps cette injuste puissance que vous avez usurpée sur vos concitoyens.

Appius couvert de confusion par de si justes reproches, n’eut pas la force d’y répondre. On regardait son silence comme un aveu tacite de son injustice, et même comme une disposition prochaine à abdiquer le décemvirat. Mais M Cornélius un de ses collègues prenant la parole, et s’adressant directement à C Claudius, lui repartit fièrement que ceux qui étaient chargés du gouvernement de la république n’avaient pas besoin de ses conseils pour régler leur conduite. Que s’il se croyait autorisé à donner des avis particuliers à son neveu, il devait l’aller trouver en sa maison ; qu’il n’était question dans le Sénat que des affaires publiques, et de la nécessité de prendre les armes pour s’opposer aux Èques et aux Sabins qui s’avançaient du côté de Rome, et qu’il pouvait dire là-dessus son sentiment, sans s’égarer dans des discours étrangers à la matière dont il s’agissait.

Claudius encore plus irrité du silence méprisant d’Appius, que de la réponse insolente de son collègue, se tournant vers le Sénat : puisque mon neveu, dit-il, ne daigne me parler ni dans sa maison ni en plein Sénat, et que je suis assez malheureux pour voir sortir de ma famille le tyran de la patrie, je vous déclare, pères conscrits, que j’ai résolu de me retirer à Régille. Je vais me bannir moi-même de Rome, et je fais serment de n’y rentrer jamais qu’avec la liberté. Cependant pour satisfaire à l’obligation où je suis de dire mon sentiment au sujet des affaires présentes, je ne crois point qu’on doive faire aucune levée de troupes, qu’on n’ait élu auparavant des consuls pour les commander.

L Quintius Cincinnatus, T Quintius Capitolinus et L Lucretius tous personnages consulaires et des premiers du Sénat, opinèrent de la même manière, et conclurent l’un après l’autre à l’abolition du décemvirat. M Cornélius un des décemvirs, craignant que l’autorité de ces grands hommes n’entraînât les autres sénateurs, interrompit l’ordre de prendre les avis, et demanda celui de L Cornélius, son frère, avec lequel il avait concerté auparavant le discours qu’il devait tenir pour la défense du décemvirat.

Ce sénateur s’étant levé, se garda bien d’entreprendre de justifier ni l’autorité ni la conduite des décemvirs. Mais prenant un tour plus adroit, il représenta seulement qu’il était d’avis qu’on différât l’élection des nouveaux magistrats, jusqu’à ce qu’on eût chassé les ennemis du territoire de Rome. Ceux, dit-il, qui poursuivent avec tant d’ardeur l’abdication des décemvirs, ont-ils parole des Èques et des Sabins qu’ils suspendront le progrès de leurs armes jusqu’à ce que nous ayons changé la forme de notre gouvernement ? Vous savez, dit-il, pères conscrits, tout le temps qu’exigent nos élections : il faut qu’elles soient précédées par un sénatus-consulte qui ordonne les comices.

Cette assemblée soit qu’on la convoque par centuries ou par tribus, ne se peut tenir que vingt-sept jours après la publication qui en sera faite. Et avant que les nouveaux magistrats soient nommés, et ensuite confirmés par une nouvelle assemblée, et qu’ils aient pris le gouvernement de l’état, et levé les troupes nécessaires pour s’opposer aux ennemis, qui peut vous répondre que nous ne les verrons pas aux portes de Rome, et en état d’en former le siège ? Dirons-nous ridiculement aux Èques et aux Sabins : suspendez, messieurs, l’effort de vos armes, laissez-nous en paix terminer nos divisions domestiques, le Sénat n’est point encore d’accord sur la forme du gouvernement ; mais si une fois le consulat est rétabli ; si de nouveaux magistrats se trouvent à la tête de nos armées, pour lors quittez vous-même les armes, prenez des branches de verveine, et revenez nous demander humblement la paix, si vous ne voulez éprouver l’effort de nos armes. De pareils discours devraient-ils être entendus dans une compagnie si respectable ? Cependant ce sont les suites naturelles de l’avis de C Claudius. Le mien est que nos décemvirs enrôlent incessamment les légions, et qu’ils marchent sur le champ aux ennemis. Ecartons-les de nos frontières ; qu’ils soient obligés par la terreur de nos armes de nous demander la paix, et après être assurés du dehors, donnez, messieurs, toute votre attention aux affaires du dedans.

Révoquez par votre autorité celle des décemvirs, s’ils ne veulent pas s’en dépouiller de bonne grâce. Faites leur rendre compte de leur administration ; élisez de nouveaux magistrats en leur place, et que la république reprenne son ancienne constitution. Mais permettez-moi de vous dire qu’en fait de gouvernement les affaires doivent se conduire selon les conjonctures, et dépendre du temps et des besoins de l’état.

Les partisans des décemvirs se déclarèrent hautement pour cet avis. Les plus jeunes sénateurs, quand ce fut leur tour d’opiner, s’y conformèrent, emportés par leur courage, et dans l’impatience d’en venir aux mains avec les ennemis. Quelques-uns des plus anciens du Sénat prirent le même parti, dans la vue qu’après que la guerre serait terminée, l’abdication des décemvirs se faisant sans résistance, le gouvernement retomberait entre les mains des consuls, et que de sages magistrats pourraient peut-être par leur modération accoutumer insensiblement le peuple à se passer de ses tribuns.

Appius qui voyait avec un plaisir secret que la plupart des avis étaient conformes à celui de Cornélius, demanda enfin, et comme par forme seulement, le sentiment de Valerius auquel il avait imposé silence au commencement de l’assemblée. Est-il possible, s’écria ce sénateur, que nous souffrions que nos tyrans exercent aujourd’hui leur empire dans le Sénat, et jusque dans le sanctuaire de la liberté ? On m’a fermé la bouche quand je pouvais parler utilement, et on me rend la parole après que les avis sont pris ; que le plus grand nombre s’est déclaré pour celui de Cornélius, et que toute remontrance devient presque inutile. Je ne trahirai pas cependant ma conscience et les intérêts de la patrie. Je dirai ce que je pense de la continuation du pouvoir que les décemvirs ont usurpé, et je le dirai avec tout le courage et la liberté d’un véritable romain.

Je déclare d’abord que je souscris de tout mon coeur à tout ce que C Claudius vous a si sagement représenté sur la nécessité de créer de nouveaux magistrats avant que de se mettre en campagne. Mais parce que L Cornélius partisan déclaré de la tyrannie, a tâché de tourner en ridicule un avis si judicieux, sous prétexte que les délais nécessaires pour l’élection de ces magistrats consommeraient un temps qu’il fallait employer à repousser les ennemis, je crois être obligé de vous faire sentir l’artifice qui est caché sous ce faux raisonnement. Pour vous en convaincre, souvenez-vous seulement de la conduite que tint la république il y a près de dix ans contre les mêmes ennemis sous le consulat de C Nautius et de L Minutius. Vous savez que pendant que Nautius était opposé d’un côté aux Sabins, Minutius son collègue se laissa enfermer par les Èques dans les détroits de quelques montagnes. Il était question de mettre sur pied une nouvelle armée pour le dégager ; les tribuns à leur ordinaire s’opposaient à toute levée de troupes, à moins que le Sénat ne souscrivît à la loi touchant le partage des terres. Dans cette extrémité, comme les deux partis ne voulaient rien relâcher de leurs prétentions, on eut recours à un dictateur dont l’autorité était supérieure au Sénat et aux tribuns du peuple.

L Quintius fut élu, on le fut chercher à la campagne, il revint à Rome, il en tira une nouvelle armée, et en quatorze jours il dégagea celle de Minutius, et triompha des ennemis. Qui nous empêche aujourd’hui de suivre un exemple si récent et si sage ? Élisons actuellement un entre-roi, comme nous le ferions si les deux consuls étaient morts. Que ce magistrat nomme un dictateur ; vous aurez aussitôt un magistrat légitime ; tout cela se peut faire en moins d’un jour. Il lèvera des troupes par ce pouvoir souverain attaché à sa dignité, on marchera à l’instant aux ennemis ; et au retour de la campagne, ce magistrat dont le pouvoir ne peut durer que six mois, donnera le temps par son abdication de procéder à loisir et selon les formes ordinaires à l’élection des consuls. Que si au contraire vous confiés aux décemvirs le commandement de vos armées, croyez-vous que ces hommes ambitieux qui ont usurpé un pouvoir tyrannique, et qui au préjudice de nos lois refusent si opiniâtrement de se défaire des faisceaux, mettent facilement les armes bas ? Craignez plutôt qu’ils ne les tournent contre vous-même, et qu’ils ne s’en servent pour perpétuer leur tyrannie. Je demande donc, vu le péril où se trouve la liberté publique, qu’on examine la proposition que je fais de nommer actuellement un dictateur, qu’on prenne là-dessus les avis, et qu’on recueille les suffrages.

Ceux des sénateurs auxquels la puissance des décemvirs était odieuse et suspecte, revinrent à cet avis. Mais les partisans des décemvirs se récrièrent que le commandement des armées avait été décerné aux décemvirs par la pluralité des voix ; que c’était une affaire décidée, et que l’opposition de Valerius ne devait être considérée que comme une voix de moins en faveur des décemvirs. Appius pour appuyer ce sentiment, ajouta qu’on ne s’était assemblé que pour donner ordre à la guerre que les Èques et les Sabins faisaient à la république. Que C Claudius, Cornélius et Valerius avaient ouvert des avis différents ; mais que celui de Cornélius ayant prévalu par le nombre des suffrages, il ordonnait au greffier de dresser à l’instant le sénatus-consulte qui remettait aux décemvirs le soin de cette guerre et le commandement des armées. Puis se tournant du côté de Valerius, il lui dit avec un sourire amer, que s’il parvenait jamais au consulat, il pourrait alors faire revoir le jugement d’une affaire décidée. Les décemvirs se levèrent après avoir signé le sénatus-consulte, et ils sortirent du Sénat suivis de leurs partisans qui les félicitaient de l’avantage qu’ils venaient de remporter sur le parti opposé.

Le commandement des armées qu’on venait de leur déférer assurait leur autorité, et la rendait encore plus redoutable. Ils s’en servirent pour se venger de leurs ennemis particuliers, et ils comptaient au nombre de leurs ennemis ceux qui ne se rendaient pas leurs esclaves. Tout le monde déplorait en secret la perte de la liberté. L Valerius et M Horatius, qui ne voulaient ni manquer à la république, ni se manquer à eux-mêmes, assemblèrent dans leurs maisons un grand nombre de leurs amis et de leurs clients pour s’en faire un secours contre la violence des décemvirs ; et ils ne paraissaient plus dans la ville qu’avec une puissante escorte, et en état de repousser l’insulte qu’ils avaient lieu d’appréhender.

La république était divisée en deux partis : on voyait d’un côté un grand zèle pour la liberté, et un attachement inviolable aux lois. Il paraissait dans l’autre parti un désir immodéré de dominer, soutenu de la magistrature, et des apparences de l’autorité légitime. L’animosité qui régnait dans ces deux partis faisait appréhender une guerre civile. C Claudius oncle du décemvir de ce nom, de peur de s’y trouver engagé, sortit de Rome comme il l’avait protesté en plein Sénat, et se retira à Régille son ancienne patrie. D’autres sénateurs et les principaux citoyens de Rome qui ne pouvaient souffrir la domination des décemvirs, et qui ne se sentaient pas en état de la détruire, cherchèrent un asile à la campagne, ou chez les peuples voisins. Appius irrité d’une retraite qui marquait si visiblement l’aversion qu’on avait pour son gouvernement, mit des gardes aux portes de la ville. Mais s’étant aperçu que cette précaution augmentait le nombre des mécontents, il leva cette garde ; et pour se venger de ceux qui s’étaient retirés, il confisqua les biens qu’ils avaient dans Rome, dont il fit la solde, et la récompense de ses satellites.

Une conduite si violente ouvrit les yeux au peuple comme au Sénat. Les uns et les autres s’aperçurent avec indignation qu’au lieu de sages législateurs, ils n’avaient trouvé que des tyrans. Le peuple jaloux et ennemi de l’autorité du Sénat, avait vu d’abord avec plaisir s’élever sur les ruines du consulat, une nouvelle puissance qui ne donnait aucune part aux sénateurs dans le gouvernement. Le Sénat de son côté ne s’était pas opposé à l’établissement d’un tribunal qui l’avait débarrassé des harangues séditieuses des tribuns du peuple : et l’un et l’autre ordre de la république s’étaient sacrifiés mutuellement leurs magistrats. Les décemvirs dépositaires de leur autorité, s’en étaient prévalus : leur objet était de se perpétuer dans le gouvernement. Et comme on venait de leur déférer le commandement des armées, ils méprisaient des mécontents qu’ils ne craignaient plus. Le peuple destitué de ses tribuns, se vit obligé de se faire enrôler. Les légions furent bientôt complètes : on en fit trois corps. Q Fabius Vibulanus marcha contre les Sabins à la tête d’une armée, et on lui donna pour collègues et pour conseil Q Petilius et M Rabuleïus. M Cornélius fut nommé général de troupes qu’on devait opposer aux Èques, et l’on envoya avec lui L Minutius, M Sergius, T Antonius et C Duellius tous décemvirs. Appius leur chef demeura à Rome avec Oppius, et il retint un corps de troupes qu’il mit comme en garnison dans le capitole pour maintenir son autorité contre des ennemis domestiques qui lui étaient encore plus redoutables que les étrangers.

C’est ainsi que de simples particuliers sous le titre de décemvirs, s’emparèrent de toutes les forces de l’état, qui pendant leur domination n’avait plus que le nom de république. Le peuple qui composait les légions, je veux dire les centurions et les soldats, irrités de la perte de la liberté, ne voulurent point vaincre, de peur d’augmenter la puissance des décemvirs en les rendant victorieux. Les deux armées furent défaites presque sans combattre. Ce fut moins des batailles que des fuites concertées. L’armée opposée aux Èques perdit ses armes et son bagage ; celle qui devait combattre les Sabins abandonna son camp et se retira avec précipitation sur les terres de Rome. Les soldats se dispersèrent, et ne se rallièrent que quand ils ne furent plus en vue des ennemis, et on apprit à Rome la nouvelle de ces déroutes avec la même joie qu’on aurait eue dans un autre temps d’une victoire complète. On disait hautement dans la ville qu’il ne fallait pas s’étonner que les armes de la république n’eussent pas été heureuses sous des chefs qui avaient usurpé le commandement. Les uns demandaient des consuls, d’autres proposaient d’élire un dictateur comme dans une calamité publique, et le peuple soupirait après le rétablissement de ses tribuns.

Siccius Dentatus ce fameux plébéien qui s’était trouvé à vingt-six combats, n’entretenait la multitude que des fautes qu’il prétendait que les décemvirs avaient faites dans la conduite de cette guerre. Son sentiment, et le mépris qu’il faisait de ces généraux, passa dans les deux armées. à peine le soldat voulait-il déférer à leurs ordres : les uns demandaient des vivres, d’autres des armes ; et un mécontentement général semblait annoncer une révolte prochaine. Appius attentif aux évènements, envoie à ses collègues des recrues et des vivres. Il leur mande de tenir le soldat en respect par la crainte du châtiment ; et que si la voie des supplices leur paraissait dangereuse dans la conjoncture, ils ne manqueraient pas d’occasions pendant le reste de la campagne pour faire périr secrètement les plus mutins. Il leur en donna l’exemple : Siccius lui était odieux par ses discours trop libres, et par le pouvoir qu’il avait sur l’esprit du peuple, il résolut de s’en défaire. Pour le tirer de Rome, il feignit de vouloir le consulter sur les opérations de la campagne. Il l’entretint plusieurs fois, et après avoir donné de grandes louanges aux avis qu’il en recevait, il l’engagea, quoique vétéran, à se rendre à l’armée qui était opposée aux Sabins, sous prétexte d’assister le général de ses conseils. Et pour le déterminer à faire la campagne, il le revêtit du titre d’envoyé ou de légat : fonction qui chez les romains, dit Denis d’Halicarnasse, était sacrée et inviolable, et qui renfermait la sainteté du sacerdoce avec la puissance des premiers magistrats.

Siccius sans défiance, et avec la sincérité d’un brave soldat, embrasse avec plaisir l’occasion de rendre service à sa patrie. Il se rend au camp en diligence. Les décemvirs prévenus par Appius, le reçoivent avec des marques extérieures de joie, et le traitent avec distinction. On n’entreprend plus rien sans ses avis ; mais cette différence apparente cachait le dessein secret de le faire périr. L’occasion s’en présenta bientôt. Siccius avec sa franchise ordinaire, n’ayant pas dissimulé aux décemvirs qu’il ne les trouvait pas campés assez avantageusement, ils le chargèrent de marquer lui-même un nouveau camp, et on lui donna une escorte pour aller reconnaître la situation du pays. Mais cette escorte n’était composée que des satellites des décemvirs, et qui avaient des ordres secrets de s’en défaire. Siccius s’étant avancé à leur tête jusque dans les détroits de quelques montagnes, ils prirent cette occasion pour le charger. Siccius ne se fut pas plutôt aperçu de leur mauvais dessein, que s’adossant contre un rocher pour ne pouvoir être pris par derrière, il les reçut avec un courage qui fit trembler les plus hardis. Ce généreux romain rappelant son ancienne valeur, en tua quinze, et en blessa plus de trente, aucun n’osait plus l’approcher : ils se contentèrent de lui lancer des traits de loin. Mais comme ils n’en pouvaient encore venir à bout, ces perfides montant sur le haut du rocher l’accablèrent à coups de pierres ; et ce brave guerrier qui était sorti victorieux de tant de combats, périt enfin malheureusement par la main de quelques traîtres que les décemvirs avaient armés contre lui. Ils retournèrent ensuite au camp, et rapportèrent qu’ils étaient tombés dans une embuscade où ils avaient perdu leur commandant, et une partie de leurs compagnons. On les crut d’abord ; mais une troupe de soldats qui regardaient Siccius comme leur père, étant allés d’eux-mêmes sur le lieu du combat pour enlever son corps, et lui rendre les derniers devoirs, s’aperçurent que ceux qui avaient été tués dans cette occasion étaient tous romains ; qu’ils avaient le visage tourné de son côté ; qu’on ne leur avait enlevé ni leurs armes ni leurs vêtements ; et d’ailleurs qu’il n’y avait parmi eux aucun soldat des ennemis, et qu’on ne trouvait même aucune trace de leur retraite. Toutes ces circonstances leur firent soupçonner que Siccius avait été assassiné par son escorte.

Ce soupçon se répandit dans tout le camp, et y excita des plaintes et un mécontentement général. Toute l’armée demandait avec de grands cris qu’on fît le procès à ces assassins. Mais les décemvirs les firent échapper ; et pour détourner la pensée qu’ils pouvaient être eux-mêmes les auteurs d’une action si indigne, ils firent faire des funérailles militaires à Siccius aussi honorables que s’il eût commandé l’armée en chef. Ce furent ces honneurs si extraordinaires pour un plébéien qu’on savait leur être odieux, qui achevèrent de convaincre les soldats, que Siccius n’était péri que par leur ordre. Le mécontentement de cette armée passa bientôt dans l’autre camp, et jusque dans Rome. Les citoyens et les soldats, le Sénat et le peuple détestaient tout haut une action si infâme. Tout le monde était disposé à secouer le joug d’une domination si cruelle, lorsque Appius par une nouvelle entreprise encore plus odieuse et plus tyrannique, mit le comble à ses fureurs, et à la haine que tous les ordres de l’état lui portaient.

Nous avons dit que de concert avec ses collègues il était resté dans Rome à la tête d’un corps de troupes pour en contenir les habitants sous l’obéissance du décemvirat. Ce décemvir qui avait réuni en sa personne toute l’autorité de la magistrature, rendait la justice dans la place. Comme il était un jour dans son tribunal, il vit passer auprès de lui une jeune fille d’une rare beauté, âgée d’environ quinze ans, qui allait avec sa nourrice aux écoles publiques. Ses charmes, et les grâces naissantes de la jeunesse attirèrent d’abord son attention. Il ne put s’empêcher de la regarder avec un plaisir secret : sa curiosité redoubla le jour suivant ; il la trouva encore plus belle. Et comme cette jeune personne passait tous les jours dans la place, il conçut insensiblement pour elle une passion violente dont les suites furent également funestes à l’un et à l’autre. Il avait pris soin dès le premier jour qu’il l’avait vue, de s’informer de son nom et de celui de sa famille. On lui avait appris qu’elle était d’une famille plébéienne ; qu’elle s’appelait Virginie ; qu’elle avait perdu sa mère appelée Numitoria ; que Virginius son père servait actuellement en qualité de centurion, dans l’armée de F Vibulanus le décemvir, et que Virginius avait promis sa fille à Icilius qui avait été tribun du peuple, et qui devait l’épouser à la fin de la campagne.

Ces nouvelles si funestes pour l’amour d’Appius, ne servirent qu’à l’augmenter. Il eût bien voulu pouvoir épouser lui-même la jeune Virginie ; mais outre qu’il était marié, il ne pouvait pas ignorer que les dernières lois des douze tables dont il était le principal auteur, interdisaient toute alliance entre les patriciens et les plébéiens, et il se vit réduit à ne pouvoir espérer l’accomplissement de ses désirs criminels, que par la voie honteuse de la séduction. L’innocence et la pudeur de Virginie l’empêchèrent de lui expliquer lui-même ses mauvais desseins. Il trouva plus à propos de faire entamer la négociation par une de ces femmes d’intrigue qui trafiquent sourdement de la beauté et des charmes de la jeunesse. Il la combla de bienfaits, et après l’avoir instruite de ses intentions, il lui défendit de le nommer, et de le faire connaître autrement que comme un homme des premières maisons de la ville, et qui avait une autorité absolue dans la république.

Cette femme s’adressa par son ordre à la nourrice de Virginie. Elle fit connaissance avec elle, tâcha de s’insinuer dans sa confidence ; et après bien des soins soutenus de riches présents, et de promesses encore plus magnifiques, cette malheureuse s’ouvrit à elle sur le sujet de sa commission. Mais la nourrice sage et fidèle, rejeta avec horreur ses présents et ses propositions. Appius apprit avec douleur qu’elle était également incapable de se laisser surprendre ni corrompre. Ce magistrat furieux et opiniâtre dans ses passions, ne se rebuta point : il eut recours à un autre artifice, et il inventa une fourbe détestable dont le succès devait faire tomber Virginie entre ses mains.

Il en confia le principal rôle à un certain M Claudius son client, homme hardi, effronté, et de ces gens qui ne s’introduisent dans la confiance des grands que par une complaisance criminelle pour leurs plaisirs. Ce ministre de la passion du décemvir, entra dans l’école publique où était la jeune Virginie, la prit par la main, et voulait l’entraîner par force dans sa maison, sous prétexte qu’elle était née d’une de ses esclaves : et c’était un usage que les enfants des esclaves l’étaient eux-mêmes des patrons de leurs pères et mères. La jeune fille interdite, ne se défendait que par ses larmes ; mais le peuple ému par les cris de sa nourrice, accourut à son secours, et empêcha Claudius de l’enlever. Cet homme effronté, déclara aussitôt qu’il réclamait la puissance des lois ; qu’il ne prétendait point user de violence ; mais qu’il croyait qu’il était permis à un maître de reprendre son esclave par tout où il la trouvait, et qu’il sommait ceux qui s’opposaient à la justice de ses prétentions, de venir sur le champ devant le décemvir : et en disant ces paroles il y conduisit la jeune Virginie. Tout le peuple la suivit, les uns par curiosité, et pour voir le dénouement d’un événement si extraordinaire, et les autres par considération pour Icilius, qui pendant son tribunat s’était rendu très agréable à la multitude. Numitorius, oncle de Virginie, averti de cette entreprise, accourut aussitôt à son secours avec celui à qui elle avait été promise. Claudius exposa ses prétentions devant un juge qui était l’auteur même de la fourbe. Il dit que cette fille était née dans sa maison ; qu’elle en avait été dérobée secrètement par une esclave qui était sa mère, et qui pour cacher son larcin avait feint d’être accouchée d’un enfant mort. Mais qu’on avait découvert depuis qu’elle avait vendu cet enfant à la mère de Virginie qui était stérile, et qui dans l’impatience d’avoir des enfants l’avait supposée pour sa fille. Qu’il était prêt de produire des témoins irréprochables de ce qu’il avançait ; mais qu’en attendant la décision du procès, il était juste qu’une esclave suivît son maître, et qu’il offrait des cautions de la représenter, si Virginius à son retour prétendait encore en être le véritable père.

La nourrice de Virginie avait averti secrètement son oncle que Claudius ne faisait qu’un personnage emprunté, et que ce coup partait d’une main plus redoutable. Numitorius dissimulant ses soupçons, représenta au décemvir avec beaucoup de modération, que le père de sa nièce était absent pour le service de sa patrie ; qu’il était injuste d’attaquer un citoyen sur l’état de ses enfants pendant son absence ; qu’il ne demandait qu’un délai de deux jours pour le faire revenir de l’armée ; qu’en attendant son retour, il offrait de retenir Virginie chez lui. Que ce soin lui appartenait comme à son oncle ; qu’il s’offrait de la représenter sous telles cautions qu’on exigerait de lui ; mais qu’il n’était pas juste que dans la maison d’un homme tel que Claudius, la fille de Virginius courût encore plus de risque de son honneur que de sa liberté. Il ajouta que ce qu’il demandait était conforme aux lois, qui ordonnaient que dans un litige, et avant le jugement définitif, le demandeur ne pût troubler le défendeur dans sa possession.

Toute l’assemblée approuva la justice de cette requête. Appius ayant fait faire silence, et affectant l’équité et le désintéressement d’un bon juge, déclara qu’il serait toujours le protecteur d’une loi si juste, et qu’il avait lui-même rédigée dans les douze tables. Mais que dans l’affaire en question il se rencontrait des circonstances qui en variaient l’espèce ; qu’il n’y avait que le père seul qui pût réclamer la possession de celle qu’il prétendait être sa fille ; et que s’il était présent, il lui adjugerait la provision. Mais qu’en son absence, un beau-frère n’avait pas le même droit ; qu’il voulait bien à la vérité accorder le temps nécessaire pour faire revenir Virginius de l’armée, afin d’être instruit de ses intentions, mais sans que ce délai pût préjudicier à un maître qui redemandait son esclave : et ainsi qu’il ordonnait que Claudius conduisît Virginie chez lui en donnant des cautions suffisantes de la représenter au retour de celui qu’on disait être son père.

Toute l’assemblée se récria contre l’injustice de cet arrêt. On n’entendait de tous côtés que des plaintes et des murmures. Les femmes surtout les larmes aux yeux se rangèrent autour de Virginie, et la mirent au milieu d’elles comme pour lui servir de rempart. Mais Claudius méprisant leurs cris et leurs prières, voulait l’enlever, lorsque Icilius, à qui elle était promise, arriva sur la place, la colère et la fureur dans les yeux. Appius qui redoutait le crédit qu’il avait sur l’esprit du peuple, lui fit dire par un licteur qu’il eût à se retirer, et que l’affaire était jugée. Mais Icilius que sa passion rendait furieux, instruit des mauvais desseins d’Appius, et le regardant comme un rival odieux : il faut, lui cria-t-il, que tu m’arrache la vie, avant que tu puisse jouir du fruit de tes artifices et de ta tyrannie. N’es-tu pas content de nous avoir privés des deux plus fortes défenses de la liberté, la protection de nos tribuns, et la voie d’appel devant l’assemblée du peuple ? Faut-il encore que nous craignions pour l’honneur des filles romaines ? Tu ne peux pas ignorer que Virginie m’est promise. Je dois épouser une vierge et une fille de condition libre ; je ne la veux recevoir que des mains de son père. Si en son absence on entreprend de lui faire violence, j’implorerai pour mon épouse le secours du peuple romain ; Virginius demandera l’assistance de tous les soldats pour sa fille ; les dieux et les hommes nous seront favorables. Mais quand je serais tout seul, la justice et un amour légitime me donneront assez de forces pour m’opposer à l’exécution de ton injuste arrêt.

Le peuple également touché de son malheur et du courage qu’il faisait paraître, repousse et écarte Claudius qui se réfugie aux pieds d’Appius. L’assemblée était remplie de troubles et d’agitation. Le tumulte augmentait par l’arrivée de ceux qui se rendaient dans la place des différents quartiers de la ville. Le décemvir craignant une révolte ouverte et déclarée, prit le parti de suspendre lui-même l’exécution de son arrêt ; et ayant fait faire silence : on sait assez, dit-il, qu’Icilius ne cherche que l’occasion de pouvoir rétablir le tribunat à la faveur d’une sédition. Mais pour lui en ôter tout prétexte, je veux bien attendre le retour de Virginius jusqu’à demain. Que ses amis aient soin de l’en avertir. Il ne faut guère plus de quatre heures pour se rendre d’ici au camp. J’obtiendrai de Claudius qu’en considération de la paix et de la tranquillité publique, il relâche quelque chose de son droit, et qu’il consente que cette fille demeure en liberté jusqu’au retour de celui qu’elle croit être son père.

Claudius feignant d’accorder avec peine ce délai, demanda qu’au moins Icilius donnât des cautions de représenter le lendemain Virginie. Le peuple de tous côtés leva aussitôt les mains, et chacun s’offrait avec empressement pour caution. Icilius touché de l’affection de ses concitoyens, après leur en avoir marqué sa reconnaissance : nous nous servirons demain de votre secours, leur dit-il, si Claudius ne se désiste pas de son injuste poursuite. Mais pour aujourd’hui, j’espère qu’on se contentera de ma caution, et de celle de tous les parents de Virginie.

Appius quoique emporté par sa passion, n’osa refuser une telle caution : mais craignant le retour de Virginius, il dépêcha secrètement un exprès à ses collègues qui commandaient l’armée, pour les prier de faire arrêter Virginius sous quelque prétexte ; et du moins de ne lui point donner congé de revenir à Rome. Il se flattait que faute de comparaître dans le temps marqué, il serait alors autorisé à remettre sa fille entre les mains de Claudius ; mais son courrier arriva trop tard au camp. Il avait été prévenu par le fils de Numitorius, et par un frère d’Icilius, qui avaient déjà averti Virginius du péril que courait sa fille. Et ce romain voyant que son salut dépendait de son retour à Rome, avait obtenu son congé, et était parti avant l’arrivée du courrier d’Appius. Les décemvirs n’eurent pas plutôt reçu sa lettre, qu’ils envoyèrent quelques cavaliers après lui pour l’arrêter. Appius de son côté en avait mis aussi dans la même vue sur le chemin qui conduisait de la ville au camp. Mais toutes ces précautions furent inutiles, et Virginius qui les avait prévues, s’écarta de la route ordinaire, et rentra dans Rome par une porte opposée à celle qui regardait le camp des romains.

Il parut le lendemain dans la place, pénétré de douleur, et tenant par la main sa fille qui fondait en larmes. Elle était accompagnée de ses parentes, qui représentaient au peuple dans les termes les plus touchants, s’il était juste que pendant qu’un si bon citoyen s’exposait pour la défense de sa patrie, ses enfants fussent exposés à des outrages encore plus cruels que si la ville était tombée entre les mains des ennemis. Virginius disait à peu près les mêmes choses à tous ceux qu’il rencontrait, et les conjurait de prendre sa fille sous leur protection. Icilius emporté par sa passion et par son ressentiment, déclamait tout haut contre la lubricité d’Appius. Mais les larmes seules de Virginie, sa jeunesse, ses grâces, sa beauté touchaient encore plus la multitude, que les plaintes et les prières de sa famille.

Appius n’apprit qu’avec une extrême surprise, que Virginius était dans la place avec ses amis et toute sa famille. Son retour déconcertait toutes ses mesures ; et il craignait que soutenu du peuple, il ne s’opposât à l’exécution de l’arrêt qu’il avait prémédité. Pour prévenir toute résistance, il fit descendre du capitole les troupes qui y étaient à ses ordres, et qui s’emparèrent de la place. Il s’y rendit ensuite, et après avoir monté dans son tribunal avec cette émotion que lui donnait le désir d’achever son crime, il dit qu’il n’ignorait pas tous les mouvements qu’Icilius s’était donnés pour soulever le peuple ; mais qu’il voulait bien qu’on sût qu’il ne manquerait ni de forces ni de fermeté pour châtier ceux qui entreprendraient de troubler la tranquillité publique : et là-dessus il commanda à Claudius d’exposer sa demande, et de poursuivre son action. Claudius dit que personne n’ignorait que les enfants des esclaves appartenaient à leurs patrons ; que c’était en cette qualité qu’il revendiquait Virginie. Il produisit en même temps la femme esclave qu’il avait séduite, et qui par crainte de son maître déclara qu’elle avait vendu Virginie à la femme de Virginius. Claudius ajouta qu’il ne manquerait pas d’autres témoins s’il en était besoin, et qu’il espérait de la justice du décemvir qu’il ne se laisserait pas surprendre aux cris et aux menaces des partisans d’Icilius, ni toucher par les larmes d’une jeune personne dont le sort à la vérité faisait pitié ; mais qui étant née dans la servitude, devait y rentrer, quoiqu’elle eût été élevée comme une personne libre.

Les parents et les amis de Virginius pour détruire cette imposture, représentèrent que sa femme avait eu plusieurs enfants, et que si à leur défaut elle eût voulu introduire un étranger dans sa famille, elle n’aurait point eu recours à l’enfant d’un esclave, et surtout à une fille, pouvant choisir un garçon. Que ses parents et ses voisins l’avaient vue grosse de la fille dont elle avait accouché ; que cette enfant en venant au monde avait été reçue dans les mains de ses parents et de ses alliés. Qu’il était notoire que Numitorie, sa mère, avait elle-même allaité la jeune Virginie : ce qu’elle n’eut pas pu faire si elle eût été stérile, comme Claudius l’avait avancé faussement. Qu’il était bien surprenant que cet imposteur eût gardé un si profond secret sur une pareille affaire pendant quinze années, et qu’il n’eût fait éclater ses prétentions que lorsque cette jeune personne était parvenue à cette rare beauté qui était la cause de la persécution qu’elle souffrait. Appius craignant que ce discours ne fît trop d’impression sur la multitude, l’interrompit, sous prétexte qu’il voulait parler lui-même, et adressant la parole à l’assemblée : il ne faut point, dit-il, que les parents de Virginie prétendent se prévaloir de ce long silence de Claudius. Car ma conscience m’oblige de déclarer qu’il y a longtemps que j’ai connaissance de cette supposition. Personne n’ignore que le père de Claudius en mourant me laissa pour tuteur de son fils. On vint peu de temps après m’avertir en cette qualité que je devais réclamer cette jeune esclave, comme un effet de la succession de mon pupille et de mon client, et j’entendis les mêmes témoins qui se présentent aujourd’hui. Il est vrai que nos dissensions domestiques, et des affaires publiques, m’empêchèrent en ce temps-là de suivre celle d’un particulier ; mais la place que j’occupe aujourd’hui ne me permet pas de lui refuser la justice que je dois à tout le monde : ainsi j’ordonne que le demandeur retiendra cette fille comme son esclave. Virginius outré d’un arrêt si injuste, ne garda plus de mesure avec le décemvir. Il fit connaître à toute l’assemblée que lui seul était l’auteur de l’imposture que proposait son client ; et lui adressant la parole : sache, Appius, lui dit-il, que je n’ai pas élevé ma fille pour être prostituée à tes infâmes plaisirs ; je l’ai accordée à Icilius, et non pas à toi. As-tu pu croire que des romains se laissassent enlever leurs filles et leurs femmes pour satisfaire la passion d’un tyran ?

La multitude entendant ce discours jeta de grands cris remplis d’indignation. Appius comme forcené de voir son crime découvert, commanda aux soldats qui environnaient son tribunal de faire retirer le peuple : et toi, dit-il, se tournant vers un de ses licteurs, va, fends la presse, et ouvre le chemin à un maître pour aller reprendre son esclave. Le peuple qui craint toujours quand on ne le craint point, se voyant poussé par les soldats d’Appius, s’écarte, se retire, et livre, pour ainsi dire, la fille de Virginius à la passion du décemvir. Alors ce malheureux père qui voit avec désespoir que l’innocence va être opprimée par une puissance injuste, demande au magistrat qu’il lui soit au moins permis avant que Claudius emmène sa fille, de pouvoir l’entretenir un moment en particulier avec sa nourrice, afin, dit-il, que si je puis trouver quelque indice que je ne suis pas son père, je m’en retourne au camp avec moins de douleur et de tristesse.

Appius lui accorda sa demande sans peine, à condition néanmoins que cette conférence se passerait à la vue de Claudius, et sans sortir de la place. Virginius pénétré de la plus vive douleur, prend sa fille à demi morte entre ses bras ; il essuie les larmes dont elle avait le visage couvert, l’embrasse, et la tirant proche de quelques boutiques qui bornaient la place, le hasard lui fit rencontrer le couteau d’un boucher, il le prend, et s’adressant à Virginie : ma chère fille, lui dit-il, voila le seul moyen de sauver ton honneur et ta liberté. Il lui enfonce en même temps le couteau dans le coeur, et le retirant tout fumant du sang de sa fille : c’est par ce sang innocent, cria-t-il à Appius, que je dévoue ta tête aux dieux infernaux. Ce qui était resté du peuple dans la place, accourt à ce funeste spectacle ; jette de grands cris, et déteste la tyrannie du décemvir qui a réduit un père à une si cruelle nécessité. Appius du haut de son tribunal, crie avec fureur qu’on arrête Virginius. Mais il s’ouvrit un passage avec le couteau qu’il tenait à la main, et favorisé de la multitude, il gagna la porte de la ville, et se rendit au camp avec une partie de ses parents et de ses amis qui ne le voulurent pas abandonner dans un si grand malheur.

Numitorius et Icilius restent auprès du corps de Virginie, l’exposent aux yeux du peuple, et l’exhortent à ne pas laisser sa mort sans vengeance. On accourt dans la place de tous les quartiers de la ville. Valerius et Horatius qui s’étaient opposés si courageusement à la continuation du décemvirat, s’y rendent des premiers avec un grand nombre de jeunes patriciens de leur parti. Appius redoutant leur crédit et leur éloquence, leur envoie ordre de se retirer, et commande en même temps qu’on ôte de la place le corps de Virginie. Mais Valerius et Horatius s’y opposent. Appius outré de la mort de Virginie, et du mépris qu’on avait pour ses ordres, s’avance avec ses licteurs et les troupes de sa garde pour arrêter les deux sénateurs. Mais le peuple en fureur le repousse, met en pièces les faisceaux, le poursuit lui-même comme un tyran ; en sorte que pour sauver sa vie, il fut contraint de s’enfuir le visage couvert, et de se cacher dans une maison voisine.

Valerius et Horatius posent le corps de l’infortunée Virginie dans une litière découverte, et sous prétexte de la reporter dans la maison de son père jusqu’à ce qu’on lui rendît les derniers devoirs, ils la font passer par les principales rues de la ville pour exciter le ressentiment de tous les citoyens. Hommes et femmes, tout le monde sortait de sa maison pour voir cette pompe funèbre : les hommes jetaient des parfums dans la litière ; les femmes et les filles les larmes aux yeux, y mettaient des couronnes de fleurs. Tout le monde plaignait son sort, et semblait, par ces tristes présents, faire serment de venger sa mort.

Toute la ville se serait soulevée à l’instant même, si Valerius et Horatius qui conduisaient cette affaire, n’avaient jugé à propos avant que d’éclater, de voir ce que produirait dans l’armée d’Algide le retour de Virginius. Il entra dans le camp escorté, comme nous avons dit, d’une partie de ses amis, et ayant encore à la main ce couteau funeste dont il avait tué sa fille. Les soldats ayant appris son malheur accourent de tous côtés ; Virginius se place aussitôt dans un endroit élevé, d’où il pouvait être entendu plus facilement. Il avait le visage couvert de larmes, et la douleur l’empêcha quelque temps de pouvoir parler. Enfin rompant ce triste silence, et levant les mains au ciel : je vous atteste, dit-il, dieux immortels, qu’Appius seul est l’auteur du crime que j’ai été forcé de commettre. Il raconta ensuite, les larmes aux yeux, la fourberie que ce décemvir avait inventée pour se rendre maître de sa fille ; et s’adressant aux soldats qui l’écoutaient avec beaucoup de compassion : je vous conjure, mes compagnons, leur dit-il, de ne me point chasser de votre compagnie, comme le meurtrier de ma fille. J’aurais de tout mon coeur sacrifié ma propre vie pour sauver la sienne, si elle avait pu en jouir avec son honneur et sa liberté. Mais voyant que le tyran n’en voulait faire une esclave que pour la pouvoir déshonorer, la pitié seule m’a rendu cruel. J’ai mieux aimé perdre ma fille que de la conserver avec honte : mais je ne lui aurais pas survécu un moment si je n’avais espéré de venger sa mort par votre secours.

Tous les soldats détestant une action si infâme, l’assurèrent qu’ils ne lui manqueraient pas s’il entreprenait quelque chose contre Appius. Mais leurs centurions et les principaux chefs de bandes, résolurent d’étendre leur ressentiment sur tous les décemvirs, et de secouer le joug d’une domination qui n’était pas légitime, et qui se tournait visiblement en tyrannie.

Les décemvirs qui commandaient l’armée, instruits du retour de Virginius, et de la disposition des esprits, l’envoyèrent quérir dans le dessein de le faire arrêter. Mais ses amis l’empêchèrent d’obéir à leurs ordres, et les soldats s’étant rassemblés par pelotons, leurs officiers leur représentèrent si vivement toute l’horreur de l’action d’Appius, que le soldat ne demandait qu’à retourner à Rome pour pouvoir détruire le décemvirat. Il n’y avait que le serment militaire qui les retenait, et ils ne croyaient pas pouvoir abandonner leurs enseignes et leurs généraux sans offenser les dieux, et sans se déshonorer. Mais Virginius qui brûlait d’impatience de se venger d’Appius, leva ce scrupule, et leur représenta que leur serment ne les obligeait qu’envers des chefs revêtus d’une autorité légitime ; et que le premier serment qu’un romain faisait en naissant, était de sacrifier sa vie pour la défense de la liberté publique. Il n’en fallut pas davantage pour rassurer la conscience de ces soldats. Ils courent aussitôt avec fureur à leurs armes, lèvent leurs enseignes, et sous la conduite particulière de leurs centurions, ils prennent le chemin de Rome. Les décemvirs surpris d’une désertion si générale, accourent pour les arrêter. Mais de quelque côté qu’ils s’adressent, ils ne trouvent par tout que des courages ulcérés, et qui ne respiraient que la vengeance. On leur reproche leur orgueil, leur avarice, la mort de Siccius et de Virginie, et la lubricité d’Appius encore plus insupportable que leur cruauté. Le soldat leur déclare fièrement qu’il est né libre, et qu’il ne marche à Rome que pour rendre la liberté à ses concitoyens.

L’armée entra dans Rome sur le soir sans causer aucun désordre, et sans qu’aucun soldat quittât son rang. Ils se contentaient en passant d’assurer leurs parents et leurs amis qu’ils n’étaient revenus que pour détruire la tyrannie. Toutes les troupes traversèrent paisiblement la ville, d’où ils se rendirent au mont Aventin sans se vouloir séparer qu’ils n’eussent obtenu la destitution des décemvirs, et le rétablissement du tribunat. Appius épouvanté par les remords de sa conscience, et par ce soulèvement de l’armée, n’osait paraître en public. Mais Oppius son collègue qui craignait les suites de ce soulèvement, eut alors recours à l’autorité du Sénat ; et contre la coutume des décemvirs, il le convoqua extraordinairement. La plupart des sénateurs n’étaient pas fâchés d’une émotion qui pouvait servir à rétablir le gouvernement sur ses anciens fondements. Cependant comme il était dangereux de laisser voir au peuple qu’il pouvait se faire justice lui-même, et pour retenir toujours dans le Sénat l’autorité du commandement, on envoya au mont Aventin Sp Tarpeïus, C Julius, et P Sulpicius tous trois consulaires, qui demandèrent avec sévérité à ces soldats par quel ordre ils avaient abandonné leur camp et leurs généraux. Ces soldats embarrassés de cette question, demeurèrent quelque temps en silence. Ils le rompirent à la fin, et crièrent tous ensemble qu’on leur envoyât Valerius et Horatius, et qu’ils leur rendraient compte de leur conduite.

Ils ne demandaient ces deux sénateurs que parce que la multitude les regardait comme les ennemis déclarés des décemvirs, et les défenseurs les plus zélés de la liberté. Pendant que les trois consulaires furent au Sénat rendre compte de la réponse des soldats, Virginius leur fit envisager qu’il était de leur intérêt de choisir quelques-uns de leurs centurions pour entrer en négociation avec les commissaires qu’ils avaient demandés. On le nomma aussitôt le premier ; mais il s’excusa d’accepter cette commission sur la violente douleur dont il était accablé, et qui ne lui laissait pas toute la liberté d’esprit nécessaire pour soutenir les intérêts publics. L’armée sur son refus nomma dix autres centurions ; et pour faire honneur à son choix, on donna à ces officiers le nom de tribuns militaires. L’armée qui était opposée aux Sabins, suivit l’exemple de celle d’Algide. Numitorius et Icilius s’y étaient rendus, et y avaient excité le même tumulte. Tous les soldats après avoir élu de leur côté des chefs pour les commander, marchèrent enseignes déployées droit à Rome, et se joignirent à l’autre armée. Quoique le Sénat ne fût pas fâché de voir l’autorité des décemvirs anéantie ; cependant outre qu’une pareille désertion était d’un dangereux exemple, la frontière demeurait exposée aux incursions ordinaires des ennemis. Ainsi on pressa Valerius et Horatius de se rendre au mont Aventin pour remettre ces soldats dans leur devoir. Mais ces deux sénateurs qui voyaient bien qu’on ne pouvait se passer de leur médiation, déclarèrent qu’ils ne feraient aucune démarche tant que les décemvirs qu’ils traitaient d’usurpateurs, seraient maîtres du gouvernement.

Ces magistrats soutenaient au contraire qu’ils ne pouvaient se dépouiller de leur dignité qu’ils n’eussent publié et fait recevoir les deux dernières tables de lois qui devaient être ajoutées aux dix premières, et que c’était le seul terme prescrit à leur magistrature par l’établissement que le Sénat et le peuple en avaient fait de concert l’année précédente. L Cornélius toujours passionné pour le décemvirat, opina même à ce qu’on n’entrât en aucune négociation avec les deux armées qu’elles ne fussent retournées chacune dans leur ancien camp, et qu’il fallait offrir aux soldats à cette condition une amnistie générale dont néanmoins les auteurs de la désertion seraient exclus.

Mais un sentiment si impérieux, et si peu convenable à la disposition des esprits, n’eut point de partisans. On fit comprendre au contraire aux décemvirs qu’il fallait absolument qu’ils renonçassent à une autorité qui était expirée, et que le Sénat et le peuple n’étaient pas résolus de leur continuer. Les soldats en fureur menaçaient même de les y contraindre par force ; et ils passèrent au mont Sacré, comme dans un lieu où leurs ancêtres avaient jeté les premiers fondements de la liberté du peuple. Tout était à Rome dans cette agitation qui précède les plus grandes révolutions. Enfin les décemvirs craignant d’être accablés par la multitude de leurs ennemis, promirent en plein Sénat de donner leur démission : ils demandèrent seulement qu’on ne les sacrifiât pas à la haine de leurs ennemis, et dirent que le Sénat avait intérêt de ne pas accoutumer le peuple à répandre le sang des patriciens. Valerius et Horatius ayant amené cette affaire au point qu’ils souhaitaient, se rendirent à l’armée : ils en furent reçus comme les protecteurs. Le peuple ne demanda que le rétablissement de ses tribuns, le droit des appellations, et une amnistie pour tous ceux qui avaient quitté le camp sans la permission des généraux. Mais il s’obstina à vouloir qu’avant toutes choses on lui livrât les décemvirs, et il menaçait hautement de les faire brûler tous vifs.

Valerius et Horatius n’étaient guère plus favorables à ces magistrats que le peuple même : mais ils conduisaient le dessein de les perdre avec plus d’habileté. En même temps qu’ils exhortaient en général toute l’armée à ne se pas laisser aller à la cruauté, ils insinuaient adroitement aux principaux chefs, que quand le peuple serait rentré dans ses droits, et qu’on lui aurait rendu ses tribuns, ses lois et ses assemblées, il serait alors maître de se faire justice lui-même ; et qu’avant que la négociation sortît de leurs mains, ils espéraient le mettre en état de décider souverainement de la vie et de la fortune de ses concitoyens dans quelque rang qu’ils fussent.

Le peuple persuadé par ses officiers que ses anciens tribuns n’auraient pas eu plus de zèle et de chaleur pour ses intérêts, que ces deux sénateurs en faisaient paraître, leur abandonna toute sa confiance. Valerius et Horatius revinrent sur le champ au Sénat ; et dans le compte qu’ils rendirent publiquement des prétentions du peuple, ils dissimulèrent son ressentiment et ses menaces contre les décemvirs. Ils leur laissèrent même entrevoir qu’il consentirait volontiers qu’on ensevelît dans un oubli général tout ce qui s’était passé sous leur gouvernement, pourvu qu’on lui rendît ses tribuns. Les décemvirs séduits par de fausses espérances, passèrent dans la place où ils se démirent publiquement de leur autorité. Il n’y eut qu’Appius seul qui, agité par les remords de sa conscience, fit un autre jugement de cette modération apparente de l’armée. Quoiqu’il eût donné sa démission comme ses collègues : je n’ignore pas, dit-il tout haut, les maux qu’on nous prépare. On ne diffère à nous attaquer que jusqu’à ce qu’on ait donné des armes à nos ennemis.

Valerius et Horatius sans s’embarrasser de ses funestes préjugés, coururent au camp annoncer au peuple l’abdication des décemvirs, et le décret du Sénat pour le rétablissement des tribuns : revenez, soldats, leur dirent-ils, dans votre patrie : venez revoir vos dieux domestiques, vos femmes et vos enfants ; et que ce retour soit heureux et favorable à la république. L’armée leur fit de grands remerciements ; les soldats les nommaient tout haut les protecteurs du peuple, et les généreux défenseurs de la liberté publique. On lève aussitôt les enseignes, et chacun reprend avec joie le chemin de Rome. Mais avant que de se séparer et de rentrer dans leurs maisons, l’armée entière et tout le peuple se rendit au mont Aventin, où se fit l’élection des tribuns. A Virginius père de l’infortunée Virginie, Numitorius, son oncle, et Icilius à qui elle avait été promise furent élus les premiers. On leur donna pour collègues C Ficinius, M Duillius, M Titinius, M Pomponius, C Apronius, P Villius et C Oppius. On créa ensuite un entre-roi qui nomma pour consuls, suivant les voeux du peuple, L Valerius et M Horatius. C’était une récompense due aux soins qu’ils avaient pris pour le rétablissement de la tranquillité publique.

Leur consulat fut tout populaire, et les plébéiens en obtinrent ce qu’ils n’eussent osé espérer de leurs tribuns même. Nous avons vu que les sénateurs et les patriciens ne prétendaient point être soumis aux ordonnances du peuple quand l’assemblée était convoquée par tribus. Le peuple au contraire soutenait que la souveraineté de l’état résidant essentiellement dans toute assemblée générale du peuple romain, tous les citoyens, de quelque rang qu’ils fussent, devaient y être soumis, puisqu’ils avaient droit d’y donner leurs suffrages chacun dans leur tribu. Cette dispute se renouvelait souvent entre les deux ordres de la république. Les deux consuls se prévalant de l’autorité absolue qu’ils avaient alors dans le gouvernement, firent décider cette grande affaire en faveur du peuple, et par un décret rendu par les comices des centuries, il fut déclaré, que toute ordonnance émanée des comices par tribus, tiendrait lieu de loi à l’égard de tous les citoyens.

On confirma de nouveau la loi Valeria touchant les appels devant l’assemblée du peuple, et on la fortifia d’une autre qui défendait d’établir à l’avenir aucune magistrature sans qu’il y eût appel de ses ordonnances. Les consuls ajoutèrent à cette loi un règlement qui prescrivait, que les sénatus-consultes et même les délibérations les plus secrètes du Sénat qui étaient souvent supprimées ou altérées par les consuls, seraient dans la suite remises aux édiles, et conservées dans le temple de Cérès. La plupart des sénateurs ne souscrivirent qu’avec chagrin à ces différentes ordonnances. Ils voyaient avec douleur que deux patriciens et deux consuls, plus plébéiens même que les tribuns du peuple, sous prétexte d’assurer sa liberté, ruinaient absolument l’autorité du Sénat. Mais les plus équitables et les moins ambitieux de ce corps, instruits par la conduite tyrannique des décemvirs, aimaient mieux qu’on confiât au peuple le dépôt et la garde de la liberté publique, que d’en laisser le soin aux grands qui par leur autorité en pouvaient abuser.

La république par ces différents règlements, et par le rétablissement de ses anciens magistrats, ayant repris sa première forme de gouvernement, il ne restait plus, pour ainsi dire, du décemvirat que la personne même des décemvirs. On sait combien ils étaient odieux à la multitude. Virginius crut qu’il était temps alors de les poursuivre, et en qualité de tribun du peuple, il intenta action contre Appius, et se rendit son accusateur. Appius parut dans l’assemblée couvert d’habits noirs, et conformes à l’état présent de sa fortune. Le peuple vit avec plaisir ce superbe décemvir avec une contenance triste et abattue dans la même place où peu de jours auparavant il paraissait environné de ses satellites, et menaçant fièrement la multitude par l’appareil de ses licteurs armés de leurs haches. Virginius prenant la parole et l’adressant au peuple : j’accuse, romains, dit-il, un homme qui s’est fait le tyran de sa patrie ; qui vous a contraints de recourir aux armes pour défendre votre liberté ; qui pour satisfaire ses infâmes voluptés n’a point eu de honte d’arracher une fille romaine de condition libre d’entre les bras de son père pour la livrer à l’infâme ministre de ses plaisirs, et qui par un jugement également injuste et cruel, a réduit un père à donner la mort à sa fille pour sauver son honneur. Puis en se tournant vers Appius, il lui dit que sans s’arrêter au détail de tous ses crimes dont le moindre méritait les plus grands supplices, il lui demandait seulement raison du jugement qu’il avait rendu contre Virginie. Pourquoi, lui dit-il, avez-vous refusé à une fille de condition libre la provision de la liberté, durant qu’elle lui était contestée ? Si vous ne me pouvez répondre, j’ordonne que sur le champ on vous conduise en prison. Appius représenta qu’on n’avait jamais refusé aux accusés les délais nécessaires pour préparer leurs défenses ; qu’il était inouï dans la république qu’on eût arrêté aucun citoyen avant qu’il eût été entendu en pleine assemblée, et que si le tribun, contre toutes les lois, prétendait le faire arrêter, il en appelait au peuple : et que la conduite qu’on tiendrait à son égard servirait un jour de témoignage à la postérité, si les appellations dont le peuple paraissait si jaloux, n’étaient que les apparences d’un privilège soumis à la brigue et à la cabale des tribuns, ou si on les devait regarder comme des soutiens inébranlables de la liberté.

Les personnes désintéressées trouvaient de la justice dans cette demande : mais Virginius soutint qu’il n’y avait qu’Appius qui ne devait point jouir du bénéfice des lois qu’il avait violées lui-même pendant son décemvirat. Il lui reprocha que sans avoir égard aux privilèges des citoyens romains, il en avait fait mourir plusieurs ; qu’il avait fait emprisonner les autres ; qu’il avait fait même bâtir des prisons qu’il avait coutume d’appeler par une cruelle ironie les maisons et la demeure du peuple romain. Ainsi, lui dit Virginius, quand vous appelleriez cent fois devant le peuple, j’ordonne qu’on vous arrête, de peur que la punition de tant de crimes n’échappe à la justice des lois. On le conduisit sur le champ en prison, et le tribun lui assigna un jour pour produire ses défenses.

C Claudius, son oncle, qui avait toujours été opposé aux décemvirs, et qui détestait surtout l’orgueil et l’insolence de son neveu, accourut cependant à son secours sitôt qu’il eut appris sa disgrâce. Nous avons dit que pour n’être point témoin du gouvernement tyrannique des décemvirs, et des malheurs de Rome, il s’était retiré à Régille l’ancienne patrie de ses ancêtres. Il ne fut pas plutôt à Rome, que paraissant dans la place en habit de deuil, il sollicita puissamment pour la liberté de son neveu.

Ses amis et ses parents se joignirent à lui, et représentaient au peuple qu’il lui serait honteux dans les siècles futurs qu’un homme qui avait fait leurs lois et composé le droit romain, eût été enseveli dans une prison, parmi des brigands et des voleurs. Claudius conjurait chaque particulier de ne point attacher ce déshonneur à la famille des claudiens ; qu’ils donnassent plutôt un homme seul à tant d’illustres citoyens du même nom et du même sang qui le réclamaient, que de refuser presque tout le Sénat en considération du seul Virginius. Il ajoutait que le peuple ayant heureusement recouvré la liberté par son courage, il ne manquait au bonheur de la république, que de rétablir l’union entre les différents ordres de l’état par la clémence, et en pardonnant à Appius en faveur de ceux qui demandaient sa grâce.

Denis d’Halicarnasse prétend que les tribuns craignant qu’Appius ne leur échappât par le crédit de sa famille, le firent étrangler dans la prison, et qu’ils publièrent ensuite que ce fameux criminel désespérant de son salut, s’était tué lui-même avant que le jour qu’il devait être jugé, fût arrivé. Tite-Live, sans parler des tribuns, rapporte simplement qu’Appius pour éviter l’infamie d’un supplice public, s’était donné la mort en prison. Quoi qu’il en soit, Sp Oppius son collègue eut le même sort. Numitorius, autre tribun du peuple et oncle de Virginie, le mit en justice, comme fauteur et complice de la tyrannie d’Appius. Outre ces chefs d’accusation, un soldat vétéran se plaignit que sans lui en avoir donné sujet, il lui avait fait déchirer le dos à coups de fouet par ses satellites. On le jeta en prison, et il y mourut, soit qu’il se fût tué lui-même, soit que ce fût par ordre des tribuns, et en vertu d’un plébiscite, comme le prétend encore Denis d’Halicarnasse. Les huit autres décemvirs cherchèrent leur salut dans la fuite, et se bannirent eux-mêmes. Leurs biens furent confisqués ; on les vendit publiquement, et le prix en fut porté par les questeurs dans le trésor public. Marcus Claudius, l’instrument dont Appius s’était servi pour se rendre maître de la personne de Virginie, fut condamné à mort. Mais il eut des amis qui obtinrent de Virginius qu’il se contentât de son exil.

C’est ainsi que fut vengé le sang innocent de l’infortunée Virginie, dont la mort, comme celle de Lucrèce, procura une seconde fois la liberté au peuple romain.

Quoique la punition des décemvirs parût juste, le Sénat ne laissait pas d’être consterné de la mort ou de l’exil des principaux de son corps. Il était surtout indigné contre les deux consuls qui les avaient abandonnés au ressentiment de Virginius, sans avoir fait la moindre démonstration de vouloir adoucir le peuple en leur faveur. On ne savait plus même quelles bornes les tribuns unis si étroitement avec les deux consuls mettraient à leur vengeance : il semblait que ce fussent de nouveaux décemvirs prêts à rétablir leur tyrannie. Diullius qui était de ce collège, mais plus modéré, dissipa la crainte du Sénat : enfin, dit-il en pleine assemblée, on en a assez fait pour la satisfaction de Virginius, et pour le rétablissement de notre liberté. J’empêche que pendant le reste de l’année on appelle quelqu’un en jugement pour cette affaire, ni qu’on le mette en prison. Ce mot si respectable dans la bouche d’un tribun, je l’empêche, arrêta toutes les poursuites de ses collègues, et réprima leur violence.