LA MORT DU ROI

21 JANVIER 1793

 

CHAPITRE III. — VERS L'ÉCHAFAUD.

 

 

Nam et si ambulavero in medio umbræ mortis, non timebo mala, quoniam tu mecum es. (Psaume 22, verset 4, au Bréviaire romain. Office des morts.)

 

Le Roi sortant de la tour du Temple, disent la plupart des témoins, traversa à pied la première cour. Quelle était cette première cour ? Très vraisemblablement, l'ancien jardin, qui s'étendait auparavant entre la Tour et le palais du Grand-Prieur, et dont, comme nous l'avons vu, on avait rasé les arbres. Edgeworth dit à ce sujet, expressément : ... la première cour, — autrefois le jardin —[1].

Le même Edgeworth rapporte qu'à cet instant, le Roi se retourna, une ou deux fois, vers la Tour, comme pour dire adieu à tout cc qu'il avait de plus cher en ce bas monde, et que, au mouvement qu'il fit, on voyait qu'il rappelait sa force et son courage[2]. Et en un autre récit il est noté de même que, traversant d'un pas ferme la première cour, le Roi tourna à diverses reprises les yeux où était renfermée sa famille, et qu'on lui vit faire un mouvement convulsif comme pour rappeler sa fermeté[3].

Par les appartements de l'hôtel du Grand-Prieur, le Roi gagna alors la seconde cour, c'est-à-dire la cour d'honneur de cet hôtel, qui donnait sur la rue du Temple. C'est là, à l'entrée de la seconde cour[4], devant le perron du pavillon de droite de l'hôtel probablement, qu'il trouva la voiture qui devait le mener à l'échafaud. Un récit veut que, résigné d'avance à toutes les humiliations, il ait marqué quelque étonnement que ce ne fût pas un tombereau[5], un de ces tombereaux dans lesquels, sous l'ancien régime, on menait d'ordinaire les condamnés au supplice. Il a été longuement discuté sur cette voiture de Louis XVI, non pas tant sur sa forme et sa couleur — ce parait avoir été un carrosse à quatre roues et à quatre places, de nuance vert bouteille — que sur son propriétaire. Était-ce la voiture du maire de Paris, qui avait précédemment mené le Roi a la Convention, pendant son procès ? Il le semblerait, d'après la plupart des textes, des textes officiels eux-mêmes. Et pourtant, il dut y avoir au dernier moment substitution, car il est à peu près prouvé aujourd'hui que la voiture de Clavière, ministre des contributions publiques, est celle qui servit au transport du Roi[6].

Un lieutenant et un maréchal des logis de gendarmerie tenaient la portière. A l'approche du Roi, le premier, un nommé Jean-Maurice-François Lebrasse, entra dans la voiture et se plaça sur le devant[7], au rebours. Le Roi monta ensuite, s'établit au fond et fit asseoir l'abbé Edgeworth à sa gauche[8] ; le maréchal des logis, un certain Muret[9], — on ignorait jusqu'à ce jour son nom que j'ai retrouvé, sans avoir pu en apprendre davantage sur lui, sauta le dernier dans le carrosse, dont il tira la portière[10]. Les glaces de la voiture étaient fermées[11].

Depuis la porte de sortie [de l'hôtel du Grand-Prieur] dans la [seconde] cour, jusqu'à la grande porte qui donne sur la rue, il y avait une double haie de volontaires[12], entre lesquels passa la voiture. Puis, à peine rue du Temple, elle fut comme enserrée dans l'escorte qui l'attendait et qui prit aussitôt son ordre de marche : à la tète du cortège 100 gendarmes à cheval qui faisaient l'avant-garde ; derrière eux, 12 tambours aux ordres du tambour-major de la 2e légion de la garde nationale ; puis entourant la voiture. 1.200 hommes des Sections armées, choisis avec soin à raison de 25 par section et commandés par six commandants de la garde nationale ; enfin, comme arrière-garde, 100 gardes nationaux à cheval de l'École militaire[13].

Ainsi composé, le cortège s'avança dans la rue du Temple, se dirigeant vers les boulevards qu'il devait suivre jusqu'à la rue de la Révolution — rue Royale.

Le temps était à peu près le même que la veille. Un témoin dit qu'il pleuvait[14] ; un autre, qu'il faisait un brouillard horrible[15] ; un troisième, que le ciel était sombre et nébuleux[16]. Ces observations ne sont pas inconciliables, ayant été faites forcément à des heures et à des endroits différents. Il ne plut certainement pas, ce matin-là, d'une façon régulière et continue, car cela aurait été noté par presque tous les témoins ; mais du ciel brumeux et couvert, il put tomber, par intervalles, ce brouillard épais et condensé particulier aux jours de dégel à Paris.

Aucun récit ne rapporte qu'il fit froid ; mais beaucoup notent qu'il régnait une humidité pénétrante.

Qu'il fit sombre, la chose est assez prouvée par le fait que les réverbères étaient allumés, sur le passage du foi au moins. Bien qu'aucune relation contemporaine ne nous donne ce détail, il n'est pas probable que cette décision prise, comme nous l'avons vu, par le Conseil général de la Commune dans la soirée du 20 janvier[17], n'ait pas été exécutée, puisqu'elle fut confirmée le 21 janvier, à huit heures du matin, par le même Conseil, qui déclara alors s'en tenir à son arrêté de la nuit, sur la manière dont les rues seront éclairées[18].

Nous savons positivement, en revanche, que les autres prescriptions de la Commune avaient été strictement observées. Les boutiques étaient closes[19], fermées les portes et les fenêtres des maisons[20], fermées de force, du reste, car vers toute fenêtre qui s'entr'ouvrait des gens armés dirigeaient les canons de leurs fusils, déclarant avec d'horribles menaces qu'ils allaient faire feu[21] ; pas une voiture dans les rues[22], et — bien qu'il y ait eu, comme toujours, des gens qui surent enfreindre la consigne, — peu ou pas de monde. en dehors des hommes armés, les réserves des Sections demeurées dans chaque quartier ayant reçu l'ordre exprès d'arrêter tous les citoyens sans armes[23] ; de loin en loin, seulement, des ouvriers afficheurs achevant de poser sur les portes de tous les établissements publics, des ministères, des Sections, des Comités, de la Commune, de la Mairie, des théâtres, dans toutes les cours des Tuileries, les avenues de la Convention, sur la place Louis XV, sur la place Vendôme, dans le faubourg Saint-Antoine, de larges affiches de 0,50 sur 0,35 centimètres, portant le décret de condamnation du ci-devant Roi par la Convention[24].

Mais ce qui apparaissait formidable, c'était le nombre des citoyens armés de fusils et de piques qui faisaient la haie sur le passage du cortège. On l'a estimé à 80.000 hommes, et je ne crois pas ce chiffre exagéré. Du Temple à la place de la Révolution, il y avait plus d'une lieue, et sur cette distance s'allongeaient de chaque côté, sur trois ou quatre rangs de profondeur, deux files ininterrompues de gardes nationaux : la 5e légion, barrant la rue du Temple à la hauteur de la rue Phélipeaux (Réaumur) et bordant les deux côtés de la rue et du boulevard du Temple jusqu'à la porte Saint-Martin ; la 6e légion, de la porte Saint-Martin à la porte Montmartre ; la 1re, de la porte Montmartre à la rue Mirabeau (chaussée d'Antin) ; la 2e, de la rue Mirabeau à la porte Saint-Honoré ; la 4e de la porte Saint-Honoré jusqu'à et sur la place de la Révolution ; toutes ces troupes appuyées et soutenues par de petites batteries d'artillerie : de deux canons, rue Phélipeaux ; de trois, boulevard du Temple ; de quatre, à la porte Saint-Martin ; de quatre, à la porte Saint-Denis ; de deux, boulevard Montmartre ; de deux, rue Grange-Batelière ; d'un, au bout de la rue de Richelieu ; de deux, rue Mirabeau ; de quatre, rue et faubourg Saint-Honoré[25].

Mais tous ces détails, que nous donnent les textes officiels, restent vains et froids, si, à l'aide des plans, des gravures et des documents du temps, l'on n'imagine et l'on n'évoque point le cadre où ils prennent place. Ce cadre a tellement changé depuis un siècle ! En 1793, les boulevards, que suivait le cortège, ne ressemblaient en rien à cc qu'ils sont aujourd'hui, et je ne saurais mieux les comparer qu'à un de ces vastes cours, comme on en voit encore en province. D'une largeur moyenne de trente mètres environ, plantés de quatre et à certains endroits de six rangées d'ormes, bordés alternativement d'hôtels, de maisons, de murs ou de clôtures de jardins maraîchers ou d'agrément ; ne comportant qu'une chaussée centrale assez étroite, dont les accotements étaient restés en terrain naturel, avec, de chaque côté, des contre-allées dont à la croisée des rues l'entrée était fermée aux voitures par des barrières contre lesquelles les passants venaient se heurter la nuit[26] ; pleins d'aspérités, de pentes, d'irrégularités de niveau, de perrons, de marches[27], ils se prêtaient en somme assez mal, par les mille accidents de terrain qui les semaient, au développement de l'énorme masse d'hommes qui les encombrait le 21 janvier. Et ce n'est point dans une voie bien tracée, aux bâtiments bien alignés, qu'il faut voir s'avancer la voiture qui portait le tyran, mais dans la perspective variée, heurtée, imprévue d'une sorte de boulevard extérieur, où sur le ciel d'hiver se découpaient les silhouettes des arbres noirs et effeuillés, entre lesquels le cortège poursuivait son chemin.

Tout le long de ce chemin, régnèrent le silence le plus profond, le calme le plus grand, rapportent presque tous les récits ; spectacle imposant et majestueux[28], disent certains, qui paraphrasent visiblement le mot célèbre : le silence des peuples est la leçon des rois ; marque assurée de consternation et d'épouvante, suivant d'autres, qui assurent qu'on vit couler bien des larmes, mais que ce fut la seule marque d'intérêt que reçut, sur sa route et dans une infortune sans exemple, le vertueux monarque[29].

En dépit de telles affirmations, nous savons cependant positivement que ce silence et ce calme turent plusieurs fois rompus : à la sortie du Temple, d'abord, où plusieurs voix, crièrent Grâce ![30] ; — sur le boulevard de la Porte-Saint-Martin, où une jeune fille, se trouvant près d'une boutique, au moment du passage du cortège, est si vivement frappée de l'idée terrible de la tête d'un roi tombant sous la hache du bourreau, qu'elle s'évanouit en poussant des cris perçants, première occasion de tumulte, car déjà ceux, aux yeux desquels tout mouvement de sensibilité est un crime, veulent se jeter sur elle, en sorte qu'on ne la soustrait qu'à grand'peine à leur férocité[31] ; — enfin et surtout, nul ne l'ignore, sur le terre-plein qui dominait le boulevard Saint-Martin d'un côté, le boulevard Bonne-Nouvelle de l'autre, à l'intersection de la rue de Cléry et du faubourg Saint-Denis, à l'endroit, bien connu, où eut lieu la célèbre tentative du baron de Batz pour délivrer le Roi.

Un auteur, auquel on ne peut accorder, je le sais, qu'une confiance limitée, — et qui déclare pourtant avoir, le 21 janvier, comme garde national de la section des Piques, fait la haie le long des boulevards, entre la porte Saint-Denis et, le faubourg Poissonnière, — affirme que, le cortège parvenu à cet endroit, il y eut un instant d'hésitation, une sorte de halte dans la marche de ce cortège, provenant de l'avis que l'on avait reçu que, si un mouvement devait éclater, il éclaterait là[32].

Là, en effet, Batz attendait bien le passage de la voiture royale.

Au 21 janvier, écrivait-il plus tard, au jour à jamais le plus déplorable de la monarchie, 200.000 hommes au moins et sous les armes bordaient le passage de Louis XVI à sa dernière heure, et dans cette multitude on peut affirmer qu'il n'était pas un seul homme, peut-être, dont l'âme ne fût épouvantée du parricide et dont le vœu tacite ne fit pas pour le salut de l'infortunée victime. Et cependant, on sait qu'il parut en avant de la fatale voiture quatre Français qui, les armes à la main, firent un appel à ceux qui voudraient sauver leur Roi ; ils avaient même des raisons de croire qu'ils seraient puissamment secondés. Stérile appel ! Vaine espérance ! Ils ne virent autour d'eux que douleur et stupeur. Tous les yeux se baissaient, et nul bras n'osait se lever ![33]

Je voudrais avoir quelque chose de nouveau à dire sur ce mémorable complot du 21 janvier. Il est malheureusement douteux qu'on découvre jamais sur lui beaucoup plus que n'ont retrouvé les derniers et distingués biographes du baron de Batz[34].

Malesherbes raconta plus tard à François Hue : Revenant avec mes collègues de l'Assemblée où nous étions allés, de la part du Roi, notifier sa déclaration d'appel, quelques personnes qui m'étaient inconnues m'avaient entouré dans les corridors de la salle et m'avaient assuré que de fidèles sujets arracheraient le Roi des mains de ses bourreaux, ou périraient avec lui. Je le dis au Roi. — Les connaissez-vous ? me répondit-il. — Non, Sire ; mais je pourrais les retrouver. — Eh bien ! tâchez de les rejoindre, et déclarez-leur que je les remercie du zèle qu'ils me témoignent. Toute tentative exposerait leurs jours et ne sauverait pas les miens. Quand l'usage de la force pouvait me conserver le trône et la vie, j'ai refusé de m'en servir ; voudrais-je aujourd'hui faire couler pour moi le sang français ![35]

Edgeworth, de son côté, affirme qu'un grand nombre de personnes dévouées au Roi avaient résolu de l'arracher de vive force des mains de ses bourreaux, ou du moins de tout oser pour cela. Deux des principaux acteurs, ajoute-t-il, jeunes gens d'un nom très connu, étaient venus m'en prévenir la veille[36]. Ces deux jeunes gens étaient très vraisemblablement cieux de ces Lézardière, chez lesquels, je l'ai dit, habitait alors Edgeworth et qui étaient parmi les plus fougueux partisans du Roi, encore à Paris, en ces jours de deuil.

J'ai appris depuis, continue Edgeworth, que les ordres de cette affreuse matinée avaient été conçus avec tant d'art et exécutés avec tant de précision, que, de quatre ou cinq cents personnes, qui s'étaient ainsi dévouées pour leur prince, vingt-cinq seulement avaient réussi a gagner le lieu du rendez-vous. Les autres, par l'effet des mesures prises dès la pointe du jour dans toutes les rues de Paris, ne purent même pas sortir de leurs maisons[37].

Tout cela parait fort exact. Si d'abord la plupart des conspirateurs ne purent gagner le lieu du rendez-vous, c'est bien que les uns, spécialement signalés et désignés, furent retenus dès le matin à leurs domiciles ou dans les hôtels garnis qu'ils occupaient par des gardes apostés aux issues, et que les autres se trouvèrent consignés sous les armes dans leurs sections respectives, suivant les ordres exprès de la Commune[38].

D'autre part, il n'est pas moins certain que plusieurs des complices de Batz, qui avaient pu parvenir jusqu'aux boulevards, découragés par l'imposant appareil de la force armée, effrayés de leur petit nombre[39], hésitèrent à tenter ce qui leur apparut, au dernier moment, comme un acte de témérité et de désespoir inutile. Parmi ceux-là étaient au moins, on le sait, Jacques-Antoine d'Elbreil de Scorbiac et Joseph-Pierre Vialettes d'Aignan, qui déclarèrent plus tard n'avoir été que les témoins de la tentative de Batz[40].

Quels furent les quatre vaillants, — car ce chiffre de quatre est donné par un autre document que le récit de Batz[41], — quels furent les quatre vaillants qui se dévouèrent alors ? On est sûr seulement des noms de trois d'entre eux : de celui de Batz, d'abord, l'organisateur du complot ; de celui de Jean-Louis-Michel Devaux, secrétaire de Batz, d'après ses aveux au tribunal révolutionnaire[42] et la dénonciation du citoyen Châtelet au Comité de salut public[43] ; de celui d'Amable-Charles, marquis de la Guiche, comte de Sivignon, selon la déposition de Devaux lui-même[44].

Et les documents, d'où je tire ces renseignements, permettent de supposer comment se passèrent les choses.

De l'interrogatoire de Devaux au tribunal révolutionnaire, et de la dénonciation de Châtelet il résulte d'abord que, postés sur la gauche du cortège, du côté de la rue de Cléry, les quatre passèrent armés de sabres derrière les rangs des citoyens armés, quand Capet allait au supplice[45] ; le citoyen Châtelet l'affirma du moins et ajouta avoir parlé alors à Devaux ; un autre détail, qui semble certain, c'est que Batz et Devaux traversèrent les boulevards, malgré la défense, et qu'à cet instant Batz cria : A nous ceux qui veulent sauver leur Roi ![46] Et il est assez vraisemblable, enfin, sans qu'on puisse l'affirmer, que le baron et son secrétaire parvinrent à forcer la ligue des gardes nationaux de l'autre côté du boulevard, du côté de la porte Saint-Denis, et à s'échapper par là.

Quant aux cieux autres, ils auraient été massacrés, d'après Armand-François, comte d'Allonville. Cela n'est pas vrai pour La Guiche, qui mourut seulement le 9 messidor an II sur l'échafaud[47] ; et il me semble impossible, d'autre part, comme l'a fait son dernier biographe, le comte de Bellevue[48], d'identifier avec Nicolas-Joseph Beaugeard, secrétaire des commandements de la Reine, l'inconnu qui fut, dit-on, sabré alors sur les marches de l'église Bonne-Nouvelle, aujourd'hui rue de la Lune.

Des textes même que cite le comte de Bellevue, il ressort bien, en effet, que la tentative de Beaugeard se produisit seulement un peu après, à la hauteur probablement de l'église nouvelle de la Madeleine. Un article de la Quotidienne, paru le 21 janvier 1828, dix ans après la mort de Beaugeard, et une notice sur lui publiée à la suite de cet article[49], disent expressément que, comme le cortège arrivait à la place de la Madeleine... près de la place Louis XV, Beaugeard, le sabre à la main, s'élança au milieu de 60.000 bayonnettes, criant : Français, mes concitoyens, souffrirez-vous qu'on répande le sang du juste ? Marchons et sauvons-le ! ou bien : Que cent braves se joignent à moi et l'innocent est sauvé ! Remarquez ces cieux affirmations expresses : Comme le cortège arrivait à la place de la Madeleine... près de la place Louis XV, qui sont en absolue contradiction avec le lieu et le moment que l'on voudrait assigner à la tentative de Beaugeard[50].

Et deux détails pourraient achever de nous convaincre que c'est bien place de la Madeleine qu'eut lieu cette tentative : celui-ci d'abord, que Beaugeard, aussitôt sabré par les gendarmes de l'escorte et laissé mourant sur le pavé, fut, dit-on, transporté à la section de la place Vendôme, c'est-à-dire à la section la plus proche[51] ; — et cet autre, qui nous est fourni par un témoin, que, le cortège arrivant à la hauteur de la Madeleine, il entendit les clameurs des forcenés qui entouraient la voiture, clameurs qui se rapportaient peut-être à l'attentat de Beaugeard[52]. Je ne fais d'ailleurs aucune difficulté de reconnaître que ce dernier était sans doute au nombre des complices de Batz, mais il me semble difficile d'admettre que son acte héroïque ait été accompli boulevard Bonne-Nouvelle.

En dehors du trouble ainsi causé plusieurs fois par les suppôts du tyran, il semble bien d'ailleurs qu'à diverses reprises, de son côté, le peuple se soit départi, sur le passage du Roi, du calme majestueux, dont plus tard le félicitèrent ses maîtres.

On m'a assuré, écrit Joseph de Lama, secrétaire de la légation de Parme à Paris, on m'a assuré que les soldats, qui accompagnaient le convoi funèbre, chantèrent les airs de Ça ira ! Ça ira ! et de Malbrough s'en va-t-en guerre ![53] Et un autre témoin affirme qu'en particulier les canonniers, placés aux postes que j'ai indiqués, riaient, causaient, chantaient, tenaient des propos infâmes et menaçaient hautement de leur mitraille ceux qui feraient le moindre mouvement suspect[54].

On aimerait à savoir si le Roi, de sa voiture, entendit quelque chose de ces manifestations de haine, ou de ces protestations de dévouement jusqu'à la mort.

Il perçut, peut-être, les cris de grâce poussés à la sortie du Temple, et certainement les hurlements de la populace. Mais, en revanche, il semble n'avoir rien vu ni entendu des suprêmes tentatives de Batz et de ses amis. Les tambours, qui s'étaient mis à battre dès l'ébranlement du cortège, durent empêcher l'appel du baron et celui de Beaugeard de parvenir jusqu'à la voiture, dont les glaces, je l'ai dit, étaient tirées, et autour de laquelle l'escorte formait comme un rempart impénétrable. La meilleure preuve, du reste, que tout passa inaperçu du condamné, c'est qu'Edgeworth, qui nous avoue que, sans se livrer absolument à l'espérance de la délivrance du Roi, il en conserva cependant une lueur jusqu'à l'échafaud[55], ne dit pas un mot de Batz ni de Beaugeard dans son récit[56].

Il nous y dépeint seulement l'attitude du Roi pendant le trajet, attitude toujours digne et courageuse. Se trouvant resserré dans une voiture, où il ne pouvait ni me parler, ni m'entendre sans témoins, écrit-il, il prit le parti du silence. Je lui présentai aussitôt mon bréviaire, le seul livre que j'eusse sur moi, et il parut l'accepter avec plaisir. Il témoigna même désirer que je lui indiquasse les psaumes qui convenaient le mieux à sa situation, et il les récitait alternativement avec moi. Les gendarmes, sans ouvrir la bouche, paraissaient extasiés et confondus tout ensemble de la piété tranquille d'un monarque qu'ils n'avaient jamais sans cloute vu d'aussi près[57].

Quant à l'impression que le Roi put produire sur ceux qui le virent passer, nous n'en avons que peu d'échos. Par le jour sombre qu'il faisait, — umbra mortis ! — et à travers les vitres du carrosse, embuées probablement de la respiration se quatre personnes, il devait être difficile d'y rien distinguer de l'extérieur. André Girard, commandant du bataillon des fédérés de Marseille, qui se trouva à un moment tout près de la voiture, avoue qu'il ne put apercevoir le Roi[58]. Un texte nous dit seulement qu'il avait l'air pensif, mais non abattu[59], et un autre, plus précis, que, dans le trajet, il eut le front ridé, par intervalles, que sa physionomie était sombre et son regard fixe[60].

Le trajet dura deux heures, rapportent beaucoup de récits, près de deux heures, disent d'autres ; exactement, une heure et demie. Les chevaux allaient au pas, et il n'y eut de haltes que celles commandées par Santerre, qui fit plusieurs fois arrêter la voiture, pour s'informer si le Roi n'avait rien à demander[61]. Le cortège arriva place de la Révolution à dix heures dix minutes, heure officielle.

 

 

 



[1] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 330.)

[2] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 330.)

[3] Semaines parisiennes. (Beaucourt, t. I, p. 371.)

[4] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 330.)

[5] Mémoires du marquis de Ferrières, coll. Barrière, 1821, t. III, p. 367-368.

[6] C'est ce qu'a toujours affirmé M. Courel, secrétaire particulier de Clavière, mort conseiller à la Cour des Comptes. (Beaucourt, t. I, p. 364 ; Intermédiaire des chercheurs et des curieux, t. III, 1866, p. 320, 470.)

[7] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 330.)

[8] Le Magicien républicain, de Rouy l'aîné. (Beaucourt, t. I, p. 378.)

[9] Lettre de M. Chaumine à M. Préval, Paris, 21 janvier 1793. (Grille, op. cit., t. III, p. 349.)

[10] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 330.)

[11] Lettre d'André Girard, commandant du bataillon des  Fédérés de Marseille, du 21 janvier. (Portal, Le Bataillon marseillais du 21 janvier, Marseille, 1900, in-8°, p. 150.)

[12] Procès des Bourbons... (Beaucourt, t, I, p. 386.) — Les Tuileries, le Temple, le tribunal révolutionnaire et la Conciergerie, sous la tyrannie de la Convention... Paris, 1814. in-8°, p. 145.

[13] Dutemple, Ordres du jour inédits de Santerre, Paris, 1875, in-8°, p. 12 et 13. — Je ne sais comment Dutemple est arrivé à conclure de l'ordre du jouir de Santerre du 20 janvier qu'il y avait 60 tambours. Chacune des six légions, est-il dit dans cet ordre du jour, fournira un commandant pour l'escorte, — qui partira, au plus lard, à 7 heures, du chef-lieu de chaque légion, — avec deux tambours, lesquels réunis seront aux ordres du tambour-major de la deuxième légion (Ibid.). En fait, Edgeworth ne parle que de quinze à vingt tambours, placés vis-à-vis de l'échafaud. (Beaucourt, t. I, p. 335.) Il ne ressort pas de même de l'ordre du jour de Santerre que des canons fussent joints aux troupes de l'escorte, bien que beaucoup de récits l'aient affirmé.

[14] Beaulieu, Les Souvenirs de l'histoire. (Beaucourt, t. I, p. 397.)

[15] Récit de Pierre-Joseph Joly, publié par Tausseral-Radel, dans la Revue de Champagne et de Brie, 1895, 2e série, t. VII, p. 237-240.

[16] Rouy l'aîné, Le Magicien républicain. (Beaucourt, t. I, p. 379.)

[17] Tous les réverbères seront allumés, sauf à donner une indemnité à l'entrepreneur. (Tourneux, Procès-verbaux des séances de la Commune de Paris, Paris, 1894, in-8° ; procès-verbal de la séance du 20 janvier 1793, p. 121.) — Le soleil était enveloppé d'un brouillard si épais qu'on ne se voyait pas à une très faible distance. (Guénard de Méré, Les augustes victimes du Temple, Paris, 1818, in-8°, t. III, p. 164.) L'auteur déclare tenir ce détail d'un témoin oculaire.

[18] Tourneur, Procès-verbaux des séances de la Commune de Paris, Paris, 1894, in-8° ; procès-verbal du 21 janvier, huit heures du matin (p. 122-123).

[19] Beaulieu, les Souvenirs de l'histoire. (Beaucourt, t. I, p. 397.)

[20] Ange Pilou, l'Urne des Stuarts et des Bourbons, p. 12. — Durdent, Histoire de Louis XVI, 1817, in-8°, p. 270.

[21] Ange Pilou, l'Urne des Stuarts et des Bourbons, p. 12. — Durdent, Histoire de Louis XVI, 1817, in-8°, p. 270.

[22] Procès des Bourbons. (Beaucourt, t. I, p. 386.)

[23] Dutemple, Ordres du jour inédits de Santerre, ordre du 20 janvier, p. 16.

[24] Lettre d'Étienne-Alexandre-Jacques Anisson-Duperron, directeur de l'Imprimerie nationale, aux ministres, du lundi 21 janvier, dix heures du matin ; note de lui intitulée : Endroits où il faut afficher, et exemplaire de l'affiche. (Arch. nat., AF II, 3, doss. 14, n° 38, 39 et 40.)

[25] Dutemple, Ordres du jour inédits de Santerre, Paris, 1875, in-8°, p. 15-16.

[26] S. Dupain, Notice historique sur le paré de Paris, 1881, in-8°, p. 283.

[27] Lenotre, Les quartiers de Paris pendant la Révolution, Paris, 1896, in-fol., pl. 77.

[28] Rouy l'aîné, Le Magicien républicain. (Beaucourt, t. I, p. 379.)

[29] Semaines parisiennes. (Beaucourt, t. I, p. 369.)

[30] Journal de Perlet, n° du 22 janvier 1793.

[31] Les Tuileries, le Temple, le Tribunal révolutionnaire... Paris, 1814, in-8°, p. 147-148.

[32] Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, Paris, 1841, in-8°, t. I, p. 73-74. — Ce Duval, auteur dramatique de profession et qui composa à la fin de sa vie ses Souvenirs de la Terreur et ses Souvenirs thermidoriens, 1841, in-8°, avait été en relations avec Charles Vatel, l'auteur de Charlotte Corday, 3 vol. in-8°, 1864-72. Ce dernier dit à M. Émile Campardon, le savant historien du Tribunal Révolutionnaire (Paris, 1866, 2 vol. in-8°), — dont le nom ne doit jamais être cité qu'avec respect, reconnaissance et admiration par tous ceux qui s'occupent de la Révolution, — qui me l'a répété, que Duval et ses Souvenirs lui avaient toujours inspiré peu de confiance. Pourtant, parmi nombre d'inexactitudes et d'épisodes dramatisés et arrangés, beaucoup de détails n'ont pu être imaginés par Duval et doivent être, il me semble, tenus pour véridiques.

[33] Études sur la Contre-Révolution. — La vie et les conspirations de Jean, baron de Batz (1754-1793), par le baron de Batz, Paris, s. d., in-8°, p. 444.

[34] Le baron de Batz, dans l'ouvrage que je viens de citer, et précédemment M. Lenotre, Un conspirateur royaliste pendant la Terreur (1792-1795) : le baron de Batz, Paris, 1896, in-8°.

[35] Souvenirs de M. de Malesherbes rapportés par François Hue, Dernières années de la vie et du règne de Louis XVI, Paris, 1860, p. 439.

[36] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 331.)

[37] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t, I, p. 331.)

[38] Comte d'Allonville, Mémoires secrets, Paris, 1841, in-8°, t. III, p. 163.

[39] G. Duval, Souvenirs de la Terreur, t. I, p. 75.

[40] Notice biographique sur M. d'Elbreil, Toulouse, 1868, in-8°, p. 87.

[41] Lettre de Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne et Robespierre à Fouquier-Tinville, du 25 prairial an II. (Arch. nat., W 389, doss. 904, 2e partie, n° 17.)

[42] Interrogatoire de Devaux, 28 prairial an II. (Arch. nat., W 389, doss. 904, 1re partie, n° 90.)

[43] Lettre de Collot-d'Herbois... du 25 prairial an II, déjà citée.

[44] Interrogatoire de Devaux, déjà cité.

[45] Lettre de Collot-d'Herbois... déjà citée.

[46] Interrogatoire de Devaux, déjà cité.

[47] Arch. nat., W 397, doss. 921.

[48] Comte de Bellevue, Un héros malouin, Nicolas Beaugeard, Rennes, 1904, in-8°.

[49] L'héroïsme d'un Français en 1793, Paris, s. d., in-8° (Bibl. nat., Lu27, 1268).

[50] L'héroïsme d'un Français en 1793. (Ibid., p. 11, 13.)

[51] L'héroïsme d'un Français en 1793, Ibid., p. 13. — Voici sur l'arrestation de N.-J. Beaugeard, une pièce inédite : Je soussigné, greffier commis du tribunal de police correctionnelle, reconois que les citoyens Senne et Offener, tous deux grenadiers de la gendarmerie nationale, ont conduit au greffe dudit tribunal un particulier disant se nommer Nicolas-Joseph Beaugeard, et ce en vertu de l'ordonnance du Comité de sûreté générale et de surveillance, en date de ce jour, au bas du procès-verbal de la section des Piques (Vendôme) qu'ils nous ont pareillement déposé. — A Paris, ce 21 janvier 1793, l'an II de la République. NAULIN, grenier. (Arch. nat., Comité de sûreté générale, F7 4191.) Une autre pièce du même dossier nous apprend que Beaugeard habita à partir du 1er septembre 1792, et habitait encore le a6 avril 1793, à Chevilly (Seine). Il fut en effet assez vite relâché, le crédit d'un homme en place ayant réussi à le faire passer pour insensé. (L'héroïsme d'un Français en 1793, Paris, s. d., in-8°. Bibl. nat , Lu27 1268.)

[52] Mémoires du chancelier Pasquier, publiés par le duc d'Audiffret-Pasquier, 1894, t. I, p. 86.

[53] Lettre du chevalier Joseph de Lama, du 28 janvier 1793. (La Révolution racontée par un diplomate étranger, p. 424.)

[54] Georges Duval, Souvenirs de la Terreur, t. I, p. 82.

[55] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 331.)

[56] Je n'ai trouvé que dans deux récits le détail suivant qui me parait bien invraisemblable, à moins que les individus dont il s'agit n'aient été des agents provocateurs. On a remarqué, le 21 janvier, dit l'un de ces récits, deux hommes armés qui, suivant le cortège à une certaine distance, entraient dans les cafés, qui sont situés sur la route, pour demander s'il n'y avait personne qui voulut se dévouer à la mort pour sauver le Roi. Ils trouvèrent partout le silence de la terreur et, arrivés à la place de la Révolution, se perdirent dans la foule. (Semaines parisiennes, dans Beaucourt, t. I, p. 372-373) ; — le même fait est rapporté à peu près dans les mêmes termes par l'auteur du Précis historique de la vie de Louis XVI, de son procès et de son martyre, Besançon, 1821, in-8°, p. 130.

[57] Relation d'Edgeworth. (Beaucourt, t. I, p. 331-332.)

[58] Lettre d'André Girard, du 21 janvier. (F. Portal, le Bataillon marseillais du 21 janvier, Marseille, 1900, in-8°, p. 150.)

[59] Journal de Perlet, n° du 22 janvier.

[60] Lettre de M. Chaumine à M. Préval, Paris, 21 janvier 1793. (Grille, op. cit., t. III, p. 349.)

[61] A. Carro, Santerre, 1847, in-8°, p. 168.