L'Angleterre attaque
les colonies hollandaises. - Départ du bailli de Suffren pour les Indes
orientales. - Expédition du baron de Rullecourt sur l'île de Jersey. -
L'amiral de Grasse conduit une flotte de Brest aux Antilles. - Guichen opère
sa jonction avec la flotte espagnole. - Le duc de Crillon assiège le fort
Saint-Philippe dans l'île de Minorque.
- Combat indécis entre le comte de Grasse et le vice-amiral Hood. - Prise
de l'île de Tabago. - Capitulation des Anglais à York-Town. Combat de
Doggers-Bank. - Opérations de Bouillé. - Soumission des îles Saint-Eustache,
Saba et Saint-Martin. Prise de Saint-Christophe. - Le duc de Crillon se rend
maître du fort Saint-Philippe. - Changement de ministère en Angleterre. -
Naissance d'un dauphin. - Fêtes de Paris à cette occasion. - Mort de
Maurepas. - Mort de Turgot. - Questions de Morellet sur cet ancien ministre.
- Le comte de Vergennes, chef du conseil des finances. - Combat de Saintes. -
Défaite du comte de Grasse. - Honneurs rendus à Rodney en Angleterre. - L'amiral
de Grasse prisonnier à Londres. - Nobles élans de patriotisme en France. -
Siège de Gibraltar. - Victoires du bailli de Suffren dans les Indes
orientales. - Paix de Versailles. - Retour de Suffren en France.
Le
récit de la disgrâce de Necker nous a éloignés du théâtre de la guerre à
laquelle il s'était résigné avec peine ; il faut en reprendre les événements. Irrité
de l'adhésion des Etats-Généraux à la neutralité armée et de leur refus de
lui accorder les secours stipulés dans leurs alliances « contre l'ambitieuse
maison de Bourbon, » le cabinet de Saint-James avait ordonné à Rodney de
fondre sur les Antilles hollandaises. Après une vaine tentative pour enlever
aux Français l'île de Saint-Vincent, l'amiral fit aussitôt voile vers
Saint-Eustache. Cette île, centre d'un commerce important et vaste entrepôt
des plus précieuses denrées était alors sans défense. Rodney força la
garnison surprise d'une attaque si brusque, de se rendre à discrétion (3 février
1781), dépouilla
les habitants de tous leurs biens, pilla ou détruisit les magasins, et
s'empara de tous les navires de commerce, soit hollandais, soit étrangers,
qu'attirait la franchise du port. Ces infortunés voulurent réclamer, il fut
sourd à leurs prières. La valeur du butin dont il chargea vingt bâtiments,
pouvait, s'élever à plus de soixante-quinze millions de francs. Saint Martin
et Saba, les annexes de Saint-Eustache, éprouvèrent le même sort. Mais la
Grande-Bretagne ne profita guère de la perte immense des Hollandais Les
bâtiments spoliateurs étaient en route pour l'Angleterre, sous l'escorte de
quatre vaisseaux de ligne, lorsqu'ils furent rencontrés par une croisière
française aux ordres de La Motte-Picquet. Attaquer l'ennemi, dissiper
l'escorte, prendre la plupart de ces navires, fut pour l'intrépide marin
l'affaire de cieux heures. Vers le
même temps les Anglais envahirent Essequibo et Demerary, colonies
florissantes de la Guyane hollandaise, et se montrèrent plus civilisés dans
la manière dont ils traitèrent les habitants. La
France de son côté ne restait, pas inactive : elle s'efforçait de donner une
âme nouvelle à la ligue maritime, prodiguait des secours de tout genre aux États-Unis,
dont elle voulait opérer l'entière délivrance et entraînait dans la guerre la
république batave irritée de la conduite des Anglais envers Saint-Eustache.
Elle envoyait en Amérique des armes, des munitions, des troupes pour
renforcer Rochambeau, et huit millions de livres tournois. Ses flottes devaient
agir dans la baie de Chesapeake, sur les côtes du continent et dans les
parages des Antilles. La principale était confiée aux ordres du comte de
Grasse, officier brave et dévoué, mais inférieur à une si grande tâche et
d'un caractère peu conciliant. Le bailli de Suffren quittait le port de Brest
avec cinq vaisseaux de ligne et prenait la route des Indes orientales. Sur
les pressantes sollicitations des Hollandais, il avait reçu l'honorable
mission de prévenir l'invasion du cap de Bonne-Espérance, une de leurs plus
importantes colonies, et de pourvoir à la sûreté de cet établissement. Il
était encore chargé de reconquérir les possessions que venaient de nous
enlever les Anglais sur la côte de Coromandel, et de délivrer Hyder-Ali,
sultan de Mysore, de la situation périlleuse où l'avait jeté son zèle pour
les intérêts de la France. La grande flotte, unie à celle des Espagnols, devait
porter la terreur au sein de l'Angleterre. Les quarante mille hommes que
renfermaient les camps de Normandie et de Picardie étaient préparés pour
s'embarquer quand le besoin l'exigerait. On voyait que Sartine et le prince
de Montbarrey avaient pour successeurs des hommes plus aptes à diriger
l'expédition de l'Amérique. Jamais plan de campagne n'avait été mieux conçu ;
les ressources dont pouvait disposer le gouvernement, furent prêtes à point. A
l'aspect de tant (l'ennemis et de préparatifs si imposants, l'Angleterre ne
se laissa point abattre. Elle déploya son énergie ordinaire et prit des mesures
afin de leur résister dans les quatre parties du monde L'amiral Hyde-Parker
fut envoyé dans les mers du nord avec douze vaisseaux de ligne. La flotte de
la Manche, sous les ordres de l'amiral Darby, reçut de nouveaux secours. Une
croisière de cinq vaisseaux se rendit devant Lisbonne ; cinq autres bâtiments
destinés à renforcer l'amiral Hughes, partirent pour les. Indes orientales.
En même temps on se disposait à ravitailler Gibraltar, à augmenter la
garnison de Minorque, à envoyer huit mille hommes au généralissime Clinton.
Le parlement accordait vingt-cinq millions de livres sterling pour les frais
de la campagne. Un emprunt de quatorze millions devait avoir lieu en cas
d'insuffisance des fonds alloués au département de la guerre. « L'Angleterre,
s'écriait le duc de Richmond, dans la chambre des lords, l'Angleterre court
le plus grand danger. On peut dire qu'elle est sur le bord de sa ruine ; mais
du moins, si elle tombe, il faut que le bruit en retentisse dans tout
l'univers. » Pendant
que les deux nations rivales se préparaient à frapper de grands coups, la
campagne de 1781 s'ouvrit dans nos mers par l'expédition de l'intrépide baron
de Rullecourt, ancien lieutenant-colonel au service du prince de Nassau, sur
l'île de Jersey, avec un corps de douze cents volontaires. Partis des petites
îles Chausey, sur de simples barques, ces braves soldats abordèrent de nuit
sur la côte inhospitalière de Jersey, où quelques-unes de leurs frêles
embarcations se brisèrent contre les rochers. Là, ils perdirent environ deux
cents hommes ; nullement découragés par cet échec, ils escaladèrent les
falaises, surprirent Saint-Hélier, capitale de l'île, s'emparèrent (lu
gouverneur et des magistrats, les effrayèrent par l'annonce qu'ils étaient
suivis d'une escadre française, et leur firent signer une capitulation.
Rullecourt se reposait ‘sur la foi des traités, lorsque le commandant de la
garnison anglaise, le major Pierson, refusant de souscrire à cette
capitulation, rallia ses soldats épars, et refoula les vainqueurs par son
artillerie. Les habitants, honteux de leur terreur panique, coururent aux
armes, et des autres points de l'île arrivèrent de nombreux renforts. Attaqué
de toutes parts, le baron de Rullecourt rentra dans Saint-Hélier, voulut
faire une sortie à la tête de sa petite troupe, et tomba mortellement frappé
de trois coups de feu. La plupart de ses compagnons furent obligés de se
rendre prisonniers ; les autres passant sous les batteries des Anglais se
jetèrent dans des barques et gagnèrent les côtes de Bretagne (6 janvier
1781). Cet
échec isolé n'exerça aucune influence sur les grandes opérations de la
guerre. Dès le vingt-quatre mars le comte de Grasse appareilla de Brest pour conduire
aux Antilles un fort convoi qu'il escortait avec vingt-et-un vaisseaux de
ligne. Quelques mois plus tard, une seconde escadre, de dix-huit vaisseaux,
sous les ordres de Guichen, mit aussi à la voile de Brest, pour aller se
réunir, dans le port de Cadix, à la flotte espagnole de l'amiral don Louis de
Cordova. Les Anglais ne purent empêcher Guichen d'opérer sa jonction, et
bientôt la flotte combinée, forte de cinquante vaisseaux de ligne, quitta la
rade de Cadix (21 juillet 1781) et chassa tout devant elle dans la Méditerranée. Dix mille
Espagnols et quatre mille Français débarquèrent successivement sur les plages
de Minorque, dont les cabinets de Versailles et de Madrid avaient résolu
l'attaque. Ils avaient à leur tête un général français, le duc de Crillon,
cligne héritier du nom et de la valeur de son ancêtre. Fatigué de languir
dans les gracies subalternes, sous des généraux inhabiles, pendant la guerre
de Sept-Ans, Crillon avait passé au service de l'Espagne. Le gouverneur
anglais, Murray, n'opposa aucune résistance, et se retira en toute hâte dans
le fort Saint-Philippe avec une faible garnison de trois mille hommes. Mahon,
Fornella, Citadella et tous les autres forts de l'île, ouvrirent leurs portes
aux assaillants qui prirent en outre cent navires avec leurs cargaisons ;
quinze corsaires, cent soixante pièces de canon et de riches magasins. Les troupes
alliées entreprirent ensuite le siège de Saint-Philippe, que Murray défendit
héroïquement contre tous leurs efforts. Pendant
ce temps la flotte combinée, que l'Espagnol Cordova commandait en chef, était
revenue dans la Manche. L'amiral anglais Darby, qui croisait avec vingt-er-un
vaisseaux, craignit d'être enveloppé et rentra précipitamment dans la rade de
Torbay. A cette nouvelle, l'Angleterre fut remplie d'alarmes ; elle redouta
une invasion prochaine ; toutes les troupes se portèrent sur les côtes ; de
toutes parts on leva des soldats et des matelots. L'amiral français Guichen
et le major général de la flotte espagnole, Massaredo, crurent l'occasion
favorable pour attaquer l'ennemi et pressèrent ardemment Cordova d'y
consentir. Mais le vieil amiral, dont la lenteur contrastait avec la vivacité
française, refusa de se rendre à leurs instances : il trouvait trop périlleux
le défilé pour entrer dans la rade de Torbay, et le conseil de guerre partagea
son opinion. Au moment où la frayeur régnait parmi les Anglais, les maladies
et la violence des vents obligèrent la flotte combinée à se dissoudre : le
prudent Cordova se hâta de rentrer à Cadix pour réparer quelques-uns de ses
vaisseaux démâtés ; Guichen conduisit son escadre dans le port de Brest (11 septembre). En
Amérique la fortune n'était point contraire à nos armes. Le comte de Grasse,
secondé par les vents qui avaient jadis manqué à d'Estaing, était arrivé en
vue de Fort-Royal de la Martinique, au bout de trente-six jours[1]. Là il
trouva le vice-amiral flood que Rodney, son commandant en chef', avait
détaché avec dix-huit vaisseaux, pour lui fermer l'entrée de la baie. De
Grasse fit porter sur les Anglais et profita du moment où le combat
s'engageait avec leur avant-garde pour mettre en sûreté le convoi qu'il
escortait. Repoussés par son escadre, les ennemis feignirent de prendre la
fuite, et quand ils s'aperçurent que les navires français ne gardaient plus
aussi bien leurs rangs, ils fondirent sur eux à l'improviste. La lutte recommença,
et pendant quatre heures fut soutenue de part et d'autre avec un rare
courage. On se sépara de lassitude. Les Anglais avaient perdu deux cents
hommes ; la perte des Français avait été à peu-près égale ; mais le
vice-amiral Hood avait eu l'honneur de combattre vaillamment avec des forces
inférieures. Il se retira vers l'île d'Antigua, où Rodney vint le rejoindre
de Saint-Eustache à la tête de trois vaisseaux. Devenu
plus entreprenant par l'arrivée de la flotte aux ordres du comte de Grasse,
le marquis de Bouillé recommença ses expéditions contre les îles anglaises.
Pendant une fausse attaque de la flotte sur Sainte-Lucie (9-13 mai), une escadrille avait jeté sur
Tabago, la plus méridionale des îles-sous-le-Vent, un corps de troupes
françaises aux ordres d'un officier de terre, du nom de Blanchelande.
L'ennemi avait abandonné ses batteries ; la ville de Scarboroug, et un fort
qui la protégeait, tombèrent au pouvoir de ces troupes. Quelques jours après
toute la flotte se porta du même côté, et le marquis de Bouillé put effectuer
paisiblement sa descente avec trois mille hommes ; il s'empara successivement
de tous les forts de l'île, tandis que M. de Blanchelande tenait en échec la
garnison commandée par le major Ferghusson. Ce dernier voulait combattre,
mais assailli de tous côtés, sans que Rodney eût pu venir à son secours, il
capitula le 2 juin, avec cieux cents hommes environ qui lui restaient, et
remit Tabago aux vainqueurs. Dans
les premiers jours de juillet, l'amiral de Grasse fit voile de la Martinique
pour le cap français de Saint-Dominique. C'est là qu'il se trouvait lorsqu'il
reçut des dépêches de Rhode-Island. Elles lui étaient adressées par
Washington et le comte de Rochambeau, dont la petite armée se trouvait libre
de ses mouvements depuis qu'une division de l'escadre, commandée par le comte
de Barras, lui avait amené un renfort de trois mille hommes. Ces deux
généraux l'invitaient à se porter dans la baie de Chesapeake, afin de
concourir au plan qu'ils avaient conçu, et qui consistait à cerner l'armée
anglaise de lord Cornwallis dans la presqu'île d'York-Town, en Virginie. Le
comte de Grasse déploya une activité remarquable, prit trois mille trois
cents soldats de débarquement, aux ordres du marquis de Saint-Simon, et
quelque argent, partit de Saint-Domingue, le 5 août, et s'arrêta deux jours
près du canal de Bahama. Il espérait y surprendre le convoi de la Jamaïque
composé de cent quatre-vingt-six voiles, et de quatre régiments de ligne. A
la nouvelle que le convoi était déjà en sûreté, il franchit le double canal
de Bahama, route que suivaient rarement les flottes, et parut -le 30, au
grand étonnement des Anglais, à l'entrée de l'immense baie de Chesapeake. Les
trois mille trois cents hommes de Saint-Domingue débarquèrent sans obstacle à
James-Town, sous la protection de deux frégates, et se réunirent à Lafayette.
Bientôt après, sortit du Rhode-Island, l'escadre dn comte de Barras avec un
convoi d'artillerie de siège et des vivres, qui descendit à l'embouchure du
James-River. On reçut en même-temps des avis sur la marche et la prochaine arrivée
des troupes de Washington et de Rochambeau. Toutes les dispositions avaient
été si bien prises, soit par terre, soit par mer, qu'on put assembler
promptement sur le même point, toutes les forces qui devaient agir à la fois
contre l'armée britannique. Rochambeau
s'était embarqué à New-Port, le 9 juin ; il remonta au nord de Rhode-Island
jusqu'à Providence, et les Français prirent ensuite la route de terre pour
traverser le Connecticut et se rendre à Philisbury, sur les rives de
l'Hudson. Là, ils se réunirent à l'armée américaine qui avait abandonné les
hauteurs situées au-delà du fleuve. Cette marche de deux cent quinze milles,
entreprise par une chaleur excessive, n'abattit ni la gaieté ni l'ardeur des
Français. Les deux armées s'accueillirent avec cordialité, et leur réunion
fut consacrée par des fêtes militaires. Les Français se félicitaient de voir
le vénérable guerrier, dont les vertus personnelles servaient d'exemple à ses
soldats, qui était devenu trop grand pour exciter l'envie et souhaiter
d'autre gloire que celle de son peuple. Quant aux Américains, ils
applaudissaient à ce noble zèle des Français de tous les rangs, empressés de
se réunir sous les mêmes drapeaux. Après une reconnaissance vers le sud,
comme s'il eût eu le dessein d'attaquer New-York, qui avait pourtant une
forte garnison, Washington fit remonter ses troupes vers le nord afin de ne
pas rencontrer, dans le passage de l'Hudson, la croisière des bâtiments
anglais. Il franchit donc le fleuve au King's-Ferry, pénétra dans le
New-Jersey, et se dirigea sur Princeton et Trenton, lieux consacrés par de
glorieux succès et chers à la mémoire des Américains. On entrait ici dans une
route triomphale, et les premiers vainqueurs y reçurent, de leurs généreux
auxiliaires, le serment de les imiter. Les
troupes françaises arrivèrent, le 15 août, à Philadelphie. Aux portes de la
ville, elles s'arrêtèrent pour se parer comme en un jour de fête ou de
combat, et lorsqu’elles firent leur entrée, l'affluence était immense sur
leur passage : les maisons étaient pavoisées aux couleurs des deux nations,
l'allégresse et l'espérance unanimes. Quand ces guerriers des vieilles bandes
défilèrent sous les yeux du congrès, cette assemblée les honora de son salut
fraternel et de ses acclamations. Les Français ne restèrent qu'un jour à
Philadelphie. Après une marche habilement dissimulée, Washington et
Rochambeau arrivèrent à l'embouchure de l'Elk, au fond de la baie de
Chesapeake dans laquelle la flotte du comte de Grasse venait d'entrer. Là,
quelques régiments s'embarquèrent sur des frégates et des transports envoyés
par l'amiral ; le reste des troupes se dirigea sur Baltimore et de là sur
Annapolis où l'on trouva d'autres bâtiments de transport. Les deux flottes
ayant parcouru la baie pénétrèrent dans la rivière James, et les régiments
qu'elles avaient à bord se joignirent aux soldats des marquis de Lafayette et
de Saint-Simon. La
veille même du jour où Washington et Rochambeau étaient à l'embouchure de
l'Elk, le comte de Grasse avait repoussé la flotte anglaise. Il stationnait à
Lynn-Havea lorsqu'on signala une flotte de vingt voiles (5 septembre) : c'était l'escadre de.
New-York, renforcée de celle des Antilles, aux ordres de l'amiral Thomas
Graves, ayant Samuel Hood pour vice-amiral et Drake pour contre-amiral.
Malgré l'absence d'un grand nombre de ses officiers et de ses matelots
occupés à débarquer les troupes, de Grasse ordonna d'appareiller et alla
au-devant des Anglais avec vingt-quatre vaisseaux de ligne. La bataille,
engagée vers quatre heures, dura, jusqu'à la nuit ; elle ne fut, à proprement
parler, qu'une affaire d'avant-garde, car l'amiral ennemi, reconnaissant la
force des Français, profita de l'avantage du vent pour éviter de rendre
l'action générale. Mais le choc n'en fut pas moins terrible, et son
avant-garde eut beaucoup à souffrir de la nôtre que commandait le célèbre
navigateur Bougainville auquel revint le principal honneur de cette journée.
Plusieurs capitaines, ses compagnons de gloire, furent plus ou moins
grièvement blessés ; le capitaine Brun de Boades, ainsi que les officiers de
la Villéon et d'Orvault trouvèrent une mort honorable dans le combat. La
perte des Anglais fut plus considérable que celle des Français : un de leurs
vaisseaux, prêt à couler, ne put conserver son équipage ; quatre autres se
retirèrent désemparés. Graves se répara pendant la nuit, mais le lendemain il
refusa un nouvel engagement et reprit la liante mer, tandis que le comte de
Grasse ramenait sa flotte dans la baie de Chesapeake. L'amiral français
enleva sur sa route cieux frégates ennemies, de trente-deux canons chacune,
qui s'efforçaient de pénétrer dans la rivière d'York. Il trouva, à la hauteur
du cap Henry, l'escadre du comte de Barras, qui, bien que son ancien, était
venu spontanément se placer sous ses ordres. Grasse eut alors une flotte
composée de trente-six vaisseaux de ligne. Ces forces imposantes ne
laissaient à lord Cornwallis aucun espoir d'être secouru par mer. Réduit
à l'occupation d'York-Town, ou toutes ses forces étaient concentrées, et
qu'il avait mise dans un excellent état de défense, Cornwallis allait bientôt
avoir à soutenir les efforts des alliés réunis dans Williamsbury. Après une
entrevue des généraux Washington et Rochambeau avec le comte de Grasse, à
bord de la Ville-de-Paris, ils se mirent en mouvement le 98 septembre, et
investirent la petite armée anglaise dans ses positions d'York-Town et de
Glocester. Huit mille Américains furent placés à droite et sept mille
Français à gauche, suivant une ligne demi-circulaire dont chaque aile
s'appuyait sur la rivière d'York. Le poste de Glocester, situé sur l'autre
rive, fut cerné par la légion du duc de Lauzun, par huit cents hommes tirés
des équipages de la flotte, et par les miliciens de Virginie sous le
commandement de Choisy, afin qu'il ne restât à Cornwallis aucun moyen de se
retirer en passant d'un bord à l'autre. Quelques vaisseaux français
maintenaient le blocus à l'entrée de la rivière d'York et dans la rivière
James ; ils interdisaient ainsi aux Anglais toute possibilité de retraite,
soit du côté de la mer, soit du côté de la Caroline du Nord. A ce
mouvement des alliés, Cornwallis abandonna son camp retranché de Pigeon'shill
pour se concentrer dans l'enceinte : ce fut alors que commença le siège. « Il
fut conduit suivant les règles ordinaires. On traça des parallèles, on dressa
des batteries, on battit en brèche, on lança des bombes et on attaqua les
redoutes. L'ennemi ne resta pas oisif et fit de vigoureux efforts pour nuire
aux assiégeants et pour se défendre. Le principal événement du siège fut
l'assaut simultané de deux redoutes ; l'une d'elles fut attaquée par un corps
d'infanterie légère américaine, et l'autre par un détachement de grenadiers
et de chasseurs français. Les Américains étaient commandés par Lafayette, et
les Français par le baron de Vioménil. Ces deux attaques réussirent ; les
assaillants entrèrent dans les redoutes à la baïonnette avec beaucoup
d'ardeur et de bravoure, sous le feu continuel de l'ennemi. L'avant-garde du
corps américain était conduite par le colonel Hamilton, dont la valeur et les
talents bien connus, comme le disait Lafayette dans son rapport, brillèrent
d'un grand éclat, et rendirent les plus grands services[2]. » Investi
de toutes parts et sans espérance d'être secouru, lord Cornwallis déploya un
grand courage et, de rares talents. Le 16 octobre, il essaya d'une sortie vigoureuse
et vint enclouer les batteries de la seconde parallèle[3] ; mais il fut obligé de se
retirer sous une pluie de mitraille que vomirent les pièces mal enclouées du
général d'Abboville. Dès le lendemain, il voulut vainement se réfugier à
Glocester que pressaient chaque jour davantage les troupes de Lauzun, il lui
fallut demander une suspension d'armes ; c'était le 17 octobre, quatrième
anniversaire de la capitulation de Burgoyne. Le 19, fut signée celle de
Cornwallis qui n'avait pas d'autre parti à prendre ; elle comprit York-Town,
Glocester et la flottille. Le général se rendit prisonnier avec sept titille
soldats, reste d'une armée affaiblie par les combats, par la désertion, par
la faim et des maladies contagieuses, et quinze cents matelots ; deux cent
quatorze canons, une trentaine de bâtiments de guerre anglais, cinquante
vaisseaux marchands et un matériel immense, tombèrent entre les mains des
vainqueurs. Le comte de Rochambeau et Lafayette refusèrent l'épée de
Cornwallis, qui eut l'humiliation de la rendre à Washington. Il voulait obtenir
une capitulation honorable et demandait qu'il fût permis à ses troupes de
retourner en Europe. « Je me suis mieux défendu que vous à Charles-Town, et
cependant vous savez, lui dit le général Lincoln, avec quelle dureté vous l'avez
traité. Ces conditions seront les mêmes, vous n'en obtiendrez pas d'autres.
Puisse un pareil traitement vous apprendre à ne pas abuser de la victoire »
Washington approuva les paroles de son lieutenant, et Cornwallis dut subir la
loi du talion dans toute sa rigueur. D'après les conventions faites entre les
alliés, les garnisons d'York-Town et de Glocester devinrent prisonnières du
congrès, qui les répartit par escouades dans les villes et les bourgs de la
république, niais les matelots, les vaisseaux et tout leur équipe-nient
appartinrent aux Français. Ce
mémorable fait d'armes, l'événement le plus important de cette guerre, excita
un long frémissement de joie dans toute 'Amérique ; il fut décisif pour l'indépendance
des États-Unis. « L'humanité, » écrivait Lafayette, « a gagné son procès : la
liberté ne sera jamais plus sans asile[4]. » D'une extrémité à l'autre du
Nouveau-Monde, il n'y eut pas assez de louanges pour célébrer Washington,
Rochambeau, Lafayette et de Grasse[5]. A partir de ce moment, les
Anglais auxquels il ne restait plus que New-York, Charles-Town et Savannah,
sentirent le sol trembler sous leurs pas et comprirent avec douleur que, pour
eux, la riche Amérique était à jamais perdue[6]. Le
congrès désirant honorer les Français dans la personne de leurs commandants,
offrit au comte de Rochambeau deux pièces d'artillerie de campagne et quatre
autres au comte de Grasse[7], comme un témoignage des
services inappréciables qu'il en avait reçus, et sur ce monument précieux on
inscrivit leurs noms et le souvenir de ces services. York-Town
avait d'excellentes fortifications ; aussi le général Clinton annonçait-il
partout que la place soutiendrait du moins un siège de trois mois honteux d'avoir
été joué par Washington, il s'avançait, avec toute son armée, vers le
Connecticut pour opérer une puissante diversion, lorsqu'il apprit qu'après
treize jours de siège, York-Town venait de capituler, et que Cornwallis
s'était rendu prisonnier avec ses troupes. A cette triste nouvelle, il se
hâta de regagner New-York. Quant à l'armée française, elle avait rempli sa
mission ; les soldats aux ordres du marquis de Saint-Simon furent donc
embarqués, et le comte de Grasse, malgré les instances de Washington et de
Lafayette, repartit pour les Antilles, afin de se conformer aux ordres de la
cour de France. L'armée de Rochambeau resta dans la -Virginie ; elle y prit
ses quartiers d'hiver ; mais les troupes américaines furent envoyées dans la
Caroline ou ramenées par le général Lincoln dans les états de New-Jersey.
Comme if fallait concerter avec le congrès les préparatifs de la campagne
suivante, Washington se rendit à Philadelphie. Dans la
Caroline, les succès du général Green avaient concouru avec ceux de l'armée
combinée. Descendu des hautes montagnes de la Pantée, il avait chassé les
Anglais de poste en poste, les avait complètement battus près
d'Entaws-Springs, et refoulés dans la seule place de Charles-Town. Les
Espagnols, déjà maîtres de la Floride occidentale, avaient opéré un nouveau
débarquement dans la Floride orientale, et la capitale de cette grande
presqu'île, Saint-Augustin, était tombée en leur pouvoir (août 1781). Ainsi
les Anglais craignaient de voir leurs garnisons de Savannah et de
Charles-Town bientôt prises entre les Espagnols et les Américains. Sur un
autre théâtre de la guerre, la fortune leur fut plus favorable. Ils
enlevèrent une grande partie d'un convoi, sorti de Brest pour les Indes et
portant deux mille hommes de troupes françaises (12 décembre). Mais les désastres d'Amérique
ne pouvaient être compensés par un si faible avantage. Peu de
mois avant, l'amiral Parker, à peine arrivé dans la mer du Nord, avait
cherché la flotte hollandaise aux ordres du contre-amiral Zoutmann et l'avait
attaquée dans les parages de Doggers-Bank. Mais les Hollandais combattirent
avec l'acharnement qu'inspire le désir de satisfaire une vengeance longtemps
suspendue, et prouvèrent qu'ils étaient toujours les dignes fils de Ruyter et
de Tromp. Parker, dont tous les vaisseaux désemparés étaient couverts de
morts et de blessés, quitta le premier le champ de bataille et ne put
regagner l'Angleterre qu'en faisant remorquer une partie de sa flotte.
Zoutmann n'avait guère moins souffert : incapable de poursuivre l'ennemi, il
éprouva des peines infinies pour se rendre dans le Texel, où l'un de ses
vaisseaux coula bas. Ce combat de Doggers-Bank, si glorieux pour les
Hollandais, abattit leur courage au lieu de le relever. A l'aspect des trois
cours du Nord qui restaient immobiles et se bornaient à de vains
applaudissements, au lieu de partager leurs dépenses et leurs dangers, ils
désespérèrent de pouvoir résister seuls, dans la Baltique, aux forces de
l'Angleterre, et semblèrent charger les Français du soin de leur vengeance.
Ceux-ci n'abandonnèrent point leurs alliés. Le gouverneur de la Martinique,
le brave marquis de Bouillé, débarqua avec quatre cents hommes seulement à
Saint-Eustache, fit mettre bas les armes à huit cents Anglais et conquit
cette ile qui, suivant l'amiral Rodney, pouvait résister aux efforts d'une
armée nombreuse. Saint-Eustache et les fies voisines de Saba et de
Saint-Martin que Bouillé soumit ensuite, furent restituées aux Hollandais
avec les restes du précieux butin que leur avait enlevé Rodney (26 novembre)[8]. Quelques semaines plus tard,
une petite escadre de sept bâtiments de guerre, sous les ordres de Kersaint,
alors capitaine de vaisseau, enleva aux Anglais trois colonies importantes de
la Guyane hollandaise, Démérary, Essequebo et Surinam, dont ils s'étaient
rendus maîtres. Après
quelques tentatives sur la Barbade, tentatives que firent échouer les vents
contraires, de Grasse revenu de la Chesapeake aux Antilles, jeta le marquis
de Bouillé avec six mille hommes sur l'île de Saint-Christophe que le traité
de 1763 avait laissée aux. Anglais (11 janvier 1782). Des notables apportèrent
aussitôt la soumission de la ville de la Basse-Terre, chef-lieu de l'île, et
la garnison anglaise, composée de huit cents hommes, se réfugia sur l'immense
rocher de Brimstone-Hill, dont les flancs escarpés rendent le sommet
inaccessible. Les travaux de l'art avaient ajouté aux fortifications
naturelles de ce nouveau Gibraltar. Les Français mirent le siège devant cette
forteresse. Leur artillerie bien dirigée en foudroya les remparts, et quatre
divisions commandées par MM. de Saint-Simon, de Damas, du Chilleau et de
Dillon, montèrent alternativement à l'assaut. Sur ces
entrefaites, on signala vingt-deux vaisseaux de guerre. C'était la flotte de
l'amiral Hood, qui accourait de la Barbade afin de secourir les assiégés de
Brimstone-Hill. De Grasse avait trente-deux vaisseaux de ligne sous ses
ordres. Aussitôt qu'il aperçoit l'ennemi, il veut profiter de ses forces
supérieures, fait lever les ancres, quitte son excellente position dans une
rade inexpugnable pour aller à la rencontre des Anglais. Hood parait accepter
le combat, mais, bientôt simulant la fuite, il attire son adversaire au
large, puis par une manœuvre agile et savante, que favorisent les vents, rase
la côte, tourne l'escadre française et se poste audacieusement dans cette
même rade qu'elle vient d'abandonner. De Grasse avait été dupe ; alors il
devient furieux et ajoute. la témérité à la maladresse ; il attaque par deux
fois flood dans son excellent, mouillage et deux fois il est repoussé.
Pendant ce temps, la flotte anglaise débarque treize cents hommes pour
secourir Brimstone-Hill (25-26 janvier). La sûreté de l'armée française se trouve
compromise ; dépourvue de la protection de notre flotte, elle peut être
forcée de mettre bas les armes. Mais Bouillé, livré à ses seules ressources,
ne prend conseil que de son héroïsme habituel. « Si M. de Grasse nous
abandonne, dit-il à ses soldats, toute la gloire sera pour nous. » Aussitôt
il se place à leur tête, marche contre les treize cents Anglais débarqués,
les disperse et les oblige à remonter sur leurs vaisseaux. Après cet exploit,
il instruit l'ennemi de la retraite des Anglais ; le commandant de
Brimstone-Hill capitule et consent à lui livrer les portes de cette
forteresse dont les baïonnettes des grenadiers français allaient lui ouvrir
le chemin. L'île de Saint-Christophe tout entière fut occupée par les troupes
de Bouillé (13 février)
et la capitulation comprend encore l'île de Nieves ou Névis. La
prise de la forteresse assiégée permettait au comte de Grasse de réparer sa
faute. Il semblait en effet difficile que l'amiral flood, pris entre la
flotte française et les batteries de Bouillé qui dominaient la racle, quittât
sa position sans porter la peine de sa témérité. Mais de Grasse ne profita
point de l'occasion favorable ; il abandonna son blocus pour aller chercher
en personne à Névis des vivres dont il avait besoin. Hood leva l'ancre durant
la nuit et regagna paisiblement Sainte-Lucie pour joindre ses forces à celles
de Rodney déjà revenu d'Angleterre aux Antilles. En le voyant ainsi
s'éloigner à toutes voiles en présence des vaisseaux français, le marquis de
Bouillé ne put s'empêcher de dire en souriant, que cela n'était pas dans la
capitulation. Depuis ce jour, de Grasse tomba dans le mépris de son escadre.
L’île de Monserrat se rendit ensuite aux Français (22 février), de sorte qu'il ne restait plus
à leurs ennemis dans la mer occidentale que la Barbade, Antigua et la
Jamaïque. Malgré cette nouvelle faveur de la fortune, les Français frémirent
des suites que pouvait avoir l'inexpérience de leur amiral ; les ennemis
conçurent l'espoir d'écraser bientôt une flotte dont le chef n'écoutait aucun
conseil et avait plus de courage que d'habileté. Vers le
même temps, un brillant succès augmenta les espérances des Espagnols :
le fort de Saint-Philippe, dans File de Minorque, considéré comme une des
premières citadelles du inonde, et défendu par quatre régiments anglais,
venait de se rendre au duc de Crillon (5 février 1782). Cet intrépide général avait eu
la gloire d'arborer lui-même le premier drapeau sur le rempart, mais avait
été blessé dans le combat. Comme on lui reprochait sa témérité, qui pouvait
être funeste à son armée, il répondit : J’ai voulu rendre mes Espagnols
tout Français, afin qu'on ne s’aperçût pas qu'il y a ici deux nations. Un coup
mortel fut porté au ministère anglais par la nouvelle de la capitulation
désastreuse de lord Cornwallis et de la perte de la plus grande partie des
Antilles. L'opinion publique et le parlement se déclarèrent contre une guerre
qui avait déjà coûté plus de cent millions de livres sterlings (2 milliards et
demi), et dont
chaque jour démontrait davantage l'inutilité. La majorité si longtemps
compacte, qui avait soutenu le système de lord North, fut ébranlée. Ce
ministre se retira après douze ans d'une administration désastreuse pour la
gloire et pour la puissance de la Grande-Bretagne (mars 1782). Le nouveau ministère, où
figuraient le marquis de Rockhingham, lord Shelburne, l'amiral Keppel, lord
Richmond, lord Cambden, Fox, Burke, Sheridan, tous les noms importants de
l'opposition, adopta en principe la nécessité de conclure la paix avec
l'Amérique, dut-on même reconnaître son indépendance. On résolut cependant,
afin d'obtenir de la coalition des conditions honorables, de ne rien épargner
pour une campagne décisive. La
prise d'York-Town n'avait pas produit en France la même allégresse que la conquête
de la Grenade. Depuis quatre ans que durait la guerre, le royaume en
supportait le fardeau, et Necker qui, par son habileté et ses ressources,
avait su lui en dissimuler les énormes dépenses, ne dirigeait plus les
finances. La disgrâce de ce ministre produisit, il est vrai, une sensation
pénible en France, mais il est nécessaire d'observer qu'elle n'eut pas de
conséquences matérielles immédiates ; Necker, en effet, par ses emprunts
à des conditions relativement modérées, avait largement assuré les fonds pour
1781, et même en partie pour l'année suivante. Aux
inquiétudes du roi succédèrent cependant les consolations de la famille. La
reine mit au monde, le 22 octobre 1781, un fils qui reçut les noms de Louis-Xavier-Joseph-François.
Deux ans auparavant, elle avait donné à Louis XVI une fille qui fut madame,
duchesse d'Angoulême. La naissance du dauphin parut combler tous les vœux ;
la joie fut universelle. Toutes les villes se signalèrent à l'envi par des
fêtes extraordinaires. Les arts et métiers de Paris dépensèrent des sommes
considérables pour se rendre à Versailles en corps avec leurs différents
attributs. Presque tous avaient de la musique à la tête de leurs troupes.
Arrivés dans la cour du château, ils se distribuèrent avec intelligence, et
présentaient le spectacle du tableau mouvant le plus curieux. Les ramoneurs
portaient une cheminée, artistement décorée, au haut de laquelle chantait un
des plus petits de leurs compagnons. Les porteurs promenaient une chaise
toute dorée, dans laquelle on voyait une belle nourrice et un petit dauphin.
Les boucliers conduisaient un bœuf iras. Tous les métiers étaient en
mouvement : les serruriers frappaient en cadence sur une enclume ; les cordonniers
achevaient une petite paire de bottes pour le dauphin, et les tailleurs un
petit uniforme de son régiment. Mais au milieu de l'enthousiasme général, la
police avait oublié de surveiller l'ensemble de cette joyeuse réunion, et des
fossoyeurs s'y étaient mêlés avec les signes représentatifs de leur illustre
profession. Ils furent rencontrés par la princesse Sophie, tante du roi, qui
en fut saisie d'effroi, et vint demander à Louis XVI que ces insolents
fussent à l'instant chassés de la marche des corps et métiers qui défilait
sur la terrasse. Les
dames de la Halle complimentèrent la reine et furent reçues avec le
cérémonial accordé à cette classe de marchandes. Elles se présentèrent au
nombre de cinquante, vêtues de robes de soie ; presque toutes portaient des
diamants. La princesse de Chimay les introduisit, et l'une des plus jolies
d'entre elles, que la nature avait douée d'un très-bel organe, prononça, sans
aucun embarras, le discours qu'elles avaient fait rédiger par la Harpe. Au
Roi. « Sire, » Si le
ciel devait un fils à un roi qui regarde son peuple comme sa famille, nos
prières et nos vœux le demandaient depuis longtemps. Ils sont enfin exaucés ;
nous voilà sûrs que nos enfants seront aussi heureux que nous, car cet enfant
doit vous ressembler. Vous lui apprendrez, Sire, à être bon et juste comme
vous ; nous nous chargeons d'apprendre aux nôtres comment il faut aimer
et respecter son roi. » A
la Reine. « Il y
a longtemps, Madame, que nous vous aimons, sans vous le dire, et nous avons
besoin de tout notre respect pour ne pas abuser de la permission de vous
l'exprimer. » A
Monsieur le Dauphin. « Vous
ne pouvez encore entendre les vœux que nous faisons autour de votre berceau ;
on vous les expliquera quelque jour. Ils se réduisent tous à voir en vous
l'image de ceux de qui vous tenez la vie. » Marie-Antoinette
se montra touchée de ces compliments affectueux ; elle y répondit avec la
plus grande affabilité. Le roi fit donner un magnifique repas à toutes ces
femmes, et le public fut admis à circuler autour de la table dont un maitre
d'hôtel de Sa Majesté faisait les honneurs. A
l'époque des relevailles de la reine, les gardes du corps obtinrent la
permission de lui (air un bal paré dans la salle de l'opéra de Versailles.
Marie-Antoinette ouvrit le bal par un menuet qu'elle dansa avec un simple
garde choisi par ses camarades, et auquel le roi accorda un bâton d'exempt.
La fête fut des plus brillantes ; tout était alors joie, bonheur et
tranquillité[9]. Madame
Élisabeth, la vertueuse sœur du monarque, après avoir refusé la main de
plusieurs princes, et nième, disait-on, celle de l'empereur Joseph,
paraissait résolue à se fixer en France. Modèle de grâces et de vertus, elle
excitait l'admiration de la cour qui ne connaissait guère d'elle que ses
bonnes œuvres. Louis XVI trouvait en elle une amie dévouée ; elle lui donnait
de sages conseils qu'il eut le malheur de ne pas toujours suivre. Il lui
avait fait présent de la terre de Montreuil, séjour enchanté, qu'embellissait
encore la présence de cette aimable princesse. La
nomination de Joly de Fleury avait été le dernier acte politique de Maurepas.
Ce vieillard égoïste et frivole, au caractère mesquin et jaloux, était mort
le 21 novembre 1781. On lui reproche avec raison de n'avoir pas vu assez loin
dans l'avenir, de n'avoir fait aucun effort pour affermir le caractère
irrésolu du monarque, et de n'avoir mis sur les plaies de la France que des
palliatifs, au lieu d'y porter une main courageuse pour en sonder la
profondeur. Il aperçut en frémissant l'abîme ouvert au pied du trône, mais
désespéra de le combler, et détournant les yeux à l'exemple de Louis XV, il
se consola d'un désastre dont il ne devait pas être le témoin[10]. Au mois de mars de la même
année, la France avait fait une perte déplorable, celle de Turgot, emporté
par un cruel accès de goutte, à l'âge de quarante-neuf ans. Depuis le moment
où il avait cessé de prendre part aux affaires publiques, Turgot s'était
livré aux occupations qui avaient été la passion de sa jeunesse, la
distraction et le charme de toute sa vie, à l'étude de la philosophie, des
sciences exactes et naturelles. Dans son activité laborieuse, que la maladie
même ne pouvait ralentir, il avait employé les loisirs de sa retraite à
étendre le cercle de ses connaissances en géométrie, en astronomie, en
physique, en chimie, dans la société des Condorcet, des I3ossut, des
d'Alembert, des Lavoisier, des Rouelle, des Rochon et de tous les savants de
cette époque. Quelques heures avant sa mort, il s'entretenait avec un
physicien d'une expérience d'électricité qu'il méditait[11]. « Je me
suis souvent demandé, dit Morellet, quels eussent été, dans nos désastres,
les idées et la conduite de cet homme, incapable de dissimulation, et dont
les intentions étaient toujours droites et les vues profondes et justes.
Eût-il exercé quelque influence sur l'état des affaires et sur les conseils
du roi ? Eût-il été dans les mouvements populaires le Si forte virum quem
conspexere silent ? N'eût-il pas été emprisonné, égorgé, comme M. de
Malesherbes, son ami ? Attrait-il quitté la France ? Dieu, en le retirant si
tôt de la vie, a voulu peut-être récompenser ses vertus. » La
réponse à de pareilles questions semble d'abord difficile. Mais quand on a lu
les écrits de Turgot, quand on connaît son esprit, son cœur, ses actes et son
caractère, on n'hésite point à penser qu'il n'aurait point vu ses principes
les plus chers méconnus, l'humanité et la justice outragées sans frémir
d'indignation, sans protester et sans combattre. Dans ces temps de triste
mémoire, il aurait flétri le règne de la force brutale, les crimes et les
violences des sanglants apôtres de la liberté, surtout les doctrines, les
systèmes et les utopies qui tendaient à les justifier. Peut-être sa voix se
serait-elle perdue dans les clameurs de la place publique, au milieu de la
tourmente révolutionnaire. Mais l'homme qui regardait le principe monarchique
comme l'ancre de salut de la nation française, serait mort victime de son
courage, sans doute comme Malesherbes, fidèle au roi dont il avait pressenti
la funeste destinée, et nous ne craignons pas de l'affirmer, plein de foi dans
l'avenir de la civilisation et de la vraie liberté, dans le bon sens et la
raison de la France. Privé
de son mentor qu'il regretta hautement[12], le roi donna sa confiance au
comte de Vergennes, homme plein de franchise et de noblesse. Il avait
toujours entendu Maurepas faire l'éloge de ce ministre qui ne cherchait point
à sortir de sa sphère. Vergennes avait d'ailleurs des qualités qu'estimait
Louis XVI : ses goûts et ses habitudes étaient simples ; il s'éloignait des
fêtes de la cour, et se plaisait au sein de sa famille' Ce ministre portait
souvent une habile prudence dans les négociations avec l'étranger. Mais
connaissant peu les affaires intérieures du royaume, jugeant mal la
disposition des esprits, « persuadé que le gouvernement par excellence c'est
le gouvernement absolu, il ne pouvait éclairer son maitre sur les véritables
moyens d'administrer l'État, ct de prévenir les troubles, dont on n'était
plus séparé que par un petit nombre d'années[13]. » Le roi, qui le fit chef du
conseil des finances au lieu de Maurepas, lui conféra une sorte de suprématie
sur ses collègues, et se réserva de revoir lui-même les comptes de toutes les
dépenses ministérielles. Sur la demande de. Vergennes, on établit un comité
des finances composé seulement du chef du conseil des finances, du contrôleur
général et du garde des sceaux. Le monarque devait le présider. Tous les
comptes des ministres d'État furent soumis à l'examen rigoureux de ce nouveau
tribunal. Mais quelques-uns des ministres, ennuyés d'une recherche si active,
se répandirent en plaintes et refusèrent assez souvent d'assister au conseil.
La reine se déclara contre Vergennes et le contrôleur général, et Louis,
fatigué des embarras que lui créait le travail des finances, s'empressa d'y
renoncer. Le défaut d'action centrale devait contribuer au mauvais succès de
la campagne de 1782, dont le début avait été assez heureux. Dans les
Antilles où Rodney, après sa jonction avec l'amiral Hood, avait trente-huit
vaisseaux sous son pavillon, les Anglais ne possédaient plus d'autre île
importante que la Jamaïque. Le comte de Grasse devait l'attaquer de concert
avec les Espagnols, conformément aux ordres des cabinets de Versailles et de
Madrid. Il fit donc voile de Saint-Christophe pour la Martinique ; il y prit
des munitions et partit de Fort-Royal (8 avril), à la tête de trente-trois bâtiments de haut
bord, afin d'aller chercher l'escadre alliée qui l'attendait à Saint-Domingue
sous le commandement de l'amiral Solano. Un tel renfort lui aurait donné sur
son adversaire une assez grande supériorité. Rodney le sentait bien ; aussi
croisa-t-il dans le canal de Sainte-Lucie avec ses trente-huit vaisseaux de
ligne, pour empêcher cette réunion. Près de la Dominique, il rencontra
l'amiral français embarrassé d'un convoi de cent cinquante voiles, et lui
offrit le combat. De Grasse ne résista point à la tentation de prendre sa
revanche sur Hood, et maltraita fort l'avant-garde anglaise aux ordres de ce
vice-amiral. Rodney accourait à son secours lorsque Grasse se décida sagement
à éviter une action générale. Il y réussit (9 avril), et pendant que son adversaire
employait la nuit à se réparer, il envoya le convoi à Saint-Domingue sous
l'escorte de deux vaisseaux de cinquante, l'Expériment et le Sagittaire,
et continua sa route laissant à la Guadeloupe cieux autres vaisseaux que des
accidents de mer obligeaient de relâcher. Le 11 avril, il avait trop d'avance
pour craindre d'être atteint par les Anglais, et sa jonction avec l'escadre
espagnole ne paraissait plus douteuse. Dans la
nuit du 11 au 12, le Zélé, de soixante-quatorze, aborde la Ville-de-Paris,
magnifique vaisseau de cent dix, que montait de Grasse et perd une partie de
sa mâture. Ses avaries l'empêchent de suivre et le font tomber sous le vent
de l'escadre ennemie. La prudence prescrivait le sacrifice de ce bâtiment,
mais l'insensé de Grasse, oubliant l'intérêt de sa flotte, vire de bord, sans
prendre conseil des chefs d'escadre et des capitaines, retourne dégager le
Zéld et l'envoie se réparer à la Guadeloupe. Cette imprudente manœuvre donne
le temps à Rodney d'arriver, et force le comte d'accepter un combat inégal
entre les Saintes et la 'Dominique. Le 12
avril, à sept heures du matin, les deux armées navales se trouvent en
présence. De Grasse occupe le centre ; la droite est commandée- par le comte
de Vaudreuil, frère du marquis, la gauche par Rodney
se trouvait opposé à l'amiral français, Hood. à Bougainville, Graves à
Vaudreuil. Bientôt le feu s'engage sur toute la ligne et se soutient
longtemps sans avantage marqué de part et d'autre. Vers midi, le vent qui
d'abord contrariait les manœuvres des Anglais leur devint favorable. Alors
Rodney, fondant avec impétuosité sur ses adversaires, parvint enfin, par
l'habileté de ses manœuvres, à couper leur ligne plus qu'à moitié rompue, et
entraîna toute sa flotte au combat. Dès ce moment le désordre fut extrême,
chaque vaisseau français se défendit en désespéré au poste que les hasards de
la bataille et de la mer le forçaient d'occuper. Il fut impossible à
quelques-uns des vaisseaux de l'escadre de Bougainville, tombés sous le vent,
de prendre part à cette terrible lutte, dans laquelle la valeur française
brilla du plus vif éclat. Mais c'était au nombre que devait rester la
victoire. Six capitaines de vaisseau, le baron d'Escars, le célèbre du
Pavillon, le fameux La Clochetterie, qui avait ouvert si heureusement cette
guerre ; Bernard de Marigny, de la-Vicomté, de Saint-Césaire tombèrent
mortellement frappés avec une foule d'autres hommes de courage. Après des
prodiges de défense, le Glorieux, le César, l'Hector de
soixante-quatorze, et l'Ardent de soixante-quatre, devinrent la proie
de l'ennemi. Le Northumberland, privé de tous ses officiers et de la
plus grande partie de ses équipages, allait succomber lorsque Bougainville,
monté sur l'Auguste, accourut pour le protéger de son feu, et parvint
à le délivrer. Mais les généreux efforts du marquis de Vaudreuil et d'Albert
de Rioms, capitaines du Triomphant et du Pluton, pour dégager
la Ville-de-Paris, ne furent couronnés d'aucun succès. Pressé par le
Formidable, que montait Rodney, et par quatre autres bâtiments de soixante-quatorze,
qui l'écrasaient de leurs feux combinés, l'infortuné vaisseau luttait contre
tous ses ennemis avec une invincible ardeur. Toutes ses munitions de guerre
étaient épuisées, il ne pouvait plus tirer un seul coup de canon, et, au
milieu des ruines sanglantes entassées sur le pont, il n'avait plus que trois
hommes valides : le comte de Grasse était de ce nombre. Par une cruelle
dérision du sort, il restait sans blessure. Après douze heures de combat.,
l'amiral français crut avoir assez fait pour l'honneur, cessa toute
résistance et amena son pavillon. 11 remit son épée et sa personne au premier
auteur de ses disgrâces, à Samuel Hood, commandant du Barfleur. La nuit seule
put séparer les combattants ; bientôt elle enveloppa de ses ombres cet immense
désastre. Dans
cette futaie journée, les Anglais eurent deux mille hommes tués ou blessés ;
les Français en perdirent trois mille sans compter les prisonniers. Le
marquis de Vaudreuil et Bougainville se retirèrent avec tous les vaisseaux
qu'ils purent rallier, l'un à Saint-Domingue, où le convoi était parvenu ;
l'autre à Saint-Eustache. Rodney, dont la flotte avait beaucoup souffert, ne
songea point à inquiéter cette retraite. Mais le lendemain de la bataille,
l'amiral Hood, à la tête d'une escadre, rencontra le Caton et le Jason, de
soixante-quatre canons chacun, la frégate l'Aimable et la corvette la Cérès
qui venaient rejoindre le comte de Grasse, dont ils ignoraient la défaite.
Ils tombèrent entre les mains des Anglais après une faible résistance. Quand
la nouvelle de ce triste événement arriva en Amérique, le congrès et les
assemblées de plusieurs États étaient convoqués au sujet des propositions du
général Carleton, successeur de Clinton, dans le commandement des troupes
anglaises. Depuis la capitulation d'York-Town, ce dernier avait perdu la
confiance du nouveau ministère qui lui reprochait de s'être laissé tromper
par Washington, d'être resté à New-York au lieu de tout entreprendre pour
livrer bataille et dégager Cornwallis. Docile aux instructions maintenant
pacifiques de son gouvernement, Carleton offrait la reconnaissance immédiate
et entière de l'indépendance américaine, si les États voulaient se détacher
de l'alliance française. Mais le Congrès repoussa sans hésitation ces
propositions insidieuses, et toutes les assemblées des Treize-États
déclarèrent ennemi de la patrie quiconque proposerait de traiter sans le
concours de la France[14]. Rodney
ne put conduire dans la Tamise les trophées de son triomphe : la nuit d'après
le combat, un incendie dévora le César avec son équipage et les Anglais qui
en avaient pris possession. La Ville-de-Paris qu'on avait réparée, et
un autre navire, envoyés des Antilles en Angleterre, furent battus par une
affreuse tempête et coulèrent en arrivant sur les côtes. Mais le vainqueur
put offrir à ses concitoyens un amiral captif. De Grasse, qui le suivit à
Londres, y fut l'objet d'une véritable ovation. L'orgueil national sourit à
la vue du prisonnier français. On exalta jusqu'aux nues son courage, il en
avait donné des preuves incontestables ; on vanta son talent pour rehausser
la gloire de Rodney ; on fit graver son portrait, qui fut distribué dans
toute l'Angleterre, comme une médaille destinée à éterniser le souvenir de la
victoire. Peu digne, au sein du malheur, de Grasse parut à la Bourse, aux
spectacles, dans les cercles, et s'y prêta avec une vanité puérile aux
acclamations d'une populace insolemment flatteuse. En France, pendant ce
temps-là, personne ne se méprenait à cette générosité hypocrite de nos
ennemis, et l'opinion devenait d'autant plus sévère au malheureux amiral. Le
peuple le chantait sur les tons les plus ironiques, on l'accablait d'injures
et de railleries. La victoire
des Saintes, que l'orgueil britannique exagérait, dans les transports de son
enthousiasme, valut à l'amiral Rodney une grande réparation de la part du
gouvernement qui, avant la bataille du 12 avril, avait prononcé son rappel,
afin de lé punir de sa conduite à Saint-Eustache. Il fut créé baron et pair
du royaume, reçut une énorme somme d'argent, complément nécessaire de ces
deux premières récompenses. Quant à la France, surprise et consternée, elle
oublia que c'était la première défaite qu'elle éprouvait dans cette guerre.
Elle crut d'abord avoir perdu toute sa flotte ; elle craignit pour ses îles,
pour son armée du continent et pour les Américains. Mais à cette
consternation succédèrent bientôt les nobles élans du plus pur et du plus
ardent patriotisme. Les princes du sang, la noblesse, le clergé, la
bourgeoisie et toutes les provinces se signalèrent à l'envie par de généreux
sacrifices. Un historien affirme que les souscriptions s'élevèrent à une
somme suffisante pour la construction de quatorze vaisseaux de ligne[15]. La ville de Paris, afin de
réparer la perte du vaisseau qu'avait monté le comte de Grasse, voulut en
faire équiper un nouveau de cent dix canons et du même nom. Ces actes de
désintéressement touchèrent vivement le roi. « A ce noble zèle, s'écria-t-il,
je reconnais les Français. C'est dans les moments de crise que leur
patriotisme se plaît surtout à éclater. Je puis, par leur secours, avoir des
vaisseaux ; mais qui me rendra les braves marins que j'ai perdus ? » Ses ordres
imprimèrent dans les ports une nouvelle impulsion aux travaux, aux
constructions maritimes, et la France ne songea plus qu'aux moyens de
terminer glorieusement la guerre. Cependant
la bataille des Saintes n'eût pas de résultats fâcheux et laissa aux Français
leurs avantages. Elle empêcha, il est vrai, l'attaque combinée contre la
Jamaïque, mais, quelque temps après, une flotte espagnole prit les îles de
Bahama, et le comte de La Pérouse, entra, le 17 juillet, dans la baie
d'Hudson, à la tête d'une escadrille qui portait trois cents hommes de
débarquement. Malgré les obstacles de tout genre qu'il rencontra, l'illustre
marin enleva aux Anglais les forts du prince de Galles, de Sevarn et d'York.
Il ne sortit de la baie qu'après avoir détruit, par le fer et la flamme,
leurs riches entrepôts de pelleteries dans ces parages. Vers la même époque,
le groupe des îles Turques, situé à l'extrémité sud-est de l'archipel des
Lucayes et important par ses abondantes salines, tomba au pouvoir d'un autre
détachement. En
Europe, les forces des puissances alliées se concentrèrent, cette année, sur
un seul point ou elles déployèrent la plus grande activité. Après la conquête
de Minorque et la prise du fort Saint-Philippe, le duc de Crillon, créé
capitaine-général et couvert d'honneurs, s'était porté, dans l'Andalousie, au
camp de Saint-Roch, afin de prendre le commandement des troupes réunies au
pied de l'inexpugnable rocher de Gibraltar. Depuis trois ans que durait le
blocus de cette forteresse, plusieurs fois ravitaillée, l'habile et intrépide
Elliot, son gouverneur, se jouait de tous les efforts des assaillants.
Conduits par un sentiment d'honneur national, les Espagnols résolurent une
attaque de vive force contre cette place, dans l'espoir de la reprendre aux
Anglais, et réclamèrent une plus énergique intervention de la France. Louis
XVI envoya au camp de Saint-Roch, douze mille hommes que suivirent de près
deux princes français, le comte d'Artois et le duc de Bourbon, avides d'y
faire leurs premières armes et d'assister à ce grand spectacle. Nos vaisseaux
et ceux. de l'Espagne se réunirent de nouveau à Brest, malgré les efforts de
l'amiral Howe pour empêcher cette jonction. La flotte, au nombre de
quarante-cinq vaisseaux de ligne, fut placée sous les ordres du vieux
Cordova, qui avait pour chefs de division le comte de Guichen, et La
Motte-Piquet, devenu lieutenant-général. Après
avoir balayé l'Océan et avoir enlevé, chemin faisant, la plus grande partie
d'un convoi anglais destiné pour le Canada et Terre-Neuve, l'armée navale
franco-espagnole regagna la Méditerranée, et vint jeter l'ancre dans la baie
d'Algésiras, Là, elle se tint prête à combattre l'amiral Howe, parti
d'Angleterre avec trente-quatre vaisseaux de ligne pour ravitailler de
nouveau Gibraltar. Sur toute la largeur de la presqu'île, du côté de la
terre, se déployait une immense batterie de plus de deux cents pièces
d'artillerie. Du côté de la mer, dix batteries flottantes, de l'invention
d'un ingénieur distingué, le chevalier d'Arçon, devaient se joindre à celle
du duc de Crillon, pour faciliter l'assaut. C'étaient des carcasses de gros
navires, que renforçaient d'énormes pièces de bois revêtues de liège et de
cuirs verts, pour les rendre impénétrables au boulet, recouvertes d'une
charpente à l'abri de la bombe, et munies de réservoirs d'eau à l'intérieur.
Elles portaient depuis neuf jusqu'à vingt-quatre bouches à feu. Le
rocher sur lequel est assise la forteresse que ces redoutables machines
allaient foudroyer, est élevé de quatre à cinq cents mètres, et d'une
rapidité extrême du côté de l'Orient. Au Midi, s'élève un plateau de huit
mètres, que couronne une esplanade entourée d'un mur de sept mètres de
hauteur et de quatre d'épaisseur, Sur ce même point, un rempart de cinq
mètres de profondeur, et garni de quatre-vingt-dix bouches à feu, protège la
ville. Du côté de la mer, on remarquait trois ouvrages avancés, le Vieux-Môle,
dont l'artillerie battait le camp de Saint-Roch ; le Môle-Maria destiné à
défendre les vaisseaux qui voulaient entrer dans le port, et le Môle-Neuf
placé entre les deux autres. Vers le Nord, où les Espagnols, avaient dirigé
leurs principales attaques, le roc a quarante mètres de hauteur ; cent soixante
canons, en batteries, défendaient ce poste inabordable. Cinq bastions, un
glacis, un chemin couvert, des redans complétaient les fortifications de
Gibraltar, l'une des places les plus importantes de l'univers. Dès le
matin du 13 septembre, les dix batteries flottantes, portant cent
cinquante-cinq canons et mortiers, s'avancèrent à deux cent quatre-vingts
mètres des murs de la ville, laissèrent tomber leurs ancres se mirent en
ligne et s'embossèrent à la vue de l'ennemi. Elles devaient être soutenues par
quarante canonnières et par la flotte combinée, que des incidents de mer
empêchèrent de prendre part à l'action. Au signal de l'attaque générale, un
volcan sembla s'ouvrir tout à coup devant Gibraltar et vomir, de ses
entrailles brûlantes, un déluge de feux qui se croisèrent sur la forteresse.
D'affreuses détonations répandirent l'épouvante chez les populations du Maroc
; moins puissant était le bruit du tonnerre, lorsque, par un temps d'orage,
il retentissait en échos dans les rochers du détroit. Mais les fortifications
échappèrent encore une fois au vol meurtrier des innombrables projectiles
lancés par les assaillants. Les batteries flottantes essuyèrent tout le feu
de la place, car l'habile Elliot, au lieu de répondre aux canonnades
impuissantes du camp de Saint-Roch, dirigea toute son artillerie contre ces
nouvelles machines dont il ignorait le mécanisme et redoutait les effets. Le
début de l'attaque parut cependant justifier les espérances du chevalier
d'Arçon. Le feu de ses batteries flottantes était si terrible qu'une partie
des murailles du Vieux-Môle fut renversée, et l'artillerie anglaise réduite à
un silence presque absolu. Déjà les Français et les Espagnols rivalisant
d'intrépidité, poussaient des cris de joie et se préparaient à l'assaut,
lorsqu'une horrible pluie de bombes et de boulets rouges tomba de la
forteresse sur ces batteries. Un de ces boulets, engagé dans le bordage de la
Tallapiedra, que commandait le valeureux prince de Nassau, parvint à
l'enflammer, et dès-lors on reconnut qu'elles ne seraient pas invulnérables,
ainsi que l'avait assuré l'audacieux inventeur. Bientôt le feu se communiqua
aux deux plus voisines, et ceux qui les montaient voulurent lever les ancres
et se retirer, mais pressés d'un côté par les flammes et de l'autre par les
projectiles de l'ennemi, attaqué en outre par une flottille anglaise de douze
chaloupes canonnières, aux ordres du capitaine Curtis, ils se précipitèrent
dans les flots. Au milieu de cet incendie, dont la nuit rendait le
développement plus affreux et le spectacle plus déchirant, les bombes et les
boulets ne cessaient de pleuvoir de la citadelle. Les Espagnols mirent eux-mêmes
le feu à plusieurs batteries pour empêcher l'ennemi de S'en emparer. Une
seule ne fut point brûlée et se rendit aux Anglais. Dans cette fatale journée,
les Français et les Espagnols perdirent environ quinze cents hommes tués et
six cents prisonniers. Le nombre_ des victimes eût été plus grand, si le
capitaine Curtis, qui ne voyait plus que des hommes à sauver dans des ennemis
réduits à l'impuissance, n'était venu au secours des malheureux se débattant
au milieu des flots ou restés sur les batteries en flammes. Contraints
par l'issue de cette expédition de renoncer à leurs fastueuses espérances,
les Espagnols crurent qu'ils ne pouvaient attendre la reddition de Gibraltar
que d'un blocus très-étroit. Il était facile de le rendre tel du côté de la
terre ; leurs nombreux vaisseaux de ligne semblaient l'assurer du côté de la
mer. Mais l'amiral Hove eut l'adresse de profiter d'un coup de vent qui
écarta la flotte combinée, pour franchir le détroit et ravitailler de nouveau
la place (18
octobre). Il se
disposait à rentrer dans l'Océan lorsque la flotte franco-espagnole l'aperçut
; elle le poursuivit et ne put le joindre qu'au moment où il avait repassé le
détroit. Le brave La Motte-Piquet commandait l'avant-garde des confédérés ;
il s'avança sur l'ennemi à la tête de six vaisseaux dont un seul était
espagnol, et engagea une vive canonnade avec l'arrière-garde anglaise.
Satisfait d'avoir rempli sa mission, lime évita prudemment une action
générale et regagna Portsmouth, sans avoir perdu une seule chaloupe[16]. Dès ce jour, les Espagnols
désespérèrent de s'emparer de Gibraltar. Ils continuèrent le siège, de
concert avec les alliés, mais sans aucun succès, jusqu'à la fin de la guerre. Pendant
ce temps-là, dans les Indes, le bailli de Suffren[17], devenu l'émule des Duquesne et
des Tourville, déployait un courage indomptable, joint à tous les talents
d'un excellent tacticien, et relevait l'honneur du pavillon français[18]. Sorti de Brest avec l'armée
navale du comte de Crasse, le 22 mars 1781, il s'en sépara à la hauteur de
Madère avec cinq vaisseaux, pour se rendre à l'île de France, et opérer
ensuite dans. la mer des Indes. Une escadre anglaise de cinq vaisseaux de
ligne, trois frégates et dix vaisseaux de la Compagnie des Indes, aux ordres
du commodore Johnston, un des plus célèbres marins de cette époque, l'avait
devancé ; elle était destinée à renforcer celle de l'amiral Edouard Hughes.
Suffren met toutes ses voiles au vent, hâte sa marche et rencontre l'ennemi à
San-Yago, une des îles du cap Vert, l'attaque sans hésitation dans la baie
portugaise de la fraya (16 avril 1781), et lui cause d'immenses dommages. Lui-même a
beaucoup souffert et ne se retire qu'avec peine, mais après avoir atteint son
but, Moins maltraité que son adversaire, qui reste quinze jours à se réparer,
il gagne les devants, arrive au Cap de Bonne-Espérance où il jette des
troupes, préserve cette importante colonie du danger qui la menaçait, et
continue sa route vers l'île de France. Il y arrive dans les premiers jours
de novembre, et fait sa jonction avec l'escadre du comte d'Orves, son
supérieur. Le 7
décembre, les deux chefs d'escadre appareillent pour la côte de Coromandel
avec onze vaisseaux, trois frégates, trois corvettes et huit transports, sur
lesquels ils emmenaient la meilleure partie de la garnison de l'île de
France, environ trois mille soldats que leur confiait de son propre mouvement
le gouverneur Souillac. Le Héros, que montait le bailli de Suffren,
voguait entête de l'armée. Il aperçoit l'Annibal, vaisseau anglais de
cinquante canons, le poursuit, engage avec lui un combat vigoureux, et le
force d'amener son pavillon. Peu de jours après cette brillante capture, la
mort du comte d'Orves laisse à Suffren le commandement en chef (9 février
1782). A cette
époque, la flotte de l'amiral Hughes dominait en souveraine sur les mers
indiennes. Les Hollandais avaient perdu successivement Sumatra, Negapatnam,
leurs autres établissements de la côte de Coromandel et Trinquemalé, le
meilleur port de l'île de Ceylan, sans avoir déployé aucune énergie, ni pour
les préserver, ni pour les défendre, ni pour les reconquérir. De son côté, le
vieux sultan de Maïssour, Hyder-Aly ne comptant plus sur les Français, se
dégoûtait d'une guerre ruineuse et se disposait à traiter avec les Anglais.
L'arrivée de Suffren allait changer la face des affaires. A
l'approche de notre flotte, sir Édouard Hughes, le digne adversaire de
Suffren, se réfugie dans la rade et sous les batteries de Madras. Là, il est
rallié par trois des vaisseaux que les Français ont attaqués à Praya, et
vient présenter la bataille (17 février 1782). Suffren l'accepte et ouvre un épouvantable feu
sur le vaisseau amiral d'Angleterre, le Superbe, dont le grand mât tombe sous
ses coups redoublés. On combat pendant quatre heures avec acharnement, mais
la brume, la pluie et le temps orageux forcent les cieux escadres à se
séparer. Les Anglais s'éloignent les premiers et vont faire leurs réparations
à Trinquemalé, tandis que le bailli reprend sa route pour Pondichéry où il
parvient le 19 février. Quatre jours après, il mouille à Porto-Novo, conclut
et signe à son bord un traité avantageux avec les envoyés d'Hyder-Aly,
débarque les trois mille hommes qui doivent prêter leur concours au héros
musulman, et retourne chercher 1'ennemi. Sir
Édouard Hughes sortait alors de Trinquemalé, à la tête de sa flotte renforcée
de deux vaisseaux, le Su/tan et le Magnanime. Aussitôt Suffren vole à sa
rencontre, l'atteint à la hauteur de Provedien, dans l'est de l’île de
Ceylan, et le contraint d'accepter le combat qu'il croulait éviter (12 avril 1782). Il fut long et terrible.
Pressés entre la terre et l'armée française, les ennemis luttèrent avec la
fureur du désespoir. L'amiral Hughes dut encore céder. A la faveur du soir et
de la brume il protégea la retraite de ses vaisseaux les plus désemparés, et
se réfugia dans le mouillage de Trinquemalé. Il eut la prudence de refuser un
nouvel engagement. Sur ces entrefaites, Suffren reçut du ministère l'ordre de
retourner à l'île de France, choisie comme point d'attaque, afin d'y
concentrer des forces imposantes. Adoptée trois ans plus tôt, cette mesure
aurait pu avoir des résultats avantageux ; alors elle n'avait plus la même
utilité. Suffren le comprit, et quoiqu'il n'eût presque plus de munitions ni
de vivres, il désobéit généreusement à cet ordre dont l'exécution pouvait
d'ailleurs anéantir l'effet moral qu'avaient produit ses premiers succès. Le
ministre mieux avisé envoyait dans l'Inde le fidèle et infatigable compagnon
de Dupleix, Bussi-Castelnau. Nommé commandant en chef, Bussi partit pour File
de France où il arriva le 31 niai 1782. Il résolut d'y attendre les renforts
que lui avait promis le cabinet de Versailles, et se hâta d'envoyer au bailli
de Suffren les faibles secours qu'il avait à sa disposition, quelques
soldats, une frégate et deux vaisseaux. Suffren
avait relâché dans le port de Batacolo, petit comptoir hollandais de l'île de
Ceylan. Il y avait appelé son convoi qui s'était réfugié à Galles, et se
préparait à poursuivre le cours de ses desseins. Mais les fatigues d'une si
longue navigation et le désir de revoir l'île de France, excitaient parmi les
chefs et les soldats un mécontentement que manifestèrent des murmures et des
observations indiscrètes. Le bailli en fut bientôt instruit, et, enflammé
d'indignation à la pensée d'une retraite qui le couvrirait de honte : «
Plutôt faire abîmer l'escadre sous les murs de Madras s'écria-t-il ; quels
sont les lâches qui oseront me faire une proposition aussi déshonorante ?
Qu'ils viennent, et ils sauront mes résolutions 1 » Sa fermeté et son énergie
imposèrent silence à toutes les plaintes. Le 3
juin Suffren remet à la voile, puis se rend à Tranquehar, ensuite à
Goudelour, dont le commandant des troupes débarquées s'était emparé. Sur sa
route, il enlève quatre bâtiments anglais, chargés de vivres et de munitions
de guerre. A Goudelour, il faisait des dispositions pour aller assaillir
lui-même Negapatnam avec le concours de Hyder-Aly, lorsqu'il apprit que
l'armée navale de l'amiral Hughes couvrait cette place. Heureux de trouver
une troisième occasion de combattre son habile adversaire, Suffren hâte, avec
sa fougueuse activité, l'embarquement de qua-ire cents Européens et de huit
cents Cipayes, reprend la mer et se dirige sur Negapatnam. Il aperçoit
l'Anglais dans ce dernier mouillage, lui présente la bataille à nombre égal
de vaisseaux, onze contre onze mieux équipés, et l'attaque vigoureusement (6 juillet
1782). Bientôt le
feu devient de plus en plus terrible et meurtrier. Le Héros, toujours
monté par Suffren, combat le Superbe, monté par sir Édouard Hughes, et lui
cause d'épouvantables ravages. Au milieu de cette lutte acharnée pendant
laquelle le courage est égal des deux côtés, Suffren reste digne de lui-même
; il assaille tour à tour l'ennemi ou veille sur les autres vaisseaux
français en péril. C'est à lui que le Brillant et le Sphinx doivent en partie
leur salut. Tandis qu'il se multiplie sur le champ de bataille, il est témoin
d'un spectacle qui le transporte d'indignation. Le capitaine Cillart dont le
vaisseau de soixante-quatre, le Sévère, est aux prises avec un bâtiment de
soixante-quatorze, amène devant l'anglais son pavillon. Mais à peine cette
lâcheté de Cillart est-elle parvenue dans les batteries du vaisseau, que deux
braves officiers, Dieu et La Salles, accourent sur le pont, adressent au
capitaine des reproches pleins d'amertume et de colère, lui déclarent qu'ils
ne participeront point à son ignominie, le forcent de rehisser son pavillon,
et, secondés par tout l'équipage, font continuer le feu. D'habiles manœuvres
achèvent enfin de dégager le navire. Suffren, dans le cœur duquel la joie et
le bonheur ont succédé à la tristesse et à l'indignation, s'avance sur le
Sévère, et le couvre avec son armée. Le combat se prolonge jusqu'à cinq
heures du soir. Alors sir Edouard voyant le désordre s'introduire dans les
rangs de son escadre, dont les pertes sont grandes, juge prudent de se
retirer ; il s'occupe de réunir ses vaisseaux et de les ramener au mouillage
de Negapatnam. Martre du champ de bataille, Suffren reste en panne, et
précipite à Coups de canon la retraite de la flotte anglaise[19]. Comme sa victoire trop
incomplète ne lui permet pas d'effectuer son projet, il va s'abriter dans la
rade de Karikal, d'où il retourne bientôt à Goudelour afin d'y réparer ses
vaisseaux. A la
nouvelle des exploits du bailli de Suffren, le sultan de Mysore voulut
visiter l'intrépide marin qui était devenu la terreur des Anglais, et lui
donner ainsi un témoignage de sa haute estime. Hyder-Aly n'hésita point à
parcourir une route de plus de cinquante lieues, à la tête de quatre-vingt
mille hommes. A la fin de leur entrevue, le monarque conduisit jusqu'à la
porte de sa tente l'illustre Français, et lui faisant ses adieux : « Heureux,
lui dit-il, heureux le souverain qui possède, un sujet aussi précieux que
vous J'espère que vous reviendrez bientôt couvert de nouveaux lauriers ; je
ne puis vous exprimer le désir que j'en ai, et la confiance que vous m'avez
inspirée. » Après
cette pompeuse entrevue, Suffren remet promptement à la voile, se dirige sur
Ceylan, et rallie devant Batacolo deux vaisseaux de ligne, une frégate, une
corvette et huit transports chargés de troupes et de munitions que lui
amenait le capitaine d'Aymar. Il résolut d'aller avec ce renfort attaquer Trinquemalé.
Le 25 d'août, Suffren jette son ancre dans la baie, débarque des troupes, de
l'artillerie, et fait exécuter les travaux nécessaires ; le 29, il ouvre la
tranchée, et le 30, la garnison anglaise capitule. Celle d'Ostembourg en fait
autant le lendemain, et le pavillon français est arboré sur tous les forts de
la baie. Trinquemalé, l'un des plus beaux ports de l'Inde, assurait une
excellente base d'opérations aux entreprises de Suffren. L'amiral Hughes,
arrivé trop tard au secours, essaie de faire une prompte retraite, mais le
vainqueur s'attache à sa poursuite, l'atteint vers deux heures de l'après-midi,
et le force d'accepter une quatrième bataille (3 septembre). Quatorze vaisseaux de ligne
français, un peu endommagés, et trois bâtiments légers attaquent douze
vaisseaux de ligne en bon état et six bâtiments légers. Sir Edouard Hughes,
par une manœuvre habile, prend le vent sur l'escadre de France, et, au grand
désespoir de Suffren, le combat s'engage lorsque sa ligne est à peine formée.
Pour surcroît de malheur, une partie de ses vaisseaux se trouvant presque en
calme, ne manœuvre qu'avec une extrême difficulté et ne peut participer à
l'action. Lui-même, un moment abandonné au centre du combat avec l'Illustre
et l'Ajax, contre cinq ou six vaisseaux des ennemis, réitère en vain le
signal de venir au secours. Favorisés par une brise très-fraîche, les Anglais
continuent leur feu avec avantage et redoublent d'efforts pour écraser les
trois seuls adversaires qu'ils aient véritablement à combattre. Bientôt le grand
mea du Héros tombe sous une grêle de boulets, bientôt son pavillon de
commandement est abattu. A cette vue, un immense leurra de triomphe s'élève
de l'armée anglaise. « Des pavillons ! s'écrie Suffren avec une sorte de
délire, des pavillons ! qu'on arbore des pavillons blancs ! qu'on les place à
l'arrière, à l'avant ; qu'on en couvre mon vaisseau ![20] » L'équipage tout entier salue
par de nouvelles bordées l'héroïque désespoir de son chef ; de tous les
sabords du vaisseau amiral pleuvent les boulets et la mitraille. Un succès
bien mérité doit couronner ce généreux effort : le Superbe, Glue le Héros,
avisait entre tous, et trois autres vaisseaux anglais sont criblés et
incapables de soutenir la lutte. Enfin la longue résistance de Suffren permet
à l'avant-garde française d'arriver à temps pour dégager son amiral. La nuit
survient, et sir Edouard Hughes, laissant encore le champ de bataille à
l'intrépide bailli, profité de ses ombres pour regagner le port de Madras.
Suffren, qu'une odieuse cabale avait empêché dans cette sanglante journée de
fixer la fortuné, se retire à Trinquemalé. Un de ses vaisseaux, l'Orient, de
soixante-quatorze, se perdit en rentrant dans la baie : on en sauva
l'équipage, avec la meilleure partie des effets des officiers et des
matelots. Il déploya tant (l'activité dans la réparation de sa flotte qu'en
moins de quinze jours il put se remettre en mer. Il appareilla pour Goudelour
où il jeta l'ancre le 4 octobre. Par sa présence il déconcerta les projets
des Anglais, Là, il eut encore à regretter la perte d'un vaisseau de
soixante-quatre, le Bizarre, qui échoua près de la côte. Ses forces
diminuaient, des renforts lui devenaient indispensables. Huit
jours après, la mauvaise saison obligea Suffren à quitter les parages de
Goudelour ; il se rendit à Achem (île de Sumatra), pour attendre des renforts en
vaisseaux et en hommes que devait lui amener le lieutenant-général marquis de
Bussi, et revenir ensemble attaquer Madras de concert avec Hyder-Aly. Mais
l'épidémie qui exerçait de cruels ravages parmi les troupes arrivées à l'île
de France, et le mauvais état des vaisseaux qui les convoyaient, retardèrent
cette jonction. Vers le même temps, la mort frappa Hyder-Aly au milieu de ses
succès (7
décembre 1782), et
priva Suffren de la coopération d'un allié puissant. Le fils de ce grand
homme, Tippou-Saëb, héritier du courage, de l'activité et de la haine de son
père contre l'Angleterre, manquait de prévoyance et de sagesse. Suffren
partit d'Achem le 20 décembre et établit sur les côtes d'Orixa et de
Coromandel une croisière qui enleva aux ennemis un vaisseau de cinquante
canons, deux frégates le Coventry et le Mandfort, et quinze
navires marchands. Mais le besoin de réparations le rappela dans la baie de
Trinquemalé. C'est là que vint le joindre Bussi avec trois vaisseaux de
ligne, une frégate et un convoi chargé de deux mille cinq cents soldats et de
munitions de guerre (10 mars 1783). De son
côté, l'amiral Hughes avait reçu six vaisseaux de renfort. Instruit de cette
circonstance, Suffren se rendit en toute Mite à Goudelour où il débarqua
Bussi et les troupes françaises, distribua les munitions et retourna dans le
port de Trinquemalé. Après son départ, Bussi, qui avait résolu de prendre
l'offensive, fut bientôt contraint de renoncer à son projet. En effet, à la nouvelle
de la mort de Hyder, les Mahrattes avaient conclu la paix avec les Anglais,
et ceux-ci, décidés à pousser activement la guerre contre Tippou-Saëb,
avaient envoyé de Bombay une puissante armée d'expédition qui soumit
rapidement toute la côte de Malabar et de Canara et envahit bientôt le
Maïssour. Obligé de voler à la défense des conquêtes de son père et de sa
propre capitale, ce prince laissa le marquis de Bussi livré presque à ses
seules forces. Alors le général anglais sir James Stuart, à la tête d'environ
vingt mille soldats réguliers, dont quatre mille Anglais, attaqua 13ussi, que
l'âge et les douleurs de la goutte empêchèrent de mettre à profit ses faibles
ressources, et le poussa jusque sous les murs de Goudelour. Là fit livré un
combat -acharné (13 juin),
dans lequel le lieutenant-général ne put opposer à son adversaire que dix
mille soldats, parmi lesquels deux mille deux cents Français. Cette petite
armée fit des prodiges de valeur, tua douze cents hommes aux Anglais et resta
victorieuse. Mais informé que l'ennemi se disposait à mettre en batterie des
masses (l'artillerie, Bussi jugea prudent de se renfermer dans la place qui
se trouva aussitôt bloquée entre les troupes de sir James Stuart et l'escadre
de l'amiral Hughes. Au
milieu de sa détresse, Bussi invoqua le secours du généreux défenseur de
l'Inde. Suffren promit.de le délivrer à quelque prix que ce fût, se hâta de
quitter Trinquemalé et cingla vers Goudelour avec treize vaisseaux de ligne,
deux de cinquante et un de quarante. Le 16 juin, à la hauteur de Trinquebar,
il découvrit l'escadre de sir Édouard Hughes, composée de dix-huit vaisseaux
de ligne. Par de savantes évolutions, il réussit à l'écarter, mouilla à la
place que les Anglais avaient abandonnée, se mit alors en communication avec
13ussi et embarqua sur sa flotte douze cents Européens et Cipayes pour
renforcer ses équipages. L'amiral Hughes, bien que supérieur en nombre,
voulait éviter le combat. Durant deux jours et demi, ce furent de longues
manœuvres de la part des deux escadres. Enfin elles engagèrent leur cinquième
bataille (20
juin 1783). Suffren
donna l'ordre à ses vaisseaux d'approcher l'ennemi jusqu'à portée de
pistolet. La journée fut terrible. On combattait depuis deux heures, lorsque
le feu prit au Fendant, ce qui occasionna un instant de désordre que Suffren
sut promptement réparer. On continua la lutte ; bientôt deux vaisseaux
anglais firent le signal de détresse ; sir Édouard Hughes, volant à leur
secours, les couvrit de son feu et profita de la nuit pour opérer sa retraite.
Suffren se promettait bien d'attaquer de nouveau son ennemi dès la pointe du
jour, et de compléter sa victoire. Mais au jour l'amiral anglais, pour éviter
un nouveau combat, livra toutes ses voiles au vent, disparut dans les brumes
et se dirigea vers Madras en faisant remorquer trois de ses vaisseaux. Le
blocus de Goudelour était levé du côté de la mer. Suffren revint mouiller
devant cette place le 23 juin, et débarqua les garnisons des vaisseaux au
milieu des cris d'allégresse des assiégés. Tous se pressaient sur le rivage
pour saluer de leurs acclamations leur glorieux protecteur, l'homme qui
vengeait si noblement la France aux Indes. Le marquis de Missi lui-même
entouré de tous ses officiers, l'attendait sur la plage. « Le voilà,
s'écria-t-il avec enthousiasme, dès qu'il l'aperçut, voilà votre sauveur ! »
L'entrée de Suffren à Goudelour fut une véritable ovation[21]. Sur ces
entrefaites, une frégate anglaise portant le pavillon parlementaire vint
annoncer à Suffren et à Bussi (29 juin), que les préliminaires de la paix avaient
été signés à Versailles. Cette nouvelle termina les hostilités. Suffren ne
resta point dans les Indes, son gouvernement se hâta de le rappeler.
L'illustre marin ne s'éloigna qu'à regret du théâtre où il avait déployé tant
de valeur et de talents, s'arrêta au Cap de Bonne-Espérance, et, touché du
triste état de la colonie qu'il avait sauvée, il lui laissa une somme de cent
trente mille francs. A son retour en Europe, il fut reçu comme le méritaient
ses services et ses exploits. La Hollande reconnaissante lit frapper une
médaille en son honneur, exécuter son buste en marbre, et lui envoya une épée
garnie en diamants. Dès qu'il parut au château de Versailles, le ministre
prononça le nom du vainqueur de Trinquemalé, et les gardes du corps, se
levant aussitôt, l'accompagnèrent jusqu'à l'appartement du roi. Louis XVI
l'entretint longtemps et lui parla dans le plus grand détail de ses
opérations militaires. Le frère puîné du roi l'embrassa avec toute
l'affection d'un véritable ami et le pressa dans ses bras. « Mon fils, dit
Marie-Antoinette au dauphin en lui présentant le bailli de Suffren, apprenez
de bonne heure à entendre prononcer et à prononcer vous-même le nom des héros
défenseurs de leur pays. » Ces
éloges ne furent pas la seule récompense de l'illustre marin : Louis XVI le
fit cordon-bleu et créa uniquement pour lui une cinquième charge de
vice-amiral, qui devait être supprimée à sa mort[22]. Les
victoires de Suffren dans les Indes orientales n'exercèrent pas une grande
influence sur les conditions de la paix avec l'Angleterre. En effet, le
ministère whig n'avait point vu sans inquiétude la réputation de la marine
anglaise compromise dans la guerre d'Amérique, la souffrance du commerce, la
dette du royaume accrue de deux milliards et demi, et la perte de plusieurs
colonies. Dès son avènement, il avait entamé des négociations sous la
médiation de l'Autriche et de la Russie. Ces négociations continuèrent après la
mort de Rockingham, que remplaça lord Shelburne, malgré la retraite de Fox et
de ses amis, et l'entrée au ministère du jeune William Pitt, héritier de la
haine passionnée de son père contre la France. Elles aboutirent aux
préliminaires de paix, signés le 20 janvier 1783, entre la France et l'Angleterre
et entre l'Angleterre et l'Espagne. L'opposition, devenue menaçante dans le
parlement, les accueillit par de violents murmures ; elle trouvait
exorbitantes les concessions accordées aux ennemis de la Grande-Bretagne.
Lord Shelburne résigna ses fonctions et céda la place à la monstrueuse
coalition Fox et North qui rie refusa pas de ratifier le pacte qu'elle avait
blâmé, et le traité définitif de Versailles, honorable pour la France, fut
signé le 3 septembre 1783. L'Angleterre
reconnaissait solennellement la pleine indépendance des États-Unis
d'Amérique, leur cédait une étendue considérable de territoire et déclarait,
en outre, libre et commune aux deux peuples, la navigation du Mississipi, la
pêche au banc de Terre-Neuve et dans le golfe du Saint-Laurent. Elle rendait
toutes ses colonies à la Hollande qui dut lui abandonner Negapatnam avec ses
dépendances et se résigner à ouvrir toutes les parties de fa mer des Indes au
commerce anglais. L'Espagne gardait Minorque, et les cieux Florides lui
étaient garanties en échange de Bahama et de la Providence. L'Angleterre
restituait à la France les fies de Saint-Pierre et de Miquelon, en toute
propriété, et la France renonçait au droit de pêche qui lui appartenait en
vertu de l'art. 13 du traité d'Utrecht, sur la partie de la côte orientale de
Terre-Neuve, depuis le cap Bona-Vista jusqu'au cap Saint-Jean. Elle acquérait
ce droit sur la partie de la côte occidentale, entre le Port-à-Choix et le
cap Ray. L'Angleterre rendit à la France, dans les Antilles, l'île de
Sainte-Lucie et lui cédait Tabago. En retour, Saint-Vincent, la Grenade et
les Grenadines, la Dominique, Saint-Christophe, Nieves, Montserrat lui
étaient restituées. Dans les Indes orientales, théâtre brillant, mais inutile
des exploits de Suffren, la France recouvrait Pondichéry, Karikal, Mahé,
Chandernagor « avec la liberté de l'entourer d'un fossé pour l'écoulement des
eaux, » et les comptoirs français d'Orixa, de Surate, etc. ; en Afrique,
le Sénégal et ses dépendances, les forts Saint-Louis, Podor, Galam, Arguin,
Portendick et l'île de Gorée. La France garantissait à l'Angleterre le fort
Saint-James et la Gambie. Avec d'autres concessions importantes Our son
commerce, elle obtenait la suppression de la clause honteuse du traité
d'Utrecht, relative à Dunkerque. Cette paix de Versailles excita une grande joie dans le royaume quoiqu'elle ne procurât que des avantages médiocres. Toujours fidèle à sa générosité accoutumée et satisfaite d'assurer le triomphe de la cause qu'elle avait défendue, la France parut oublier que ce triomphe lui avait coûté un sang précieux, d'immenses travaux et quatorze cents millions. Dans ce temps où l'on voulait que la politique s'inspirât des plus nobles sentiments, on se trouvait largement indemnisé des frais de la guerre, parce qu'on avait joué un glorieux rôle de protection envers les États-Unis, humilié l'orgueil d'une nation rivale, affaibli sa suprématie commerciale, reconquis la liberté des mers et effacé la tache imprimée au front de la France par le honteux traité de 1763. Cette guerre n'eut pas non plus à l'intérieur les résultats qu'en avaient attendus la royauté et la noblesse ; elle ne fut pas assez décisive polir les relever ; elle ne ranima pas la richesse nationale, creusa encore l'abime du déficit, et accéléra la révolution qui devait renverser le vieil édifice social[23]. Les jeunes officiers français qui avaient combattu en Amérique sous les drapeaux de la liberté et de l'égalité, rentrèrent dans la patrie déjà, en proie à un malaise insupportable. Accueillis avec enthousiasme, ils y répandirent ces idées républicaines dont ils s'étaient épris et dans lesquelles des esprits, plus ardents que réfléchis, crurent trouver le remède aux maux qui pesaient sur la France[24]. |
[1]
« Quelques-uns des principaux bâtiments de sa flotte étaient doublés en cuivre,
chose toute nouvelle alors, et qui, en augmentant la vitesse de leur sillage,
servait à les préserver de la piqûre des vers, particulièrement dans les
régions intertropicales. » (L. Guérin, Histoire maritime de France, t.
II, p. 501.)
[2]
Guizot, Vie de Washington, t. II, p. 161.
[3]
Rochambeau, Mémoires, t. I, p. 215.
[4]
Lafayette, Mémoires, t. II, p. 50.
[5]
« Pourquoi ce dernier ne finit-il pas sa carrière à ce jour glorieux, où il
avait si bien servi la cause des alliés de la France ? Qui sait ? Peut-être que
s'il eût disparu de la scène aussitôt après la prise d'York-Town et la
capitulation de Cornwallis, suites nécessaires de la retraite de l'amiral de
Graves, la postérité, se refusant à voir quelques taches, mal définies encore
d'ailleurs, dans son talent et son caractère, l'aurait placé au nombre des plus
grands et des plus illustres hommes de mer ? » (L. Guérin, Histoire maritime
de France, t. II, p. 509.)
[6]
Sur cette campagne, voir Histoire des troubles de l'Amérique anglaise,
p. 359-400. — Lafayette, Mémoires, t. I, p. 266-284, 409-180. — Rochambeau,
Mémoires, t. I, p. 262.299. — Histoire de la dernière guerre, t.
III, p. 126-152.
[7]
« Ce même homme, dont le nom fut consacré à côté de celui de Washington, sur
une colonne triomphale élevée par les Américains, n'allait plus procéder que
par une série de fautes devant aboutir à une catastrophe dont toute sa valeur
ne put cacher la honte. On n'en saurait douter, sa vanité s'enfla de son
triomphe jusqu'à lui faire tourner la tête : il se crut le plus extraordinaire,
le Plus grand des amiraux ; il ne voulut désormais, et il ne s'y était toujours
montré que trop disposé, prendre conseil que de lui-même, et pour réponse à un
bon et loyal avis que ses frères d'armes lui donnaient, il rappelait les quatre
canons d'York-Town que Louis XVI l'avait autorisé à placer aux portes du
château de Tilly. » (L. Guérin, Histoire maritime, t. II, p. 510.)
[8]
« Bouillé fit restituer aux Hollandais un million qu'il trouva séquestré à
Saint-Eustache, et partagea ensuite entre les troupes de terre et de mer seize
cent mille livres qui appartenaient à l'amiral Rodney et au gouverneur anglais.
» (L. Guérin, Histoire maritime, t. II, p, 511.)
« Deux taillions six cent mille livres que Rodney avait
ravis aux Hollandais, se trouvaient encore dans l'île au moment où M. de
Bouillé en fit la conquête : il rendit ces fonds à leurs véritables
possesseurs. En 1786, les États-Généraux de Hollande lui firent remettre par leur
ambassadeur, â Paris, un solitaire de 21.000 florins, pour reconnaitre à la
fois ses services et ses généreux procédés. » (F. Barrière, Notice sur la
vie du marquis de Bouillé, en tête des mémoires de ce général, page 12.)
[9]
Madame Campan. Mémoires, t, I, p, 216-219.
[10]
« Une attention vigilante à conserver son ascendant sur l'esprit du roi, et sa
prédominance dans les conseils, le rendaient jaloux des choix mêmes qu'il avait
faits ; cette inquiétude était la seule passion qui, dans son âme, eût de
l'activité. Du reste, aucun ressort, aucune vigueur de courage, ni pour le
bien, ni pour le mal ; de la faiblesse sans bonté, de la malice sans noirceur,
des ressentiments sans colère, l'insouciance d'un avenir qui ne devait pas être
le sien, peut-être assez sincèrement la volonté du bien public, lorsqu'il le
pouvait procurer sans risque pour lui-même ; mais cette volonté aussitôt
refroidie, dès qu'il y voyait compromis son crédit où son repos : tel fut
jusqu'à la fin le vieillard qu'on avait donné pour guide et pour conseil au
jeune roi. » (Marmontel, Bibliographie universelle).
[11]
Tout le monde connaît l'application faite par Condorcet à Turgot de ces trois
beaux vers de Lucain :
Secta fuit
servare modum, finemque tenere
Naturarnque
sequi patriceque impendere vitam
Non sibi, sed
toti genitum se credere mundo.
(Phars., lib. II.)
Telle est sa secte ; elle se modère ; elle se propose
un but et y tend ; elle suit la nature, et dévoue sa vie à la patrie. Il ne
s'appartient pas à lui-même. ; tout le monde le réclame.
[12]
« Louis XVI, dit la Biographie universelle, regretta hautement Maurepas. Dans
le temps de sa dernière maladie, il était venu lui faire part de la naissance
de M. le Dauphin, l'annoncer a son and, et s'en féliciter avec lui ; ce furent
ses propres expressions. Le lendemain de ses obsèques, il disait d'un air
profondément pénétré : « Ah i je n'entendrai plus les matins mon ami au-dessus
de ma tête. » Ces regrets du roi sur la perte de son fatal mentor, cet éloge
simple et touchant, attestent un bon cœur et peu d'intelligence, car ils
n'étaient point mérités par celui qui en était l'objet.
[13]
Droz, t. I, p. 331.
[14]
Histoire des troubles de l'Amérique anglaise, t. IV, p. 76.
[15]
Longchamps, Histoire de la dernière guerre, t. III, p. 20.
[16]
L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, p. 516.
[17]
Avant de recevoir le titre de bailli de l'ordre de Malte, Suffren avait d'abord
porté ceux de chevalier et de commandeur.
[18]
« Depuis bientôt quarante ans qu'il montait des vaisseaux de guerre, le bailli
de Suffren n'avait pas encore eu un commandement qui lui permît de développer
le génie d'un amiral, génie qui était pourtant au plus haut degré le sien, mais
qu'un admirable sentiment de déférence pour ses supérieurs avait tenu comprimé
en lui. Plus d'un général, qui ne s'en vantait pas, avait dû de beaux triomphes
à ses conseils, sans que Suffren, par modestie et devoir, en eût rien révélé.
Avant la circonstance qui le fit connaitre comme le premier marin de l'époque,
ce qu'on savait déjà de lui à bord des vaisseaux français et dans les ports de
guerre, c'est qu'il était doué d'un courage qu'aucun autre ne pouvait
surpasser, que sa corpulence ne lui enlevait rien de son activité, qu'à une
extrême vivacité d'esprit, à un prompt coup d'œil, il alliait des connaissances
très-étendues et une grande élévation de caractère, et qu'il avait souvent
montré, dans son commandement particulier de capitaine, les qualités d'un
excellent tacticien. On savait aussi qu'esclave du devoir, il était ferme et
sévère pour ceux qui étaient placés sous ses ordres, mais jamais plus que pour
lui-même. Le matelot, dont il était l'ami, le bienfaiteur silencieux, ne
s'effarouchait pas trop d'ailleurs de cette rigueur dans le service, et n'en
disait pas moins, en se souvenant d'avoir reçu pour lui-même ou pour sa famille
les preuves discrètes de la paternité de son cœur : « Bon comme M. le bailli de
Suffren. » (L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV,
p. 532-533.)
[19]
L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV, p. 538-541.
— Barchou de Penhoën, Histoire de l'Inde, t. III, p. 344.
[20]
« Et comme il disait, on voyait bien que, de ces nobles étendards, il voulait
se faire un linceul ; car, l'œil étincelant de fureur, il courait sur la
dunette s'offrir aux boulets ennemis. Mais sa rage héroïque fit son salut.
Malheur à qui serrait de trop près le Héros ?... Le Worcester
et le Sultan y perdirent tous deux leurs capitaines Wood et Waths,
braves gens, mais qui n'étaient pas de taille à lutter contre le désespoir d'un
Suffren. » (L. Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV,
p. 544-545.)
[21]
L. Guérin, Histoire maritime de la France, chap. XV, p. 347-348. — Ch.
Cunat, Histoire du bailli de Suffren. — Barchou de Penhoën, Histoire
de la fondation de l'empire anglais dans l'Inde, t. III, liv. X-XI.
[22]
Suivant M. Ch. Cunat, dans son Histoire du bailli de Suffren, p. 345, le
dernier grand homme de mer de l'ancienne France fut blessé mortellement en
duel, le S décembre 1788, par le prince de Mirepoix, trop ardent à venger ses
neveux, officiers de marine, qui se plaignaient de la sévérité du bailli à leur
égard. Il paraît que cette sévérité était méritée. On tint secrète la cause de
la mort de ce grand homme, que la faveur publique n'avait pas abandonné un seul
instant.
[23]
« Les hostilités cessèrent dans les quatre parties du monde, et les armes, en
se retirant, laissèrent, pour quelques années, toute la place aux idées qui
fermentaient et qui devaient bientôt éclater plus terribles que le canon. » (L.
Guerin, Histoire maritime de la France, t. II, chap. XV, p. 550.)
[24]
« La cause de l'Amérique et les débats du Parlement d'Angleterre à ce sujet
excitèrent un grand intérêt en France. Tous les Français qui furent envoyés
pour servir avec le général Washington revinrent pénétrés d'un enthousiasme de
liberté qui devait leur rendre difficile de retourner tranquillement à Versailles,
sans rien souhaiter de plus que l'honneur d'y être admis. Il faut attribuer la
révolution à tout et à rien ; chaque année du siècle y conduisait par toutes
les routes. » (Madame de Staël, Considérations sur la révolution française,
1re partie, chap. VII, p. 47.)