LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE VI. — INDÉPENDANCE DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

 

 

L'Angleterre attaque les colonies hollandaises. - Départ du bailli de Suffren pour les Indes orientales. - Expédition du baron de Rullecourt sur l'île de Jersey. - L'amiral de Grasse conduit une flotte de Brest aux Antilles. - Guichen opère sa jonction avec la flotte espagnole. - Le duc de Crillon assiège le fort Saint-Philippe dans l'île de Minorque.  - Combat indécis entre le comte de Grasse et le vice-amiral Hood. - Prise de l'île de Tabago. - Capitulation des Anglais à York-Town. Combat de Doggers-Bank. - Opérations de Bouillé. - Soumission des îles Saint-Eustache, Saba et Saint-Martin. Prise de Saint-Christophe. - Le duc de Crillon se rend maître du fort Saint-Philippe. - Changement de ministère en Angleterre. - Naissance d'un dauphin. - Fêtes de Paris à cette occasion. - Mort de Maurepas. - Mort de Turgot. - Questions de Morellet sur cet ancien ministre. - Le comte de Vergennes, chef du conseil des finances. - Combat de Saintes. - Défaite du comte de Grasse. - Honneurs rendus à Rodney en Angleterre. - L'amiral de Grasse prisonnier à Londres. - Nobles élans de patriotisme en France. - Siège de Gibraltar. - Victoires du bailli de Suffren dans les Indes orientales. - Paix de Versailles. - Retour de Suffren en France.

 

Le récit de la disgrâce de Necker nous a éloignés du théâtre de la guerre à laquelle il s'était résigné avec peine ; il faut en reprendre les événements.

Irrité de l'adhésion des Etats-Généraux à la neutralité armée et de leur refus de lui accorder les secours stipulés dans leurs alliances « contre l'ambitieuse maison de Bourbon, » le cabinet de Saint-James avait ordonné à Rodney de fondre sur les Antilles hollandaises. Après une vaine tentative pour enlever aux Français l'île de Saint-Vincent, l'amiral fit aussitôt voile vers Saint-Eustache. Cette île, centre d'un commerce important et vaste entrepôt des plus précieuses denrées était alors sans défense. Rodney força la garnison surprise d'une attaque si brusque, de se rendre à discrétion (3 février 1781), dépouilla les habitants de tous leurs biens, pilla ou détruisit les magasins, et s'empara de tous les navires de commerce, soit hollandais, soit étrangers, qu'attirait la franchise du port. Ces infortunés voulurent réclamer, il fut sourd à leurs prières. La valeur du butin dont il chargea vingt bâtiments, pouvait, s'élever à plus de soixante-quinze millions de francs. Saint Martin et Saba, les annexes de Saint-Eustache, éprouvèrent le même sort. Mais la Grande-Bretagne ne profita guère de la perte immense des Hollandais Les bâtiments spoliateurs étaient en route pour l'Angleterre, sous l'escorte de quatre vaisseaux de ligne, lorsqu'ils furent rencontrés par une croisière française aux ordres de La Motte-Picquet. Attaquer l'ennemi, dissiper l'escorte, prendre la plupart de ces navires, fut pour l'intrépide marin l'affaire de cieux heures.

Vers le même temps les Anglais envahirent Essequibo et Demerary, colonies florissantes de la Guyane hollandaise, et se montrèrent plus civilisés dans la manière dont ils traitèrent les habitants.

La France de son côté ne restait, pas inactive : elle s'efforçait de donner une âme nouvelle à la ligue maritime, prodiguait des secours de tout genre aux États-Unis, dont elle voulait opérer l'entière délivrance et entraînait dans la guerre la république batave irritée de la conduite des Anglais envers Saint-Eustache. Elle envoyait en Amérique des armes, des munitions, des troupes pour renforcer Rochambeau, et huit millions de livres tournois. Ses flottes devaient agir dans la baie de Chesapeake, sur les côtes du continent et dans les parages des Antilles. La principale était confiée aux ordres du comte de Grasse, officier brave et dévoué, mais inférieur à une si grande tâche et d'un caractère peu conciliant. Le bailli de Suffren quittait le port de Brest avec cinq vaisseaux de ligne et prenait la route des Indes orientales. Sur les pressantes sollicitations des Hollandais, il avait reçu l'honorable mission de prévenir l'invasion du cap de Bonne-Espérance, une de leurs plus importantes colonies, et de pourvoir à la sûreté de cet établissement. Il était encore chargé de reconquérir les possessions que venaient de nous enlever les Anglais sur la côte de Coromandel, et de délivrer Hyder-Ali, sultan de Mysore, de la situation périlleuse où l'avait jeté son zèle pour les intérêts de la France. La grande flotte, unie à celle des Espagnols, devait porter la terreur au sein de l'Angleterre. Les quarante mille hommes que renfermaient les camps de Normandie et de Picardie étaient préparés pour s'embarquer quand le besoin l'exigerait. On voyait que Sartine et le prince de Montbarrey avaient pour successeurs des hommes plus aptes à diriger l'expédition de l'Amérique. Jamais plan de campagne n'avait été mieux conçu ; les ressources dont pouvait disposer le gouvernement, furent prêtes à point.

A l'aspect de tant (l'ennemis et de préparatifs si imposants, l'Angleterre ne se laissa point abattre. Elle déploya son énergie ordinaire et prit des mesures afin de leur résister dans les quatre parties du monde L'amiral Hyde-Parker fut envoyé dans les mers du nord avec douze vaisseaux de ligne. La flotte de la Manche, sous les ordres de l'amiral Darby, reçut de nouveaux secours. Une croisière de cinq vaisseaux se rendit devant Lisbonne ; cinq autres bâtiments destinés à renforcer l'amiral Hughes, partirent pour les. Indes orientales. En même temps on se disposait à ravitailler Gibraltar, à augmenter la garnison de Minorque, à envoyer huit mille hommes au généralissime Clinton. Le parlement accordait vingt-cinq millions de livres sterling pour les frais de la campagne. Un emprunt de quatorze millions devait avoir lieu en cas d'insuffisance des fonds alloués au département de la guerre. « L'Angleterre, s'écriait le duc de Richmond, dans la chambre des lords, l'Angleterre court le plus grand danger. On peut dire qu'elle est sur le bord de sa ruine ; mais du moins, si elle tombe, il faut que le bruit en retentisse dans tout l'univers. »

Pendant que les deux nations rivales se préparaient à frapper de grands coups, la campagne de 1781 s'ouvrit dans nos mers par l'expédition de l'intrépide baron de Rullecourt, ancien lieutenant-colonel au service du prince de Nassau, sur l'île de Jersey, avec un corps de douze cents volontaires. Partis des petites îles Chausey, sur de simples barques, ces braves soldats abordèrent de nuit sur la côte inhospitalière de Jersey, où quelques-unes de leurs frêles embarcations se brisèrent contre les rochers. Là, ils perdirent environ deux cents hommes ; nullement découragés par cet échec, ils escaladèrent les falaises, surprirent Saint-Hélier, capitale de l'île, s'emparèrent (lu gouverneur et des magistrats, les effrayèrent par l'annonce qu'ils étaient suivis d'une escadre française, et leur firent signer une capitulation. Rullecourt se reposait ‘sur la foi des traités, lorsque le commandant de la garnison anglaise, le major Pierson, refusant de souscrire à cette capitulation, rallia ses soldats épars, et refoula les vainqueurs par son artillerie. Les habitants, honteux de leur terreur panique, coururent aux armes, et des autres points de l'île arrivèrent de nombreux renforts. Attaqué de toutes parts, le baron de Rullecourt rentra dans Saint-Hélier, voulut faire une sortie à la tête de sa petite troupe, et tomba mortellement frappé de trois coups de feu. La plupart de ses compagnons furent obligés de se rendre prisonniers ; les autres passant sous les batteries des Anglais se jetèrent dans des barques et gagnèrent les côtes de Bretagne (6 janvier 1781).

Cet échec isolé n'exerça aucune influence sur les grandes opérations de la guerre. Dès le vingt-quatre mars le comte de Grasse appareilla de Brest pour conduire aux Antilles un fort convoi qu'il escortait avec vingt-et-un vaisseaux de ligne. Quelques mois plus tard, une seconde escadre, de dix-huit vaisseaux, sous les ordres de Guichen, mit aussi à la voile de Brest, pour aller se réunir, dans le port de Cadix, à la flotte espagnole de l'amiral don Louis de Cordova. Les Anglais ne purent empêcher Guichen d'opérer sa jonction, et bientôt la flotte combinée, forte de cinquante vaisseaux de ligne, quitta la rade de Cadix (21 juillet 1781) et chassa tout devant elle dans la Méditerranée. Dix mille Espagnols et quatre mille Français débarquèrent successivement sur les plages de Minorque, dont les cabinets de Versailles et de Madrid avaient résolu l'attaque. Ils avaient à leur tête un général français, le duc de Crillon, cligne héritier du nom et de la valeur de son ancêtre. Fatigué de languir dans les gracies subalternes, sous des généraux inhabiles, pendant la guerre de Sept-Ans, Crillon avait passé au service de l'Espagne. Le gouverneur anglais, Murray, n'opposa aucune résistance, et se retira en toute hâte dans le fort Saint-Philippe avec une faible garnison de trois mille hommes. Mahon, Fornella, Citadella et tous les autres forts de l'île, ouvrirent leurs portes aux assaillants qui prirent en outre cent navires avec leurs cargaisons ; quinze corsaires, cent soixante pièces de canon et de riches magasins. Les troupes alliées entreprirent ensuite le siège de Saint-Philippe, que Murray défendit héroïquement contre tous leurs efforts.

Pendant ce temps la flotte combinée, que l'Espagnol Cordova commandait en chef, était revenue dans la Manche. L'amiral anglais Darby, qui croisait avec vingt-er-un vaisseaux, craignit d'être enveloppé et rentra précipitamment dans la rade de Torbay. A cette nouvelle, l'Angleterre fut remplie d'alarmes ; elle redouta une invasion prochaine ; toutes les troupes se portèrent sur les côtes ; de toutes parts on leva des soldats et des matelots. L'amiral français Guichen et le major général de la flotte espagnole, Massaredo, crurent l'occasion favorable pour attaquer l'ennemi et pressèrent ardemment Cordova d'y consentir. Mais le vieil amiral, dont la lenteur contrastait avec la vivacité française, refusa de se rendre à leurs instances : il trouvait trop périlleux le défilé pour entrer dans la rade de Torbay, et le conseil de guerre partagea son opinion. Au moment où la frayeur régnait parmi les Anglais, les maladies et la violence des vents obligèrent la flotte combinée à se dissoudre : le prudent Cordova se hâta de rentrer à Cadix pour réparer quelques-uns de ses vaisseaux démâtés ; Guichen conduisit son escadre dans le port de Brest (11 septembre).

En Amérique la fortune n'était point contraire à nos armes. Le comte de Grasse, secondé par les vents qui avaient jadis manqué à d'Estaing, était arrivé en vue de Fort-Royal de la Martinique, au bout de trente-six jours[1].

Là il trouva le vice-amiral flood que Rodney, son commandant en chef', avait détaché avec dix-huit vaisseaux, pour lui fermer l'entrée de la baie. De Grasse fit porter sur les Anglais et profita du moment où le combat s'engageait avec leur avant-garde pour mettre en sûreté le convoi qu'il escortait. Repoussés par son escadre, les ennemis feignirent de prendre la fuite, et quand ils s'aperçurent que les navires français ne gardaient plus aussi bien leurs rangs, ils fondirent sur eux à l'improviste. La lutte recommença, et pendant quatre heures fut soutenue de part et d'autre avec un rare courage. On se sépara de lassitude. Les Anglais avaient perdu deux cents hommes ; la perte des Français avait été à peu-près égale ; mais le vice-amiral Hood avait eu l'honneur de combattre vaillamment avec des forces inférieures. Il se retira vers l'île d'Antigua, où Rodney vint le rejoindre de Saint-Eustache à la tête de trois vaisseaux.

Devenu plus entreprenant par l'arrivée de la flotte aux ordres du comte de Grasse, le marquis de Bouillé recommença ses expéditions contre les îles anglaises. Pendant une fausse attaque de la flotte sur Sainte-Lucie (9-13 mai), une escadrille avait jeté sur Tabago, la plus méridionale des îles-sous-le-Vent, un corps de troupes françaises aux ordres d'un officier de terre, du nom de Blanchelande. L'ennemi avait abandonné ses batteries ; la ville de Scarboroug, et un fort qui la protégeait, tombèrent au pouvoir de ces troupes. Quelques jours après toute la flotte se porta du même côté, et le marquis de Bouillé put effectuer paisiblement sa descente avec trois mille hommes ; il s'empara successivement de tous les forts de l'île, tandis que M. de Blanchelande tenait en échec la garnison commandée par le major Ferghusson. Ce dernier voulait combattre, mais assailli de tous côtés, sans que Rodney eût pu venir à son secours, il capitula le 2 juin, avec cieux cents hommes environ qui lui restaient, et remit Tabago aux vainqueurs.

Dans les premiers jours de juillet, l'amiral de Grasse fit voile de la Martinique pour le cap français de Saint-Dominique. C'est là qu'il se trouvait lorsqu'il reçut des dépêches de Rhode-Island. Elles lui étaient adressées par Washington et le comte de Rochambeau, dont la petite armée se trouvait libre de ses mouvements depuis qu'une division de l'escadre, commandée par le comte de Barras, lui avait amené un renfort de trois mille hommes. Ces deux généraux l'invitaient à se porter dans la baie de Chesapeake, afin de concourir au plan qu'ils avaient conçu, et qui consistait à cerner l'armée anglaise de lord Cornwallis dans la presqu'île d'York-Town, en Virginie.

Le comte de Grasse déploya une activité remarquable, prit trois mille trois cents soldats de débarquement, aux ordres du marquis de Saint-Simon, et quelque argent, partit de Saint-Domingue, le 5 août, et s'arrêta deux jours près du canal de Bahama. Il espérait y surprendre le convoi de la Jamaïque composé de cent quatre-vingt-six voiles, et de quatre régiments de ligne. A la nouvelle que le convoi était déjà en sûreté, il franchit le double canal de Bahama, route que suivaient rarement les flottes, et parut -le 30, au grand étonnement des Anglais, à l'entrée de l'immense baie de Chesapeake. Les trois mille trois cents hommes de Saint-Domingue débarquèrent sans obstacle à James-Town, sous la protection de deux frégates, et se réunirent à Lafayette. Bientôt après, sortit du Rhode-Island, l'escadre dn comte de Barras avec un convoi d'artillerie de siège et des vivres, qui descendit à l'embouchure du James-River. On reçut en même-temps des avis sur la marche et la prochaine arrivée des troupes de Washington et de Rochambeau. Toutes les dispositions avaient été si bien prises, soit par terre, soit par mer, qu'on put assembler promptement sur le même point, toutes les forces qui devaient agir à la fois contre l'armée britannique.

Rochambeau s'était embarqué à New-Port, le 9 juin ; il remonta au nord de Rhode-Island jusqu'à Providence, et les Français prirent ensuite la route de terre pour traverser le Connecticut et se rendre à Philisbury, sur les rives de l'Hudson. Là, ils se réunirent à l'armée américaine qui avait abandonné les hauteurs situées au-delà du fleuve. Cette marche de deux cent quinze milles, entreprise par une chaleur excessive, n'abattit ni la gaieté ni l'ardeur des Français. Les deux armées s'accueillirent avec cordialité, et leur réunion fut consacrée par des fêtes militaires. Les Français se félicitaient de voir le vénérable guerrier, dont les vertus personnelles servaient d'exemple à ses soldats, qui était devenu trop grand pour exciter l'envie et souhaiter d'autre gloire que celle de son peuple. Quant aux Américains, ils applaudissaient à ce noble zèle des Français de tous les rangs, empressés de se réunir sous les mêmes drapeaux. Après une reconnaissance vers le sud, comme s'il eût eu le dessein d'attaquer New-York, qui avait pourtant une forte garnison, Washington fit remonter ses troupes vers le nord afin de ne pas rencontrer, dans le passage de l'Hudson, la croisière des bâtiments anglais. Il franchit donc le fleuve au King's-Ferry, pénétra dans le New-Jersey, et se dirigea sur Princeton et Trenton, lieux consacrés par de glorieux succès et chers à la mémoire des Américains. On entrait ici dans une route triomphale, et les premiers vainqueurs y reçurent, de leurs généreux auxiliaires, le serment de les imiter.

Les troupes françaises arrivèrent, le 15 août, à Philadelphie. Aux portes de la ville, elles s'arrêtèrent pour se parer comme en un jour de fête ou de combat, et lorsqu’elles firent leur entrée, l'affluence était immense sur leur passage : les maisons étaient pavoisées aux couleurs des deux nations, l'allégresse et l'espérance unanimes. Quand ces guerriers des vieilles bandes défilèrent sous les yeux du congrès, cette assemblée les honora de son salut fraternel et de ses acclamations. Les Français ne restèrent qu'un jour à Philadelphie. Après une marche habilement dissimulée, Washington et Rochambeau arrivèrent à l'embouchure de l'Elk, au fond de la baie de Chesapeake dans laquelle la flotte du comte de Grasse venait d'entrer. Là, quelques régiments s'embarquèrent sur des frégates et des transports envoyés par l'amiral ; le reste des troupes se dirigea sur Baltimore et de là sur Annapolis où l'on trouva d'autres bâtiments de transport. Les deux flottes ayant parcouru la baie pénétrèrent dans la rivière James, et les régiments qu'elles avaient à bord se joignirent aux soldats des marquis de Lafayette et de Saint-Simon.

La veille même du jour où Washington et Rochambeau étaient à l'embouchure de l'Elk, le comte de Grasse avait repoussé la flotte anglaise. Il stationnait à Lynn-Havea lorsqu'on signala une flotte de vingt voiles (5 septembre) : c'était l'escadre de. New-York, renforcée de celle des Antilles, aux ordres de l'amiral Thomas Graves, ayant Samuel Hood pour vice-amiral et Drake pour contre-amiral. Malgré l'absence d'un grand nombre de ses officiers et de ses matelots occupés à débarquer les troupes, de Grasse ordonna d'appareiller et alla au-devant des Anglais avec vingt-quatre vaisseaux de ligne. La bataille, engagée vers quatre heures, dura, jusqu'à la nuit ; elle ne fut, à proprement parler, qu'une affaire d'avant-garde, car l'amiral ennemi, reconnaissant la force des Français, profita de l'avantage du vent pour éviter de rendre l'action générale. Mais le choc n'en fut pas moins terrible, et son avant-garde eut beaucoup à souffrir de la nôtre que commandait le célèbre navigateur Bougainville auquel revint le principal honneur de cette journée. Plusieurs capitaines, ses compagnons de gloire, furent plus ou moins grièvement blessés ; le capitaine Brun de Boades, ainsi que les officiers de la Villéon et d'Orvault trouvèrent une mort honorable dans le combat. La perte des Anglais fut plus considérable que celle des Français : un de leurs vaisseaux, prêt à couler, ne put conserver son équipage ; quatre autres se retirèrent désemparés. Graves se répara pendant la nuit, mais le lendemain il refusa un nouvel engagement et reprit la liante mer, tandis que le comte de Grasse ramenait sa flotte dans la baie de Chesapeake. L'amiral français enleva sur sa route cieux frégates ennemies, de trente-deux canons chacune, qui s'efforçaient de pénétrer dans la rivière d'York. Il trouva, à la hauteur du cap Henry, l'escadre du comte de Barras, qui, bien que son ancien, était venu spontanément se placer sous ses ordres. Grasse eut alors une flotte composée de trente-six vaisseaux de ligne. Ces forces imposantes ne laissaient à lord Cornwallis aucun espoir d'être secouru par mer.

Réduit à l'occupation d'York-Town, ou toutes ses forces étaient concentrées, et qu'il avait mise dans un excellent état de défense, Cornwallis allait bientôt avoir à soutenir les efforts des alliés réunis dans Williamsbury. Après une entrevue des généraux Washington et Rochambeau avec le comte de Grasse, à bord de la Ville-de-Paris, ils se mirent en mouvement le 98 septembre, et investirent la petite armée anglaise dans ses positions d'York-Town et de Glocester. Huit mille Américains furent placés à droite et sept mille Français à gauche, suivant une ligne demi-circulaire dont chaque aile s'appuyait sur la rivière d'York. Le poste de Glocester, situé sur l'autre rive, fut cerné par la légion du duc de Lauzun, par huit cents hommes tirés des équipages de la flotte, et par les miliciens de Virginie sous le commandement de Choisy, afin qu'il ne restât à Cornwallis aucun moyen de se retirer en passant d'un bord à l'autre. Quelques vaisseaux français maintenaient le blocus à l'entrée de la rivière d'York et dans la rivière James ; ils interdisaient ainsi aux Anglais toute possibilité de retraite, soit du côté de la mer, soit du côté de la Caroline du Nord.

A ce mouvement des alliés, Cornwallis abandonna son camp retranché de Pigeon'shill pour se concentrer dans l'enceinte : ce fut alors que commença le siège. « Il fut conduit suivant les règles ordinaires. On traça des parallèles, on dressa des batteries, on battit en brèche, on lança des bombes et on attaqua les redoutes. L'ennemi ne resta pas oisif et fit de vigoureux efforts pour nuire aux assiégeants et pour se défendre. Le principal événement du siège fut l'assaut simultané de deux redoutes ; l'une d'elles fut attaquée par un corps d'infanterie légère américaine, et l'autre par un détachement de grenadiers et de chasseurs français. Les Américains étaient commandés par Lafayette, et les Français par le baron de Vioménil. Ces deux attaques réussirent ; les assaillants entrèrent dans les redoutes à la baïonnette avec beaucoup d'ardeur et de bravoure, sous le feu continuel de l'ennemi. L'avant-garde du corps américain était conduite par le colonel Hamilton, dont la valeur et les talents bien connus, comme le disait Lafayette dans son rapport, brillèrent d'un grand éclat, et rendirent les plus grands services[2]. »

Investi de toutes parts et sans espérance d'être secouru, lord Cornwallis déploya un grand courage et, de rares talents. Le 16 octobre, il essaya d'une sortie vigoureuse et vint enclouer les batteries de la seconde parallèle[3] ; mais il fut obligé de se retirer sous une pluie de mitraille que vomirent les pièces mal enclouées du général d'Abboville. Dès le lendemain, il voulut vainement se réfugier à Glocester que pressaient chaque jour davantage les troupes de Lauzun, il lui fallut demander une suspension d'armes ; c'était le 17 octobre, quatrième anniversaire de la capitulation de Burgoyne. Le 19, fut signée celle de Cornwallis qui n'avait pas d'autre parti à prendre ; elle comprit York-Town, Glocester et la flottille. Le général se rendit prisonnier avec sept titille soldats, reste d'une armée affaiblie par les combats, par la désertion, par la faim et des maladies contagieuses, et quinze cents matelots ; deux cent quatorze canons, une trentaine de bâtiments de guerre anglais, cinquante vaisseaux marchands et un matériel immense, tombèrent entre les mains des vainqueurs. Le comte de Rochambeau et Lafayette refusèrent l'épée de Cornwallis, qui eut l'humiliation de la rendre à Washington. Il voulait obtenir une capitulation honorable et demandait qu'il fût permis à ses troupes de retourner en Europe. « Je me suis mieux défendu que vous à Charles-Town, et cependant vous savez, lui dit le général Lincoln, avec quelle dureté vous l'avez traité. Ces conditions seront les mêmes, vous n'en obtiendrez pas d'autres. Puisse un pareil traitement vous apprendre à ne pas abuser de la victoire » Washington approuva les paroles de son lieutenant, et Cornwallis dut subir la loi du talion dans toute sa rigueur. D'après les conventions faites entre les alliés, les garnisons d'York-Town et de Glocester devinrent prisonnières du congrès, qui les répartit par escouades dans les villes et les bourgs de la république, niais les matelots, les vaisseaux et tout leur équipe-nient appartinrent aux Français.

Ce mémorable fait d'armes, l'événement le plus important de cette guerre, excita un long frémissement de joie dans toute 'Amérique ; il fut décisif pour l'indépendance des États-Unis. « L'humanité, » écrivait Lafayette, « a gagné son procès : la liberté ne sera jamais plus sans asile[4]. » D'une extrémité à l'autre du Nouveau-Monde, il n'y eut pas assez de louanges pour célébrer Washington, Rochambeau, Lafayette et de Grasse[5]. A partir de ce moment, les Anglais auxquels il ne restait plus que New-York, Charles-Town et Savannah, sentirent le sol trembler sous leurs pas et comprirent avec douleur que, pour eux, la riche Amérique était à jamais perdue[6].

Le congrès désirant honorer les Français dans la personne de leurs commandants, offrit au comte de Rochambeau deux pièces d'artillerie de campagne et quatre autres au comte de Grasse[7], comme un témoignage des services inappréciables qu'il en avait reçus, et sur ce monument précieux on inscrivit leurs noms et le souvenir de ces services.

York-Town avait d'excellentes fortifications ; aussi le général Clinton annonçait-il partout que la place soutiendrait du moins un siège de trois mois honteux d'avoir été joué par Washington, il s'avançait, avec toute son armée, vers le Connecticut pour opérer une puissante diversion, lorsqu'il apprit qu'après treize jours de siège, York-Town venait de capituler, et que Cornwallis s'était rendu prisonnier avec ses troupes. A cette triste nouvelle, il se hâta de regagner New-York. Quant à l'armée française, elle avait rempli sa mission ; les soldats aux ordres du marquis de Saint-Simon furent donc embarqués, et le comte de Grasse, malgré les instances de Washington et de Lafayette, repartit pour les Antilles, afin de se conformer aux ordres de la cour de France. L'armée de Rochambeau resta dans la -Virginie ; elle y prit ses quartiers d'hiver ; mais les troupes américaines furent envoyées dans la Caroline ou ramenées par le général Lincoln dans les états de New-Jersey. Comme if fallait concerter avec le congrès les préparatifs de la campagne suivante, Washington se rendit à Philadelphie.

Dans la Caroline, les succès du général Green avaient concouru avec ceux de l'armée combinée. Descendu des hautes montagnes de la Pantée, il avait chassé les Anglais de poste en poste, les avait complètement battus près d'Entaws-Springs, et refoulés dans la seule place de Charles-Town. Les Espagnols, déjà maîtres de la Floride occidentale, avaient opéré un nouveau débarquement dans la Floride orientale, et la capitale de cette grande presqu'île, Saint-Augustin, était tombée en leur pouvoir (août 1781). Ainsi les Anglais craignaient de voir leurs garnisons de Savannah et de Charles-Town bientôt prises entre les Espagnols et les Américains.

Sur un autre théâtre de la guerre, la fortune leur fut plus favorable. Ils enlevèrent une grande partie d'un convoi, sorti de Brest pour les Indes et portant deux mille hommes de troupes françaises (12 décembre). Mais les désastres d'Amérique ne pouvaient être compensés par un si faible avantage.

Peu de mois avant, l'amiral Parker, à peine arrivé dans la mer du Nord, avait cherché la flotte hollandaise aux ordres du contre-amiral Zoutmann et l'avait attaquée dans les parages de Doggers-Bank. Mais les Hollandais combattirent avec l'acharnement qu'inspire le désir de satisfaire une vengeance longtemps suspendue, et prouvèrent qu'ils étaient toujours les dignes fils de Ruyter et de Tromp. Parker, dont tous les vaisseaux désemparés étaient couverts de morts et de blessés, quitta le premier le champ de bataille et ne put regagner l'Angleterre qu'en faisant remorquer une partie de sa flotte. Zoutmann n'avait guère moins souffert : incapable de poursuivre l'ennemi, il éprouva des peines infinies pour se rendre dans le Texel, où l'un de ses vaisseaux coula bas. Ce combat de Doggers-Bank, si glorieux pour les Hollandais, abattit leur courage au lieu de le relever. A l'aspect des trois cours du Nord qui restaient immobiles et se bornaient à de vains applaudissements, au lieu de partager leurs dépenses et leurs dangers, ils désespérèrent de pouvoir résister seuls, dans la Baltique, aux forces de l'Angleterre, et semblèrent charger les Français du soin de leur vengeance. Ceux-ci n'abandonnèrent point leurs alliés. Le gouverneur de la Martinique, le brave marquis de Bouillé, débarqua avec quatre cents hommes seulement à Saint-Eustache, fit mettre bas les armes à huit cents Anglais et conquit cette ile qui, suivant l'amiral Rodney, pouvait résister aux efforts d'une armée nombreuse. Saint-Eustache et les fies voisines de Saba et de Saint-Martin que Bouillé soumit ensuite, furent restituées aux Hollandais avec les restes du précieux butin que leur avait enlevé Rodney (26 novembre)[8]. Quelques semaines plus tard, une petite escadre de sept bâtiments de guerre, sous les ordres de Kersaint, alors capitaine de vaisseau, enleva aux Anglais trois colonies importantes de la Guyane hollandaise, Démérary, Essequebo et Surinam, dont ils s'étaient rendus maîtres.

Après quelques tentatives sur la Barbade, tentatives que firent échouer les vents contraires, de Grasse revenu de la Chesapeake aux Antilles, jeta le marquis de Bouillé avec six mille hommes sur l'île de Saint-Christophe que le traité de 1763 avait laissée aux. Anglais (11 janvier 1782). Des notables apportèrent aussitôt la soumission de la ville de la Basse-Terre, chef-lieu de l'île, et la garnison anglaise, composée de huit cents hommes, se réfugia sur l'immense rocher de Brimstone-Hill, dont les flancs escarpés rendent le sommet inaccessible. Les travaux de l'art avaient ajouté aux fortifications naturelles de ce nouveau Gibraltar. Les Français mirent le siège devant cette forteresse. Leur artillerie bien dirigée en foudroya les remparts, et quatre divisions commandées par MM. de Saint-Simon, de Damas, du Chilleau et de Dillon, montèrent alternativement à l'assaut.

Sur ces entrefaites, on signala vingt-deux vaisseaux de guerre. C'était la flotte de l'amiral Hood, qui accourait de la Barbade afin de secourir les assiégés de Brimstone-Hill. De Grasse avait trente-deux vaisseaux de ligne sous ses ordres. Aussitôt qu'il aperçoit l'ennemi, il veut profiter de ses forces supérieures, fait lever les ancres, quitte son excellente position dans une rade inexpugnable pour aller à la rencontre des Anglais. Hood parait accepter le combat, mais, bientôt simulant la fuite, il attire son adversaire au large, puis par une manœuvre agile et savante, que favorisent les vents, rase la côte, tourne l'escadre française et se poste audacieusement dans cette même rade qu'elle vient d'abandonner. De Grasse avait été dupe ; alors il devient furieux et ajoute. la témérité à la maladresse ; il attaque par deux fois flood dans son excellent, mouillage et deux fois il est repoussé. Pendant ce temps, la flotte anglaise débarque treize cents hommes pour secourir Brimstone-Hill (25-26 janvier). La sûreté de l'armée française se trouve compromise ; dépourvue de la protection de notre flotte, elle peut être forcée de mettre bas les armes. Mais Bouillé, livré à ses seules ressources, ne prend conseil que de son héroïsme habituel. « Si M. de Grasse nous abandonne, dit-il à ses soldats, toute la gloire sera pour nous. » Aussitôt il se place à leur tête, marche contre les treize cents Anglais débarqués, les disperse et les oblige à remonter sur leurs vaisseaux. Après cet exploit, il instruit l'ennemi de la retraite des Anglais ; le commandant de Brimstone-Hill capitule et consent à lui livrer les portes de cette forteresse dont les baïonnettes des grenadiers français allaient lui ouvrir le chemin. L'île de Saint-Christophe tout entière fut occupée par les troupes de Bouillé (13 février) et la capitulation comprend encore l'île de Nieves ou Névis.

La prise de la forteresse assiégée permettait au comte de Grasse de réparer sa faute. Il semblait en effet difficile que l'amiral flood, pris entre la flotte française et les batteries de Bouillé qui dominaient la racle, quittât sa position sans porter la peine de sa témérité. Mais de Grasse ne profita point de l'occasion favorable ; il abandonna son blocus pour aller chercher en personne à Névis des vivres dont il avait besoin. Hood leva l'ancre durant la nuit et regagna paisiblement Sainte-Lucie pour joindre ses forces à celles de Rodney déjà revenu d'Angleterre aux Antilles. En le voyant ainsi s'éloigner à toutes voiles en présence des vaisseaux français, le marquis de Bouillé ne put s'empêcher de dire en souriant, que cela n'était pas dans la capitulation. Depuis ce jour, de Grasse tomba dans le mépris de son escadre. L’île de Monserrat se rendit ensuite aux Français (22 février), de sorte qu'il ne restait plus à leurs ennemis dans la mer occidentale que la Barbade, Antigua et la Jamaïque. Malgré cette nouvelle faveur de la fortune, les Français frémirent des suites que pouvait avoir l'inexpérience de leur amiral ; les ennemis conçurent l'espoir d'écraser bientôt une flotte dont le chef n'écoutait aucun conseil et avait plus de courage que d'habileté.

Vers le même temps, un brillant succès augmenta les espérances des Espagnols : le fort de Saint-Philippe, dans File de Minorque, considéré comme une des premières citadelles du inonde, et défendu par quatre régiments anglais, venait de se rendre au duc de Crillon (5 février 1782). Cet intrépide général avait eu la gloire d'arborer lui-même le premier drapeau sur le rempart, mais avait été blessé dans le combat. Comme on lui reprochait sa témérité, qui pouvait être funeste à son armée, il répondit : J’ai voulu rendre mes Espagnols tout Français, afin qu'on ne s’aperçût pas qu'il y a ici deux nations.

Un coup mortel fut porté au ministère anglais par la nouvelle de la capitulation désastreuse de lord Cornwallis et de la perte de la plus grande partie des Antilles. L'opinion publique et le parlement se déclarèrent contre une guerre qui avait déjà coûté plus de cent millions de livres sterlings (2 milliards et demi), et dont chaque jour démontrait davantage l'inutilité. La majorité si longtemps compacte, qui avait soutenu le système de lord North, fut ébranlée. Ce ministre se retira après douze ans d'une administration désastreuse pour la gloire et pour la puissance de la Grande-Bretagne (mars 1782). Le nouveau ministère, où figuraient le marquis de Rockhingham, lord Shelburne, l'amiral Keppel, lord Richmond, lord Cambden, Fox, Burke, Sheridan, tous les noms importants de l'opposition, adopta en principe la nécessité de conclure la paix avec l'Amérique, dut-on même reconnaître son indépendance. On résolut cependant, afin d'obtenir de la coalition des conditions honorables, de ne rien épargner pour une campagne décisive.

La prise d'York-Town n'avait pas produit en France la même allégresse que la conquête de la Grenade. Depuis quatre ans que durait la guerre, le royaume en supportait le fardeau, et Necker qui, par son habileté et ses ressources, avait su lui en dissimuler les énormes dépenses, ne dirigeait plus les finances. La disgrâce de ce ministre produisit, il est vrai, une sensation pénible en France, mais il est nécessaire d'observer qu'elle n'eut pas de conséquences matérielles immédiates ; Necker, en effet, par ses emprunts à des conditions relativement modérées, avait largement assuré les fonds pour 1781, et même en partie pour l'année suivante.

Aux inquiétudes du roi succédèrent cependant les consolations de la famille. La reine mit au monde, le 22 octobre 1781, un fils qui reçut les noms de Louis-Xavier-Joseph-François. Deux ans auparavant, elle avait donné à Louis XVI une fille qui fut madame, duchesse d'Angoulême. La naissance du dauphin parut combler tous les vœux ; la joie fut universelle. Toutes les villes se signalèrent à l'envi par des fêtes extraordinaires. Les arts et métiers de Paris dépensèrent des sommes considérables pour se rendre à Versailles en corps avec leurs différents attributs. Presque tous avaient de la musique à la tête de leurs troupes. Arrivés dans la cour du château, ils se distribuèrent avec intelligence, et présentaient le spectacle du tableau mouvant le plus curieux. Les ramoneurs portaient une cheminée, artistement décorée, au haut de laquelle chantait un des plus petits de leurs compagnons. Les porteurs promenaient une chaise toute dorée, dans laquelle on voyait une belle nourrice et un petit dauphin. Les boucliers conduisaient un bœuf iras. Tous les métiers étaient en mouvement : les serruriers frappaient en cadence sur une enclume ; les cordonniers achevaient une petite paire de bottes pour le dauphin, et les tailleurs un petit uniforme de son régiment. Mais au milieu de l'enthousiasme général, la police avait oublié de surveiller l'ensemble de cette joyeuse réunion, et des fossoyeurs s'y étaient mêlés avec les signes représentatifs de leur illustre profession. Ils furent rencontrés par la princesse Sophie, tante du roi, qui en fut saisie d'effroi, et vint demander à Louis XVI que ces insolents fussent à l'instant chassés de la marche des corps et métiers qui défilait sur la terrasse.

Les dames de la Halle complimentèrent la reine et furent reçues avec le cérémonial accordé à cette classe de marchandes. Elles se présentèrent au nombre de cinquante, vêtues de robes de soie ; presque toutes portaient des diamants. La princesse de Chimay les introduisit, et l'une des plus jolies d'entre elles, que la nature avait douée d'un très-bel organe, prononça, sans aucun embarras, le discours qu'elles avaient fait rédiger par la Harpe.

 

Au Roi.

« Sire,

» Si le ciel devait un fils à un roi qui regarde son peuple comme sa famille, nos prières et nos vœux le demandaient depuis longtemps. Ils sont enfin exaucés ; nous voilà sûrs que nos enfants seront aussi heureux que nous, car cet enfant doit vous ressembler. Vous lui apprendrez, Sire, à être bon et juste comme vous ; nous nous chargeons d'apprendre aux nôtres comment il faut aimer et respecter son roi. »

 

A la Reine.

« Il y a longtemps, Madame, que nous vous aimons, sans vous le dire, et nous avons besoin de tout notre respect pour ne pas abuser de la permission de vous l'exprimer. »

 

A Monsieur le Dauphin.

« Vous ne pouvez encore entendre les vœux que nous faisons autour de votre berceau ; on vous les expliquera quelque jour. Ils se réduisent tous à voir en vous l'image de ceux de qui vous tenez la vie. »

 

Marie-Antoinette se montra touchée de ces compliments affectueux ; elle y répondit avec la plus grande affabilité. Le roi fit donner un magnifique repas à toutes ces femmes, et le public fut admis à circuler autour de la table dont un maitre d'hôtel de Sa Majesté faisait les honneurs.

A l'époque des relevailles de la reine, les gardes du corps obtinrent la permission de lui (air un bal paré dans la salle de l'opéra de Versailles. Marie-Antoinette ouvrit le bal par un menuet qu'elle dansa avec un simple garde choisi par ses camarades, et auquel le roi accorda un bâton d'exempt. La fête fut des plus brillantes ; tout était alors joie, bonheur et tranquillité[9].

Madame Élisabeth, la vertueuse sœur du monarque, après avoir refusé la main de plusieurs princes, et nième, disait-on, celle de l'empereur Joseph, paraissait résolue à se fixer en France. Modèle de grâces et de vertus, elle excitait l'admiration de la cour qui ne connaissait guère d'elle que ses bonnes œuvres. Louis XVI trouvait en elle une amie dévouée ; elle lui donnait de sages conseils qu'il eut le malheur de ne pas toujours suivre. Il lui avait fait présent de la terre de Montreuil, séjour enchanté, qu'embellissait encore la présence de cette aimable princesse.

La nomination de Joly de Fleury avait été le dernier acte politique de Maurepas. Ce vieillard égoïste et frivole, au caractère mesquin et jaloux, était mort le 21 novembre 1781. On lui reproche avec raison de n'avoir pas vu assez loin dans l'avenir, de n'avoir fait aucun effort pour affermir le caractère irrésolu du monarque, et de n'avoir mis sur les plaies de la France que des palliatifs, au lieu d'y porter une main courageuse pour en sonder la profondeur. Il aperçut en frémissant l'abîme ouvert au pied du trône, mais désespéra de le combler, et détournant les yeux à l'exemple de Louis XV, il se consola d'un désastre dont il ne devait pas être le témoin[10]. Au mois de mars de la même année, la France avait fait une perte déplorable, celle de Turgot, emporté par un cruel accès de goutte, à l'âge de quarante-neuf ans. Depuis le moment où il avait cessé de prendre part aux affaires publiques, Turgot s'était livré aux occupations qui avaient été la passion de sa jeunesse, la distraction et le charme de toute sa vie, à l'étude de la philosophie, des sciences exactes et naturelles. Dans son activité laborieuse, que la maladie même ne pouvait ralentir, il avait employé les loisirs de sa retraite à étendre le cercle de ses connaissances en géométrie, en astronomie, en physique, en chimie, dans la société des Condorcet, des I3ossut, des d'Alembert, des Lavoisier, des Rouelle, des Rochon et de tous les savants de cette époque. Quelques heures avant sa mort, il s'entretenait avec un physicien d'une expérience d'électricité qu'il méditait[11].

« Je me suis souvent demandé, dit Morellet, quels eussent été, dans nos désastres, les idées et la conduite de cet homme, incapable de dissimulation, et dont les intentions étaient toujours droites et les vues profondes et justes. Eût-il exercé quelque influence sur l'état des affaires et sur les conseils du roi ? Eût-il été dans les mouvements populaires le Si forte virum quem conspexere silent ? N'eût-il pas été emprisonné, égorgé, comme M. de Malesherbes, son ami ? Attrait-il quitté la France ? Dieu, en le retirant si tôt de la vie, a voulu peut-être récompenser ses vertus. »

La réponse à de pareilles questions semble d'abord difficile. Mais quand on a lu les écrits de Turgot, quand on connaît son esprit, son cœur, ses actes et son caractère, on n'hésite point à penser qu'il n'aurait point vu ses principes les plus chers méconnus, l'humanité et la justice outragées sans frémir d'indignation, sans protester et sans combattre. Dans ces temps de triste mémoire, il aurait flétri le règne de la force brutale, les crimes et les violences des sanglants apôtres de la liberté, surtout les doctrines, les systèmes et les utopies qui tendaient à les justifier. Peut-être sa voix se serait-elle perdue dans les clameurs de la place publique, au milieu de la tourmente révolutionnaire. Mais l'homme qui regardait le principe monarchique comme l'ancre de salut de la nation française, serait mort victime de son courage, sans doute comme Malesherbes, fidèle au roi dont il avait pressenti la funeste destinée, et nous ne craignons pas de l'affirmer, plein de foi dans l'avenir de la civilisation et de la vraie liberté, dans le bon sens et la raison de la France.

Privé de son mentor qu'il regretta hautement[12], le roi donna sa confiance au comte de Vergennes, homme plein de franchise et de noblesse. Il avait toujours entendu Maurepas faire l'éloge de ce ministre qui ne cherchait point à sortir de sa sphère. Vergennes avait d'ailleurs des qualités qu'estimait Louis XVI : ses goûts et ses habitudes étaient simples ; il s'éloignait des fêtes de la cour, et se plaisait au sein de sa famille' Ce ministre portait souvent une habile prudence dans les négociations avec l'étranger. Mais connaissant peu les affaires intérieures du royaume, jugeant mal la disposition des esprits, « persuadé que le gouvernement par excellence c'est le gouvernement absolu, il ne pouvait éclairer son maitre sur les véritables moyens d'administrer l'État, ct de prévenir les troubles, dont on n'était plus séparé que par un petit nombre d'années[13]. » Le roi, qui le fit chef du conseil des finances au lieu de Maurepas, lui conféra une sorte de suprématie sur ses collègues, et se réserva de revoir lui-même les comptes de toutes les dépenses ministérielles. Sur la demande de. Vergennes, on établit un comité des finances composé seulement du chef du conseil des finances, du contrôleur général et du garde des sceaux. Le monarque devait le présider. Tous les comptes des ministres d'État furent soumis à l'examen rigoureux de ce nouveau tribunal. Mais quelques-uns des ministres, ennuyés d'une recherche si active, se répandirent en plaintes et refusèrent assez souvent d'assister au conseil. La reine se déclara contre Vergennes et le contrôleur général, et Louis, fatigué des embarras que lui créait le travail des finances, s'empressa d'y renoncer. Le défaut d'action centrale devait contribuer au mauvais succès de la campagne de 1782, dont le début avait été assez heureux.

Dans les Antilles où Rodney, après sa jonction avec l'amiral Hood, avait trente-huit vaisseaux sous son pavillon, les Anglais ne possédaient plus d'autre île importante que la Jamaïque. Le comte de Grasse devait l'attaquer de concert avec les Espagnols, conformément aux ordres des cabinets de Versailles et de Madrid. Il fit donc voile de Saint-Christophe pour la Martinique ; il y prit des munitions et partit de Fort-Royal (8 avril), à la tête de trente-trois bâtiments de haut bord, afin d'aller chercher l'escadre alliée qui l'attendait à Saint-Domingue sous le commandement de l'amiral Solano. Un tel renfort lui aurait donné sur son adversaire une assez grande supériorité. Rodney le sentait bien ; aussi croisa-t-il dans le canal de Sainte-Lucie avec ses trente-huit vaisseaux de ligne, pour empêcher cette réunion. Près de la Dominique, il rencontra l'amiral français embarrassé d'un convoi de cent cinquante voiles, et lui offrit le combat. De Grasse ne résista point à la tentation de prendre sa revanche sur Hood, et maltraita fort l'avant-garde anglaise aux ordres de ce vice-amiral. Rodney accourait à son secours lorsque Grasse se décida sagement à éviter une action générale. Il y réussit (9 avril), et pendant que son adversaire employait la nuit à se réparer, il envoya le convoi à Saint-Domingue sous l'escorte de deux vaisseaux de cinquante, l'Expériment et le Sagittaire, et continua sa route laissant à la Guadeloupe cieux autres vaisseaux que des accidents de mer obligeaient de relâcher. Le 11 avril, il avait trop d'avance pour craindre d'être atteint par les Anglais, et sa jonction avec l'escadre espagnole ne paraissait plus douteuse.

Dans la nuit du 11 au 12, le Zélé, de soixante-quatorze, aborde la Ville-de-Paris, magnifique vaisseau de cent dix, que montait de Grasse et perd une partie de sa mâture. Ses avaries l'empêchent de suivre et le font tomber sous le vent de l'escadre ennemie. La prudence prescrivait le sacrifice de ce bâtiment, mais l'insensé de Grasse, oubliant l'intérêt de sa flotte, vire de bord, sans prendre conseil des chefs d'escadre et des capitaines, retourne dégager le Zéld et l'envoie se réparer à la Guadeloupe. Cette imprudente manœuvre donne le temps à Rodney d'arriver, et force le comte d'accepter un combat inégal entre les Saintes et la 'Dominique.

Le 12 avril, à sept heures du matin, les deux armées navales se trouvent en présence. De Grasse occupe le centre ; la droite est commandée- par le comte de Vaudreuil, frère du marquis, la gauche par

Rodney se trouvait opposé à l'amiral français, Hood. à Bougainville, Graves à Vaudreuil. Bientôt le feu s'engage sur toute la ligne et se soutient longtemps sans avantage marqué de part et d'autre. Vers midi, le vent qui d'abord contrariait les manœuvres des Anglais leur devint favorable. Alors Rodney, fondant avec impétuosité sur ses adversaires, parvint enfin, par l'habileté de ses manœuvres, à couper leur ligne plus qu'à moitié rompue, et entraîna toute sa flotte au combat. Dès ce moment le désordre fut extrême, chaque vaisseau français se défendit en désespéré au poste que les hasards de la bataille et de la mer le forçaient d'occuper. Il fut impossible à quelques-uns des vaisseaux de l'escadre de Bougainville, tombés sous le vent, de prendre part à cette terrible lutte, dans laquelle la valeur française brilla du plus vif éclat. Mais c'était au nombre que devait rester la victoire. Six capitaines de vaisseau, le baron d'Escars, le célèbre du Pavillon, le fameux La Clochetterie, qui avait ouvert si heureusement cette guerre ; Bernard de Marigny, de la-Vicomté, de Saint-Césaire tombèrent mortellement frappés avec une foule d'autres hommes de courage. Après des prodiges de défense, le Glorieux, le César, l'Hector de soixante-quatorze, et l'Ardent de soixante-quatre, devinrent la proie de l'ennemi. Le Northumberland, privé de tous ses officiers et de la plus grande partie de ses équipages, allait succomber lorsque Bougainville, monté sur l'Auguste, accourut pour le protéger de son feu, et parvint à le délivrer. Mais les généreux efforts du marquis de Vaudreuil et d'Albert de Rioms, capitaines du Triomphant et du Pluton, pour dégager la Ville-de-Paris, ne furent couronnés d'aucun succès. Pressé par le Formidable, que montait Rodney, et par quatre autres bâtiments de soixante-quatorze, qui l'écrasaient de leurs feux combinés, l'infortuné vaisseau luttait contre tous ses ennemis avec une invincible ardeur. Toutes ses munitions de guerre étaient épuisées, il ne pouvait plus tirer un seul coup de canon, et, au milieu des ruines sanglantes entassées sur le pont, il n'avait plus que trois hommes valides : le comte de Grasse était de ce nombre. Par une cruelle dérision du sort, il restait sans blessure. Après douze heures de combat., l'amiral français crut avoir assez fait pour l'honneur, cessa toute résistance et amena son pavillon. 11 remit son épée et sa personne au premier auteur de ses disgrâces, à Samuel Hood, commandant du Barfleur. La nuit seule put séparer les combattants ; bientôt elle enveloppa de ses ombres cet immense désastre.

Dans cette futaie journée, les Anglais eurent deux mille hommes tués ou blessés ; les Français en perdirent trois mille sans compter les prisonniers. Le marquis de Vaudreuil et Bougainville se retirèrent avec tous les vaisseaux qu'ils purent rallier, l'un à Saint-Domingue, où le convoi était parvenu ; l'autre à Saint-Eustache. Rodney, dont la flotte avait beaucoup souffert, ne songea point à inquiéter cette retraite. Mais le lendemain de la bataille, l'amiral Hood, à la tête d'une escadre, rencontra le Caton et le Jason, de soixante-quatre canons chacun, la frégate l'Aimable et la corvette la Cérès qui venaient rejoindre le comte de Grasse, dont ils ignoraient la défaite. Ils tombèrent entre les mains des Anglais après une faible résistance.

Quand la nouvelle de ce triste événement arriva en Amérique, le congrès et les assemblées de plusieurs États étaient convoqués au sujet des propositions du général Carleton, successeur de Clinton, dans le commandement des troupes anglaises. Depuis la capitulation d'York-Town, ce dernier avait perdu la confiance du nouveau ministère qui lui reprochait de s'être laissé tromper par Washington, d'être resté à New-York au lieu de tout entreprendre pour livrer bataille et dégager Cornwallis. Docile aux instructions maintenant pacifiques de son gouvernement, Carleton offrait la reconnaissance immédiate et entière de l'indépendance américaine, si les États voulaient se détacher de l'alliance française. Mais le Congrès repoussa sans hésitation ces propositions insidieuses, et toutes les assemblées des Treize-États déclarèrent ennemi de la patrie quiconque proposerait de traiter sans le concours de la France[14].

Rodney ne put conduire dans la Tamise les trophées de son triomphe : la nuit d'après le combat, un incendie dévora le César avec son équipage et les Anglais qui en avaient pris possession. La Ville-de-Paris qu'on avait réparée, et un autre navire, envoyés des Antilles en Angleterre, furent battus par une affreuse tempête et coulèrent en arrivant sur les côtes. Mais le vainqueur put offrir à ses concitoyens un amiral captif. De Grasse, qui le suivit à Londres, y fut l'objet d'une véritable ovation. L'orgueil national sourit à la vue du prisonnier français. On exalta jusqu'aux nues son courage, il en avait donné des preuves incontestables ; on vanta son talent pour rehausser la gloire de Rodney ; on fit graver son portrait, qui fut distribué dans toute l'Angleterre, comme une médaille destinée à éterniser le souvenir de la victoire. Peu digne, au sein du malheur, de Grasse parut à la Bourse, aux spectacles, dans les cercles, et s'y prêta avec une vanité puérile aux acclamations d'une populace insolemment flatteuse. En France, pendant ce temps-là, personne ne se méprenait à cette générosité hypocrite de nos ennemis, et l'opinion devenait d'autant plus sévère au malheureux amiral. Le peuple le chantait sur les tons les plus ironiques, on l'accablait d'injures et de railleries.

La victoire des Saintes, que l'orgueil britannique exagérait, dans les transports de son enthousiasme, valut à l'amiral Rodney une grande réparation de la part du gouvernement qui, avant la bataille du 12 avril, avait prononcé son rappel, afin de lé punir de sa conduite à Saint-Eustache. Il fut créé baron et pair du royaume, reçut une énorme somme d'argent, complément nécessaire de ces deux premières récompenses. Quant à la France, surprise et consternée, elle oublia que c'était la première défaite qu'elle éprouvait dans cette guerre. Elle crut d'abord avoir perdu toute sa flotte ; elle craignit pour ses îles, pour son armée du continent et pour les Américains. Mais à cette consternation succédèrent bientôt les nobles élans du plus pur et du plus ardent patriotisme. Les princes du sang, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et toutes les provinces se signalèrent à l'envie par de généreux sacrifices. Un historien affirme que les souscriptions s'élevèrent à une somme suffisante pour la construction de quatorze vaisseaux de ligne[15]. La ville de Paris, afin de réparer la perte du vaisseau qu'avait monté le comte de Grasse, voulut en faire équiper un nouveau de cent dix canons et du même nom. Ces actes de désintéressement touchèrent vivement le roi. « A ce noble zèle, s'écria-t-il, je reconnais les Français. C'est dans les moments de crise que leur patriotisme se plaît surtout à éclater. Je puis, par leur secours, avoir des vaisseaux ; mais qui me rendra les braves marins que j'ai perdus ? » Ses ordres imprimèrent dans les ports une nouvelle impulsion aux travaux, aux constructions maritimes, et la France ne songea plus qu'aux moyens de terminer glorieusement la guerre.

Cependant la bataille des Saintes n'eût pas de résultats fâcheux et laissa aux Français leurs avantages. Elle empêcha, il est vrai, l'attaque combinée contre la Jamaïque, mais, quelque temps après, une flotte espagnole prit les îles de Bahama, et le comte de La Pérouse, entra, le 17 juillet, dans la baie d'Hudson, à la tête d'une escadrille qui portait trois cents hommes de débarquement. Malgré les obstacles de tout genre qu'il rencontra, l'illustre marin enleva aux Anglais les forts du prince de Galles, de Sevarn et d'York. Il ne sortit de la baie qu'après avoir détruit, par le fer et la flamme, leurs riches entrepôts de pelleteries dans ces parages. Vers la même époque, le groupe des îles Turques, situé à l'extrémité sud-est de l'archipel des Lucayes et important par ses abondantes salines, tomba au pouvoir d'un autre détachement.

En Europe, les forces des puissances alliées se concentrèrent, cette année, sur un seul point ou elles déployèrent la plus grande activité. Après la conquête de Minorque et la prise du fort Saint-Philippe, le duc de Crillon, créé capitaine-général et couvert d'honneurs, s'était porté, dans l'Andalousie, au camp de Saint-Roch, afin de prendre le commandement des troupes réunies au pied de l'inexpugnable rocher de Gibraltar. Depuis trois ans que durait le blocus de cette forteresse, plusieurs fois ravitaillée, l'habile et intrépide Elliot, son gouverneur, se jouait de tous les efforts des assaillants. Conduits par un sentiment d'honneur national, les Espagnols résolurent une attaque de vive force contre cette place, dans l'espoir de la reprendre aux Anglais, et réclamèrent une plus énergique intervention de la France. Louis XVI envoya au camp de Saint-Roch, douze mille hommes que suivirent de près deux princes français, le comte d'Artois et le duc de Bourbon, avides d'y faire leurs premières armes et d'assister à ce grand spectacle. Nos vaisseaux et ceux. de l'Espagne se réunirent de nouveau à Brest, malgré les efforts de l'amiral Howe pour empêcher cette jonction. La flotte, au nombre de quarante-cinq vaisseaux de ligne, fut placée sous les ordres du vieux Cordova, qui avait pour chefs de division le comte de Guichen, et La Motte-Piquet, devenu lieutenant-général.

Après avoir balayé l'Océan et avoir enlevé, chemin faisant, la plus grande partie d'un convoi anglais destiné pour le Canada et Terre-Neuve, l'armée navale franco-espagnole regagna la Méditerranée, et vint jeter l'ancre dans la baie d'Algésiras, Là, elle se tint prête à combattre l'amiral Howe, parti d'Angleterre avec trente-quatre vaisseaux de ligne pour ravitailler de nouveau Gibraltar. Sur toute la largeur de la presqu'île, du côté de la terre, se déployait une immense batterie de plus de deux cents pièces d'artillerie. Du côté de la mer, dix batteries flottantes, de l'invention d'un ingénieur distingué, le chevalier d'Arçon, devaient se joindre à celle du duc de Crillon, pour faciliter l'assaut. C'étaient des carcasses de gros navires, que renforçaient d'énormes pièces de bois revêtues de liège et de cuirs verts, pour les rendre impénétrables au boulet, recouvertes d'une charpente à l'abri de la bombe, et munies de réservoirs d'eau à l'intérieur. Elles portaient depuis neuf jusqu'à vingt-quatre bouches à feu.

Le rocher sur lequel est assise la forteresse que ces redoutables machines allaient foudroyer, est élevé de quatre à cinq cents mètres, et d'une rapidité extrême du côté de l'Orient. Au Midi, s'élève un plateau de huit mètres, que couronne une esplanade entourée d'un mur de sept mètres de hauteur et de quatre d'épaisseur, Sur ce même point, un rempart de cinq mètres de profondeur, et garni de quatre-vingt-dix bouches à feu, protège la ville. Du côté de la mer, on remarquait trois ouvrages avancés, le Vieux-Môle, dont l'artillerie battait le camp de Saint-Roch ; le Môle-Maria destiné à défendre les vaisseaux qui voulaient entrer dans le port, et le Môle-Neuf placé entre les deux autres. Vers le Nord, où les Espagnols, avaient dirigé leurs principales attaques, le roc a quarante mètres de hauteur ; cent soixante canons, en batteries, défendaient ce poste inabordable. Cinq bastions, un glacis, un chemin couvert, des redans complétaient les fortifications de Gibraltar, l'une des places les plus importantes de l'univers.

Dès le matin du 13 septembre, les dix batteries flottantes, portant cent cinquante-cinq canons et mortiers, s'avancèrent à deux cent quatre-vingts mètres des murs de la ville, laissèrent tomber leurs ancres se mirent en ligne et s'embossèrent à la vue de l'ennemi. Elles devaient être soutenues par quarante canonnières et par la flotte combinée, que des incidents de mer empêchèrent de prendre part à l'action. Au signal de l'attaque générale, un volcan sembla s'ouvrir tout à coup devant Gibraltar et vomir, de ses entrailles brûlantes, un déluge de feux qui se croisèrent sur la forteresse. D'affreuses détonations répandirent l'épouvante chez les populations du Maroc ; moins puissant était le bruit du tonnerre, lorsque, par un temps d'orage, il retentissait en échos dans les rochers du détroit. Mais les fortifications échappèrent encore une fois au vol meurtrier des innombrables projectiles lancés par les assaillants. Les batteries flottantes essuyèrent tout le feu de la place, car l'habile Elliot, au lieu de répondre aux canonnades impuissantes du camp de Saint-Roch, dirigea toute son artillerie contre ces nouvelles machines dont il ignorait le mécanisme et redoutait les effets.

Le début de l'attaque parut cependant justifier les espérances du chevalier d'Arçon. Le feu de ses batteries flottantes était si terrible qu'une partie des murailles du Vieux-Môle fut renversée, et l'artillerie anglaise réduite à un silence presque absolu. Déjà les Français et les Espagnols rivalisant d'intrépidité, poussaient des cris de joie et se préparaient à l'assaut, lorsqu'une horrible pluie de bombes et de boulets rouges tomba de la forteresse sur ces batteries. Un de ces boulets, engagé dans le bordage de la Tallapiedra, que commandait le valeureux prince de Nassau, parvint à l'enflammer, et dès-lors on reconnut qu'elles ne seraient pas invulnérables, ainsi que l'avait assuré l'audacieux inventeur. Bientôt le feu se communiqua aux deux plus voisines, et ceux qui les montaient voulurent lever les ancres et se retirer, mais pressés d'un côté par les flammes et de l'autre par les projectiles de l'ennemi, attaqué en outre par une flottille anglaise de douze chaloupes canonnières, aux ordres du capitaine Curtis, ils se précipitèrent dans les flots. Au milieu de cet incendie, dont la nuit rendait le développement plus affreux et le spectacle plus déchirant, les bombes et les boulets ne cessaient de pleuvoir de la citadelle. Les Espagnols mirent eux-mêmes le feu à plusieurs batteries pour empêcher l'ennemi de S'en emparer. Une seule ne fut point brûlée et se rendit aux Anglais. Dans cette fatale journée, les Français et les Espagnols perdirent environ quinze cents hommes tués et six cents prisonniers. Le nombre_ des victimes eût été plus grand, si le capitaine Curtis, qui ne voyait plus que des hommes à sauver dans des ennemis réduits à l'impuissance, n'était venu au secours des malheureux se débattant au milieu des flots ou restés sur les batteries en flammes.

Contraints par l'issue de cette expédition de renoncer à leurs fastueuses espérances, les Espagnols crurent qu'ils ne pouvaient attendre la reddition de Gibraltar que d'un blocus très-étroit. Il était facile de le rendre tel du côté de la terre ; leurs nombreux vaisseaux de ligne semblaient l'assurer du côté de la mer. Mais l'amiral Hove eut l'adresse de profiter d'un coup de vent qui écarta la flotte combinée, pour franchir le détroit et ravitailler de nouveau la place (18 octobre). Il se disposait à rentrer dans l'Océan lorsque la flotte franco-espagnole l'aperçut ; elle le poursuivit et ne put le joindre qu'au moment où il avait repassé le détroit. Le brave La Motte-Piquet commandait l'avant-garde des confédérés ; il s'avança sur l'ennemi à la tête de six vaisseaux dont un seul était espagnol, et engagea une vive canonnade avec l'arrière-garde anglaise. Satisfait d'avoir rempli sa mission, lime évita prudemment une action générale et regagna Portsmouth, sans avoir perdu une seule chaloupe[16]. Dès ce jour, les Espagnols désespérèrent de s'emparer de Gibraltar. Ils continuèrent le siège, de concert avec les alliés, mais sans aucun succès, jusqu'à la fin de la guerre.

Pendant ce temps-là, dans les Indes, le bailli de Suffren[17], devenu l'émule des Duquesne et des Tourville, déployait un courage indomptable, joint à tous les talents d'un excellent tacticien, et relevait l'honneur du pavillon français[18]. Sorti de Brest avec l'armée navale du comte de Crasse, le 22 mars 1781, il s'en sépara à la hauteur de Madère avec cinq vaisseaux, pour se rendre à l'île de France, et opérer ensuite dans. la mer des Indes. Une escadre anglaise de cinq vaisseaux de ligne, trois frégates et dix vaisseaux de la Compagnie des Indes, aux ordres du commodore Johnston, un des plus célèbres marins de cette époque, l'avait devancé ; elle était destinée à renforcer celle de l'amiral Edouard Hughes. Suffren met toutes ses voiles au vent, hâte sa marche et rencontre l'ennemi à San-Yago, une des îles du cap Vert, l'attaque sans hésitation dans la baie portugaise de la fraya (16 avril 1781), et lui cause d'immenses dommages. Lui-même a beaucoup souffert et ne se retire qu'avec peine, mais après avoir atteint son but, Moins maltraité que son adversaire, qui reste quinze jours à se réparer, il gagne les devants, arrive au Cap de Bonne-Espérance où il jette des troupes, préserve cette importante colonie du danger qui la menaçait, et continue sa route vers l'île de France. Il y arrive dans les premiers jours de novembre, et fait sa jonction avec l'escadre du comte d'Orves, son supérieur.

Le 7 décembre, les deux chefs d'escadre appareillent pour la côte de Coromandel avec onze vaisseaux, trois frégates, trois corvettes et huit transports, sur lesquels ils emmenaient la meilleure partie de la garnison de l'île de France, environ trois mille soldats que leur confiait de son propre mouvement le gouverneur Souillac. Le Héros, que montait le bailli de Suffren, voguait entête de l'armée. Il aperçoit l'Annibal, vaisseau anglais de cinquante canons, le poursuit, engage avec lui un combat vigoureux, et le force d'amener son pavillon. Peu de jours après cette brillante capture, la mort du comte d'Orves laisse à Suffren le commandement en chef (9 février 1782). A cette époque, la flotte de l'amiral Hughes dominait en souveraine sur les mers indiennes. Les Hollandais avaient perdu successivement Sumatra, Negapatnam, leurs autres établissements de la côte de Coromandel et Trinquemalé, le meilleur port de l'île de Ceylan, sans avoir déployé aucune énergie, ni pour les préserver, ni pour les défendre, ni pour les reconquérir. De son côté, le vieux sultan de Maïssour, Hyder-Aly ne comptant plus sur les Français, se dégoûtait d'une guerre ruineuse et se disposait à traiter avec les Anglais. L'arrivée de Suffren allait changer la face des affaires.

A l'approche de notre flotte, sir Édouard Hughes, le digne adversaire de Suffren, se réfugie dans la rade et sous les batteries de Madras. Là, il est rallié par trois des vaisseaux que les Français ont attaqués à Praya, et vient présenter la bataille (17 février 1782). Suffren l'accepte et ouvre un épouvantable feu sur le vaisseau amiral d'Angleterre, le Superbe, dont le grand mât tombe sous ses coups redoublés. On combat pendant quatre heures avec acharnement, mais la brume, la pluie et le temps orageux forcent les cieux escadres à se séparer. Les Anglais s'éloignent les premiers et vont faire leurs réparations à Trinquemalé, tandis que le bailli reprend sa route pour Pondichéry où il parvient le 19 février. Quatre jours après, il mouille à Porto-Novo, conclut et signe à son bord un traité avantageux avec les envoyés d'Hyder-Aly, débarque les trois mille hommes qui doivent prêter leur concours au héros musulman, et retourne chercher 1'ennemi.

Sir Édouard Hughes sortait alors de Trinquemalé, à la tête de sa flotte renforcée de deux vaisseaux, le Su/tan et le Magnanime. Aussitôt Suffren vole à sa rencontre, l'atteint à la hauteur de Provedien, dans l'est de l’île de Ceylan, et le contraint d'accepter le combat qu'il croulait éviter (12 avril 1782). Il fut long et terrible. Pressés entre la terre et l'armée française, les ennemis luttèrent avec la fureur du désespoir. L'amiral Hughes dut encore céder. A la faveur du soir et de la brume il protégea la retraite de ses vaisseaux les plus désemparés, et se réfugia dans le mouillage de Trinquemalé. Il eut la prudence de refuser un nouvel engagement. Sur ces entrefaites, Suffren reçut du ministère l'ordre de retourner à l'île de France, choisie comme point d'attaque, afin d'y concentrer des forces imposantes. Adoptée trois ans plus tôt, cette mesure aurait pu avoir des résultats avantageux ; alors elle n'avait plus la même utilité. Suffren le comprit, et quoiqu'il n'eût presque plus de munitions ni de vivres, il désobéit généreusement à cet ordre dont l'exécution pouvait d'ailleurs anéantir l'effet moral qu'avaient produit ses premiers succès. Le ministre mieux avisé envoyait dans l'Inde le fidèle et infatigable compagnon de Dupleix, Bussi-Castelnau. Nommé commandant en chef, Bussi partit pour File de France où il arriva le 31 niai 1782. Il résolut d'y attendre les renforts que lui avait promis le cabinet de Versailles, et se hâta d'envoyer au bailli de Suffren les faibles secours qu'il avait à sa disposition, quelques soldats, une frégate et deux vaisseaux.

Suffren avait relâché dans le port de Batacolo, petit comptoir hollandais de l'île de Ceylan. Il y avait appelé son convoi qui s'était réfugié à Galles, et se préparait à poursuivre le cours de ses desseins. Mais les fatigues d'une si longue navigation et le désir de revoir l'île de France, excitaient parmi les chefs et les soldats un mécontentement que manifestèrent des murmures et des observations indiscrètes. Le bailli en fut bientôt instruit, et, enflammé d'indignation à la pensée d'une retraite qui le couvrirait de honte : « Plutôt faire abîmer l'escadre sous les murs de Madras s'écria-t-il ; quels sont les lâches qui oseront me faire une proposition aussi déshonorante ? Qu'ils viennent, et ils sauront mes résolutions 1 » Sa fermeté et son énergie imposèrent silence à toutes les plaintes.

Le 3 juin Suffren remet à la voile, puis se rend à Tranquehar, ensuite à Goudelour, dont le commandant des troupes débarquées s'était emparé. Sur sa route, il enlève quatre bâtiments anglais, chargés de vivres et de munitions de guerre. A Goudelour, il faisait des dispositions pour aller assaillir lui-même Negapatnam avec le concours de Hyder-Aly, lorsqu'il apprit que l'armée navale de l'amiral Hughes couvrait cette place. Heureux de trouver une troisième occasion de combattre son habile adversaire, Suffren hâte, avec sa fougueuse activité, l'embarquement de qua-ire cents Européens et de huit cents Cipayes, reprend la mer et se dirige sur Negapatnam. Il aperçoit l'Anglais dans ce dernier mouillage, lui présente la bataille à nombre égal de vaisseaux, onze contre onze mieux équipés, et l'attaque vigoureusement (6 juillet 1782). Bientôt le feu devient de plus en plus terrible et meurtrier. Le Héros, toujours monté par Suffren, combat le Superbe, monté par sir Édouard Hughes, et lui cause d'épouvantables ravages. Au milieu de cette lutte acharnée pendant laquelle le courage est égal des deux côtés, Suffren reste digne de lui-même ; il assaille tour à tour l'ennemi ou veille sur les autres vaisseaux français en péril. C'est à lui que le Brillant et le Sphinx doivent en partie leur salut. Tandis qu'il se multiplie sur le champ de bataille, il est témoin d'un spectacle qui le transporte d'indignation. Le capitaine Cillart dont le vaisseau de soixante-quatre, le Sévère, est aux prises avec un bâtiment de soixante-quatorze, amène devant l'anglais son pavillon. Mais à peine cette lâcheté de Cillart est-elle parvenue dans les batteries du vaisseau, que deux braves officiers, Dieu et La Salles, accourent sur le pont, adressent au capitaine des reproches pleins d'amertume et de colère, lui déclarent qu'ils ne participeront point à son ignominie, le forcent de rehisser son pavillon, et, secondés par tout l'équipage, font continuer le feu. D'habiles manœuvres achèvent enfin de dégager le navire. Suffren, dans le cœur duquel la joie et le bonheur ont succédé à la tristesse et à l'indignation, s'avance sur le Sévère, et le couvre avec son armée. Le combat se prolonge jusqu'à cinq heures du soir. Alors sir Edouard voyant le désordre s'introduire dans les rangs de son escadre, dont les pertes sont grandes, juge prudent de se retirer ; il s'occupe de réunir ses vaisseaux et de les ramener au mouillage de Negapatnam. Martre du champ de bataille, Suffren reste en panne, et précipite à Coups de canon la retraite de la flotte anglaise[19]. Comme sa victoire trop incomplète ne lui permet pas d'effectuer son projet, il va s'abriter dans la rade de Karikal, d'où il retourne bientôt à Goudelour afin d'y réparer ses vaisseaux.

A la nouvelle des exploits du bailli de Suffren, le sultan de Mysore voulut visiter l'intrépide marin qui était devenu la terreur des Anglais, et lui donner ainsi un témoignage de sa haute estime. Hyder-Aly n'hésita point à parcourir une route de plus de cinquante lieues, à la tête de quatre-vingt mille hommes. A la fin de leur entrevue, le monarque conduisit jusqu'à la porte de sa tente l'illustre Français, et lui faisant ses adieux : « Heureux, lui dit-il, heureux le souverain qui possède, un sujet aussi précieux que vous J'espère que vous reviendrez bientôt couvert de nouveaux lauriers ; je ne puis vous exprimer le désir que j'en ai, et la confiance que vous m'avez inspirée. »

Après cette pompeuse entrevue, Suffren remet promptement à la voile, se dirige sur Ceylan, et rallie devant Batacolo deux vaisseaux de ligne, une frégate, une corvette et huit transports chargés de troupes et de munitions que lui amenait le capitaine d'Aymar. Il résolut d'aller avec ce renfort attaquer Trinquemalé. Le 25 d'août, Suffren jette son ancre dans la baie, débarque des troupes, de l'artillerie, et fait exécuter les travaux nécessaires ; le 29, il ouvre la tranchée, et le 30, la garnison anglaise capitule. Celle d'Ostembourg en fait autant le lendemain, et le pavillon français est arboré sur tous les forts de la baie. Trinquemalé, l'un des plus beaux ports de l'Inde, assurait une excellente base d'opérations aux entreprises de Suffren. L'amiral Hughes, arrivé trop tard au secours, essaie de faire une prompte retraite, mais le vainqueur s'attache à sa poursuite, l'atteint vers deux heures de l'après-midi, et le force d'accepter une quatrième bataille (3 septembre). Quatorze vaisseaux de ligne français, un peu endommagés, et trois bâtiments légers attaquent douze vaisseaux de ligne en bon état et six bâtiments légers. Sir Edouard Hughes, par une manœuvre habile, prend le vent sur l'escadre de France, et, au grand désespoir de Suffren, le combat s'engage lorsque sa ligne est à peine formée. Pour surcroît de malheur, une partie de ses vaisseaux se trouvant presque en calme, ne manœuvre qu'avec une extrême difficulté et ne peut participer à l'action. Lui-même, un moment abandonné au centre du combat avec l'Illustre et l'Ajax, contre cinq ou six vaisseaux des ennemis, réitère en vain le signal de venir au secours. Favorisés par une brise très-fraîche, les Anglais continuent leur feu avec avantage et redoublent d'efforts pour écraser les trois seuls adversaires qu'ils aient véritablement à combattre. Bientôt le grand mea du Héros tombe sous une grêle de boulets, bientôt son pavillon de commandement est abattu. A cette vue, un immense leurra de triomphe s'élève de l'armée anglaise. « Des pavillons ! s'écrie Suffren avec une sorte de délire, des pavillons ! qu'on arbore des pavillons blancs ! qu'on les place à l'arrière, à l'avant ; qu'on en couvre mon vaisseau ![20] » L'équipage tout entier salue par de nouvelles bordées l'héroïque désespoir de son chef ; de tous les sabords du vaisseau amiral pleuvent les boulets et la mitraille. Un succès bien mérité doit couronner ce généreux effort : le Superbe, Glue le Héros, avisait entre tous, et trois autres vaisseaux anglais sont criblés et incapables de soutenir la lutte. Enfin la longue résistance de Suffren permet à l'avant-garde française d'arriver à temps pour dégager son amiral. La nuit survient, et sir Edouard Hughes, laissant encore le champ de bataille à l'intrépide bailli, profité de ses ombres pour regagner le port de Madras. Suffren, qu'une odieuse cabale avait empêché dans cette sanglante journée de fixer la fortuné, se retire à Trinquemalé. Un de ses vaisseaux, l'Orient, de soixante-quatorze, se perdit en rentrant dans la baie : on en sauva l'équipage, avec la meilleure partie des effets des officiers et des matelots. Il déploya tant (l'activité dans la réparation de sa flotte qu'en moins de quinze jours il put se remettre en mer. Il appareilla pour Goudelour où il jeta l'ancre le 4 octobre. Par sa présence il déconcerta les projets des Anglais, Là, il eut encore à regretter la perte d'un vaisseau de soixante-quatre, le Bizarre, qui échoua près de la côte. Ses forces diminuaient, des renforts lui devenaient indispensables.

Huit jours après, la mauvaise saison obligea Suffren à quitter les parages de Goudelour ; il se rendit à Achem (île de Sumatra), pour attendre des renforts en vaisseaux et en hommes que devait lui amener le lieutenant-général marquis de Bussi, et revenir ensemble attaquer Madras de concert avec Hyder-Aly. Mais l'épidémie qui exerçait de cruels ravages parmi les troupes arrivées à l'île de France, et le mauvais état des vaisseaux qui les convoyaient, retardèrent cette jonction. Vers le même temps, la mort frappa Hyder-Aly au milieu de ses succès (7 décembre 1782), et priva Suffren de la coopération d'un allié puissant. Le fils de ce grand homme, Tippou-Saëb, héritier du courage, de l'activité et de la haine de son père contre l'Angleterre, manquait de prévoyance et de sagesse. Suffren partit d'Achem le 20 décembre et établit sur les côtes d'Orixa et de Coromandel une croisière qui enleva aux ennemis un vaisseau de cinquante canons, deux frégates le Coventry et le Mandfort, et quinze navires marchands. Mais le besoin de réparations le rappela dans la baie de Trinquemalé. C'est là que vint le joindre Bussi avec trois vaisseaux de ligne, une frégate et un convoi chargé de deux mille cinq cents soldats et de munitions de guerre (10 mars 1783).

De son côté, l'amiral Hughes avait reçu six vaisseaux de renfort. Instruit de cette circonstance, Suffren se rendit en toute Mite à Goudelour où il débarqua Bussi et les troupes françaises, distribua les munitions et retourna dans le port de Trinquemalé. Après son départ, Bussi, qui avait résolu de prendre l'offensive, fut bientôt contraint de renoncer à son projet. En effet, à la nouvelle de la mort de Hyder, les Mahrattes avaient conclu la paix avec les Anglais, et ceux-ci, décidés à pousser activement la guerre contre Tippou-Saëb, avaient envoyé de Bombay une puissante armée d'expédition qui soumit rapidement toute la côte de Malabar et de Canara et envahit bientôt le Maïssour. Obligé de voler à la défense des conquêtes de son père et de sa propre capitale, ce prince laissa le marquis de Bussi livré presque à ses seules forces. Alors le général anglais sir James Stuart, à la tête d'environ vingt mille soldats réguliers, dont quatre mille Anglais, attaqua 13ussi, que l'âge et les douleurs de la goutte empêchèrent de mettre à profit ses faibles ressources, et le poussa jusque sous les murs de Goudelour. Là fit livré un combat -acharné (13 juin), dans lequel le lieutenant-général ne put opposer à son adversaire que dix mille soldats, parmi lesquels deux mille deux cents Français. Cette petite armée fit des prodiges de valeur, tua douze cents hommes aux Anglais et resta victorieuse. Mais informé que l'ennemi se disposait à mettre en batterie des masses (l'artillerie, Bussi jugea prudent de se renfermer dans la place qui se trouva aussitôt bloquée entre les troupes de sir James Stuart et l'escadre de l'amiral Hughes.

Au milieu de sa détresse, Bussi invoqua le secours du généreux défenseur de l'Inde. Suffren promit.de le délivrer à quelque prix que ce fût, se hâta de quitter Trinquemalé et cingla vers Goudelour avec treize vaisseaux de ligne, deux de cinquante et un de quarante. Le 16 juin, à la hauteur de Trinquebar, il découvrit l'escadre de sir Édouard Hughes, composée de dix-huit vaisseaux de ligne. Par de savantes évolutions, il réussit à l'écarter, mouilla à la place que les Anglais avaient abandonnée, se mit alors en communication avec 13ussi et embarqua sur sa flotte douze cents Européens et Cipayes pour renforcer ses équipages. L'amiral Hughes, bien que supérieur en nombre, voulait éviter le combat. Durant deux jours et demi, ce furent de longues manœuvres de la part des deux escadres. Enfin elles engagèrent leur cinquième bataille (20 juin 1783). Suffren donna l'ordre à ses vaisseaux d'approcher l'ennemi jusqu'à portée de pistolet. La journée fut terrible. On combattait depuis deux heures, lorsque le feu prit au Fendant, ce qui occasionna un instant de désordre que Suffren sut promptement réparer. On continua la lutte ; bientôt deux vaisseaux anglais firent le signal de détresse ; sir Édouard Hughes, volant à leur secours, les couvrit de son feu et profita de la nuit pour opérer sa retraite. Suffren se promettait bien d'attaquer de nouveau son ennemi dès la pointe du jour, et de compléter sa victoire. Mais au jour l'amiral anglais, pour éviter un nouveau combat, livra toutes ses voiles au vent, disparut dans les brumes et se dirigea vers Madras en faisant remorquer trois de ses vaisseaux. Le blocus de Goudelour était levé du côté de la mer. Suffren revint mouiller devant cette place le 23 juin, et débarqua les garnisons des vaisseaux au milieu des cris d'allégresse des assiégés. Tous se pressaient sur le rivage pour saluer de leurs acclamations leur glorieux protecteur, l'homme qui vengeait si noblement la France aux Indes. Le marquis de Missi lui-même entouré de tous ses officiers, l'attendait sur la plage. « Le voilà, s'écria-t-il avec enthousiasme, dès qu'il l'aperçut, voilà votre sauveur ! » L'entrée de Suffren à Goudelour fut une véritable ovation[21].

Sur ces entrefaites, une frégate anglaise portant le pavillon parlementaire vint annoncer à Suffren et à Bussi (29 juin), que les préliminaires de la paix avaient été signés à Versailles. Cette nouvelle termina les hostilités. Suffren ne resta point dans les Indes, son gouvernement se hâta de le rappeler. L'illustre marin ne s'éloigna qu'à regret du théâtre où il avait déployé tant de valeur et de talents, s'arrêta au Cap de Bonne-Espérance, et, touché du triste état de la colonie qu'il avait sauvée, il lui laissa une somme de cent trente mille francs. A son retour en Europe, il fut reçu comme le méritaient ses services et ses exploits. La Hollande reconnaissante lit frapper une médaille en son honneur, exécuter son buste en marbre, et lui envoya une épée garnie en diamants. Dès qu'il parut au château de Versailles, le ministre prononça le nom du vainqueur de Trinquemalé, et les gardes du corps, se levant aussitôt, l'accompagnèrent jusqu'à l'appartement du roi. Louis XVI l'entretint longtemps et lui parla dans le plus grand détail de ses opérations militaires. Le frère puîné du roi l'embrassa avec toute l'affection d'un véritable ami et le pressa dans ses bras. « Mon fils, dit Marie-Antoinette au dauphin en lui présentant le bailli de Suffren, apprenez de bonne heure à entendre prononcer et à prononcer vous-même le nom des héros défenseurs de leur pays. »

Ces éloges ne furent pas la seule récompense de l'illustre marin : Louis XVI le fit cordon-bleu et créa uniquement pour lui une cinquième charge de vice-amiral, qui devait être supprimée à sa mort[22].

Les victoires de Suffren dans les Indes orientales n'exercèrent pas une grande influence sur les conditions de la paix avec l'Angleterre. En effet, le ministère whig n'avait point vu sans inquiétude la réputation de la marine anglaise compromise dans la guerre d'Amérique, la souffrance du commerce, la dette du royaume accrue de deux milliards et demi, et la perte de plusieurs colonies. Dès son avènement, il avait entamé des négociations sous la médiation de l'Autriche et de la Russie. Ces négociations continuèrent après la mort de Rockingham, que remplaça lord Shelburne, malgré la retraite de Fox et de ses amis, et l'entrée au ministère du jeune William Pitt, héritier de la haine passionnée de son père contre la France. Elles aboutirent aux préliminaires de paix, signés le 20 janvier 1783, entre la France et l'Angleterre et entre l'Angleterre et l'Espagne. L'opposition, devenue menaçante dans le parlement, les accueillit par de violents murmures ; elle trouvait exorbitantes les concessions accordées aux ennemis de la Grande-Bretagne. Lord Shelburne résigna ses fonctions et céda la place à la monstrueuse coalition Fox et North qui rie refusa pas de ratifier le pacte qu'elle avait blâmé, et le traité définitif de Versailles, honorable pour la France, fut signé le 3 septembre 1783.

L'Angleterre reconnaissait solennellement la pleine indépendance des États-Unis d'Amérique, leur cédait une étendue considérable de territoire et déclarait, en outre, libre et commune aux deux peuples, la navigation du Mississipi, la pêche au banc de Terre-Neuve et dans le golfe du Saint-Laurent. Elle rendait toutes ses colonies à la Hollande qui dut lui abandonner Negapatnam avec ses dépendances et se résigner à ouvrir toutes les parties de fa mer des Indes au commerce anglais. L'Espagne gardait Minorque, et les cieux Florides lui étaient garanties en échange de Bahama et de la Providence.

L'Angleterre restituait à la France les fies de Saint-Pierre et de Miquelon, en toute propriété, et la France renonçait au droit de pêche qui lui appartenait en vertu de l'art. 13 du traité d'Utrecht, sur la partie de la côte orientale de Terre-Neuve, depuis le cap Bona-Vista jusqu'au cap Saint-Jean. Elle acquérait ce droit sur la partie de la côte occidentale, entre le Port-à-Choix et le cap Ray. L'Angleterre rendit à la France, dans les Antilles, l'île de Sainte-Lucie et lui cédait Tabago. En retour, Saint-Vincent, la Grenade et les Grenadines, la Dominique, Saint-Christophe, Nieves, Montserrat lui étaient restituées. Dans les Indes orientales, théâtre brillant, mais inutile des exploits de Suffren, la France recouvrait Pondichéry, Karikal, Mahé, Chandernagor « avec la liberté de l'entourer d'un fossé pour l'écoulement des eaux, » et les comptoirs français d'Orixa, de Surate, etc. ; en Afrique, le Sénégal et ses dépendances, les forts Saint-Louis, Podor, Galam, Arguin, Portendick et l'île de Gorée. La France garantissait à l'Angleterre le fort Saint-James et la Gambie. Avec d'autres concessions importantes Our son commerce, elle obtenait la suppression de la clause honteuse du traité d'Utrecht, relative à Dunkerque.

Cette paix de Versailles excita une grande joie dans le royaume quoiqu'elle ne procurât que des avantages médiocres. Toujours fidèle à sa générosité accoutumée et satisfaite d'assurer le triomphe de la cause qu'elle avait défendue, la France parut oublier que ce triomphe lui avait coûté un sang précieux, d'immenses travaux et quatorze cents millions. Dans ce temps où l'on voulait que la politique s'inspirât des plus nobles sentiments, on se trouvait largement indemnisé des frais de la guerre, parce qu'on avait joué un glorieux rôle de protection envers les États-Unis, humilié l'orgueil d'une nation rivale, affaibli sa suprématie commerciale, reconquis la liberté des mers et effacé la tache imprimée au front de la France par le honteux traité de 1763. Cette guerre n'eut pas non plus à l'intérieur les résultats qu'en avaient attendus la royauté et la noblesse ; elle ne fut pas assez décisive polir les relever ; elle ne ranima pas la richesse nationale, creusa encore l'abime du déficit, et accéléra la révolution qui devait renverser le vieil édifice social[23]. Les jeunes officiers français qui avaient combattu en Amérique sous les drapeaux de la liberté et de l'égalité, rentrèrent dans la patrie déjà, en proie à un malaise insupportable. Accueillis avec enthousiasme, ils y répandirent ces idées républicaines dont ils s'étaient épris et dans lesquelles des esprits, plus ardents que réfléchis, crurent trouver le remède aux maux qui pesaient sur la France[24].

 

 

 



[1] « Quelques-uns des principaux bâtiments de sa flotte étaient doublés en cuivre, chose toute nouvelle alors, et qui, en augmentant la vitesse de leur sillage, servait à les préserver de la piqûre des vers, particulièrement dans les régions intertropicales. » (L. Guérin, Histoire maritime de France, t. II, p. 501.)

[2] Guizot, Vie de Washington, t. II, p. 161.

[3] Rochambeau, Mémoires, t. I, p. 215.

[4] Lafayette, Mémoires, t. II, p. 50.

[5] « Pourquoi ce dernier ne finit-il pas sa carrière à ce jour glorieux, où il avait si bien servi la cause des alliés de la France ? Qui sait ? Peut-être que s'il eût disparu de la scène aussitôt après la prise d'York-Town et la capitulation de Cornwallis, suites nécessaires de la retraite de l'amiral de Graves, la postérité, se refusant à voir quelques taches, mal définies encore d'ailleurs, dans son talent et son caractère, l'aurait placé au nombre des plus grands et des plus illustres hommes de mer ? » (L. Guérin, Histoire maritime de France, t. II, p. 509.)

[6] Sur cette campagne, voir Histoire des troubles de l'Amérique anglaise, p. 359-400. — Lafayette, Mémoires, t. I, p. 266-284, 409-180. — Rochambeau, Mémoires, t. I, p. 262.299. — Histoire de la dernière guerre, t. III, p. 126-152.

[7] « Ce même homme, dont le nom fut consacré à côté de celui de Washington, sur une colonne triomphale élevée par les Américains, n'allait plus procéder que par une série de fautes devant aboutir à une catastrophe dont toute sa valeur ne put cacher la honte. On n'en saurait douter, sa vanité s'enfla de son triomphe jusqu'à lui faire tourner la tête : il se crut le plus extraordinaire, le Plus grand des amiraux ; il ne voulut désormais, et il ne s'y était toujours montré que trop disposé, prendre conseil que de lui-même, et pour réponse à un bon et loyal avis que ses frères d'armes lui donnaient, il rappelait les quatre canons d'York-Town que Louis XVI l'avait autorisé à placer aux portes du château de Tilly. » (L. Guérin, Histoire maritime, t. II, p. 510.)

[8] « Bouillé fit restituer aux Hollandais un million qu'il trouva séquestré à Saint-Eustache, et partagea ensuite entre les troupes de terre et de mer seize cent mille livres qui appartenaient à l'amiral Rodney et au gouverneur anglais. » (L. Guérin, Histoire maritime, t. II, p, 511.)

« Deux taillions six cent mille livres que Rodney avait ravis aux Hollandais, se trouvaient encore dans l'île au moment où M. de Bouillé en fit la conquête : il rendit ces fonds à leurs véritables possesseurs. En 1786, les États-Généraux de Hollande lui firent remettre par leur ambassadeur, â Paris, un solitaire de 21.000 florins, pour reconnaitre à la fois ses services et ses généreux procédés. » (F. Barrière, Notice sur la vie du marquis de Bouillé, en tête des mémoires de ce général, page 12.)

[9] Madame Campan. Mémoires, t, I, p, 216-219.

[10] « Une attention vigilante à conserver son ascendant sur l'esprit du roi, et sa prédominance dans les conseils, le rendaient jaloux des choix mêmes qu'il avait faits ; cette inquiétude était la seule passion qui, dans son âme, eût de l'activité. Du reste, aucun ressort, aucune vigueur de courage, ni pour le bien, ni pour le mal ; de la faiblesse sans bonté, de la malice sans noirceur, des ressentiments sans colère, l'insouciance d'un avenir qui ne devait pas être le sien, peut-être assez sincèrement la volonté du bien public, lorsqu'il le pouvait procurer sans risque pour lui-même ; mais cette volonté aussitôt refroidie, dès qu'il y voyait compromis son crédit où son repos : tel fut jusqu'à la fin le vieillard qu'on avait donné pour guide et pour conseil au jeune roi. » (Marmontel, Bibliographie universelle).

[11] Tout le monde connaît l'application faite par Condorcet à Turgot de ces trois beaux vers de Lucain :

Secta fuit servare modum, finemque tenere

Naturarnque sequi patriceque impendere vitam

Non sibi, sed toti genitum se credere mundo.

(Phars., lib. II.)

Telle est sa secte ; elle se modère ; elle se propose un but et y tend ; elle suit la nature, et dévoue sa vie à la patrie. Il ne s'appartient pas à lui-même. ; tout le monde le réclame.

[12] « Louis XVI, dit la Biographie universelle, regretta hautement Maurepas. Dans le temps de sa dernière maladie, il était venu lui faire part de la naissance de M. le Dauphin, l'annoncer a son and, et s'en féliciter avec lui ; ce furent ses propres expressions. Le lendemain de ses obsèques, il disait d'un air profondément pénétré : « Ah i je n'entendrai plus les matins mon ami au-dessus de ma tête. » Ces regrets du roi sur la perte de son fatal mentor, cet éloge simple et touchant, attestent un bon cœur et peu d'intelligence, car ils n'étaient point mérités par celui qui en était l'objet.

[13] Droz, t. I, p. 331.

[14] Histoire des troubles de l'Amérique anglaise, t. IV, p. 76.

[15] Longchamps, Histoire de la dernière guerre, t. III, p. 20.

[16] L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, p. 516.

[17] Avant de recevoir le titre de bailli de l'ordre de Malte, Suffren avait d'abord porté ceux de chevalier et de commandeur.

[18] « Depuis bientôt quarante ans qu'il montait des vaisseaux de guerre, le bailli de Suffren n'avait pas encore eu un commandement qui lui permît de développer le génie d'un amiral, génie qui était pourtant au plus haut degré le sien, mais qu'un admirable sentiment de déférence pour ses supérieurs avait tenu comprimé en lui. Plus d'un général, qui ne s'en vantait pas, avait dû de beaux triomphes à ses conseils, sans que Suffren, par modestie et devoir, en eût rien révélé. Avant la circonstance qui le fit connaitre comme le premier marin de l'époque, ce qu'on savait déjà de lui à bord des vaisseaux français et dans les ports de guerre, c'est qu'il était doué d'un courage qu'aucun autre ne pouvait surpasser, que sa corpulence ne lui enlevait rien de son activité, qu'à une extrême vivacité d'esprit, à un prompt coup d'œil, il alliait des connaissances très-étendues et une grande élévation de caractère, et qu'il avait souvent montré, dans son commandement particulier de capitaine, les qualités d'un excellent tacticien. On savait aussi qu'esclave du devoir, il était ferme et sévère pour ceux qui étaient placés sous ses ordres, mais jamais plus que pour lui-même. Le matelot, dont il était l'ami, le bienfaiteur silencieux, ne s'effarouchait pas trop d'ailleurs de cette rigueur dans le service, et n'en disait pas moins, en se souvenant d'avoir reçu pour lui-même ou pour sa famille les preuves discrètes de la paternité de son cœur : « Bon comme M. le bailli de Suffren. » (L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV, p. 532-533.)

[19] L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV, p. 538-541. — Barchou de Penhoën, Histoire de l'Inde, t. III, p. 344.

[20] « Et comme il disait, on voyait bien que, de ces nobles étendards, il voulait se faire un linceul ; car, l'œil étincelant de fureur, il courait sur la dunette s'offrir aux boulets ennemis. Mais sa rage héroïque fit son salut. Malheur à qui serrait de trop près le Héros ?... Le Worcester et le Sultan y perdirent tous deux leurs capitaines Wood et Waths, braves gens, mais qui n'étaient pas de taille à lutter contre le désespoir d'un Suffren. » (L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV, p. 544-545.)

[21] L. Guérin, Histoire maritime de la France, chap. XV, p. 347-348. — Ch. Cunat, Histoire du bailli de Suffren. — Barchou de Penhoën, Histoire de la fondation de l'empire anglais dans l'Inde, t. III, liv. X-XI.

[22] Suivant M. Ch. Cunat, dans son Histoire du bailli de Suffren, p. 345, le dernier grand homme de mer de l'ancienne France fut blessé mortellement en duel, le S décembre 1788, par le prince de Mirepoix, trop ardent à venger ses neveux, officiers de marine, qui se plaignaient de la sévérité du bailli à leur égard. Il paraît que cette sévérité était méritée. On tint secrète la cause de la mort de ce grand homme, que la faveur publique n'avait pas abandonné un seul instant.

[23] « Les hostilités cessèrent dans les quatre parties du monde, et les armes, en se retirant, laissèrent, pour quelques années, toute la place aux idées qui fermentaient et qui devaient bientôt éclater plus terribles que le canon. » (L. Guerin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV, p. 550.)

[24] « La cause de l'Amérique et les débats du Parlement d'Angleterre à ce sujet excitèrent un grand intérêt en France. Tous les Français qui furent envoyés pour servir avec le général Washington revinrent pénétrés d'un enthousiasme de liberté qui devait leur rendre difficile de retourner tranquillement à Versailles, sans rien souhaiter de plus que l'honneur d'y être admis. Il faut attribuer la révolution à tout et à rien ; chaque année du siècle y conduisait par toutes les routes. » (Madame de Staël, Considérations sur la révolution française, 1re partie, chap. VII, p. 47.)