L'EUROPE ET LES BOURBONS SOUS LOUIS XIV

AFFAIRES DE ROME. — UNE ÉLECTION EN POLOGNE. — CONFÉRENCES DE GERTRUTDENBERG. — PAIX D'UTRECHT

 

CHAPITRE X.

 

 

Considérations générales sur le changement de politique opéré en Angleterre en 1710. — Les partis en Angleterre. — Bolingbroke, sa vie, son caractère, sa mission. — Marlborough, ses principaux actes, ses qualités, ses vices. — Autorité considérable dont il jouit. — Nécessité pour Bolingbroke de rallier à son opinion la nation anglaise autant que la reine. — Harley. — La reine Anne et la duchesse de Marlborough. — Leur situation, l'une à l'égard de l'autre. — Lady Masham gagne le cœur de la reine. — Portée réelle de ces intrigues de cour et nature de leur influence sur les grands événements. — Activité de Bolingbroke. — L'Examiner. — Son action, sa prompte célébrité. — La reine Anne est convaincue par Bolingbroke. — Caractère de cette princesse. — Changement de ministère. — Nouvelles élections favorables aux tories. — Suprêmes et inutiles efforts de Marlborough. — Son impopularité. — Disgrâce complète de la duchesse de Marlborough. — Lutte des whigs et des tories. — Congrève et Addison. — Swift. — Éloquence de Bolingbroke et son immense autorité sur le parlement. — Représentation du Caton d'Addison. — Présence d'esprit de Bolingbroke. — La première partie de la mission des tories est heureusement accomplie.

 

L'histoire offre peu d'exemples d'un revirement de fortune aussi complet que celui auquel, en 1710, la France dut son salut, et Louis XIV le triomphe inespéré de sa politique. L'Angleterre fut le théâtre de la révolution ministérielle qui amena ce revirement, et qui était tout à fait accomplie quand survint la mort prématurée du jeune empereur d'Allemagne. Ce second événement, aussi inattendu que le premier, mais moins décisif, contribua seulement à le confirmer, à en précipiter les conséquences et à démontrer sa profonde utilité. Cette mort transportait en effet brusquement la couronne impériale de la tête d'un prince qui paraissait devoir régner longtemps encore, sur celle de l'archiduc Charles, le roi d'Espagne de la coalition, et elle faisait ainsi aboutir une guerre, soutenue pour affermir l'équilibre européen menacé par Louis XIV, à la restauration du pouvoir bien plus formidable, bien plus dangereux pour cet équilibre, d'un nouveau Charles-Quint. L'avènement de l'empereur Charles VI fut donc pour les partisans de la paix en Angleterre un secours providentiel qui justifia leurs desseins audacieux et étendit la portée de leur triomphe. Mais ce triomphe, comment l'avaient-ils obtenu ? Comment une guerre acharnée avait-elle été suspendue au milieu des succès les plus enivrants ? Comment le bras du plus ancien, du plus implacable de nos adversaires s'était-il arrêté au moment même où il espérait détruire son ennemi épuisé Comment enfin un parti, jusque-là victorieux, et dont le chef illustre couvrait de gloire les armes anglaises, était-il tombé tout-à-coup avec ses ministres, ses généraux, sa politique ? A un revirement dont les conséquences ont été si considérables, il a paru piquant d'assigner une cause frivole, et on fait encore[1] volontiers dépendre du seul caprice d'une souveraine un événement qui a changé la face de l'Europe. Il n'en est rien. Les causes réelles de ce grand fait, longtemps méconnues et qui méritent d'être étudiées, sont aussi profondes et graves que sa portée a été immense, et d'ailleurs, chez une nation fière et libre comme l'Angleterre, de telles résolutions ne peuvent pas être l'effet accidentel d'une intrigue de cour, mais le résultat inévitable d'un besoin réel et national.

Quand un de ces besoins incontestables, urgents et d'un intérêt général, se manifeste en Angleterre, il y a toujours un parti qui le découvre, l'apprécie, et s'en fait un système avec lequel il combat, longtemps peut-être, mais le plus souvent avec succès, le parti contraire. Dans ce pays de la pensée libre et forte, toute idée nouvelle et féconde obtient d'ardents partisans ; chaque réforme utile rencontre quelques hommes qui l'adoptent, et, dans le mécanisme ingénieux du gouvernement, un instrument propre à aisément l'opérer. Les divers partis, se tenant en communication constante avec la nation, peuvent se remplacer au pouvoir sinon sans secousse, du moins sans violence ; le bon sens de ce juge souverain et définitif qui les y a appelés, les y maintient tant que dure leur mission, et ce sont ainsi les promoteurs d'un progrès à qui échoit le privilège de le réaliser.

La paix était alors une nécessité pour l'Angleterre, nécessité peu apparente d'abord, car presque tous les yeux étaient aveuglés par les éclatants éblouissements que procuraient de fréquentes victoires. Il se trouva pourtant quelques hommes assez clairvoyants pour l'apercevoir, et parmi eux un surtout qui fit de la paix le but glorieux de ses efforts[2] et le triomphe de ses talents. Ces talents étaient à la hauteur de la tâche difficile que la Providence avait assignée à Bolingbroke. Nul peut-être plus que lui ne prouve la prédestination à un grand rôle, de certains hommes privilégiés, instruments intelligents d'une volonté supérieure, auteurs volontaires d'actes dont ils ont seuls la responsabilité et le mérite, mais pour l'accomplissement desquels ils ont été si merveilleusement doués qu'ils semblent en avoir été fatalement chargés. Tout les y aide, tout y concourt, et, une fois le but atteint, leur vie s'écoule inutile et vide, comme si elle ne leur avait été donnée que pour la mission que leur ont confiée de prévoyantes lois. Pour Bolingbroke, ainsi que pour bien d'autres personnages, le terme de l'œuvre qui a immortalisé son nom aurait dû être celui de sa vie. Ce même homme, qui, en la terminant, s'abandonna de nouveau aux caprices d'un caractère mobile, ardent, impétueux, ne sut le maîtriser que lorsqu'il lui fut donné d'entrer dans les hautes régions de la politique et qu'il entrevit ce qu'il pouvait y accomplir.

Henry Saint-John, vicomte de Bolingbroke, avait montré de bonne heure tout ce qu'on pouvait attendre de lui. La réputation du brillant élève d'Oxford l'avait précédé dans le monde et fut confirmée dès qu'il y parut. Il avait reçu en don tout ce qui peut séduire les hommes, un esprit vif, prompt à concevoir[3], et tour à tour capable de charmer et de convaincre, une imagination féconde, un goût délicat et fin, une grâce d'élocution à laquelle il était impossible de résister. Les avantages de sa personne relevaient encore les qualités de son esprit et les manifestaient en les reflétant. Si ce n'est un léger pli de sa lèvre un peu railleuse annonçant le philosophe que rien ne devait étonner[4], l'ensemble de sa physionomie marquait une généreuse bienveillance et une exquise distinction. Son vaste front était tout chargé de pensées, et les éclairs de, son regard auraient pu faire prévoir la tenace vigueur qu'il déploierait à poursuivre un but. Mais ils ne révélaient alors que les troubles de son âme ardente et les passions désordonnées, dominatrices impérieuses de son génie et qui en comprimaient les élans. Ni les conseils de l'expérience, ni les liens du mariage, qu'il se hâta de rompre presque aussitôt qu'il les eut formés[5], ne purent contenir cette nature fougueuse, et tant de dons précieux étaient dissipés dans une vie licencieuse et frivole, quand son père le fit entrer dans la chambre des communes[6]. Tout aussitôt, et comme s'il avait reconnu le futur théâtre de sa gloire, cet homme prodigieux, chez lequel tout était extrême, les vertus et les vices, se transforme. Sa haine du travail se change en aversion pour le repos. L'ambition s'empare de cette âme et y domine, non pas cette ambition vulgaire qui, naissant de l'amour-propre, est satisfaite par l'élévation, mais cette ambition patriotique et noble, qui est un désir ardent de faire de grandes choses en réalisant le bien de son pays. Cette passion, la plus grande, quand elle est pure, qui puisse agiter l'âme humaine, l'envahit tout entier. Il lui consacre toutes ses forces jusque-là dispersées, et il acquiert dans le parlement, à la tête des tories[7], une situation enviée. Se dépouillant de l'enveloppe séduisante qui dissimulait ses talents, il se révèle le plus grand homme politique de l'époque. La profondeur de ses vues surprend. Son éloquence entraîne. Il attire l'attention du roi Guillaume et fixe celle de la reine Anne. Appelé par elle une première fois au ministère, il s'efforce d'abréger la durée d'une guerre onéreuse. Mais le moment de faire adopter son plan admirable de pacification n'est point encore venu, et il se prépare à la lutte par deux années de nouvelles études qu'il a appelées les plus laborieuses de sa vie. Génie aussi tendre[8] que profond, il méritait et sentait trop l'amitié pour qu'il n'en ait pas éprouvé les inappréciables bienfaits. Connaissant profondément les hommes et infatigable dans son dévouement, il sut choisir et conserver ses amis, qui furent presque tous ses adhérents politiques, et l'aidèrent activement dans sa patriotique entreprise. Le poète Dryden, le célèbre Jonathan Swift, l'habile Prior, l'éloquent Atterbury, Pope surtout, l'immortel auteur de l'Essai sur l'homme, dont le dernier livre fut consacré au meilleur des amis, forment autour de Bolingbroke, capable d'inspirer de telles affections et de diriger de telles intelligences, une brillante pléiade dont on ne saurait le séparer et au milieu de laquelle il a le droit de se présenter fièrement à la postérité !

Presque aussi extraordinaire par la diversité de ses aptitudes, mais très-inférieur à l'illustre tory par le caractère et indigne de lui être comparé pour le patriotisme, le chef des whigs, le représentant du parti de la guerre, que Bolingbroke allait attaquer, le fameux vainqueur de tant de batailles et le négociateur de plusieurs traités, avait alors atteint ce point culminant de la fortune où on n'a plus rien à lui demander et où il est rare que l'homme, ébloui, puisse se maintenir.

Sorti d'une famille noble, mais obscure et sans fortune, Jean Churchill, duc de Marlborough, était parvenu à la plus grande existence qu'un ambitieux puisse rêver. Ses talents seuls ne l'y avaient pas conduit. La remarquable beauté du jeune page avait attiré les regards d'une favorite, et la souplesse du courtisan habile, délié, circonspect, lui avait valu l'amitié du duc d'York. Protégé de ce prince devenu roi d'Angleterre, il trahit sa cause dès que Guillaume d'Orange eut des chances de succès, et celui-ci, monté sur le trône, l'ayant négligé, Marlborough se retourna vers Jacques II qui songeait encore à la couronne, pour revenir bientôt à Guillaume III, affermi et tout-puissant. Tour à tour orangiste ou jacobite, partisan de l'électeur de Hanovre ou dévoué au prétendant, l'intérêt personnel fut constamment le mobile de ses actions, et il ne s'est jamais engagé dans un parti qu'après y avoir été déterminé par les froideurs ou par les disgrâces du parti contraire. Faiblesses trop fréquentes dans les temps de trouble, mais dont aurait dû s'affranchir un homme d'un tel génie ! Ne s'étant jamais livré à l'étude, il fut grand guerrier par instinct. Il avait servi dans sa jeunesse sous les ordres de Turenne, qui l'apprécia[9], et plus tard sous le roi Guillaume, mais si peu, qu'il eut à se former lui-même en prenant la direction des armées. Il fut l'âme de la coalition contre Louis XIV, et le plus intrépide comme le plus heureux de ses ennemis. A des campagnes languissantes succédèrent des faits de guerre étonnants. Il n'essuya jamais d'échec, et, autant que son étoile, son mérite lui valut ce rare bonheur. Prenant un soin infini de ses soldats et s'en faisant aimer, ses plans, conçus avec génie, étaient exécutés avec enthousiasme. Son coup d'œil sûr saisissait rapidement les fautes de ses adversaires, et son activité ne leur laissait pas le temps de les réparer. Bien qu'il n'ait pas eu en face de lui les Turenne et les Condé, ni même leurs dignes élèves, l'immense réputation militaire dont il jouissait était méritée, et c'est avec une fierté légitime que les Anglais ont vu en lui le plus illustre capitaine de l'époque. Mais, même aux camps et loin des dissensions civiles, il ternissait d'admirables qualités par des vices déshonorants. S'il aimait passionnément la guerre et s'il repoussa souvent d'utiles occasions de la terminer, ce n'était point parce qu'il y trouvait la gloire, mais des richesses. Son avarice sordide[10] employait tous les moyens pour se satisfaire. Ses ennemis lu ayant fait l'injure d'essayer de le corrompre[11], il refusa en rougissant, mais sans s'indigner, des propositions honteuses, parce qu'il était certain qu'elles l'enrichiraient moins que de nouvelles extorsions. Homme supérieur et peu estimable, qui devait être bientôt privé de cette haute intelligence dont il n'avait pas su se montrer digne, et, après avoir excité l'admiration de l'Europe entière, allait être un objet de pitié pour tous, et aussi[12] pour lui-même ! Mais alors, généralissime des troupes, jouissant d'une autorité absolue sur l'armée, disposant de tous les emplois, maître du ministère où il avait placé ses parents et ses créatures, dirigeant à son gré les deux chambres, par une majorité dévouée, et la reine Anne, par l'ambitieuse Sarah Jennings, sa femme, Marlborough était un colosse de pouvoir que nul ne paraissait être capable d'abattre.

Pour y parvenir et atteindre le but entrevu par leur intelligent patriotisme, Bolingbroke et ses partisans avaient à s'adresser à la fois à la nation et à leur souveraine. Faire partager au plus grand nombre la conviction dont ils étaient sincèrement animés, et éclairer la reine sur les véritables intérêts de l'Angleterre, en affaiblissant l'ascendant de la duchesse de Marlborough qui les lui dissimulait avec soin, tels étaient les deux résultats indispensables à obtenir. Robert Harley, comte d'Oxford, se chargea plus particulièrement de cette seconde tâche à laquelle son caractère le rendait propre. Très-diversement apprécié dans une foule d'écrits inspirés par l'esprit de parti, trop exalté par les uns, injustement déprécié par d'autres, il est représenté tantôt[13] comme un personnage faux, perfide, corrompu ; tantôt[14] comme un homme d'État des plus éclairés et des plus éminents. Il ne méritait ni ces éloges exagérés ni ces injures passionnées. Intelligent, instruit, autant que dissimulé et astucieux[15], moins apte à gouverner qu'à séduire les hommes, dont il connaissait les faiblesses, incapable de concevoir d'audacieuses résolutions, mais très-utile pour les exécuter, ne sachant pas découvrir les vues d'ensemble, mais d'une adresse extrême dans les détails, Harley était aussi différent de Bolingbroke que l'est un habile manieur d'affaires d'un ministre de génie. S'il déploya plus tard des talents précieux au pouvoir, dans l'administration des finances, il sut, pour s'y élever, appliquer toutes les ressources d'un esprit délié à une tâche qui était d'ailleurs rendue facile par le caractère de la reine Anne et par celui de la duchesse de Marlborough.

Ces deux femmes, dont l'une avait jusque-là vécu sous l'impérieuse tutelle de l'autre, se trouvaient alors en effet dans cette période d'une trop tyrannique domination, où, tandis que le long exercice d'une influence incontestée en a fait pour celui qui la possède comme un droit inattaquable, l'abus insupportable d'un ascendant trop peu déguisé a engendré chez celui qui le subit la lassitude et bientôt la répulsion. Seul, l'attrait de l'habitude, si puissant sur l'indolente souveraine, la retenait encore sous l'empire de son altière favorite, et rien ne paraissait être changé dans leur situation, quand tout l'était déjà dans leurs sentiments. Au vif penchant[16] qui, dès son plus jeune âge, l'attirait vers la belle et vertueuse[17] Sarah Jennings, avait succédé dans le cœur de la reine une aversion que les exigences excessives[18] de la duchesse avaient fait naître, que ses dédains et ses brusqueries sans cesse renouvelées avaient fortifiée, et qui était devenue d'autant plus profonde que la naturelle indolence de la souveraine la retenait sous un joug qu'elle hésitait à secouer. La force des choses, plus puissante que l'intrigue, avait ainsi miné jusque dans ses fondements une ancienne influence plus apparente alors que réelle, et il ne restait à Harley qu'à précipiter une chute rendue désormais inévitable. Voulant offrir à la nature chancelante et faible de cette princesse un appui nouveau, afin de pouvoir renverser sûrement le dangereux soutien qui s'imposait à elle, Harley jeta les yeux sur une dame du palais qu'il avait négligée dans l'adversité, et qu'il s'empressa de reconnaître pour sa parente dès qu'il entrevit le rôle important que les circonstances allaient lui assigner. Dès lors, il lui consacra ses soins, son temps et ses conseils précieux. La duchesse de Marlborough s'étant perdue par ses caprices hautains, Abigail Masham eut à réussir[19] par la souplesse et par la douceur. Ses manières fines et gracieuses, ses flatteries habiles, des marques de déférence calculées semblant destinées à la femme plus qu'à la souveraine, une grande pénétration pour surprendre à travers sa paresseuse indifférence ses prédilections et ses antipathies, et un art extrême de paraître les partager, tels furent les moyens, lents mais sûrs, qu'employa lady Masham pour s'insinuer dans un cœur aussi difficile à gagner qu'à perdre rapidement. En outre, la nouvelle favorite était tenue à dès ménagements infinis envers la duchesse, afin de ne pas exciter sa défiance, et, tout en déplorant cette prépondérance exclusive qui, disait-elle souvent à Anne, ne lui laissait que le nom de souveraine, elle devait dissimuler ses efforts et sa patiente poursuite. Elle y parvint, et elle avait déjà fait sourdement assez de progrès dans la confiance de sa maîtresse pour pouvoir supplanter Sarah Jennings, que celle-ci, pleine de morgue et aveuglée sur son antique crédit, ne soupçonnait pas encore qu'on osât entreprendre de le lui disputer.

Mais à quoi auraient abouti ces mesquines manœuvres, et de quelle minime importance eût été ce changement de favorite, si le génie de Bolingbroke n'avait pas conçu de vastes et nouveaux desseins, et si son activité prodigieuse ne lui avait pas permis d'y disposer les esprits ? Cet obstacle, qu'offrait la duchesse de Marlborough et qui s'était d'ailleurs déjà détruit lui-même, une fois renversé, la reine Anne était-elle prête à opérer dans sa politique un revirement d'une nécessité réelle mais encore inaperçue, et la nation, seule appelée à provoquer ou à corroborer ce revirement, y était-elle suffisamment préparée ? Sans doute les petites causes ont sur les événements les plus considérables une influence souvent décisive, et, par un enchaînement merveilleux qu'on ne doit pas se lasser d'étudier, des actes futiles contribuent quelquefois à entraîner les plus graves conséquences, et, à ce titre, ne sont pas indignes de l'attention de l'historien. Mais, s'ils facilitent l'exécution d'un grand mouvement, ils n'en sont pas les moteurs, et l'orgueil de l'homme est trop disposé à en chercher autour de lui le principe, placé plus haut et hors de sa portée. Tout concourt, il est vrai, à mouvoir la mystérieuse machine, et les moindres de ses ressorts y ont leur importance. Mais isoler un de ses innombrables rouages, le mettre en saillie et faire dépendre de lui seul la marche générale, c'est céder à l'attrait qu'exerce sur notre esprit ce qui est étrange et méconnaître à dessein les lois profondes qui nous régissent. La chute de la duchesse de Marlborough n'a été qu'un épisode[20] du grand acte dont nous racontons l'histoire. L'œuvre principale consista à imprimer aux idées une direction nouvelle, et Bolingbroke en fut le plus actif artisan.

Aidé de Prior et d'Atterbury, il fonde cette revue, longtemps célèbre, qu'il nomme l'Examiner, et qui, bientôt répandue au loin, porte la lumière dans toutes les parties de l'Angleterre. Ne craignant pas de rompre avec des préjugés enracinés et de marcher contre le courant belliqueux par lequel se laissent entraîner tous les amours-propres, animé de cette intrépide hardiesse que donne une forte et honnête conviction, li montre que la haine nationale vouée à la France, alors affaiblie, est irréfléchie, et que les craintes qu'elle inspire encore sont chimériques. Il ajoute que si la guerre est utile aux alliés qui y font des conquêtes[21] et à un cupide général qui s'y enrichit, seule la puissance, qui en supporte les charges accablantes, n'en retire qu'un stérile éclat. Aux vaines satisfactions procurées par d'enivrantes victoires, il oppose les trop réels résultats d'une lutte acharnée, le commerce dépérissant, la marine amoindrie, la dette publique qui s'augmente et le peuple réduit bientôt à l'impossibilité de payer des taxes toujours nouvelles. Excitant la fierté de ses compatriotes après avoir combattu leur faux amour-propre, il déplore l'asservissement dans lequel les wighs, et à leur tête une famille avide, tiennent la reine et le pays, et, après s'être étonné de voir la nation aveuglée par des prestiges, il s'afflige de la sentir au pouvoir d'une faction aussi dominatrice qu'elle est peu éclairée.

Ces vues, qu'il présenta dans de nombreux écrits pleins d'une irrésistible vigueur, Bolingbroke sut aussi les exposer d'une manière saisissante à la reine Anne, avec laquelle il eut de fréquents entretiens chez lady Masham. Cette princesse n'était pas incapable d'apprécier la valeur de ces arguments, et sa situation, plus encore que son caractère, explique les fluctuations de sa conduite. Appartenant à la fois aux Stuarts par son origine et aux Hanovre par sa religion[22], entraînée par ses affections vers son frère exilé et retenue dans le parti contraire par ses engagements, chère au peuple parce qu'elle assurait la succession protestante, mais désirant ardemment la restauration[23] d'un prince dont elle croyait occuper illégitimement le trône, Anne eut la singulière destinée de consommer, malgré sa bonté extrême, la proscription de sa famille qu'elle chérissait, de régner, avec un esprit médiocre, dans l'époque la plus féconde en grands hommes[24], et d'assister aux événements les plus considérables pour l'Angleterre, sans les avoir ni prévus ni dirigés. Mais, quoique dépourvue des qualités qui font les grandes souveraines, bien que préférant à l'exercice prestigieux du pouvoir, pour lequel elle n'était point née, les paisibles douceurs de la vie intime, dans laquelle elle aimait à se renfermer, Anne ne restait pas étrangère à la chose publique, et son esprit, plus indécis que timide[25], était accessible à de sages et énergiques conseils. Bolingbroke les lui prodigua, et la conduite trop peu mesurée des wighs, qui poursuivaient avec un acharnement passionné le docteur Sacheverel[26] prêchant des doctrines agréables à la reine, acheva de les perdre. Dès lors, éclairée par Bolingbroke sur les véritables intérêts de l'Angleterre, affranchie de la domination insupportable de la duchesse de Marlborough, et un moment pénétrée, par un contact fortifiant, du sentiment de son devoir et de son droit, Anne accomplit ce changement de ministère qui surprit toute l'Europe et allait en bouleverser la situation. Harley succède au comte de Godolphin, grand-trésorier[27] ; Rochester, Buckingham, Granville remplacent lord Sommers, le duc de Devonshire et Walpole ; et Bolingbroke avec lord Dartmouth[28] deviennent secrétaires d'État des affaires étrangères à la place du comte de Sunderland[29]. En même temps le parlement est dissous, et la nation, sans l'assentiment de laquelle un ministère anglais ne peut rien entreprendre de considérable, est appelée à confirmer par, ses choix ceux de la reine. Mais l'Examiner dirige les élections, et la nouvelle chambre des communes contient autant de tories qu'il se trouvait de whigs dans celle que l'on vient de dissoudre.

Cependant ceux-ci tentent de suprêmes efforts, et Marlborough qui, au premier bruit de la disgrâce de son gendre, a cherché vainement à la conjurer, accourt[30] de la Hollande pour aider de son influence personnelle les manœuvres de son parti. La plupart des ministres voulaient le perdre en publiant aussitôt les preuves irrécusables de ses concussions. Mais Bolingbroke, moins extrême dans ses actes et plus magnanime dans ses vues, distinguait en Marlborough le grand général du mauvais citoyen, et il désirait[31] conserver à sa patrie le génie de l'un, en la préservant des fautes de l'autre. Il l'essaya et parut d'abord y réussir[32]. Marlborough vit la reine et il semblait disposé à soutenir avec loyauté le gouvernement des tories. Mais son caractère, aussi faible que son esprit était naturellement juste, le ramena bien vite dans le parti de la résistance. Sarah Jennings l'y avait précédé. Contrainte de se rendre enfin à l'évidence et de reconnaître le triomphe imprévu, et d'autant plus cruel à son amour-propre, d'une rivale non redoutée, elle crut pouvoir facilement la renverser, et, confiante dans ses propres forces, elle espéra dominer la reine par un redoublement d'insolentes brusqueries et de hautaines menaces. Ce dangereux moyen ayant échoué, elle était tombée dans l'excès contraire, et l'altière duchesse, s'adoucissant tout à coup, avait essayé de reconquérir par ses prières et par ses larmes, un cœur dont elle était à jamais bannie. Son insuccès irrévocable[33] n'en fut que plus humiliant, et lorsque, ayant jugé le mal sans remède, elle se fut démise de toutes ses charges[34], sa colère, sa haine et ses emportements n'eurent plus de bornes. Entraîné par elle loin de la cour, rebuté par les Stuarts exilés, qui repoussent dédaigneusement[35] des offres de service dont ils connaissent l'inanité, réduit à l'impuissance et ne pouvant encore se résoudre à l'inaction, Marlborough se jette alors dans cette voie désastreuse des mesures violentes et des attaques irréfléchies où il allait bientôt, non-seulement perdre aux yeux du peuple le bénéfice de ses glorieuses victoires, mais encore voir engloutir son honneur dans de flétrissants débats[36] terminés par une déclaration[37] ignominieuse !

La ruine de la popularité de Marlborough et le succès obtenu dans les élections par le nouveau ministère ne suffisaient point pour rendre immédiatement certain le triomphe des partisans de la paix. D'un brusque changement de personnes dans le gouvernement ne saurait résulter un changement aussi prompt dans les opinions, et, si actifs que se montrent ceux qui dirigent, si sages que soient les idées nouvelles qu'ils représentent, le temps seul peut en assurer la lente infiltration à travers les masses. En outre, cette liberté dont avaient usé les tories dans leurs vives attaques contre des adversaires puissants, ceux-ci, sortis du ministère, la possédaient à leur tour sans réserve, et, s'ils avaient perdu l'influence, assez restreinte d'ailleurs en Angleterre, que procure le pouvoir, ils jouissaient en revanche de tous les avantages garantis à l'opposition dans un pays libre. Ils avaient en outre la bonne fortune de compter dans leurs rangs deux habiles écrivains qui mirent au service de leur cause des talents incontestables et déjà consacrés. Célèbre depuis longtemps au théâtre où, par un rapprochement qu'il est flatteur d'avoir fait naître, si peu d'ailleurs qu'on le mérite, il avait eu l'honneur insigne d'être surnommé le Molière anglais, Congrève, bien que dépourvu de cette profondeur dans l'observation et de cette vigueur de pinceau qui constituent le génie, était néanmoins d'un précieux secours par l'abondante variété de ses sarcasmes et la grâce de sa diction.

Aussi élégant, mais beaucoup plus fin que Congrève, et supérieur à lui en ce qu'il était capable d'employer tour à tour la gravité de la raison et les formes ingénieuses et légères de la raillerie, Addison était déjà en pleine possession du genre dans lequel les deux amis allaient se rendre à divers degrés si redoutables. Après avoir fondé, avec Steele, le journal le Tatler[38], il l'avait bientôt remplacé par ce célèbre Spectator, traduit dans toutes les langues, partout accueilli avec faveur, et dans lequel, écrivain d'un goût exquis, peintre fidèle des caractères et censeur sévère des vices, il exerça une salutaire influence sur les mœurs de son pays et fournit à toutes les nations des modèles aussi utiles à étudier que difficiles à imiter. Il avait débuté dans la carrière littéraire par des poèmes célébrant les victoires de Guillaume III et de Marlborough. Récompensé généreusement par les whigs, il leur appartint toute sa vie et défendit volontiers, dans le Whig-Examiner, une politique belliqueuse à laquelle il était redevable de ses premiers succès.

Mais, à cette époque, l'Examiner de Prior et de Bolingbroke s'était déjà attaché un personnage digne d'être l'antagoniste d'Addison, et qui, imparfaitement connu en France par sa piquante originalité, mériterait de l'être aussi pour ses connaissances étendues et variées, pour la profondeur de ses vues et la surprenante justesse de ses appréciations. Durant deux années, Swift et Bolingbroke dictèrent à la nation anglaise ses opinions politiques. Tandis que celui-ci, que son éloquence rendait maitre du parlement, y entraînait les décisions, l'autre, aussi irrésistible par son bon sens qu'impitoyable par son âcreté mordante : savait tantôt réfuter, tantôt confondre ses adversaires. Leurs arguments étaient les mêmes, quoique présentés d'une manière différente. Tout ce que le séduisant orateur exposait, en charmant les rares auditeurs qu'il ne parvenait pas à convaincre, se retrouvait dans les articles de Swift avec une force qui avait sa source beaucoup moins dans une ardente conviction que dans un goût très-vif pour la contradiction et pour la lutte. Il l'aimait pour les satisfactions qu'elle lui procurait plus encore qu'en vue du but à atteindre. Mais, quel qu'ait été leur mobile, un égal talent fut déployé par les deux émules, et rien ne fut omis[39] de ce qui pouvait persuader leurs compatriotes ou couvrir les whigs de ridicule.

Addison, accablé par les rudes coups que lui porta Swift, quitta un moment le Whig-Examiner pour donner au théâtre sa tragédie de Caton[40]. Il y avait conservé les passions de la lutte ; et les sentiments exaltés de liberté, qu'il avait placés dans la bouche de son héros, furent dès la première représentation compris de l'auditoire et accueillis par d'unanimes applaudissements. Les whigs, qui se piquaient d'être en Angleterre les seuls gardiens de ces sentiments, considéraient déjà cet accueil enthousiaste comme un triomphe. Mais Bolingbroke, que rien ne déconcertait et qui n'avait pas été un des moins empressés à applaudir la nouvelle pièce, fit venir dans sa loge l'acteur Booth, chargé du principal rôle, et lui remettant une bourse de cinquante guinées : Voilà la récompense, lui dit-il, de ce que vous avez si bien défendu la cause de la liberté contre un dictateur perpétuel. C'était renvoyer cruellement le trait à ses agresseurs en leur rappelant qu'ils avaient été jusque-là les partisans d'un général ambitieux et tout-puissant, et, dans une attaque dirigée par les whigs contre les tories, trouver une formidable accusation contre les whigs eux-mêmes !

Une cause ainsi soutenue par de tels champions est nécessairement juste et doit triompher. En deux années, la nation avait été éclairée, la chambre des communes amenée à désirer ardemment la cessation de la guerre, et la reine Anne instruite des véritables intérêts du pays. En un mot l'esprit public était entièrement modifié, et, à un enivrant entraînement vers une lutte acharnée, avait succédé en Angleterre une aspiration générale vers la paix. La première partie de la mission des tories était merveilleusement accomplie. Restait la seconde. Mais Bolingbroke n'avait pas attendu ce point de maturité pour la commencer et ouvrir les négociations.

 

 

 



[1] Sismondi, Histoire des Français, t. XXVII, p. 136 : Les intrigues de ces palais ne devaient pas tarder longtemps à étendre leur influence sur les destinées de la France et de l'humanité, comme justement à la même époque une intrigue de palais d'une espèce plus humble encore, une intrigue qui reposait tout entière sur les caprices d'une femme faible d'esprit et de corps, allait décider en Angleterre de la pacification de l'Europe. — Voltaire, Siècle de Louis XIV, p. 280, avait déjà dit : Les jalousies de la duchesse (la duchesse de Marlborough) éclatèrent. Quelques paires de gants d'une façon singulière qu'elle refusa à la reine, une jatte d'eau qu'elle laissa tomber en sa présence, par une méprise affectée, sur la robe de madame Masham, changèrent la face de l'Europe.

On sait que c'est là le sujet, ou plutôt le prétexte d'une des plus ingénieuses comédies de Scribe, le l'erre d'eau, à propos de laquelle M. Sainte-Beuve a dit excellemment : Est-il sérieusement besoin de discuter cette idée (l'idée des grands effets provenant de petites causes) et de la réduire à ce qu'elle a de vrai ? Les petites causes seules n'enfantent pas les grands événements ; elles n'en amassent pas la matière ; mais elles servent souvent à y mettre le feu, comme la lumière au canon, faute de quoi le gros canon pourrait rester éternellement chargé sans partir. Au théâtre on exagère toujours, on met en saillie et on isole le point voulu. M. Scribe l'a fait ici et n'a montré qu'un côté ; il a poussé au piquant et il y a atteint. Portraits contemporains, t. II, p. 108.

[2] Mémoires secrets de Bolingbroke sur les affaires d'Angleterre depuis 1710 jusqu'en 1716, traduits par Favier, 1754.

[3] Cet esprit étonnait plus tard Voltaire. Voir Correspondance générale, t. I, p. 68.

[4] On sait que la devise de Bolingbroke était le nihil admirari d'Horace. Voici l'extrait d'une lettre adressée à Prior le 20 avril 1713, sur l'ingrate indifférence des Anglais après la paix d'Utrecht : La paix est conclue, et je remercie votre amitié du compliment qu'elle m'en fait. J'ai acquis quelque expérience, et c'est tout ce que j'en attends, outre le bien public. J'ai appris qu'on ne doit jamais désespérer, et que la persévérance compense beaucoup de défauts dans les mesures et dans la conduite. J'ai appris aussi qu'en Angleterre, du moins, faire peu vaut mieux que faire beaucoup, et que ne rien faire vaut mieux que l'un et l'autre. T. II, p. 239 des Lettres historiques, politiques, philosophiques et particulières de Henri Saint-John, vicomte de Bolingbroke. Paris, Dentu, 1808.

[5] Il épousa lady F. Winchescomb. On a dit d'eux qu'ils ne s'accordèrent qu'un jour, et ce fut pour se séparer à jamais.

[6] Il fut élu représentant de Witon-Basset, bourg du Wits-shire.

[7] On ignore généralement l'origine de ce nom, ainsi que celui du nom des whigs. C'est sous le règne de Charles Ier que se sont formées ces deux factions, l'une dévouée au roi, l'autre au parlement. Les partisans du roi se nommaient d'abord cavaliers. On appelait alors tories certains brigands d'Irlande, et, comme les ennemis de Charles Ier l'accusaient de soutenir la rébellion d'Irlande qui éclata vers cette époque, ils donnèrent à ses partisans la désignation de tories. D'un autre côté, ceux-ci, sachant leurs adversaires étroitement unis avec les Écossais, chez lesquels se trouvaient alors des bandits, nommés whigs, infligèrent aux partisans du parlement cette qualification.

[8] La lecture de ses admirables lettres en fournit un trop grand nombre de preuves pour qu'on puisse les citer ici.

[9] Un jour qu'un détachement ennemi s'était rendu maitre d'un passage assez important, Turenne, se tournant du côté d'un général qui le suivait, lui dit qu'il gagerait avec lui un certain nombre de bons chevreuils et une douzaine de bouteilles du meilleur vin de Florence, que son bel Anglais regagnerait le poste avec la moitié du inonde qui l'avait laissé prendre. En effet, le poste fut repris, et Turenne gagna son pari par le courage du jeune Churchill. Celui-ci se distingua également au siège de Maëstricht, en présence de Louis XIV, auquel il fut ensuite présenté, et qui le recommanda d'une manière spéciale à la cour d'Angleterre. (Vie du duc de Marlborough. Amsterdam, Pierre Humbert, 1714.)

[10] On sait qu'il a laissé une fortune de plus de quinze cent mille livres tournois de revenu.

[11] Le 14 mai 1709, Louis XIV écrivait la lettre suivante au marquis de Torcy, qui s'était rendu en Hollande pour tâcher d'obtenir la paix : Je ne doute pas que vous ne profitiez des occasions que vous aurez de voir le duc de Marlborough pour lui faire connaitre que j'ai été informé des démarches qu'il a faites pour empêcher les progrès des conférences pour la paix et même pour les faire rompre ; que j'en ai été d'autant plus surpris que j'avais lieu de croire, après les assurances qu'il en avait données, qu'il voulait y contribuer, et que je serais bien aise qu'il s'attire par sa conduite la récompense que je lui ai fait promettre. Pour vous mettre en état de vous en expliquer encore plus clairement avec lui, je veux bien que vous lui donniez une parole précise que je lui ferai remettre deux millions de livres, s'il peut contribuer, par ses offices, à me faire obtenir les conditions suivantes..., etc. Mémoires de Torcy, édition Michaud et Poujoulat, t. VIII, p. 630. La lettre serait trop longue à citer. Les diverses conditions y sont énumérées, et la gratification offerte au duc est augmentée en proportion des avantages concédés. Elle est portée successivement jusqu'à quatre millions.

[12] On raconte que, dans un de ces intervalles lucides où il sentait son état, il s'arrêta un jour, dans l'appartement du roi, devant un grand tableau représentant sa victoire d'Hochstett et où il était peint fort ressemblant. Après s'être regardé attentivement, il s'écria d'un ton douloureux : Alors c'était un homme, mais aujourd'hui ! et il passa en baissant les yeux.

[13] Relation de la conduite de la duchesse de Marlborough, p. 305 de la traduction française de 1742. Ces mémoires, très-remarquablement écrits et du plus grand intérêt, ont été rédigés par l'historien Hooke sous l'inspiration de la duchesse.

[14] Swift trace d'Harlay le portrait à plus flatteur.

[15] Comme ministre, dit le comte d'Orrery, il se montra toujours mystérieux et énigmatique, rendant ses oracles à l'exemple du dieu de Delphes, en termes obscurs et ambigus. Voir les lettres de Jean, comte d'Orrery, sur les livres et les écrits de Jonathan Swift, p. 44 de l'édition de 1752.

[16] On sait que la princesse n'avait pas voulu que son amie respectât chez elle l'étiquette du rang. Elle prit même un nom supposé pour être traitée plus familièrement. Elle se faisait nommer Morlay par Sarah qu'elle désignait sous celui de Freeman. Voir de très-curieux détails sur cette amitié dans les Lettres de Swift et dans Macaulay, Histoire d'Angleterre, t. II, p. 192.

[17] Les ennemis les plus acharnés de la duchesse, Swift lui-même, se plurent à reconnaitre sa vertu.

[18] Nous en sommes au point, disait la reine, que je ne pourrai bientôt plus déplacer une épingle sur ma coiffure sans en avoir obtenu la permission.

[19] On a accusé, en Angleterre, lady Masham (elle acquit ce titre, en 1711, par l'élévation de son mari à la pairie) d'avoir été gagnée, ainsi qu'Harley, par l'or de Louis XIV. Mais, outre qu'une accusation de ce genre s'explique par la violence des attaques du parti whig contre les tories après la mort d'Anne, rien ne la corrobore, et on ne trouve dans .les mémoires de cette époque, relativement à ces deux personnages, aucune pièce analogue à celle citée précédemment et si accablante pour la mémoire de Marlborough.

[20] J'ajouterai que, dans cet épisode, la fameuse affaire de la jatte d'eau renversée, dont j'ai parlé dans une note précédente, n'est qu'un incident, nullement authentique d'ailleurs, mais dans tous les cas incapable d'avoir exercé de l'influence sur les relations de la reine et de la duchesse, dans l'état où elles se trouvaient alors, Je crois l'avoir surabondamment prouvé. Laharpe avait déjà réfuté ce sophisme à propos d'Helvétius (p. 333, t. IV du Lycée, édition de 1818). Mais cette réfutation, excellente au point de vue de la logique, renferme plusieurs erreurs historiques qui ressortiront suffisamment dans le courant de cette étude.

[21] Il faisait principalement allusion au traité dit de Barrière, signé le 29 octobre 1709 par lord Townshend à l'instigation du duc de Marlborough, et par lequel la plupart des places conquises en Flandre par les alliés devaient être cédées aux États généraux. Voir ce traité à la page 36 du tome I de la collection des Actes et mémoires touchant la paix d'Utrecht, 1er volume édité à Utrecht chez Van de Water, 1712.

[22] Anne était la seconde fille issue du premier mariage de Jacques II, alors duc d'York, avec Anne Hyde, tille de Clarendon. Son père n'ayant point encore à cette époque abjuré le protestantisme, Anne fut élevée dans la religion anglicane et y resta.

[23] Ce fut là son désir constant. Si elle ne suivit pas Jacques II, son père, en 1688, c'est qu'elle fut retenue en Angleterre par l'influence de lord Churchill qui la dominait déjà par sa femme. A son lit de mort, et quand elle vit sa succession assurée à la maison de Hanovre et les espérances du prétendant détruites, elle laissa échapper ces mots : Ah ! mon frère, que je vous plains ! — Voir au surplus les Mémoires de Duclos, t. I, p. 83, et les Mémoires de Berwick, t. I, p. 473.

[24] Jamais les lettres ne brillèrent d'un tel éclat. Il suffit de nommer, outre Bolingbroke et Prior, Pope, Congrève, Addison, Dryden, Swift, Young, Thomson, lady Montagne, Gay et le duc d'Hamilton.

[25] La reine Anne ne manquait pas de fermeté. Voir à ce sujet une lettre de Bolingbroke au marquis de Torcy, page 166 du tome II des Lettres historiques, politiques, philosophiques et particulières de Henri Saint-John, vicomte Bolingbroke.

[26] Le docteur Sacheverel, recteur de Saint-Sauveur de Soutwark, attira sur lui une attention qu'il ne méritait pas. Il prêcha le 26 août 1709, aux assises de Durby, sur la communication du péché, et, le 16 novembre, dans l'église de Saint-Paul à Londres, sur le danger des faux frères dans l'Église et dans l'État. Il noya, dans de très-fastidieux développements, des considérations assez hardies eu faveur de l'obéissance passive due à la souveraine. L'esprit de parti grossit démesurément l'importance de cette attaque indirecte contre la révolution de 1688, et les whigs firent traduire Sacheverel à la barre de la chambre des communes. Les tories mirent autant de passion à le défendre que les whigs à l'attaquer. Il fut si doucement puni (interdiction de prêcher pendant trois ans), après avoir été accusé avec tant de violence, que cette condamnation fut considérée et fêtée par les amis du docteur comme une victoire. Voilà à quoi se résume cette affaire qui eut alors un énorme retentissement.

[27] Sunderland était le gendre de Marlborough, mais non Godolphin, comme on le croit généralement. C'était son fils, vicomte de Rialton, qui avait épousé la fille ainée du duc. On lit dans la Relation de la conduite de la duchesse de Marlborough : La reine donna aussi le commandement de ses armées à milord Marlborough, et la baguette de trésorier à milord Godolphin, dont le fils avait épousé ma fille aînée.

[28] Bolingbroke eut le département du Nord, et Darmouth celui du Midi. Ce dernier, homme de bien, mais fort au-dessous de sa tâche, en fut soulagé par Bolingbroke pendant la plus grande partie de son ministère. C'est celui-ci qui dirigea seul les affaires extérieures, et ses collègues ne songèrent pas de longtemps à lui contester cette prépondérance que ses grands talents rendaient naturelle.

[29] Ces changements furent terminés le 1er octobre 1710.

[30] En décembre 1710.

[31] Lettre de Bolingbroke du 10-21 novembre 1710, adressée à M. Drummond, négociant anglais établi à Amsterdam : Pour ce qui regarde le grand homme, sa situation future dépendra de lui-même. Les choses avaient été portées si loin que nous ne retomberons jamais dans un pareil esclavage. Il faut qu'il abandonne ceux qui l'ont fait agir jusqu'à présent. Il est sage sans doute, et j'ose dire que c'est en dépit de son propre jugement qu'il s'est laissé entraîner dans les mesures violentes de cette faction ; mais je ne répondrais pas qu'il ne se laissât entraîner encore. Je vous avouerai franchement et solennellement que je souhaite de tout mon cœur sou avantage et plus sincèrement que beaucoup de ceux qui affectaient de le flatter et qui faisaient leur cour au général en oubliant le respect qu'ils devaient à la royauté.

[32] Lettre du 12-23 janvier 1711 adressée à Buys : Le duc de Marlborough est présentement ici. Il a pris le parti de se soumettre en toutes choses au bon plaisir de la reine, et sur ce pied il pourra se soutenir. Tous ceux qui ont l'honneur d'être dans les affaires sont prêts à le prendre par la main et à rendre les meilleurs services à Sa Majesté et à la cause commune dont ils soient capables, de concert avec lui, mais il faut marcher droit.

[33] On prétend que la duchesse de Marlborough avait terminé une lettre adressée à Anne par ces mots insolents : Je demande justice et ne veux point d'autre réponse, et que plus tard, quand elle changea de tactique et rechercha une réconciliation par ses excuses, la reine lui fit dire : Vous n'avez pas voulu de réponse et vous n'en aurez pas. Rien ne prouve d'une manière certaine que ce propos ait été tenu, rien si ce n'est peut-être la justification que cherche à en donner la duchesse de Marlborough dans sa Relation (etc.), ouvrage déjà cité. Elle raconte que, se trouvant un jour à l'église à côté de la reine, elle l'entretint des craintes qu'elle concevait d'avoir perdu ses bonnes grâces et la pria de ne pas lui répondre de peur que quelqu'un ne l'entendît.

[34] A la fin de janvier 1711.

[35] Marlborough écrivit à son neveu Berwick pour qu'il offrit formellement ses services à la cour de Saint-Germain. Le prétendant se trouvant alors dans l'armée de Flandre, la reine-mère reçut la lettre, et voici ce qu'elle y répondit : Vous voulez que mon fils s'adresse à la nouvelle favorite. Mais faut-il que nous ayons recours à une étrangère qui n'a contracté envers nous aucun engagement et qui ne nous a jamais juré fidélité ni promis son appui ? Vous avez fait souvent l'un et l'autre, et s'il est en votre pouvoir de placer mon fils sur le trône qui lui appartient, vous ne devez pas hésiter. Il est utile d'ajouter qu'à la même époque Marlborough écrivait à l'électeur de Hanovre, l'assurait de son attachement inaltérable à ses intérêts et accusait les tories de vouloir empêcher la succession protestante et rétablir sur le trône le prétendu prince de Galles.

[36] L'accusation ne fut portée au parlement que le 31 décembre 1711. Il fut prouvé : 1° qu'il recevait une grosse part dans les profits des fournitures des armées ; 2° qu'il s'était approprié depuis le commencement de la guerre une retenue de deux et demi pour cent sur les payements faits aux troupes étrangères à la solde de l'Angleterre, et que ce seul article lui avait valu quatre cent soixante mille livres sterling ; 3° qu'il avait commis de grandes vexations dans les Pays-Bas.

[37] La chambre des communes déclara, le 15 février 1712, ces accusations bien fondées et la conduite du duc de Marlborough illégitime et insoutenable. Voir, pour tout ce qui concerne la rupture d'Anne et de la duchesse de Marlborough : Lives of the Queens of England, t. XII, p. 282 et suivantes. Private Correspondance of Duchess of Marlborough, t. I, p. 301.

[38] Le Babillard, en 1706. Le Spectateur fut créé quelques années après. Puis vinrent le Guardian (le Tuteur), le Free-Holder (le Franc-Tenancier) et le Whig-Examiner (l'Examinateur-Whig).

[39] Bolingbroke présenta l'état des dépenses annuelles de l'Angleterre, à laquelle la guerre coûtait déjà quatre-vingt-dix millions sterling (deux milliards vingt-cinq millions de livres tournois d'alors, dont la valeur est au moins double aujourd'hui). Sur cette somme, vingt millions sterling avaient été sacrifiés au-delà de ses engagements.

[40] Elle ne fut jouée qu'un peu plus tard. Mais j'en parle en ce moment pour achever tout ce qui a trait à la lutte des deux partis en Angleterre, avant de commencer le récit des négociations à l'extérieur.