HISTOIRE DES RÉVOLUTIONS ARRIVÉES DANS LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

 

Livre quatrième.

 

 

Pendant que les deux consuls étaient en campagne, un tribun du peuple appelé C Terentillus Arsa, entreprit de signaler son avènement au tribunat par de nouvelles propositions. Ce tribun ayant reconnu que le Sénat et les consuls arrêtaient toujours par leur autorité la publication de la plupart des lois que proposaient ses collègues, chercha différents moyens d’affaiblir et de diminuer une puissance qui était l’objet perpétuel de l’envie et de l’émulation des tribuns. Il demanda en pleine assemblée qu’on mît des bornes à l’autorité absolue des consuls, et en même temps qu’on établît du consentement du peuple, des lois fixes et constantes qui servissent de règle au Sénat dans les jugements qu’il rendait au sujet des procès qui naissaient entre les particuliers.

Pour juger de l’importance de cette seconde proposition, peut-être qu’il ne sera pas inutile d’observer ici que Rome n’avait point encore de lois, ni une forme constante d’administrer la justice. La volonté seule de ses anciens rois avait tenu lieu de loi pendant leurs règnes ; les consuls et le Sénat en succédant à leur puissance, succédèrent à ce droit souverain de rendre la justice, et ils réglaient leurs arrêts par les principes de l’équité naturelle, ou par d’anciens usages, ou enfin par les premières lois de Romulus et de ses successeurs dont on trouvait encore de légers vestiges dans les livres sacrés dont les seuls patriciens étaient dépositaires. Le peuple en était peu instruit : la plupart occupés hors de Rome à la guerre, ou établis à la campagne, ne venaient guère à la ville que les jours de marchés pour leurs affaires domestiques, ou pour se trouver aux comices et aux assemblées publiques qui ne se tenaient que ces jours-là. Ils se remettaient de tous leurs différents au jugement des consuls, les seuls en ce temps-là qui eussent quelque teinture de lettres, mais qui tous à l’égard du peuple faisaient un mystère de ces premiers éléments de leur jurisprudence. La mort d’un grand nombre de patriciens que la peste avait enlevés, et l’absence des deux consuls qui étaient actuellement à la tête des armées, parut une conjoncture favorable à Terenrillus pour introduire quelque changement dans le gouvernement. Il représenta au peuple que les magistrats patriciens étaient arbitres absolus de sa fortune ; que dans les différends qui naissaient entre un patricien et un plébéien, le dernier était toujours sûr de succomber ; que dans la perte de son procès, il ne lui restait pas même la consolation de pouvoir connaître s’il avait été bien ou mal jugé ; et il conclut à ce qu’on établît incessamment des lois connues de tout le monde, qui servissent de règlement aux magistrats dans leurs jugements, et aux parties de preuves de l’équité ou de l’injustice de leur cause.

Il se déchaîna ensuite ouvertement contre la puissance des consuls. Il dit qu’on avait attaché à cette dignité une autorité et un pouvoir insupportable dans une ville libre ; que les deux consuls étaient revêtus de la puissance souveraine dont jouissaient les anciens rois de Rome ; qu’ils avaient comme ces princes une robe bordée de pourpre, la chaire curule ou d’ivoire ; des gardes et des licteurs. Que dans la ville ils rendaient la justice sans appel, et toujours avec une autorité absolue ; qu’en la campagne et en temps de guerre ils commandaient les armées, et faisaient toujours la guerre et souvent la paix, sans même consulter le Sénat, auquel ils se contentaient pour la forme de rendre compte ensuite de leur administration. Qu’ainsi ils avaient toute l’autorité des rois, et qu’il ne leur en manquait que le titre. Mais que pour empêcher que leur domination ne dégénérât à la fin dans une tyrannie perpétuelle, il demandait qu’on établît cinq hommes des plus gens de bien de la république, qui fussent autorisés à restreindre dans de justes bornes une puissance si excessive ; en sorte que les consuls à l’avenir n’eussent d’autorité sur leurs concitoyens que celle que les mêmes citoyens auraient bien voulu leur accorder.

Des propositions si hardies surprirent et étonnèrent tous les sénateurs. Ils reconnurent alors, mais trop tard, la vérité de ce que les deux Appius avaient prédit tant de fois, que le peuple après avoir essayé la faiblesse du Sénat par tant de lois qu’il en avait extorquées en sa faveur, attaqueraient enfin ouvertement son autorité dans celle des consuls qui en était le plus ferme soutien. Heureusement pour cette compagnie, Quintus Fabius en l’absence des consuls, était alors gouverneur de Rome. C’était un consulaire sage, prudent, adroit, et qui sans s’abaisser savait s’accommoder à l’humeur du peuple, de manière qu’il lui était presque aussi agréable qu’un tribun.

Cet habile magistrat voyant que ce tribun entreprenant allait ruiner la dignité consulaire, dépêcha secrètement différents courriers aux deux consuls, pour leur donner avis de ce qui se passait, et pour les conjurer de revenir à Rome en diligence. Pour gagner du temps, il représentait tantôt au peuple, et tantôt aux autres tribuns qu’on s’était contenté jusque alors dans Rome de suivre dans les jugements le droit naturel, et les seuls principes du bon sens. Que la multitude des lois ne servirait qu’à obscurcir la vérité ; et qu’il prévoyait avec douleur tous les malheurs qui naîtraient dans la république, de cette forme judiciaire que Terentillus y voulait introduire. Il insinuait ensuite avec beaucoup de douceur, que quand même ces changements seraient trouvés nécessaires, il n’était ni de l’honneur ni de la justice des citoyens qui étaient alors à Rome, d’entreprendre d’en décider en l’absence des deux consuls, et de cette partie du peuple qui composait leurs armées. Qu’ils seraient en droit de se plaindre à leur retour qu’on eût précipité la décision d’une affaire de cette conséquence, qui intéressant tous les particuliers, ne devait être décidée que dans une assemblée générale du peuple romain. Que les consuls même, comme chefs de la république, protesteraient contre tout ce qui aurait été arrêté sans leur participation ; au lieu que quand ces deux souverains magistrats se trouveraient à la tête du Sénat, et que tout le peuple serait de retour, on prendrait de concert des mesures conformes au bien de l’état et au salut de la république. Fabius ajouta à ces raisons des prières pressantes qui lui donnaient d’autant plus d’autorité, qu’il semblait en exiger moins.

La plupart des tribuns se rendirent à des raisons si solides, et n’insistèrent plus sur la première demande de Terentillus qui regardait la limitation du pouvoir des consuls. Peut-être aussi que ce fut l’espérance de parvenir eux-mêmes un jour à la dignité du consulat, qui leur ôta le dessein d’en diminuer l’autorité. Mais ils persistèrent à demander qu’on choisît dans le Sénat et parmi le peuple des personnes capables de composer un corps de lois pour établir une forme constante dans la manière de rendre la justice aux citoyens. Cependant sur les instances de Fabius, ils consentirent à suspendre la poursuite de cette affaire, et les consuls à leur retour trouvèrent la ville tranquille ; mais ce calme ne dura pas longtemps. Les Herniques alors alliés du peuple romain, firent savoir que les Èques et les Volsques leurs voisins armaient secrètement, et que la nouvelle colonie d’Antium était entrée dans cette ligue. Nous avons vu plus haut que comme il ne s’était pas présenté un assez grand nombre de citoyens romains pour remplir cette colonie, on y avait suppléé par des gens ramassés de différents endroits, latins, Herniques et toscans : il s’y était même glissé des Volsques. Ces aventuriers en plus grand nombre que les romains, s’étaient rendus les plus puissants dans le conseil. Ils entretenaient secrètement des intelligences avec les ennemis de Rome ; et quoiqu’ils ne se fussent pas encore déclarés ouvertement contre la république, on ne laissait pas d’avoir leur fidélité pour suspecte.

Cependant le Sénat qui ne voulait pas être surpris, ordonna que les deux consuls feraient des levées incessamment : ce qui s’appelait parmi les romains faire le choix, parce que tous les citoyens étant soldats, les consuls quand il survenait une guerre, étaient en droit de choisir ceux qui leur paraissaient en état de servir. Ces deux magistrats ayant fait placer leur tribunal dans la place, citèrent ceux qu’ils voulaient mener en campagne. Mais les tribuns s’y opposèrent : ils firent renaître les propositions de Terentillus pour l’établissement d’un corps de lois ; et Virginius le plus emporté de ces tribuns, criait dans la place que cette guerre prétendue n’était qu’un artifice du Sénat pour tirer le peuple hors de Rome, et l’empêcher sous ce prétexte de donner ses suffrages au sujet d’une affaire si importante pour tous les particuliers.

Ces contestations furent très vives, et excitèrent de nouveaux tumultes. On ne voyait plus ni obéissance dans le peuple, ni autorité dans les consuls. Tout se décidait par la force : et ces magistrats ayant tenté de faire arrêter un plébéien qui refusait de marcher à la guerre, les tribuns l’enlevèrent aussitôt aux licteurs, et le remirent en liberté. Les consuls craignant de commettre davantage leur dignité, se retirèrent de la place. Et comme les avis des Herniques ne s’étaient pas trouvés vrais, et que les ennemis n’entreprenaient rien, ils s’abstinrent pendant quelque temps de se trouver dans ces assemblées tumultueuses, dans lesquelles les plus violents et les plus emportés avaient le plus d’autorité. On ne parlait au peuple que de la nécessité où il était d’obliger les consuls à régler leurs jugements par un corps de lois connues et publiques. Mais le Sénat sous prétexte de conserver d’anciens usages, ne pouvait se résoudre à renoncer à cette manière arbitraire de rendre ses arrêts.

Il y eut cette année des tremblements de terre ; et il parut dans l’air des exhalaisons enflammées. Ces phénomènes purement naturels, mais que le petit peuple ne manqua pas de regarder comme les précurseurs de nouvelles calamités, firent oublier cette affaire pour quelque temps. On ne s’occupait que de sinistres présages qui se multipliaient à la faveur de la peur et de la superstition. Les uns avaient vu des spectres qui changeaient à tous moments de formes ; d’autres avaient entendu la nuit des voix extraordinaires. Des historiens célèbres n’ont point fait difficulté de nous rapporter sur la foi de ces et que pendant qu’elle tombait comme des flocons de neige, des oiseaux carnassiers en prenaient en l’air différents morceaux. On eut recours aussitôt aux oracles ; on consulta les livres des sibylles. Les dépositaires de ces livres sacrés, tous patriciens, publièrent que Rome était menacée de voir des ennemis redoutables assiéger la ville à la faveur des divisions qui y régnaient. Cette prédiction paraissait copiée d’après ce qui venait d’arriver dans l’entreprise de Coriolan. Aussi les tribuns se doutèrent bien que les prêtres avaient ajusté leur réponse aux vues et aux intérêts du Sénat. La populace au contraire qui regardait le passé comme caution de l’avenir, et qui redoutait de voir un nouveau Coriolan aux portes de Rome, obligea ses tribuns à conférer avec le Sénat pour tâcher de trouver le moyen de finir leurs divisions. On s’assembla plusieurs fois, mais toujours inutilement. Aucun des deux partis ne voulait rien relâcher de ses prétentions. Enfin le temps ayant dissipé cette frayeur que les prêtres avaient tâché d’inspirer au peuple, les tribuns s’assemblèrent de nouveau, et sans consulter le Sénat, ils présentèrent à la multitude le projet d’une nouvelle loi.

Cette loi portait que le peuple nommerait incessamment cinq consulaires qui seraient choisis entre les personnes les plus sages et les plus éclairées du Sénat. Que ces commissaires seraient autorisés pour recueillir et former un corps de lois civiles, tant par rapport aux affaires publiques, qu’à l’égard des différends qui survenaient entre des particuliers. Qu’ils en feraient leur rapport dans une assemblée du peuple, et qu’ils les afficheraient dans la place publique, afin que chacun en pût prendre connaissance et en dire son avis. Les tribuns ayant proposé ce projet, déclarèrent qu’ils en remettaient la publication au troisième jour de marché, afin que ceux qui voudraient s’y opposer pussent librement représenter au peuple les raisons de leur opposition.

Plusieurs sénateurs s’élevèrent aussitôt contre cette nouvelle proposition. Ce fut le sujet de beaucoup de disputes qui ne servaient qu’à traîner les choses en longueur. à la fin les tribuns tentèrent d’emporter l’affaire de hauteur. Ils convoquèrent pour cela une nouvelle assemblée où tout le Sénat se trouva. Les premiers de ce corps représentèrent au peuple malgré les tribuns, qu’il était inouï que sans sénatus-consulte, sans prendre les auspices, et sans consulter ni les dieux, ni les premiers hommes de la république, une partie des citoyens, et la partie la moins considérable, entreprît de faire des lois qui devaient être communes à tous les ordres de l’état. Ils firent goûter leurs raisons à ceux des plébéiens qui leur paraissaient les plus raisonnables. La plus vile populace au contraire prévenue par ses tribuns, demandait avec de grands cris qu’on délivrât les bulletins, et qu’on recueillît les suffrages ; mais les plus jeunes sénateurs et les patriciens firent échouer ce projet. Quintius Ceson fils d’un consulaire était à leur tête : il se jette dans la foule, frappe et écarte tout ce qui se présentait devant lui ; et à la faveur de ce tumulte qu’il avait excité exprès, il dissipe l’assemblée malgré les tribuns qui firent inutilement ce qu’ils purent pour la retenir.

Les sénateurs et les patriciens donnèrent à Ceson des louanges qui ne servirent qu’à exciter encore davantage son audace et son animosité contre le peuple. C’était un jeune homme d’une figure agréable, d’une taille avantageuse, et d’une force de corps extraordinaire ; naturellement fier, hardi et intrépide : il ne connaissait point le péril, et il s’était déjà distingué à la guerre par des actions d’une valeur surprenante. Comme il n’avait pas moins d’éloquence que de courage, et qu’il était toujours le premier à répondre aux harangues séditieuses des tribuns, ces magistrats outrés de trouver en lui seul l’animosité de tous les patriciens, conjurèrent sa perte. Après être convenus entre eux des chefs d’accusation, A Virginius le fit citer devant l’assemblée du peuple.

Tant que Ceson s’était trouvé dans la chaleur des disputes, soutenu par les applaudissements du Sénat, qui flattaient sa vanité, il avait toujours fait paraître beaucoup de fermeté et de constance. Mais tout son courage l’abandonna à la vue de l’appariteur.

L’exemple de Coriolan fit alors une vive impression sur son esprit. On le vit timide, effrayé, se reprochant le passé, redoutant l’avenir, et tout prêt à changer honteusement de parti. Il prit des habits de deuil, et avec une contenance triste et humiliée, il recherchait avec bassesse la faveur des moindres plébéiens.

Le jour qu’on devait traiter de son affaire, il n’osa même paraître devant le peuple. Il fallut que son père accompagné de ses parents et de ses amis, se présentât pour lui. A Virginius commença son accusation par les reproches qu’il fit à Ceson de son humeur impérieuse, de son manque de respect pour les assemblées du peuple, et des violences qu’il y avait exercées contre les particuliers. Et que deviendra notre liberté, s’écriait Virginius, quand les patriciens auront élevé au consulat ce jeune ambitieux, qui n’étant encore que personne privée, cause déjà de justes alarmes à sa patrie par sa violence et son audace ? Il produisit ensuite tous les plébéiens que Ceson avait maltraités, et qui demandaient justice.

Ses parents et ses amis ne s’amusèrent point à le vouloir disculper de ces prétendues violences ; ils ne répondirent aux invectives du tribun que par les louanges de l’accusé. Les uns rapportèrent tous les combats où il s’était signalé ; d’autres nommaient les citoyens auxquels dans des batailles il avait sauvé la vie ; on apporta en même temps dans la place les différentes marques d’honneur dont ses généraux avaient récompensé sa valeur. T Quintius Capitolinus qui avait été trois fois consul, dit qu’il l’avait mené à la guerre ; qu’à ses yeux il était sorti vainqueur de plusieurs combats singuliers qu’il avait soutenus contre les plus braves des ennemis, et qu’il l’avait toujours regardé comme le premier soldat de son armée. Lucretius qui avait été consul l’année précédente, ajoutait qu’il était de l’intérêt de la république de conserver un citoyen si accompli, et que l’âge en augmentant sa prudence, emporterait chaque jour quelque chose de ce caractère impétueux qui le rendait odieux à la multitude.

L Quintius Cincinnatus son père, l’homme de son siècle le plus estimé pour sa capacité dans le gouvernement de l’état, et dans le commandement des armées, se contenta de prier le peuple de donner un fils à un père qui n’avait jamais offensé aucun citoyen. Le respect et la vénération qu’on avait pour cet illustre vieillard, fléchit la multitude, et le peuple paraissait disposé à pardonner à Ceson. Mais Virginius qui avait résolu de le perdre, répondit à Cincinnatus que son fils était d’autant plus coupable qu’il n’avait pas su profiter des exemples d’un père comme lui. Qu’il nourrissait dans sa maison le tyran de sa patrie, et que les grands exemples de ses ancêtres devaient lui avoir appris à préférer la liberté publique à ses propres enfants. Et afin, dit ce tribun, en se tournant vers le peuple, qu’il ne paraisse pas que je veuille en imposer, je consens, si on le veut, qu’on ne parle point ici ni des discours injurieux que Ceson a tenus dans nos assemblées contre le peuple, ni des violences qu’il a exercées contre de meilleurs citoyens que lui. Mais je demande que M Volscius mon collègue soit entendu sur des plaintes particulières qu’il a à faire contre lui ; et j’espère que le peuple ne laissera pas sans vengeance un de ses magistrats si cruellement outragé. Pour lors Volscius paraissant sur la tribune pour y jouer le rôle qu’il avait concerté avec son collègue : j’aurais souhaité, dit-il, en adressant la parole au peuple, avoir pu porter plutôt mes plaintes de la mort d’un frère très cher que Ceson a tué dans mes bras. Mais la crainte des violences ordinaires du même Ceson, et le crédit de sa famille, ne m’a que trop fait comprendre ce que j’avais à craindre moi-même d’une pareille poursuite. Si je ne viens plus assez à temps pour me rendre son accusateur, du moins ne pourra-t-on pas rejeter le triste témoignage que je rendrai de sa cruauté et de sa tyrannie. Ce fut, continua ce fourbe, sous le consulat de L Ebutius et de P Servilius que revenant un soir mon frère et moi de souper chez un de nos amis, nous rencontrâmes proche le quartier où logent les femmes publiques, Ceson plein de vin, et accompagné à son ordinaire de plusieurs jeunes patriciens insolents comme lui, et qui venaient apparemment de faire la débauche ensemble dans ces maisons de prostitution. Ils nous attaquèrent d’abord par des railleries piquantes, et par des injures que je crus devoir dissimuler. Mais mon frère moins patient que moi, leur ayant répondu comme un homme libre et plein de courage devait faire, Ceson tomba aussitôt sur lui, et se prévalant de ses forces, il lui donna tant de coups de poings et de pieds, qu’il l’assomma à mes yeux et dans mes bras, sans que je pusse opposer à une si grande violence, d’autres armes que des cris et des prières inutiles. Je ne pus en porter mes plaintes aux deux consuls qui moururent de la peste la même année. L Lucretius et T Veturius leurs successeurs furent longtemps en campagne. Ce ne fut qu’à leur retour que je songeai à former mon action. Mais Ceson ayant appris mon dessein, me surprit un soir à l’écart, et il me donna tant de coups que je fus obligé pour éviter un sort pareil à celui de mon frère, de lui promettre de ne parler jamais de l’une et l’autre violence.

Le peuple fut si ému par ce récit, que sans approfondir la vérité du fait, il allait condamner sur le champ Ceson à perdre la vie ; mais A Virginius qui conduisait toute cette fourberie, voulut la revêtir des apparences de la justice, et faire périr l’accusé par les formes ordinaires. Il demanda qu’attendu que Volscius n’avait pas ses témoins présents, Ceson fût arrêté, et mis en prison jusqu’à ce que son crime eût été avéré. T Quintius son parent représenta qu’il était inouï dans la république, que sur une simple accusation on commençât par arrêter un citoyen peut-être innocent ; et que cette nouvelle forme de procédure donnait atteinte à la liberté publique. Mais le tribun soutint que cette précaution était nécessaire pour empêcher qu’un aussi grand criminel n’échappât à la justice du peuple. On agita cette question avec beaucoup de chaleur et d’animosité de part et d’autre. Enfin on convint que l’accusé demeurerait en liberté, mais sous la caution de son père et de neuf autres patriciens, qui s’obligèrent de le représenter le jour qu’il devait être jugé, ou de payer une amande, dont les tribuns conviendraient avec le Sénat.

Ceson, quoique innocent, n’osa s’abandonner au jugement du peuple ; il sortit de Rome la nuit, s’enfuit et se retira en Toscane. Les tribuns ayant appris sa fuite, firent régler l’amande par le Sénat, et ils l’exigèrent avec tant de rigueur et de dureté, que Quintius après avoir vendu la meilleure partie de son bien, fut contraint de se reléguer dans une méchante chaumine qui était au-delà du Tibre : et on vit cet illustre consulaire réduit à cultiver de ses propres mains cinq ou six arpents de terre, qui composaient alors tout son bien, et qu’on appela depuis de son nom les prés quintiens. Après l’exil de Ceson, les deux tribuns se crurent victorieux du Sénat, et se flattaient de voir la loi bientôt établie ; mais comme cette affaire regardait presque tous les grands, la noblesse s’unit encore plus étroitement depuis la disgrâce du fils de Quintius : et sitôt qu’on proposait la publication d’un corps de droit, on voyait s’élever, pour ainsi dire, mille Ceson qui tous s’y opposaient avec la même intrépidité. Le temps d’élire de nouveaux consuls étant arrivé, le Sénat et les patriciens de concert, firent tomber cette dignité à C Claudius frère d’Appius dernier mort ; parce que sans avoir rien de sa dureté et de ses manières hautaines, il n’était pas moins attaché aux intérêts de son ordre. On lui donna pour collègue P Valerius, qui entrant dans son second consulat, fut nommé pour premier consul dans cette élection.

Les tribuns s’aperçurent bien par ce concert de toute la noblesse, que quand même par différentes accusations ils feraient périr tous les ans quelque consulaire l’un après l’autre, ils ne viendraient pas à bout d’un corps où il y avait autant d’union que de pouvoir. Ainsi sans s’arrêter davantage à persécuter et à mettre en justice ceux des patriciens qui se signalaient davantage par leur opposition à la loi, ils formèrent secrètement l’affreux dessein de faire périr tout d’un coup la meilleure partie du Sénat, et d’envelopper dans leur ruine tous les patriciens qui leur étaient odieux et suspects par leur crédit ou par leurs richesses. Pour faire réussir un si détestable projet, leurs émissaires répandirent d’abord parmi le petit peuple des bruits sourds, qu’il se formait secrètement de grands desseins contre sa liberté. Ces bruits vagues et incertains passants de bouche en bouche, se chargeaient de nouvelles circonstances toutes plus funestes les unes que les autres, et qui remplirent à la fin la ville d’inquiétude, de trouble et de défiance.

Les tribuns voyant les esprits prévenus, et dans cette agitation si propre à recevoir la première impression, se firent rendre une lettre en public. Ils étaient dans leur tribunal, lorsqu’un inconnu la leur présenta devant tout le peuple, puis il se perdit à l’instant dans la foule. Les tribuns lisaient ensemble, et tout bas, cette lettre qu’ils avaient eux-mêmes concertée : et en la lisant ils affectaient un air d’étonnement et de surprise pour exciter la curiosité et l’inquiétude du peuple. Ils se levèrent ensuite, et ayant fait faire silence par un héraut, Virginius adressant la parole à l’assemblée : le peuple romain, dit-il d’un air consterné, est menacé de la plus grande calamité qui lui puisse arriver : et si les dieux protecteurs de l’innocence, n’eussent découvert les méchants desseins de nos ennemis, nous étions tous perdus. Il ajouta qu’il fallait que les consuls en fussent instruits, et qu’il leur rendrait compte ensuite de ce qui aurait été résolu dans le Sénat.

Pendant que ces magistrats vont trouver les consuls, leurs émissaires répandus dans l’assemblée, publiaient de concert avec eux, différents bruits qui n’avaient pour objet que de rendre les patriciens plus odieux à la multitude. Les uns disaient en général qu’il y avait longtemps qu’on se doutait bien qu’il se tramait de mauvais desseins contre la liberté du peuple ; d’autres comme mieux instruits, assuraient que les Èques et les Volsques de concert avec les patriciens, devaient mettre Ceson à leur tête, comme un autre Coriolan ; et que soutenu de leurs forces, il devait rentrer dans Rome pour se venger de ses ennemis, abolir le tribunat, et rétablir le gouvernement sur ses anciens fondements, et qu’on rendrait ensuite aux Èques et aux Volsques en reconnaissance de leurs secours, les villes et les terres qu’on leur avait enlevées : quelques-uns disaient même qu’il n’était pas bien sûr que Ceson fût sorti de Rome. Qu’ils avaient entendu dire qu’il était caché chez un des consuls ; que son dessein était d’assassiner une nuit les tribuns dans leurs maisons. Que tous les jeunes patriciens entraient dans cette conjuration, et que la lettre que les tribuns venaient de recevoir en contenait peut-être l’avis et les preuves. Enfin ces créatures des tribuns ne faisaient exprès que de fâcheux préjugés de cette lettre mystérieuse, pour entretenir toujours les esprits dans la prévention et dans la haine contre le Sénat et les patriciens.

Les tribuns étant arrivés au Sénat, Virginius qui portait la parole, l’adressant aux consuls et à tous les sénateurs : il y a déjà quelque temps, pères conscrits, leur dit-il, qu’il s’est répandu dans cette ville des bruits sourds d’une conspiration contre la liberté du peuple. Mais comme ils étaient sans auteur, nous les avions regardés comme de vains discours enfantés par la peur et l’oisiveté. Depuis ce temps-là des avis mieux circonstanciés nous sont venus ; mais comme ils étaient encore sans nom d’auteur, nous n’avions pas cru que cela méritât de vous être rapporté. Cependant pour ne rien négliger dans une affaire de cette conséquence, nous avions fait secrètement des perquisitions ; et il nous était revenu assez d’indices d’une conspiration, mais sans en avoir encore pu découvrir l’objet, le chef et les complices. Il n’y a pas deux heures que nous avons enfin percé cet affreux mystère ; une lettre que nous venons de recevoir dans notre tribunal nous apprend qu’il y a une conjuration, et nous découvre le dessein des conjurés. Les premiers indices qu’on avait découverts se trouvent conformes à la lettre d’avis. Dans un péril si éminent, où le temps qu’on emploierait à délibérer sur la punition du crime serait presque aussi criminel que le crime même, nous sommes accourus en diligence suivant notre devoir pour vous en donner avis, et pour vous révéler des projets que vous ne pourrez entendre sans horreur. Sachez, pères conscrits, que nous avons reçu une lettre dans laquelle on nous avertit que des personnes distinguées par leur naissance et leurs dignités, que des sénateurs et des chevaliers que le temps ne nous permet pas de nommer, ont résolu d’abolir absolument le tribunat, tous les droits et tous les privilèges du peuple. Que pour faire réussir des desseins si détestables, ils sont convenus que Ceson Quintius, à la tête d’un corps d’Èques et de Volsques, s’approcherait secrètement, et de nuit, d’une des portes de Rome, que ses complices lui tiendraient ouverte ; qu’on l’introduirait sans bruit dans la ville, et que les principaux conjurés partagés en différentes bandes, iraient à la faveur des ténèbres surprendre et attaquer chacun les maisons des tribuns ; et qu’on devait nous égorger tous dans la même nuit avec les principaux du peuple, et ceux qui dans les assemblées faisaient paraître plus de zèle pour la défense de la liberté. Nous vous conjurons, pères conscrits, de ne nous pas abandonner à la fureur de ces scélérats. Pour prévenir leurs mauvais desseins, nous espérons que vous ne nous refuserez pas un sénatus-consulte qui nous autorise d’informer nous-même de cette conspiration, et d’en faire arrêter les chefs. Il est bien juste que les magistrats du peuple prennent connaissance par eux-mêmes de ce qui regarde le salut même de tout le peuple, et qu’on ne prétende point retarder à l’ordinaire, et par des discours étudiés, ni la délibération, ni l’arrêt que nous demandons. Tout retardement serait dangereux : c’est peut-être cette nuit même que doit éclater une si furieuse conspiration, et il n’y a que des conjurés qui puissent s’opposer à la recherche de la conjuration.

Tous les sénateurs détestèrent une pareille entreprise ; mais ils étaient partagés sur la réponse qu’on devait faire à Virginius. Les plus timides craignaient qu’un refus ne fît soulever le peuple, et n’excitât une sédition. Ceux au contraire qui étaient d’un caractère plus ferme, représentaient qu’il n’était pas moins dangereux d’accorder un sénatus-consulte aux tribuns, que de donner des armes à des furieux et à des frénétiques qui les tourneraient aussitôt contre les principaux du Sénat. Parmi ces différents avis, C Claudius un des consuls s’éleva, et adressant la parole à Virginius, lui déclara qu’il ne s’opposait point à l’information qu’il demandait ; qu’il consentait même qu’on en donnât la commission à des magistrats plébéiens, mais qu’il requérait avant toute chose qu’on examinât si la conjuration était bien réelle : voyons donc, lui dit-il, de qui est cette lettre si mystérieuse que vous avez reçue dans votre tribunal ; quels sont les sénateurs et les chevaliers qui y sont nommés. Que ne les nommés-vous vous-même ? Il nous reste encore assez de temps pour connaître ces grands coupables. Pourquoi n’avez-vous pas au moins fait arrêter le porteur d’une lettre anonyme qui renfermait une accusation si atroce contre les premières personnes de la république ? Je ne suis pas moins surpris de ce que vous ne nous ayez point fait voir ce rapport admirable qui se trouve entre les indices qui vous ont fait soupçonner qu’il y avait une conjuration, et la lettre qui vous en découvre les chefs et les complices. Est-il possible que vous ayez pu vous persuader que le Sénat abandonnerait à votre fureur nos plus illustres citoyens sur une simple lettre destituée de toute espèce de preuves ? Oui, pères conscrits, les tribuns s’en sont flattés, et la facilité avec laquelle vous venez de souffrir qu’on nous ait enlevé Ceson, a fait croire à ces magistrats séditieux que sous un gouvernement si faible ils pouvaient tout oser. Voilà le fondement de ce fantôme de conspiration dont on nous a voulu faire peur ; et s’il y a quelque péril à craindre pour l’état, il ne peut venir que de ces flatteurs du peuple, qui voulant passer pour les défenseurs de la liberté publique, en sont véritablement les ennemis.

Ce discours prononcé avec fermeté par un consul dont tout le monde connaissait la pénétration et la probité, étourdit les tribuns. Ils sortirent du Sénat couverts de confusion et pleins de fureur. Le peuple les attendait : ils se rendirent à l’assemblée où ils se déchaînèrent également contre le consul et contre tout le Sénat. Mais C Claudius les suivit ; il monta le premier à la tribune aux harangues. Animé de cette confiance que donne la vérité, il s’expliqua devant le peuple de la même manière qu’il venait de faire dans le Sénat ; et il parla avec tant de force et d’éloquence, que les plus gens de bien parmi le peuple demeurèrent convaincus que ce plan secret d’une conjuration dont les tribuns faisaient tant de bruit, n’était qu’un artifice dont ils se servaient pour pouvoir perdre leurs ennemis. Il n’y eut que la plus vile populace qui voulut toujours croire la réalité de cette conspiration imaginaire qui servait à repaître son animosité contre les patriciens : et les tribuns l’entretenaient avec soin dans une erreur qui leur donnait lieu de se faire valoir.

Dans un état si rempli de troubles et d’agitations, Rome fut à la veille de passer sous une domination étrangère. Un sabin seul forma un dessein si hardi, il s’appelait Appius Herdonius. C’était un homme distingué dans sa nation par sa naissance, par ses richesses, et par un grand nombre de clients qui étaient attachés à sa fortune : d’ailleurs ambitieux, hardi, entreprenant, et qui crut qu’il n’était pas impossible de surprendre la ville à la faveur des divisions qui régnaient entre le peuple et le Sénat. Il se flattait de faire soulever les esclaves, d’attirer à son parti tous les bannis, et même de faire déclarer le petit peuple en sa faveur, en le flattant de le rendre arbitre des lois du gouvernement. Son dessein était, après avoir surpris Rome, de s’en faire le souverain ; ou de livrer la ville à la communauté des Sabins, en cas qu’il ne pût pas avec ses propres forces se maintenir dans son usurpation. Il communiqua d’abord son dessein à ses amis particuliers. Plusieurs s’attachèrent à sa fortune dans la vue de s’enrichir du pillage de Rome ; ce fut par leur moyen qu’il rassembla jusqu’à quatre mille hommes tant de ses clients, que d’un grand nombre d’esclaves fugitifs, de bannis et d’aventuriers, auxquels il donna retraite sur ses terres. Il chargea ensuite quelques vaisseaux plats de ces troupes ; et se laissant aller la nuit au courant du Tibre, il aborda avant le jour du côté du capitole. Il monta sans être aperçu sur la montagne, et à la faveur des ténèbres il s’empara du temple de Jupiter et de la forteresse qui y était attachée. De-là il se jette dans les maisons voisines, et coupe la gorge à tous ceux qui ne veulent pas se joindre à lui. Pendant qu’une partie de ses soldats se retranche, et fait des coupures le long de la montagne, les romains qui échappent à la première fureur du sabin, descendent dans la ville, et y portent l’épouvante et la terreur. L’alarme se répand de tous côtés ; les consuls éveillés par le bruit, et qui ne redoutent pas moins l’ennemi domestique que l’étranger, ignorent si ce tumulte vient du dedans ou du dehors. On commence par mettre des corps de garde dans la place et aux portes de la ville. La nuit se passe dans l’inquiétude : enfin le jour fait connaître quel est le chef d’une entreprise si hardie et si surprenante.

Herdonius du haut du Capitole arbore un chapeau au bout d’un javelot, comme le signal de la liberté, dans le dessein d’engager les esclaves qui étaient en très grand nombre dans la ville à se rendre auprès de lui. Ses soldats pour empêcher le peuple de prendre les armes, crient que leur général n’est venu à Rome que pour délivrer les habitants de la tyrannie du Sénat, pour abolir les usures, et établir des lois qui fussent favorables au peuple. Les consuls dès la pointe du jour assemblèrent le Sénat : il fut résolu de faire prendre les armes au peuple. Les tribuns déclarèrent qu’ils ne s’y opposeraient pas, pourvu qu’ils sussent quelle serait la récompense du citoyen et du soldat. Si vous nous voulez promettre par serment, dirent-ils aux consuls, après qu’on aura repris le capitole, de nommer les commissaires que nous demandons pour l’établissement d’un corps de lois, nous sommes prêts de marcher aux ennemis. Mais si vous êtes toujours inflexibles, nous saurons bien empêcher le peuple d’exposer sa vie pour maintenir un gouvernement si dur et si tyrannique.

Le Sénat n’apprit qu’avec une vive indignation, que les tribuns missent à prix, pour ainsi dire, le salut de la ville et les services du peuple. On vit bien qu’ils voulaient se prévaloir de la conjoncture présente. C Claudius était d’avis qu’on se passât plutôt du secours mercenaire du peuple, que de l’acheter à des conditions si odieuses. Il représenta que les patriciens seuls, avec leurs clients, suffisaient pour chasser l’ennemi. Que si dans la suite on avait besoin d’un plus grand nombre de troupes, on pourrait appeler les latins et les autres alliés : et que dans une extrémité, il valait encore mieux armer leurs esclaves que de recevoir la loi des tribuns. Mais les sénateurs les plus âgés, et qui avaient le plus d’autorité dans la compagnie, voyant l’ennemi sur leurs têtes, et craignant qu’on n’introduisît dans la ville les Sabins, les Èques et les Volsques, furent d’avis que dans un péril si éminent on ne devait rien refuser au peuple pour l’engager à prendre promptement les armes. P Valerius premier consul, qui était de ce sentiment, se rendit sur la place, et il promit au peuple que sitôt qu’on aurait repris le capitole, et rétabli le calme dans la ville, il n’empêcherait point les tribuns de proposer la loi : et que pour lui, soit qu’il fût question de l’accepter, soit qu’on voulût la rejeter, il ne consulterait que le bien seul de ses concitoyens, et qu’il se souviendrait toujours de son nom, comme d’une obligation héréditaire de favoriser les intérêts du peuple dans toutes les choses qui ne seraient pas contraires au bien commun de la république.

Le peuple charmé de cette espérance, prit les armes, et jura solennellement de ne les point quitter que par ordre des consuls. Les romains appelaient cette sorte d’armement du nom de tumulte. Personne n’en était exempt. Le chef prononçait ordinairement ces paroles : qui voudra sauver la république, me suive. Alors ceux qui s’étaient assemblés juraient tous ensemble de défendre la république jusqu’à la dernière goutte de leur sang : ce qui s’appelait conjuration. Quand le peuple tout armé eut fait ces serments, les deux consuls, suivant l’usage, tirèrent au sort pour savoir celui qui devait commander l’attaque. Cet emploi échût à Valerius, pendant que C Claudius sortit de la ville à la tête d’un corps de troupes pour empêcher qu’il ne vînt du secours à Herdonius, ou que les ennemis pour faire diversion n’attaquassent quelque autre quartier de la ville. Mais il ne parut point d’autres troupes en campagne qu’une légion que L Mamilius souverain magistrat de Tuscule envoyait de lui-même au secours des romains : Claudius la fit passer dans la ville. Valerius se mit à la tête des citoyens et des alliés, et marcha droit aux ennemis. Les romains et les tusculans combattirent avec une égale émulation. C’était à qui aurait la gloire d’emporter les premiers retranchements. Herdonius soutint leurs efforts avec un courage déterminé : il était d’ailleurs favorisé par la supériorité du poste qu’il occupait.

On se battit longtemps avec beaucoup de fureur, et une opiniâtreté égale. Le jour était déjà bien avancé sans qu’on pût encore distinguer de quel côté était l’avantage. Le consul Valerius voulant exciter ses soldats par son exemple à faire un nouvel effort, fut tué à la tête de l’attaque. P Volomnius personnage consulaire qui combattait auprès de lui, fit couvrir son corps pour dérober aux troupes la connaissance d’une si grande perte. Il les fit combattre ensuite avec tant de courage, que les Sabins furent contraints de lâcher pied, et les romains emportèrent leurs retranchements avant qu’ils se fussent aperçus qu’ils combattaient sans général. Herdonius après avoir perdu la plupart de ses soldats en disputant le terrain pied à pied, se voyant sans ressource, et forcé par tout, se fit tuer pour ne pas tomber vif entre les mains des romains. Ce qui lui restait de soldats se passèrent leurs épées au travers du corps : quelques-uns se précipitèrent du haut de la montagne. Ceux que les romains purent prendre en vie furent traités comme des voleurs. On ne punit pas moins sévèrement les transfuges et les bannis qui s’étaient joints à Herdonius ; et par cette victoire l’ennemi étranger fut chassé de la ville. Mais le domestique y resta toujours le plus fort, et les tribuns prirent même occasion de cet avantage et des promesses du consul Valerius pour renouveler leurs prétentions, et pour exciter de nouveaux troubles.

Ces magistrats du peuple, ou pour mieux dire ces chefs éternels de toutes les séditions, sommèrent Claudius de faire proposer la loi, et de satisfaire par là aux mânes de son collègue qui s’y était engagé si solennellement. Le consul pour ralentir leurs poursuites et gagner du temps, eut recours à différents prétextes. Tantôt il s’excusait de tenir l’assemblée sur la nécessité de purifier le capitole, et de faire des sacrifices aux dieux. Tantôt il amusait le peuple par des jeux et des spectacles. Enfin ayant usé tous ces prétextes, et se voyant pressé par les tribuns, il déclara que la république par la mort de Valerius étant privée d’un de ses chefs, il fallait avant que de songer à établir aucune loi, procéder à l’élection d’un nouveau consul ; et il désigna le jour que devaient se tenir les comices des centuries. Le Sénat et tout le corps des nobles et des patriciens qui avaient un si grand intérêt de s’opposer à la réception de cette loi, résolurent de substituer à Valerius quelque consulaire dont le mérite imposât au peuple, et qui sût en même temps faire échouer la proposition des tribuns. Ils jetèrent les yeux dans ce dessein sur L Quintius Cincinnatus père de Ceson que le peuple venait de bannir avec tant d’animosité. Et ils prirent si bien leurs mesures, que le jour de l’élection étant arrivé, la première classe composée de dix-huit centuries de cavalerie, et de quatre-vingt d’infanterie, lui donna sa voix : ce concours unanime de toutes les centuries d’une classe qui surpassait toutes les autres par le nombre de ses suffrages, lui assura cette dignité : et il fut déclaré consul en son absence, et sans sa participation. Le peuple en fut surpris et effrayé : il vit bien qu’en lui donnant pour souverain magistrat un consul irrité de l’exil de son fils, on n’avait en vue que d’éloigner la publication de la loi. Cependant les députés du Sénat sans s’arrêter au mécontentement du peuple, furent chercher Quintius à la campagne où il s’était retiré depuis la disgrâce de son fils, et où il cultivait de ses mains cinq ou six arpents de terre qui lui étaient restés des débris de sa fortune.

Ces députés le trouvèrent conduisant lui-même sa charrue. Ce fut en le saluant en qualité de consul, et en lui présentant le décret de son élection, qu’ils lui apprirent le sujet de leur voyage. Ce vénérable vieillard fut embarrassé sur le parti qu’il avait à prendre. Comme il était sans ambition, il préférait les douceurs de la vie champêtre à tout l’éclat de la dignité consulaire. Néanmoins l’amour de la patrie l’emportant sur celui de la retraite, il prit congé de sa femme ; et lui recommandant le soin de leur ménage : je crains bien, ma chère Racilia, lui dit-il, que nos champs ne soient mal cultivés cette année. On le revêtit en même temps d’une robe bordée de pourpre, et les licteurs avec leurs faisceaux se présentèrent pour l’escorter et pour recevoir ses ordres. C’est ainsi que son mérite et les besoins de l’état le ramenèrent dans Rome où il n’était point rentré depuis la disgrâce de son fils. Il n’eut pas plutôt pris possession du consulat, qu’il se fit rendre compte de tout ce qui s’était passé dans l’invasion d’Herdonius. Prenant de-là occasion de convoquer l’assemblée du peuple, il monta à la tribune aux harangues, et sans se déclarer pour le Sénat ni pour le peuple, il les réprimanda l’un et l’autre avec une égale sévérité. Il reprocha au Sénat que par cette facilité continuelle à se relâcher toujours sur toutes les prétentions des tribuns, il avait entretenu l’insolence et la rébellion du peuple. Il dit qu’on ne trouvait plus dans les sénateurs cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui semblaient être naturels à leur ordre. Qu’une timide politique avait pris la place de l’autorité légitime, et de la fermeté qui était si nécessaire dans le gouvernement. Il ajouta qu’il régnait dans Rome une licence effrénée : que la subordination et l’obéissance semblaient en être bannies.

Qu’on venait de voir à la honte du nom romain, des séditieux mettre à prix le salut de leur ville, tous prêts à reconnaître Herdonius pour leur souverain, si on refusait de changer la forme du gouvernement. Voila le fruit, s’écria-t-il, de ces harangues continuelles dont le peuple se laisse enivrer. Mais je saurai bien l’arracher à ces séducteurs qui règnent aujourd’hui dans Rome avec plus d’orgueil et de tyrannie que n’ont jamais fait les Tarquins. Sachez donc, peuple romain, que nous avons résolu mon collègue et moi, de porter la guerre chez les Èques et chez les Volsques. Nous vous déclarons même que nous hivernerons en campagne sans rentrer pendant tout notre consulat dans une ville remplie de séditieux. Nous commandons à tous ceux qui ont prêté le serment militaire, de se trouver demain avec leurs armes au lac Regille. Ce sera là le rendez-vous de toute l’armée.

Les tribuns lui repartirent d’un air moqueur, qu’il courait risque d’aller à la guerre seul avec son collègue ; et qu’ils ne souffriraient point qu’il se fît aucune levée. Nous ne manquerons point de soldats, répondit Quintius ; et nous avons encore sous nos ordres tous ceux qui à la vue du capitole ont pris les armes, et juré solennellement de ne les quitter que par la permission des consuls. Si par vos conseils ils refusent de nous obéir, les dieux vengeurs du parjure sauront bien les punir de leur désertion. Les tribuns qui voulaient échapper à un engagement si positif, s’écrièrent que ce serment ne regardait que la personne seule de Valerius, et qu’il était enseveli dans son tombeau. Mais le peuple plus simple, et qui ignorait encore cet art pernicieux d’interpréter les lois de la religion à son avantage, rejeta une distinction si frivole.

Chacun se disposa à prendre les armes, quoique avec chagrin. Ce qui augmentait encore la répugnance, c’est qu’il s’était répandu un bruit que les consuls avaient donné des ordres secrets aux augures de se trouver de grand matin au bord du lac. On soupçonnait qu’ils y voulaient tenir une assemblée générale, et qu’on pourrait bien y casser tout ce qui avait été fait dans les précédentes en faveur du peuple, sans qu’il pût alors se prévaloir du secours et de l’opposition de ses tribuns dont l’autorité et les fonctions se bornaient à un mille de Rome : en sorte que s’ils se fussent trouvés dans cette assemblée, ils n’y auraient pas eu plus de considération que de simples plébéiens, et qu’ils auraient été également soumis à l’autorité des consuls.

Quintius pour tenir le peuple en respect, publiait encore exprès qu’à son retour il ne convoquerait point d’assemblée pour élire de nouveaux consuls, et qu’il était résolu de nommer un dictateur, afin que les séditieux apprissent par leur châtiment que toutes les harangues des tribuns ne seraient pas capables de les mettre à couvert de la puissance et des jugements sans appel du souverain magistrat. Le peuple qui jusqu’alors n’avait fait la guerre que contre des ennemis voisins de Rome, accoutumé à revenir dans sa maison à la fin de chaque campagne, fut consterné d’un dessein qui l’exposait à passer l’hiver sous des tentes. Les tribuns n’étaient pas moins alarmés par la crainte d’une assemblée hors de Rome, où il se pouvait prendre des résolutions contraires à leurs intérêts. Les uns et les autres intimidés par la fermeté des consuls, eurent recours au Sénat : les femmes et les enfants tout en larmes, conjurèrent les principaux sénateurs d’adoucir Quintius, et d’obtenir de ce sévère magistrat que leurs maris et leurs pères pussent revenir chez eux à la fin de la campagne. L’affaire fut mise dans une espèce de négociation. C’était le point où le consul par cette sévérité affectée, mais nécessaire, avait voulu amener les tribuns. Il se fit comme un traité provisionnel entre eux : Quintius promit de ne point armer et de ne point faire hiverner les troupes en campagne s’il n’y était forcé par quelques nouvelles incursions des ennemis ; et les tribuns de leur côté s’engagèrent à ne point faire au peuple aucune proposition touchant l’établissement des lois nouvelles.

Quintius au lieu de faire la guerre, employa tout le temps de son consulat à rendre justice aux particuliers. Il écoutait tout le monde avec bonté ; il examinait avec attention le droit des parties, et rendait ensuite des jugements si équitables, que le peuple charmé de la douceur de son gouvernement, semblait avoir oublié qu’il y eût des tribuns dans la république. Malgré une conduite si pleine de modération et d’équité, Virginius, Volscius et les autres tribuns employaient tous leurs soins pour se faire perpétuer dans le tribunat, sous prétexte que le peuple avait besoin de leur zèle et de leur capacité pour faire recevoir la proposition de Terentillus. Le Sénat qui prévoyait les abus qui pouvaient s’ensuivre de cette magistrature perpétuelle, fit une ordonnance qui défendait qu’aucun citoyen concourût dans les élections deux ans de suite pour la même charge. Mais malgré une constitution si nécessaire pour la conservation de la liberté, ces tribuns accoutumés à la douceur du commandement, firent tant de brigues, qu’on les continua dans le même emploi pour la troisième fois. Le Sénat qui croyait avoir tout à craindre de ces esprits séditieux, sans avoir égard au décret qu’il venait de rendre, voulait de son côté continuer aussi Quintius dans le consulat ; mais ce grand homme s’y opposa hautement ; il représenta avec beaucoup de gravité aux sénateurs le tort qu’ils se faisaient de vouloir violer eux-mêmes leurs propres ordonnances. Que rien ne marquait davantage la faiblesse du gouvernement que cette multitude de lois nouvelles qu’on proposait tous les jours, et qu’on n’observait pas. Que c’était par une conduite si inconstante qu’ils s’attiraient justement le mépris de la multitude. Le Sénat également touché de la sagesse et de la modération de Quintius, revint à son avis. On procéda à l’élection ; Q Fabius Vibulanus, et L Cornelius Maluginensis furent nommés consuls pour l’année suivante. à peine Quintius fut-il sorti de charge qu’il retourna à sa campagne pour y reprendre ses travaux et ses occupations ordinaires. Après son départ, les amis de sa maison, et entre autres A Cornelius Servius, et C Servilius tous questeurs cette année, indignés de l’exil injuste de Ceson, citèrent en jugement M Volscius son accusateur, l’auteur et le ministre d’une si cruelle persécution. Ces deux questeurs par le pouvoir attaché à leurs charges, convoquèrent l’assemblée du peuple. Ils produisirent différents témoins, dont les uns déposaient avoir vu Ceson à l’armée le jour même que Volscius prétendait qu’il avait tué son frère dans Rome ; d’autres rapportaient que ce frère de Volscius était mort d’une maladie de langueur qui avait duré quelques mois, et qu’il n’était point sorti de sa maison depuis qu’il était tombé malade. Ces faits et beaucoup d’autres, étaient attestés par un si grand nombre de gens de bien, qu’on ne pouvait plus douter de la malice et de la calomnie de Volscius. Mais les tribuns collègues et complices de Volscius, arrêtèrent ces poursuites, sous prétexte qu’ils ne voulaient pas souffrir qu’on prît les voix sur aucune affaire avant que le peuple eût donné ses suffrages au sujet des lois proposées. Le Sénat se servit à son tour du même prétexte ; et sitôt qu’on parlait des cinq commissaires que les tribuns demandaient, il faisait revivre l’affaire de Volscius. Le consulat de Fabius et de Cornélius se passa dans ces oppositions réciproques.

La guerre se ralluma sous celui de C Nautius et de L Minutius leurs successeurs. Les Sabins et les Èques renouvelèrent leurs irruptions. Nautius marcha contre les Sabins, les battit, et entra sur leur territoire où il mit tout à feu et à sang. Minutius n’eut pas un si heureux succès contre les Èques. Ce général timide, et qui songeait moins à vaincre qu’à n’être pas vaincu, pensa périr avec toute son armée par trop de précaution. Il s’était retranché dans un endroit où il avait à dos, à droite et à gauche des montagnes qui couvraient son camp. Ces fortifications naturelles ne lui laissaient qu’une issue : les Èques prévinrent les romains et s’en emparèrent. Ils s’y fortifièrent ensuite de manière qu’ils ne pouvaient être forcés à combattre : ils tiraient facilement leurs vivres et les fourrages par leurs derrières, pendant que l’armée romaine enfermée dans les détroits de ces montagnes manquait de tout. Quelques cavaliers qui à la faveur des ténèbres traversèrent le camp ennemi, en portèrent les nouvelles à Rome. Ils dirent que l’armée investie de tous côtés, et comme assiégée, serait obligée faute de vivres de mettre les armes bas si on ne lui donnait un prompt secours. Quintus Fabius gouverneur de la ville, dépêcha aussitôt un courrier à l’autre
consul pour lui apprendre l’extrémité où se trouvait son collègue. Nautius ayant laissé son armée sous les ordres de ses lieutenants, partit secrètement et se rendit en diligence à Rome. Il y arriva la nuit ; et après avoir conféré sur le champ avec les principaux du Sénat, on convint qu’il fallait dans cette occasion avoir recours au remède dont on se servait dans les plus grandes calamités, c’est-à-dire à l’élection d’un dictateur. Le consul, selon le droit attaché au consulat, nomma L Quintius Cincinnatus, et il s’en retourna aussitôt avec la même diligence se remettre à la tête de son armée. Le gouverneur de Rome envoya à Quintius le décret du consul, on trouva ce grand homme comme la première fois, cultivant de ses propres mains son petit héritage. Les députés en lui annonçant sa nouvelle dignité, lui présentèrent vingt-quatre licteurs armés de haches d’armes entre lassées dans leurs faisceaux : espèce de gardes des anciens rois de Rome, dont les consuls avaient retenu une partie, mais qui ne portaient des haches d’armes dans la ville, que devant le seul dictateur. Le Sénat ayant appris que Quintius approchait, lui envoya un bateau dans lequel il passa le Tibre ; ses trois enfants, ses amis et les premiers du Sénat furent le recevoir à la sortie du bateau, et le conduisirent jusqu’à sa maison. Le dictateur nomma le lendemain pour général de la cavalerie L Tarquitius, patricien d’une rare valeur, mais qui pour n’avoir pas eu le moyen d’acheter et de nourrir un cheval, n’avait encore servi que dans l’infanterie. Ainsi toute l’espérance de la république se trouvait renfermée dans un vieillard qu’on venait de tirer de la charrue, et dans un fantassin à qui on confiait le commandement général de la cavalerie.

Mais ces hommes qui se faisaient honneur de la pauvreté, n’en montraient pas moins de hauteur et de courage dans le commandement. Le dictateur fit fermer les boutiques, et ordonna à tous les habitants qui étaient encore en âge de porter les armes, de se rendre avant le coucher du soleil dans le champ de mars chacun avec douze pieux, et des vivres pour cinq jours. Il se mit ensuite à la tête de ces troupes, et arriva avant le jour assez près du camp ennemi. Il alla le reconnaître lui-même, autant que les ténèbres le pouvaient permettre. Ses soldats par son ordre poussèrent de grands cris pour avertir le consul de l’arrivée du secours ; ils se retranchèrent, et fortifièrent ces retranchements par une palissade faite des pieux qu’ils avaient apportés de Rome : et ces retranchements servaient en même temps à enfermer le camp ennemi.

Le général des Èques appelé Gracchus Duilius, entreprit malgré les ténèbres, d’interrompre ce travail. Ses troupes s’avancèrent, mais avec cette crainte et cette inquiétude que causent toujours la surprise et la nuit. Quintius qui avait prévu cette attaque, lui opposa une partie de son armée, pendant que l’autre continuait à se retrancher. Le bruit des armes et les cris des combattants rendirent le consul encore plus certain du secours. Il attaqua de son côté le camp des Èques, moins dans l’espérance de l’emporter, que pour faire diversion. Cette seconde attaque attira de ce côté-là une partie des Èques, et donna le temps au dictateur d’achever ses retranchements : en sorte que les ennemis au point du jour se virent à leur tour assiégés par deux armées. Le combat se renouvela avec le retour de la lumière. Le dictateur et le consul attaquèrent alors avec toutes leurs forces le camp ennemi : Quintius trouva l’endroit de son attaque moins fortifié, parce que le général des Èques n’avait pas cru avoir à se défendre de ce côté-là : il ne fit qu’une faible résistance ; et comme il craignait d’être emporté l’épée à la main, il eut recours à la négociation. Il envoya des députés au consul, qui, sans les entendre, les renvoya au dictateur. Ces députés s’étant présentés à lui malgré la chaleur de l’action, le conjurèrent d’arrêter l’impétuosité de ses soldats, et de ne pas mettre sa gloire à faire périr presque toute une nation ; et ils offrirent d’abandonner leur camp, et de se retirer sans bagage, sans habits et sans armes. Quintius leur répondit avec fierté, qu’il ne les estimait pas assez pour croire que leur mort fût de quelque conséquence à la république ; qu’il leur laissait volontiers la vie ; mais qu’il voulait que leur général et les principaux officiers restassent prisonniers de guerre, et que tous les soldats passassent sous le joug, sinon qu’il allait les faire tailler tous en pièces. Les Èques environnés de toute part, se soumirent à toutes les conditions qu’il plut à un ennemi victorieux de leur imposer. On ficha deux javelines en terre, et une troisième fut attachée de travers sur la pointe des deux premières. Tous les Èques nus et désarmés passèrent sous le portique militaire : espèce d’infamie que les victorieux imposaient à des vaincus, qui ne pouvaient ni combattre, ni se retirer. On livra en même temps aux romains le général et les officiers, qui furent réservés pour servir au triomphe du dictateur. Quintius abandonna le pillage du camp ennemi à l’armée qu’il avait amenée de Rome, sans en rien retenir pour lui, et sans vouloir souffrir que les troupes du consul qu’il venait de dégager, y prissent part. Soldats, leur dit-il avec sévérité, vous qui avez été à la veille de devenir la proie de nos ennemis, vous ne partagerez point leurs dépouilles. Puis se tournant vers le consul : et vous, Minucius, ajouta-t-il, vous ne commanderez plus en chef à ces légions jusqu’à ce que vous ayez fait paraître plus de courage et de capacité. Ce châtiment militaire ne diminua en rien du respect et de la reconnaissance de ces troupes pour leur libérateur ; et le consul et ses soldats lui décernèrent une couronne d’or du poids d’une livre, comme à celui qui avait sauvé la vie et l’honneur à ses concitoyens.

Le Sénat ayant reçu les nouvelles de la victoire que le dictateur venait de remporter, et le partage judicieux qu’il avait fait des dépouilles des ennemis, honteux, pour ainsi dire, qu’un si grand capitaine vieillît dans la pauvreté, lui fit dire qu’il entendait qu’il prît une part considérable dans le butin qu’il avait fait sur les ennemis. Il voulut même lui adjuger une portion des terres conquises sur les Èques avec le nombre d’esclaves et de bestiaux nécessaires pour les faire valoir. Mais Quintius crut devoir un plus grand exemple à sa patrie. Il préféra cette pauvreté qu’il regardait comme l’asile et le soutien de la liberté, à toutes les richesses qu’on lui offrait : persuadé qu’il n’y a rien de plus libre et de plus indépendant qu’un citoyen qui sans rien attendre des autres, tire toute sa subsistance de son propre fond ou de son travail.

Ce grand homme en moins de quinze jours dégagea l’armée du consul, vainquit celle des ennemis, et rentra triomphant dans Rome. On menait devant son char le général ennemi et un grand nombre d’officiers qui faisaient le principal ornement de son triomphe. Les soldats romains le suivaient couverts de chapeaux de fleurs, et célébrants sa victoire par des chansons militaires. Il abdiqua ensuite la dictature, quoiqu’il eût pu retenir cette dignité pendant six mois. Une telle modération augmenta encore sa gloire et l’affection de ses concitoyens. Les amis de sa maison se prévalant de cette conjoncture, obtinrent enfin qu’on jugeât Volscius l’accusateur de Quintius Ceson son fils. On tint l’assemblée ; le délateur convaincu de calomnie et de faux témoignage, fut condamné à un exil perpétuel ; Ceson fut rappelé, et les tribuns qui voyaient que le peuple adorait son père, n’osèrent s’opposer à un jugement si équitable. Quintius content du retour de son fils, et couvert de gloire, s’arracha aux applaudissements des romains, et retourna s’ensevelir dans sa chaumine où il reprit ses travaux ordinaires.

Il n’y fut pas longtemps ; de nouveaux troubles qu’excitèrent les tribuns du peuple au sujet de la publication de la loi Terentilla, pour se venger du retour de Ceson, obligèrent le Sénat de rappeler son père pour l’opposer à ces magistrats séditieux. Les Sabins et les Èques sous le consulat de C Horatius et de Q Minucius, venaient de faire à leur ordinaire des courses jusqu’aux portes de Rome. Le Sénat ordonna aussitôt que les deux consuls marcheraient incessamment contre les ennemis. La conduite de l’armée destinée contre les Èques échut par le sort à Horatius ; et Minucius fut chargé du commandement de celle qu’on devait opposer aux Sabins. Mais quand il fut question de faire prendre les armes au peuple, les tribuns s’y opposèrent, et ils protestèrent à leur ordinaire qu’ils ne souffriraient point qu’aucun plébéien donnât son nom pour aller à la guerre, qu’on n’eût procédé auparavant à l’élection des commissaires. Les consuls qui voyaient avec douleur les ennemis ravager impunément le territoire de Rome, convoquèrent le Sénat pour tâcher de faire lever ces oppositions. Quintius qui était revenu de sa campagne, représenta avec sa fermeté ordinaire, qu’au lieu de perdre le temps à disputer contre les tribuns, il fallait marcher incessamment aux ennemis ; que si le peuple toujours séduit par ses tribuns, persistait dans sa désobéissance, il était d’avis que le Sénat entier, les patriciens avec leurs amis et leurs clients, prissent les armes ; que malgré les tribuns ils seraient suivis de tous les gens de bien qui aimaient sincèrement leur patrie ; qu’il était prêt, quoique accablé d’années, d’en donner le premier l’exemple ; et qu’ils trouveraient dans le combat ou une victoire glorieuse, ou une mort honorable.

Tout le Sénat applaudit à un sentiment si généreux. Ces vénérables vieillards coururent dans leurs maisons prendre les armes ; et suivis de leurs enfants, de leurs clients et de leurs domestiques, ils se rendirent sur la place où le consul C Horatius avait convoqué l’assemblée. Le peuple y était accouru, et paraissait touché d’un spectacle si nouveau. Le consul lui représenta que tant d’illustres personnages aimaient mieux s’exposer à une mort presque certaine, que de souffrir plus longtemps les ennemis aux portes de Rome, et qu’il exhortait tous les bons citoyens de se joindre à eux pour venger la gloire du nom romain. Mais Virginius qui depuis cinq ans s’était fait continuer dans le tribunat, criait avec beaucoup de véhémence qu’il ne souffrirait point que le peuple prît les armes qu’on n’eût auparavant terminé l’affaire qui concernait les lois. Le consul se tournant vers ce tribun avec un visage rempli d’indignation : il faut convenir, lui dit-il, que vous faites une action bien héroïque et digne de votre conduite ordinaire, d’entretenir éternellement la division entre le peuple et le Sénat ; mais ne croyez pas que vos cris et vos oppositions nous fassent abandonner la république fondée sur de si heureux auspices. Sachez, Virginius, et vous autres tribuns, que ces illustres vieillards que vous voyez courbés par le nombre des années, plutôt que sous le poids de leurs armes, vont combattre généreusement contre les ennemis du nom romain, pendant que vous autres intrépides défenseurs des droits du peuple, vous demeurerez cachés derrière nos murailles, et que comme des femmes timides, vous attendrez avec inquiétude l’événement de la guerre. Si ce n’est peut-être que vous vous flattiez après que le sort journalier des armes vous aura défait du Sénat et de la noblesse romaine, que les ennemis victorieux, pour récompense de votre lâcheté, vous laisseront jouir paisiblement de la tyrannie que vous avez usurpée, et qu’ils ne voudront point détruire Rome, quoiqu’ils y trouvent par tout des monuments et des trophées de leurs anciennes défaites. Mais quand même à votre considération ils l’épargneraient, sachez que nos femmes et nos enfants après avoir perdu leurs pères, leurs maris et tout ce qu’elles avaient de plus cher, auront assez de courage pour ne vouloir pas nous survivre ; qu’elles sont bien résolues de mettre le feu par tout, et de s’ensevelir elles-mêmes sous les ruines de leur patrie. Tel est, romains, ajouta le consul, le triste avenir que nous annoncent vos perpétuelles dissensions. Le peuple s’attendrit à un discours si touchant ; tout le monde versait des larmes. Le consul les voyant émus, et se laissant emporter lui-même à sa douleur : n’avez-vous point de honte, ajouta-t-il, de voir ces illustres vieillards, ces sénateurs que vous appelés vos pères, se dévouer généreusement à une mort certaine pour un peuple rebelle et insolent ? Mérités-vous le nom de romains ; et ne devriez-vous pas vous cacher, infidèles que vous êtes à vôtre patrie, déserteurs de ses armées, et plus ennemis de vos généraux que les Èques et que les Sabins ?

Virginius s’apercevant que le discours du consul faisait impression sur la multitude, crut devoir s’accommoder au temps ; et prenant des manières plus radoucies : nous ne vous abandonnerons jamais, pères conscrits, dit-il, et nous ne sommes pas capables de trahir les intérêts de notre patrie. Nous voulons vivre et mourir avec vous : la mort ne nous peut être que douce en combattant sous de si dignes chefs, pour la défense commune de notre patrie. Il est vrai que citoyens du même état, ayant tous contribué également, et au prix de notre sang à établir la liberté, nous avons demandé des lois supérieures à l’autorité du Sénat, et qui en prescrivissent l’étendue et les bornes. N’est-ce pas la constitution essentielle de tout état républicain, que personne n’y soit sujet que de la loi, et que la loi soit plus puissante que les magistrats ? Cependant si vous persistés à vouloir retenir les anciennes coutumes, je consens en mon particulier de ne vous en plus parler, je lèverai même mon opposition ; et je suis prêt d’exhorter le peuple à prendre les armes et à vous suivre, pourvu que vous lui accordiez une grâce qui lui sera utile, sans être préjudiciable à votre autorité. Le consul lui répondit que si sa demande était juste, le peuple trouverait toujours le Sénat disposé à le favoriser, et qu’il pouvait expliquer avec confiance ses intentions. Virginius ayant conféré un moment avec ses collègues, repartit qu’il souhaitait de pouvoir s’expliquer dans le Sénat. Les consuls s’y rendirent aussitôt : Virginius les suivit : il portait avec lui le décret original qui avait été fait pour la création des tribuns. Ayant été admis dans l’assemblée, il en fit la lecture avec la permission des consuls, et ajouta : tout ce que le peuple vous demande par ma bouche, pères conscrits, c’est qu’il vous plaise joindre cinq tribuns aux premiers qui ont été établis sur le mont sacré ; en sorte que désormais les cinq premières classes aient chacune deux tribuns. Virginius se retira ensuite pour laisser délibérer le Sénat sur sa proposition.

Caïus Claudius s’opposa hautement à cette nouvelle demande. Il représenta à l’assemblée qu’en ajoutant cinq tribuns aux cinq anciens, c’était multiplier le nombre de ses ennemis ; qu’on allait insensiblement former un second Sénat qui n’aurait pour objet que de ruiner l’autorité du premier. Mais Quintius envisagea cette affaire par un autre côté : il soutint au contraire qu’en multipliant le nombre des tribuns, il serait plus aisé d’introduire parmi eux la division. Qu’il s’en trouverait toujours quelqu’un moins séditieux, qui par considération pour le Sénat, et peut-être par des sentiments de jalousie, s’opposerait aux entreprises des autres, ce qui suffisait pour en éluder l’effet. Qu’on devait se tenir bienheureux qu’ils renonçassent à ce prix aux lois nouvelles qu’ils demandaient avec tant d’instance ; et que personne n’ignorait qu’en matière de gouvernement, tout changement dans les lois ébranlait un état jusque dans ses fondements. L’avis de ce grand homme passa à la pluralité des voix. On fit rentrer Virginius : le premier consul lui déclara que le Sénat lui accordait sa demande. Il sut lui faire valoir cette nouvelle grâce en des termes convenables à la dignité du corps dont il était le chef : et le Sénat et le peuple réunis dans un même sentiment, concoururent également, quoique par des vues opposées, à l’augmentation du nombre des tribuns.

Le Sénat ne fut pas longtemps sans éprouver que la complaisance qu’il avait eue pour les dernières demandes du peuple, ne servait qu’à faire naître de nouvelles prétentions. En effet, les tribuns devenus encore plus audacieux par leur nombre, proposèrent qu’on abandonnât au peuple le mont Aventin, ou du moins la partie de cette montagne qui n’était point occupée par des patriciens. L Icilius chef du collège des tribuns, représenta que le fond de cette montagne appartenait à la république ; que quelques patriciens en avaient à la vérité acheté des cantons ; mais que d’autres s’étaient emparés par une pure usurpation des endroits qu’ils occupaient. Que ce qui restait de ce terrain étant inculte et inhabité, il demandait qu’on le donnât gratuitement au peuple, qui devenant plus nombreux de jour en jour, ne trouvait plus où se loger. Il proposait en même temps qu’on confirmât aux patriciens la possession des endroits dont ils justifieraient l’acquisition, et qu’on en exclût ceux de cet ordre qui y auraient bâti sans titres valables, en leur rendant le prix des maisons qu’ils y auraient fait construire.

Il n’y avait rien en apparence que de juste dans cette proposition. C’était d’ailleurs un petit objet : mais M Valerius et Sp Virginius les consuls de cette année, craignant que de ce partage du mont Aventin le peuple ne s’en fît un droit pour renouveler ses anciennes prétentions au sujet des terres de conquêtes, différèrent de convoquer le Sénat pour laisser tomber insensiblement cette nouvelle proposition. Icilius s’étant aperçu de cette affectation des consuls à éloigner toute convocation du Sénat par une entreprise qui n’avait point d’exemple, leur envoya un appariteur pour leur commander de sa part de convoquer sur le champ le Sénat, et de s’y rendre eux-mêmes sans retardement. Les consuls justement indignés de l’audace du tribun, et du manque de respect de l’appariteur, firent chasser honteusement ce porteur de message qui essuya même par leur ordre quelques coups de bâton que lui donna un des licteurs des consuls. C’en fut assez pour exciter les harangues séditieuses du tribun qui ne demandait qu’un prétexte pour pouvoir se déchaîner contre le Sénat. Il représenta au peuple que dans la personne de son appariteur on avait violé les droits sacrés du tribunat ; il fit arrêter le licteur des consuls, et voulait le faire mourir comme un sacrilège et comme un homme dévoué aux dieux infernaux. Les consuls, quoique les premiers magistrats de la république, ne purent l’arracher des mains de ceux qui étaient ses juges et ses parties. Le Sénat tâcha de gagner quelqu’un des tribuns qui pût s’opposer à cette fureur d’un de ses collègues ; mais Icilius avait pris les devants, et il avait représenté si vivement à tout le collège des tribuns que la puissance et la force de leur charge consistait dans leur union, qu’ils étaient convenus qu’aucun ne formerait d’opposition à ce qui aurait été arrêté entre eux à la pluralité des voix. Ainsi le malheureux licteur se voyait à la veille de périr pour avoir obéi trop ponctuellement aux ordres des consuls. Il fallut pour le sauver que le Sénat entrât en composition avec les tribuns. On céda le mont Aventin au peuple par un sénatus-consulte, et le licteur fut relâché.

Mais ce qui fit une brèche considérable à l’autorité des consuls, c’est que les tribuns, à l’exemple d’Icilius, se maintinrent dans la possession de convoquer le Sénat ; eux qui dans leur institution n’osaient y entrer, et qui en attendaient les ordres sous un portique comme de simples officiers. Ils n’en demeurèrent pas là, et Icilius le plus hardi et le plus entreprenant des tribuns, ayant été continué dans cette magistrature pour l’année suivante, fit dessein d’assujettir les consuls même sous son empire, et d’obliger ces premiers magistrats de la république, quoique revêtus de la souveraine puissance, de subir le jugement de l’assemblée du peuple.

T Romilius et C Veturius qui étaient consuls cette année, ayant reconnu que l’intérieur de l’état n’était jamais plus tranquille que quand on portait ses armes au dehors, résolurent de faire la guerre aux Èques et aux Sabins pour se venger de leurs brigandages et de leurs irruptions continuelles. Il était question de lever des troupes et de faire sortir les légions de Rome. Les deux consuls, mais Romilius surtout magistrat naturellement fier et sévère, levèrent ces troupes, et procédèrent à l’enrôlement des plébéiens avec une rigueur peu convenable à la disposition présente des esprits. Ils n’admettaient aucune excuse, et ils condamnaient à de grosses amandes ceux qui ne se présentaient pas aussitôt qu’ils étaient appelés. Romilius en fit même arrêter plusieurs, qui sous différents prétextes voulaient se dispenser de marcher cette année en campagne. Les tribuns ne manquèrent pas de prendre leur défense, et ils tentèrent d’enlever ces prisonniers des mains des licteurs. Les consuls s’avancèrent pour soutenir l’exécution de leur ordonnance : les tribuns irrités de leur opposition, et soutenus de la populace en furie, furent assez hardis pour vouloir arrêter les consuls même, et pour commander aux édiles de les conduire dans les prisons publiques. Cet attentat contre les souverains magistrats de la république augmente le tumulte ; les patriciens indignés de l’audace et de l’insolence de ces tribuns, se jettent dans la foule, frappent indifféremment tout ce qui leur fait résistance, dissipent l’assemblée, et obligent les tribuns après avoir été bien battus, à s’enfuir comme les autres. Ceux-ci confus et irrités du mauvais succès de leur entreprise, convoquèrent l’assemblée pour le jour suivant, et ils eurent soin d’y faire venir la plupart des plébéiens de la campagne. L’assemblée fut nombreuse ; les tribuns se voyant les plus forts, firent citer les deux consuls, comme ils auraient pu faire de simples particuliers ; et l’appariteur les somma de venir rendre compte devant l’assemblée du peuple de ce qui s’était passé dans la place le jour précèdent : les consuls rejetèrent la citation avec mépris.

Pour lors les tribuns qui se flattaient que le Sénat les obligerait, comme Coriolan et Ceson, à reconnaître l’autorité de l’assemblée du peuple, et à se soumettre à son jugement, se rendirent au palais. Après avoir été introduits dans le Sénat, ils demandèrent justice de la violence qu’ils prétendaient que les consuls leur avaient faite. Ils ajoutèrent qu’on venait dans leurs personnes de violer les lois sacrées du tribunat ; qu’ils espéraient que le Sénat ne laisserait pas un si grand crime sans punition, et qu’ils requéraient avant toute chose, ou que les consuls se purgeassent par serment d’avoir eu part au dernier tumulte, ou, si un juste remord les empêchait de faire ce serment, qu’ils fussent condamnés par un sénatus-consulte à se présenter devant l’assemblée du peuple, et à en subir le jugement. Romilius prit la parole, et leur reprocha avec beaucoup de hauteur, qu’eux seuls en empêchant la levée des soldats, étaient les auteurs de ce tumulte ; qu’ils avaient porté leur audace jusqu’à vouloir faire arrêter les consuls, les souverains magistrats de la république ; qu’ils osaient encore les menacer en plein Sénat de leur faire subir le jugement du peuple, eux qui n’y pouvaient pas traduire le dernier des patriciens sans un sénatus-consulte exprès. Mais qu’il leur déclarait, que s’ils étaient assez hardis pour pousser plus loin une entreprise si odieuse, il ferait prendre sur le champ les armes à tout le corps des patriciens ; qu’il se rendrait à leur tête dans la place ; qu’il chargerait tout ce qui se présenterait devant lui ; et que peut-être il les ferait repentir d’avoir abusé de la patience du Sénat, et d’avoir porté trop loin une audace qui n’avait plus de bornes.

Ces disputes allèrent si loin, que la nuit survint avant que le Sénat eût pu rien statuer sur cette affaire, et la plupart des sénateurs ne furent pas fâchés que ces plaintes et ces reproches réciproques eussent consommé le temps de l’assemblée pour n’être point obligés de décider entre les consuls et les tribuns, et surtout pour éviter par leur refus de fournir aux derniers le prétexte qu’ils cherchaient d’exciter une nouvelle sédition.

Ces tribuns voyant bien que le Sénat traînerait l’affaire en longueur, convoquèrent le lendemain l’assemblée du peuple, auquel ils firent leur rapport de ce qui s’était passé dans le Sénat. Ils déclarèrent qu’il ne fallait point attendre de justice d’un corps où leurs ennemis dominaient, et qu’ils allaient abdiquer le tribunat, et déposer la magistrature, si le peuple ne prenait des résolutions pleines de vigueur, et si nécessaires pour la conservation de leur dignité.

Les plus mutins parmi les plébéiens opinèrent à se retirer une seconde fois sur le mont sacré, à s’y rendre tous en armes, et de-là commencer la guerre contre les patriciens. D’autres en apparence plus modérés, mais qui étaient seulement retenus par la crainte d’une guerre civile, proposèrent que sans prendre les armes, et sans solliciter plus longtemps un sénatus-consulte, le peuple de sa seule autorité fît le procès aux consuls, et les condamnât à une grosse amande. Enfin ceux qui n’avaient pas encore perdu entièrement tout le respect qui était dû aux premiers magistrats de la république, représentèrent qu’il était inouï qu’on eût jamais entrepris dans une assemblée du peuple de faire le procès aux deux consuls dans l’année même du consulat, et surtout sans la participation du Sénat. Qu’une pareille démarche leur paraissait bien hardie ; qu’ils ne doutaient point qu’elle n’excitât de nouveaux tumultes qui à la fin pourraient produire une guerre civile. Que le succès en était incertain ; qu’il était même à craindre, si les patriciens avaient l’avantage, qu’ils ne ruinassent entièrement l’autorité du peuple pour se venger de ceux qui l’auraient voulu pousser trop loin. Qu’ainsi ils étaient d’avis qu’on sursît toute procédure contre les consuls jusqu’à ce qu’ils fussent sortis de charge ; et qu’en attendant on poursuivît seulement les particuliers qui avaient fait paraître plus de chaleur pour leurs intérêts.

De ces trois avis différents, les tribuns s’arrêtèrent au second qui leur paraissait le plus sûr et le plus prompt pour satisfaire leur ressentiment ; et ils indiquèrent une assemblée où le peuple à leur réquisition devait condamner les consuls à l’amande. Mais les tribuns s’étant aperçus, après que la première chaleur des esprits fut apaisée, que le peuple faisait paraître moins d’empressement pour une affaire qu’il regardait comme particulière à ces magistrats, ils résolurent pour assurer mieux leur vengeance de la différer, et même de la revêtir du prétexte ordinaire des intérêts du peuple, sans y mêler le différend qu’ils avaient avec les consuls. Ainsi le jour marqué pour l’assemblée étant arrivé, Icilius qui portait la parole pour ses collègues, déclara que le collège des tribuns, à la prière et à la considération des plus gens de bien du Sénat, se désistait de l’action intentée contre les consuls ; mais qu’en abandonnant leurs intérêts propres, ils étaient incapables de négliger ceux du peuple. Qu’ils demandaient qu’on procédât au partage des terres ; que le temps enfin était venu d’autoriser une loi si équitable proposée depuis longtemps, et dont la publication avait toujours été éludée par les artifices des patriciens. Il exhorta en même temps ceux des plébéiens qui s’intéressaient à cette affaire, d’en dire librement leur avis à l’assemblée.

Pour lors un plébéien appelé L Siccius ou Sicinius Dentatus, se présenta dans la tribune. C’était un vieillard encore de bonne mine, quoique âgé de plus de soixante ans, et qui avec une éloquence guerrière, parla lui-même magnifiquement de sa propre valeur et de toutes les occasions où il s’était signalé. Il représenta d’abord qu’il y avait quarante ans qu’il portait les armes ; qu’il s’était trouvé dans six vingt combats ; qu’il y avait reçu quarante-cinq blessures, et toutes par devant ; que dans une seule bataille il avait été blessé en douze endroits différents ; qu’il avait obtenu quatorze couronnes civiques, pour avoir sauvé la vie dans les combats à autant de citoyens ; qu’il avait reçu trois couronnes murales, pour être monté le premier sur la brèche dans des places qu’on avait emportées d’assaut. Que ses généraux lui avaient donné huit autres couronnes pour avoir retiré des mains des ennemis les étendards des légions ; qu’il conservait dans sa maison quatre-vingt colliers d’or, plus de soixante bracelets, des javelots dorés, des armes magnifiques, et des harnois de cheval, comme le témoignage et la récompense des victoires qu’il avait remportées dans des combats singuliers, et qui s’étaient passés à la tête des armées. Que cependant on n’avait eu aucun égard à toutes ces marques honorables de ses services, et que ni lui ni tant de braves soldats qui aux dépens de leur sang avaient acquis à la république la meilleure partie de son territoire, n’en possédaient pas la moindre portion. Que leurs propres conquêtes étaient devenues la proie de quelques patriciens qui n’avaient pour mérite que la noblesse de leur origine, et la recommandation de leur nom. Qu’il n’y en avait aucun qui pût justifier par titres la possession légitime de ces terres ; à moins qu’ils ne regardassent les biens de l’état comme leur patrimoine, et les plébéiens comme de vils esclaves, indignes d’avoir part à la fortune de la république. Mais qu’il était temps que ce peuple généreux se fît justice à lui-même, et qu’il devait faire voir sur la place, et en autorisant sur le champ la loi du partage des terres, qu’il n’avait pas moins de fermeté pour soutenir les propositions de ses tribuns, qu’il avait montré de courage en campagne contre les ennemis de l’état.

Icilius donna de grandes louanges à l’auteur de ce discours. Mais comme il affectait de paraître exact observateur des lois, il lui représenta qu’on ne pouvait avec justice refuser aux patriciens de les entendre sur les raisons qu’il leur plairait d’alléguer contre la loi : et il remit l’assemblée au jour suivant.

Les deux consuls tinrent des conférences secrètes pendant une partie de la nuit avec les principaux du Sénat sur les mesures qu’on devait prendre pour résister aux entreprises du tribun. Après différents avis, on convint d’employer d’abord les manières les plus insinuantes, et tout l’art de la parole pour gagner le peuple, et le détourner de la publication de la loi : mais que si animé par ses tribuns, il persistait à vouloir donner ses suffrages, on s’y opposerait hautement, et qu’on emploierait même les voies de fait. On fit dire à tous les patriciens qu’ils se trouvassent de grand matin dans la place avec leurs amis et leurs clients ; qu’une partie environnât la tribune aux harangues pour empêcher les tribuns de s’y rendre les plus forts, et que le reste de la noblesse se dispersât par pelotons dans l’assemblée pour s’opposer à la distribution des bulletins.

Les patriciens ne manquèrent pas de se trouver sur la place de grand matin, et ils occupèrent tous les postes dont on était convenu. Les consuls étant arrivés, les tribuns firent aussitôt publier par un héraut que si quelque citoyen voulait proposer des moyens solides d’opposition à la publication de la loi, il lui était permis de monter à la tribune aux harangues, et de représenter ses raisons au peuple. Plusieurs sénateurs s’y présentèrent successivement ; mais sitôt qu’ils commençaient à parler, une troupe insolente de petit peuple apostée par les tribuns poussait des cris confus qui empêchaient qu’on ne les pût entendre. Les consuls indignés de cette insolence, protestèrent hautement contre tout ce qui se pourrait passer dans une assemblée si tumultueuse.

Pour lors les tribuns levant le masque, leur répondirent avec beaucoup de fierté, que leur protestation n’empêcherait point la publication de la loi ; qu’il y avait trop longtemps qu’on amusait le peuple par de vains discours, dont la longueur affectée ne tendait qu’à éloigner la décision de cette affaire, et qu’il fallait enfin que les suffrages de l’assemblée en décidassent : et là-dessus Icilius commanda qu’on ouvrît les urnes, et qu’on distribuât les bulletins au peuple. Les officiers s’étant mis en état d’exécuter ses ordres, de jeunes patriciens des premières maisons de la république, ayant pris ce commandement pour le signal dont ils étaient convenus secrètement entre eux, enlevèrent les urnes, et répandirent les bulletins. D’autres escortés de leurs amis et de leurs clients, se jettent dans la foule, poussent, frappent et écartent le peuple, et demeurent enfin les maîtres de la place. Les tribuns outrés qu’on eût ainsi déconcerté leurs mesures, se retirèrent les derniers, mais ils convoquèrent l’assemblée pour le jour suivant : et après s’être plaints qu’on eût violé si ouvertement la majesté du peuple romain, ils demandèrent qu’il leur fût permis d’informer contre les auteurs du tumulte, ce qui leur fut accordé sur le champ.

Ils ne manquèrent point de témoins, qui déposèrent unanimement que ce désordre avait été excité par la plupart des jeunes patriciens. Mais comme leur grand nombre leur servait en quelque manière d’asile, et qu’il n’y avait pas moyen de comprendre dans l’information tous les patriciens de la république, les tribuns qui cherchaient des victimes à leur ressentiment, dont la punition pût intimider le Sénat, firent tomber l’accusation sur ceux qui étaient des familles Posthumia, Sempronia et Clelia. On les cita devant l’assemblée prochaine du peuple ; mais quoique ces jeunes patriciens se fissent honneur d’avoir empêché que la loi n’eût été publiée, le Sénat ne fut pas d’avis qu’ils comparussent, ni que personne se chargeât de leur défense. Les plus habiles sénateurs se flattèrent qu’en les abandonnant au peuple, cette modération diminuerait son ressentiment, ou qu’ayant, pour ainsi dire, exhalé toute sa colère par leur condamnation, cette vengeance lui ferait oublier la publication de la loi. Cependant le jour de l’assemblée étant arrivé, les esprits les plus violents parmi le peuple voulaient pousser cette affaire à toute rigueur ; mais les plus sages qui regardaient le silence du Sénat comme un aveu tacite de la faute des accusés, contents qu’il les abandonnât à la justice du peuple, furent seulement d’avis de les condamner à une amande : ce qui fut approuvé à la pluralité des voix. Le Sénat ne s’y opposa point ; on vendit même publiquement les biens des condamnés pour y satisfaire, et le prix en fut consacré à Cérès. Mais le Sénat fit racheter ces biens de ses propres deniers par des personnes interposées. On les rendit quelque temps après aux anciens propriétaires, et le Sénat ne fut pas fâché qu’il n’en eût coûté que de l’argent pour arrêter la publication de la loi. Mais les tribuns ne prirent pas si aisément le change. Ils revinrent bientôt au partage des terres. C’était le sujet le plus ordinaire de leurs harangues.

Pendant que le peuple passait les jours entiers sur la place à entendre ces déclamateurs, il arriva des courriers de Tusculum, qui dirent que les Èques s’étaient jetés sur le territoire de cette ville, alliée du peuple romain ; qu’ils mettaient tout à feu et à sang dans la campagne ; qu’il était même à craindre qu’ils n’emportassent cette place s’ils en formaient le siège : et les habitants demandaient du secours avec beaucoup d’instance. Le Sénat ordonna aussitôt que les consuls se mettraient en campagne avec les forces de la république. Les tribuns ne manquèrent pas de s’y opposer à leur ordinaire, et ils voulaient faire acheter leur consentement par la publication de la loi. Mais le peuple plus généreux que ses magistrats, se ressouvenant du secours qu’il avait reçu de Tusculum contre l’invasion d’Herdonius, offrit de bonne grâce de prendre les armes. On leva promptement une armée ; les deux consuls se mirent à la tête. Siccius Dentatus, ce plébéien qui venait de haranguer si vivement en faveur de la loi Agraria, se présenta pour les suivre avec huit cent vétérans comme lui, qui avaient tous achevé le temps de service prescrit par les lois, mais qui dans cette occasion voulurent encore aller à la guerre sous le commandement particulier de Siccius, qu’ils nommaient hautement l’Achille romain. L’armée romaine s’avança jusqu’à Algide qui était à seize mille de Rome, et rencontra les ennemis assez près de la ville d’Antium. Ils étaient retranchés sur le haut d’une montagne.

Les romains campèrent sur une éminence opposée ; ils se fortifièrent avec soin, et les généraux retinrent les soldats dans le camp pour cacher leurs forces à l’ennemi. Les Èques prirent ces précautions pour un effet de la peur des consuls. Ils descendaient souvent dans la plaine, et ils venaient quelquefois jusque sur les bords des retranchements du camp reprocher aux romains la timidité de leurs généraux. Les deux consuls, pour entretenir l’ennemi dans cette fausse confiance, tenaient toujours les portes du camp fermées. Mais un jour que Romilius commandait en chef, et que c’était à lui à donner les ordres, ce consul ayant aperçu que toute l’armée des Èques était sortie de son camp, et que la plupart des soldats dispersés et répandus dans la campagne fourrageaient impunément jusqu’au pied de ses retranchements, il résolut de les charger dans la plaine, et de faire attaquer en même temps le camp qu’ils avaient sur la montagne, afin qu’ils ne sussent point de quel côté était la véritable attaque. Dans cette vue il fit appeler Siccius Dentatus qui commandait le corps de vétérans dont nous venons de parler ; et soit par estime pour sa valeur, soit qu’il ne fût pas fâché d’exposer ce plébéien dans une occasion très dangereuse, il le chargea de l’attaque du camp ennemi : nous allons, lui dit-il, mon collègue et moi, marcher aux ennemis. Pendant que nous attirerons toutes les forces de notre côté, jetez-vous avec le corps que vous commandés dans cette gorge et ce chemin détourné qu’on découvre dans la montagne, et qui conduit à leur camp. Poussés jusqu’aux retranchements, et tâchés de vous en rendre le maître. En faisant en même temps deux attaques différentes, nous causerons une diversion utile, et qui en partageant les forces de nos ennemis, diminuera leur défense. Siccius lui répondit qu’il était prêt d’obéir aveuglément à ses ordres : mais souffrez, lui dit-il, que je vous représente que l’exécution m’en paraît impossible, et en même temps très dangereuse. Croyez-vous, continua ce vieil officier, que les ennemis en descendant de la montagne, et de leur camp, ne se soient pas assurés par un bon corps d’infanterie du seul chemin qui peut faciliter leur retraite ? Puis-je seul forcer ce poste avec les vétérans, et sans être soutenu par de plus grandes forces ? Une pareille entreprise n’est propre qu’à nous faire périr tous. Huit cens hommes pourront-ils résister à l’armée entière des ennemis, qui nous prendra par derrière dans le même temps que nous aurons en tête ceux qui occupent le chemin de la montagne ?

Le consul irrité des remontrances de Siccius, lui repartit brusquement, que sans se mêler de faire le général, il n’avait qu’à obéir aux ordres qu’on lui donnait : ou que s’il y trouvait trop de péril, il en chargerait d’autres officiers, qui sans faire les capables, viendraient glorieusement à bout de cette entreprise. Et vous, grand capitaine, ajouta le consul avec une raillerie piquante, vous qui faites la guerre depuis quarante ans, qui vous êtes trouvé à six vingt combats, et dont tout le corps est couvert de blessures, retournés à Rome sans avoir osé envisager l’ennemi, et rapportés sur la place cette langue si éloquente et plus redoutable à vos concitoyens que votre épée ne l’est aux Èques et aux Étruriens.

L’officier outré des reproches de son général, lui répondit fièrement qu’il voyait bien qu’il voulait faire périr un vieil soldat, ou le déshonorer. Mais que l’un était bien plus facile que l’autre ; qu’il allait marcher au camp ennemi, et qu’il l’emporterait, ou qu’il se ferait tuer en chemin avec tous ses compagnons. Ces vétérans prirent ensuite congé des autres soldats, qui ne les virent partir que comme des gens qu’on envoyait à la boucherie. Heureusement pour eux ils étaient sous les ordres d’un vieil officier qui savait faire la guerre. Siccius prit un grand détour, et ayant marché quelque temps, il découvrit dans l’éloignement, et sur des montagnes voisines, une grande forêt qui semblait s’étendre jusqu’au camp ennemi. Il se pressa aussitôt de gagner ce bois : bon courage, mes compagnons, s’écriait-il en montant, ou je suis bien trompé, ou j’aperçois une route qui nous conduira plus sûrement au camp des ennemis que celle que notre général m’avait prescrite. Ce ne fut pas sans peine que ces vieux soldats, chargés de leurs armes, parvinrent jusqu’au sommet de cette montagne. Mais ils n’y furent pas plutôt arrivés, qu’ils reconnurent qu’ils étaient sur une hauteur qui dominait sur le camp ennemi, et ils s’en approchèrent à la faveur des bois, sans avoir été aperçus par les sentinelles et les gardes avancées.

Pendant cette marche, les deux armées des romains et des Èques en étaient venues aux mains dans la plaine. On combattit longtemps de part et d’autre avec une valeur égale, et sans que la victoire se déclarât pour aucun parti. La plupart des soldats que les Èques avaient laissés à la garde de leur camp, croyant n’avoir rien à craindre de leurs derrières, étaient accourus sur le bord de la montagne pour voir la bataille. Pendant qu’ils s’étaient dispersés pour jouir plus aisément d’un si grand spectacle, Siccius qui les observait profita de cette négligence. Il fond sur le camp, surprend la garde, taille en pièces tout ce qui s’oppose à ses efforts, fait le reste prisonnier ; et après avoir laissé quelques soldats pour la garde du camp, il tombe ensuite sur ceux qui regardaient si paisiblement le combat, et les emporte sans peine. Quelques-uns dont l’éloignement favorisa la fuite, se jetèrent dans ce chemin creux qui conduisait dans la plaine, et où les Èques avaient laissé quelques cohortes pour assurer leur retraite, comme Siccius l’avait bien prévu. L’officier romain qui les poursuivait vivement, arrive presque aussitôt, les presse, les pousse et les renverse sur ce corps de garde. Tous prennent la fuite ; le soldat effrayé ne s’aperçoit point du petit nombre des ennemis ; la peur les multiplie à ses yeux ; il va chercher sa sûreté dans le gros de l’armée, et il y porte la crainte et l’épouvante : Siccius arrive qui l’augmente.

Les Èques se voyant attaqués par derrière, lâchent pied. Ce fut moins dans la suite un combat qu’une déroute générale. Les uns veulent regagner la montagne ; d’autres s’écartent dans la plaine, et ils rencontrent par tout l’ennemi et la mort. La plupart furent taillés en pièces ; et il ne s’en sauva que ceux que les romains voulurent bien faire prisonniers, ou qui échappèrent à la faveur de la nuit qui survint durant le combat.

Pendant que les consuls achevaient de vaincre, et qu’ils poursuivaient les fuyards, Siccius plein de ressentiment contre les généraux, forme le dessein de les priver des fruits et des honneurs de la victoire. Il remonte seul avec sa troupe dans le camp ennemi, coupe la gorge aux prisonniers ; tue les chevaux ; met le feu aux tentes, aux armes et à tout le bagage, et ne laisse aucune de ces marques de la victoire qu’on exigeait des généraux quand ils demandaient l’honneur du triomphe. Il marche ensuite en grande diligence, arrive à Rome avec sa cohorte, et rend compte aux tribuns de ce qui s’était passé. Le peuple voyant ces vieillards seuls, et encore couverts du sang des ennemis, s’attroupe autour d’eux, et leur demande des nouvelles de l’armée. Siccius leur annonce la victoire qu’on venait de remporter sur les Èques, et il se plaint en même temps de l’inhumanité des consuls, qui sans nécessité, dit-il, et pour satisfaire seulement leur haine contre les plébéiens, avaient exposé huit cent vétérans à une mort qui paraissait certaine. Il raconta ensuite par quel bonheur ils avaient échappé aux embûches que leur avaient tendu les consuls. Cependant, ajouta-t-il, nous avons pris le camp ennemi, et taillé en pièces ceux qui le gardaient. De-là nous nous sommes rendus maîtres des détroits de la montagne ; nous en avons chassé les Èques, et facilité par notre valeur la victoire des consuls. Nous demandons pour toute récompense qu’on ne décerne point les honneurs du triomphe à des généraux qui ne se sont servis de leur autorité, que pour faire périr sans nécessité leurs propres concitoyens.

Le peuple qui n’était que trop indisposé contre les patriciens, lui promit de ne consentir jamais au triomphe des consuls. Les soldats de ces généraux à leur retour entrèrent dans cette cabale, par ressentiment de ce que les deux consuls les avaient privés du butin qu’ils avaient fait vendre au profit de l’épargne, sous prétexte qu’elle était épuisée. Les consuls pour obtenir l’honneur du triomphe, représentèrent en vain qu’ils avaient remporté une victoire complète, taillé en pièces l’armée ennemie, et fait sept mille prisonniers.

Le peuple prévenu qu’ils avaient voulu faire périr les vétérans, leur refusa avec opiniâtreté qu’on remerciât les dieux de leur victoire, et qu’ils pussent rentrer dans la ville avec les ornements du triomphe. Le Sénat, soit par des principes d’équité, soit par la crainte de quelque nouvelle sédition, ne jugea pas à propos de s’intéresser pour eux ; et le peuple qui regardait cet affront comme une victoire qu’il remportait sur tout l’ordre des patriciens, défera dans les comices suivants la qualité de tribun à Siccius.

Ces deux consuls ne furent pas même plutôt sortis de charge, que sous le consulat de leurs successeurs Sp Tarpeïus et A Aeternius, on les cita devant l’assemblée du peuple. C’était le sort ordinaire de ces souverains magistrats. L’accusation roulait sur l’affaire de Siccius ; mais leur véritable crime était l’opposition constante que l’un et l’autre avaient apportée à la publication de la loi Agraria. Le peuple les condamna tous deux à une amende, Romilius à dix mille asses, et Veturius à quinze mille. L’histoire ne nous a point appris la raison de la différence que le peuple mit dans ces deux amandes : ce fut peut-être parce que Veturius eut plus de part au mauvais traitement qu’avait essuyé l’appariteur d’Icilius. Ce qui peut confirmer cette conjecture, c’est qu’on établit en même temps une loi du consentement de tous les ordres de l’état, par laquelle il était permis à tout magistrat de condamner à une amande ceux qui auraient manqué de respect pour sa dignité : privilège réservé auparavant aux seuls consuls. Mais pour empêcher que quelques magistrats particuliers n’abusassent de cette nouvelle autorité, et ne la portassent trop loin, il était ordonné par la même loi que désormais la plus haute amande pour ces sortes de fautes ne pourrait excéder la valeur de deux boeufs ou de trente moutons : monnaies de cuivre qui portaient ce nom de leur empreinte, et frappées sous le règne de Servius Tullius sixième roi de Rome.