LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE III. - ADMINISTRATION DE TURGOT. - MALESHERBES. - SAINT-GERMAIN.

 

 

Détails sur Turgot - Son intendance de la généralité de Limoges. - Ses projets pour la restauration de la marine. - Turgot, contrôleur général des finances. - Premières mesures de son administration. - Rappel des parlements, malgré l'opposition de Turgot. - Lit de justice pour la réintégration des magistrats. - Protestation des parlements contre le lit de justice. - La Reine reçoit à Versailles la visite de l'archiduc Maximilien, son frère. - Prétentions de l'archiduc repoussées par les princes du sang. -Réformes de Turgot. - Obstacles qu'il rencontre. - Livre de Necker sur la Législation des grains. - Guerre des farines. - Les troubles populaires sont comprimés. - Amnistie. Circulaire adressée aux curés. - Pamphlets contre Turgot et les économistes. - Sacre de Louis XVI à Reims - Renvoi de la Vrillière. - Malesherbes son successeur. - Nombreuses améliorations économiques. - Le comte de Saint-Germain, ministre de la guerre ; ses aventures Assemblée du clergé de l'année 1775. - Réformes militaires du comte de Saint-Germain Abolition de la corvée. - Suppression des jurandes et maîtrises. - Ligue contre Turgot. - Résistance du parlement ; ses remontrances. - Lit de justice. - Liberté du commerce des vins. Turgot attaqué par Maurepas. - Retraite de Malesherbes. - Disgrâce de Turgot.

 

Parmi les grands administrateurs dont l'histoire conserve les noms, Turgot a été le sujet d'importantes et fréquentes études, « parce qu'il appartient à la fois au passé par l'époque où il vécut et où il a it, et à l'avenir par ses idées, ses actes et ses écrits. » Il ne sera donc pas inutile d'entrer ici dans quelques détails nécessaires pour nous faire mieux connaître l'homme qui, dans les premières années du règne de Louis XVI, fut l'âme et l'instigateur d'une réforme sérieuse.

Anne Robert-Jacques Turgot, baron de l'Aulne, né à Paris, le 10 mai 1727, était le troisième fils de Michel-Etienne Turgot, président aux requêtes du palais, pendant onze ans prévôt des marchands, puis conseiller d'État et premier président du grand Conseil. Sa famille, qu'on croit originaire d'Écosse, passa en Normandie à l'époque des Croisades. De grands travaux d'utilité et d'agrément, des actes de courage, d'énergie et d'habileté firent de Michel-Etienne l'un des administrateurs dont le souvenir est resté cher à la capitale. Turgot se montra digne d'un tel père. Il révéla de bonne heure les plus heureuses dispositions intellectuelles, une raison précoce, un cœur excellent, mais aussi une timidité excessive que sa volonté forte ne put surmonter entièrement. Il fit ses premières études au collège Louis-le-Grand et les acheva au collège du Plessis. Dans ces deux établissements il eut pour amis ses condisciples et ses maîtres.

Au collège du Plessis, le jeune Turgot rencontra des professeurs de mérite, Guérin, littérateur estimable, et l'abbé Sigorgne, le premier dans l'Université qui enseigna la doctrine de Newton. Ce fut à cette époque qu'il connut l'abbé Bon, admirateur enthousiaste des écrits de Fénelon, de Vauvenargues, de Voltaire et de Rousseau. Afin de se conformer aux désirs de ses parents qui croyaient trouver pour lui un avenir certain dans la carrière ecclésiastique, il entra au séminaire de Saint Sulpice d'où il passa à la Sorbonne. Il y prit ses degrés de théologie et le grade de licencié. Dans cette maison, uniquement consacrée à l'étude, Turgot eut pour condisciples les abbés de Cicé, de Brienne, de Véry, de Boisgelin et Morellet. Les mémoires de ce dernier nous fournissent quelques détails intéressants sur cette époque de la vie de son camarade d'enfance. « Il annonçait dès lors, nous dit-il, tout ce qu'il déploierait un jour de sagacité, de pénétration, de profondeur. Il était en même temps d'une simplicité d'enfant, qui se conciliait en lui avec une dignité respectée de tous ses camarades et même de ses confrères plus âgés. Sa modestie et sa réserve eussent fait honneur à une jeune fille. Il était impossible de hasarder la plus légère équivoque sur certain sujet sans le faire rougir jusqu'aux yeux, et sans le mettre dans un extrême embarras. Cette réserve ne lui empêchait pas d'avoir la gaieté franche d'un enfant, et de rire aux éclats d'une plaisanterie, d'une pointe, d'une folie[1].

Turgot passa dans la maison de Sorbonne deux années pendant lesquelles l'étude de la théologie développa la fécondité, la justesse, l'étendue et l'élévation de son esprit. D'ailleurs, il ne se livrait pas uniquement à cette étude. Les langues anciennes et modernes, la littérature, le droit, la géographie, l'histoire, les sciences exactes l'occupaient en même temps, ainsi que ses condisciples, dont la plupart, animés de la même ardeur, partageaient ses goûts. Durant son séjour au séminaire de Saint-Sulpice et à la Sorbonne, il composa plusieurs écrits qui témoignaient de son activité, de son érudition solide, de sa pensée puissante et de ses vues originales, dans un fige où d'ordinaire les plus beaux génies ne donnent encore que des espérances[2].

Avec les vertus propres à faire un ecclésiastique, Turgot avait des principes qui ne lui permettaient plus de se consacrer à cet état. Il résolut de s'v soustraire, lit connaître son intention à ses parents, obtint leur agrément et quitta pour toujours l'habit ecclésiastique (1751). Ses amis, les abbés de Cicé, de Brienne, Véry, de Boisgelin voulurent le détourner de sa détermination et lui dépeignirent les brillants avantages temporels auxquels il renonçait, en quittant l’Église, mais leurs discours ne purent ébranler l'aine de Turgot. Entraîné par une vocation naturelle et par les traditions de la famille vers la magistrature et l'administration, il ambitionna une charge d’avocat du roi au Châtelet pour se trouver dans la nécessité (l'acquérir l'art de la parole si précieux à l'homme public. Mais au lieu de cette place, il fut pourvu, en 1752, de celle de conseiller substitut du procureur général. Il remplit ses fonctions avec un zèle intelligent et une probité scrupuleuse, fut nommé, à la fin de la même année, conseiller au Parlement, et cessa d'appartenir à cette compagnie le 28 mars 1753, où il obtint le titre de maître des requêtes.

On cite de Turgot, dans les devoirs de sa nouvelle profession, un trait d'une rare délicatesse. Il avait été chargé d'examiner une affaire dans laquelle de graves inculpations étaient dirigées contre un employé des finances. Persuadé que cet homme était coupable, il ne se pressait point de donner la preuve de ses prévarications. Mais après de longs délais, un examen sérieux des pièces lui démontra l'innocence de l'accusé. Il se crut dès lors obligé de réparer le préjudice que lui avait causé son retard ; il s'enquit du chiffre des appointements dont il avait été privé pendant la durée du procès, et lui en fit remettre le montant avec cette déclaration que c'était de sa part un acte non de générosité, mais de justice[3].

Pendant les huit ans que Turgot fut attaché au Conseil d'État, il employa aux sciences, aux lettres, it la philosophie, tout le temps que lui laissait son service. A cette période de sa vie se rattachent ses écrits sur la tolérance religieuse, question qu'il avait approfondie, dans la maison de Sorbonne ; ses articles pour l'Encyclopédie, dont un, l'article Foires et Mar-est un éloquent plaidoyer en faveur de la liberté du commerce ; et son éloge de Gournay, document précieux sur la vie et les idées de cet économiste célèbre.

Vincent de Gournay, fils d'un négociant et longtemps négociant lui-même, avait été nommé intendant du commerce par l'influence du contrôleur général Machault. Une rare communauté de principes et de sentiments lia Turgot d'amitié à Gournay, Il ne le quitta presque pas et, dans sa société, il connut Trudaine, ancien et respectable magistrat, alors chef du bureau du Commerce et des Manufactures et administrateur aussi habile qu'énergique. Vers la même époque, il connut encore Quesnay, premier médecin ordinaire de Louis XV, que sa charité, ses qualités patriotiques et sociales faisaient estimer de tous, et qui fut regardé comme le patriarche de la secte des économistes. Turgot étudia les ouvrages de Quesnay, se pénétra de sa doctrine et adopta un grand nombre de ses principes, auxquels l'avaient préparé ses méditations antérieures.

Malgré ses liaisons avec les philosophes, les beaux esprits et les physiocrates de son temps, Turgot ne craignait pas de blâmer l'air de secte qu'ils se donnaient. « C'est l'esprit de secte, disait-il, qui appelle sur les vérités utiles les ennemis et la persécution. Quand un homme isolé propose modestement ce qu'il croit la vérité, s'il a raison, on l'écoute ; s'il a tort, on l'oublie. Mais lorsqu'une fois des savants mêmes se sont mis à faire corps, à dire nous, à croire pouvoir imposer des lois à l'opinion publique, l'opinion publique se révolte contre eux avec justice, parce qu'elle ne doit recevoir de lois que de la vérité, et non d'aucune autorité. Tout corps voit bientôt sa livrée portée par des imbéciles, par des fous, par des ignorants, fiers, en s'y agrégeant, de faire un personnage. Il échappe à ces gens des sottises et des absurdités. Alors les esprits aigris ne manquent pas de les imputer à tous les confrères de ceux qui se les sont permises. On réclame en vain : les lumières s'obscurcissent ou s'éteignent au milieu des querelles, où bientôt on ne s'entend plus. Les gens sages craignent de se compromettre en les rallumant, et la vérité importante qu'on avait découverte demeure étouffée et méconnue. Elle paie les dettes de l'erreur, de la partialité, de la prétention, de l'exagération, de l'imprudence avec lesquelles elle a fait la faute de s'associer. »

La mort de Gournay, arrivée en 1759, fut une perte très sensible à Turgot. Il demanda ses premières consolations à l'amitié de M. Trudaine et passa auprès de lui, à Montigny, quelques mois de son deuil. L'année suivante, il chercha une nouvelle diversion à ses regrets dans les grands spectacles de la nature : il visita les Alpes et la Suisse. Ce long voyage lui permit de recueillir une foule d'observations sur l'industrie et le commerce de ces contrées. Pendant son séjour à Genève, il alla voir aux Délices Voltaire le patriarche, qu'une lettre de d'Alembert avait prévenu de cette visite. Voltaire accueillit Turgot avec plaisir, fut très content de lui, et, quelques jours après, il répondait à d'Alembert : « Je suis encore tout plein de M. Turgot. Je ne savais pas qu'il eût fait l'article Existence : il vaut encore mieux que son article. Je n'ai guère vu d'homme plus aimable ni Plus instruit ; et, cc qui est rare chez les métaphysiciens, il a le goût le plus fin et le plus sûr[4]. »

Ces courses, au milieu de mille accidents curieux de la nature, tantôt champêtre et gracieuse, tantôt imposante et terrible, dans une contrée où se trouve écrite en caractères ineffaçables l'histoire des bouleversements qui ont changé la face de notre globe, consolèrent Turgot des impressions douloureuses que lui avait causées la perte de son ami. Quelques mois s'étaient écoulés depuis son retour, lorsqu'il fut nommé intendant de la généralité de Limoges. « En devenant administrateur, Turgot ne cessa pas d'être économiste : il était du nombre de ceux qui savent interroger les faits et en comprendre la portée. Mais les études variées et approfondies auxquelles il s'était livré avant d'entrer aux affaires, près de neuf ans passés au Conseil du roi, en qualité de maître des requêtes, furent une belle préparation à un poste administratif supérieur. Il en est de l'administration comme des voyages : plus on sait déjà, plus on y apprend.

« En acceptant l'intendance de la généralité de Limoges, Turgot devient véritablement homme public, et se montre un homme d'État du premier mérite. Son administration, qui dura treize ans, présente le spectacle d'une intelligence supérieure au service d'une volonté ferme, constamment appliquée au bien public, et assez heureuse pour le réaliser souvent, quoique pas toujours secondée par le gouvernement comme elle aurait dû l'être. Malgré ces empêchements, malgré ceux bien plus grands encore d'une législation non-seulement imparfaite, mais fondée sur des principes réprouvés par l'équité et les lumières nouvelles, l'autorité du génie et de la vertu parvint plus d'une fois à vaincre toutes les résistances, à surmonter l'opposition de l'inertie, des préjugés et des intérêts privés[5]. »

Le premier soin de Turgot en arrivant dans la généralité de Limoges, une des provinces les plus pauvres du royaume, fut de s'entourer de documents statistiques recueillis avec la plus grande exactitude, et de s'adresser aux curés aussi bien qu'à ses subdélégués pour obtenir les renseignements qu'il leur était plus facile de se procurer. Cette généralité gémissait sous l'oppression de la taille qui avait décuplé depuis deux siècles et que son injuste répartition rendait plus lourde encore. Elle supportait une surcharge de plus de sept cent mille livres, par suite d'une erreur de calcul qu'un long usage avait consacrée, ne pouvait solder son arriéré d'un million, et pour opérer la levée de la contribution annuelle, trois ans suffisaient à peine. Jamais la misère et le désespoir n'avaient fait des progrès aussi effrayants, surtout dans les campagnes ; tes villages étaient infectés de mendiants.

Turgot s'empressa de réclamer contre cette charge inique. Sans cesse préoccupé des moyens de soulager le pauvre peuple, il se donna des soins infatigables, lit entendre des plaintes énergiques, souvent éloquentes, et sollicita chaque année des dégrèvements pour sa généralité. Dans l'intérêt de ses administrés, il rédigea de longs mémoires pleins de détails lumineux, et ne se lassa jamais de reproduire les mêmes faits, les mêmes raisonnements, jusqu'à ce qu'il fût écouté. Il y avait une année qu'il administrait sa province avec cet esprit d'équité et de bienfaisance, lorsqu'on lui proposa l'intendance de Lyon, beaucoup plus avantageuse que celle de Limoges. Loin d'accepter avec empressement un poste mieux rétribué, Turgot manifesta le désir de rester dans une province, que lui rendait chaque jour plus chère son immense travail dont il espérait bientôt de recueillir les fruits. Déjà il avait refusé l'intendance de Rouen par la même raison, et plus tard encore il refusa celle de Bordeaux. A cette occasion, il écrivit au- contrôleur général Bertin : « J'ai commencé un très-grand travail sans avoir pu encore rien achever. Je vous avoue que, malgré la peine qu'il me doit donner, je l'abandonnerais à regret. Quoique préparé par une assez longue habitude du travail en différents genres, il m'a fallu donner beaucoup de temps et d'application pour m'instruire à fond de cette matière qui m'était toute neuve. Il faudrait que mon successeur se livrât à la même étude, et laissât, en attendant, les choses en un état de suspension forcée, toujours dangereuse ; ou, ce qui ne l'est pas moins, en décidât pendant quelque temps beaucoup au hasard. Si donc, comme j'ai lieu de l'espérer d'après l'approbation que vous avez bien voulu donner à ce que j'ai déjà fait, vous êtes dans l'intention d'établir en Limousin le système de la taille tarifée sur des principes plus solides que par le passé, je sacrifierai avec grand plaisir les avantages et les agréments que je trouverais dans l'intendance de Lyon, et je vous prierai de vouloir bien me laisser à Limoges, à la suite du travail que vous m'avez permis d'entreprendre[6]. » Ainsi, pour opérer le bien qu'il méditait, Turgot oublia son avantage personnel ; mais il n'obtint pas toujours l'appui de l'autorité supérieure, et malgré ses constants efforts il ne parvint qu'à faire cesser les injustices les plus criantes dans la répartition arbitraire de la taille.

De tous les fléaux qui désolaient les campagnes, le plus odieux était la corvée pour la confection et la réparation des routes. Malgré une circulaire du contrôleur général Ory, qui l'avait appliquée à toute la France, en '1737, cette imposition imaginée pour avoir de lionnes routes sans les payer, n'avait jamais été établie dans les environs de Paris. Dans quelques provinces, même très-pauvres, les travaux exécutés annuellement, par la corvée pouvaient s'élever à 700.000 livres. On sait que les nobles et les ecclésiastiques en étaient exempts. Turgot, avec l'assentiment des corvéables de sa généralité, vint à bout de transformer la corvée en une taxe locale, et tous ses administrés y gagnèrent. Pendant. le temps de son intendance. cent soixante lieues de routes nouvelles furent construites, les anciennes furent réparées et entretenues aux frais de l'État par des hommes qui reçurent. un salaire et trouvèrent du pain. Le paysan ne se vit plus contraint de donner un certain nombre de ses journées de travail ou de celles de ses bœufs et de ses chevaux pour s'acquitter fort mal d'une tâche qui l'exposait à des pertes de toute nature et quelquefois à la prison, car les intendants étaient armés du droit d'emprisonner les récalcitrants ou de leur envoyer des garnisaires.

Turgot supprima une autre espèce de corvée plus violente et plus odieuse encore que la première. C'était, la corvée pour le transport des effets militaires, toutes les fois que les troupes changeaient de place : charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait à sa suite un lourd bagage. Il fallait rassembler de très-loin un grand nombre de charrettes et de bœufs pour les traîner. À l'occasion de cette espèce de corvée, les paysans étaient souvent exposés à d'injustes vexations, que signale Turgot lui-même, dans une lettre au contrôleur général. « Il est très-fréquent, dit-il, que, pendant la route, les soldats se jettent sur les voitures déjà très-chargées ; d'autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées, et si le paysan veut faire quelques représentations, vous imaginez que la dispute tourne toujours à son désavantage, et qu'il revient accablé de coups[7]. » Le service des transports militaires fut désormais effectué par des entrepreneurs que paya la province entière, au grand avantage de l'armée et des cultivateurs.

L'obligation du service militaire, imposée sous le nom de milice, pesait sur le peuple, et presque uniquement sur le paysan. De toutes les charges publiques, aucune ne paraissait plus insupportable aux campagnes que celle-là ; pour s'y soustraire, les jeunes paysans s'enfuyaient souvent dans les bois, où il fallait, les poursuivre à main armée[8]. Pour triompher de l'extrême répugnance des Limousins à payer cet impôt du sang, Turgot le répartit d'une manière plus équitable entre les communes, prit des mesures habilement énergiques, et persuada au ministre de la guerre de fermer les yeux sur la violation des ordonnances contraires au remplacement. Grâce à cette sage conduite, il eut bientôt le bonheur d'apprendre à ce ministre la réconciliation de ses administrés avec la milice. Dans sa lettre, il n'oublia pas de plaider la cause du remplacement, ou plutôt de la liberté. « Je sais, écrivit-il, tout ce qu'on peut dire sur l'obligation clans laquelle est tout citoyen de s'armer contre l'ennemi commun et sur la considération due à l'état des défenseurs de la patrie ; mais je sais aussi les réponses qu'il y aurait à y faire et que fourniraient La constitution des sociétés et des gouvernements modernes, la composition de leurs armées, l'objet et la nature de leurs guerres. On peut sur cela dire beaucoup de choses éloquentes pour et contre ; ces phrases n'en imposent à personne ; le peuple même sait depuis longtemps les apprécier, et il faut toujours en revenir à la réalité... »

« Le royaume a besoin de défenseurs sans doute : mais s'il y a un moyen d'en avoir le même nombre, de les avoir meilleurs, sans forcer personne, pourquoi s'y refuser ? N'est-il pas préférable par cela seul qu'il est plus doux. Pourquoi défendre aux garçons d'une paroisse de se délivrer de toutes les inquiétudes du sort par le sacrifice d'une somme modique pour chacun, mais qui, par la réunion de toutes les contributions, devient assez forte pour engager un d'entre eux à remplir librement ce qu'on exige d'eux ? Pourquoi s'opposer à ce qu'un homme, nécessaire à sa famille, mette à sa place un homme qui fera le même service avec plaisir ? »

Une affreuse disette qui affligea la généralité de Limoges pendant les années 1770 et 1771, fit encore briller davantage l'énergie, le désintéressement, la justice et, la charité de Turgot. « On ne peut penser sans frémir, écrivait le sage administrateur dans son avis sur l'imposition de la taille pour l'année 1771, au sort qui menace les habitants de cette province. De quoi vivront les bourgeois et les paysans qui ont vendu leurs meubles, leurs bestiaux, leurs vêtements pour subsister ? Avec quoi les secourront, avec quoi subsisteront eux-mêmes des propriétaires qui n'ont rien récolté, qui ont même pour la plupart acheté de quoi semer, et qui, l'année précédente, ont consommé au-delà de leurs revenus pour nourrir leurs familles, leurs colons et leurs pauvres ? On assure que plusieurs domaines dans ce canton désolé n'ont point été ensemencés faute de moyens. Comment les habitants de ces malheureuses paroisses pourront-ils payer des impôts ? Comment pourront-ils ne pas mourir de faim ? Telle est cependant leur situation sans exagération aucune[9]. » Il fallait remédier à l'excès du mal. Nous voyons alors l'intendant adopter une foule de grandes mesures, maintenir la liberté du commerce des grains, imposer une contribution à tous les habitants aisés pour venir au secours des pauvres, fouiner dans les paroisses des assemblées et des bureaux de charité, organiser des ateliers pour tous ceux qui pouvaient travailler et manquaient d'ouvrage.

« L'une des parties les plus admirables de cette philanthropie si intelligente et si active, c'est celle où ce grand homme de bien descend jusqu'aux différentes manières peu coûteuses de p ;.éparer le riz. Et pour que rien ne manque ir ses instructions, il donne l'adresse des divers marchands où l'on peut trouver cette substance alimentaire aux conditions les plus favorables, le tout sans pots-de-vin. Dans une autre instruction, il enseigne à cultiver la pomme de terre à la manière irlandaise, et suivant les deux méthodes usitées en France. Il fait, connaître les différents usages de ce tubercule précieux, et en indique les meilleurs dépôts. Il fait plus, il apprend à un peuple ignorant, routinier et prévenu, à s'en nourrir ; il en fait servir tous les jours à sa table. Digne ministre futur d'un roi qui devait donner le même exemple à ses courtisans, et dissiper un préjugé qui n'était pas sans influence sur la partie la plus pauvre du peuple ![10] »

Combattu par ces différentes mesures, le fléau sévit avec moins de violence, et la généralité de Limoges fut délivrée des horreurs de la famine. Si Turgot avait forcé l'égoïsme des propriétaires et surtout des privilégiés à des sacrifices que réclamaient impérieusement les circonstances, il avait donné l'exemple du plus noble désintéressement. Tout ce qu'il avait d'argent disponible, il n'avait point hésité à le consacrer au soulagement des pauvres. C'est dans le même but qu'il avait eu recours 'a un emprunt de vingt mille livres.

Tels furent les principaux actes de l'administration de Turgot dans la généralité de Limoges. Ses grands travaux, sa rare sagacité, son généreux dévouement eurent-ils des résultats aussi importants que l'ont prétendu tous ses biographes ? Hélas ! non, l'histoire impartiale doit l'avouer. A les croire, il avait répandu le bien-être et la prospérité dans sa province, de sorte que la généralité de Limoges paraissait dans la France comme une nouvelle Salente, enclavée dans un vaste royaume en proie à la misère. C'est là une exagération que détruisent les faits eux-mêmes. Turgot, en effet, retenu par les obstacles que lui présentait une législation imparfaite, n'a point touché et ne pouvait toucher aux privilèges. Il a reparti d'une manière plus équitable la taille dans les campagnes et dans les villes ; mais la taille n'en a pas moins continué de peser sur les seuls roturiers. « Il a transformé la corvée pour la construction et l'entretien des chemins ; d'une imposition en nature, qui ne tombait que sur quelques paroisses, il a fait une imposition en argent supportée par toutes les paroisses. C'est quelque chose pour la justice ; la charge est allégée, il faut le reconnaître ; mais les privilégiés n'en demeurent pas moins exempts. Il a adouci le fardeau de la milice ; mais ce fardeau retombe toujours sur les seuls habitants des campagnes ; non seulement les privilégiés, tuais encore les valets des privilégiés en sont dispensés[11]. » En un mot, l'habile intendant de Limoges, dont le pouvoir était borné, diminua la misère de sa province, mais il ne lui donna 'ni l'abondance ni la prospérité. Pour nous en convaincre, il suffit de lire ses Avis annuels sur l'imposition de la taille ; on y voit que la misère va toujours croissant et que l'état du Limousin, où les roturiers et les habitants des campagnes gémissent sous le poids énorme des impositions, est encore plus triste en 1774 qu'en 1761.

Après les deux années si calamiteuses de la disette qui se lit sentir dans la province, les progrès de la misère y sont effrayants, et les contribuables se trouvent clans l'impossibilité de payer ; aussi les arrérages augmentent toujours, et la dette de la province, en 1773, s'élève à la somme de quatre millions. Les derniers avis de Turgot sur l'imposition de la taille, nous présentent à côté de sa paternelle sollicitude la détresse des campagnes. Dans une lettre à l'abbé Terray, lettre qui prouve les conceptions de sa bienfaisance, les mesures, adoptées par sa charité, il ajoute, après avoir établi le montant des impositions que doit payer la province en 1771 : e Voyez s'il est possible, je dis possible physiquement, qu'elle paye le courant et ces énormes arrérages, je ne dis pas sans écraser les contribuables, mais même en les écrasant[12]. » Plus tard, en 1773, il se montre plus pressant et plus désespéré : « Le mal est connu ; il est temps de songer au remède : si l'on ne se hâte de soulager des malheureux courbés sous le faix, il ne sera plus temps d'aller à leur secours quand ils auront succombé à l'excès de leurs maux. ; quand la dépopulation, les émigrations, la mort des cultivateurs, l'abandon des domaines et des villages entiers auront achevé de changer en désert le quart d'une province. Si les impôts restent les mêmes, il faudra que les arrérages augmentent chaque année : qu'y gagnera le trésor royal ? rien sans doute ! Un soulagement actuel proportionné aux malheurs de la province, un changement dans la proportion de ses impositions, qui la ramènerait, au niveau des autres provinces, feraient respirer les peuples, leur feraient entrevoir l'espérance d'arriver la fin de leurs maux, et leur donneraient les moyens de se rapprocher du courant, dans leurs payements. Le roi recevrait toujours, autant, car on doit être sûr qu'ils payeront toujours ce qu'ils pourront payer[13]. »

Ainsi, malgré son zèle, son habileté et ses lumières, Turgot vit la plupart du temps son travail condamné 'n la stérilité par l'existence des classes privilégiées, et les entraves apportées à l'industrie et au commerce ; il ne put bannir de sa province la misère qui l'accablait. Du reste, il sentait mieux que personne sa propre impuissance[14]. C'est avec une sorte de découragement qu'il s’en plaignait dans une lettre à Condorcet, sou principal correspondant. « Je crois, lui écrivait-il, la satisfaction résultant de l'étude supérieure à toutes les autres satisfactions. Je suis bien convaincu qu'on peut être par elle mille fois plus utile aux hommes, que dans toutes nos places subalternes où l'on se tourmente, et souvent sans réussir, pour faire quelques petits biens, tandis qu'on est l'instrument forcé de très grands maux[15]. »

Mais un champ plus vaste allait s'ouvrir à l'activité et au talent de Turgot. Appelé d'abord au ministère de la marine, qu'il n'occupa que cinq semaines, il marqua son court passage par un acte de justice. Les ouvriers du port de Brest réclamaient des arrérages de dix-huit mois sur leur salaire. Il les fit payer après avoir reconnu la justice de ces réclamations. Nous savons par Dupont de Nemours, son secrétaire et son confident pendant toute la durée de son ministère, quels vastes projets avait formés Turgot pour donner à la France le rang qu'elle doit occuper sur mer et sur terre. Nos relations amicales avec la Suède lui faisaient concevoir l'espérance d'obtenir une construction moins coûteuse de nos vaisseaux et d'étendre notre commerce avec les États Scandinaves.

Aucun ministre n'avait eu des idées plus libérales que celles de Turgot sur les colonies. « A ses yeux les colonies réunissaient un double avantage : elles offraient un débouché aux capitaux et à l'excès de la population de la métropole ; en outre, elles formaient avec la mère-patrie une confédération naturelle, plus solide que celles qui reposent sur la foi des traités. » Mais Turgot était loin d'approuver la conduite de l'Angleterre à l'égard de ses colonies. « Il pensait fortifier la France continentale de toutes les sympathies de la France coloniale, et travailler ainsi à la prospérité croissante de l'une et de l'autre. Sa politique en ce point était la même que celle qui avait présidé et qui devait présider encore à son administration intérieure : politique aussi simple qu'heureuse, la justice par la liberté ou la liberté par la justice. L'une c'est l'autre ; la véritable liberté ne peut excéder la justice, et la justice consiste à respecter ou à faire respecter la liberté. Pourquoi dès-lors eût-il fait de Saint-Domingue ou de la Martinique des possessions vassales de quelques armateurs Gascons, Bretons ou Normands ? Pourquoi ne les eût-il pas laissées libres d'établir les relations commerciales qu'elles auraient estimées les plus avantageuses ? Pourquoi leur imposer des charges qui auraient dépassé les frais de leur administration, c'est-à-dire les avantages qu'elles recevaient et devaient payer ? Traiter autrement les colonies, c'était, suivant lui, les traiter en esclaves, les indisposer, les empêcher de prospérer, et par là même mettre un obstacle aux grands avantages que la métropole aurait pi retirer de relations équitables et amicales avec des colonies paternellement administrées[16]. »

Turgot était partisan de l'affranchissement des esclaves, niais, ennemi de tout désordre, il voulait un affranchissement favorable aux droits et aux intérêts du propriétaire et des esclaves, qui pût fixer l'avenir de l'un et des autres sur des bases inébranlables.

Plus de vingt ans auparavant, il avait prévu dans son discours sur les progrès successifs de l'esprit humain, la révolution de l'Amérique anglaise ; dans une lettre au docteur Josias Tucker il indiquait, avec une rare pénétration d'esprit, les conséquences avantageuses du grand changement qu'il entrevoyait au-delà des mers. Il pensait que si la guerre venait à éclat& entre la France et l'Angleterre, la France devait occuper dans l'Inde les forces de sa rivale ; mais il ne voulait pas que, dominée par l'ambition, elle entreprît la conquête de cette partie de l'Asie.

Convaincu que la liberté du commerce peut enfanter les plus heureux résultats, Turgot aurait voulu faire des îles de France et de Bourbon des ports absolument francs, ouverts à tous les peuples, à toutes les religions. Il espérait que l'Ile de France deviendrait, par sa position, le centre du plus grand négoce que le monde eût jamais vu entre l'Orient et l'Occident. Dupont de Nemours devait partir pour cette île afin de mettre à exécution les magnifiques projets du ministre de la marine, quand Turgot remplaça l'abbé Terray au contrôle-général.

Des bienfaits considérables, l'exemption du droit de joyeux avènement, l'abrogation de la loi rigoureuse qui rendait les taillables solidaires pour le paiement de l'impôt, la promesse d'acquitter la dette publique et le renvoi de ministres justement méprisés, inauguraient dignement le règne de Louis XVI. Empressé d'alléger les souffrances de son peuple, le jeune roi ne recula d'abord devant aucune étude d'amélioration et se mit résolument à l'œuvre avec Turgot. Le premier acte du nouveau ministre, en acceptant la charge de contrôleur général, fut de résumer, dans un programme tracé à Compiègne, au sortir d'une entrevue avec le roi, les propositions qu'il avait développées devant Louis XVI, afin de les fixer dans la mémoire du souverain. On y retrouve tout le passé du philosophe et celui de l'administrateur convaincu que le bonheur du grand nombre est le fondement le plus solide de la puissance des États. - Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées. Point d'augmentation d'impôts, la raison en est dans la situation de vos peuples, et plus encore dans le cœur de Votre Majesté. Point d'emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite, au bout de quelque temps, ou la banqueroute, ou l'augmentation des impositions. Il ne faut, en temps de paix, emprunter que pour liquider les dettes anciennes, ou pour liquider d'autres emprunts faits à un denier plus onéreux. - Pour remplir ces trois points, il n'y a qu'un moyen. C'est de réduire la dépense au–dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions. Obliger les chefs des autres départements à se concerter avec le ministre des finances pour les dépenses de leurs ministères, et à discuter avec lui en présence du roi, le degré de nécessité des dépenses proposées. — Plus de grâces directes ou indirectes sur les impôts ; plus d'intérêts gratuits dans les fermes, plus de croupes, plus de privilèges. — Turgot insiste sur l'économie qu'il regarde comme la préface nécessaire des réformes. Il montre qu'elle n'est pas moins commandée par la poli t igue, que par le devoir moral de soulager le peuple : que, sans elle, l'État sera toujours dans la dépendance des financiers ; qu'il est impossible de se livrer à aucune amélioration du régime intérieur de la société ; que l'intrigue et la malveillance continueront d'exploiter le mécontentement et les inquiétudes du peuple à leur profit ; que de l'économie dépendent la prospérité du règne de Louis XVI, le calme au dedans, la considération au dehors, le bonheur de la nation et celui du monarque.

« Je ne demande point à Votre Majesté d'adopter mes principes sans les avoir examinés et discutés, soit par elle–même, soit par des personnes de confiance en sa présence ; mais, quand elle en aura reconnu la justice et la nécessité, je la supplie d'en maintenir l'exécution avec fermeté, sans se laisser effrayer par des clameurs qu'il est impossible d'éviter en cette matière. — J'ai prévu que je serais seul à combattre contre les abus de tout genre, contre les efforts de ceux qui gagnent à ces abus ; contre la foule des préjugés qui s'opposent à toute réforme, et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens intéressés à éterniser le désordre. J'aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de Votre Majesté et des personnes qui lui sont les plus chères. Je serai craint, haï même de la plus grande partie de la cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m'imputera tous les refus ; on me peindra comme un homme dur, parce que j'aurai représenté à Votre Majesté qu'elle ne doit pas enrichir, même ceux qu'elle aime, aux dépens de la subsistance de son peuple. Ce peuple auquel je me serai sacrifié est si aisé à tromper, que peut-être j'encourrai sa haine par les mesures que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié et peut–être avec assez de vraisemblance pour m'ôter la confiance de Votre Majesté. J'ose lui répéter ici, dit–il en terminant, ce qu'elle a bien voulu entendre et approuver. La bonté attendrissante avec laquelle elle a daigné presser mes mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement. Elle soutiendra mon courage... Votre Majesté se souviendra que c'est sur la foi de ses promesses que je me charge d'un fardeau peut-être au-dessus de mes forces ; que c'est à elle personnellement, à l'honnête homme, à l'homme juste et bon, plutôt qu'au roi, que je m'abandonne[17]. »

Touché et subjugué tout à la fois par l'accent de la vertu et par l'autorité de ce grand caractère, Louis XVI renouvela au contrôlent' général la promesse de le soutenir, et Turgot entra d'un pas ferme dans la carrière dont son œil exercé avait mesuré tous les périls. De tous les économistes de l'époque, nul ne comprenait mieux que lui ce qu'il y avait à faire. Son plan général de réforme était si vaste qu'il contenait tout ce que la révolution n'a pu effectuer qu'au milieu de sanglants orages. Il entreprit de l'exécuter, non avec précipitation ou comme un novateur fougueux, ainsi que l'ont dit ses ennemis, mais avec une rare prudence, car il n'avait point oublié ces principes de l'école de Gournay, que la mesure est, nécessaire clans la réforme des abus, que toutes les améliorations ont besoin d'être préparées, et que les secousses trop subites sont dangereuses. Ce plan de réforme reposait sur différentes mesures. La première et la plus importante de toutes les institutions, suivant Turgot, était celle d'un Conseil de l'instruction nationale, sous la direction duquel il aurait placé les Académies, les Universités, les collèges et les petites écoles. « Ce conseil, dit-il à Louis XVI, dans le Mémoire sur les municipalités, ferait composer des livres classiques d'après un plan suivi, de manière que l'un conduisît l'autre, et que l'étude des devoirs du citoyen, membre d'une famille et de l'État, fût le fondement de toutes les autres études... Le système d'éducation en vigueur ne tend qu'à former des savants, des gens d'esprit et de goût : ceux qui ne sauraient parvenir à ce terme restent abandonnés et ne sont rien. Un nouveau système conduirait à former, dans toutes les classes de la société, des hommes vertueux et utiles, des âmes justes, des cœurs purs, des citoyens zélés. Ceux d'entre eux ensuite, qui pourraient et voudraient se livrer spécialement aux sciences et aux lettres, détournés des choses frivoles par l'importance des premiers principes qu'ils auraient reçus, montreraient dans leur travail un caractère plus mâle et plus suivi. Le goût même y gagnerait, comme le ton national : il deviendrait plus sévère et plus élevé, mais surtout plus tourné aux choses honnêtes[18]. » Turgot voulait, en outre, la suppression des droits féodaux et de la gabelle ; l'abolition des corvées qui pesaient sur le pauvre et une taxe foncière, également répartie d'après un cadastre général du royaume ; l'établissement sur la noblesse et le clergé d'un impôt territorial, substitué aux tailles et aux deux vingtièmes, mais l'amélioration du sort des curés et des vicaires, qui n'avaient que la plus petite portion des revenus de l'Église ; la liberté illimitée du commerce, et, par conséquent, la suppression des jurandes et des maitrises si nuisibles à l'industrie : la liberté de conscience et le rappel des protestants ; la suppression d'une partie des monastères, en conservant aux moines les droits de propriétaires usufruitiers le rachat des rentes féodales, combiné avec le respect pour la propriété ; l'adoucissement du code pénal et l'abolition de la torture ; un code civil unique pour toutes les provinces ; un même système de poids et mesures pour tout le royaume ; la pensée aussi libre que les esprits et le commerce.

Tel était le plan général de Turgot il son arrivée au ministère. Dès ce moment, il ne perdit pas un jour, pas une heure, pour rapprocher le jour tant désiré, où, après une série de réformes importantes, il pourrait ouvrir sa pensée entière à Louis XVI. Il travailla d'abord au rétablissement de l'ordre dans les finances. ['ne étude consciencieuse de l'état des recettes et dépenses, lui montra que le revenu brut, pour 1775, s'éleva à 377 millions : le revenu net, charges déduites, à 213 millions et demi la dépense du trésor royal, à 235 et le déficit, à 21 et demi. Alors, il le porta, sans hésitation, à 36 et demi, en ajoutant à la dépense 15 millions pour diminuer l'arriéré et la dette exigible. En même temps, le contrôleur général supprima la place de banquier du roi, et posa en principe que, sauf empêchement absolu, toutes les dépenses se feraient au comptant. Cette mesure économisa six millions de commissions par an à l'État. Dans cette circonstance, Louis XVI soutint son ministre et envoya sur sa cassette une somme au trésor pour acquitter une année d'arrérages des pensions de la maison du roi, de la marine et de la guerre.

Quoique la récolte de 1774 eût été fort mauvaise, Turgot n'en rétablit pas moins par un arrêt du Conseil, du 13 septembre de la même année, la pleine liberté du commerce des grains et des farines dans l'intérieur du royaume, et révoqua les règlements restrictifs, renouvelés par Terray, à qui le monopole permettait de réaliser de faciles et honteux profits[19]. Cette mesure attaquée par ses ennemis, comme si ce ministre eût rendu l'exportation libre, n'était cependant pas une innovation, puisque, sans parler de la déclaration du 25 mai 1763, le contrôleur général de Machault avait, en 1749, non-seulement autorisé la libre circulation des grains à l'intérieur, mais encore permis leur sortie du royaume par deux ports de la Méditerranée. Dans son arrêt, qui n'excita aucune réclamation, Louis XVI se réservait à statuer la liberté de la vente à l'étranger lorsque les circonstances seraient devenues plus favorables.

Par une lettre du 14 septembre, Turgot prévint les fermiers généraux que le roi avait pris la détermination de ne plus accorder à l'avenir de croupes ou parts de faveur dans les bénéfices des fermes à des personnes étrangères et inutiles à la régie[20]. Désormais, les places de fermier général ne seront plus données qu'il des personnes qui auront, occupé d'une manière satisfaisante, pendant plusieurs années, des emplois supérieurs dans la ferme, et qui seront jugées utiles à la chose par les témoignages de plusieurs des fermiers généraux. Les fils de ces derniers ne seront appelés à l'adjonction des places de leurs pères que lorsqu'ils auront été éprouvés dans les différents emplois où ils auront donné des preuves de capacité. Un autre arrêt du Conseil d'État, du 15 septembre, abolit les huit sous pour livres ajoutés par Terray, en novembre 1771, à tous les droits de péage, halage, passage, pontonage, travers, barrage, coutume, étalage, etc., appartenant aux princes du sang, aux seigneurs et aux particuliers et dont le recouvrement servait souvent de prétexte à des perceptions irrégulières[21]. Turgot annula encore le bail de la ferme du Domaine réel, passé aussi sous le ministère de Terray, pour l'espace de trente ans, et qui devait procurer aux traitants des bénéfices scandaleux. Il remplaça la ferme par une régie organisée pour neuf ans. Le bail de la régie des hypothèques, et celui des poudres et salpêtres, concédés par l'abbé, à des conditions fort onéreuses pour l'État, eurent le même sort. Turgot leur substitua également des régies dont. il augmenta le travail. A la tête de la régie des poudres, il plaça Lavoisier, le plus grand chimiste de l'époque. Cette innovation, sans parler d'une foule d'autres avantages, procura au gouvernement un fonds considérable d'avances qu'il paya sur un pied moins exorbitant[22].

Tandis que le nouveau ministre s'efforçait d'introduire d'heureuses améliorations dans le régime économique, une grave question, celle de la magistrature, préoccupait vivement l'esprit public. Pour en concevoir toute l'importance, il faut remonter à son origine.

Depuis longtemps les parlements, et surtout celui de Paris, délivrés du joug que leur avait imposé Louis XIV, s'étaient habitués à lutter contre le pouvoir royal. Oubliant souvent, leur véritable rôle, celui de juges des procès des particuliers, pour s'emparer du rôle politique, ils bravaient les gouverneurs et les intendants, avaient la prétention de ne former qu'un seul corps divisé en classes, se constituaient arbitres des actes soumis à l'enregistrement, s'opposaient à tous les édits bursaux, s'élevaient avec une extrême violence contre les conseillers du trône, et rejetaient toutes les mesures contraires à leurs idées. Le premier président du parlement de Paris, M. de Maupeou, nommé chancelier en 1768, par la faveur de la comtesse du Barry, conçut l'idée de réformer la compagnie dont il connaissait toutes les manœuvres, et de briser sa résistance aux volontés royales. Décidé à tout entreprendre pour « retirer la couronne du greffe, » il envoya au parlement un édit contenant en substance les dispositions suivantes : « Au roi seul appartient le droit de faire des lois. — Les cours de parlement n'ont été créées que pour rendre, au nom (lu roi, la justice aux sujets de l'État. — Les rois n'ont confié l'enregistrement des lois aux cours souveraines de justice que pour les publier et en conserver le dépôt. Néanmoins, le souverain pouvant être mal conseillé, et donner des lois préjudiciables au trône ou à la nation, il a bien voulu permettre, et même il a invité les parlements à faire, s'il y a lieu, avant l'enregistrement, des représentations motivées ; si le législateur persiste, il permet encore (l'itératives remontrances ; mais si, enfin, la loi n'est pas retirée, il ne reste plus aux parlements que la voie de l'obéissance. Une résistance plus prolongée deviendrait désobéissance, et encourrait la forfaiture. » — Cet édit fut repoussé par toutes les Chambres assemblées et le parlement suspendit le cours de la Justice.

La lutte était engagée : des lettres de jussion réitérées jusqu'à cinq fois, pour sommer les magistrats de reprendre leurs fonctions, n'ébranlèrent pas leur résistance. Le gouvernement irrité les envoya en divers lieux d'exil et un arrêt du Conseil confisqua leurs charges. On entama des négociations, elles furent inutiles : alors le chancelier, malgré les protestations passionnées des parlements de province et de la magistrature tout entière, n'hésita point à révéler sa pensée et à frapper le dernier coup.

L'étendue excessive du ressort du Parlement de Paris nuisait infiniment aux justiciables, obligés d'abandonner leurs familles pour venir plaider dans la capitale. En conséquence, Louis XV résolut d'établir à Paris un parlement, cour des pairs, où les lois devaient se vérifier et s'enregistrer, et dans les villes d'Arras, Blois, Châlons-sur-Marne, Clermont-Ferrand, Lyon et Poitiers, six conseils supérieurs connaissant en dernier ressort de toutes matières civiles et criminelles, chacun dans un certain nombre de baillages. Le roi tint ensuite à Versailles, avec la plus grande solennité, un lit de justice dans lequel il cassa l'ancien parlement, déclara les offices vacants, abolit la vénalité de ces charges, créa le nouveau parlement et institua les six conseils supérieurs dont les membres ne devaient toucher aucun droit de vacations, épices ou autres, en sus de leurs gages (13 avril 1771). Peu de temps après, tous les parlements de province furent réorganisés sur le même plan.

Voltaire et quelques encyclopédistes applaudirent à Maupeou réformant les abus et chassant les juges de Lally, de Calas et de La Barre. Mais le peu de considération personnelle des membres du nouveau parlement, qu'on avait été obligé de prendre dans les degrés inférieurs de la magistrature, dans les rangs de l'administration et parmi des avocats obscurs, ne tarda pas à décréditer le coup d'État. Tout en poursuivant son ouvrage, le chancelier trouvait de nombreuses difficultés à surmonter. Il avait conçu l'espoir de ramener à des sentiments plus dociles, et de réconcilier peu à peu aveu le gouvernement les anciens magistrats, OU convaincus par de nouvelles réflexions,

ou fatigués de l'exil. Mais trois années venaient de s'écouler (huis cette attente, et la question de la magistrature, soulevée par le fait même de l'avènement de Louis XVI, devenait chaque jour plus pressante.

Habile comme courtisan, nul comme homme d'État, Maurepas n'avait pas d'opinion arrêtée sur le point si grave de savoir s'il convenait ou non de rappeler les anciens parlements dont Maupeou avait brisé l'existence. A cet égard, deux partis s'agitaient en sens divers à la cour et dans le ministère. Au nombre des partisans du rappel on comptait la reine poussée par Choiseul, l'allié de la magistrature, le jeune comte d'Artois, frère du roi, les princes de la maison d'Orléans et le prince de Conti, la majorité des pairs, le ministre de la marine, Sartine, et le garde des sceaux, Flue de Miromesnil. Ce parti trouvait une adhésion presque unanime dans le public, que dominait en ce moment l'idée, de réaction contre le despotisme, et qui, d'ailleurs, ne pénétrait pas le secret de la longue et factieuse opposition du vieux corps judiciaire.

Le rétablissement des magistrats avait pour adversaires les tantes du roi[23], l'aîné des frères de Louis XVI, qui le conjuraient de ne pas désavouer la victoire de son aïeul, les princes de Condé, le duc de Penthièvre, le prince de Soubise, les débris de la cabale d'Aiguillon et Du Barry, Vergennes, de Muy, La Vrillière, déterminés par leur fidélité au pouvoir absolu, enfin Turgot, que dirigeait dans cette opposition l'intérêt du trône et du peuple. Dès sa jeunesse, il s'était montré l'ennemi du parlement, et il avait toujours regardé comme un principe d'anarchie l'immixtion des tribunaux dans la politique. Il comprenait, d'ailleurs, que jaloux de leurs privilèges, les magistrats ne manqueraient pas de s'opposer au bien comme ils s'étaient opposés au mal, et d'apporter mille obstacles à la plupart des réformes exigées par l'intérêt général. Voltaire, un grand nombre de philosophes et les économistes se trouvaient aussi coalisés sur ce terrain avec la majorité du clergé, qui ne pardonnait point aux parlements d'avoir, à toutes les époques, défendu contre lui la puissance temporelle de la couronne, et d'avoir rendu l'arrêt qui détruisait en France l'ordre des jésuites.

Prévenu contre l'esprit du corps judiciaire par les instructions de son père et de ses gouverneurs, Louis XVI se voyait avec peine obligé de se prononcer entre les anciens parlements et les parlements Maupeou. Il hésita longtemps, et cette fois son hésitation ne peut-être minée, car la situation présentait des embarras et des périls. On pouvait néanmoins surmonter toutes les difficultés avec de la volonté et de hi persévérance. Dans cette conjoncture, le frivole Mentor du roi alla se montrer à l'Opéra ; il y fut applaudi. Il accourut ensuite à Versailles, et, fier de ce petit triomphe, qu'il fit passer comme un témoignage éclatant de l'opinion générale, il engagea Louis XVI à lui accorder le retour des magistrats. Ébranlé par ces manifestations publiques dont l'entretenait Maurepas, le roi parut disposé à suivre le sentiment de son premier ministre. Turgot s'efforça vainement de lui faire entendre que tous ses projets allaient être compromis : « Ne craignez rien, je vous soutiendrai toujours, » répondit le malheureux Louis XVI, déjà fasciné par Maurepas, et, contre son instinct, il céda au futile vieillard. La ruine du parlement par Maupeou, afin de servir le despotisme de Louis XV, avait été un coup d'État odieux, il faut l'avouer ; mais elle était un fait accompli et nous pouvons ajouter heureux pour le nouveau règne. Le retour de cette compagnie, à laquelle diverses circonstances avaient donné une sorte d'existence politique, fut une immense faute et l'origine des infortunes de Louis XVI, car elle reparut avec ses intérêts de corps, ses préjugés et ses privilèges. Comme Turgot l'avait prévu, elle devint, un obstacle insurmontable, pour un gouvernement qui voulait être libéral et entrer dans la voie des réformes.

En s'efforçant de rassurer Turgot, Louis XVI, tâchait de se persuader à lui–même que les parlements ne seraient plus à craindre. En effet, Maurepas avait cru tirer le gouvernement d'embarras, en adoptant une mesure dont le garde des sceaux était l'instigateur. Elle consistait dans la reconstitution du corps judiciaire, avec quelques garanties légales pour mettre l'autorité royale à l'abri de sa turbulence et de ses atteintes. C'était le soumettre, à peu de chose près, au régime de Maupeou. Des lettres patentes du 21 octobre 1774 rappelèrent donc officiellement d'exil tous les anciens membres du parlement, et le 12 novembre suivant, jour de la rentrée annuelle des vacances, Louis XVI vint, en grand appareil, tenir un lit de justice pour leur réintégration.. Il harangua les magistrats en maitre qui commande avant d'annoncer l'oubli des fautes : « Le roi, mon très–honoré seigneur et, aïeul... forcé par votre résistance à ses ordres réitérés, a fait ce que le maintien de son autorité et l'obligation de rendre la justice à ses sujets exigeaient de sa sagesse. - Je vous rappelle aujourd'hui aux fonctions que vous n'auriez jamais dû quitter. Sentez le prix de mes bontés et ne les oubliez jamais. »

« Je veux, ajouta le roi en terminant, ensevelir dans l'oubli tout le passé, mais je ne souffrirai pas qu'il soit jamais dérogé à l'ordonnance dont vous allez entendre la lecture. »

Miromesnil lut ensuite plusieurs édits qui rétablissaient l'ancien parlement de Paris et le grand conseil ; supprimaient les nouveaux offices, et les conseils supérieurs. Après ces édits vint l'ordonnance qui soumettait à une discipline sévère l'action du parlement et réglait ses délibérations. Elle supprimait les deux chambres des requêtes, où l'on craignait l'effervescence des jeunes magistrats. Les assemblées des chambres ne pourraient être convoquées que sur la décision de la grand'chambre, et hors le temps du service ordinaire, qui ne devait jamais être interrompu. Si le parlement conservait la faculté des remontrances, ce n'était qu'il la condition de ne les renouveler qu'après l'enregistrement. D'autres prescriptions semblaient garantir l'autorité royale de toute nouvelle atteinte.

Vaines précautions ! vains palliatifs ! A peine réinstallée sur ses fleurs de lis, la vieille et incorrigible magistrature oublia tout sentiment de reconnaissance et se montra indignée de la correction qu'on lui infligeait en la rappelant. Elle recommença aussitôt ses entreprises, et les chambres assemblées protestèrent contre la forme du lit de justice et contre tout ce qui pourrait être introduit au préjudice des lois, maximes et usages du royaume. Dans leurs réponses au roi, les orateurs officiels ne lui rendirent grâce que d'avoir cédé au vœu national et maintinrent toutes les positions antérieures. Cette première lutte dura quelques mois. Le parlement paraissait moins empressé de rentrer dans ses attributions judiciaires que de reprendre son ancien rôle d'opposition. Il convoqua plusieurs fois les princes et les pairs et retrouva ses alliés habituels dans le duc d'Orléans et le prince de Conti. Le comte de Provence lui-même se montra moins hostile aux magistrats, depuis leur victoire. Ceux-ci et leurs partisans agirent sous main auprès de Maurepas et du garde des sceaux, et, neuf mois après le lit de justice ; les deux chambres des requêtes furent rétablies[24].

Le gouvernement procéda de toutes parts au rappel des parlements de province, où les populations applaudissaient avec la plus grande joie à cette mesure comme au triomphe de l'esprit de liberté. Partout les magistrats exclus n'excitèrent aucun regret et il n'est sorte d'affronts qu'ils n'essuyèrent dans la Bretagne toujours entêtée de ses vieilles franchises. Le jour où Rennes vit rentrer à la tête de son parlement le vénérable La Chalotais, que Louis XVI avait rappelé de l'exil, presque aussitôt après son avènement, fut célébré comme un jour de fête par la province entière.

Au commencement de l'année 1775, la Reine reçut la visite de l'archiduc Maximilien, son frère. C'était pour la première fois, depuis son départ de Vienne, que Marie-Antoinette revoyait un membre de sa famille : aussi en éprouva-t-elle un bonheur extrême, et le jeune archiduc passa les premiers jours après son arrivée soit à Versailles, soit au château de la Muette, presque entièrement seul avec la Reine. A l'occasion de ce voyage, les ennemis de Marie-Antoinette parvinrent à jeter quelque incertitude dans le public sur sa partialité en faveur de la maison d'Autriche. L'archiduc, malgré son désir de garder l'incognito, prétendit qu'il ne devait pas la première visite aux princes de la maison d'Orléans, de la maison de Condé, de la maison de Conti et de celle de Penthièvre. Marie-Antoinette, sans expérience, ignorant les règles de l'étiquette de la cour de France, et d'ailleurs mal conseillée par l'abbé de Vermond, appuya les prétentions de son frère. Il n'y avait dans sa conduite nulle intention de blesser les princes du sang ; mais ses ennemis y trouvèrent une question de préséance, une insulte à la France et à la famille de Bourbon. Ils intéressèrent tellement dans cette affaire l'amour-propre des princes, que le duc d'Orléans osa déclarer à la Reine, au nom de tous les autres, qu'ils refusaient de prévenir l'archiduc. Les prières de Marie-Antoinette ne purent les fléchir ; ils n'assistèrent point aux fêtes qu'on lui donna et ils passèrent dans leurs terres tout le temps de son séjour en France[25].

L'archiduc Maximilien au sujet duquel la Reine s'était attiré cette importante querelle de famille, fut d'ailleurs jugé peu digne des distinctions qu'il avait réclamées. Très-jeune encore, sans instruction, sans esprit naturel, il compromit sa sœur par Ses démarches, par ses paroles et par son ignorance des usages les plus simples. Ainsi il alla visiter le jardin des Plantes ; l'illustre Buffon, qui l'y reçut, lui présenta un exemplaire de ses œuvres ; le prince refusa de l'accepter en disant de toute la simplicité de son esprit : « Monsieur, je serais bien fâché de vous en priver. » Les Parisiens se divertirent beaucoup de cette réponse. Marie-Antoinette fut contrariée des fautes ridicules qu'avait commises son frère, mais ce qui la blessa le plus à cette occasion fut d'être accusée de conserver le cœur autrichien et de préférer Vienne à Paris[26].

Ce sujet de mécontentement réuni aux menées que voyait déjà la Reine de la part de quelques courtisans, fortifia le penchant qui la portait naturellement vers le peuple. Elle espérait en effet trouver plus de reconnaissance dans le peup!e que parmi ceux qui l'environnaient. Marie-Antoinette avait hérité ce penchant de ses aïeux paternels ; et ce qu'elle avait vu pendant son enfance à la cour de Vienne, lui persuadait qu'elle goûterait un vrai plaisir en s'y abandonnant. Elle était, de plus, entretenue dans cette idée par l'exemple même de Louis XVI, dont les vœux et la sollicitude se dirigeaient de préférence vers les dernières classes[27]. »

Cependant Turgot, dont l'énergique activité ne faisait que redoubler dans la prévision des entraves que lui préparait le retour de la magistrature, s'efforçait de réaliser ses plans de rénovation universelle. Ils devaient amener évidemment l'égale admission de tous les Français aux fonctions publiques et l'abolition de tous les abus contre lesquels éclata la Révolution. Déjà le crédit national commençait de renaître, et déjà le peuple concevait l'espoir d'une prospérité durable. Le contrôleur général remboursa vingt-quatre millions de la dette exigible, cinquante de la dette constituée, et vingt-huit des anticipations. Il supprima les pensions abusives et diminua celles qui étaient peu méritées. L'économie du monarque servit d'exemple ; on lui représenta qu'il la poussait trop loin : « Que m'importent l'éclat et le luxe, s'écria-t-il ? De vaines dépenses ne sont pas le bonheur. » Les actions de la Compagnie des Indes et les billets des fermes générales s'élevèrent rapidement à un taux plus considérable. Turgot créa ensuite une caisse d'escompte, origine de la Banque de France, destinée à augmenter la circulation du numéraire et à faciliter les opérations du commerce. Enfin, il débarrassa l'industrie et l'agriculture de vingt-trois espèces de droits qui pesaient sur des travaux nécessaires ou des conventions utiles. Mais pour les dégager de toute entrave, deux grandes innovations, outre la libre circulation des grains, déjà autorisée, étaient nécessaires, l'abolition des maîtrises et des jurandes, enfin l'impôt territorial également réparti sur tous. C'est là que devaient échouer les projets de l'habile ministre.

Maurepas s'alarme de l'ascendant que Turgot prend sur Louis XVI, et prépare la ruine de son collègue. Déjà le contrôleur général compte de nombreux et puissants ennemis qui surgissent de toutes parts, parce qu'il entend gouverner clans l'intérêt commun. Ce sont les courtisans intéressés clans les croupes et autres affaires de finances, scandale auquel il faut renoncer ; toute la masse de la cour et des officiers de la maison du roi, alarmés de la suppression des pensions de faveur et des sinécures, des économies faites et projetées ; les fermiers généraux, qui soupçonnent le système des impôts en régie et de l'abolition des aides ; la noblesse, qui ne voit pas sans crainte l'exécution de plans dirigés presque tous contre ses privilèges ; les parlements qui n'oublient point son opposition à leur rappel ; enfin le clergé indigné de voir la philosophie envahir les conseils de la couronne, et de contribuer pécuniairement aux corvées comme les autres classes du pays. Il faut avouer, pour être juste, que le clergé et les gens religieux devaient avoir quelque défiance d'un ministre porté aux nues par Voltaire, dont les hommages les plus fervents réparaient le ridicule qu'il avait d'abord jeté sur la secte naissante des économistes. « Si vous avez plusieurs sages de cette espèce, » écrivait à d'Alembert le solitaire de Ferney, après avoir vu Turgot, « je tremble pour l'infâme (la religion) ; elle est perdue dans la bonne compagnie ? » Le 3 août 1775, il écrivait encore au roi de Prusse : « Nous perdons le goût ; mais nous acquérons la pensée. Il y a surtout un M. Turgot qui serait digne de parler à Votre Majesté. Les prêtres sont au désespoir. Voilà le commencement d'une grande révolution ; cependant on n'ose pas encore se déclarer ouvertement. On mine en secret le vieux palais de l'imposture, fondé depuis 1775 années. »

Ainsi tout l'ancien régime commence à former une ligue redoutable contre Turgot que n'appuie même pas la troupe entière des philosophes, car l'esprit tranchant et absolu de sa secte a soulevé contre les économistes une partie des encyclopédistes. Ces derniers estiment et honorent le ministre, mais ne partagent pas ses idées sans réserve. Bientôt la question des grains devient une occasion de rupture. La mesure relative au commerce des blés avait passé d'abord sans vive résistance, et Turgot faisait vendre ceux dont l'État avait fait provision. On ne pouvait attaquer avec raison ce système de libre circulation, mais il soulevait des controverses, et, comme la cherté continuait, des agitations sourdes remuaient le pays. A ce sujet un écrit fut lancé contre Turgot par un ami de la philosophie, par le banquier Necker, l'ancien défenseur de la Compagnie des Indes, l'auteur de l'Éloge de Colbert, qu'avait couronné l'Académie française. C'était un traité sur la Législation des grains, conçu dans des principes contraires à ceux du ministre, et qui produisit une vive impression sur les esprits, malgré l'emphase et la recherche du style. Tout en s'appuyant sur les souvenirs et l'autorité de Colbert, sur ce qu'il y avait de plus fort dans le passé, Necker déclarait à son digne rival une guerre peu franche. En effet, il n'attaquait pas moins ce qu'avait fait Turgot que ce qu'il voulait faire, c'est-à-dire le droit de libre exportation au dehors. L'anticipation par laquelle il prêtait au contrôleur général un projet prématuré, mais que ses principes ne repoussaient pas, donnait plus de solidité à sa thèse. Il faut cependant avouer que si ce penseur non vulgaire émettait des idées souvent justes, il évoquait des images passionnées, soulevait des problèmes redoutables, entassait des hyperboles dangereuses, et imputait sans motif aux économistes, ses adversaires, la négation absolue des devoirs de l'État.

Tandis que les amis de Turgot et l'illustre Condorcet, un de ses lieutenants, usaient de représailles à l'égard de Necker, et se livraient à de paisibles discussions, des troubles populaires, dont la cherté des grains était le prétexte, éclataient dans plusieurs provinces et aux portes mêmes de la capitale.

Vers le printemps de 1775, la cherté avait fait des progrès, ainsi qu'il arrive toujours dans les mauvaises années. Il n'y avait aucun symptôme de disette, et, suivant le témoignage de tous les historiens, on avait souvent vu les subsistances à un taux plus élevé sans que l'ordre public fût troublé. Le 18 avril, des paysans ameutés, après avoir démoli le moulin d'un propriétaire qu'ils accusaient de monopole, envahirent la ville de Dijon, et attaquèrent la maison d'un conseiller de l'ex-parlement Maupeou, M. de Sain te-Colombe, qui passait à leurs yeux pour un accapareur. Ils brisèrent tous les meubles et jetèrent les débris par les fenêtres sans rien piller, puis voulurent tuer le gouverneur, M. de La Tour-du-Pin, dont les paroles insolentes avaient, porté l'exaspération des mutins à son comble. Comme les paysans lui exposaient leurs besoins et leur impossibilité d'acheter du pain : « Mes amis, » aurait-il répondu, « l'herbe commence à pousser ; allez la brouter. » L'évêque de Dijon sortit de son palais, harangua la foule et parvint enfin à rétablir le calme[28].

A la nouvelle des troubles de Bourgogne, un arrêt du conseil, sur la demande de Turgot, suspendit à Dijon, Beaune, Saint-Jean-de-Lône et Montbard, la perception des droits sur les grains et farines, tant à l'entrée des dites villes que sur les marchés, moyennant indemnité aux propriétaires ou aux fermiers de ces droits pour le temps qu'ils auraient cessé d'en jouir (22 avril). De cette époque au 3 juin, des mesures analogues supprimèrent ou réduisirent tous les droits de ce genre dans toute la France, pour affranchir le commerce des grains des entraves qui en arrêtaient la libre circulation. La capitale seule restait soumise provisoirement à un régime particulier. Le 25 avril, un autre arrêt du conseil accorda des primes à tous les négociants français ou étrangers qui, à compter du 15 mai jusqu'au 1er août de la présente année, introduiraient des blés étrangers dans le royaume. En même temps, le gouvernement s'efforçait de procurer au peuple le moyen d'atteindre à la cherté que rendait inévitable la médiocrité de la dernière récolte : ainsi, on le voit multiplier les travaux publics dans tous les pays où les besoins se font ressentir ; établir des ateliers de filature, de tricot, etc., clans toutes les paroisses de Paris, et donner des ordres pour employer à ces travaux, soit dans la capitale, soit dans les provinces, hommes, femmes et enfants. Il eut donc été injuste de reprocher l'inaction au pouvoir qui offrait un salaire à toutes les personnes composant chaque famille, et distribuait les ressources à proportion des besoins.

Malgré ces précautions, les désordres continuaient, et l'émeute apaisée en Bourgogne reparaissait tout à coup aux environs de Paris, dans la Brie, le Soissonnais, la haute Normandie et le Vexin, avec un caractère plus grave. Cette fois sa marche était disciplinée ; elle semblait obéir à un mot d'ordre, suivre un plan de dévastation conçu pour empêcher les blés étrangers débarqués au Havre d'arriver jusqu'à Paris, et pour affamer cette ville.

Le 1er mai, se montrent dans Pontoise, foyer de l'insurrection, des bandes d'hommes à figures sinistres, sortis on ne sait d'où, qui pillent d'abord le marché et parcourent ensuite les campagnes environnantes. Partout ils s'efforcent de semer la division entre les différentes classes de citoyens, exagèrent malignement de fausses inquiétudes, ameutent les populations avec les mots de disette et de monopole, envahissent les marchés des villes, se font livrer les grains à vil prix et en taxent eux-mêmes la valeur à l'aide de faux arrêts du Conseil. Ces audacieux pillards ne manquaient point (l'or et d'argent ; ils criaient famine, et cependant on les voyait tantôt acheter, tantôt prendre de force les subsistances pour les répandre sur les chemins ou les jeter à la rivière. Il parait certain que des granges et des fermes entières furent incendiées, des bateaux de blés coulés à fond, et les arrivages par la basse Seine et l'Oise interceptés. Le lendemain 2, les insurgés arrivèrent à Versailles, y pillèrent les farines et pénétrèrent jusque dans la cour du château, demandant qu'on baissât le prix du pain. L'épouvante fut grande dans la demeure royale dont on ferma aussitôt les portes, et les ministres délibérèrent s'il ne serait pas convenable de faire partir le roi pour Chambord. Ils renoncèrent bientôt à ce projet, et Louis XVI, paraissant au balcon, voulut haranguer ces bandes irritées, mais leurs vociférations étouffèrent ses paroles. Il se troubla, défendit d'employer la force contre ces brigands, qu'il aurait dû obliger à la retraite ou e \terminer, et donna le premier exemple de sa faiblesse en faisant proclamer que le pain serait taxé à deux sous la livre. Cette mesure dissipa le tumulte et rétablit la tranquillité dans Versailles.

A peine l'émeute eut-elle disparu, que le roi écrivit au contrôleur général, alors à Paris, de se rendre sans délai auprès de sa personne ; que, cédant à la première impulsion de la pitié, il avait écouté les réclamations d'une populace alarmée, mais qu'il s'en repentait déjà ; qu'il craignait d'avoir commis une faute en politique et qu'il voulait la réparer. Le ministre accourut, désolé de la faiblesse du monarque, et lui représenta le danger d'une commisération imprudente. Touché des reproches de son ministre, Louis revint sur la concession faite aux agitateurs et l'autorisa à défendre à qui que ce fût d'exiger des boulangers le pain au-dessous du prix courant ; mais il persista dans sa résolution d'interdire aux troupes de tirer sur les bandits.

Pendant ce temps, les séditieux, ainsi qu'ils l'avaient annoncé la veille, entraient clans Paris, par diverses portes, à la même heure (3 mai). Quoiqu'on eût mis sur pied le guet, les gardes-françaises, les gardes suisses, les mousquetaires et autres corps de la maison du roi, ils pillèrent tout à leur aise les boutiques des boulangers, car l'autorité n'avait songé qu'à la sûreté des marchés, qui furent en effet garantis. Après la cérémonie d'une bénédiction des drapeaux qui avait eu lieu le matin de ce même jour, le maréchal de Biron occupa les carrefours et d'autres points importants de la ville. Il déjoua de cette manière toute tentative ayant pour but de renouveler ces scènes étranges qui semblaient ne pas déplaire au parlement, au lieutenant général de police Lenoir, au ministre Sartine, et vers les onze heures le désordre avait cessé. A une heure, les Parisiens sortirent de leurs demeures pour chercher l'émeute, mais elle avait fui de toutes parts. Le futile Maurepas se montra le soir à l'opéra[29] ; quelques jours après, des bonnets à la révolte furent étalés dans tous les magasins des marchandes de modes, et les femmes adoptèrent avec fureur cette élégante coiffure. « Cette révolte des grains qui reçut de la légèreté publique le ridicule sobriquet de guerre des farines, n'en était pas moins le prélude des scènes de 1789[30]. »

Turgot, qui croyait reconnaître dans cette affaire le caractère d'une machination politique, ne la traita pas avec autant de légèreté et déploya l'énergie que réclamaient les circonstances. Le jour de l'émeute, le parlement s'était réuni, malgré une lettre du roi qui, redoutant l'activité dangereuse et mal éclairée de cette compagnie, lui défendait d'intervenir en corps dans ces troubles. Un arrêté qu'il avait fait afficher, interdisait les attroupements, mais portait que le roi serait supplié de diminuer le prix du pain. Turgot, soutenu par le maréchal de Muy, chargea aussitôt l'autorité militaire de placarder cet arrêté de l'ordonnance royale qui maintenait le prix du pain. Il exigea, dans la nuit même du 3 mai ; la destitution du lieutenant général de police, qui avait pactisé avec l'émeute, le fit remplacer le lendemain par l'économiste Albert, conseiller au parlement, déjà deux fois intendant du commerce par commission, et protégea par des factionnaires toutes les boutiques des boulangers.

Si le calme était rétabli à Paris, le désordre, que semblait diriger une main secrète, redoublait dans les campagnes et dans les petites villes. Le mouvement insurrectionnel du 3 mai avait éclaté le même jour dans plusieurs cités importantes, telles que Lille, Amiens, Auxerre. Le bruit de l'imprudente concession faite par le roi aux séditieux qui avaient répandu l'alarme dans Versailles, s'était propagé avec la rapidité d'un incendie, et la multitude, que cette indulgence rendait plus audacieuse, dévastait les campagnes, et partout elle exigeait le pain, le blé, la farine à vil prix. En même temps, les bandits continuaient de parcourir les routes, d'égarer les paysans et de les désespérer par le pillage, d'attaquer les bateaux sur les rivières, d'en jeter le chargement à l'eau, et s'efforçaient par les moyens les plus odieux, d'augmenter encore la cherté des subsistances. Pour remédier au mal, le conseil adopta les mesures que dicta Turgot, inébranlable dans sa résolution de porter les derniers coups à l'émeute. Louis XVI lui accorda un blanc-seing qui plaçait l'autorité militaire sous ses ordres. Une petite année de 25.000 Pommes mise sur le pied de guerre et commandée par le maréchal de Biron, sous la direction supérieure du contrôleur général, nominé ministre de la guerre en cette partie, poursuivit les fuyards dans tous les sens. Elle occupa l’Ile de France et resta campée le long de la Seine, de l'Oise, de la Marne et de l'Aisne, jusqu'à l'entier rétablissement de la tranquillité publique[31].

Afin d'intimider ceux qui seraient tentés de suivre ces exemples funestes, une ordonnance royale défendit, sous peine de la vie, à toutes personnes, de quelque qualité qu'elles fussent, de former des attroupements, de forcer les maisons des boulangers ou les dépôts de grains et farines, et de contraindre les détenteurs à livrer les grains et farines au-dessous du cours. Elle annonça en outre que les troupes avaient reçu l'ordre formel de faire feu en cas de violence, et que les contrevenants seraient arrêtés et jugés prévôtalement sur le champ. Louis XVI ne signa pas sans une grande perplexité de conscience ces mesures rigoureuses ; il s'imaginait déjà voir couler le sang de ses sujets, et, en sortant du Conseil, il dit à Turgot : « Au moins n'avons nous rien à nous reprocher ?... » Le parlement voulait connaître des troubles ; le 5 mai, Turgot le fit mander à Versailles pour tin lit de justice. Le roi parla aux magistrats avec noblesse et fermeté : « Les circonstances où je me trouve, leur dit-il, et qui sont fort extraordinaires et sans exemple, me forcent de sortir de l'ordre commun, et de donner une extension extraordinaire à la juridiction prévôtale. Je dois et je veux arrêter des brigandages dangereux qui dégénéreraient bientôt en rébellion. Je veux pourvoir à la subsistance de ma bonne ville de Paris et de mon royaume. »

Le garde des sceaux expliqua ensuite les motifs qui engageaient le souverain à charger de la répression des troubles une juridiction de guerre : « Les événements qui occupent depuis plusieurs jours l'attention du roi, n'ont point d'exemple. Des brigands attroupés se répandent dans les campagnes, s'introduisent clans les villes, pour y commettre des excès qu'il est nécessaire de réprimer avec la plus grande activité ; leur marche semble être combinée ; leurs approches sont annoncées, des bruits publics indiquent le jour, l'heure, les lieux où ils devaient commettre leurs violences. Il semblerait qu'il y eût un plan formé pour désoler les campagnes, pour intercepter la navigation, pour empêcher le transport des blés sur les grands chemins, afin de parvenir à allumer les grandes villes, et surtout la ville de Paris. Le mal s'est tellement répandu en peu de temps, qu'il n'a pas été possible d'opposer partout la force à la rapidité des crimes ; et si le roi ne prenait les mesures les plus vives et les plus justes pour arrêter un mal aussi dangereux dans son principe, et aussi cruel dans ses effets, Sa Majesté se verrait clans la triste nécessité de multiplier des exemples indispensables, mais qui ne sont réellement efficaces que lorsqu'ils sont faits sans délai.

« Tels sont les motifs qui engagent Sa Majesté à donner dans ce moment-ci, à la juridiction prévôtale, toute l'activité dont elle est susceptible.

« Lorsque les premiers troubles seront totalement calmés, lorsque tout sera rentré dans le devoir et dans l'ordre, lorsque la tranquillité sera rétablie et assurée, le roi laissera, lorsqu'il le jugera convenable, à ses cours et à ses tribunaux ordinaires, le soin de chercher les vrais coupables, ceux qui, par des menées sourdes, peuvent avoir donné lieu aux excès, qu'il ne doit penser, dans ce moment-ci, qu'à réprimer, »

Lorsque Miromesnil recueillit les voix pour la forme, le prince de Conti et le conseiller Fréteau osèrent seuls manifester leur opposition et discuter leur avis. Le roi congédia l'assemblée par ces paroles : « Vous venez d'entendre mes intentions. Je vous défends de faire aucunes remontrances qui puissent s'opposer à l'exécution de mes volontés. Je compte sur votre soumission, sur votre fidélité ; et que vous ne mettrez point d'obstacle ni de retardement aux mesures que j'ai prises, afin qu'il n'arrive pas de pareil évènement pendant le temps de mon règne I »

Le parlement se retira indigné du coup porté à son autorité, à la justice ordinaire, en faveur de la juridiction exceptionnelle. Mais il sentit les conséquences que pourrait avoir sa résistance et se contenta de quelques protestations et d'un arrêté vague dans lequel il disait que les magistrats, pour donner au roi des marques de leur entière soumission, s'abstiendraient de s'occuper en rien des troubles actuels, sans toutefois cesser de saisir les occasions favorables de représenter au monarque les besoins et la misère de son peuple. Les moyens auxquels Turgot avait eu recours obtinrent un plein succès : nulle part l'émeute n'osa résister aux troupes ; bientôt la sécurité des routes et des marchés fut rétablie ; et de la guerre des farines il ne resta plus de traces. Quoique le contrôleur général ne crût pas devoir en apparence se relâcher de son système de liberté, il fit prévenir sous main, par des agents de l'administration, tous les gros fermiers de tenir les marchés garnis, et de ne pas abuser de la circonstance pour exiger du blé un prix exorbitant. C'était la manière la plus prudente d'éteindre une fermentation qui avait, déjà causé tant de ravages[32]. D'ailleurs, les arrivages de grains étrangers, auxquels le ministère dépensa dix millions, et les spéculations des négociants, empressés de profiter du bénéfice promis par le gouvernement, commençaient de mettre des bornes à la hausse.

Cependant on avait arrêté beaucoup de gens de diverses conditions, entre autres plusieurs curés de campagne qui tout en faisant l'éloge du roi, n'avaient pas craint de déclamer contre le ministre, ainsi que Saurin et Doumercq, tous deux agents du monopole des blés sous l'abbé Terray, et moteurs présumés de la sédition. Il parut essentiel d'arrêter dans son principe, par des châtiments effrayants, une contagion qui pouvait devenir générale. Le 11 niai, la justice prévôtale fit pendre à une potence de six mètres, de haut, avec un appareil formidable, deux individus inculpés d'avoir joué un rôle principal dans l'émeute du 3 ; l'autorité donnait plus d'éclat à cette rigueur salutaire, afin de n'avoir pas à multiplier le supplice. Le jour même de l'exécution de ces malheureux, dont l'un était ouvrier gazier et l'autre perruquier, Louis XVI signa avec une joie digne de la bonté de son cœur, une amnistie qui n'exceptait que les chefs et instigateurs de l'émeute. Elle ordonnait à toutes personnes, de quelque qualité qu'elles fussent, ayant participé aux attroupements, par séduction ou par l'exemple des principaux séditieux, de s'en séparer d'abord, et les garantissait contre toutes poursuites ultérieures, à condition de rentrer sur le champ clans leurs paroisses, et de restituer en nature ou en argent, suivant la véritable valeur, les grains et farines pillés ou extorqués au–dessous du prix courant.

Pour compléter cet acte, le Conseil adressa aux curés, par l'intermédiaire des évêques, une circulaire à lire, à expliquer et à commenter au prône. Cette instruction signalait en ces termes le but immédiat de la conspiration : « produire une véritable famine dans les provinces qui environnent Paris et dans Paris même, pour porter les peuples, par le besoin et le désespoir, aux derniers excès. » Elle était à la fois un exposé des causes naturelles de la hausse et de la baisse des grains, et un manifeste contre les auteurs du complot formé pour dévaster et affamer le royaume. Le ministère affirmait, dans cette pièce, que la sédition n'avait point été, occasionnée par la rareté réelle des blés ; qu'ils avaient toujours été en quantité suffisante clans les marchés et pareillement dans les provinces qui avaient été les premières exposées au pillage : qu'elle n'était pas non plus produite par l'excès de la misère ; qu'on avait vu la denrée portée à des prix plus élevés, sans que le moindre murmure se fût fait entendre. — La sagesse du gouvernement peut rendre les chertés moins rigoureuses en facilitant l'importation des blés étrangers, en procurant la libre circulation des blés nationaux, en mettant par la facilité du transport et des ventes la subsistance plus près du besoin, en donnant aux malheureux, et en multipliant pour eux toutes les ressources d'une charité industrieuse ; mais toutes ces précautions ne peuvent empêcher qu'il y ait des chertés ; elles sont aussi inévitables que les grêles, les intempéries, les temps pluvieux ou trop secs qui les produisent... Il n'est point de bien que Sa Majesté ne soit dans l'intention de procurer à ses sujets : si tous les soulagements ne peuvent leur être accordés en même temps, s'il est des maux qui, comme la cherté, suite nécessaire des mauvaises récoltes, ne sont pas soumis au pouvoir du roi, Sa Majesté en est aussi affectée que ses peuples ; mais qu'elle défiance ne doivent–ils pas avoir de ces hommes mal intentionnés, qui, pour les émouvoir, se plaisent à exagérer leur malheur, par les moyens mêmes qu'ils leur indiquent pour les diminuer ! — Lorsque le peuple, ajoutait la circulaire, connaîtra quels sont les auteurs de la sédition, il les verra avec horreur.

Cette phrase, considérée par quelques personnes comme un engagement de dévoiler tous les ressorts de la conspiration et d'en nommer les instigateurs que le châtiment semblait devoir bientôt frapper, était de l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne. Consulté sur la rédaction de cette instruction aux curés et chargé de la revoir, cet ambitieux prélat qui s'efforçait d'arriver au Conseil, y inséra ces mots imprudents dont on rendit Turgot responsable.

Le clergé n'accueillit pas favorablement la circulaire ; il ne se conforma qu'avec répugnance aux ordres qu'il recevait, et se plaignit qu'un ministre ; connu par ses liaisons avec les philosophes du jour, osât lui prescrire ses devoirs. D'un autre côté, les ennemis du gouvernement crurent trouver dans cette instruction des assertions fausses et beaucoup de gens l'accusèrent d'avoir dénoncé un complot imaginaire. En effet, Saurin et Doumercq, ainsi que le sieur Langlois, président de l'ex-conseil supérieur de Rouen, arrêté avec le maitre de poste des Andelys, furent rendus à la liberté, faute de preuves suffisantes. Un certain abbé Saury, auteur d'un ouvrage dangereux dans les circonstances, fut conduit à la Bastille avec beaucoup d'éclat, et bientôt relâché. On laissa également sortir de prison les curés dont nous avons parlé et contre lesquels il était plus facile d'élever des soupçons que d'asseoir quelque chef d'accusation. Ainsi la fameuse phrase de l'archevêque de Toulouse resta une imper dente menace, propre à envenimer la haine que portaient à Turgot les hommes avertis par leur conscience de se croire désignés.

Quel fut le moteur caché de ces troubles ? Rien ne fut éclairci à cet égard. On les attribua successivement au chancelier Maupeou, à l'abbé Terray, aux Anglais, aux jésuites, au clergé, aux gens de finance, sans aucune preuve patente d'un complot suivi et accrédité. Ceux qui ne voulaient point approfondir les choses, prétendaient que les instigateurs n'étaient que des hommes du commun, de la même espèce que les acteurs des émeutes, mais plus turbulents et plus audacieux, comme il s'en trouve toujours parmi la multitude. Suivant leur opinion, il fallait chercher les vraies causes de ces calamités dans la misère, la faim et le désespoir du peuple, qui ne pouvait pas encore apprécier les bienfaits que lui réservait pour l'avenir le développement du nouveau système d'administration. Turgot et les économistes ses partisans paraissaient convaincus de l'existence d'une conspiration tramée par le prince de Conti et par quelques parlementaires. Sartine ne fut pas à l'abri de tout soupçon. Si la justice prévôtale, dont on regardait l'activité nécessaire, ne put découvrir aucune trace d'une conspiration for-nielle, il faut cependant reconnaitre que des bruits alarmants, propagés par la perfidie, poussèrent le peuple à la révolte et que des hommes puissants répandirent de l'argent pour l'exciter[33].

Turgot ne tomba pas, mais son crédit souffrit un peu auprès de Louis XVI et sa popularité resta ébranlée. Les traitants qui envoyaient tant de milliers de malheureux aux galères ou au supplice de la roue pour les délits de contrebande, affectaient une sensibilité extrême sur le sort des deux perturbateurs, exécutés par ordre de la justice prévôtale. Ils accusaient effrontément Turgot de barbarie et lui imputaient de verser le sang humain pour le triomphe de ses doctrines. On lit une pompeuse apologie du livre de Necker, on porta jusqu'aux nues son auteur autour duquel se groupait une nombreuse fraction des encyclopédistes. Les pamphlets, les épigrammes, les chansons et les caricatures contre Turgot et les économistes se multiplièrent, et le public les accueillit avec beaucoup trop d'indulgence[34]. Mais Voltaire qui, suivant sa coutume, touchait à tout à propos de tout, les vengea d'une manière éclatante dans la Diatribe à l'auteur des Éphémérides. Cet écrit sur lequel il avait répandu le charme de sa verve inimitable, fut supprimé par arrêt du Conseil, le 19 août. Tout en reconnaissant que la cause des économistes était celle de la philosophie et du progrès, le vieillard de Ferney attribuait au clergé un rôle odieux dans les derniers troubles.

Cependant l'époque du sacre que Louis XVI s'était vu obligé de différer à cause de la pénurie du trésor, était arrivée. Turgot manifesta dans le Conseil le désir que cette solennité eût lieu à Paris, et il insista par raison d'économie ; mais le vieux Maurepas s'y opposa, et les droits de Reims furent maintenus. Le contrôleur général éprouva un autre échec dans tin ordre plus élevé d'idées. Il demanda que, dans le serment du sacre, le roi supprima les deux formules, l'une ancienne, l'autre ne datant que du règne de Louis XIV, par lesquelles il s'obligeait à exterminer les hérétiques et à ne jamais faire grâce aux duellistes.

Louis XVI, conseillé par Maurepas, qui se ligua avec les évêques et présenta cette innovation, dans un jeune prince, comme capable de réveiller le fanatisme, n'osa suivre l'avis de Turgot[35]. « Les fanatiques, disait le futile ministre, sont plus à craindre que les hérétiques ; il ne faut donc pas les agiter par une nouveauté qu'ils regarderaient comme menaçante pour l'Église. Il sera, d'ailleurs, facile de ne point persécuter de vieilles formules que tout le monde ignore, n'obligeant ie rien dans l'opinion... » Dans ce qui regardait le sacre, Turgot ne l'emporta que sur la question d'économie. Au lieu de laisser à l'autorité le soin de pourvoir, suivant l'usage, aux subsistances de Reims, il suspendit l'octroi ainsi que la compagnie privilégiée des marchands de cette ville, et se confia pour l'approvisionnement au libre commerce. Le résultat justifia pleinement ses espérances et la foule trouva tout en abondance.

Louis XVI partit pour Reims avec la reine et la cour. Il y fit son entrée dans un magnifique carrosse de dix-huit pieds de hauteur, entouré d'un nombreux et brillant cortége, aux acclamations d'une multitude immense que la solennité de ce jour avait attirée de toutes les parties du royaume. Les places et les rues qu'il devait parcourir étaient remplies d'arcs de triomphe, d'ornements et d'emblèmes ingénieux, témoignages de la plus vive affection pour le roi et pour la reine. Les magistrats, afin de se conformer à l'antique coutume, avaient ordonné que les rues de la ville fussent tendues de tapisseries ; Louis XVI le défendit. « Non, non, dit-il, je ne veux rien entre mon peuple » et moi qui nous empêche de nous voir. »

Le dimanche suivant (11 juin), le clergé de Reims, les cardinaux, les prélats, les ministres, les maréchaux de France et autres grands officiers de la couronne, les conseillers d'État et les députés de différentes compagnies allèrent chercher le roi et le conduisirent processionnellement à l'église métropolitaine. Lorsque Louis XVI fut arrivé sur le seuil, le cardinal de la Roche-Aymond lui adressa ces paroles :

« Sire,

« Successeur de saint Remy, j'ai le bonheur de recevoir dans son église l'héritier de Clovis. Entrez Sire, à son exemple, sous ces voûtes sacrées où la religion le reçut. Il y venait embrasser la foi qu'il a transmise à ses successeurs ; vous venez promettre de protéger cette même foi que vous avez reçue de vos pères. Il y apporta les qualités nécessaires pour fonder un empire chrétien ; vous y apportez les vertus propres à en maintenir la splendeur : elles sont toutes renfermées dans l'autour de l'ordre, et cet amour est le caractère distinctif de Votre Majesté. »

Le roi entra ensuite dans la basilique où s'étaient réunis les pairs ecclésiastiques et laïques du royaume. Le due de Bourgogne était représenté par Monsieur ; le duc de Normandie, par le comte d'Artois ; le duc d'Aquitaine, par le duc d'Orléans ; le duc de Chartres, le prince de Condé et le duc de Bourbon représentaient les comtes de Toulouse, de Flandre et de Champagne. Au moment où l'archevêque lui présenta le livre des Évangiles sur lequel il devait prononcer le serment, Louis XVI, faible et consciencieux, n'osa risquer, dit-on, la formule du serment traditionnel, qui répugnait à son humanité, et la remplaça, en rougissant, par des mots inintelligibles. Après que le roi eut reçu l'onction sainte, les pairs s'approchèrent de sa personne, et l'archevêque ayant pris la couronne de Charlemagne la lui posa sur la tête. Les pairs y portèrent aussitôt la main comme pour la soutenir, pendant que le clergé chantait ce verset : « Que le roi ait la force du rhinocéros, et qu'il chasse de devant lui, comme un vent impétueux, les nations ennemies jusqu'aux extrémités de la terre ! » Mais Dieu n'exauça point ces vœux, il ne lui donna que la douceur et la faiblesse du timide agneau.

Ensuite, le prélat, suivi des pairs et des grands officiers de la couronne, conduisit le monarque au trône élevé sur le jubé et à la fin des oraisons s'écria : Vivat rex in æternam ! Les nombreux assistants répétèrent le cri de Vive le Roi ! Alors les portes de l'immense basilique s'ouvrirent pour laisser une libre entrée au peuple qui fit retentir les voûtes sacrées des mêmes acclamations. Dans cet instant, la reine, agitée d'une émotion trop vive, s'évanouit ; elle reprit bientôt ses sens, se montra de nouveau à la foule et fut accueillie avec des transports d'allégresse. A la porte de l'église, Louis XVI trouva deux mille quatre cents malades accourus à Reims de tous les points du royaume. Il s'approcha d'eux avec bonté, et les toucha au front, en disant : « Le roi te touche, Dieu te guérisse ! »

Au retour du sacre, Turgot adressa au roi un Mémoire sur la tolérance, dont nous n'avons qu'un court fragment, et dans lequel il lui prouve que c'est un devoir impérieux de ne pas tenir pour valides des engagements injustes et criminels. Ainsi, le contrôleur général, « qui devait le savoir, croyait bien que le roi avait prononcé la formule entière, ce qui n'exclut ni l'embarras ni la rougeur qu'il laissa sans doute apercevoir. Et comme il n'était pas homme ri traiter un serment avec le sans façon que lui avait conseillé Maurepas, d se trouvait engagé dans une difficulté sérieuse : il fallait s'en tirer. C'était l'affaire du vertueux ministre qui avait voulu prévenir la situation[36]. »

Peu de temps après, Phélippeaux, duc de la Vrillière, ce doyen des ministres et des courtisans, dont Maurepas, son beau-frère, avait retardé la chute, malgré le mépris universel qui le poursuivait, ne put se soustraire au sort de ses Collègues du ministère Maupeou. Étonné de la tournure que prenait le nouveau règne, il osa se livrer à des murmures et passer des plaintes à des signes de mécontentement. Alors son parent n'hésita plus à l'abandonner[37], et la reine, poussée par la faction de Choiseul, s'efforça d'introduire quelqu'un de ses protégés dans le Conseil à la place de la Vrillière. Maurepas, que blessaient les velléités d'ambition de Marie-Antoinette, suivit l'impulsion de Turgot, et donna pour successeur au ministre disgracié, un homme dont la vie fut une des plus belles manifestations de la conscience, le premier président de la Cour des Aides, Lamoignon de Malesherbes (juillet 1775).

Ce magistrat d'une sagesse éclairée, d'une grande et noble probité, sortait d'une illustre maison, « qui avait grandi, mêlant au bruit des armes l'étude des lois et les travaux de l'esprit[38]. » Nommé directeur de la librairie, sous le règne précédent (de 1750 à 1763), il avait compris de suite la grandeur et la difficulté de son rôle, il y avait fait de son mieux et s'était concilié l'estime universelle. A la tête de la Cour des Aides, il avait vu l'arbitraire régnant dans les finances avec la déprédation et l'injustice, et n'avait pas craint d'attaquer dans son principe le redoutable ennemi que lui donnait à combattre la nature de ses fonctions. Une étroite amitié et un rapport heureux de lumières et de vertus l'attachaient à l'ex-intendant de Limoges. Il s'était fait connaître par des remontrances justement célèbres, présentées deux mois auparavant « au prince si jeune, si honnête, si incertain, qui devait être un jour son client. » Malesherbes y dévoilait tous les vices du système fiscal. Dans ce travail conçu selon les vues de Turgot et animé d'une pensée à la fois politique et morale, « le roi, dit un historien moderne, pouvait tout embrasser d'un coup d'œil, le passé et le présent. » C'est là qu'on voit ces détails si poignants et si souvent reproduits sur la gabelle du sel, de ce don « un des plus précieux que la nature ait faits à la France, si la main du financier ne repoussait sans cesse ce présent que la mer ne cesse d'apporter sur nos côtes... Il est des parages où les commis de la ferme assemblent les paysans, dans certain temps de l'année, pour submerger le sel que la mer a déposé sur le rivage !... » C'est là encore qu'apparaît à nu la démoralisation causée par le régime des douanes intérieures et des impôts inégaux, démoralisation dont il nous reste de déplorables traces ; l'auteur montre les populations habituées à ne pas regarder commue un délit la contrebande, c'est-à-dire la fraude contre l'État ; « il y a des provinces entières où les enfants y sont élevés par leurs pères, n'ont jamais acquis d'autre industrie, et ne connaissent d'autres moyens pour subsister. » Et cela avec les galères, ou même le gibet en perspective ! La ferme générale combat cette corruption par une bien pire : elle achète secrètement la femme pour dénoncer le mari, le fils pour dénoncer le père ! Elle a obtenu qu'en matière de fraude, l'accusation équivale à peu près à la condamnation ; on n'est pas obligé de prouver le délit : le procès-verbal des commis faisant foi, c'est à l'accusé de prouver son innocence, et Dieu sait quelle foi méritent les commis intéressés à trouver toujours des coupables[39]. »

A côté du mal, le sombre tableau des Remontrances présentait le remède. Malesherbes y demandait à Louis XVI « de s'unir étroitement à la nation, non parle lien trop fragile d'une bonté vague et d'une équité indécise, mais par une étroite communauté de sentiments. Quoique Turgot, son ami, fût, au moment où il parlait, contrôleur général, il engageait le roi à placer son autorité sous des garanties plus élevées et plus durables que la présence et les efforts d'un ministre homme de bien ; il ne voulait servir et il ne servait que « l'intérêt du roi réuni à celui du peuple ; » il conseillait de ranimer l'esprit de municipalité, d'établir dans chaque province des assemblées librement élues, de faire circuler l'examen et la vie dans toutes les parties de l'administration ; il voulait enfin que la nation pût elle-même parler au roi, dans l'espoir d'une alliance qui ferait triompher le' bien public contre ce qu'il appelait le despotisme ministériel et contre les abus de toute sorte[40]. »

Maurepas avait cependant accueilli de mauvaise grâce les remontrances, et il avait fait répondre par le roi que les réformes nécessaires sur les objets qui en seraient susceptibles devaient être, non pas l'ouvrage d'un moment, mais le travail de tout son règne. Aussi, Malesherbes avait-il renoncé à sa place 'de premier président de la cour des Aides pour vivre au sein de la retraite. Lorsqu'on l'appela au ministère, il refusa par cieux fois, mais Turgot lui représenta que sa résistance livrerait la place aux intrigues de cour, « le supplia de mi donner au moins le concours de son intégrité, » et ses instances finirent par triompher du refus de son ami. Chargé du département de la Maison du roi, auquel était annexée la police du royaume. Malesherbes disposa des lettres de cachet dont l'abus n'était plus à craindre entre ses mains. A ce ministère qu'avait exercé si longtemps La Vrillière, « il aurait préféré celui de la justice pour n'avoir pas sous lui, ou pour mieux dire contre lui, ce pouvoir irresponsable qui entourait le prince, qui s'exerçait à son insu, et qui s'appelait la Maison du roi. »

La réunion de Malesherbes et de Turgot dans le Conseil accrut au dehors les espérances de ceux qui s'élevaient contre les abus et attendaient impatiemment des réformes. « Oh pour le coup, écrit une femme célèbre, soyez assuré que le bien se fera et se fera bien... Jamais, non jamais deux hommes plus éclairés, plus désintéressés, plus vertueux, n'ont été réunis plus fortement pour un intérêt plus grand et plus élevé. Oh ! le mauvais temps pour les fripons et les courtisans !... Vous auriez bien de la peine à mettre dans ces cieux têtes là deux volontés ; il n'y en a qu'une et c'est toujours pour faire le mieux possible[41]. »

Visiter les prisons de l'État et rendre à la liberté les nombreuses -victimes de l'arbitraire, tel fut le premier soin de Malesherbes. S'il ne put les délivrer toutes, il s'efforça du moins d'adoucir leur malheureux sort-. Il fit aussi construire pour ceux qui étaient condamnés à la réclusion, des chambres plus vastes et plus saines, où des filatures de coton et des métiers faciles leur donnèrent le moyen de se livrer au travail. Il proposa de remettre à un tribunal spécial, l'arme funeste qu'il avait entre les mains, les lettres de cachet, et d'abandonner à un conseil le droit de prononcer les arrêts de surséance à l'abri desquels les courtisans ajournaient indéfiniment le paiement de leurs dettes. Louis XVI applaudit à ces deux projets dont les sourdes entraves de Maurepas empêchèrent l'exécution.

Tous ces obstacles ne décourageaient point Turgot ; il continuait de marcher avec fermeté et prudence dans la voie des réformes. Ainsi un édit de juin 1775 supprime avec indemnité les offices de marchands privilégiés et porteurs de grains de la ville de Rouen et le droit de banalité attaché' à cinq moulins de cette ville. Par le maintien d'une foule de privilèges locaux tendant à renchérir artificiellement les subsistances, la loi qui rendait la liberté au commerce des grains et des farines, n'était plus qu'une œuvre illusoire. A Rouen, une compagnie de cent douze marchands, créés en titre d'offices par les édits de décembre 1692 et juillet 1693, jouissaient du droit exclusif et sans concurrence, d'acheter les grains sur le marché de Rouen, sur ceux des Andelys, d'Elbeuf, de Duclair et de Caudebec, les principaux de la province, et de les revendre à la halle dans leurs maisons et boutiques. Une seconde compagnie de quatre-vingt-dix porteurs„ chargeurs et déchargeurs de grains, dont les offices, très-anciennement créés, abolis ensuite, avaient été rétablis et confirmés plus tard, pouvaient seuls, encore, se mêler du transport de celte denrée, au moyen d'un prix par eux déterminé et fixé. Enfin la ville elle-même possédait cinq moulins jouissant du droit de banalité, qui emportait la défense aux boulangers de la ville d'acheter ou d'employer d'autres farines que celles qui provenaient de ces moulins communaux. Mais comme ils ne pouvaient suffire à la consommation, la municipalité obligeait les boulangers de payer au fermier de la banalité le droit de moudre ailleurs. Pour les dédommager ensuite de cet odieux monopole, elle assujettissait les boulangers des faubourgs, exempts de sa banalité, à fournir leur pain dans les marchés de la ville, sur le pied de dix-huit onces- la livre, au même prix que le pain fait dans l'intérieur et dont le poids ordinaire n'était que de seize onces. Ainsi cette exaction illégale augmentait le prix d'un neuvième[42].

Une corporation de boulangers établie à Lyon en dépit des lois de l'État qui interdisaient toute communauté industrielle ou marchande dans les murs de cette ville, y proscrivait les bienfaits de la concurrence. En vertu des règlements de 1700 et de 1701, elle imposait aux boulangers forains la nécessité de ne vendre (lu pain à Lyon que dans des places déterminées, à des jours marqués, à un prix inférieur à celui des membres de la corporation, et de remporter le pain qui n'aurait pas été vendu le jour même. D'autres règlements de 1706, 1710 et 1751 avaient encore aggravé la situation des boulangers forains et de la population lyonnaise, au profit évidemment exclusif des boulangers de Lyon. Ennemi, du privilège, de l'arbitraire et de la liberté restreinte, Turgot ne doit pas laisser subsister cet abus ; un arrêt du Conseil d'État du 5 novembre 1775 permet aux boulangers circonvoisins d'apporter et vendre librement leur pain dans la ville de Lyon[43]. Le 13 août de la même année, le ministre ordonne que dans les six mois tous seigneurs ou propriétaires de droits sur les grains seront tenus de produire leurs titres, et nomme une commission pour les examiner. Son but était de préparer le rachat de ces droits.

Quelques jours auparavant (7 août), un arrêt du Conseil distrait du bail des postes les messageries et diligences qui y étaient comprises, et retire tous les privilèges concédés soit au fermier général des postes, soit à divers sous-entrepreneurs. Il résilie aussi tous les baux de ces exploitants en leur assurant l'indemnité qui pouvait leur être due, et fait passer de leurs mains dans celles de l'État le monopole des messageries et diligences. Cette mesure qui n'était qu'une transition préparant un régime de liberté, produisit une heureuse amélioration dans le service des voies de transport. Aux lourds coches qui, d'après les règlements, ne devaient pas excéder la vitesse de dix à onze lieues par jour, furent substituées, sur toutes les grandes routes, des voitures plus légères, plus commodes, bien suspendues, partant à jours et heures réglés et menées en poste. Le public leur donna le nom de Turgotines[44]. Dans l'édit, le ministre se réserve d'organiser le service de la manière la plus avantageuse sur les routes de traverse et de communication. Les principes suivis par l'administration royale des messageries, les avantages qui en résultèrent pour les voyageurs et les négociants, la célérité et le modique prix des transports, lui assurèrent bientôt une préférence décidée.

Un édit, du mois d'août 1775 supprime, à mesure des extinctions, les offices anciens et alternatifs, triennaux, mi-triennaux, de receveurs des tailles, et crée un seul et unique office de receveur des impositions par chaque élection, bailliage, bureau, diocèse, viguerie où il existe des offices de receveurs pour le recouvrement des impositions[45].

Trois mois après l'arrivée de l'excellent Malesherbes aux affaires, l'opération douloureuse de la pierre coûtait la vie au maréchal de Muy (10 octobre 1775), que ses services militaires, ses talents et son intégrité avaient élevé au ministère de la guerre. Maurepas, que préoccupait l'unique idée d'écarter les protégés de la reine, hésita longtemps sur le choix de son successeur. Enfin, conseillé par Turgot et Malesherbes, il appela à Versailles le comte de Saint-Germain, vieil officier général qui avait conservé l'honneur des armes françaises pendant la guerre de la succession d'Autriche et celle de Sept-Ans[46].

Ce personnage étrange, à la vie pleine d'aventures et de contrastes, était né à Lons-le-Saulnier, en Franche-Comté, d'une famille noble et ancienne, mais fort pauvre et sans illustration. Il était entré d'abord chez les jésuites dont il quitta l'habit, pour suivre, jeune encore, la carrière des armes. Un duel, dans lequel il tua un homme de qualité, l'obligea de passer en Allemagne, où il prit du service chez l'Électeur palatin. Plus fard il s'offrit à l'Autriche, et se distingua' sous le prince Eugène contre les Turcs. Il l'abandonna pour se retirer en Bavière, dont l'Électeur parvint à la couronne impériale sous le nom de Charles VIT, et resta auprès de ce prince jusqu'en 1745. Saint-Germain alla ensuite en Prusse, afin de ne pas combattre ses compatriotes. Actif, brave et avide de gloire, il acquit quelque réputation militaire et se concilia l'estime du grand Frédéric. Mais, il ne put supporter longtemps la discipline exacte et sévère qui régnait dans l'armée de ce monarque, disparut de la Prusse et se retira à Francfort d'où il écrivit au maréchal de Saxe qui l'admit au service de la France, lui conserva son grade de maréchal de camp et lui donna un régiment étranger. Saint-Germain lit en cette qualité la dernière campagne contre l'Autriche et signala son courage aux batailles de Lawfeld, de Raucoux et au Siège de Maastricht. La guerre de Sept-Ans, clans laquelle il se distingua encore sous les maréchaux d'Est rées, de Richelieu, de Contades et de Soubise, lui valut le grade de lieutenant général et le cordon de commandant de l'ordre de Saint-Louis ; mais dans ses courses militaires, il avait conservé cet esprit inquiet, bizarre et maladroit, qui l'avait jeté hors de la France. Quelques démêlés avec la cour et un autre officier général, démêlés qu'exagéraient son imagination ardente et sa vanité intraitable, aigrirent de nouveau le comte de Saint-Germain ; il menaça encore de partir. On eut recours aux prières et aux promesses afin de l'apaiser ; il resta inflexible, quitta l'armée, envoya au ministre de la guerre son cordon rouge et sa démission.

Ce déserteur incorrigible passa cette fois au service du Danemark. Il fut créé ministre de la guerre, revêtu de la dignité de feld-maréchal et nommé chevalier de l'ordre de l'Éléphant. Il s'occupa de réorganiser l'armée danoise sur un plan nouveau, et trouva clans ce pays la considération et le repos jusqu'en 1772, époque de la catastrophe qui renversa le ministre Struensée et la reine Caroline Mathilde, ses infortunés protecteurs. Alors Saint-Germain abandonna le Danemark et s'établit à Hambourg où il confia toutes ses épargnes à un banquier. Ruiné par une banqueroute, il supporta son malheur avec un courage stoïque, revint en France pour la seconde fois, après la mort de Louis XV, et se retira dans une petite terre près de Lauterbach en Alsace. Il y vivait d'une modique pension que lui faisaient les officiers du régiment de Royal-Alsace, touchés de son état d'indigence, et, comme Dioclétien, il cultivait de ses propres mains les légumes de son jardin. Il partageait le reste de son temps entre la rédaction de mémoires sur des plans de réforme militaire et les exercices d'une dévotion mystique. C'est dans cette retraite que vint le chercher l'envoyé qui lui portait sa nomination au ministère. Maurepas espérait bien que cet ardent réformateur ne ferait point cause commune avec les philosophes Malesherbes et Turgot à la recommandation desquels il devait cependant sa place.

L'arrivée du comte de Saint-Germain à Fontainebleau on résidait depuis quelque temps la cour, excita la plus vive curiosité : chacun voulait voir et entendre cet autre Cincinnatus. Quand il se présenta devant le roi pour lui exprimer sa reconnaissance, Louis XVI l'accueillit avec bonté : « Monsieur de Saint-Germain, lui dit-il, je suis sûr que vos talents peuvent être utiles à l'armée, el lui feront oublier vos torts. Répondez donc à l'attente qu'on a de vous. Je sous rends votre ancien grade et l'ordre de Saint-Louis en vous autorisant à porter l'ordre étranger dont je vous vois décoré. » A ces faveurs, le roi joignait généreusement cent mille écus pour monter la maison du nouveau ministre de la guerre et lui accordait un appartement à l'arsenal.

Tel était ce comte de Saint-Germain, destiné à concourir aux plans de Turgot et de Malesherbes. S'il avait des lumières pour voir ce qu'il convenait de faire, il manquait du caractère nécessaire au ministre que réclamaient les circonstances. Sa bravoure et son incorruptible fidélité ne devaient point racheter les funestes mesures de son administration.

Au moment où l'armée allait avoir ses réformes, l'assemblée du clergé, réunie de juillet à septembre 1775, s'élevait avec force contre la marche des mœurs, contre la liberté de la presse qui enfantait une foule de publications philosophiques, contre l'attitude des églises protestantes, tolérées par un relâchement funeste, et les mariages entre protestants. « Sire, disait-elle, nous vous en conjurons, ne différez pas d'ôter à l'erreur l'espoir d'avoir parmi nous des temples et des autels ; achevez l'ouvrage que Louis le Grand avait commencé et que Louis le Bien Aimé a continué. Il vous est réservé de porter ce dernier coup au Calvinisme dans vos États. Ordonnez qu'on dissipe les assemblées schismatiques des protestants : excluez les sectaires sans distinction, de toutes les branches de l'administration publique. Votre Majesté assurera ainsi parmi ses sujets l'unité du culte catholique... Qu'on vous dise, Sire, pourquoi des unions, que toutes les lois civiles et catholiques repoussent, sont impunément contractées au prêche sous la foi du mariage ; d'oie vient que, contre la volonté du prince, on ravit tous les jours aux ministres de notre sainte religion de tendres enfants, pour les présenter aux maîtres de l'erreur, qui leur font sucer tranquillement, son poison avec le lait ?... » Ce langage, il faut en convenir, se trouvait peu d'accord avec l'esprit de tolérance qui s'infiltrait dans la nation, et la civilisation avancée de cette époque. Enfin, l'assemblée demandait que les vœux de religion, reportés à vingt-et-un ans, par l'ordonnance de 1768, fussent autorisés à seize ans comme auparavant.

Les doléances du clergé furent présentées au roi à Versailles par le vertueux archevêque de Vienne, M. de Pompignan, par l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, et l'abbé de Talleyrand-Périgord, qui venait d'être élu promoteur du clergé de France. Le choix de ces deux derniers prélats n'était pas heureux ; peu édifiants dans leurs mœurs et leurs maximes, pouvaient-ils exposer sans honte à la royauté les douleurs de l'Église de France ?

Vers le même temps, madame Du Barry, dépouillée de 1”administration de ses biens et dissimulant mal l'ennui qui la rongeait dans la solitude du couvent, écrivait à M. de Maurepas celte lettre simple et digne pour obtenir d'être renvoyée dans son château de Luciennes.

Pont-aux-Dames, 7 janvier 1776.

« Monsieur le comte,

« On m'a fait, l'honneur d'une lettre de cachet après la mort du feu roi, afin de ne pas exposer les secrets de l'État. Si j'en ai connu quelques-uns, je les ai oubliés avec cette légèreté qui m'est naturelle. Il n’y a que trois choses dont j'ai conservé un plein souvenir, les bontés du feu roi, mes torts envers madame la Dauphine, et la générosité de la reine pour les oublier. J'ai fait peu de mal, j'ose le dire ; j'ai rendu des services ; je ne m'en ferai cependant pas un droit ni un titre. Je tiens à tout obtenir de votre courtoisie, vous êtes trop spirituel pour voir en moi une personne à craindre, et trop galant pour vous refuser à rendre une femme heureuse. Je demande la permission d'habiter Luciennes ; je vous assure, monsieur le comte, que je ne suis pas dangereuse, et la rigueur même la plus juste doit avoir un terme.

« Comtesse Du Barry. »

Marie-Antoinette, à qui l'exilée avait aussi écrit une lettre pleine de naturel et d'abandon, avait déjà sollicité et obtenu des adoucissements à sa captivité. Dans cette circonstance, elle joignit ses instances à celles du ministre, et Louis XVI, sur le rapport qu'on lui fit de la vie édifiante de la comtesse, soutint mal son premier acte de sévérité, la rendit à la liberté et ordonna de lui restituer Luciennes, son domaine favori. Maurepas s'empressa de lui apprendre la décision du roi :

« Madame la comtesse,

« Vous m'avez charmé en vous adressant à moi. Oui, sans doute, votre exil doit avoir un terme ; votre douceur, la réserve que vous avez gardée dans la disgrâce, vous ont donné droit à une auguste indulgence ; tout mon mérite a été de la provoquer. Vous pouvez demeurer à Luciennes et êtes libre d'aller à Paris. Veuillez accepter mes remerciements de la bonne opinion que je vous ai inspirée.

« Comte de Maurepas. »

A la réception de cette lettre, madame Du Barry s'empressa de faire ses adieux aux religieuses de Pont-aux-Dames et d'aller s'installer à son cher Luciennes, où de nombreux et assidus pèlerins la consolèrent du silence et des méditations de sa longue retraite[47].

Cependant le comte de Saint-Germain, dès son arrivée à Versailles, avait déployé une activité inconnue jusqu'alors de tous les employés de son département. Dans l'intention de se donner un appui et d'assurer la durée de ses réformes après lui, il proposa la création d'un Conseil permanent de la guerre sans l'avis duquel les lois militaires ne pourraient désormais être changées. Comme Maurepas craignait de voir limiter l'omnipotence ministérielle, il laissa le Conseil de la guerre en projet. Amnistie aux déserteurs qui rejoindraient les drapeaux et substitution des galères à la mort pour ceux qui déserteraient à l'avenir, sauf le cas de désertion à l'ennemi ; tel fut le début de Saint-Germain (12 septembre 1775). Partisan de l'égalité de tous les corps sous les drapeaux, il entreprit ensuite de réformer les corps privilégiés de cavalerie de la maison du roi. Les grands seigneurs, leurs chefs, se plaignirent ; le temps parut bien mal choisi pour faire d'imprudentes économies aux dépens de la splendeur et de la sûreté du trône. Le ministre n'eut pas assez d'énergie pour résister à toutes les clameurs, mais il supprima les cieux vaillantes compagnies des mousquetaires gris et noirs, auxquels le gouvernement permit, avant leur séparation, d'aller suspendre leurs drapeaux aux voûtes de l'église de Valenciennes, de la ville dont le nom rappelait leur héroïsme. La compagnie des grenadiers à cheval éprouva le même sort. A la prière de Maurepas et du prince de Soubise, effrayés de son brusque début, il conserva en partie les autres compagnies, surtout les gardes du corps, et par une contradiction bizarre et incroyable, il s'empressa d'accorder le rang d'officier au corps entier de la gendarmerie.

Afin d'apaiser les clameurs des chefs de l'armée et d'atténuer la rigueur des actes du nouveau ministre, Maurepas lui donna un adjoint, le prince de Montbarrey, qui devait en partager la responsabilité (25 janvier 1776). Cet adjoint, que le frivole Mentor appela le prince héréditaire, était un personnage de fort mince valeur, courtisan vaniteux et incapable de remplir l'office que lui confiait Maurepas. Peu habile dans l'administration et dans la guerre, il ne pouvait exercer l'ascendant qu'il aurait fallu pour assurer le succès. Aussi ne contrôla-t-il sérieusement aucun projet, aucun plan de Saint-Germain.

Le ministre supprima ensuite les régiments provinciaux, l'École militaire de Paris qu'il dispersa sur plusieurs points dans les provinces, et le collège préparatoire de la Flèche. Les enfants nobles que ce dernier établissement élevait aux frais du roi, furent envoyés dans les collées ordinaires, d'où, à quinze ans, ils devaient passer parmi les cadets (1er février 1776). Par une idée fort singulière, le comte de Saint-Germain confia l'éducation de ces jeunes officiers à des bénédictins, à des minimes, à des oratoriens. Ces innovations, dues à son caractère ardent, furent suivies de quelques ordonnances de la plus grande utilité sur le nombre des gouverneurs de villes et de provinces ; sur les appointements de ces officiers supérieurs ; sur la formation des troupes en divisions ; sur la suppression de la vénalité des charges de guerre ; sur une augmentation de solde que rendait juste et nécessaire le prix élevé de toutes les denrées ; sur l'avancement réglé avec ordre et justice. Ajoutons que l'abolition de la vénalité des emplois militaires n'empêcha point Saint-Germain de vendre, pour couvrir quelques dépenses de son ministère, cent charges de capitaine de cavalerie.

Ces nombreux remaniements de l'armée fixèrent l'attention de Turgot, qu'une étude spéciale avait familiarisé avec toutes les parties de l'administration. Il connaissait les autres départements aussi bien que le département des finances. Un examen approfondi et des renseignements obtenus de quelques officiers d'un rare mérite, lui avaient découvert tous les ressorts de celui de la guerre. « Par les améliorations diverses qu'on pouvait apporter à cette branche de l'administration, en procurant de plus le bien-être du soldat, du vétéran, de l'officier, l'allégement du service, et sans organisation moins forte de l'armée, on pouvait réaliser dix-sept millions d'économie, susceptibles encore de s'accroître annuellement jusqu'à la fin des extinctions des titulaires. » C'est ce qu'il démontra au comte, dans deux mémoires dont nous regrettons la perte. Mais Saint-Germain, esprit ombrageux et faux, suivit une tout autre marche dans ses innovations, et ne réussit qu'à mécontenter l'armée.

Dès son entrée au ministère de la guerre, le comte avait trouvé parmi les troupes absence de régularité et d'ordre, insouciance du commandement et disposition à la désobéissance. Pour remédier au mal, il fit un règlement disciplinaire clans lequel il introduisit le châtiment des coups de bâton en usage chez les Allemands et les Anglais. Sur de puissantes représentations, Saint-Germain y substitua les coups de plat de sabre. Mais cette punition, jusqu'alors inconnue de l'armée française, excita des murmures et des rébellions. « Je n'aime du sabre que le tranchant, » dit un grenadier. Ce mot énergique était le cri de l'honneur : il fut répété avec enthousiasme par toute la France. Les officiers généraux, les colonels, les majors les plus sévères, n'osèrent blâmer la susceptibilité de leurs soldats, et les embarras excités par cette innovation peu judicieuse, prouvèrent qu'une ordonnance ne suffit pas pour changer le caractère d'une nation.

Bientôt l'opinion se retira du comte de Saint-Germain ; elle reconnut qu'on avait exagéré son génie, ses talents, et qu'il était dépourvu des qualités qui constituent l'homme d'État. L'inconstance de son caractère, tantôt brusque, tantôt faible, un ton persifleur et ironique, d'autant plus offensant, qu'il annonçait de sa part la persuasion d'une grande supériorité sur les autres, lui firent de nombreux ennemis[48]. Le discrédit clans lequel tombèrent les opérations souvent décousues et incohérentes de Saint-Germain, fut un obstacle de plus pour les réformes de Turgot. La niasse peu éclairée du peuple les confondit avec les aberrations de son collègue de la guerre[49].

Turgot tendait au noble but du bien public et poursuivait sa marche avec une activité infatigable. Entrainé par son génie organisateur, que dirigeait une raison lucide, élevée et positive, il donnait ses soins à une foule de travaux utiles. Nous le voyons alors chercher les meilleurs moyens de soulager la misère dans les villes et les campagnes et de guérir l'ulcère du paupérisme qui dévorait la société ; consacrer à l'amélioration des routes principales et aux progrès de la navigation intérieure la plus grande partie des fonds mis à sa disposition ; établir, pour les encourager, trois inspecteurs généraux de la navigation, d'Alembert, l'abbé Bossut et Condorcet, les plus habiles géomètres de l'Europe ; créer une chaire d'hydrodynamique dont il chargeait l'abbé Bossut ; annexer un hospice de six lits à l'école de chirurgie de Paris, afin de lui procurer l'avantage de joindre la pratique à la théorie. Quelques mois après, Turgot augmente, dans une proportion considérable, le nombre des boites de remèdes que la charité du roi envoyait chaque année dans les provinces, pour être distribués gratuitement aux pauvres des campagnes. Il établit ensuite à Paris une commission de médecine, qui devint plus tard l'Académie de médecine ; il protège l'entreprise du dictionnaire de commerce de l'abbé Morellet ; il charge un autre économiste, l'abbé Roubaud, d'écrire l'histoire des finances ; il envoie Saint-Emond dans les Indes, Bombay au Pérou, pour en rapporter des plantes utiles, que l'Europe ne possédait pas encore, et l'abbé Rosier en Corse, pour y fonder une école d'agriculture. Ainsi, dès que la justice ou l'intérêt public réclame son aide, Turgot met en jeu tous les moyens pratiques ; il n'y a Ras de détail méprisable pour cet esprit supérieur.

Mais les seigneurs, les prélats, les financiers et les magistrats formèrent, pour renverser le contrôleur général, une espèce de conjuration dans laquelle Maurepas, jaloux d'entendre dire au roi : « Il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » voulait l'aire entrer Marie-Antoinette, afin de la charger, aux yeux du public, du renvoi de Turgot qu'il méditait déjà. Les courtisans s'efforçaient de persuader à la reine que, cligne fille de Marie-Thérèse, elle était appelée à sauver la monarchie française. Malgré les intrigues et les murmures de la cour, dès le mois de janvier 1776, Turgot présenta au roi en Conseil six édits servant comme d'introduction au système des sages réformes qu'il préparait. Le premier de ces édits supprimait la corvée pour les grandes routes et la remplaçait par une contribution sur tous les propriétaires de biens-fonds ou de droits réels sujets au vingtièmes, niais dont il affranchissait les biens du clergé. Deux autres étaient relatifs à l'administration particulière de la ville de Paris. Les trois derniers abolissaient les jurandes, les maîtrises, les corps de métiers, et proclamaient la liberté de toute espèce d'industrie.

Aussitôt les ennemis du contrôleur général s'agitèrent et préparèrent une résistance désespérée. L'opposition se manifesta d'abord dans le Conseil même. Miromesnil, l'ennemi secret de Turgot et l'homme de Maurepas, produisit toutes les observations que lm suggérèrent l'ignorance et la mauvaise foi, et ne craignit pas de s'élever avec force contre la loi relative à la suppression de la corvée, « Le projet, dit–il, assujettit à l'imposition pour le remplacement des corvées tous les propriétaires de biens-fonds et de droits réels, privilégiés et non privilégiés. Il veut que la répartition en soit faite en proportion de l'étendue et de la valeur des fonds. — J'observerai qu'il peut être dangereux de détruire absolument tous ces privilèges je ne parle pas de ceux qui sont attachés à certains offices, que je ne regarde que comme des abus acquis à prix d'argent, que comme de véritables privilèges ; mais je ne puis me refuser à dire qu'en France le privilége de la noblesse doit être respecté, et qu'il est, je crois, de l'intérêt du roi de le maintenir. »

Miromesnil était entré dans le vif de la question ; Turgot le comprit, et dans sa réponse, partie de la conviction la plus chaleureuse, il revendiqua les intérêts sacrés de l'humanité. On y trouve quelque chose de l'éloquence, de la force et de la raison de Mirabeau : « M. le garde des sceaux, dit-il, semble adopter le principe que, par la constitution de l'État, la noblesse doit être exempte de toute imposition. Il semble même croire que c'est un préjugé universel, dangereux à choquer. Si ce préjugé est universel, il faut que je me sois étrangement trompé sur la façon de penser de tout ce que j'ai vu d'hommes instruits clans tout le cours de ma vie ; car je ne me rappelle aucune société où cette idée eût été regardée autrement que comme une prétention surannée, et abandonnée par tous les gens éclairés, même clans l'ordre de la noblesse. Cette idée paraîtra au contraire un paradoxe à la plus grande partie de la nation, dont elle blesse vivement les intérêts. Les roturiers sont certainement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au temps où leurs voix n'étaient pas comptées.

» Il faut discuter la proposition en elle-même — celle de l'exemption au profit de la noblesse —. Si on l'envisage du côté du droit naturel et des principes généraux de la constitution des sociétés, elle présente l'injustice la plus marquée. Qu'est-ce que l'impôt ? Est-ce une charge imposée par la force à la faiblesse ? Cette idée serait analogue à celle d'un gouvernement fondé uniquement sur le droit de conquête. Alors le prince serait regardé comme l'ennemi commun de la société les plus forts s'en défendraient comme ils pourraient, les plus faibles se laisseraient écraser. Alors il serait tout simple que les riches et les puissants fissent retomber toute la charge sur les faibles et les pauvres, et fussent très-jaloux de ce privilége. — Ce n'est pas l'idée qu'on se fait d'un gouvernement paternel fondé sur la constitution nationale, où le monarque est élevé au-dessus de tous pour assurer le bonheur de tous, où il est dépositaire de la puissance publique pour maintenir les propriétés de chacun dans l'intérieur par la justice, et les défendre contre les attaques extérieures par la force militaire. Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l'intérêt de tous, tous doivent y contribuer, et plus on jouit des avantages de la société, plus on doit se tenir honoré d'en partager les charges. Il est, difficile que, sous ce point de vue, le privilége pécuniaire de la noblesse paraisse juste[50].

» Si l'on considère la question du côté de l'humanité, il est bien difficile de s'applaudir d'être exempt d'impositions, connue gentilhomme, quand on voit exécuter la marmite d'un paysan.

» Si l'on envisage la question du côté de l'avantage politique et de la force d'une nation, l'on voit d'abord que si les privilégiés sont en très–grand nombre et possèdent une grande partie des richesses, comme les dépenses de l'État exigent une somme très–forte, il peut arriver que cette somme surpasse les facultés de ceux qui restent sujets à l'impôt. Alors il faut, ou que le gouvernement soit privé des moyens de défense dont il a besoin, ou que le peuple non privilégié soit chargé au-dessus de ses forces, ce qui certainement appauvrit bientôt et affaiblit l'État. Un grand nombre de privilégiés riches est donc une diminution réelle de force pour le royaume. »

Turgot montrait en même temps que les motifs qui avaient fondé primitivement le privilége de la noblesse n'existaient plus.

« Le privilége a été fondé originairement sur ce que la noblesse était seule chargée du service militaire, qu'elle faisait en personne, à ses dépens. D'un côté, le service personnel, devenu plus incommode qu'utile, est entièrement tombé en désuétude ; de l'autre, toute la puissance militaire de l'État est fondée sur une armée nombreuse, entretenue en tout temps et soudoyée par l'État. La noblesse qui sert dans cette armée est payée par l'État et n'est pas moins payée que les roturiers qui remplissent les mêmes grades. Non-seulement les nobles n'ont aucune obligation de servir, mais ce sont, au contraire, les seuls roturiers qui y sont forcés depuis l'établissement des milices, dont les nobles et même leurs valets sont exempts. »

L'édit pour la suppression des jurandes devait rendre la liberté au travail industriel ; il n'était pas moins motivé que celui de la corvée.

« Dieu, en donnant à l'homme des besoins, disait Turgot dans le préambule de cet édit, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et, cette propriété est la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes.

» Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d'affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l'humanité. Nous voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires qui ne permettent pas à l'indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l'émulation et l'industrie, et, rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent d'une communauté ; qui privent l'État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels les différentes communautés disputent le droit d'exécuter des découvertes qu'elles n'ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu'ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables qu'occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l'étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l'industrie d'un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l'État ; qui, enfin, par la facilité qu'elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole, et favorisent des manœuvres, dont l'effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple. »

Malgré les observations du garde des sceaux contre les réformes essentiellement libérales que présentait sou collègue des finances, le roi approuva les édits préparés par Turgot et les envoya au parlement pour l'enregistrement.

Au cri d'alarme parti de cette compagnie et répété par les autres ennemis du contrôleur général, on eût cru l'État sur le penchant de sa ruine. Manifestant leur résurrection politique par l'opposition la plus vive, au lieu de seconder les vues généreuses du gouvernement, les magistrats ne voulurent enregistrer qu'un seul des édits, celui qui portait suppression de la caisse de Poissy, création fiscale, nuisible au commerce de la boucherie parisienne[51], et s'élevèrent avec force contre les autres. Ils nommèrent, afin de les examiner, une commission dont le prince de Conti voulut être membre : la commission fit, lui rapport ensuite duquel il fut décidé que des remontrances seraient adressées au roi, pour le prier de retirer les édits. Quelques jours après l'avocat général Séguier lança un violent réquisitoire contre un opuscule intitulé : Les inconvénients des droits féodaux, que venait de publier, sous le voile de l'anonyme, Boncerf, premier commis des finances, et dans lequel on retrouve tous les principes de Turgot, son ami. « La prospérité des États, disait l'auteur, est en raison de la liberté des personnes, des choses et des actions ; ces trois genres de libertés rejettent l'esclavage des personnes, les différentes servitudes établies sur les fonds par le droit féodal, et les obstacles qu'apportent au commerce les privilèges de vente et de fabrication, et ensuite les péages, domaines et prohibitions. » Boncerf proposait ensuite le rachat des droits féodaux et montrait l'avantage que les possesseurs de ces droits et ceux qui sont soumis aux servitudes féodales, pouvaient retirer de cette mesure. Le Parlement, autrefois si hostile à l'esprit féodal, ratifia par son vote le réquisitoire de l'avocat général, qui proclamait les droits féodaux, les corvées, les banalités, « portions intégrantes de la propriété, » condamna le livre aux flammes, décréta l'auteur d'ajournement personnel, et prit un arrêté dans lequel il suppliait Louis XVI de mettre un terme aux débordements économiques. Mais Boncerf, aussitôt mandé à Versailles, y resta sous la protection immédiate du monarque. La guerre, ouvertement déclarée, devint chaque jour plus ardente. D'un autre côté les communautés d'arts et métiers entrèrent dans la ligue des ministres disgraciés, des princes, des courtisans, des privilégiés, et blâmèrent les projets du ministre réformateur et la patience débonnaire de Louis XVI.

Enfin le parlement présenta ses remontrances (4 mars), dans lesquelles il soutint, dit-on, « que le peuple de France est taillable et corvéable à volonté, et que c'est une partie de la constitution que le roi est dans l'impuissance de changer. » Louis montra quelque trouble, mais, conduit encore par un sentiment de dignité, il renouvela l'ordre d'enregistrer sans délai, et, comme les magistrats persistaient dans la désobéissance, il se résolut à tenir un lit de justice auquel assistèrent les princes du sang, tous les pairs laïques et ecclésiastiques, et les grands officiers de la couronne (12 mars). Là, dans une harangue emphatique et remplie de lamentations hypocrites, le procureur général prétendit « qu'une morne tristesse s'offrait partout aux regards de Sa Majesté ; que le peuple était consterné, la capitale en alarme, la noblesse plongée dans l'affliction ; que les sentiments de la compagnie étaient ceux dont toutes les âmes étaient pénétrées ; que le nouveau genre d'imposition perpétuelle et arbitraire sur les biens portait un préjudice essentiel aux propriétés des pauvres connue des riches, et donnait une nouvelle atteinte à la franchise naturelle de la noblesse et du clergé, dont les distinctions et les droits tenaient à la constitution de la monarchie. » L'avocat du roi Séguier tint un langage non moins alarmant. Plein de sollicitude pour les privilégiés, il montra le propriétaire gémissant déjà sous le poids des impôts de tous genres et ruiné par la nouvelle charge. Dans son opinion, elle confondait la noblesse, qui était le plus ferme appui du trône, et le clergé, ministre sacré des autels. Il conclut en proposant de doubler la solde de l'armée pour l'employer aux grandes routes, pendant un mois, à deux reprises différentes dans l'année, quinze jours au printemps, quinze jours en automne[52].

Quant aux jurandes, l'avocat général affirme que les communautés d'arts et métiers, loin d'être nuisibles au commerce français, en sont plutôt, l'âme et le soutien, que ces gênes, ces entraves et ces prohibitions en font la gloire et la sûreté. Il n'est pas de maux, suivant ce magistrat, que ne doive produire leur abolition : les meilleurs ouvriers, fixés à Paris par la certitude du travail, par la promptitude du débit, quitteront le royaume pour transporter à l'étranger nos arts et leur industrie ; le crédit sera ruiné et les salaires diminueront. La nouvelle loi portera un coup funeste à l'agriculture en dépeuplant les campagnes, fera renchérir les denrées dans les villes où elle détruira l'ordre sans qu'on puisse même espérer de le rétablir que par les moyens les plus violents. Après s'être efforcé d'effrayer le roi par ce tableau de ruine universelle, l'orateur convient cependant que l'État de choses actuel n'est pas la perfection même, que l'existence des communautés présente quelques abus et demande quelques réformes. « Jamais prince n'a été plus chéri que Henri IV, dit-il, en terminant ; jamais la France n'a été plus florissante que sous Louis XIV ; jamais le commerce n'a été plus étendu, plus profitable que sous l'administration de Colbert ; c'est néanmoins l'ouvrage de Henri IV et de Louis XIV, de Sully et de Colbert, qu'on vous propose d'anéantir. »

« Sans discuter ici la valeur intrinsèque de ces assertions au point de vue de la vérité historique ; sans entrer dans la distinction si nécessaire des temps et des circonstances pour bien apprécier les hommes et leurs œuvres, n'eût-il pas été permis cependant de demander au Parlement lequel de Henri IV, de ce monarque si bon et si chéri, ou de Louis XVI, qui n'était ni moins bon, ni moins digne de l'affection de ses peuples, avait montré le plus de sollicitude pour les intérêts populaires dans une circonstance identique : de Henri, qui faisait battre de verges jusqu'au sang, bannir à perpétuité, et même frapper du dernier supplice ceux qui en voulaient à ses lapins ; ou de Louis, qui détruit de son propre mouvement ses garennes, à cause des dommages qu'elles occasionnaient aux propriétés environnantes ? Il ne suffit pas, surtout pour un prince, de faire respecter sa propriété ; il doit encore respecter et faire respecter celle d'autrui. Et nul plus que l'infortuné Louis XVI et son digne ministre n'était plus animé de ce sentiment d'équité : aucun intérêt n'était capable de contrebalancer clans leurs hues le droit des moindres particuliers, des communes ou du public[53]. »

C'est ainsi que la magistrature répondait au ministre qui, dans les préambules de ses édits, montrait une si noble ardeur pour le bien et pour le vrai. A peine tirée de l'exil par Louis XVI, elle s'insurgeait de nouveau contre l'autorité souveraine, et, tout en protestant de son amour pour le peuple, elle s'efforçait de perpétuer la corvée dans les campagnes, et de perpétuer au sein des cités l'industrie à l'état de privilége. Animée d'une injuste haine contre Turgot, qu'elle osait accuser de violer la propriété, la magistrature reniait son passé. Elle oubliait, en effet, que, lorsque Henri III, par son édit de décembre 1581, porté dans un but purement fiscal, avait établi les jurandes et maîtrises dans toutes les villes et lieux du royaume où ces institutions n'existaient pas, le Parlement avait résisté, deux années durant, à cette innovation. Alors le roi avait été obligé de recourir à un lit dé justice pour créer les jurandes, comme il en fallait un maintenant pour détruire le régime des communautés, si funeste au travail et à l'industrie.

Les édits rie furent enregistrés que de l'exprès commandement du roi. Avant de lever la séance, Louis XVI adressa ces paroles aux magistrats : « Vous venez d'entendre les édits que mon amour pour mes sujets m'a engagé à rendre ; j'entends qu'on s'y conforme.

» Mon intention n'est point de confondre les conditions ; je ne veux régner que par la justice et les lois.

» Si l'expérience fait reconnaître des inconvénients dans quelques-unes des dispositions que ces édits contiennent, j'aurai soin d'y remédier. »

Tous ceux qui n'étaient pas aveuglés par l'intérêt ou par le préjugé, accordèrent au ministre réformateur les éloges qu'il méritait. Les philosophes et les économistes, regardant un tel succès comme décisif, célébrèrent cette solennité sous le nom de lit de bienfaisance, et saluèrent avec joie l'ère nouvelle marquée pour le bonheur du genre humain. Les dispositions favorables du roi inspirèrent des espérances à Condorcet. Il écrivit à Voltaire : « Le roi a montré dans l'affaire des édits une raison, un amour de l'application, un esprit de justice, un désir de faire le bien de ses peuples, et un courage qui doivent bien consoler ceux qui s'intéressent à la chose publique. »

Un nouveau bienfait répandit ensuite l'allégresse clans les provinces. Le commerce des vins n'était pas plus libre que- celui des grains. Un édit d'avril 1776 permit de faire circuler librement les vins dans toute l'étendue du royaume, de les emmagasiner, de les vendre en tous lieux et en tous temps, de les exporter en toutes saisons, par tous les ports, en acquittant les droits d'octroi ou autres. Les prohibitions, les entraves multipliées auxquelles le transport, la vente et l'achat des vins étaient assujettis dans un très-grand nombre de lieux et surtout dans nos provinces méridionales, se trouvaient abolies. Par cet édit, Turgot assurait à la nation un commerce de plus de soixante millions, sans compter les travaux et les profits que nécessite une pareille exportation, et qu'on peut, sans exagération, porter au double de cette valeur. Il avait donc réalisé, pour les deux grandes productions qui font la richesse de la France, ce que n'avait pu faire l'immortel ministre de Louis XIV. Ces excellentes mesures semblaient indiquer l'affermissement de cet homme d'État dans le poste que lui avait confié le roi.

Mais le premier coup était porté : le soulèvement contre l'administration du contrôleur général faisait chaque jour de nouveaux progrès. Le Parlement., soutenu par de puissants alliés, continuait sa lutte ; les princes et les courtisans lui étaient hostiles à cause de son économie ; dans le Conseil, dont la majorité s'inspirait de la jalousie du vieux Maurepas, Sartine et Vergennes insinuaient que Turgot sacrifiait nos manufactures à l'Angleterre. Miromesnil, qui avait assez d'esprit pour sentir combien le digne ministre des finances devait le mépriser, soulevait en secret les magistrats ; le clergé et la noblesse montraient la plus vive inquiétude sur la solidité de leurs positions ; enfin, les chefs des métiers, frappés dans leurs privilèges, prétendaient qu'on attentait à leur propriété. Tous ces mécontents, que réunissait une haine commune, redoublèrent leurs attaques et obsédèrent Louis XVI d'intrigues incessantes. On n'écrivit bientôt plus que satires, épigrammes et réquisitoires, contre l'école 'des économistes, à la tête desquels se plaçait Turgot. Un membre même de la famille royale, Monsieur, ne dédaigna pas de se mêler dans la foule des pamphlétaires ; il lança secrètement contre le ministre, déjà si calomnié, un écrit où il exagérait avec malignité ses petits défauts, pour le tourner en ridicule, et se plaisait à défigurer ses principes ainsi que son caractère[54].

Pendant ce temps, 'Maurepas s'étudiait à perdre son collègue dans l'esprit du roi en lui faisant entrevoir la ruine de la monarchie comme résultat nécessaire et immédiat de ses réformes. Turgot, qui croyait trop à la puissance de la raison et de la justice, noble illusion dont personne n'oserait le blâmer, ne daigna pas se défendre, et, pour causer moins d'ombrage à l'ambitieux vieillard, il se contenta de ne plus travailler en particulier avec Louis XVI. Il laissait ainsi le champ plus libre à ses ennemis et se privait du seul moyen de résister à leurs intrigues. Le roi, quoique fatigué de lutter pour son ministre, ne pouvait oublier la promesse tant de fois répétée de le soutenir toujours, et, pour ce motif il hésitait à lui donner un successeur. Turgot comprit néanmoins que le moment de sa disgrâce n'était pas éloigné. « Le nombre toujours croissant de mes ennemis, écrivait-il, mon isolement absolu, tout m'avertit que je ne tiens plus qu'à un fil. »

Il est probable, cependant, que Turgot serait resté quelque temps encore au ministère sans une infernale manœuvre ourdie par Maurepas. Une première intrigue pour le renverser, à laquelle prirent part Necker et le soi-disant marquis de Pezai, son commensal, ne fut point couronnée de succès. On présenta au roi le budget dressé par Turgot pour l'année 1776, après l'avoir examiné, critiqué. Louis XVI n'en parut pas ému. On eut alors recours à un moyen plein d'artifice et de noirceur. Des lettres écrites à Paris furent envoyées à Vienne, d'où elles étaient adressées à Turgot, comme si elles eussent été l'œuvre d'un ami intime. Les réponses étaient fabriquées avec assez d'habileté pour faire illusion. M. d'Ogni, directeur des postes et l'ennemi personnel de Turgot, qui le méprisait pour son odieux espionnage, arrêtait cette prétendue correspondance, imitation du style, des sentiments, et des doctrines du contrôleur général, l'ouvrait, puis la mettait sous les yeux du roi et du premier ministre. D'abord empreintes d'une grande modération, les réponses attribuées à Turgot, manifestèrent bientôt de la contrariété, des mouvements d'humeur, du dégoût, et enfin continrent des sarcasmes contre la reine, -des plaisanteries contre Maurepas, et des expressions blessantes pour le roi. Afin d'appuyer cette infâme correspondance, on interceptait aussi d'autres lettres, vraies ou fausses, dans lesquelles Turgot était traité d'ambitieux, de sournois intrépide ; on y prétendait, que le mécontentement était général en France, et qu'il avait le ministre des finances seul pour objet. Le roi, dont la froideur augmentait de jour en jour, lui communiqua cependant une de ces lettres. Turgot le remercia de cette marque de confiance et le pria de tout lui dévoiler pour confondre ses ennemis et lui procurer l'occasion de se justifier. Louis XVI promit-il ? Nous l'ignorons. Mais il réprima l'heureuse inspiration qui l'avait un instant rapproché de son ministre : ce ne fut que longtemps après que, clans un moment d'épanchement, il parla de la fameuse correspondance au marquis d'Angiviller.

Sur ces entrefaites ; Malesherbes, cet homme si amoureux du bien, si dévoué au roi, et l'appui du contrôleur général dans le Conseil, s'arrêtait presque sans combat. Toujours contrarié par Maurepas, à propos des réformes qu'il voulait introduire dans son département, également poursuivi par la colère des privilégiés, et irrité de tous les obstacles qu'il rencontrait, il céda aux dégoûts du ministère et envoya sa démission au roi. Après l'avoir pressé vainement de la retirer, Louis XVI l'accepta en lui disant : « Vous êtes plus heureux que moi, monsieur, vous pouvez abdiquer ! »

Malesherbes n'avait point apporté dans l'action l'ardeur, la patience, la volonté qui y font réussir. Il avait été plutôt un sage qu'un ministre. Son rôle politique s'était borné à peu près à des mémoires pleins de vérités utiles qu'il avait adressés au roi. En les suivant seulement, Louis XVI aurait pu éviter bien des périls et bien des fautes.

On insinuait à Turgot de suivre l'exemple de son collègue. Mais, plus courageux que lui, il ne voulut point abandonner le poste où il pouvait faire le bien, ni livrer son maître aux dangers d'une marche indécise, et il attendit qu'on le renvoyât. Quelques jours après comme il lisait un mémoire : « Est–ce bientôt fini ? dit le roi avec humeur. - Oui, sire, répondit Turgot. — Tant mieux, reprit le roi. » A partir de ce moment, Turgot ne put voir Louis XVI. Alors ses ennemis, persuadés que l'instant de- frapper le dernier coup était venu, obsédèrent le monarque auquel les courtisans prédisaient un funeste avenir s'il persistait à marcher dans la voie des innovations. Turgot était sur le point de présenter au roi un mémoire qui lui montrerait l'état de ses finances et la nécessité de réformer la cour ; il allait entreprendre la tâche devant laquelle Malesherbes avait reculé. Si Louis XVI acceptait le plan de son ministre, Turgot 'devenait inattaquable. Il était donc temps pour Maurepas de renverser l'homme qu'il regardait comme un rival dangereux. Il imagina d'insinuer au roi de remplacer Malesherbes par l'incapable Amelot dont, le père avait été son ami contrairement aux vœux de la reine qui demandait le baron de Breteuil ambassadeur à Vienne. Son projet réussit. On ne pouvait reprocher au nouveau protégé de Maurepas « qu'une bêtise au-dessus de l'ordre commun[55], » aussi le protecteur disait-il : « Du moins, en appelant Amelot au ministère, on ne m'accusera pas d'avoir choisi celui-là pour son esprit. » Avec un tel collègue, la réforme que voulait le contrôleur général devenait impossible ; « il fallait ou que Turgot quittât, ou qu'il attendit jusqu'à ce que l'impossibilité de payer, sans faire des manœuvres malhonnêtes, le forçât à s'en aller[56]. »

Averti de cette affaire, Turgot écrivit à Louis XVI ; « il lui montra de nouveau la nécessité d'une réforme que M. Amelot ne ferait pas ; que la ruine de la nation et de la gloire du roi serait la suite de cette nomination ; que le garde des sceaux avait par ses intrigues ameuté les parlements contre son autorité ; qu'on cherchait de toutes parts à augmenter les difficultés de faire le bien[57]. » Louis XVI eut la faiblesse de communiquer cette lettre à Maurepas. Celui-ci comprit qu'il n'y avait plus à reculer ; il revint à ses anciennes inculpations contre Turgot, et se ligua avec d'Ogni pour le renverser.

La position n'était plus supportable, et le contrôleur général était décidé à la retraite ; il voulut cependant parler encore une fois au roi ; « il alla chez lui le samedi, mais le roi était à la chasse ; il y retourna, mais le roi était au débotté, et, il fallait l'attendre. » Turgot remit au travail du lendemain ; le vieux Maurepas qui craignait cette entrevue, soutint qu'on ne devait pas attendre la démission de Turgot, mais la lui demander. Trompé par les plus indignes calomnies, Louis XVI lui envoya sa lettre de renvoi par l'ancien ministre Bertin, chargé de lui faire connaître ses ordres (12 niai 1776). Turgot, alors occupé à rédiger un projet d'édit, posa tranquillement la plume en disant : « Mon successeur achèvera. »

A la sortie du ministère, Turgot n'éprouva qu'un regret, celui de n'avoir pas opéré toutes les réformes qu'il jugeait nécessaires au salut de la France. Sa lettre au roi dans cette circonstance, est à la fois touchante, pleine de nobles sentiments et de sinistres prévisions :

J'ai fait, Sire, ce que j'ai cru de mon devoir, en vous exposant, avec une franchise sans réserve et sans exemple, les difficultés de la position où j'étais, et ce que je pensais de la vôtre. Si je. ne l'avais pas fait, je me serais cru coupable envers vous. Vous en avez sans doute jugé autrement, puisque vous m'avez retiré votre confiance. Mais quand je me serais trompé, vous ne pouvez pas, Sire, ne point rendre justice au sentiment qui m'a conduit.

» Tout mon désir, Sire, c'est que vous puissiez toujours croire que j'avais mal vu et. que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne me justifie pas, et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille, et pour vous et pour vos peuples, qu'ils se le sont promis d'après vos principes de justice et de bienfaisance. Je n'ai pas l'orgueil de croire que je n'aie jamais fait de fautes. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elles n'ont été ni graves ni volontaires[58]. »

A la nouvelle de la chute du ministre réformateur. la société privilégiée tout entière poussa des cris de joie ; les courtisans et les possesseurs d'abus, qui se croyaient propriétaires de ce qu'ils possédaient, s'applaudirent avec indécence de leur victoire et respirèrent plus librement. A Paris et à Versailles, on se félicitait dans les salons et même sur les promenades. Le comte de Saint-Germain « témoigna la plus grande joie du renvoi de l'homme à qui il devait sa subsistance et sa place[59]. » Quant à Maurepas, il écrivit d'hypocrites doléances à la victime de ses coupables manœuvres, et supplia son collègue « d'être persuadé de toute la part qu'il prenait à sa situation. » Turgot lui répondit : « Ma situation, dont vous voulez bien vous occuper, ne peut m'affecter que par la perte des espérances que j'avais eues de seconder le roi dans ses vues pour le bonheur de ses peuples. Je souhaite qu'un autre les réalise. Mais quand on n'a ni honte ni remords, quand on n'a connu d'autre intérêt que celui de l'État, quand on n'a ni déguisé ni tel aucune vérité à son maître, on ne peut pas être malheureux. »

Tous ceux dont l'œil exercé voyait s'approcher la Révolution, s'affligèrent de la disgrâce du ministre qui avait étalé les maux sans qu'on lui eût donné le temps de les guérir. « Le 12 mai 1776, jour du renvoi de Turgot, » dit un historien dont l'intelligence a dignement apprécié le caractère, l'étendue d'esprit et l'âme désintéressée de ce grand homme, « est une des époques les plus fatales pour la France. Ce ministre, supérieur à son siècle, voulait faire sans secousse, par la puissance d'un roi législateur, les changements qui pouvaient seuls nous garantir des révolutions. Ses contemporains, égoïstes et superficiels, ne le comprirent point ; et nous avons expié, par de longues calamités, leur dédain pour les vertus et les lumières de cet homme d'État[60]. » S'il faut en croire un autre écrivain, M. de Montyon, qui rend hommage aux louables intentions du célèbre économiste, son action commença la désorganisation de l'État. Nous reconnaissons la trop grande sévérité de ce jugement ; mais, sans contester à Turgot la pureté de ses intentions, la justesse et la supériorité de ses vues, on peut disputer sur les moyens qu'il employa pour arriver à son but. Avec le cœur de L'Hôpital et la tête de Bacon, il avait dans le caractère une sorte de roideur nuisible au bien qu'il voulait effectuer. Conduire les affaires et les hommes par l'évidence et la conviction, devenait impossible pour celui qui négligeait tous les menus ressorts qui les font mouvoir, et comptait trop peu avec les préjugés et les passions. Turgot, il faut le dire, ne, connaissait pas assez les hommes, et au génie qui conçoit, il ne savait pas toujours réunir l'habileté qui accomplit. Malesherbes, son cligne ami, n'a pas craint de l'avouer : « M. Turgot et moi, écrivait-il, nous étions de fort honnêtes gens, très-instruits, passionnés pour le bien ; qui n'eût pensé qu'on ne pouvait pas mieux faire que de nous choisir ? Cependant nous avons mal administré ; ne connaissant les hommes que par les livres, manquant d'habileté pour les autres, nous avons laissé diriger le roi par M. de Maurepas qui ajouta toute sa faiblesse à celle de son élève ; et, sans le vouloir ni le prévoir, nous avons contribué à la Révolution. »

 

 

 



[1] Morellet, Mémoires, t. I.

[2] J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, chap. I-II, p. 1-7. Paris, un vol. in-8°, librairie de Didier. — A. Mastier. Turgot, sa vie et sa doctrine, chap. I, p. 7-20. Paris, un vol. ile Guillaumin et Comp.

[3] Condorcet, Vie de Turgot.

[4] Voltaire, Œuvres, t. 1X, p. 156, édition Beuchot.

[5] J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration„ ses ouvrages, chap. IV, p. 19-20.

[6] V. Lettre au contrôleur général Bertin, Œuvres de Turgot, t. I, p. 511.

[7] Œuvres de Turgot, t. II, p. 105.

[8] « Il faut attribuer celte extrême répugnance des paysans de l'ancien régime pour la milice moins au principe même de la loi qu'à la manière dore elle était exécutée ; on doit s'en prendre à la longue incertitude où elle tenait ceux qu'elle menaçait (on pouvait être appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne se mariât) ; à l'arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l'avantage d'un bon numéro ; à la défense de se faire remplacer ; au dégoût d'un métier dur et périlleux, où toute espérance d'avancement était interdite ; mais surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que sur eux seuls, et sur les plus misérables d'entre eux, l'ignorance de la condition rendant ses rigueurs plus amères. » (Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution. chap. XII, p. 197.)

[9] Œuvres de Turgot, t. II, p. 296.

[10] Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, chap. IV, p. 31.

[11] A. Mastier. Turgot, sa vie et sa doctrine, chap. I, p. 64.

[12] Œuvres de Turgot, Lettre à l'abbé Terray, I. I, p. 611.

[13] Œuvres de Turgot, Lettre à l'abbé Terray, I. I, p. 623

[14] A. Mastier. Turgot, sa vie et sa doctrine, chap. I, p. 67.

[15] Lettre à Condorcet. Œuvres de Condorcet, t. I.

[16] J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, liv. II, chap. II, p. 131.

[17] Œuvres de Turgot, t. II, p. 165-169.

[18] Œuvres de Turgot, t. II, 502-507.

[19] Œuvres de Turgot, t. II, p. 169.

[20] Voir la note 4 à la fin du volume.

[21] Œuvres de Turgot, t. II, p. 389,

[22] E. Daire, Notice historique sur Turgot ; ap. Œuvres de Turgot, t. I, p. 89-92.

[23] « Mesdames toutes se rendirent chez le roi sans être attendues ni annoncées ; elles se jetèrent toutes trois à ses pieds, le suppliant de ne pas déshonorer la mémoire de leur père, en rétablissant une magistrature criminelle qu'il avait humiliée. » (Soulavie, Mémoires du règne de Louis XVI, t. II, p. 191).

[24] Anciennes lois françaises, t. XXII, p. 119-134.

[25] Ad. de Bacourt, Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, introduction, t. I, p. 77-78 — Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. V, p. 112-113. — Montjoye, Histoire de Marie-Antoinette, etc., t. I, liv. III, p. 88-89.

[26] Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. V, p. 114.

[27] Montjoye, Histoire de Marie-Antoinette, etc., t. I, liv. III, p. 90.

[28] Lettre de Dijon citée dans la relation à la suite des mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, t. II, p 2. — Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. II, p. 290.

[29] On fit alors contre Maurepas une chanson, dont voici quelques vers :

Monsieur le comte, on vous demande ;

Si vous ne mettez le holà,

Le peuple se révoltera.

Dites au peuple qu'il attende,

Il faut que j'aille à l'Opéra.

(Mémoires secrets).

[30] F. Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux, t. II, p. 257.

[31] A propos de ces événements, les Parisiens ne purent se refuser l'épigramme suivante contre Turgot et surtout contre Biron, qui attachait une importance puérile à son généralat. Ils la chantaient sur l'air de Joconde.

Biron, tes glorieux travaux,

En dépit des cabales,

Te font passer pour un héros,

Sous les piliers des halles.

De rue en rue, an petit trot,

Tu chasses la famine ;

Général digne de Turgot,

Tu n'es qu'un Jean-Farine.

[32] Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, t. II, p, 29-30.

[33] Un fait, dont un magistrat rapporte avoir été témoin, confirme cette opinion : dans la séance du parlement du 4 mai, un des conseillers, M. de Pomeuze, raconta que, dans la bagarre de la veille, apercevant une femme plus animée que les autres, il l'avait sollicitée de se retirer de la mêlée, en lui offrant un écu de six francs pour acheter du pain : mais que cette furibonde lui avait répondu avec un sourire ironique : « Va, va, nous n'avons pas besoin de ton argent : nous en avons plus que toi ! En même temps elle faisait sonner sa poche dont le bruit indiquait la vérité de ce qu'elle disait » (Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, t. II, p. 15.)

[34] C'est contre Turgot qu'était dirigé l'apologue suivant, intitulé l'Expérience économique, où l'on attaquait son système jusque dans son essence.

Un Limousin, très-grand réformateur,

D'un beau haras fait administrateur,

Imagina, pour enrichir le maître,

Un beau matin, de retrancher le paître

Aux animaux confiés à ses soins.

Aux étrangers il ouvrit la prairie ;

Des râteliers il fit ôter le foin.

Un jour n'est rien dans le cours de la vie.

Le lendemain, les chevaux affamés

Tirent la langue et dressent les oreilles.

On court à l'homme. Il répond : à merveille !

Ils y seront bientôt accoutumés :

Laissez-moi faire. On prend donc patience ;

Le lendemain, langueur et défaillance.

Et l'économe en les voyant périr,

Dit : Ils allaient se faire à l'abstinence ;

Mais on leur a conseillé de mourir

Exprès pour nuire à mon expérience.

(Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, p. 49-50).

[35] Voir la note 5 à la fin du volume.

[36] J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, chap. II, p. 221.

[37] « On a toujours donné, à son occasion et à celle du d'Aiguillon, au Maurepas le nom de chasse-cousin, qui est bien trouvé et moins dur que celui de chasse-coquin. » (L'abbé Baudeau, Chronique secrète de Paris sous Louis XVI, 1774. Revue rétrospective, t. III, 1re série, p. 75).

[38] M. Devienne, Éloge de Lamoignon-Malesherbes, discours de rentrée prononcé à l'audience solennelle du 4 novembre 1861.

[39] Henri Martin, Histoire de France, t. XIX, p. 198-199.

[40] M. Devienne, Éloge de Lamoignon-Malesherbes.

[41] Lettre de mademoiselle de Lespinasse, t. II, p. 188.

[42] Œuvres de Turgot, t. II, p. 200-202.

[43] Œuvres de Turgot, t. II, p. 229.

[44] Les ennemis de Turgot se plaisaient à décréditer toutes ses opérations. Les Turgotines provoquèrent l'épigramme suivante :

Ministre ivre d'orgueil, tranchant du souverain,

Toi qui, sans t'émouvoir, fais tant de misérables,

Puisse ta poste absurde aller un si grand train,

Qu'elle te mène à tous les diables !

[45] Œuvres de Turgot, t. II, p. 383-384.

[46] Le comte de Saint-Germain « accepta le ministère à contre-cœur... on eut beaucoup de peine à le déterminer. Ce furent M. Dubois, préteur de Schélestadt, son ami intime, et l'abbé Dubois, son frère, qui le déridèrent. » (La baronne d'Oberkirch, Mémoires sur la cour de Louis XVI et la société française, avant 1789, t. I, chap. VIII, p. 163).

[47] Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, etc., p. 343-345. — Lafont d'Aussonne, Mémoires secrets et universels des malheurs et de la mort de la reine de France, chap. VI, p. 19.

[48] Vie du comte de Saint-Germain, en tête de sa correspondance avec Pâris Duverney ; Londres, 1789 ; 2 vol. in-8°.

[49] Lors des nouveaux règlements de M de Saint-Germain... règlements qui faisaient de chaque blessure un droit à l'avancement, Carlin disait à son interlocuteur Scapin : « Je me ferai couper un bras et on nie fera capitaine ; puis l'autre, et je serai major ; avec un œil de moins, je serai colonel ; puis, je me ferai couper la tête pour devenir général. »

Le public comprit la critique, et Carlin fut couvert d'applaudissements. (La baronne d'Oberkirch, Mémoires sur la cour de Louis XVI, etc., t. I, ch. VIII, p. 161-162, édition Charpentier).

[50] Œuvres de Turgot, t. II, p. 269-270.

[51] « Cette caisse, dit J. Tissot, n'était qu'un privilège créé au profit d'un certain nombre de capitalistes qui avaient mission d'acheter au comptant les animaux de boucherie pour l'approvisionnement de la capitale, moyennant un bénéfice qui leur était assuré, mais ù la charge de verser au Trésor une partie d'un profit dont le poids retombait sur les consommateurs et les bouchers. »

[52] Procès-verbal du lit de justice du 12 mars 1776, tome II des Œuvres de Turgot, p. 328-329.

[53] J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, liv. II, chap. II, p. 178-179.

[54] Voir la note 6 à la fin du volume.

[55] Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire, publiée pour la première fois dans la dernière édition des Œuvres de Condorcet, de MM. F. Arago et O'Connor.

[56] Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire.

[57] Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire.

[58] Œuvres de Turgot, t. I ; Notice historique, p. 114.

[59] Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire.

[60] Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. I, p. 210.