Rupture avec
l'Angleterre. - Glorieux combat de la Belle-Poule. Bataille navale
d'Ouessant. - Expédition du comte d'Estaing en Amérique. -Funeste combat de
Sainte-Lucie. - Expédition des Anglais en Géorgie. - Perte de Pondichéry. -
Succès des Français en Afrique. - Médiation de la France entre l'Autriche et
la Prusse. - Paix de Teschen. - Alliance de la France avec l'Espagne. -
Manifeste de Charles III. - Entreprise sur File de Jersey. - Alarmes de
l'Angleterre. - Tentative des alliés sur Plymouth. - Entreprise de Paul
Jones. - Combat entre les frégates la Surveillante et le Québec. - Prise de
la Grenade. Malheureuse expédition de Savannah. - Glorieuses batailles du
court : de Guichen contre Rodney. -Découragement des Américains. - Arrivée de
nouveaux secours sous les ordres du chevalier de Ternay et du comte de
Rochambeau. - Lettre de Washington aux citoyens de New-Port. -Lettre de
Rochambeau aux membres de l'assemblée générale de Rhode - Island. - Défection
d'Arnold. - Kosciusko. - Situation de l'Angleterre. - Neutralité armée des
puissances continentales. - Compte-rendu de Necker. - Sa disgrâce.
Malgré
le désir que Louis XVI avait de satisfaire à l'opinion publique en se
décidant à la guerre, il voulut attendre que les Anglais commençassent les
hostilités et essuyer le premier coup de canon, car il prévoyait que la lutte
serait terrible, et il craignait d'encourir le blâme d'imprudence. Sa
conscience timorée lui reprochait aussi le sang qu'il ferait verser pour la
cause des Américains rebelles. Le souvenir des deux guerres maritimes
précédentes, dans lesquelles le commerce français avait été accablé sur
toutes les mers, lui prescrivait la plus active surveillance. Mais, par suite
de la modération du roi et de l'imprévoyance qui avait tracé le plan de la
première campagne, noire marine marchande devait éprouver de cruels
désastres. Enfin une flotte de douze vaisseaux et de quatre frégates aux
ordres du vice-amiral, comte d'Estaing, officier d'une rare valeur, aussi
ferme dans ses desseins que propre 'a les exécuter, sous lequel servaient
Bougainville et le bailli de Suffren, connue simples capitaines de vaisseau,
sortit de Toulon, le 13 avril 1778, pour l'Amérique. Elle conduisait dans
cette contrée le signataire du traité d'alliance, M. Gérard de Raine-val,
chargé des pouvoirs du cabinet de Versailles auprès du congrès. Une autre
flotte se forma dans le port de Brest., et bientôt une armée destinée à
débarquer en Angleterre, pour humilier l'orgueil britannique, se réunit sur
les côtes de France. Sartine publia des règlements utiles, poussa les
constructions avec une nouvelle vigueur et déploya la plus grande activité.
La guerre allait recevoir de larges développements, et ses opérations
devaient embrasser les différentes régions de l'Océan. La
lutte était imminente. Ce fut avec une satisfaction secrète que les États de
l'Europe apprirent cette rupture entre la France et l'Angleterre. En Russie,
Catherine II pourrait faire librement la guerre aux Ottomans, et agrandir
encore à leurs dépens son empire. La Hollande espérait s'enrichir de tout ce
que les puissances rivales perdraient de leur commerce ; l'Allemagne voyait
avec joie les forces et les trésors de la France s'épuiser dans une guerre
longue, pénible et dispendieuse ; les petites puissances maritimes
demandaient l'humiliation de l'orgueilleuse Angleterre et la liberté de
l'Océan, qu'elles regardaient comme le résultat infaillible de cette lutte.
Quant à l'Espagne, dont le vieux roi, Charles III, avait offert sa médiation
inutile, elle hésitait à se déclarer pour la France, son alliée, dans la
crainte qu'un soulèvement de ses propres colonies, excité par les Anglais, ne
lui ravît les trésors du Mexique et du Pérou. Avant de s'engager à favoriser
ouvertement la cause des insurgents d'Amérique, elle voulait voir quelle
tournure prendraient les événements. Enfin
le premier coup de canon fut tiré par nos ennemis. L'amiral Keppel, chargé de
surveiller tous les mouvements de la flotte de Brest, quitta la rade de
Plymouth et rencontra deux frégates françaises à la hauteur de l'île
d'Ouessant (17 juin).
Il lui prit envie de les interroger et les somma de venir à la poupe de son
vaisseau. Les deux frégates refusèrent d'obéir à cet ordre ; la plus avancée,
la Licorne, reçut le premier coup de canon des Anglais ; bientôt
enveloppée, elle baissa pavillon après avoir lâché sa bordée. L'autre
frégate, la Belle-Poule, que commandait la Clochetterie, fit force de
voiles pour échapper, mais ne put empêcher l'Aréthuse, frégate ennemie
de même force, et le cutter l'Alerte, de s'attacher à sa poursuite.
Nullement effrayé du combat désavantageux que lui préparaient ces deux bâtiments,
l'officier osa les attendre et répondit avec courage au feu des Anglais. Une manœuvre
adroite et vive le tira d'une position dangereuse et lui permit de soutenir
une lutte meurtrière de cinq heures. Pendant ce temps, un lougre, le Coureur,
qui accompagnait la Belle-Poule, sous la conduite du chevalier de Razilli,
attaquait l'Alerte et l'empêchait de se joindre à l'Aréthuse,
contre laquelle l'intrépide la Clochetterie déployait toutes ses forces. Déjà
il était atteint à deux endroits, il avait perdu son second, et comptait à
son bord quarante morts et cinquante-sept blessés, lorsque l'Aréthuse,
désemparée, fit des signaux de détresse. Keppel lui envoya du secours afin de
la remorquer. Alors la Belle-Poule, victorieuse, se retira fièrement
devant deux vaisseaux de ligne qui avaient reçu l'ordre de la combattre, et
regagna les côtes de France près de Plouescat, aux acclamations de la
population. Pour récompense d'un fait d'armes aussi glorieux, la Clochetterie
obtint le grade de capitaine de vaisseau, et le chevalier de Razilli la croix
de Saint-Louis avec le commandement d'une frégate. Cette
brillante rencontre de la Belle-Poule et de l'Aréthuse
inaugurait la guerre d'Amérique. La France salua d'un long frémissement de
joie la glorieuse ouverture des hostilités, et les scrupules de Louis XVI se
dissipèrent : les Anglais avaient attaqué les premiers, sans déclaration
préalable. Indigné de l'insulte faite à notre pavillon, il ordonna de courir
sus à tous les bâtiments anglais, et le duc de Penthièvre, son grand amiral,
dut accorder « lettres de marque ou de représailles, ainsi qu'on avait coutume
de le faire à l'égard des nations ennemies. » La
flotte de Brest, aux ordres du lieutenant-général d'Orvilliers, ancien élève
de Duguay-Trouin et le doyen des officiers de mer, sortit enfin le 8 juillet
1778, avec l'ordre exprès d'attaquer les Anglais. Elle était forte de
trente-deux vaisseaux de ligne et divisée en trois escadres, commandées, la
première par le comte d'Orvilliers en personne ; la seconde, par l'habile
comte Duchaffaut ; la troisième, par le jeune duc de Chartres, auquel on
avait donné pour guide le plus intrépide marin de la France, le capitaine La
Motte-Piquet. L'amiral Keppel, regardé comme le meilleur homme de mer de
l'Angleterre, venait de rentrer dans Plymouth. Il en partit le 12, à la tête
d'une flotte d'égale force, mais qui comptait plus de trois ponts que la
nôtre, et croisa dans les eaux de Brest pour chercher l'occasion d'engager le
combat. Les deux flottes se trouvèrent en vue à trente lieues d'Ouessant et à
une même distance des îles Sorlingues, s'observèrent pendant quatre jours et
recoururent aux plus savantes évolutions afin d'obtenir l'avantage du vent.
Dès le 27 juillet, au matin, l'engagement devint inévitable ; les deux armées
navales occupaient un espace de trois lieues. Keppel se porta sur
l'arrière-garde, où commandait le duc de Chartres, qui montait le
Saint-Esprit, et la pressa vivement. A la vue de ce mouvement, d'Orvilliers
renversa son ordre de bataille et par cette habile manœuvre, opérée sous le
feu de l'ennemi, déconcerta les projets de son adversaire. Les Anglais
étonnés éprouvèrent un moment d'hésitation. Mais bientôt commença un feu
terrible, soutenu de part et d'autre, pendant deux heures, avec une
impétuosité sans exemple. Attaqué par deux vaisseaux ennemis, le Saint-Esprit
se défendit vigoureusement ; le duc de Chartres, en veste blanche, le cordon
bleu sur la poitrine, demeura tout le temps exposé au feu, et déploya tout le
noble courage de sa race. La Ville de Paris, que commandait le comte de
Guichen, courut un danger plus grand encore, et ne dut son salut qu'il la
valeur et au sang-froid de son noble chef. Un homme d'une rare énergie, le
lieutenant-général Duchaffaut, déjà blessé, vit tomber près de lui son fils,
atteint d'un coup plus dangereux encore, et ne voulut point abandonner son
poste. Dans l'après-midi, le comte d'Orvilliers entreprit de couper la ligne
ennemie par un mouvement rapide et décisif. Malheureusement l'escadre que
commandait le duc de Chartres ne comprit pas son signal, que lui dérobait la
brume ou les distances, et le duc se rendit à la poupe de l'amiral pour lui
demander des explications. — « Obéissez aux signaux, lui cria d'Orvilliers,
et reprenez votre rang. » Le prince retourna exécuter les ordres de son chef
; mais l'occasion favorable avait été perdue : la ligne ennemie ne fut point
coupée. Cependant
les vaisseaux anglais dépouillés en grande partie de mâts et de cordages, ne
manœuvraient plus qu'avec une extrême difficulté. Keppel, quoique certain de
la supériorité de notre artillerie de marine, ne voulait pas céder le champ
de bataille ; il ordonna donc à la division conduite par le vice-amiral
Palisser, d'opérer un mouvement en avant. Comme d'Orvilliers, il ne put se
faire entendre dans ses signais., et le vice-amiral, au lieu d'obéir, lui
répondit par des signaux de détresse ; l'ordre fut en vain trois fois répété.
Keppel indigné revira de bord sans avoir perdu un seul vaisseau, opéra sa
retraite et se contenta d'établir des croisières. Le lendemain, les deux
flottes rentrèrent avec des avaries, l'une à Plymouth, l'autre à Brest. Le
souvenir des nombreux désastres du règne de Louis XV était encore si présent
que la bataille indécise d'Ouessant fut regardée en France comme une victoire
glorieuse pour nos armes, et que le roi s'empressa de répandre ses faveurs
sur d'Orvilliers. Il écrivit de sa main à cet amiral, la lettre suivante : « Versailles, 1er août 1778. « J'ai
reçu, monsieur, avec bien du plaisir les nouvelles du combat que vous avez
soutenu contre la flotte anglaise. Vous avez bien justifié le choix que j'ai
fait de vous, par votre conduite et les bonnes manœuvres que vous avez
faites. Je suis très-content de MM. les officiers et de toute la marine ; je
vous charge de le leur témoigner. Je suis bien fâché de la blessure de M. Duchaffaut
; j'espère qu'elle ne sera pas fâcheuse, et qu'il sera bientôt rétabli et en
état de continuer ses bons services. J'ai ordonné qu'on prit le plus grand
soin des blessés. Témoignez aux veuves et aux parents des morts combien je
suis sensible à la perte qu'ils ont faite. M. de Sartine vous fera passer mes
ordres ultérieurs ; je suis assuré du succès de la manière dont ils seront
exécutés. « Signé : LOUIS. » Au
milieu de l'allégresse qu'excitait notre victoire inachevée, le duc de
Chartres revint à Paris ; il y fut accueilli avec enthousiasme. On le couvrit
d'applaudissements à l'Opéra, au Palais-Royal, et les maisons voisines furent
illuminées en son honneur pendant toute la nuit[1]. De son
côté, l'Angleterre ne put dissimuler sa colère et sa frayeur lorsqu'elle
apprit que la marine française avait déconcerté les savantes manœuvres de son
amiral, et qu'elle avait dignement soutenu la lutte contre sa marine, fière
de tout un siècle de triomphes. Pour elle, ne pas vaincre, c'était être
vaincue. Elle redoubla donc d'efforts pour conserver sa supériorité maritime,
et traduisit l'amiral Keppel devant un conseil de guerre. L'amiral démontra
jusqu'à l'évidence à ses juges que tout ce qu'on pouvait faire, il l'avait
fait, et fut honorablement acquitté. Pendant ce temps, en France, l'envie
n'épargnait pas le comte d'Orvilliers ; ses ennemis lui reprochaient avec
raison, peut-être, sa trop prompte rentrée à Brest, mais l'accusaient., sans
preuves, de n'avoir pas su profiter de l'avantage qu'il avait obtenu.
L'opinion, d'abord si favorable au duc de Chartres, semblait abandonner ce
prince. A peine sa charge l'avait-elle rappelé à Brest, que des épigrammes
sanglantes et des bruits injurieux étaient répandus contre lui clans Paris.
On prétendait qu'il n'avait pas obéi aux signaux du vaisseau amiral, que, par
sa conduite irrésolue, il avait privé nos marins d'une victoire qu'ils
pouvaient espérer. On osa même dire que, pendant le combat, il s'était caché
à fond de cale, et la Gazette de France, journal de la cour, publia un récit
qui transformait en lâche, le héros de la veille. D'Orvilliers, il est vrai,
avait écrit au ministre de la marine que « le défaut d'attention des premiers
vaisseaux de cette escadre (celle du duc de Chartres) à ses signaux avait seul privé
le pavillon français du plus grand éclat dans la journée du 27 juillet. »
Mais La Motte-Piquet, le chef réel de l'escadre, que ce reproche de l'amiral
frappait autant que le prince, s'en justifia vivement ; il en justifia aussi
le prince, et s'unit au vicomte de Laval, pour témoigner de sa valeur à la
journée d'Ouessant. L'accusation de lâcheté qui déshonorait le duc de
Chartres, était une odieuse calomnie. « Ce prince manquait de force d'âme et
de dignité morale, mais non pas de courage physique[2]. » Ce
regrettable incident devait avoir dans l'avenir de graves conséquences. Le
duc de Chartres en butte aux traits les plus amers, privé de la juste
renommée que méritaient ses services et déjà irrité contre la reine qui le
tenait éloigné de sa société intime[3], imputa à Marie-Antoinette et
aux confidents de cette princesse tous ses affronts et son déshonneur.
Dès-lors, il se montra rarement à la cour et voua une haine implacable à la
famille royale. Cette haine sera fatale à la maison de Bourbon, à la reine, à
la France elle-même. Sur ces
entrefaites, de nombreux vaisseaux sortis des ports de l'Angleterre
capturaient tous nos bâtiments de commerce. Aussi la marine marchande, dont
les pertes s'élevaient à plus de quarante-cinq millions, faisait-elle
entendre les plaintes les plus vives, et accusait-elle de négligence le ministre
Sartine qui semblait lui refuser sa protection. La flotte remit donc à la
voile (17
août). Le duc de
Chartres, auquel on avait fait craindre une destitution de la part du roi, y
reprit le commandement de son escadre. Mais le comte d'Orvilliers, après
s'être promené un mois sur l'Océan, sans rencontrer d'ennemis, rentra dans le
port de Brest. Il y déposa le prince, qui se rendit aussitôt à Paris. Alors
dégoûté du service maritime, le duc de Chartres, au lieu de la charge de
grand amiral de France, dans laquelle il s'était flatté de succéder au duc de
Penthièvre, son beau-père, sollicita et obtint du roi le titre de colonel
général des hussards. Aux yeux du public, cette singulière faveur était un
châtiment, une nouvelle épigramme, la plus amère de toutes celles qui eussent
jamais été lancées contre lui. N'était-ce pas en effet décider la question
sur ses talents comme marin ? D'Orvilliers
sortit une troisième fois de Brest, mais il se vit bientôt contraint d'y
rentrer, faute d'argent et d'hommes (8 octobre). Quelques croisières
protégèrent cependant avec succès notre marine marchande, et plusieurs
prises, faites sur les ennemis, répandirent l'espérance et la joie dans les
ports français. Parti
de Toulon, ainsi que nous l'avons vu, longtemps avant la bataille d'Ouessant,
le vice-amiral d'Estaing avait pour instruction d'attaquer l'amiral Hove et
de chasser le corps d'armée anglais qui occupait Philadelphie. Sa flotte
était munie de vivres polir six mois, et tous ses équipages étaient au
complet. On y avait embarqué deux mille quatre cents hommes de troupes
réglées. D'Estaing, déjà célèbre par ses exploits dans l'Inde pendant la
guerre de Sept-Ans, et officier d'action[4], tenait à justifier les
espérances que la France avait conçues de lui. Contrarié pain les vents, il
mit quatre-vingt-sept-jours à traverser l'Atlantique, et n'entra que le 8
juillet dans les eaux de la Delaware, sa destination. Il était trop tard ; il
apprit en effet que l'armée anglaise, instruite de son arrivée, avait évacué
Philadelphie et s'était mise en retraite sur New-York où elle était parvenue
sans obstacle. L'escadre de l'amiral Hove avait également quitté la Delaware
pour se rendre dans la baie de cette ville. Le comte d'Estaing prenant
lui-même cette direction, arriva trois jours après à la hauteur de Sandy-Hook.
Mais il resta en dehors de la barre, sur le rapport des pilotes qui lui
firent craindre qu'il n'y eût pas assez d'eau pour ses grands navires, entre
cette pointe et l'extrémité de Long-Island[5]. Attaquer
l'ennemi à Rhode-Island, importante position maritime, où stationnaient six
mille hommes de troupes anglaises, paraissait la seule entreprise possible.
Ces hommes étaient protégés dans New-Port, chef-lieu de l'île et leur
principale garnison, par quelques petits vaisseaux, par des batteries et de
forts retranchements. L'escadre française, supérieure en nombre, partit sans
être inquiétée. Washington, qui avait prévu le dessein de l'amiral français,
se hâta de lui prêter tous les secours nécessaires pour en assurer le succès.
Le général américain Sullivan occupait déjà Providence, à la tête d'un corps
de troupes continentales ; il reçut ordre de demander aux États de
Rhode-Island, de Massachussetts et de Connecticut de nouvelles forces. Les
Américains espéraient s'emparer de Rhode-Island au moyen d'une double attaque
par terre et par mer. D'Estaing força brillamment les passes qui conduisent à
New-Port, pendant que Sullivan, secondé par Lafayette, marchait sur la place.
Les Anglais brûlèrent un vaisseau, cinq frégates et une corvette pour les
empêcher de tomber au pouvoir des ennemis. Les Français allaient débarquer,
lorsque parut l'amiral Howe, renforcé de plusieurs bâtiments. D'Estaing
franchit de nouveau les passes afin de courir au-devant des Anglais, qui
s'enfuirent à pleines voiles. Il les atteignit après une chasse de huit
heures, et leur offrit la bataille. Mais au moment de donner le signal, un
furieux ouragan déconcerta les manœuvres, troubla les pilotes et les amiraux,
et sépara les deux escadres. Le Languedoc, que montait d'Estaing, perdit
successivement tous ses mâts et son gouvernail ; rasé comme un ponton, ce
superbe vaisseau erra longtemps seul au milieu des flots qui, à chaque
instant menaçaient de l'engloutir. Dans cet état de détresse, il fut
rencontré par le Preston, vaisseau de cinquante canons que commandait l'anglais
Hotham, soutint encore toute la nuit une lutte désespérée et sortit de ce
péril, grâce à l'indomptable fermeté de son amiral. Le lendemain de la tempête,
d'Estaing rallia ses navires, refusa, malgré les instances de Lafayette, de
débarquer des troupes à Rhode-Island, et, sur le conseil unanime de la
flotte, alla réparer ses avaries dans la rade commode et sûre de Boston. Les
Anglais furent les premiers en état de reprendre la mer ; ils obligèrent les
Américains de lever le siège de New-Port et d'évacuer Rhode-Island. Ce
début malheureux des armes françaises en Amérique et la retraite du comte
d'Estaing engendrèrent de cruelles divisions entre les alliés. Le général
Sullivan et les Américains, se dirent abandonnés et crièrent presque à la
trahison. Une haine sourde fermentant dans le cœur des chefs, éclata par fois
en injures réciproques. Les populations aigries par un ordre du jour
outrageant de Sullivan, prirent une attitude hostile. A Boston, les habitants
refusèrent aux Français les vivres dont ils avaient besoin, sous le prétexte
que les magasins étaient vides, et leur firent payer les moindres services au
poids de l'or. Plus tard il y eut une émeute dans cette ville, et le massacre
de M. de Saint-Sauveur, lieutenant de vaisseau, de l'état-major du Languedoc,
resta sans vengeance[6]. Ces ressentiments peu fondés
pouvaient rompre l'alliance entre les deux peuples et porter un coup funeste
à la cause américaine. Mais l'heureuse intervention de Lafayette parvint à
calmer les esprits, et pendant tout le reste de la guerre la concorde ne fut
plus troublée. Après
avoir réparé sa flotte et mis Boston en état de défense contre les
entreprises de la marine anglaise, d'Estaing se porta vers les Antilles où
l'on avait appris que les îles Saint-Pierre et Miquelon étaient tombées entre
les mains de l'ennemi (septembre 1778). Il y trouva l'île de la Dominique occupée par le
gouverneur des îles du Vent, le marquis de Bouillé, qui avait longtemps
combiné les moyens de la surprendre et avait exécuté son projet avec un petit
nombre de frégates. Il allait lui-même attaquer la Barbade quand il reçut la
nouvelle qu'une escadre anglaise s'était emparée de Sainte-Lucie (13-14
décembre). Aussitôt
il fit voile pour cette île et attaqua vigoureusement l'escadre de l'amiral
Barrington. Mais celle-ci embossée de telle façon dans la baie appelée le
Grand Cul-de-Sac, qu'il était impossible de l'aborder, et protégée d'ailleurs
par deux batteries de terre, rendit inutile la supériorité du nombre. L'impétueux
d'Estaing changeant bientôt de pensée, donna à ses troupes l'ordre de
débarquer et se mit à leur tête. En dépit de ses courageux efforts, il ne put
démonter les batteries anglaises. Trois fois l'ennemi ramena ses troupes à
l'assaut, et trois fois elles furent repoussées. Il laissa environ quinze
cents hommes tués ou blessés dans cet affreux combat (18 décembre). Cette perte el l'arrivée d'une
forte escadre aux ordres de Byron, obligèrent l'amiral français de chercher
un refuge à la Martinique. Les
Anglais tournèrent alors leurs regards vers les provinces fertiles du sud, à
la défense desquelles le congrès n'avait pas suffisamment pourvu, et qui
renfermant des éléments aristocratiques, semblaient moins hostiles que les
provinces du nord à la métropole. Une double expédition, venue de New-York
par mer et de la Floride par terre, envahit la Géorgie, et s'empara de la
capitale, Savannah, dont les Anglais firent leur place d'armes. Cette
réduction entraîna celle de toute la province oui le vainqueur établit
paisiblement son autorité (décembre 1778). L'expédition de Géorgie fut suivie d'une
tentative (l'invasion dans les Carolines. Les Anglais remportèrent quelques
avantages sans pouvoir s'y fixer mais ils désolèrent le pays et soulevèrent
les noirs qui détruisirent une partie des plantations. On vit
le théâtre des hostilités s'étendre dans les autres parties du monde ; il
avait gagné toutes les possessions de la France et de l'Angleterre.
Chandernagor, et nos autres comptoirs sur la côte de Coromandel, tombèrent
successivement au pouvoir des ennemis. Un combat naval eut lieu dans la rade
de Pondichéry entre l'amiral Vernon et le chef d'escadre français Tronjoli,
qui disposaient de forces égales (10 août). Quoiqu'il restât indécis, Tronjoli opéra
quelques jours après sa retraite sur l'île de France, et laissa Pondichéry
réduit à une faible garnison. Malgré ce lâche abandon, le généreux
Bellecombe, gouverneur de cette ville, ne capitula qu'après soixante-dix
jours de siège et quarante jours de tranchée ouverte (17 octobre). Dans
les premiers mois de l'année suivante (20 mars 1779), Mahé située sur la côte de
Malabar se rendit aux Anglais presque sans coup férir. Mais si
les armes de la France étaient malheureuses dans les mers de l'Inde, elles
triomphaient sur les plages occidentales de l'Afrique. Le marquis de Vaudreuil
avec une escadre et quelques troupes de débarquement, commandées par le duc
de Lauzun, avait déjà repris sur les Anglais (janvier-février 1779) Saint-Louis de Sénégal que leur
avait abandonné le traité de 1763[7]. Il soumit l'île de Gorée,
plusieurs forts et l’ile de Bance, dont il rasa les fortifications, tandis
que Lauzun, à la tête d'une partie de l'escadre, s'emparait des comptoirs de
la Gambie, de Sierra-Leone et de la Côte-d'Or. La prise de vingt-deux bâtiments
négriers couronna cette expédition ; ses profits furent évalués à plus de
quinze millions de francs. Ainsi
les pertes se balançaient ; mais ce qui humiliait profondément l'orgueil
britannique, c'était de voir la belle attitude et les progrès de notre
marine. Dans les grandes évolutions de flotte contre flotte elle ne s'était
point montrée inférieure à la marine d'Angleterre ; elle avait même obtenu
l'avantage dans presque tous les combats de vaisseau à vaisseau, de frégate à
frégate. Aussi la marine royale anglaise avait-elle déjà perdu cinquante-six
bâtiments ait printemps de 1779[8]. La
France était plus que jamais animée d'une ardeur toute guerrière. Quand le
marquis de Lafayette revint sur la frégate américaine l'Alliance pour
hâter le départ des troupes auxiliaires et reprendre sa place dans l'armée
française, il fut l'objet de l'idolâtrie des Parisiens. Toutes les fois qu'il
paraissait en public, la foule s'empressait autour de lui et l'admirait comme
un héros. Le roi ne voulut pas d'abord le recevoir, par respect pour la
discipline militaire qu'il avait violée. Capitaine dans un régiment de
France, Lafayette avait déserté pour voler au secours des insurgés
d'Amérique. Plus tard, les ministres et Louis XVI l'accueillirent avec la
plus rare bienveillance. Marie-Antoinette elle-même, partageant l'enthousiasme
universel, voulut voir ce jeune volontaire de la liberté, et applaudit à son
noble dévouement (février 1779). L'immense
sympathie que trouvait la guerre dans toutes les classes du royaume, ajoutait
un nouvel essor à l'activité de nos chantiers et de nos armements Encouragés
par les avantages que leur accordaient deux ordonnances de juillet 1778, de
nombreux corsaires, formant de véritables escadres, partaient des ports de
France pour l'Amérique, pour l'Afrique, pour l'Inde, ou rentraient avec des
prises considérables. Une compagnie de Nantes armait six frégates de
trente-six canons et deux corvettes ; une autre compagnie de Bordeaux armait
douze bâtiments légers. Les dons patriotiques envoyés par les corps, les
villes et les provinces soulageaient le trésor. Les états d'Artois avaient
offert au roi une frégate de trente-six canons. Un grand nombre de
gentilshommes se présentaient comme volontaires pour monter à bord des
vaisseaux. De son côté, l'Angleterre déployait une rare énergie ; à la
mauvaise fortune elle opposait un indomptable courage. Son parlement avait
voté soixante-dix mille matelots et soldats de marine, et cinquante-huit
vaisseaux de ligne. Elle craignait que, fidèle au Pacte de famille, l'Espagne
ne descendit dans la lutte, tandis que le nouveau roi de Portugal, don Pèdre
III, successeur de Joseph Ier, semblait assez disposé à secouer le joug de
son alliance. Pendant
la guerre de Sept-Ans, l'Angleterre avait réussi à jeter la France dans une
diversion continentale, et empêché ainsi la maison de Bourbon de déployer
librement sur les mers toutes les forces de la patrie. Une grande querelle
qui s'était élevée en Allemagne lui faisait espérer aujourd'hui que sa rivale
se détournerait de la guerre maritime, afin de prendre part à de nouvelles
batailles sur le continent. La mort de l'électeur Maximilien-Joseph III de
Bavière, qui ne laissait point de postérité masculine (30 décembre
1777), parut offrir
à la maison d'Autriche l'occasion de s'agrandir et de compenser la perte de
la Silésie. Avec ce prince s'éteignait la branche Wilhelmine, qui avait joué
un rôle brillant dans l'histoire de l'Empire. D'après les pactes de famille,
son héritage, excepté les terres allodiales, revenait à l'électeur palatin
Charles Théodore, de la branche Rodolphine. Mais l'empereur Joseph II n'en
éleva pas moins, à différents titres, des prétentions sur la majeure partie
de la succession vacante, et d'accord avec Marie-Thérèse, fit aussitôt
marcher des troupes vers les frontières de la Bavière. Comme la cour de
Vienne avait gagné les ministres de l'électeur décédé, elle se mit facilement
en possession des États qu'elle revendiquait. Charles Théodore réclama et
se-rendit à Munich oh il fut reçu avec amour par le peuple. Mais on fut
bientôt convaincu que la promesse d'un grand établissement pour son fils
naturel, l'avait déjà séduit. Le 3 janvier 1778 son ministre avait signé, et
lui-même ratifia le 15 de ce mois, une transaction qui, en cédant à
l'Autriche presque tout l'héritage, lui assurait la paisible possession du
reste. Il avait ainsi abandonné, sans aucun scrupule, les intérêts de son
neveu, le duc de Deux-Ponts, son héritier présomptif. - La cour
de Vienne espérant le concours de la France, et voyant la Russie engagée dans
des contestations avec les Turcs au sujet de la Crimée, l'Angleterre
entièrement occupée de l'insurrection de ses colonies d'Amérique, le roi de
Prusse affaibli par les années et les infirmités, regardait le succès comme
assuré. Frédéric II s'attachait, il est vrai, depuis quinze ans, à préserver
ses États du fléau de la guerre, et à leur procurer une longue prospérité par
une sage administration, mais il ne voulait pas rester spectateur inactif. Il
avait entrevu, dans la convention du 3 janvier, des projets qui pouvaient
menacer l'existence de la constitution germanique et la sûreté de la
monarchie prussienne. Il ne pouvait permettre à l'Autriche, 'sa rivale, de
s'accroître d'une province qui liait ses possessions de Bohême à ses terres
d'Italie. Frédéric II prit donc la résolution de défendre le duc des
Deux-Ponts dont les droits étaient sacrifiés, et entama des négociations avec
les cours de Versailles et de Saint-Pétersbourg. A la première il rappela
qu'elle avait été constituée garante du traité de Westphalie, à la seconde il
persuada facilement qu'elle était intéressée à prévenir tout changement
quelconque dans le corps germanique. Dès que le rusé monarque se crut sûr de
l'une et de l'autre, il engagea l'héritier présomptif à réclamer l'assistance
de la Prusse et de la France, à refuser son consentement à la convention et à
protester devant la diète (16 mars). Alors
Frédéric, se montrant comme protecteur des libertés de l'Allemagne, soutint
l'indivisibilité de la Bavière d'abord par des mémoires et des manifestes. Le
cabinet de Vienne répondit, et durant la discussion de cette affaire, qui fut
enfin soumise à la diète de l'empire, on lit des deux côtés des préparatifs
de guerre. Au milieu de ses armements, l'Autriche réclama le secours de la
France contre la Prusse, en vertu du traité de 1756. Mais la cour de
Versailles n'avait point oublié ce mot de Frédéric II : « Que la Bavière
était pour l'Autriche la galerie de l'Alsace et de la Lorraine. » D'ailleurs
Vergennes demeura fidèle au système politique de la France, malgré les
instances de la reine. Il observa avec raison que les possessions garanties
par le traité à Marie-Thérèse n'étaient pas contestées, et que la guerre
avait pour objet des acquisitions dont les titres étaient parfaitement
ignorés à l'époque de la conclusion de l'alliance ; enfin que rien
n'autorisait l'Autriche à regarder cette alliance comme un moyen d'agrandir
ses États. Docile aux conseils de son ministre, Louis XVI se déclara pour la
neutralité et offrit sa médiation. Joseph II peu satisfait de cette conduite
qu'il regardait comme une défection. se plaignit amèrement. Pour l'apaiser,
on eut la faiblesse de lui fournir en secret la somme de quinze millions
stipulée dans le traité[9]. D'un autre côté, la cour de
Versailles dans le but de servir les intérêts de Frédéric II, agit à
Constantinople, afin d'arrêter les hostilités qui s'étaient ouvertes de
nouveau entre les Russes et les Turcs, à cause de l'intervention armée de
Catherine II dans les affaires de Crimée. Persuadé
qu'il n'avait rien à craindre de la France, le roi de Prusse prit
l'offensive, se jeta sur la Bohême (5 juillet 1778), occupa Nachod, s'avança
jusqu'à l'Elbe et assit son camp vis-à-vis celui de l'empereur assisté du
feld-maréchal Lascy. Une autre armée de Prussiens et de Saxons, que
commandait le prince Henri, eut de grandes difficultés à vaincre pour se
placer sur le bord de l'Isar, en face du maréchal autrichien Laudon, pendant
qu'un troisième corps prussien couvrait la Silésie. Une lutte terrible entre
quatre cent mille hommes, munis d'une nombreuse artillerie, était sur le
point d'éclater. Mais les deux parties belligérantes n'osèrent rien
entreprendre. Bientôt la saison trop avancée ne leur permit pas de continuer
la campagne ; il fallut penser à la retraite et Frédéric se replia sur la
Silésie. L'hiver se passa en escarmouches ; les troupes impériales obtinrent
quelques avantages dans le comté de Glatz : mais leurs ennemis, sous le
prince héréditaire de Brunswick, restèrent maîtres de l'extrémité méridionale
de la Silésie que la paix de 1763 avait conservée aux Autrichiens. Dans cette
campagne qui s'était passée en mouvements de troupes, sans siée et sans
combat important, la tactique du roi de Prusse avait déconcerté la fougue du
jeune empereur. II prit ses mesures de Manière qu'il l'ouverture de la
campagne suivante il pouvait attaquer partout, et porter la guerre de Silésie
en Moravie. Marie-Thérèse,
dont l'humeur belliqueuse de Joseph II n'avait. pu détruire entièrement les
dispositions pacifiques, ne souffrit pas que les hostilités s'étendissent
plus loin. Elle réclama la médiation de la France, puis de la Russie
également intéressée à voir cesser la guerre en Allemagne. On ouvrit de
nouvelles négociations, et dès le mois de janvier 1779 fut arrêtée la base
d'un traité. Malgré cela Joseph II et le prince de Kaunitz, firent tous leurs
efforts peur empêcher la paix. Sur ces entrefaites, arriva la nouvelle d'une
convention signée à Constantinople (21 mars) entre les Russes et les Turcs, par
l'influence de Vergennes. Catherine II pouvait maintenant appuyer Frédéric de
ses armes. L'empereur le craignit et se résigna. Malgré quelques autres
difficultés inattendues, la cour de Vienne se montra facile, et la paix fut
conclue le 10 mai 1779, à Teschen en Silésie. La maison d'Autriche renonça,
en faveur de l'électeur palatin, à la succession de Bavière, et obtint pour
dédommagement cette portion de la régence de Burghausen qui, comprise entre
le Danube, l'Inn et la Saltza, faisait communiquer directement l'archiduché
d'Autriche avec le Tyrol. Le palatin dut indemniser en argent l'électeur de
Saxe qui revendiquait les alleux de la Bavière[10]. Ainsi
notre diplomatie, habilement dirigée dans cette circonstance, avait sauvé
l'Allemagne de l’embrasement qu'elle redoutait, et conservé à la France la
libre disposition de toutes ses ressources pour sa guerre d'Amérique. C'était
un double échec qu'essuyait la politique de l'Angleterre. Elle devait bientôt
en éprouver un autre plus désavantageux encore. Bien
que décidée à rester fidèle au pacte de famille, la cour de Madrid s'était
contentée jusqu'alors d'offrir sa médiation à la France et à la
Grande-Bretagne. Au commencement de 1779, elle était revenue à l'idée d'en
finir avec cette guerre d'un exemple funeste, et avait proposé une trêve de
vingt ans entre l'Angleterre et les États-Unis, trêve où interviendrait la
France et pendant laquelle les Anglais et les Américains eussent gardé ce
qu'ils possédaient. L'orgueil britannique rejeta cette proposition ; et la
France eut lieu de s'applaudir de ce refus. Dans ce moment le comte de
Vergennes redoublant d'efforts auprès du roi Charles III, lui montra
l'occasion de s'affranchir de la honte de Gibraltar, de recouvrer Minorque,
de conquérir les cieux Florides, promit de lui livrer la Jamaïque, et le
détermina enfin à s'unir étroitement à Louis XVI. Le gouvernement espagnol
rappela donc son ambassadeur à Londres (16 juin), et publia un manifeste que suivit aussitôt
une déclaration de guerre. Ce fut alors seulement que la France, à la
persuasion (lu roi (l'Espagne, rigide observateur des anciennes coutumes,
publia aussi un manifeste, que l'historien Gibbon s'empressa de, réfuter. La
lecture du manifeste dans lequel Charles III reprochait aux Anglais des
usurpations en Amérique, de nombreuses vexations dans la baie d'Honduras, le
soulèvement de la Louisiane contre les Espagnols, et des violations de
pavillon sur toutes les mers, fit une vive impression sur le parlement. «
Voilà donc le moment de crise arrivé, s'écria le célèbre Burke. Dans quelle
nuit profonde la Grande-Bretagne est-elle plongée ! Comment soutiendrons-nous
seuls la guerre contre la France, l'Espagne et l'Amérique.... On me demande
une motion ; oui, j'en ai une à faire : décrétez d'accusation le ministère. »
Un grand nombre de membres appuyèrent la motion, et peu s'en fallut qu'elle
ne passât. Sur les
côtes de France, la campagne de 1779 avait commencé par une petite expédition
du prince de Nassau-Siegen contre l'île de Jersey. Cet illustre aventurier
était parti de Saint-Malo le 30 avril avec une flottille composée de deux
frégates. de trois cutters, du corsaire le duc de Mortemart, et de cinquante
bateaux plats que montaient seize cents soldats. Les vents et la marée
présentèrent des obstacles insurmontables à la descente, et l'arrivée
fortuite d'une escadre anglaise, aux ordres de l'amiral Arbuthnot, fit
échouer l'entreprise. A la vue de la flotte ennemie, le prince de Nassau
chercha précipitamment un asile dans la baie de Cancale. Les Anglais l'y
poursuivirent, s'emparèrent des deux frégates malgré l'intrépide valeur du
prince, et détruisirent quelques bâtiments légers, dont les équipages
s'étaient réfugiés à terre (13 mai). Cet échec parut compensé par le retard qu'éprouva l'amiral
Arbuthnot, chargé de porter des secours à l'armée anglaise d'Amérique. Les
vents contraires et la crainte de rencontrer notre flotte de Brest le
retinrent deux mois dans les ports de l'Angleterre. Le 3
Juin, le comte d'Orvilliers remit à la voile avec trente-deux vaisseaux de
ligne. Il avait l'ordre d'aller attendre la flotte espagnole dans les parages
de la Biscaye, à la hauteur du cap Saint-Vincent. Au retour, il devait
embarquer quarante mille hommes réunis sur les côtes de France et commandés
par le lieutenant-général de Vaux, pour opérer une descente à Portsmouth et
dans l’ile de Wight, pendant que les Espagnols entreprendraient le siège de
Gibraltar avec leurs troupes de terre. Ce beau projet des ministres sur
lequel les paroles retentissantes de Vergennes avaient attiré l'attention,
devait échouer par l'imprudence des mesures adoptées pour sa réussite. La
réunion des trois cents bâtiments de transport qui attendaient, partie à
Saint-Malo partie au Hâvre, l'armée de débarquement, présentait de nombreuses
difficultés. Sartine avait expédié trop tôt à d'Orvilliers l'ordre d'aller la
rencontre des Espagnols ; en effet, leurs armements n'étaient pas encore
prêts et l'amiral français perdit un temps précieux durant les longues
semaines d'attente qu'il passa dans le golfe de Biscaye. Il ne put joindre
l'amiral don Louis de Cordova que le 26 juillet à la hauteur de la Corogne. Les
flottes combinées formèrent alors un ensemble de soixante-six vaisseaux de
ligne, sous le commandement en chef du comte d'Orvilliers, sans compter mi
grand nombre de frégates et de bâtiments légers. Jamais plus formidable
Armada n'avait paru sur les mers. A la nouvelle que ces forces gigantesques
se dirigeaient vers la Manche, l'Angleterre trembla pour ses propres foyers
et craignit l'humiliation de l'ancienne Carthage. Il ne lui restait plus que
trente-huit vaisseaux sous les ordres de l'amiral Hardy ; elle avait disséminé
ses diverses escadres en Amérique, dans l'Inde, à Gibraltar et presque tous
ses régiments dans un grand nombre de colonies, de ports et de forteresses.
De plus l'opposition attaquait avec vigueur l'administration de lord North,
l'Irlande s'agitait et menaçait de tourner contre ses oppresseurs les armes
qu'elle avait prises pour repousser l'invasion française. Dans ce pressant
danger, l'Angleterre ne s'abandonna pas. Elle hérissa son littoral de
batteries et de corps de milices levés avec un zèle patriotique et prêts à se
porter sur tous les points menacés. Ses alarmes devaient se prolonger pendant
quelques mois. Mais,
Il faut en convenir, une flotte aussi nombreuse composée d'éléments si
divers, était plutôt une démonstration formidable qu'un danger réel pour les
Anglais. Les marins espagnols, d'ailleurs pleins de courage, n'avaient point
été initiés aux progrès de la tactique navale, et leur concours ne pouvait être
d'une grande utilité à leurs alliés. D'un autre côté, une terrible épidémie,
le scorbut, exerçait de cruels ravages sur la flotte française. D'Orvilliers
eut la douleur de voir mourir clans ses bras son fils unique. Au coup qui
détruisait ses plus chères espérances, il opposa la résignation du chrétien. Après
avoir longtemps promené avec complaisance son double pavillon sur la Manche,
la flotte combinée entra dans les parages du cap Lizard (14 août). Ce fut là qu'une frégate
expédiée à d'Orvilliers lui apprit qu'il devait renoncer au projet d'attaquer
Portsmouth pour opérer la descente vers l'extrémité de la terre de
Cornouaille, à Fahnouth, dont le port et la rade ne pouvaient abriter une
flotte. D'Orvilliers résolut de poursuivre d'abord la flotte ennemie, mais
l'amiral anglais Charles Hardy, profitant d'un vent favorable, se retira
clans la rade de Plymouth, et brava tous les efforts de nos marins pour
l'attirer au combat. Ils ne purent s'emparer que d'un vaisseau de
soixante-quatre, mauvais marcheur (17 août). Les opérations allaient commencer lorsqu'un
vent furieux d'est chassa de la Manche les vaisseaux alliés, et sauva
l'empire britannique du péril dont le menaçait l'armée navale de la maison de
Bourbon. « Si l'ennemi eût débarqué, dit un orateur du Parlement, nous
aurions combattu, mais nous aurions succombé. » Déjà les vivres devenaient
rares sur la flotte, et l'épidémie, qui continuait de sévir, lui avait,
enlevé près de cinq mille hommes. Le comte d'Orvilliers se rabattit donc sur
l'île d'Ouessant : il ne trouva point le convoi de ravitaillement que lui
avait promis Sartine, mais l'ordre de rentrer dans le port de Brest (13 septembre). Il n'avait obtenu aucun
résultat positif. Mal éclairée sur ces faits, l'opinion publique, attribua au
savant amiral les fautes dont l'inhabile ministre de la marine devait être
seul responsable, et l'accusa de n'avoir pas justifié la confiance de son
gouvernement. « D'Orvilliers, accablé de sa douleur paternelle plus encore
que de l'injustice des hommes, abandonna le service et alla finir ses jours
loin du inonde[11]. » Trois
semaines après la rentrée de la flotte, eut lieu, à la hauteur d'Ouessant,
une lutte mémorable entre la frégate française la Surveillante,
commandée par du Comédie, et la frégate anglaise le Québec, aux ordres
du capitaine Vanner. Les deux navires s'attaquèrent avec un courage enflammé
par le désir d'assurer la prééminence que chacun des chefs attribuait à son
pavillon. Dans ce duel de géants, la victoire se déclara en faveur des
Français. Incapable d'opposer une plus longue résistance, Fariner prit une
résolution désespérée, mit le feu à ses poudres, et tout à coup le Québec
s'abîma dans les flammes avec son intrépide commandant. Du Couëdic, aussi
sublime d'humanité que de courage, recueillit les débris mutilés de son
héroïque équipage sur la Surveilla-me, déjà encombrée de morts et de mourants
et désemparée de ses trois mâts. Il ramena sa frégate triomphante à Brest, au
milieu d'acclamations unanimes. Instruit des preuves de valeur qu'avait
données ce lieutenant de vaisseau, Louis XVI s'empressa de l'élever au rang
de capitaine. Mais du Couëdic ne jouit pas longtemps de cette juste
récompense ; il mourut de ses glorieuses blessures trois mois après. Le roi
qui honorait le courage dans ses ennemis malheureux, ordonna de renvoyer les
Anglais libres, comme ne s'étant pas rendus[12]. Quoique
nous n'ayons mentionné aucune expédition maritime des Américains, il ne
faudrait pas croire qu'ils fussent tout -à fait étrangers à ce genre de
guerre. Ils n'avaient pas encore un seul vaisseau de ligne, mais leurs
armements en course pénétraient jusque dans la Manche et ruinaient le
commerce anglais. Un Écossais de naissance, Paul Jones, qui avait adopté
l'Amérique pour patrie, se rendit surtout redoutable par l'audace de ses
entreprises souvent couronnées des plus brillants succès. Avec un vaisseau de
quarante canons qu'il montait, deux frégates, un brick et un cutter, il jeta
l'épouvante sur toute la côte orientale de l'Angleterre où il fit plusieurs
descentes. Il ne craignit même pas d'attaquer la flotte marchande qui
revenait de la Baltique sous l'escorte de deux vaisseaux dont il s'empara
après une lutte sanglante. Un grand nombre de bâtiments curent le même sort.
Paul Jones conduisit ses prises dans un des ports de la Hollande (septembre 1779). Au
commencement de cette campagne, le comte d'Estaing, trop faible pour tenir la
mer, était resté inactif à la Martinique. Il reçut bientôt des renforts
considérables que lui amenèrent successivement les comtes de Grasse et de La
Motte-Piquet. A la tête de sa nouvelle escadre, composée de vingt-cinq vaisseaux
de ligne, il emporta d'emblée Saint-Vincent, où les Caraïbes, anciens
habitants de l'île, se souvenant d'avoir été cruellement opprimés par les
Anglais, se réunirent à lui. Il se dirigea ensuite vers la Grenade. Le 2
juillet, il y débarqua deux mille trois cents hommes sans artillerie,
partagés en trois colonnes ; dont celle du centre était placée sous ses
ordres ; le colonel Arthur Dillon conduisait ses braves Irlandais ; à la tête
de la dernière marchait le vicomte de Noailles, renommé par sa valeur.
D'Estaing ordonna l'assaut du Morne de l'Hôpital, position fortement
retranchée qui dominait la ville et le port de Grenade. Malgré la vive
résistance que lui opposait le gouverneur, lord Macartney, l'impatient
d'Estaing s'élança le premier des Français, l'épée à la main, dans les
retranchements ennemis. Aussitôt Français et Irlandais le suivirent avec une
égale ardeur, tout fut pris, tout fut emporté dans la nuit du 3 au 4, et le
gouverneur se rendit à discrétion. Deux
jours après, l'amiral Byron accourut avec vingt-et-un vaisseaux de ligne pour
secourir la place, qu'il ne pouvait croire tombée au pouvoir de l'ennemi. La
vue du pavillon français, arboré sur la plus élevée des tours de la Grenade,
lui apprit notre victoire. En dépit de ses efforts pour éviter la bataille,
un engagement eut lieu entre les deux flottes. Pendant ce combat, qui fut très-long,
d'Estaing eut le vent contraire, et huit de ses vaisseaux ne purent prendre
part à l'action. L'attaque ne fut pas moins impétueuse. Cinq des bâtiments
français, l'Annibal, l'Amphion, le César, la Provence et le Tonnant restèrent
longtemps engagés au milieu de la ligne ennemie. L'amiral Barrington faillit
être pris par le Tonnant. Parmi les navires de la marine royale se distingua
le Fier-Rodrigue, de 60 canons, appartenant à Beaumarchais et armé
pour convoyer les bâtiments de commerce que son propriétaire expédiait en
Amérique. Il lutta durant une heure contre trois vaisseaux ; son capitaine,
le brave Montant, fut tué-par un boulet rainé. Vers la fin du combat, trois
navires anglais demeurés en arrière furent en danger de périr ou d'être pris.
Byron, fort maltraité, parvint cependant à les rallier à son escadre et
regagna péniblement Saint-Christophe. Le comte d'Estaing dominait sur la mer
des Antilles. La
nouvelle de la prise de la Grenade eut en France un retentissement
considérable : elle y fut accueillie avec le même enthousiasme que la
victoire de Fontenoy sous Louis XV. En apprenant l'espèce de délire que ce
faible triomphe inspirait à la nation, les Anglais (lisaient avec mépris : «
Voilà la joie d'un peuple enfant. » L'amiral Rodney, qui avait obtenu de
grands succès dans la guerre de Sept-Ans, se trouvait alors à Paris où il
était retenu pour dettes qu'il ne pouvait payer. Un jour qu'il dînait chez le
maréchal de Biron la conversation tomba sur la campagne maritime. Rodney
s'exprima d'une manière assez dédaigneuse sur le compte des marins français
et espagnols, sans épargner même ses compatriotes qui, disait-il, auraient dû
vingt fois battre les alliés. « Quant à moi, si j'étais libre, ajoutait le
rival de gloire de Nelson, j'en aurais bientôt raison. » Piqué de cette
jactance, de cette insulte faite à sa patrie, le maréchal de Biron en tira
une vengeance noble mais indiscrète ; il acquitta les dettes de Rodney, après
quoi il lui dit : « Partez, monsieur, vous êtes libre ; allez essayer de
remplir vos promesses. Les Français ne veulent pas se prévaloir des obstacles
qui vous empêchaient de les accomplir : c'est par leur seule bravoure
qu'ils mettent leurs ennemis hors de
combat. » Cette générosité chevaleresque mais intempestive devait coûter cher
à la France. Une
expédition funeste, celle de Savannah, ne tarda pas à prouver combien avait
été prématuré l'enthousiasme causé par la conquête de la Grenade. D'Estaing,
à qui ses instructions prescrivaient de ramener douze vaisseaux en Europe,
écouta les plaintes des Américains, et suivant un mouvement plus généreux que
réfléchi, il résolut de délivrer leurs provinces méridionales. Il se porta
donc vers les côtes de la Géorgie où il surprit un vaisseau et trois frégates
ennemies. De concert avec le général Lincoln, il entreprit de réduire la
capitale de cette province. Savannah, importante place d'armes pour les
Anglais qui s'en étaient rendus maîtres l'hiver précédent. Mais tous les
efforts de la valeur et de l'opiniâtreté échouèrent contre les habiles
dispositions du général Prévost, gouverneur de la ville. Sommé de se rendre,
ce général promit à peu près de capituler ; il demanda un délai qu'on lui
accorda imprudemment et qu'il eut l'art de prolonger. Lorsqu'il eut reçu des
renforts et achevé les fortifications de la place avec le secours des nègres,
il tint un autre langage. D'Estaing, furieux d'avoir été joué, résolut de se
venger d'un ennemi perfide, et fit bombarder Savannah. Prévost, à l'abri
d'inexpugnables retranchements, repoussa vigoureusement les attaques des
Franco-Américains. Un jour, l'impétuosité française poussa jusque sur les
remparts deux cents assaillants qui se hâtèrent d'y arborer un drapeau ; mais
il fallut aussitôt en descendre. Deux régiments de ligne anglais, secondés
par le feu de vingt-cinq canons en batterie, repoussèrent jusque dans leur
camp les audacieux agresseurs. Après avoir couvert la ville d'un nouveau
déluge de feu, on aperçut enfin aux murs une brèche de dix toises. D'Estaing qui
voit avec peine les opérations traîner en longueur, ordonne un dernier assaut
et marche sous la mitraille anglaise, à la tête d'une des colonnes d'attaque,
L'intrépide Casimir Pulawski, chef d'une petite légion polonaise, et Fun des
plus braves défenseurs de la liberté américaine, parvient au haut du rempart
et trouve une mort glorieuse. L'artillerie des ennemis, dirigée avec art et
soutenue par le feu de nombreux soldats, rend la brèche inaccessible, mais le
téméraire d'Estaing n’écoute aucune remontrance ; il veut s'élancer sur le
bastion, au milieu de ses amis et de ses officiers, parmi lesquels Fontanges
et Béthisi, qui, presque tous, sont bientôt mis hors de combat. Lui-même
tombe blessé au bras et à la jambe ; incapable de se mouvoir, il craint de
rester aux mains des Anglais, lorsqu'il est rencontré par le capitaine
Truguet, lequel, après avoir gravi une partie des remparts, avait été
contraint de les abandonner. Sans perdre un instant, Truguet se charge de
lui, et, avec le secours de deux grenadiers français, il l'arrache à une
captivité certaine. Mais les ennemis font pleuvoir „sur cette faible escorte
une grêle de balles et de mitraille, et les deux grenadiers sont tués.
Cependant le brave capitaine ne se décourage point, et redoublant d'efforts,
il parvient seul à mettre l'amiral en sûreté. Le lendemain (10 octobre), le siège fut abandonné ;
Lincoln se rejeta, avec les Américains, dans la Caroline ; d'Estaing affaibli
par une perte de douze cents hommes, se rembarqua tristement, eut encore à
souffrir de plusieurs coups de vent, et conduisit sa flotte aux Antilles[13]. Là, elle se sépara en trois
escadres ; l'amiral ramena une des trois en Europe. On attendait davantage du
vainqueur de Grenade. Son
apparition dans la Géorgie exerça néanmoins une heureuse influence sur la
suite des opérations militaires. En effet, le général Clinton se croyant
menacé, évacua Rhode-Island pour concentrer ses forces autour de New-York, et
les Américains rentrèrent paisiblement dans cette position. Un
combat glorieux pour les armes de la France termina l'année 1779 dans les
mers américaines. Le chef d'escadre La Motte-Piquet, ne craignit pas de
s'engager sur la côte de la Martinique, à la tête de trois vaisseaux, contre
quatorze bâtiments anglais, pour secourir une flottille marchande dont il
sauva la moitié. Il rentra heureusement dans la rade de Fort-Royal, après
avoir débarrassé ses trois vaisseaux du milieu des ennemis qui se
promettaient une facile victoire (18 décembre). L'Angleterre
pendant cette année 1779 avait eu la fortune contraire. Elle avait apaisé, il
est vrai, les plaintes des Irlandais, en modifiant pour eux ses lois
exceptionnelles et tyranniques en matière commerciale, et renoncé à ses
discordes intestines. Mais elle avait jeté dans le gouffre de la guerre plus
de vingt millions sterling (500 millions), somme que toutes ses ressources ne pouvaient
fournir sans augmenter le poids déjà accablant de la dette nationale, et
malgré ses dépenses gigantesques, ses escadres s'étaient trouvées
très-inférieures en forces aux armées navales des alliés. Dociles aux
inspirations de la France, les Espagnols avaient saisi l'offensive avec une
rare vigueur sur le continent d'Amérique. Les Indes mêmes n'étaient pas
tranquilles, et de ce pays arrivaient des nouvelles alarmantes. Un corps
d'armée anglo-indien qui s'était engagé imprudemment dans les déserts en se
portant sur Pounah, capitale des Mahrattes, avait été cerné par une multitude
d'ennemis et réduit à une honteuse capitulation. A ce signal, le plus
redoutable des ennemis de l'Angleterre, Haïder-Ali, se préparait à
recommencer les hostilités. En
France, d'Estaing, malgré l'opinion publique qui lui demeura fidèle, fut
écarté du commandement d'Amérique et remplacé par le lieutenant-général comte
de Guichen, un des plus habiles marins de cette époque. Ce dernier partit de
Brest au mois de janvier 1780. Vers le même temps l'amiral Rodney rendu à
l'Angleterre par la chevalerie romanesque de Biron, recevait du cabinet de
Saint-James, la conduite de vingt-deux vaisseaux de ligne et d'un immense
convoi destiné à ravitailler la place de Gibraltar, que serraient de près les
Espagnols. Rodney devait ensuite se rendre aux Antilles. Il enleva d'abord
une flotte marchande espagnole et un vaisseau de ligne qui lui servait
d'escorte. Peu de jours après, il aperçut l'amiral don Juan de Langara
attendant, avec neuf bâtiments, de nombreux renforts, à la hauteur du cap
Sainte-Marie. Rodney se dirigea contre lui et le força au combat. Des deux
côtés le feu dura sept heures. La mer était violemment agitée. Un coup de
vent porta les vaisseaux espagnols contre les rochers de San-Lucar ; un de
ces vaisseaux s'embrasa et six cents braves trouvèrent la mort au milieu des
flots, trois autres se rendirent à l'ennemi. L'intrépide don Juan, resté
presque seul, soutient encore le combat pendant une heure. Enfin blessé
dangereusement, il se voit contraint d'amener son pavillon. Il n'y avait plus
sur le vaisseau amiral, le Phénix, de 80 canons, que vingt hommes en état de
combattre. L'Anglais vainqueur entra sans obstacle clans la rade de
Gibraltar, y introduisit son convoi et fit la plus grande diligence pour se
rendre aux. Antilles où l'attendait un ennemi plus digne de lui. Arrivé
à la Martinique au mois de mars, Guichen en sortit le 17 avril avec
vingt-deux vaisseaux de ligne, et cinq frégates ou cutters portant cinq mille
hommes de débarquement aux ordres du marquis de Bouillé, pour reprendre
Sainte-Lucie. Dans les eaux de la Dominique, il rencontra l'amiral Rodney qui
n'avait que vingt-et-un vaisseaux, mais d'une force supérieure ii ceux de
notre escadre, et l'attaqua sans aucune hésitation. Rodney avait le dessus du
vent. Monté sur le Sandwich, il cherchait des yeux le comte de Guichen qui
avait arboré son pavillon sur la Couronne. Guichen occupait le centre ;
c'est-Pa que les deux amiraux se livrèrent un combat terrible. L'Anglais
cessa le premier son feu pour couper l'avant-garde de l'ennemi. Mais l'amiral
français, par une savante manœuvre, parfaitement exécutée, entraîna toutes
ses forces et le poursuivit. Rodney dont le vaisseau avait été presque
entièrement désemparé par son heureux adversaire, donna en frémissant le
signal de la retraite, et laissa la victoire aux mains des Français. Il alla
réparer sa flotte à Sainte-Lucie. Le 15 mai, les deux armées navales se
trouvèrent en présence ; l'action fut très-vive ; mais sans résultats
décisifs. Le 19, Guichen attendait la bataille ; le bouillant Rodney vint la
présenter. Son avant-garde, aux ordres de l'amiral Rowley et forte de sept
bâtiments, se jeta imprudemment au milieu de notre flotte, qui l'attaqua de
tous côtés. Rodney se disposait il la secourir, un calme survenu tout à coup
enchaîna ses vaisseaux. Cruellement endommagée, elle allait tomber tout
entière au pouvoir des Français, lorsque le vent commença de souffler et
permit enfin aux Anglais de s'avancer sur le champ de bataille. Par ses
efforts et ses habiles manœuvres, Rodney dégagea son avant-garde, se retira
et fut obligé, dans la nuit, de remorquer vers Sainte-Lucie ses vaisseaux mutilés.
Un d'entre eux, de soixante-quatorze, le Cornwal, coula bas avec tout
son équipage, en arrivant au port ; le Conqueror, de même force, ne
put y rentrer qu'avec peine et faisant eau de toutes parts. Le reste de la
flotte alla mouiller à la Barbade. Guichen revint avec tous ses vaisseaux à
la Martinique. Sa gloire lui contait cher : au nombre des victimes de cette
dernière journée, on comptait son fils, lieutenant de vaisseau, déjà
remarquable par ses talents et sa valeur. Ainsi
les événements démentaient les vaines bravades de Rodney. Malheureux dans ses
trois attaques contre la flotte française, il ne put même empêcher Guichen
d'effectuer sa jonction avec l'amiral espagnol Solano qui commandait douze
bâtiments de haut bord, un grand nombre de frégates et douze mille soldats (19 juin). Ce puissant renfort pouvait
décider la conquête des dernières îles anglaises. Par malheur les deux
amiraux ne tombèrent point d'accord sur les opérations qu'ils devaient
accomplir et les vaisseaux de Solano communiquèrent à ceux des Français une
épidémie que la malpropreté avait engendrée parmi leurs équipages et leurs
régiments. Comme les malades, déposés à terre, ne pouvaient recouvrer la Santé
sous le soleil brûlant des Antilles, le comte de Guichen résolut de retourner
en Europe. Là il trouverait un climat plus favorable et des ressources pour
réparer sa flotte. Au lieu de se rendre aux États-Unis, où l'appelaient tous
les vœux des insurgents, il escorta, suivant ses instructions, jusque dans
les eaux de Cadix, la flotte marchande des Antilles, que d'Estaing se chargea
de convoyer ensuite vers la France, avec le secours d'une escadre
franco-espagnole[14]. Les
succès de Guichen, quoique peu décisifs, répandirent l'alarme clans toutes
les îles anglaises, surtout à la Jamaïque dont les craintes paraissaient
assez fondées. En effet, la Jamaïque déjà bouleversée, le 23 février, par une
tempête, venait d'en subir une seconde plus effroyable encore dans les
premiers jours d'octobre. Un ouragan d'une fureur inouïe, submergea clans ses
ports vingt-sept vaisseaux. Ses villes et ses campagnes, où les maisons, les
arbres, les magasins, les étables furent renversés, n'offrirent aux regards
des spectateurs que des ruines et une immense désolation. Incapable de se
défendre, elle eût été la proie des alliés, alors dominateurs de la mer des
Antilles, s'ils eussent connu toute l'étendue de ses désastres. Le 10 de ce
mois, Saint-Christophe, Sainte-Lucie et surtout la Barbade, furent aussi les
victimes d'une semblable convulsion de la nature qui ensevelit six mille
habitants sous les débris de Bridge-Town, sa florissante capitale, dévasta
toutes les campagnes et naufragea trois cent quatre-vingts navires parmi
lesquels plusieurs bâtiments de guerre. Les îles françaises éprouvèrent aussi
de grandes pertes, mais beaucoup moindres que celle des Anglais, évaluées à
plus de quatre-vingts millions. A la
suite de la défaite de Savannah, les États-Unis avaient éprouvé de nouveaux
désastres. Les Anglais avaient reçu des renforts et reconquis toute la
Géorgie. Cornwallis qui dirigeait cette expédition, avait battu l'américain
Lincoln, s'était emparé de Charles-Town, capitale de la Caroline du Sud, et
avait cruellement ravagé cette province (avril-mai 1780). Le général Gates, le vainqueur
de Saratoga, présenta la bataille à Cornwallis, auprès de Cambden (16 août), mais il fut défait et perdit plus
de deux mille hommes. D'ailleurs, les Américains supportaient déjà les
conséquences de leur organisation fédérale ; le désordre s'introduisait dans
l'Union ; l'égoïsme reprenait le dessus et dégradait les cœurs. Pleins de
découragement, ils se refusaient au moindre sacrifice pour la cause générale,
ils ne secondaient que mollement leurs généreux alliés, et se plaignaient de
la maison de Bourbon qui n'employait pas toutes ses forces à la sûreté de
leurs rivages ; chaque province gardait ses ressources pour sa défense, et de
fréquentes désertions paralysaient les opérations de la guerre. Les
circonstances étaient critiques ; aussi Washington déclara-t-il que les
États-Unis étaient perdus si le roi de France n'envoyait en Amérique des
secours plus abondants et plus directs, des subsides réglés, un corps de
troupes plus spécialement affecté à la guerre continentale, et une escadre
qui agirait de concert avec les forces de terre contre les villes de la côte.
Le congrès demanda tous ces secours dont le marquis de Lafayette pressa
lui-même à Paris la formation et le départ. Comme le projet de descente en
Angleterre paraissait oublié pour cette année, Lafayette, accompagné du
chevalier de la Luzerne, nouveau ministre de la cour de France auprès du
congrès, vint rejoindre Washington, et lui annonça l'arrivée de nouvelles
troupes sous les ordres du comte de Rochambeau. Bientôt, en effet, huit
vaisseaux de ligne, quelques frégates et vingt-trois transports, conduits par
le chevalier d'Arzac de Ternay, et portant une somme de dix millions,
déposèrent à Rhode-Island ce général avec six mille hommes d'élite et une
brillante noblesse (juin 1780). Le comte devait reconnaître pour commandant en
chef Washington à qui Louis XVI envoyait un brevet de lieutenant-général de
ses troupes. Rochambeau
et Lafayette publièrent aussitôt une proclamation dans laquelle ils
annonçaient aux Américains leur arrivée, et l'intention du roi de France de
ne pas déposer les armes avant que leur pays fut entièrement délivré du joug
britannique. Les habitants de Rhode-Island reçurent avec joie et
reconnaissance le général et les troupes que leur envoyait Louis XVI. A cette
occasion, Washington écrivit aux citoyens de New-Port : « Mon
bonheur est complet en ce moment, où l'expression de vos sentiments pour moi
s'unit à la manifestation de votre gratitude pour nos alliés. » .....
La conduite de l'armée et de la flotte, conduite si bien appréciée par nos
concitoyens, prouve tout à la fois, la sagesse des chefs, la discipline des
soldats et la magnanimité de la nation. Nous devons y reconnaître également
une nouvelle marque de cette généreuse sollicitude pour le bonheur de
l'Amérique, qui a poussé cette armée sur nos rivages. Heureux présage d'une
entente future, qui doit nous faire espérer que les relations établies entre
les deux nations consolideront de jour en jour leur union, grâce aux solides
liens d'une mutuelle sympathie. » G. WASHINGTON. » De son
côté, Rochambeau heureux de l'accueil flatteur de l'État de Rhode-Island,
chargé de le recevoir, répondait à cet accueil par la lettre suivante
adressée aux membres de la députation de son assemblée générale : « Messieurs. » Le
roi, mon maître, m'envoie au secours de ses bons et fidèles alliés, les
États-Unis d'Amérique. Les troupes que j'amène ne sont que l'avant-garde
d'une armée beaucoup plus considérable qui sera envoyée ici clans le même
but. Le roi m'a ordonné de vous dire que son intention est de vous aider de
tout son pouvoir. » Les
troupes françaises vivront ici comme leurs frères, les Américains, et sous la
plus stricte discipline. Nous serons tous aux ordres du général Washington,
heureux de contribuer à ses succès. » Les
sentiments d'amitié que vous me témoignez, messieurs les membres de
l'assemblée générale, me pénètrent de reconnaissance. Comptez sur moi et sur
mes troupes, à la vie et à la mort, et considérez-nous comme vos frères et
vos meilleurs amis. » Le comte de ROCHAMBEAU.[15] » Quelques
mois après l'arrivée du comte, une nouvelle escadre confiée à La Touche-Tréville,
débarqua un pareil nombre d’hommes en Amérique. La petite armée de
Rochambeau, malgré son désir de se mesurer avec l'ennemi, resta plusieurs
mois dans l'inaction à Rhode-Island où elle fut bloquée par les forces
supérieures de l'escadre anglaise. Mais elle acheva les fortifications
qu'avaient commencées les insurgents et se protégea avec tant d'art que le
général sir Henry Clinton ne put l'attaquer. Pendant ce temps l'aiguillon de
l'adversité réveillait le courage des Américains, l'ardeur qui, avait éclaté
dans les premiers temps de la révolution et que la prospérité avait amortie
se ranimait en présence du danger. Quant
aux. Anglais, ils ne s'endormaient pas. Pour eux tous les, moyens étaient
bons s'ils devaient les conduire à leurs fins, Bientôt ils s'attachèrent à
faire naître des défections dans l'armée américaine et à séduire par l'appât
de leurs promesses l'avidité ou l'ambition des hommes sans vertu. Ils
réussirent auprès du général Arnold, qui s'était distingué clans les
campagnes précédentes par mille actions d'éclat, mais dont les vices
perçaient de toutes parts. Accusé de déprédations et condamné à la réprimande
publique, cet homme à l'âme corrompue, résolut de se venger, par la trahison,
des prétendues insultes du congrès. Il s'entendit avec les Anglais qui le
trouvèrent accessible à l'or et aux promesses, et convint de leur livrer le
poste inexpugnable de West-Point, élevé sur la rivière du nord. Si le traître
eut réussi, Clinton devenait maître de tout le cours de l'Hudson. Mais sa
perfidie fut découverte ; il parvint cependant à s'échapper et passa dans le
camp des ennemis auxquels il ne porta qu'une valeur et une cruauté inutiles.
Le major André, jeune homme adroit, persuasif, insinuant, et d'un courage à
l'épreuve, qu'Arnold avait admis à une conférence secrète, n'eut pas le même
bonheur. ll fut arrêté et pendu comme espion, malgré les efforts de Clinton
pour obtenir sa liberté. Le vide
qu'Arnold laissait dans l'armée américaine était comblé d'avance ; Washington
avait autour de lui une élite d'hommes dévoués, et parmi ceux qui jouissaient
de sa confiance était Kosciusko, un de ces illustres débris de l'émigration
polonaise, qui, après avoir vu succomber sa patrie, était venu attendre dans
le nouveau inonde l'occasion de la servir encore. Kosciusko, aide de camp de
Washington, avait constamment sous les yeux l'exemple d'une haute vertu : il
admirait et brûlait d'imiter tout ce qu'une âme généreuse peut faire pour son
pays, et clans les intervalles de loisir que lui laissaient ses devoirs
militaires, souvent il se retirait seul pour songer à la patrie absente. Le
jeune héros méditait à West-Point la délivrance de la Pologne, en servant
avec fidélité une cause semblable. Vers
cette même époque, une crise violente agitait l'Angleterre : l'administration
était impuissante ; les whigs reconquéraient leur ancien ascendant et les
invectives populaires avilissaient la couronne. Les cris d'indépendance et de
liberté poussés par les Américains, ne trouvaient nulle part plus d'écho
qu'en Irlande, et des émeutes jetaient, l'épouvante dans Londres. Cent mille
individus conduits par lord Georges Gordon, démagogue exalté et protestant
fanatique, assiégèrent la chambre des Communes, incendièrent les églises des
catholiques, forcèrent les prisons et jetèrent sur le pavé tous les
malfaiteurs qu'elles renfermaient. La populace la plus vile et la plus
abjecte domina pendant trois jours dans la capitale exposée à la dévastation
et au meurtre. Cette terrible insurrection ne put être apaisée que par une
véritable bataille qui coûta la vie à six mille des rebelles (juin 1780). En même temps la France,
malgré la grandeur de ses premiers sacrifices, répondait à l'appel de
Washington, envoyait de nouveaux secours aux Américains, couvrait la mer de
ses flottes, et renouvelait par ses succès les terreurs de sa rivale. Enfin
un événement de la plus haute importance dans les transactions de la
politique européenne frappa d'un coup funeste la suprématie maritime à
laquelle prétendait l'Angleterre. Depuis
un siècle, l'amirauté britannique s'était arrogé le droit de visiter, en
temps de guerre, les vaisseaux des puissances neutres et de les confisquer
s'ils transportaient des munitions et des matériaux de construction, ou s'ils
trafiquaient avec des ports déclarés en état de blocus. Par les soins et
l'habileté de Vergennes, l'impératrice de Russie, Catherine II, résolut de
profiter de la triste situation où se trouvait l'Angleterre pour rétablir
l'honneur de son pavillon. Elle déclara son intention d'une manière positive,
mais au lieu d'attaquer directement avec tous ses alliés l'ennemi commun, et
de le forcer à reconnaître l'indépendance des mers, elle adopta le système de
neutralité armée. La tzarine permit à Panin, son premier ministre,
d'ailleurs peu favorable aux Anglais, d'envoyer aux puissances belligérantes
et aux cours de Suède et de Danemark : un manifeste dans lequel la Russie se
plaignait des vexations maritimes de l'Angleterre. Elle y posait aussi en
principe : 1° que les vaisseaux neutres ont droit de naviguer de port en port
et sur les côtes des nations en guerre ; 2° que les effets appartenant aux
sujets des puissances belligérantes doivent être respectés sur les vaisseaux
neutres ; 3° qu'il n'y a d'autres objets de contrebande que les armes, équipements
et munitions de guerre ; que les seuls ports bloqués sont ceux devant
lesquels se tient à demeure et à proximité une force navale ennemie (mars 1780). Cette
déclaration de la Russie n'était que l'expression des principes de la France
qui s'efforçait de les faire triompher clans toutes les cours de l'Europe.
Aussi Louis XVI s'empressa-t-il de l'accepter (25 avril 1780) et d'y répondre dans les termes
les plus libéraux. « La guerre, dit-il à Catherine II, dans laquelle le roi
se trouve engagé, n'ayant d'autre objet que l'attachement de S. M. au
principe de la liberté des mers, elle n'a pu voir qu'avec une vraie
satisfaction l'impératrice de Russie adopter le même principe et se montrer
résolue à le soutenir. Ce que S. M. I. réclame de la part des puissances
belligérantes, n'est autre chose que les règles prescrites à la marine
française, et dont l'exécution est maintenue avec une exactitude connue et
applaudie de toute l'Europe. La liberté des bâtiments neutres, restreinte
dans un petit nombre de cas seulement, est une conséquence directe du droit
naturel, la sauvegarde des nations, le soulagement même de celles que le
fléau de la guerre afflige. Aussi le roi a-t-il désiré procurer,
non-seulement aux sujets de t'impératrice de Russie, mais à ceux de tous les
États qui ont embrassé la neutralité, la liberté de naviguer aux mêmes
conditions qui sont énoncées dans la déclaration à laquelle Sa Majesté répond
aujourd'hui. Elle croyait avoir fait un grand pas vers le bien général, et
avoir préparé une époque glorieuse pour son règne en fixant par son exemple
les droits que toute puissance belligérante peut et doit reconnaître être
acquis aux navires neutres. Son espérance n'a pu être déçue, puisque
l'impératrice, en se vouant à la neutralité la plus exacte, se déclare pour
le système que le roi soutient au prix du sang de ses peuples, et qu'elle
réclame les mêmes lois dont Sa Majesté voudrait faire la base du code maritime
universel. S'il était besoin de nouveaux ordres pour que les vaisseaux,
appartenant aux sujets de Sa Majesté Impériale, n'eussent aucun lieu de
craindre d'être inquiétés dans leur navigation par les sujets du roi, Sa
Majesté s'empresserait à les donner, mais l'impératrice s'en reposera sans
doute sur les dispositions de Sa Majesté consignées dans les règlements
qu'elle a publiés. Elles ne tiennent point aux circonstances ; elles sont
fondées sur le droit des gens ; elles conviennent au prince assez heureux
pour trouver toujours dans la prospérité générale la mesure de celle de son
royaume. Le roi souhaite que Sa Majesté impériale ajoute aux moyens qu'elle
prend pour fixer la nature des marchandises dont le commerce est réputé de
contrebande en temps de guerre, des règles précises sur la forme des papiers
de mer dont les vaisseaux russes seront munis. Avec cette précaution, Sa
Majesté est assurée qu'il ne naîtra aucun incident qui puisse lui faire
regretter d'avoir rendu, pour ce qui la concerne, la condition des
navigateurs russes aussi avantageuse qu'il soit possible en temps de guerre.
D'heureuses circonstances ont déjà mis plus d'une fois les deux cours à
portée d'éprouver combien il importait qu'elles s'exprimassent avec franchise
sur leurs intérêts respectifs. Sa Majesté se félicite d'avoir exprimé sa
façon de penser sur un point intéressant pour la Russie et pour les
puissances commerçantes de l'Europe. Elle applaudit d'autant plus sincèrement
aux principes et aux vues qui dirigent l'impératrice, que Sa Majesté partage
le sentiment qui a porté cette princesse à des mesures d'où doivent résulter
également l'avantage de ses sujets et celui de toutes les nations. » L'Espagne
suivit bientôt l'exemple de la France. La Suède et le Danemark adhérant à la
neutralité armée, s'engagèrent à la soutenir par les armes, et les trois
puissances du nord résolurent, dans cette intention, d'équiper trente-six
vaisseaux de ligne, vingt frégates et plus de cent petits bâtiments. Plus que
toute autre nation la Hollande avait souffert des outrages de la
Grande-Bretagne, et n'aspirait qu'à se venger de cette puissance. Mais
Guillaume V, son stathouder, entièrement dévoué aux intérêts de Georges III,
traîna son accession en longueur, et ce fut l'Angleterre qui déclara
brusquement la guerre aux États-Généraux (20 décembre 1780). La Prusse, l'Autriche, et le
Portugal même secouant le joug anglais, signèrent ensuite cette ligue
pacifique, fondée sur les principes du droit commun et destinée à protéger le
commerce de leurs sujets. Cette vaste confédération des puissances continentales
aurait pu exercer une haute influence en Europe et affranchir pour toujours
l'Océan ; mais Catherine II fixant sur Constantinople ses vues ambitieuses,
ne déploya point toute l'énergie que réclamait la question maritime, et
négligea le protectorat dont Vergennes l'avait armée. Malgré
cette résistance aux prétentions dominatrices de l'Angleterre, l'inquiétude
régnait dans le cabinet de Versailles, car la guerre répondait mal aux
grandes espérances qu'il en avait conçues et aux immenses sacrifices qu'elle
nécessitait. Le directeur des finances attribuait le peu de succès de nos
armements au caractère indécis, aux instructions timides et ambiguës du
ministre de la marine Sartine, habile à créer des forces navales[16], mais ignorant dans l'art de
les diriger[17]. Il parait qu'à cette ignorance
le ministre joignait une inconcevable ineptie dans la comptabilité de soit
département où régnait un désordre extrême. En 1780, il avait dépassé de
dix-sept millions la somme énorme de cent vingt-six millions alloués à la
marine, et cependant plusieurs mois de solde étaient dus aux équipages et
tous les services étaient sans cesse en retard. Necker voulait d'ailleurs se
débarrasser d'un ennemi dans le Conseil. Il exigea donc la révocation de Sartine
et fit suggérer à la reine, fatiguée de l'influence éternelle de Maurepas, de
le remplacer par le marquis de Castries, étranger à la marine, mais d'un zèle
infatigable, d'un caractère plein de fermeté et d'énergie (14 octobre
1780)[18]. Deux mois après, l'incapable
ministre de la guerre, le prince de Montbarrey, qui ne savait pas imprimer
aux troupes l'élan dont elles avaient besoin, eut pour successeur le marquis
de Ségur, autre protégé de la reine, administrateur intelligent, que recommandaient,
comme son collègue de la marine, ses qualités civiles et ses vertus
militaires[19]. Ce brave officier avait perdu
un bras à la bataille de Lemfeld. La nomination de ces deux hommes, chers à
l'armée, à Marie-Antoinette, à la cour, et dévoués aux vues de Necker,
augmenta encore l'influence du directeur des finances ; dès ce moment il
conçut l'espoir de renverser Maurepas, déjà étonné par ces deux défaites. Necker
était parvenu au comble de la faveur. Il avait toute l'autorité d'un premier
ministre, sans en avoir le nom. Les philosophes en faisaient leur idole, les
capitalistes leur point d'appui, les agioteurs l'âme et le soutien de leurs
opérations ; le peuple voyait en lui un zélé bienfaiteur. Mais il avait des
ennemis dans les parlements, dans le clergé, au Conseil, à la cour. Afin
d'augmenter sa popularité et de consolider encore son pouvoir, il résolut
d'ouvrir aux yeux du public le secret des finances et obtint du roi la
permission de publier son Compte-Rendu, dont toutes les pièces justificatives
avaient été soumises à Maurepas. Cette innovation, indispensable à la
fondation du crédit public, était, disait-il, tout le secret de la prospérité
financière de l'Angleterre. La sensation que produisit ce rapport ou plutôt
ce grand acte, fut prodigieuse. La nation qui avait jusqu'alors également
ignoré « et le montant des subsides qu'elle fournissait à la couronne, et le
rapport des dépenses avec les recettes annuelles du trésor, et la somme des
engagements extraordinaires contractés par l'État[20], » poussa un cri
d'enthousiasme à la vue de la lumière que Necker venait de répandre sur les
obscurs détours du labyrinthe des finances. On applaudit aux considérations
d'administration et de politique, aux idées morales et philanthropiques
étalées avec trop d'amour-propre, sans cloute, mais avec une grande sincérité
par l'auteur du Compte-Rendu. On lut avidement cet état de la fortune
publique, ce rapport détaillé sur les diverses branches des revenus du
royaume, sur les frais, le mode de leur perception, et l'emploi des
contributions nationales. Ce fut avec reconnaissance que la France accepta le
projet de transformer les gabelles en un impôt uniforme sur le sel, et
d'abolir les douanes intérieures, l'extinction promise des pensions et des
rentes viagères, les nouvelles économies préparées. « Les résultats
annoncés étonnaient et confondaient l'imagination. Au milieu de la guerre, et
sans contributions nouvelles, non-seulement le déficit avait disparu, mais
les revenus excédaient de dix millions deux cent mille livres les dépenses
ordinaires. Encore le directeur des finances disait-il qu'on pourrait ne
point compter dans ces dépenses, dix-sept millions trois cent mille livres
qu'il destinait à des remboursements[21]. Les
étrangers, et clans le parlement anglais, les ministres et les membres de
l'opposition, lord North aussi bien que Burke, mêlèrent leurs voix à celles
des Français pour faire entendre l'éloge du grand ministre, « du nouveau
Sully. » Au bruit d'un concert universel de louanges, la confiance se ranima
et jamais elle ne se manifesta avec un tel abandon : toutes les bourses
s'ouvrirent et le directeur général put réaliser, en quelques semaines, 235
millions d'emprunts[22]. Il faut
cependant le reconnaître, le Compte-Rendu était un travail qui paraissait
prouver beaucoup et qui ne prouvait rien. Le résultat merveilleux qu'il
annonçait n'était pas clairement démontré. On ne voyait pas, malgré de vraies
économies et des réformes administratives, par quel miracle Necker y était
arrivé. Ce compte de finances, singulièrement incomplet, ne présentait que
les états des recettes et des dépenses ordinaires, ne s'appliquant en
particulier à aucune année. Il n'indiquait point les quittances d'emploi, les
emprunts, les charges extraordinaires de la guerre, les dispositions
financières du service des armées, la dette flottante, le bilan spécial de
l'année 1781, où l'on entrait. Enfin, il trahissait le projet d'en revenir au
moyen proposé par Turgot, l'égale répartition des charges de l'État. A cette
révélation imprévue des mystères jusqu'alors inviolables du système
financier, les ennemis de Necker crièrent au sacrilège[23]. Maurepas, qui ne lui
pardonnait pas d'aspirer à l'indépendance, donna le signal des attaques, et
se vengea par des railleries, son arme ordinaire. Le Compte-Rendu avait paru
avec une couverture bleue : « Avez -vous lu le conte bleu ? » demanda-t-il â
quelqu'un ; le mot fut applaudi et le directeur général se vit désormais
exposé à tous les traits de la haine la plus envenimée. Sous les drapeaux de
ses premiers ennemis accoururent les grandes familles administratives, le
conseil d'État, les grands officiers de la couronne et d'autres puissants
seigneurs, alarmés de la suppression des intendants des finances et de ceux
du commerce, de la réforme des fermes, de la suppression des charges
inutiles, de la menace suspendue sur les pensions, du projet d'abolir les
péages de routes et de rivières. Aux favoris, aux courtisans, à ces prétendus
hommes d'état qui représentaient l'innovation de Necker comme un attentat à la
majesté du trône, il faut joindre les ministres, sauf Castries et Ségur,
jaloux do son influence, et les frères du roi parce qu'il fermait le trésor
public à leur avidité ou à leurs folles dépenses. Aussi deux grands artisans
d'intrigues, Cromot et Bourboulon, directeurs des finances de Monsieur et du
comte d'Artois, eurent-ils recours aux moyens les plus odieux pour lui
susciter des adversaires et des obstacles. Chaque jour se multiplièrent
contre le directeur général des écrits anonymes, des critiques scandaleuses,
des pamphlets dans lesquels sa religion, sa naissance, sa femme, les époques
et les progrès de leur fortune, étaient livrés, comme son administration, à
la risée où à l'examen du public[24]. Il était donc assailli par les
mêmes haines et les mêmes perfidies qui avaient jadis renversé Turgot. Mais
cette nouvelle ligue n'était pas aussi puissante que la première : la reine
n'en était plus. La reine avait conçu les plus heureuses espérances des
opérations de. Necker, dont elle avait favorisé la nomination à la direction
des finances, et souvent elle protégea ce ministre près du roi, contre les
attaques de ses adversaires. Le clergé lui-même n'était pas unanime dans son
hostilité ; les évêques politiques et philosophes, tels que les Boisgelin,
les Colbert, les Dillon, les Loménie, les Cicé, appuyaient les mesures du
directeur général. M. de Beaumont, archevêque de Paris, ennemi déclaré des
jansénistes et des incrédules, s'était laissé gagner par les procédés
généreux du ministre, par son zèle pour les institutions de bienfaisance ;
l'exercice mutuel de la charité chrétienne avait établi d'amicales relations
entre le vertueux prélat et le calviniste philanthrope. Instruit
de l'opposition formée contre Necker par les nombreuses remontrances qu'on
faisait arriver jusqu'à lui sous toutes les formes, Louis XVI s'effraya
d'avoir autorisé la publication du Compte-Rendit, d'avoir ainsi livré le
secret des finances aux recherches de la curiosité du peuple. Vergennes,
maître de la confiance du roi, profita de sa disposition au repentir pour lui
démontrer, dans un Mémoire confidentiel, le danger de laisser « la plus
délicate des administrations du royaume dans les mains d'un étranger, d'un
républicain, d'un protestant, » dont les nouveautés fatales entraînaient la
monarchie à sa ruine. De son côté, Maurepas saisit un moment favorable, où
Louis XVI lui demandait des conseils, et lui peignit sous les couleurs les
plus énergiques le tort que faisait à son pouvoir l'audacieux citoyen de
Genève. « Son Compte-Rendu, ajouta-t-il, est un vrai manifeste contre vos
droits héréditaires. C'est à vous que l'on parait rendre ce compte, mais
c'est au peuple qu'il est en effet rendu ; d'un roi de France il a fait un
roi d'Angleterre. » L'année
même de son entrée au département des finances, Necker avait remis
confidentiellement au roi un mémoire pour obtenir son adhésion à
l'établissement des assemblées provinciales. Maurepas, avec une indiscrétion
calculée, mit au jour cette pièce que son auteur destinait au mystère, et
Monsieur, par une inconcevable perfidie, en fit parvenir des copies aux
intendants, aux parlements, aux fermiers généraux, à tous ceux dont l'intérêt
particulier repoussait toute innovation favorable à l'intérêt public. Elle
montrait jusqu'à l'évidence la puérilité des craintes de Vergennes sur le
prétendu républicanisme de Necker ; mais le ministre y dévoilait les vices du
régime oppresseur des intendants, les abus du système financier et attaquait
les parlements : « comme tous les corps qui veulent acquérir du pouvoir en
parlant au nom du peuple... Il faut soustraire aux regards continuels de la
magistrature les grands objets d'administration.... par une institution des
administrations provinciales) qui, en remplissant le vœu national, convienne
également au gouvernement[25]. » Cette
révélation exaspéra les adversaires du directeur général et souleva ceux des
membres de la magistrature qui ne s'étaient pas encore déclarés contre lui.
Aussitôt un concert de malédictions s'éleva contre l'ambitieux qui voulait
fixer sur lui l'attention générale, qui achetait la popularité au prix de la
reconnaissance, et qui, substituant le rôle d'un tribun à celui de conseil
d'un prince, semblait en appeler au peuple contre le monarque. En un mot,
Necker fut marqué du sceau de la proscription. Dans le parlement de Paris, le
fougueux d'Eprémesnil donna un libre cours à ses déclamations contre le
ministre qui érigeait en principe l'arbitraire royal, et quelques conseillers
proposèrent même de le décréter pour attentat aux lois de l'État. « Il fallut
que Louis XVI dit au premier président qu'un mémoire destiné au roi seul ne
pouvait être l'objet des recherches du parlement. Ce corps se dédommagea en
refusant d'enregistrer l'édit de création d'une assemblée provinciale (celle
de Moulins), et en arrêtant qu'il serait rédigé des remontrances contre ce
mode d'administration[26]. » Dans
cette lutte opiniâtre entre Necker et ses ennemis, le directeur général, fort
de l'opinion, déploya une grande fermeté de caractère, qu'il -poussa quelque
fois jusqu'à l'intolérance. Ainsi il parla d'envoyer à la Bastille les
écrivains qui oseraient décrier son livre[27]. « Attaquer le Compte-Rendu,
s'écria-t-il indigné, c'est commettre un crime d'État, c'est brûler la flotte
de Brest[28]. » Irrité contre les
libellistes, il demandait qu'on les éloignât de la maison du comte d'Artois,
dans laquelle ils occupaient des emplois. Bourboulon ayant publié des
Observations sur le Compte-Rendu, Necker suivit une conduite plus digne de
son caractère ; il exigea que tous les faits qui étaient contestés &lis
cet ouvrage fussent publiquement vérifiés, et ils le furent en Conseil par
Maurepas, Vergennes et Miromesnil, ses ennemis. C'était là une belle réponse
à la calomnie, niais il la trouva pas suffisante. Attaqué
par des haines incroyables, ébranlé dans son dédit, sans lequel il ne se
croyait aucun moyen d'être utile, Necker voulut obtenir une marque éclatante
de la protection et de la confiance du roi ; il demanda son entrée au Conseil
dont le tenait éloigné sa qualité de protestant. Il y jugeait sa présence
indispensable pour la discussion de ses projets, de ses vues en matière de
finances, et pour répondre à ses adversaires[29]. Louis XVI hésitait, Maurepas
inquiéta facilement la conscience du monarque, triompha de son irrésolution
et fit savoir au directeur général qu'il aurait, une place au Conseil, s'il
abjurait solennellement les erreurs de Calvin ; mais par une sorte de
compensation dérisoire il lui accordait les entrées de la Chambre dont il ne
voulait pas. Cette proposition était un outrage ; Necker adressa sa démission
au roi (19
mai 1781). La reine
le fit appeler et le pressa vivement de rester pour l'amour du roi et de la
France. Dans l'espoir de vaincre sa résistance, elle lui observa que la santé
dépérissante et l'âge de Maurepas faisaient prévoir sa fin prochaine et
qu'alors rien ne pourrait s'opposer au bien qu'il voulait opérer[30]. Marie-Antoinette ne put
ébranler sa résolution, et versa des larmes en le voyant s'éloigner. Cette
démission étonna le roi qui s'empressa néanmoins de consulter Maurepas sur le
choix d'un successeur. Pendant ce temps on vit s'agiter autour de lui avec
les marques de la plus vive inquiétude tous les amis de Necker ; ils
voulaient empêcher une retraite regardée par eux comme une calamité publique.
Le plus ardent de ses défenseurs, le marquis de Castries, adressa alors au
roi les plaintes les plus touchantes[31]. Mais Louis XVI à qui Maurepas
avait exagéré le péril des prétentions du directeur général[32] accepta sa démission avec
plaisir ; il parut cependant blessé de la forme insolite du billet que lui
avait écrit le ministre, sur un petit carré de papier, sans titre ni vedette[33]. Cinq jours après, Maurepas
rétablit les fonctions- de contrôleur général des finances pour Joly de
Fleury, conseiller d'État, agréable conteur d'anecdotes, mais qui n'avait
aucune renommée comme administrateur. La
retraite et la disgrâce de Necker excitèrent à Paris et dans les provinces un
sentiment d'inquiétude et (l'affliction presque générale. A la première
nouvelle, la foule se répandit dans les promenades, les cafés et les rues ;
mais la consternation était peinte sur tous les visages et partout régnait un
silence extraordinaire ; il n'eut pas été prudent de témoigner un sentiment
de joie. Le peuple poursuivit de ses menaces l'intrigant Bourboulon, qu'il
aperçut au Palais-Royal. Madame Louise, la tante du roi, écrivit à Necker du
fond de son couvent, où venaient souvent la troubler les événements de la
cour, et de tous les points du royaume on lui vota des adresses remplies de
sentiments de respect et d'affection[34]. Le ministre démissionnaire
était allé s'établir à sa maison de campagne de Saint-Ouen, à huit kilomètres
de Paris ; il y fut suivi par une procession de carrosses presque
continuelle. Des hommes de toutes les classes et de toutes les conditions
s'empressèrent de lui porter l'hommage de leurs regrets. On remarqua, dans la
foule immense des visiteurs, l'archevêque de Paris, les ducs d'Orléans et de
Chartres, le prince de Condé, le prince de Beauveau, le vieux maréchal de
Richelieu, le duc de Choiseul, les Biron, les Noailles, les Luxembourg[35]. Les étrangers unirent leurs
regrets à ceux de la France. Joseph II Catherine II, la reine de Naples, le
roi de Pologne, lui écrivirent pour lui offrir l'administration de leurs
finances. Necker n'accepta point un tel dédommagement, quelque honorable
qu'il pût être ; plein de confiance en liii-même, il attendit, au sein de la
retraite, que la force des circonstances lui ramenât le roi. Telle fut la première administration de Necker, pendant laquelle, malgré sa vanité et ses faiblesses, le ministre identifia son ambition personnelle à l'intérêt du roi et de la France. Elle ne fut point marquée, il est vrai, du brillant caractère qui constitue la gloire, mais à cette époque de guerre et de crise, elle avait rendu des services essentiels, incontestables, en obtenant du crédit public de concourir aux efforts de l'ait. Pendant son passage au département des finances, Necker avait été le ministre de la bienfaisance royale dans une foule de pieuses institutions. S'il n'avait pu réaliser ses plans d'améliorations et corriger les abus dont il s'était déclaré le censeur, il avait soutenu trois ans la guerre, au moyen d'emprunts[36], sans recourir à l'impôt, empêché, la banqueroute prévue par Turgot[37], et laissé dans le trésor des fonds assurés pour une année entière. |
[1]
Les écrits du temps ont conservé le souvenir des honneurs exagérés que la
capitale rendit à la conduite de ce prince. « Rien de plus curieux à voir, dit
Bachaumont, que le délire des Parisiens en faveur du duc de Chartres. Avant de
se montrer à l'Opéra, il fut obligé de paraître sur son balcon avec madame la
duchesse, et d'y recevoir les acclamations de tout le peuple.
« Rendu à l'Opéra, tout le monde se leva, et il fut
applaudi pendant vingt minutes : l'orchestre se joignit aux clameurs de
l'assemblée en exécutant une fanfare triomphale. On avait délibéré dm lui
présenter une couronne, mais on n'osa pas. » (Bachaumont, Mémoires, t.
XIII.)
[2]
Henri Martin, Histoire de Fronce, t. XIX, p. 296.
[3]
« Le roi n'aimait pas le caractère du duc de Chartres, et la reine le tint
toujours éloigné de sa société particulière. C'est donc sans aucune espèce de
probabilité que quelques écrivains ont attribué à des sentiments de jalousie ou
d'amour-propre blessé, la haine qu'il a manifestée contre la reine, dans les
dernières années de leur existence. » (Madame Campan, Mémoires, t. I,
chap. IV, p. 93-91).
[4]
L. Guérin, Histoire maritime de France, t. II, p. 316.
[5]
Marshall, Vie de Washington, t. IV, p 6.
[6]
Le congrès promit cependant 300 piastres à celui qui découvrirait les assassins
du comte de Saint-Sauveur, niais toutes ses recherches furent inutiles.
[7]
LAUZUN, Mémoires,
édition in-8°, 1822, p. 323.
[8]
Histoire de la dernière guerre, t. II, p. 82.
[9]
« La reine m'a souvent répété qu'elle ne s'était mêlée qu'une fois des intérêts
de l'Autriche ; et seulement pour réclamer l'exécution du traité d'alliance, à
l'époque où Joseph H eut la guerre avec la Prusse et avec la Turquie ; qu'elle
avait alors demandé qu'on lui envoyât une armée de vingt-quatre mille hommes,
au lieu de quinze millions, double clause qui avait été laissée en arbitrage
dans le traité, le cas arrivant que l'empereur eût une juste guerre à soutenir
; qu'elle ne put l'obtenir, et que M. de Vergennes, dans un entretien qu'il
avait eu avec elle à ce sujet, avait mis fin à ses instances, en lui disant
qu'il répondait à la mère du dauphin et non à la sœur de l'empereur. Les quinze
millions furent envoyés. » (Madame Campan, Mémoires, t. II, chap. XIII,
p. 29).
[10]
Flassan, Histoire de la diplomatie, t. VII, liv. VII. — Frédéric II.
Œuvres posthumes, t. V.
[11]
Léon Guérin, Histoire maritime de France, t. II, p 163.
[12]
Léon Guérin, Histoire maritime de France, t. II, p 165 et suivantes.
[13]
Il parait que d'Estaing eut, aux Antilles de violents démêlés avec le marquis
de Bouillé, gouverneur général de la Martinique et des îles du Levant. Le
passage suivant d'une de ses lettres manuscrites, cité par M. Amédée Renée,
dans son ouvrage de Louis XVI et sa cour, nous fournit une preuve de ces
différends : « Voici, écrit-il, une lettre pour le marquis de Bouillé ; elle
est uniquement dictée par le désir qui me domine, celui de le modérer, et de
vivre avec lui avec toute l'honnesteté, mais avec toute la franchise militaire
; ces deux sentiments que vous possédez si bien trouveront nu bon organe en
vous. Si vous ne réussissez pas, il se battra les flancs tout seul, car je ne
préviendrai, ny le ministre, ny les généraux d'armées sur rien ; mon projet est,
s'il fait un plédoyer, de ne pas y répondre. Si vous aprenez des nouvelles de
France ou d'ailleurs, mandez-les moi, je vous prie. Cecy est une Thébayde, et
je ne descends pas plus à terre qu'à l'ordinaire...
« En rade du fort Royal, le 7 février 1779. »
(Collection d'autographes de M. Amédée Renée).
[14]
Léon Guérin, Histoire maritime de la France, t. II, p. 403. — Histoire
de la dernière guerre, t. II, p. 420, 475-481.
[15]
Nous considérons avec le journal la Patrie, comme une bonne fortune, la
publication d'une partie de la lettre de Washington et de la lettre de
Rochambeau. Ce sont deux documents inédits, dont l'authenticité n'est pas
douteuse. « Ces lettres, suivant la Patrie, furent adressées au père du célèbre
philosophe Channing, et M. Alexandre Wattemare les a retrouvées chez le docteur
Walter Channing, frère du philosophe et médecin à Boston. » (Voir le journal la
Patrie du 23 février 1859). Nous croyons que ces lettres occupent ici leur
véritable place, quoiqu'elles portent la date de mars 1781 ; c'est sans doute
par erreur.
[16]
En 1780, la France avait ouvert la campagne avec soixante-dix-neuf vaisseaux de
ligne, dont quatre de cent dix canons, cinquante-neuf frégates et nombre de
bâtiments inférieurs. (Léon Guérin, t. II, p. 489).
[17]
Necker alla chez M. de Sartine quelques jours après sa nomination ; « il avait
fait tapisser sa chambre de cartes géographiques, et dit à M. Necker, en se
promenant dans ce cabinet d'étude : « Voyez quels progrès j'ai déjà faits ; je
puis mettre la main sur cette carte, et vous montrer, en fermant les yeux, où
sont les quatre parties du monde. » Ces belles connaissances n'auraient pas
semblé suffisantes en Angleterre pour diriger la marine. » (Madame de
Staël, Considérations sur les principaux événements de la révolution
française, 1re partie, chap. VIII, p. 51).
[18]
Le parti de Necker, puissant à la cour, ne craignit pas de chansonner Sartine,
congédié, disait-il, pour un fait de concussion :
Sartine qui
longtemps nous balaya les rues,
Et les filles
d'honneur perdues,
Les voleurs, les
escrocs et les mauvais sujets,
Par une audace
extrême,
Des mers voulut
aussi balayer les Anglais,
Mais pour avoir
trop cher fait payer ses balais.
Il s'est vu
balayer lui-même.
[19]
« La disgrâce de M. de Montbarrey, homme sans talents et sans mœurs, fut
généralement approuvée ; on l'attribuait avec raison à la reine ; il avait été
placé au ministère par M. de Maurepas, et soutenu par sa vieille femme : l'un
et l'autre furent, plus que jamais, déchaînés contre la reine et la société
Polignac. » (Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. X, p. 261).
[20]
Bailli, Histoire financière, t. II, p. 234.
[21]
Droz, t. I, p. 283.
[22]
« Il ne se présentait pas un emprunt que le double ne fût offert au Trésor
royal. » (Weber, Mémoires, t. I, chap. II, p. 141).
[23]
« Les courtisans criaient contre les mesures de publicité en finances, les
seules propres à fonder le crédit, et néanmoins ils sollicitaient avec une
égale véhémence, pour eux et les leurs, tout l'argent que ce crédit même
pouvait à peine fournir. Cette inconséquence s'explique toutefois par la juste
crainte qu'ils éprouvaient de voir le jour entrer dans les dépenses qui les
concernaient ; car la publicité de l'état des finances avait aussi un avantage
important, celui d'assurer au ministre l'opinion publique dans les divers
retranchements qu'il était nécessaire d'effectuer. » (Madame de Staël, Considérations
sur la révolution française, 1re partie, chap. VIII, p. 59, édition
Charpentier.
[24]
« Dans une des maisons des princes il se trouvait une espèce d'intendant, M. de
Sainte-Foix, intriguant tranquille, mais persévérant dans sa haine contre tous
les sentiments exaltés... M. de Maurepas l'employa pour faire répandre des
libelles contre M. Necker. Comme il n'y avait point en France de liberté de la
presse, c'était une chose toute nouvelle que des écrits contre un homme en
place, encouragés par le premier ministre, et, par conséquent, distribués
publiquement à tout le monde. » (Madame de Staël, Considérations sur la
révolution française, 1re partie, chap. VIII, p. 52).
[25]
Soulavie, Règne de Louis XVI, t. IV, p. 121.
[26]
Droz, t. I, p. 300.
[27]
« Il fallait, et M. Necker se l'est bien souvent répété depuis, il fallait
mépriser ces pièges tendus à son caractère ; mais madame Necker ne put
supporter la douleur que lui causait la calomnie dont son époux était l'objet ;
elle crut devoir lui dérober la connaissance du premier libelle qui parvint
entre ses mains, afin de lui épargner une peine amère. Mais elle imagina
d'écrire à son insu à M. de Maurepas pour s'en plaindre, et pour lui demander
de prendre les mesures nécessaires contre ces écrits anonymes : c'était
s'adresser à celui même qui les encourageait en secret. » (Madame de
Staël, Considérations sur la révolution française, ire partie, chap.
VIII, p. 52).
[28]
Monthyon, Particularités sur les ministres des finances.
[29]
« En qualité de calviniste, M. Necker ne pouvait entrer de sa personne an
conseil du roi. Il demanda qu'il lui fût permis d'y paraître enfin, pour y
expliquer ses vues, et répondre à son adversaire en combattant ses erreurs ou
ses opinions.
« Rien n'était plus sensé, rien n'était plus juste que
la demande du contrôleur général. Le roi, pour plaire au vieux Maurepas,
accorda les entrées de la Chambre que ne demandait pas son ministre des
finances, et lui refusa l'entrée au conseil, qui lui était d'une indispensable
nécessité. » (Lafont d'Aussonne, Mémoires secrets et universels des malheurs
et de la mort de la reine de France, chap. VII, p. 24).
[30]
Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. X, p. 262. — Weber, Mémoires,
t. I, chap. II, p. 142-143.
[31]
Voici la lettre du marquis de Castries à Louis XVI :
« Sire,
« C'est en vain que nous aurions recours au prestige de
l'éloquence pour attendrir le cœur de Votre Majesté. Quelles plus touchantes
prières que les cris d'une douleur universelle et les gémissements de tout un
peuple ! La capitale et les provinces retentissent de la nouvelle la plus
affligeante et la plus imprévue. Au silence de la consternation et de la
surprise ont succédé ces questions tumultueuses et réciproques : u Le ministre
des finances est-il disgracié ? de quoi s'est-il rendu coupable ? son éloquence
mâle et libre aurait-elle déplu ? est-on blessé des formes helvétiques avec
lesquelles il a présenté la vérité ? Enfin la religion du roi aurait-elle été
surprise ? »
« Ah ! sire, au milieu des sollicitudes personnelles
dont votre âme doit être agitée, daignez jeter les yeux sur le tableau
consolateur de votre administration, et la comparer à celle des rois vos
prédécesseurs : quels grands et rapides changements n'ont pas couronné les
travaux de Votre Majesté ! C'est du choix des ministres que dépend le salut de
l'État ; et ce choix, elle a su le faire ; elle a montré Mentor à son peuple ;
elle lui a rendu ses juges. »
[32]
D'après le récit de Madame Campan (Mémoires, t. I, p. 263), Maurepas
aurait fait falsifier une lettre de Necker au roi, afin de la rendre
inconvenante aux yeux de Louis XVI. « M. Necker, dit-elle, s'était retiré ; il
avait surtout été outragé par une perfidie du vieux ministre, qu'il ne pouvait
lui pardonner. J'avais su quelque chose de cette intrigue, à l'époque où elle
eut lieu ; elle m'a été confirmée depuis par la maréchale de Beauvau. M. Necker
voyant son crédit baisser à la cour, et craignant que cela ne nuisît à ses
opérations en finances, écrivit au roi pour le supplier de lui accorder une
grâce qui pût manifester, aux yeux du public, qu'il n'avait pas perdu la
confiance de son souverain ; il terminait sa lettre en désignant cinq choses
différentes, telle charge ou telle marque d'honneur, ou telle décoration, et il
la remit à M. de Maurepas. Les ou furent changés en et ; le roi fut mécontent
de l'ambition de M. Necker, et de la confiance avec laquelle il osait la
manifester. » Madame la maréchale de Beauveau m'a assuré que le maréchal de
Castries avait vu la minute de cet écrit de M. Necker, tout à fait conforme à
ce qu'il lui avait dit, et qu'il avait vu de même la copie dénaturée.
[33]
Le billet de Necker au roi est conçu en ces termes : « La conversation que j'ai
eue avec M. de Maurepas ne me permet plus de différer de remettre entre les
mains du roi ma démission. J'en ai l'âme navrée. J'ose espérer que Sa Majesté
daignera garder quelque souvenir des années de travaux heureux, mais pénibles,
et surtout du zèle sans bornes avec lequel je m'étais voué à la servir. »
[34]
« Il reçut près de cinq cents lettres des administrations et des diverses
corporations des provinces, qui exprimaient un respect et une affection dont
aucun homme public en France n'avait peut-être jamais eu l'honneur d'être
l'objet. » (Madame de Staël, Considérations sur la Révolution française,
1re partie, chap. VIII, p. 55.)
[35]
Grimm, Correspondance, t. X, p. 431, édit. Furne. — A l'époque de leur
voyage en France, le comte et la comtesse du Nord, allèrent visiter M. Necker à
Saint–Ouen. « Je viens, lui dit le comte en l'abordant., joindre mon tribut
d'admiration à celui de l'Europe entière. » (La baronne d'Oberkirch, Mémoires
sur la cour de Louis XVI, etc., t. I, chap. XIII, p, 264.)
[36]
Mirabeau n'approuve pas les emprunts fréquents de Necker. Voici comment il en
parle : « Disons, pour être rigoureusement juste, que l'une des sources
principales et peut être la véritable cause première de l'agiotage qui semblait
avoir péri avec le système de Law, c'est le système non moins chimérique conçu
par M. Necker, de fournir aux dépenses de la guerre au moyen d'emprunts
continuels, sans impôt. Comment a-t-il espéré que les gens éclairés ne
s'apercevraient pas que reculer les impôts, c'est tout simplement les aggraver,
et que s'il se ménageait une réputation d'adresse et d'escamotage politique, il
faisait à ses successeurs la tâche la plus difficile, et par cela même la plus
méritoire, d'acquitter ces mêmes dettes, qu'il mettait sa gloire à diminuer ?
Continent M. Necker ne s'est-il pas aperçu que, dès que l'État empruntait des
sommes dont les revenus actuels ne pouvaient pas même payer les intérêts,
l'impôt existait nécessairement, qu'on le déclarât ou non ?... Hâtez-vous de
l'admirer, vos enfants le maudiront. » (Mémoires de Mirabeau, t. IV, p.
398 et 415).
[37]
« Si on ne réduit pas la dépense au-dessous de la recette, avait dit Turgot, le
premier coup de canon forcera l'État à faire banqueroute... » « Il me faut
avouer que M. Necker après avoir tant parlé de la diminution des impôts, n'a
fait que les augmenter. Ses ennemis semblent bien avoir quelque raison en
l'accusant de charlatanerie. » (Madame la baronne d'Oberkirch, Mémoires,
t. I, chap. XIII, p. 214).