Injuste oubli auquel sont souvent condamnés les diplomates. — But de cet ouvrage. — Origine de la famille de Polignac. — Le cardinal de Polignac, sa naissance, ses premiers succès, son caractère. — Il est envoyé à Rome comme assesseur du cardinal de Bouillon. — Rapports de la cour de Rome avec Louis XIV. — Innocent XI, son caractère, sa politique. — Il heurte violemment les opinions de l'épiscopat français. — Publication des quatre articles qui établissent les libertés gallicanes. — Innocent XI rompt avec Louis XIV. — Il entre en relations avec les ennemis de la France. — Sa mort. — Alexandre VIII. — Heureuse influence qu'exerce sur lui l'abbé de Polignac. — Mort de ce pontife. — Nomination d'Innocent XII. — L'abbé de Polignac quitte Rome. — Il est nommé ambassadeur en Pologne. Les diplomates jouissent d'ordinaire d'une réputation plus grande auprès de leurs contemporains que dans l'histoire. C'est à peine si leur nom survit aux questions politiques qu'ils ont traitées ; ils donnent aux souverains et aux ministres dirigeants non-seulement leurs pensées et leurs travaux, mais encore leur gloire, et se présentent à la postérité sans œuvre qui leur soit propre, sans idée à laquelle ils puissent exclusivement attacher leur nom. Rejetés en arrière, ils sont difficilement aperçus par les générations qui assistent au spectacle lointain des événements. Mais il est aussi facile qu'équitable de remettre en lumière ces obscurs soldats de la paix. Il suffit de raconter leur vie toujours un peu oubliée, de les montrer directement aux prises avec toutes les difficultés au milieu desquelles ont été discutés ces traités, dont nous apprécions les avantages sans assez nous rendre compte des efforts laborieux qui les ont produits ; il suffit en un mot de les détacher du voisinage dangereux qui les efface et de les exposer en quelque sorte seuls au jugement de la postérité. Cet acte de réparation est en même temps une étude utile, lorsque le personnage qui en est l'objet a été mêlé, comme le cardinal de Polignac, aux plus émouvants débats et aux plus importants événements de son siècle. Ce prélat, dans lequel jusqu'ici on a vu surtout le poète cartésien qui a eu le singulier mérite de réfuter Lucrèce dans la langue même de l'auteur latin, a eu bien d'autres titres à l'admiration de ses contemporains, et il pourrait être considéré sous des aspects aussi variés que l'ont été son génie et ses aptitudes. S'il est intéressant, en effet, d'étudier comment l'auteur de l'Anti-Lucrèce a su, inspiré par une muse nécessairement austère et grave et dans une langue étrangère, parer de toutes les grâces de la poésie un sujet qui semblait les comporter fort peu et des arguments sets et abstraits sur lesquels le génie le plus poétique pouvait difficilement avoir prise, il ne le serait guère moins de voir en lui le savant numismate dont l'immense collection de médailles n'a pu être achetée que par une fortune princière[1] ; l'illustre archéologue qui découvrit à Rome la maison de campagne de Marius, peuplée de riches statues, et qui conçut le hardi projet de détourner le cours du Tibre pour lui arracher les antiques trésors qu'il supposait être cachés sous ses eaux ; enfin un des membres les plus érudits de l'Académie des sciences, qui, après avoir dirigé les expériences indiquées par Newton sur les prismes et les couleurs, en fit l'objet d'un mémoire qui étonna l'Académie tout entière et Newton lui-même. Mais sa carrière politique, dont je veux m'occuper aujourd'hui, me semble particulièrement digne d'un examen sérieux et approfondi. Prince de l'Église, il a exercé sur l'élection de quatre papes une influence profitable aux intérêts de son gouvernement, et il a été chargé de la mission délicate de rapprocher le clergé gallican de la cour de Rome. Ambassadeur de Louis XIV auprès de Sobieski, il a assisté à la fin du règne de ce grand homme, dont il a recueilli les derniers soupirs, et il est demeuré en Pologne exposé à des dangers réels, entouré d'obstacles considérables, pendant un de ces interrègnes agités et désastreux qui précipitaient de plus en plus un peuple infortuné vers sa ruine. Représentant du roi vaincu, à Gertruydenberg et à Utrecht, il a su parler comme si nos armées avaient été victorieuses à des ennemis que la victoire rendait arrogants, il a maintenu très-haut l'honneur et la dignité de son pays, et il a contribué à. résoudre les questions politiques les plus importantes de son siècle. Avant d'entreprendre le récit des événements dans lesquels a joué un rôle, ou qu'a terminés par son intervention le cardinal de Polignac, il convient d'essayer de le faire connaître, et de tracer brièvement le portrait d'un diplomate qui occupera souvent la scène dans ces dramatiques tableaux de la fin du règne de Louis XIV. Melchior de Polignac fut le second fils de Louis-Armand, vicomte de Polignac, marquis de Chalençon, et de Jacqueline de Beauvoir du Roure, sa troisième femme[2]. La famille du cardinal remonte à une très-haute antiquité. Elle tire son nom de l'ancien château de Polignac, situé dans le Velay, à trois quarts de lieue du Puy, dans une position admirable. Un vaste plateau, coupé à pic sur toutes ses faces, sert d'immense piédestal à la demeure seigneuriale, œuvre de l'homme, qui est bien en harmonie avec celle de la nature. Ce gigantesque rocher, avant de servir d'abri aux vicomtes de Polignac, possédait, assure-t-on, un temple consacré au culte d'Apollon[3]. C'est de là que quelques auteurs voudraient faire sortir les Apollinaires[4], se fondant sur une lettre de Sidoine[5] dans laquelle il parle de cette antique demeure comme de sa maison paternelle. D'après eux, la race de Polignac, dont le nom aurait pour origine le culte même d'Apollon[6], descendrait d'une ancienne famille patricienne ayant donné des sénateurs à Rome. L'un de ses membres, préfet des Gaules, s'y serait établi et aurait eu un fils qui, converti au christianisme, aurait été la souche de la maison de Polignac. Quoi qu'il en soit de cette opinion, qui ne repose que sur des conjectures ingénieuses[7], il est incontestable que, dès 918, un Polignac se qualifia du nom de vicomte[8], et qu'au milieu du onzième siècle, Armand Ier était déjà puissant, puisqu'il put soutenir une longue guerre contre Pierre de Mercœur, évêque du Puy[9]. Dès cette époque, les vicomtes de Polignac avaient le droit de battre monnaie à leur coin, d'accorder la grâce des criminels, d'imposer des tailles dans leurs terres et de déclarer la guerre. On les appelait déjà les rois des montagnes[10], et lorsque, en 1533, François Ier, se trouvant au château de Polignac, entendit parler de ce titre et des privilèges dont jouissait le seigneur son hôte, il put dire qu'il n'en était point surpris après la magnificence toute royale avec laquelle il avait été reçu, lui et toute sa cour[11]. Le personnage le plus célèbre que la puissante famille de Polignac ait produit ne devait participer à aucun de ces privilèges. Né le second, Melchior était destiné à l'Église. A cette époque, en effet, les enfants des grandes maisons avaient d'avance leur place marquée dans la société. L'aîné, à qui seul revenaient la fortune, l'autorité, les alliances illustres, était chargé de représenter la famille et de la continuer ; et les cadets, dans l'intérêt de sa splendeur, étaient en général condamnés à une éternelle stérilité. Voué par sa naissance à la carrière ecclésiastique, Melchior y fut disposé de bonne heure par l'abbé de Montbourg, son oncle paternel[12]. Après avoir fait, au Puy et à Paris, d'excellentes études dans le séminaire des jésuites, où se trouvait alors la plus illustre jeunesse du royaume, Polignac passa au collège d'Harcourt, puis il entra en Sorbonne, où il acheva l'étude de la théologie. C'est là qu'il donna une première preuve de l'étonnante souplesse de son esprit. Aristote régnait encore dans les écoles. Polignac l'étudia par déférence pour ses maîtres, mais il se livra en même temps à la lecture de Descartes. Les deux philosophies contraires marchaient ainsi de front dans les études du jeune abbé, et, après avoir fait l'admiration des zélés péripatéticiens, qui se réjouissaient de trouver en lui un utile défenseur de leurs chères doctrines menacées, il se complaisait à réfuter et à renverser le soir ce qu'il avait laborieusement démontré et édifié dans la journée. A la fin du cours, il soutint tout d'abord, par une argumentation irrésistible et avec une éloquence entraînante, les théories d'Aristote ; puis, deux jours après, passant tout armé à l'autre camp, il se fit le fervent apologiste de la méthode cartésienne. Il déploya dans les deux séances un si égal talent que ses professeurs sortirent émerveillés de la première, et que, dans la seconde, il réunit tous les suffrages des adeptes déjà nombreux de la doctrine nouvelle. C'était se signaler avec éclat à l'attention de ses protecteurs, et son nom, le seul bien qu'il eût apporté de sa province, lui en assurait un grand nombre qu'augmentaient encore son exquise distinction et ses élégantes manières. Melchior de Polignac était grand et bien fait. Il avait un port noble et une démarche grave, mais non hautaine. Son visage était d'une beauté remarquable. Ses yeux vifs et perçants auraient donné à sa physionomie un peu de dureté, si la grâce de son sourire n'était venue en adoucir l'expression. A. l'air de grand seigneur qu'il avait reçu de sa naissance, l'Église avait ajouté la douceur et l'onction du prêtre. Il était né pour charmer et pour toucher plus encore que pour convaincre[13]. Tout l'y aidait : un esprit élevé et délicat, une bonté aimable, le débit le plus heureux, une voix douce et insinuante, des expressions qui lui étaient particulières. Son éloquence était de celles qui vont au cœur. Aussi, pendant toute sa vie, réussit-il à plaire, depuis le temps du collège, où sa supériorité ne choqua jamais ses condisciples, jusqu'au moment où il sut se concilier l'affection des souverains qui l'envoyaient en ambassade comme de tous ceux auprès desquels il était accrédité, et où il réunit les suffrages des peuples les plus opposés par leurs mœurs et par leur caractère. Son maintien et la noblesse écrite sur toute sa personne inspiraient du respect, mais ses paroles marquaient tant de bonté qu'on était toujours à l'aise avec lui. Fait pour donner le ton, il paraissait, en le donnant, le prendre des autres, et son génie qui le rendait propre à parler de toutes choses, à tout entamer sinon à tout approfondir, pouvait s'élever, s'abaisser, s'étendre, se rétrécir au gré des personnes qui l'approchaient. Son savoir se répandait sur tous les sujets ; il avait l'écorce de tous les arts et de tous les métiers[14], et, loin de se laisser aller au désir naturel de faire parade de l'universalité de ses connaissances, il ne s'en servait que pour charmer, et il aimait mieux attirer doucement à son opinion que l'imposer. Mais il ne poussait pas cette agréable qualité au point où elle aurait été un défaut, et l'envie de plaire ne lui a jamais enlevé la prudence. S'il parlait assez volontiers, il ne lui échappait rien de ce qu'il ne voulait pas dire, et il savait demeurer impénétrable tout en ne le paraissant pas. Saint-Simon, presque toujours exact dans ses récits, mais souvent partial dans ses appréciations, insinue que les convictions religieuses de l'auteur de l'Anti-Lucrèce étaient peu profondes et ne laisse échapper aucune occasion d'exercer sur lui sa verve caustique. Sans prétendre signaler chez le séduisant prélat la rigide austérité des Noailles et des Fénelon, il convient, avant d'accepter ce jugement, de se souvenir que Polignac, faisant partie de la cour de la duchesse du Maine, s'était nécessairement aliéné le duc vindicatif[15]. Au surplus, il ne négligeait rien et se servait de tout pour marcher vers le but qu'il s'était fixé ; mais, lorsqu'il l'avait atteint, il n'abandonnait pas ceux qui lui avaient été utiles, prouvant ainsi que sa séduisante bonté était plutôt un trait de caractère qu'une habileté calculée. Son respect et son dévouement pour Louis XIV étaient profonds. Sans jamais s'humilier devant lui[16], il a toujours cherché à lui plaire, mais on ne pouvait servir qu'à ce prix le monarque impérieux, et si d'ailleurs Polignac a d'ordinaire suivi fidèlement les idées de son maître, il lui a quelquefois communiqué et fait accepter les siennes propres. Il a compris la situation délicate où le mettait son extrême jeunesse : il a étudié ceux avec lesquels il allait être en contact et que son rapide coup d'œil lui a fait bien vite connaître. Aussi, quand, à un âge consacré d'ordinaire au plaisir, on est venu l'enlever à la vie de Paris et l'emmener en ambassade, il s'est trouvé tout prêt à entrer dans une carrière qui semble exiger l'expérience d'un âge avancé. L'abbé de Polignac avait vingt-huit ans lorsque le cardinal de Bouillon, qui avait apprécié sa précoce maturité, le conduisit à Rome, où l'appelait le conclave réuni par la mort d'Innocent XI. Les relations de Louis XIV avec la cour de Rome étaient alors très-tendues. Entre les deux partis, le parti français et le parti autrichien, qui composaient le monde catholique, la cour de Rome avait naturellement penché pour celui que la communauté d'intérêts unissait à elle et qui, par l'étendue de ses forces, pouvait lui être l'appui le plus ferme contre les dissidents religieux. D'ailleurs, tandis qu'elle trouvait dans la péninsule espagnole la foi la moins raisonneuse et la docilité la plus complète, en France il éclatait d'alarmantes querelles théologiques que n'avait pu prévoir, malgré son extrême prudence et la précision de ses actes, le concile de Trente. Le sentiment de la nationalité française opposait au Saint-Siège les principes d'indépendance sur lesquels allait se fonder l'Église gallicane. Mais les préférences de la cour de Rome étaient trop prononcées. D'un côté, le refus de reconnaître le Portugal, qui s'était séparé d'avec l'Espagne, et de donner l'institution canonique à ses évêques, la haute influence exercée par le parti hispano-autrichien dans l'élection des papes et leur dévouement au parti qui les avait élevés sur le Saint-Siège ; de l'autre, l'alliance de Mazarin avec Cromwell, l'accueil de plus en plus systématiquement hostile fait aux plaintes sans cesse renaissantes du nonce, avaient causé entre la cour de Rome et la cour de France un refroidissement, indice certain d'une rupture prochaine. Cette rupture, qui avait été sur le point d'éclater sous Alexandre VII, et qu'avait retardée la soumission de ce pape, fut amenée par la conduite de ses successeurs, Clément IX et Clément X, qui, entraînés, l'un par son entourage, l'autre par ses antipathies personnelles, continuèrent à embrasser le parti espagnol. De son côté, Louis XIV la rendit inévitable. Il confisqua de sa propre autorité des biens ecclésiastiques, greva les bénéfices de l'Église de pensions militaires, étendit à la France entière le droit que le roi n'avait possédé jusque-là que dans quelques provinces sur les revenus des évêchés vacants[17], et, se fondant sur un édit de saint Louis, tombé en désuétude, il plaça sous la surveillance la plus sévère les envois d'argent faits à la cour de Rome[18]. Mais, à la mort de Clément X, on vit monter sur le trône pontifical un pape dans lequel Louis XIV devait rencontrer une résistance aussi habile qu'opiniâtre. Renon Odescalchi, qui, sous le nom d'Innocent XI, rappela les temps les plus glorieux de la papauté, fut aussi grand politique que sévère réformateur. Dans la lutte qu'il soutint contre Louis XIV, il suppléa par ses alliances à l'insuffisance des moyens dont il disposait. Les armes spirituelles qui avaient été d'un si puissant secours à ses prédécesseurs se trouvant émoussées par l'abus qu'ils en avaient fait, il appela à son aide toute l'habileté temporelle, et le chef de l'Église n'hésita pas à se liguer contre son adversaire, même avec les États protestants. Ayant à la fois la prudence qui conseille les réformes et la fermeté indispensable pour les faire accepter, il mit la même énergie à déraciner les abus de l'intérieur qu'à soutenir à l'étranger les privilèges contestés du Saint-Siège. Il renonça au népotisme, cette plaie de tout État dans lequel le pouvoir n'appartient pas à la même famille, bannit de Rome les usuriers, renvoya tous les évêques dans leurs diocèses, rétablit la discipline et évita au gouvernement papal par de sages économies une banqueroute menaçante. Austère dans ses mœurs, inébranlable dans ses principes, inflexible dans ses résolutions, actif et ardent dans la lutte, fécond en ressources, ce grand pape aurait été digne de vivre quatre siècles plus tôt entre Grégoire VII et Boniface VIII. Il sut résister avec une vigueur inébranlable au plus puissant des rois, et il soutint toujours, contre les grands, les intérêts du peuple, des rangs duquel l'élection l'avait fait sortir[19]. Apprenant que les évoques d'Alet et de Pamiers, qui seuls avaient protesté contre l'extension de la régale, étaient déposés de leur siège et se trouvaient réduits à vivre d'aumônes, Innocent XI se déclara leur défenseur, et il ne craignit pas de les aider de ses secours et de les encourager dans leur opposition par les brefs les plus énergiques. Mais résister à Louis XIV était alors lutter contre l'épiscopat français presque tout entier. Dans sa fougue véhémente, Innocent XI ne le ménagea pas assez. En comprenant l'épiscopat ainsi que le parlement dans ses plaintes et dans ses condamnations, il donna occasion de se produire aux sentiments d'indépendance qui depuis longtemps agitaient le clergé français. Entraînée par Colbert[20], Letellier et le père Lachaise, présidée par Bossuet, l'Église de France publia, le 19 mars 1682, les quatre fameux articles, dont le premier établit la distinction complète du pouvoir temporel d'avec le pouvoir spirituel ; le second, la supériorité d'un concile sur le pape ; le troisième, l'inviolabilité des libertés gallicanes ; et dont le quatrième, attaquant de front l'autorité spirituelle, nie l'infaillibilité du pape, quand il n'a pas l'assentiment de l'Église. Aussitôt Innocent XI improuve, annule et casse[21] cette déclaration, refuse l'institution canonique aux ecclésiastiques proposés par le souverain, abolit solennellement le droit d'asile[22] accordé aux ambassadeurs, et, comme l'envoyé français[23] entrant à Rome y veut soutenir avec une escorte redoutable ce droit que, seul de tous les autres représentants, il prétend conserver[24], le pape prononce les censures contre lui et fait mettre en interdit l'Église dans laquelle l'ambassadeur de Louis XIV a assisté à l'office divin. Le roi répond à cet acte en convoquant un concile général, en faisant occuper Avignon, en emprisonnant le légat de cette ville et en manifestant l'intention de créer patriarche de France M. de Harlay, archevêque de Paris. C'était le schisme. Telle était donc la situation : trente-cinq évêques français sans institution canonique, le roi occupant une province papale, et, des deux ambassadeurs de la France et du Saint-Siège, l'un excommunié, l'autre retenu en prison. Dans ces circonstances difficiles, que fait Innocent XI ? Il oppose une inflexible obstination que rien ne peut briser. Loin de reculer d'un seul pas, il marche en avant et il réussit à améliorer une situation qui parait désespérée. Ne parvenant pas à susciter des ennemis à Louis XIV parmi les prélats français, il en cherche autour de la France. Ne trouvant pas d'alliés dans ses fils spirituels, il sort du sein de l'Église et s'adresse aux dissidents. Ne pouvant pas, dans sa résistance opiniâtre contre le plus puissant monarque de la chrétienté, s'appuyer sur son autorité apostolique, il se sert de l'opposition générale soulevée par les audacieuses entreprises de Louis XIV contre la liberté de l'Europe. Il ne se contente pas de fournir des subsides à l'Autriche dans sa guerre contre les Turcs, il voit dans l'Église réformée un prince, Guillaume d'Orange, qui aspire au trône d'Angleterre, et il entre en relations avec lui[25]. Bien plus, lorsque le siège archiépiscopal de Cologne devient vacant, il refuse l'investiture canonique à l'élu du chapitre, parce qu'il est le candidat de la France, et, en asseyant sur ce siège Clément de Bavière, son rival, il force Louis XIV à envahir l'Allemagne, et à provoquer par cet acte une coalition européenne qui lui sera désastreuse. On vit alors le pape Innocent XI désapprouver les relations étroites qui existaient entre Louis XIV et Jacques II, roi catholique, pour soutenir au moins de ses vœux un prétendant qui ne l'était pas[26], et le chef de l'Église entrer contre la France dans une coalition qui reposait sur des forces et obéissait à des impulsions protestantes[27]. Par cette politique, dont les conséquences étaient singulières pour un pontife, mais qui était habile autant qu'audacieuse au point de vue temporel, Innocent XI essaya de combattre les projets et de contrebalancer l'influence menaçante d'un monarque ambitieux, et il espéra de défendre et de faire définitivement prévaloir les droits du Saint-Siège. Mais il ne lui fut pas donné de voir ce triomphe. La mort vint l'enlever le 12 août 1689, et ouvrir le conclave pour lequel le cardinal de Bouillon et l'abbé de Polignac avaient quitté la France. La conduite du prélat et de son jeune assesseur était tout indiquée : exercer une influence française dans l'élection, chercher à contrebalancer le parti espagnol en en détachant quelques cardinaux italiens, et fixer le choix sur un homme pacifique et disposé à la réconciliation. Louis XIV la désirait en effet. Ce prince avait été entraîné dans sa lutte contre le pape plus loin que ne l'auraient exigé ses intérêts et qu'il ne l'aurait voulu lui-même. La résistance hautaine d'Innocent XI lui avait fait passer le but, et son amour-propre, bien plus que sa véritable politique, avait inspiré sa conduite. D'un autre côté, il surveillait avec soin la succession d'Espagne, but patiemment poursuivi depuis le commencement de son règne, et, prêt à chaque instant à frapper un grand coup, il tenait à ménager les puissances. Aussi le premier ambassadeur[28] qui paraît à Rome, après la mort d'Innocent XI, renonce-t-il au droit d'asile. En même temps le comtat d'Avignon est rendu à Alexandre VIII. Par ces deux actes, dont il ne faudrait pourtant pas exagérer l'importance, puisque l'un était la restitution d'une province papale, et l'autre consacrait l'abandon d'un privilège exorbitant, auquel avaient déjà renoncé les autres souverains, Louis XIV espérait engager le nouveau pape à reconnaître l'extension de la régale en France, ainsi que les déclarations de 1682. C'est pour l'amener à ces concessions qu'il ordonna à l'abbé de Polignac de demeurer à. Rome. Dans le rôle secondaire joué dans le conclave auprès du cardinal de Bouillon, le jeune abbé s'était en effet attiré à un tel degré l'estime et l'affection des prélats romains, que ceux-ci l'avaient distingué, et que l'ambassadeur de France pria Louis XIV de le laisser à Rome a comme étant le seul capable, disait-il, de séduire le nouveau pape et de le pousser à corriger la malignité du précédent pontificat. Aucun choix ne pouvait être plus heureux. Le caractère et l'esprit de Polignac devaient en effet être goûtés par un pontife doux, affable, aux manières engageantes et gracieuses, sachant beaucoup et causant avec une merveilleuse facilité. L'aimable vieillard[29] se retrouvait en quelque sorte avec bien de ses qualités dans le jeune abbé qu'il qualifiait de séducteur et dont il disait : Il ne me contredit jamais, il parait toujours de mon avis, et je ne sais comment, pour l'ordinaire, il m'entraîne dans le sien. Mais, sans avoir la rigidité inflexible de son prédécesseur, Alexandre VIII devait persister dans les, principes d'Innocent XI. Il considérait les déclarations de 1682 comme un des plus grands coups qui eussent jamais été dirigés contre la papauté ; il s'y reportait sans cesse, le cœur plein d'amertume, et se reprochait, en versant des larmes et en soupirant, de tarder à les condamner à son tour. Le 4 août 1690, ne pouvant différer plus longtemps la manifestation de son opinion sur un si grave sujet, il rédige une bulle qui maintient de la manière, la plus formelle la suppression prononcée par son prédécesseur. Mais l'abbé de Polignac accourt auprès du pontife ; il lui expose la situation de la France ; il lui annonce les conséquences si fatales à la religion qu'aura une nouvelle rupture, et il obtient que la publication de la bulle soit retardée. Alexandre VIII ne devait pas occuper longtemps le trône pontifical[30]. Agé de quatre-vingt-un ans, infirme, malade, et se voyant sur le lit de mort, il dicte pour Louis XIV la lettre la plus touchante. Il le supplie de considérer qu'il ne peut pas condamner ce qu'Innocent n'a fait qu'en bonne conscience et conformément au devoir de sa charge. L'abbé de Polignac porta cette lettre au roi, et c'est après l'entretien dans lequel il en commenta les termes et ajouta son éloquence à celle du pape, qu'il mérita que Louis XIV dit de lui : Je viens de causer avec un homme, et un jeune homme, qui m'a toujours contredit sans que j'aie pu me fâcher un seul moment. La mort prévue d'Alexandre VIII arrêta ces négociations dont le succès allait dépendre du choix de son successeur. L'abbé de Polignac se hâta de retourner à Rome pour entrer de nouveau dans le conclave comme assesseur du cardinal de Bouillon. La lutte y fut longue et vive entre le parti français et le parti espagnol. Pendant cinq mois, les prélats italiens hésitèrent et subirent tour à tour des influences contraires. Enfin, après bien des intrigues et les débats les plus animés, le parti français l'emporta. Le 12 juillet 1691, la majorité des voix du conclave se réunit sur Antonio Pignatelli — Innocent XII — dans lequel Louis XIV trouva contre l'empereur d'Allemagne un allié dévoué, et qui devait faire abandonner pour longtemps la politique antifrançaise suivie par la cour de Rome depuis Urbain VIII[31]. Mais ce résultat, d'autant plus précieux pour Louis XIV qu'une partie de l'Europe était alors soulevée contre lui, ne fut obtenu que lorsque les questions pendantes entre les deux cours eurent été résolues. Louis XIV renonça solennellement au droit d'asile, les prélats français se soumirent et le roi annonça lui-même[32] au pape qu'il venait de donner les ordres nécessaires afin que son édit relatif à la déclaration du clergé ne fût pas observé. L'Église l'emporta encore parce qu'elle avait su attendre le moment propice, se servir du temps sans le devancer, et qu'un de ses papes, ne cédant point devant le monarque français, avait opposé à ses menaces comme à ses attaques la plus tranquille et la plus inébranlable obstination. L'abbé de Polignac, qui n'avait pas été étranger à la nomination d'Innocent XII, et qui était parvenu à faire comprendre dans le conclave la nécessité d'une réconciliation entre les deux gouvernements, rentra en France, évita la cour et s'enferma dans le séminaire des Bons-Enfants. C'est là que pendant trois années il compléta ses études, se livra, sur les temps passés, aux recherches les plus approfondies, et demanda à l'histoire le secret de la diplomatie. Mais Louis XIV, qui avait distingué le véritable mérite de Polignac et qui avait remarqué la netteté et la pénétration de son esprit, le nomma son ambassadeur extraordinaire à Varsovie. L'Église formait alors de grands politiques. Aux facultés naturelles qu'elle savait diriger et tour à tour contenir et développer, elle ajoutait la force que donne l'éminence du rang et les ménagements qu'il impose. C'est élevé dans cette grande école, d'où étaient sortis les deux plus illustres ministres qu'ait eus la France, que Polignac entra d'une manière plus directe dans la carrière diplomatique, chargé d'une des missions les plus difficiles qui aient jamais été confiées à un ambassadeur. |
[1] Le roi de Prusse, Frédéric le Grand, fit acheter par son ambassadeur la collection de médailles du cardinal de Polignac.
[2] Le père Charlevoix (Mémoires de Trévoux, juin 1742, p. 1054) dit : le troisième. Mais tous les autres biographes du cardinal l'indiquent comme étant le second fils issu du troisième mariage du vicomte Louis-Armand. Voir le dictionnaire de Maty et celui de Moréri, t. V, p. 1016.
[3] Ce fait, consigné dans les histoires les plus anciennes de l'Auvergne, semble attesté par des inscriptions recueillies par Gruter et par les débris qui subsistent encore à côté de la vieille tour seigneuriale. Ou y voit en effet un masque d'Apollon que l'empereur Claude serait lui-même venu consulter. (Voir le Corpus inscriptionum de Jean Gruter.) Une excavation taillée dans le rocher aurait, dit-on, caché dans ses larges flancs les prêtres du dieu. Sur l'ouverture plus étroite de cette excavation, le masque adapté aurait donné issue aux oracles par la bouche béante qu'il présente.
[4] Cette opinion est relatée dans une étude consacrée par Ampère à Sidoine Apollinaire, Histoire littéraire de la France, 2e édition, t. II, p. 216. Didier et 1867.
[5] Épitre VI, tome IV.
[6] Pod, omniacus ; — pod. podium : éminence, hauteur, — omniacus pour ominiacus, d'omen, présage. — (Opinion de Faujas-de-Saint-Fond.)
[7] M. Francisque Mandet ne partage pas cette opinion. Il la combat énergiquement dans son Histoire du Velay.
[8] Le titre de comte était porté par le duc d'Aquitaine, comte d'Auvergne et du Velay.
[9] Gallia Christiana, volume XXII, p. 699, parag. E.
[10] Reguli montium, Bruzen de la Martinière, tome IV, p. 1017.
[11] Pierre de Guibours, dit le père Anselme, Histoire des grands officiers de la couronne, tome II.
[12] C'est lui qui est enterré dans l'église de Lavoûte-sur-Loire (Haute-Loire), près du château, qui appartient encore à la famille de Polignac, et non le cardinal, comme on le croit généralement. La similitude des nom et prénom (l'abbé de Montbourg était le parrain du cardinal) est la cause de celle opinion, que l'on ne peut maintenir si l'on examine les dates inscrites sur le tombeau. Le décès y est indiqué comme étant de 1699, c'est-à-dire quarante-deux ana avant l'époque de la mort du cardinal. Celui-ci est d'ailleurs enterré à l'église Saint-Sulpice. (Gallia Christiana, t. X, p. 1289.)
[13] Madame de Sévigné a dit du cardinal : C'est un des hommes du monde dont l'esprit me paroît le plus agréable ; il sait tout, il parle de tout, il a toute la douceur, la vivacité, la complaisance qu'on peut désirer dans le commerce. Lettre à Coulanges du 18 mars 1690.
[14] Mémoires de Saint-Simon, t. III, p. 226, édition Chéruel.
[15] Il est nécessaire d'établir ce fait dès maintenant, afin de n'avoir plus à le constater. Je me suis souvent servi, dans cet ouvrage, des mémoires de Saint-Simon, mais toujours avec circonspection, et en examinant si le duc ardent et vindicatif n'était pas sous l'empire de quelque passion qui pût l'égarer. M. Chéruel, dans son très-intéressant ouvrage : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, p. 17, a dit très-judicieusement que les mémoires de Saint-Simon sont trop fréquemment une représaille des souffrances infligées à sa vanité. M. Chéruel a fait justice des attaques imméritées et de l'acharnement souvent inique du très-grand mais très-passionné historien. Je relèverai à mon tour ce qui, en cette matière, rentrera dans mon sujet. Quant au caractère et à la carrière politique du cardinal de Polignac, il me suffira d'indiquer les mémoires du marquis d'Argenson (p. 210 et suivantes), dans lesquels cet homme d'État, ministre des affaires étrangères sous Louis XV, adresse à Polignac des éloges d'autant plus significatifs que, sous la plume de ce sévère écrivain, ils sont plus rares. Dans un livre, qui est moins l'histoire du cardinal de Polignac que celle des événements auxquels il a été mêlé, je ne puis citer ces trop longues pages. Chacun des actes politiques de l'habile négociateur y est loué comme il le mérite, et l'auteur montre pour le cardinal des sentiments d'admiration et de respect. Non-seulement il lui reconnait les dons brillants de l'esprit, que personne, parmi ses contemporains, ne lui a contestés, mais aussi un grand caractère et les talents précieux d'un utile diplomate.
[16] Polignac fut ce qu'étaient alors à peu près tous ceux qui approchaient Louis XIV, courtisan et ardemment désireux de plaire au maitre. Un jour qu'il suivait le roi dans ses jardins de Marly, la pluie vint. Le roi lui fit une bienveillante remarque sur son habit, peu propre à le garantir de la pluie : Ce n'est rien, Sire, répondit-il, la pluie de Marly ne mouille point. (Mémoires de Saint-Simon, tome III, p. 227.) C'est assurément la réponse d'un courtisan, niais non, comme le dit Saint-Simon, celle d'un adulateur servile et digne par cela même de mépris. On ne s'explique que par sa passion contre Polignac la sévérité excessive avec laquelle Saint-Simon, qui le raconte, juge ce mot, quand il excuse, et approuve même, une réponse bien autrement complaisante du cardinal d'Estrées. Le cardinal d'Estrées était au diner du roi, où il était toujours fort distingué dès qu'il paraissait. Le roi, lui adressant la parole, se plaignit de l'incommodité de n'avoir plus de dents : Des dents, Sire, reprit le cardinal, eh ! qu'est-ce qui en a ? Le rare de cette réponse est qu'à son âge il les avait encore blanches et fort belles, et que sa bouche, fort grande, mais agréable, était faite de façon qu'il les montrait beaucoup en parlant. (Mémoires de Saint-Simon, tome VII, p. 164.) Il est vrai que le cardinal d'Estrées était l'ami de Saint-Simon.
[17] C'est ce droit qu'on nommait Régale.
[18] Morosini, Relazione di Francia, 1671.
[19] Benoit Odesealchi appartenait à une famille de commerçants, originaire de Lombardie.
[20] Voir les Nouveaux Opuscules de l'abbé Fleury. Paris, 1807.
[21] Bref du 11 avril 1682.
[22] C'est le droit de franchise contre lequel les papes Jules III, Pie IV, Grégoire XIII et Sixte V avaient déjà rendu plusieurs décrets. Il ne se bornait point, à Rome, au simple privilège d'asile dans le palais d'un ambassadeur, mais il s'étendait encore aux maisons adjacentes et presque à tout un quartier, de aorte que tous ceux qui étaient poursuivis par la justice y étaient dérobés à son action et y trouvaient l'impunité.
[23] Le marquis de Lavardin.
[24] On cita l'exemple des autres souverains à Louis XIV qui répondit : Je ne suis pas accoutumé à me régler sur la conduite d'autrui ; Dieu m'a établi pour donner l'exemple aux autres, non pour le recevoir.
[25] Saint-Simon va jusqu'à dire qu'à Innocent XI l'Angleterre dut sa révolution et le prince d'Orange sa couronne. (Mémoires, tome VII, p. 163.)
[26] Mémoires du comte Dohna, p. 78. Lettre du nonce apostolique. Histoire de la Révolution de 1688, tome II.
[27] Louis XIV venait alors de signer la révocation de l'édit de Nantes. Innocent XI blâma très-nettement cet acte. Nous ne voulons pas, écrivit-il au roi, de conversion exécutée par des apôtres armés. Jésus-Christ ne s'est pas servi de cette méthode : il faut conduire les hommes dans le temple et non pas les y traîner. Venier, Relatione de Francia, 1689.
[28] Le duc de Chaulnes.
[29] Alexandre VIII, né en 1610, avait été élu à l'âge de soixante-dix-neuf ans.
[30] Il ne régna que quinze mois et vingt-six jours.
[31] C'est ce pape que nous verrons bientôt déterminer Charles II d'Espagne à choisir le duc d'Anjou pour son successeur, et à le préférer à l'archiduc Charles d'Autriche.
[32] Lettre du 14 septembre 1693.