Détails sur Turgot -
Son intendance de la généralité de Limoges. - Ses projets pour la
restauration de la marine. - Turgot, contrôleur général des finances. -
Premières mesures de son administration. - Rappel des parlements, malgré
l'opposition de Turgot. - Lit de justice pour la réintégration des
magistrats. - Protestation des parlements contre le lit de justice. - La
Reine reçoit à Versailles la visite de l'archiduc Maximilien, son frère. -
Prétentions de l'archiduc repoussées par les princes du sang. -Réformes de
Turgot. - Obstacles qu'il rencontre. - Livre de Necker sur la Législation des
grains. - Guerre des farines. - Les troubles populaires sont comprimés. -
Amnistie. Circulaire adressée aux curés. - Pamphlets contre Turgot et les
économistes. - Sacre de Louis XVI à Reims - Renvoi de la Vrillière. -
Malesherbes son successeur. - Nombreuses améliorations économiques. - Le
comte de Saint-Germain, ministre de la guerre ; ses aventures Assemblée du
clergé de l'année 1775. - Réformes militaires du comte de Saint-Germain
Abolition de la corvée. - Suppression des jurandes et maîtrises. - Ligue
contre Turgot. - Résistance du parlement ; ses remontrances. - Lit de
justice. - Liberté du commerce des vins. Turgot attaqué par Maurepas. -
Retraite de Malesherbes. - Disgrâce de Turgot.
Parmi
les grands administrateurs dont l'histoire conserve les noms, Turgot a été le
sujet d'importantes et fréquentes études, « parce qu'il appartient à la fois
au passé par l'époque où il vécut et où il a it, et à l'avenir par ses idées,
ses actes et ses écrits. » Il ne sera donc pas inutile d'entrer ici dans
quelques détails nécessaires pour nous faire mieux connaître l'homme qui,
dans les premières années du règne de Louis XVI, fut l'âme et l'instigateur
d'une réforme sérieuse. Anne
Robert-Jacques Turgot, baron de l'Aulne, né à Paris, le 10 mai 1727, était le
troisième fils de Michel-Etienne Turgot, président aux requêtes du palais,
pendant onze ans prévôt des marchands, puis conseiller d'État et premier
président du grand Conseil. Sa famille, qu'on croit originaire d'Écosse,
passa en Normandie à l'époque des Croisades. De grands travaux d'utilité et
d'agrément, des actes de courage, d'énergie et d'habileté firent de
Michel-Etienne l'un des administrateurs dont le souvenir est resté cher à la
capitale. Turgot se montra digne d'un tel père. Il révéla de bonne heure les
plus heureuses dispositions intellectuelles, une raison précoce, un cœur
excellent, mais aussi une timidité excessive que sa volonté forte ne put
surmonter entièrement. Il fit ses premières études au collège Louis-le-Grand
et les acheva au collège du Plessis. Dans ces deux établissements il eut pour
amis ses condisciples et ses maîtres. Au
collège du Plessis, le jeune Turgot rencontra des professeurs de mérite,
Guérin, littérateur estimable, et l'abbé Sigorgne, le premier dans
l'Université qui enseigna la doctrine de Newton. Ce fut à cette époque qu'il
connut l'abbé Bon, admirateur enthousiaste des écrits de Fénelon, de
Vauvenargues, de Voltaire et de Rousseau. Afin de se conformer aux désirs de
ses parents qui croyaient trouver pour lui un avenir certain dans la carrière
ecclésiastique, il entra au séminaire de Saint Sulpice d'où il passa à la
Sorbonne. Il y prit ses degrés de théologie et le grade de licencié. Dans
cette maison, uniquement consacrée à l'étude, Turgot eut pour condisciples
les abbés de Cicé, de Brienne, de Véry, de Boisgelin et Morellet. Les
mémoires de ce dernier nous fournissent quelques détails intéressants sur
cette époque de la vie de son camarade d'enfance. « Il annonçait dès lors,
nous dit-il, tout ce qu'il déploierait un jour de sagacité, de pénétration,
de profondeur. Il était en même temps d'une simplicité d'enfant, qui se
conciliait en lui avec une dignité respectée de tous ses camarades et même de
ses confrères plus âgés. Sa modestie et sa réserve eussent fait honneur à une
jeune fille. Il était impossible de hasarder la plus légère équivoque sur
certain sujet sans le faire rougir jusqu'aux yeux, et sans le mettre dans un
extrême embarras. Cette réserve ne lui empêchait pas d'avoir la gaieté
franche d'un enfant, et de rire aux éclats d'une plaisanterie, d'une pointe,
d'une folie[1]. Turgot
passa dans la maison de Sorbonne deux années pendant lesquelles l'étude de la
théologie développa la fécondité, la justesse, l'étendue et l'élévation de
son esprit. D'ailleurs, il ne se livrait pas uniquement à cette étude. Les
langues anciennes et modernes, la littérature, le droit, la géographie,
l'histoire, les sciences exactes l'occupaient en même temps, ainsi que ses
condisciples, dont la plupart, animés de la même ardeur, partageaient ses
goûts. Durant son séjour au séminaire de Saint-Sulpice et à la Sorbonne, il
composa plusieurs écrits qui témoignaient de son activité, de son érudition
solide, de sa pensée puissante et de ses vues originales, dans un fige où
d'ordinaire les plus beaux génies ne donnent encore que des espérances[2]. Avec
les vertus propres à faire un ecclésiastique, Turgot avait des principes qui
ne lui permettaient plus de se consacrer à cet état. Il résolut de s'v
soustraire, lit connaître son intention à ses parents, obtint leur agrément
et quitta pour toujours l'habit ecclésiastique (1751). Ses amis, les abbés de Cicé,
de Brienne, Véry, de Boisgelin voulurent le détourner de sa détermination et
lui dépeignirent les brillants avantages temporels auxquels il renonçait, en
quittant l’Église, mais leurs discours ne purent ébranler l'aine de Turgot.
Entraîné par une vocation naturelle et par les traditions de la famille vers
la magistrature et l'administration, il ambitionna une charge d’avocat du roi
au Châtelet pour se trouver dans la nécessité (l'acquérir l'art de la parole
si précieux à l'homme public. Mais au lieu de cette place, il fut pourvu, en
1752, de celle de conseiller substitut du procureur général. Il remplit ses
fonctions avec un zèle intelligent et une probité scrupuleuse, fut nommé, à la
fin de la même année, conseiller au Parlement, et cessa d'appartenir à cette
compagnie le 28 mars 1753, où il obtint le titre de maître des requêtes. On cite
de Turgot, dans les devoirs de sa nouvelle profession, un trait d'une rare
délicatesse. Il avait été chargé d'examiner une affaire dans laquelle de
graves inculpations étaient dirigées contre un employé des finances. Persuadé
que cet homme était coupable, il ne se pressait point de donner la preuve de
ses prévarications. Mais après de longs délais, un examen sérieux des pièces
lui démontra l'innocence de l'accusé. Il se crut dès lors obligé de réparer
le préjudice que lui avait causé son retard ; il s'enquit du chiffre des
appointements dont il avait été privé pendant la durée du procès, et lui en
fit remettre le montant avec cette déclaration que c'était de sa part un acte
non de générosité, mais de justice[3]. Pendant
les huit ans que Turgot fut attaché au Conseil d'État, il employa aux
sciences, aux lettres, it la philosophie, tout le temps que lui laissait son
service. A cette période de sa vie se rattachent ses écrits sur la tolérance
religieuse, question qu'il avait approfondie, dans la maison de Sorbonne ;
ses articles pour l'Encyclopédie, dont un, l'article Foires et Mar-est un
éloquent plaidoyer en faveur de la liberté du commerce ; et son éloge de
Gournay, document précieux sur la vie et les idées de cet économiste célèbre. Vincent
de Gournay, fils d'un négociant et longtemps négociant lui-même, avait été
nommé intendant du commerce par l'influence du contrôleur général Machault.
Une rare communauté de principes et de sentiments lia Turgot d'amitié à
Gournay, Il ne le quitta presque pas et, dans sa société, il connut Trudaine,
ancien et respectable magistrat, alors chef du bureau du Commerce et des
Manufactures et administrateur aussi habile qu'énergique. Vers la même
époque, il connut encore Quesnay, premier médecin ordinaire de Louis XV, que
sa charité, ses qualités patriotiques et sociales faisaient estimer de tous,
et qui fut regardé comme le patriarche de la secte des économistes. Turgot
étudia les ouvrages de Quesnay, se pénétra de sa doctrine et adopta un grand
nombre de ses principes, auxquels l'avaient préparé ses méditations
antérieures. Malgré
ses liaisons avec les philosophes, les beaux esprits et les physiocrates de
son temps, Turgot ne craignait pas de blâmer l'air de secte qu'ils se
donnaient. « C'est l'esprit de secte, disait-il, qui appelle sur les
vérités utiles les ennemis et la persécution. Quand un homme isolé propose
modestement ce qu'il croit la vérité, s'il a raison, on l'écoute ; s'il a
tort, on l'oublie. Mais lorsqu'une fois des savants mêmes se sont mis à faire
corps, à dire nous, à croire pouvoir imposer des lois à l'opinion publique,
l'opinion publique se révolte contre eux avec justice, parce qu'elle ne doit
recevoir de lois que de la vérité, et non d'aucune autorité. Tout corps voit
bientôt sa livrée portée par des imbéciles, par des fous, par des ignorants,
fiers, en s'y agrégeant, de faire un personnage. Il échappe à ces gens des
sottises et des absurdités. Alors les esprits aigris ne manquent pas de les
imputer à tous les confrères de ceux qui se les sont permises. On réclame en
vain : les lumières s'obscurcissent ou s'éteignent au milieu des querelles,
où bientôt on ne s'entend plus. Les gens sages craignent de se compromettre
en les rallumant, et la vérité importante qu'on avait découverte demeure
étouffée et méconnue. Elle paie les dettes de l'erreur, de la partialité, de
la prétention, de l'exagération, de l'imprudence avec lesquelles elle a fait
la faute de s'associer. » La mort
de Gournay, arrivée en 1759, fut une perte très sensible à Turgot. Il demanda
ses premières consolations à l'amitié de M. Trudaine et passa auprès de lui,
à Montigny, quelques mois de son deuil. L'année suivante, il chercha une
nouvelle diversion à ses regrets dans les grands spectacles de la nature : il
visita les Alpes et la Suisse. Ce long voyage lui permit de recueillir une
foule d'observations sur l'industrie et le commerce de ces contrées. Pendant
son séjour à Genève, il alla voir aux Délices Voltaire le patriarche, qu'une
lettre de d'Alembert avait prévenu de cette visite. Voltaire accueillit
Turgot avec plaisir, fut très content de lui, et, quelques jours après, il
répondait à d'Alembert : « Je suis encore tout plein de M. Turgot. Je ne
savais pas qu'il eût fait l'article Existence : il vaut encore mieux
que son article. Je n'ai guère vu d'homme plus aimable ni Plus instruit ; et,
cc qui est rare chez les métaphysiciens, il a le goût le plus fin et le plus
sûr[4]. » Ces
courses, au milieu de mille accidents curieux de la nature, tantôt champêtre
et gracieuse, tantôt imposante et terrible, dans une contrée où se trouve
écrite en caractères ineffaçables l'histoire des bouleversements qui ont
changé la face de notre globe, consolèrent Turgot des impressions
douloureuses que lui avait causées la perte de son ami. Quelques mois
s'étaient écoulés depuis son retour, lorsqu'il fut nommé intendant de la
généralité de Limoges. « En devenant administrateur, Turgot ne cessa pas d'être
économiste : il était du nombre de ceux qui savent interroger les faits et en
comprendre la portée. Mais les études variées et approfondies auxquelles il
s'était livré avant d'entrer aux affaires, près de neuf ans passés au Conseil
du roi, en qualité de maître des requêtes, furent une belle préparation à un
poste administratif supérieur. Il en est de l'administration comme des
voyages : plus on sait déjà, plus on y apprend. « En
acceptant l'intendance de la généralité de Limoges, Turgot devient
véritablement homme public, et se montre un homme d'État du premier mérite.
Son administration, qui dura treize ans, présente le spectacle d'une
intelligence supérieure au service d'une volonté ferme, constamment appliquée
au bien public, et assez heureuse pour le réaliser souvent, quoique pas
toujours secondée par le gouvernement comme elle aurait dû l'être. Malgré ces
empêchements, malgré ceux bien plus grands encore d'une législation
non-seulement imparfaite, mais fondée sur des principes réprouvés par
l'équité et les lumières nouvelles, l'autorité du génie et de la vertu
parvint plus d'une fois à vaincre toutes les résistances, à surmonter
l'opposition de l'inertie, des préjugés et des intérêts privés[5]. » Le
premier soin de Turgot en arrivant dans la généralité de Limoges, une des
provinces les plus pauvres du royaume, fut de s'entourer de documents
statistiques recueillis avec la plus grande exactitude, et de s'adresser aux
curés aussi bien qu'à ses subdélégués pour obtenir les renseignements qu'il
leur était plus facile de se procurer. Cette généralité gémissait sous
l'oppression de la taille qui avait décuplé depuis deux siècles et que son
injuste répartition rendait plus lourde encore. Elle supportait une surcharge
de plus de sept cent mille livres, par suite d'une erreur de calcul qu'un
long usage avait consacrée, ne pouvait solder son arriéré d'un million, et
pour opérer la levée de la contribution annuelle, trois ans suffisaient à
peine. Jamais la misère et le désespoir n'avaient fait des progrès aussi effrayants,
surtout dans les campagnes ; tes villages étaient infectés de mendiants. Turgot
s'empressa de réclamer contre cette charge inique. Sans cesse préoccupé des
moyens de soulager le pauvre peuple, il se donna des soins infatigables, lit
entendre des plaintes énergiques, souvent éloquentes, et sollicita chaque
année des dégrèvements pour sa généralité. Dans l'intérêt de ses administrés,
il rédigea de longs mémoires pleins de détails lumineux, et ne se lassa
jamais de reproduire les mêmes faits, les mêmes raisonnements, jusqu'à ce
qu'il fût écouté. Il y avait une année qu'il administrait sa province avec
cet esprit d'équité et de bienfaisance, lorsqu'on lui proposa l'intendance de
Lyon, beaucoup plus avantageuse que celle de Limoges. Loin d'accepter avec
empressement un poste mieux rétribué, Turgot manifesta le désir de rester
dans une province, que lui rendait chaque jour plus chère son immense travail
dont il espérait bientôt de recueillir les fruits. Déjà il avait refusé
l'intendance de Rouen par la même raison, et plus tard encore il refusa celle
de Bordeaux. A cette occasion, il écrivit au- contrôleur général Bertin : «
J'ai commencé un très-grand travail sans avoir pu encore rien achever. Je
vous avoue que, malgré la peine qu'il me doit donner, je l'abandonnerais à
regret. Quoique préparé par une assez longue habitude du travail en
différents genres, il m'a fallu donner beaucoup de temps et d'application
pour m'instruire à fond de cette matière qui m'était toute neuve. Il faudrait
que mon successeur se livrât à la même étude, et laissât, en attendant, les choses
en un état de suspension forcée, toujours dangereuse ; ou, ce qui ne l'est
pas moins, en décidât pendant quelque temps beaucoup au hasard. Si donc,
comme j'ai lieu de l'espérer d'après l'approbation que vous avez bien voulu
donner à ce que j'ai déjà fait, vous êtes dans l'intention d'établir en
Limousin le système de la taille tarifée sur des principes plus solides que
par le passé, je sacrifierai avec grand plaisir les avantages et les
agréments que je trouverais dans l'intendance de Lyon, et je vous prierai de
vouloir bien me laisser à Limoges, à la suite du travail que vous m'avez
permis d'entreprendre[6]. » Ainsi, pour opérer le bien
qu'il méditait, Turgot oublia son avantage personnel ; mais il n'obtint pas
toujours l'appui de l'autorité supérieure, et malgré ses constants efforts il
ne parvint qu'à faire cesser les injustices les plus criantes dans la
répartition arbitraire de la taille. De tous
les fléaux qui désolaient les campagnes, le plus odieux était la corvée pour
la confection et la réparation des routes. Malgré une circulaire du
contrôleur général Ory, qui l'avait appliquée à toute la France, en '1737,
cette imposition imaginée pour avoir de lionnes routes sans les payer,
n'avait jamais été établie dans les environs de Paris. Dans quelques
provinces, même très-pauvres, les travaux exécutés annuellement, par la
corvée pouvaient s'élever à 700.000 livres. On sait que les nobles et les
ecclésiastiques en étaient exempts. Turgot, avec l'assentiment des corvéables
de sa généralité, vint à bout de transformer la corvée en une taxe locale, et
tous ses administrés y gagnèrent. Pendant. le temps de son intendance. cent
soixante lieues de routes nouvelles furent construites, les anciennes furent
réparées et entretenues aux frais de l'État par des hommes qui reçurent. un
salaire et trouvèrent du pain. Le paysan ne se vit plus contraint de donner
un certain nombre de ses journées de travail ou de celles de ses bœufs et de
ses chevaux pour s'acquitter fort mal d'une tâche qui l'exposait à des pertes
de toute nature et quelquefois à la prison, car les intendants étaient armés
du droit d'emprisonner les récalcitrants ou de leur envoyer des garnisaires. Turgot
supprima une autre espèce de corvée plus violente et plus odieuse encore que
la première. C'était, la corvée pour le transport des effets militaires,
toutes les fois que les troupes changeaient de place : charge fort onéreuse
dans un temps où chaque régiment menait à sa suite un lourd bagage. Il
fallait rassembler de très-loin un grand nombre de charrettes et de bœufs
pour les traîner. À l'occasion de cette espèce de corvée, les paysans étaient
souvent exposés à d'injustes vexations, que signale Turgot lui-même, dans une
lettre au contrôleur général. « Il est très-fréquent, dit-il, que, pendant la
route, les soldats se jettent sur les voitures déjà très-chargées ; d'autres
fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées,
et si le paysan veut faire quelques représentations, vous imaginez que la
dispute tourne toujours à son désavantage, et qu'il revient accablé de coups[7]. » Le service des transports
militaires fut désormais effectué par des entrepreneurs que paya la province
entière, au grand avantage de l'armée et des cultivateurs. L'obligation
du service militaire, imposée sous le nom de milice, pesait sur le peuple, et
presque uniquement sur le paysan. De toutes les charges publiques, aucune ne
paraissait plus insupportable aux campagnes que celle-là ; pour s'y
soustraire, les jeunes paysans s'enfuyaient souvent dans les bois, où il
fallait, les poursuivre à main armée[8]. Pour triompher de l'extrême
répugnance des Limousins à payer cet impôt du sang, Turgot le répartit d'une
manière plus équitable entre les communes, prit des mesures habilement
énergiques, et persuada au ministre de la guerre de fermer les yeux sur la
violation des ordonnances contraires au remplacement. Grâce à cette sage
conduite, il eut bientôt le bonheur d'apprendre à ce ministre la
réconciliation de ses administrés avec la milice. Dans sa lettre, il n'oublia
pas de plaider la cause du remplacement, ou plutôt de la liberté. « Je sais,
écrivit-il, tout ce qu'on peut dire sur l'obligation clans laquelle est tout
citoyen de s'armer contre l'ennemi commun et sur la considération due à
l'état des défenseurs de la patrie ; mais je sais aussi les réponses qu'il y
aurait à y faire et que fourniraient La constitution des sociétés et des
gouvernements modernes, la composition de leurs armées, l'objet et la nature
de leurs guerres. On peut sur cela dire beaucoup de choses éloquentes pour et
contre ; ces phrases n'en imposent à personne ; le peuple même sait depuis
longtemps les apprécier, et il faut toujours en revenir à la réalité... » « Le
royaume a besoin de défenseurs sans doute : mais s'il y a un moyen d'en
avoir le même nombre, de les avoir meilleurs, sans forcer personne, pourquoi s'y
refuser ? N'est-il pas préférable par cela seul qu'il est plus doux. Pourquoi
défendre aux garçons d'une paroisse de se délivrer de toutes les inquiétudes
du sort par le sacrifice d'une somme modique pour chacun, mais qui, par la
réunion de toutes les contributions, devient assez forte pour engager un
d'entre eux à remplir librement ce qu'on exige d'eux ? Pourquoi s'opposer à
ce qu'un homme, nécessaire à sa famille, mette à sa place un homme qui fera
le même service avec plaisir ? » Une
affreuse disette qui affligea la généralité de Limoges pendant les années
1770 et 1771, fit encore briller davantage l'énergie, le désintéressement, la
justice et, la charité de Turgot. « On ne peut penser sans frémir, écrivait
le sage administrateur dans son avis sur l'imposition de la taille pour
l'année 1771, au sort qui menace les habitants de cette province. De quoi
vivront les bourgeois et les paysans qui ont vendu leurs meubles, leurs
bestiaux, leurs vêtements pour subsister ? Avec quoi les secourront, avec
quoi subsisteront eux-mêmes des propriétaires qui n'ont rien récolté, qui ont
même pour la plupart acheté de quoi semer, et qui, l'année précédente, ont
consommé au-delà de leurs revenus pour nourrir leurs familles, leurs colons
et leurs pauvres ? On assure que plusieurs domaines dans ce canton désolé
n'ont point été ensemencés faute de moyens. Comment les habitants de ces
malheureuses paroisses pourront-ils payer des impôts ? Comment pourront-ils
ne pas mourir de faim ? Telle est cependant leur situation sans exagération
aucune[9]. » Il fallait remédier à
l'excès du mal. Nous voyons alors l'intendant adopter une foule de grandes
mesures, maintenir la liberté du commerce des grains, imposer une
contribution à tous les habitants aisés pour venir au secours des pauvres,
fouiner dans les paroisses des assemblées et des bureaux de charité,
organiser des ateliers pour tous ceux qui pouvaient travailler et manquaient
d'ouvrage. « L'une
des parties les plus admirables de cette philanthropie si intelligente et si
active, c'est celle où ce grand homme de bien descend jusqu'aux différentes
manières peu coûteuses de p ;.éparer le riz. Et pour que rien ne manque ir
ses instructions, il donne l'adresse des divers marchands où l'on peut
trouver cette substance alimentaire aux conditions les plus favorables, le
tout sans pots-de-vin. Dans une autre instruction, il enseigne à cultiver la
pomme de terre à la manière irlandaise, et suivant les deux méthodes usitées
en France. Il fait, connaître les différents usages de ce tubercule précieux,
et en indique les meilleurs dépôts. Il fait plus, il apprend à un peuple
ignorant, routinier et prévenu, à s'en nourrir ; il en fait servir tous les
jours à sa table. Digne ministre futur d'un roi qui devait donner le même
exemple à ses courtisans, et dissiper un préjugé qui n'était pas sans
influence sur la partie la plus pauvre du peuple ![10] » Combattu
par ces différentes mesures, le fléau sévit avec moins de violence, et la
généralité de Limoges fut délivrée des horreurs de la famine. Si Turgot avait
forcé l'égoïsme des propriétaires et surtout des privilégiés à des sacrifices
que réclamaient impérieusement les circonstances, il avait donné l'exemple du
plus noble désintéressement. Tout ce qu'il avait d'argent disponible, il
n'avait point hésité à le consacrer au soulagement des pauvres. C'est dans le
même but qu'il avait eu recours 'a un emprunt de vingt mille livres. Tels
furent les principaux actes de l'administration de Turgot dans la généralité
de Limoges. Ses grands travaux, sa rare sagacité, son généreux dévouement
eurent-ils des résultats aussi importants que l'ont prétendu tous ses
biographes ? Hélas ! non, l'histoire impartiale doit l'avouer. A les croire,
il avait répandu le bien-être et la prospérité dans sa province, de sorte que
la généralité de Limoges paraissait dans la France comme une nouvelle
Salente, enclavée dans un vaste royaume en proie à la misère. C'est là une
exagération que détruisent les faits eux-mêmes. Turgot, en effet, retenu par
les obstacles que lui présentait une législation imparfaite, n'a point touché
et ne pouvait toucher aux privilèges. Il a reparti d'une manière plus
équitable la taille dans les campagnes et dans les villes ; mais la taille n'en
a pas moins continué de peser sur les seuls roturiers. « Il a transformé
la corvée pour la construction et l'entretien des chemins ; d'une imposition
en nature, qui ne tombait que sur quelques paroisses, il a fait une
imposition en argent supportée par toutes les paroisses. C'est quelque chose
pour la justice ; la charge est allégée, il faut le reconnaître ; mais les
privilégiés n'en demeurent pas moins exempts. Il a adouci le fardeau de la milice
; mais ce fardeau retombe toujours sur les seuls habitants des campagnes ;
non seulement les privilégiés, tuais encore les valets des privilégiés en
sont dispensés[11]. » En un mot, l'habile
intendant de Limoges, dont le pouvoir était borné, diminua la misère de sa
province, mais il ne lui donna 'ni l'abondance ni la prospérité. Pour nous en
convaincre, il suffit de lire ses Avis annuels sur l'imposition de la taille
; on y voit que la misère va toujours croissant et que l'état du Limousin, où
les roturiers et les habitants des campagnes gémissent sous le poids énorme
des impositions, est encore plus triste en 1774 qu'en 1761. Après
les deux années si calamiteuses de la disette qui se lit sentir dans la
province, les progrès de la misère y sont effrayants, et les contribuables se
trouvent clans l'impossibilité de payer ; aussi les arrérages augmentent
toujours, et la dette de la province, en 1773, s'élève à la somme de quatre
millions. Les derniers avis de Turgot sur l'imposition de la taille, nous
présentent à côté de sa paternelle sollicitude la détresse des campagnes.
Dans une lettre à l'abbé Terray, lettre qui prouve les conceptions de sa
bienfaisance, les mesures, adoptées par sa charité, il ajoute, après avoir
établi le montant des impositions que doit payer la province en 1771 : e
Voyez s'il est possible, je dis possible physiquement, qu'elle paye le
courant et ces énormes arrérages, je ne dis pas sans écraser les contribuables,
mais même en les écrasant[12]. » Plus tard, en 1773, il se
montre plus pressant et plus désespéré : « Le mal est connu ; il est temps de
songer au remède : si l'on ne se hâte de soulager des malheureux courbés sous
le faix, il ne sera plus temps d'aller à leur secours quand ils auront
succombé à l'excès de leurs maux. ; quand la dépopulation, les émigrations,
la mort des cultivateurs, l'abandon des domaines et des villages entiers
auront achevé de changer en désert le quart d'une province. Si les impôts
restent les mêmes, il faudra que les arrérages augmentent chaque année : qu'y
gagnera le trésor royal ? rien sans doute ! Un soulagement actuel
proportionné aux malheurs de la province, un changement dans la proportion de
ses impositions, qui la ramènerait, au niveau des autres provinces, feraient
respirer les peuples, leur feraient entrevoir l'espérance d'arriver la fin de
leurs maux, et leur donneraient les moyens de se rapprocher du courant, dans
leurs payements. Le roi recevrait toujours, autant, car on doit être sûr
qu'ils payeront toujours ce qu'ils pourront payer[13]. » Ainsi,
malgré son zèle, son habileté et ses lumières, Turgot vit la plupart du temps
son travail condamné 'n la stérilité par l'existence des classes
privilégiées, et les entraves apportées à l'industrie et au commerce ; il ne
put bannir de sa province la misère qui l'accablait. Du reste, il sentait
mieux que personne sa propre impuissance[14]. C'est avec une sorte de
découragement qu'il s’en plaignait dans une lettre à Condorcet, sou principal
correspondant. « Je crois, lui écrivait-il, la satisfaction résultant de
l'étude supérieure à toutes les autres satisfactions. Je suis bien convaincu
qu'on peut être par elle mille fois plus utile aux hommes, que dans toutes
nos places subalternes où l'on se tourmente, et souvent sans réussir, pour
faire quelques petits biens, tandis qu'on est l'instrument forcé de très
grands maux[15]. » Mais un
champ plus vaste allait s'ouvrir à l'activité et au talent de Turgot. Appelé
d'abord au ministère de la marine, qu'il n'occupa que cinq semaines, il
marqua son court passage par un acte de justice. Les ouvriers du port de
Brest réclamaient des arrérages de dix-huit mois sur leur salaire. Il les fit
payer après avoir reconnu la justice de ces réclamations. Nous savons par
Dupont de Nemours, son secrétaire et son confident pendant toute la durée de
son ministère, quels vastes projets avait formés Turgot pour donner à la
France le rang qu'elle doit occuper sur mer et sur terre. Nos relations
amicales avec la Suède lui faisaient concevoir l'espérance d'obtenir une
construction moins coûteuse de nos vaisseaux et d'étendre notre commerce avec
les États Scandinaves. Aucun
ministre n'avait eu des idées plus libérales que celles de Turgot sur les
colonies. « A ses yeux les colonies réunissaient un double avantage : elles
offraient un débouché aux capitaux et à l'excès de la population de la
métropole ; en outre, elles formaient avec la mère-patrie une confédération
naturelle, plus solide que celles qui reposent sur la foi des traités. »
Mais Turgot était loin d'approuver la conduite de l'Angleterre à l'égard de
ses colonies. « Il pensait fortifier la France continentale de toutes les
sympathies de la France coloniale, et travailler ainsi à la prospérité
croissante de l'une et de l'autre. Sa politique en ce point était la même que
celle qui avait présidé et qui devait présider encore à son administration
intérieure : politique aussi simple qu'heureuse, la justice par la liberté ou
la liberté par la justice. L'une c'est l'autre ; la véritable liberté ne peut
excéder la justice, et la justice consiste à respecter ou à faire respecter
la liberté. Pourquoi dès-lors eût-il fait de Saint-Domingue ou de la
Martinique des possessions vassales de quelques armateurs Gascons, Bretons ou
Normands ? Pourquoi ne les eût-il pas laissées libres d'établir les relations
commerciales qu'elles auraient estimées les plus avantageuses ? Pourquoi leur
imposer des charges qui auraient dépassé les frais de leur administration,
c'est-à-dire les avantages qu'elles recevaient et devaient payer ? Traiter
autrement les colonies, c'était, suivant lui, les traiter en esclaves, les
indisposer, les empêcher de prospérer, et par là même mettre un obstacle aux
grands avantages que la métropole aurait pi retirer de relations équitables
et amicales avec des colonies paternellement administrées[16]. » Turgot
était partisan de l'affranchissement des esclaves, niais, ennemi de tout
désordre, il voulait un affranchissement favorable aux droits et aux intérêts
du propriétaire et des esclaves, qui pût fixer l'avenir de l'un et des autres
sur des bases inébranlables. Plus de
vingt ans auparavant, il avait prévu dans son discours sur les progrès
successifs de l'esprit humain, la révolution de l'Amérique anglaise ; dans
une lettre au docteur Josias Tucker il indiquait, avec une rare pénétration
d'esprit, les conséquences avantageuses du grand changement qu'il entrevoyait
au-delà des mers. Il pensait que si la guerre venait à éclat& entre la
France et l'Angleterre, la France devait occuper dans l'Inde les forces de sa
rivale ; mais il ne voulait pas que, dominée par l'ambition, elle entreprît
la conquête de cette partie de l'Asie. Convaincu
que la liberté du commerce peut enfanter les plus heureux résultats, Turgot
aurait voulu faire des îles de France et de Bourbon des ports absolument
francs, ouverts à tous les peuples, à toutes les religions. Il espérait que
l'Ile de France deviendrait, par sa position, le centre du plus grand négoce
que le monde eût jamais vu entre l'Orient et l'Occident. Dupont de Nemours
devait partir pour cette île afin de mettre à exécution les magnifiques
projets du ministre de la marine, quand Turgot remplaça l'abbé Terray au
contrôle-général. Des
bienfaits considérables, l'exemption du droit de joyeux avènement,
l'abrogation de la loi rigoureuse qui rendait les taillables solidaires pour
le paiement de l'impôt, la promesse d'acquitter la dette publique et le
renvoi de ministres justement méprisés, inauguraient dignement le règne de
Louis XVI. Empressé d'alléger les souffrances de son peuple, le jeune roi ne
recula d'abord devant aucune étude d'amélioration et se mit résolument à
l'œuvre avec Turgot. Le premier acte du nouveau ministre, en acceptant la
charge de contrôleur général, fut de résumer, dans un programme tracé à
Compiègne, au sortir d'une entrevue avec le roi, les propositions qu'il avait
développées devant Louis XVI, afin de les fixer dans la mémoire du souverain.
On y retrouve tout le passé du philosophe et celui de l'administrateur
convaincu que le bonheur du grand nombre est le fondement le plus solide de
la puissance des États. - Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des
réductions forcées. Point d'augmentation d'impôts, la raison en est dans la
situation de vos peuples, et plus encore dans le cœur de Votre Majesté. Point
d'emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il
nécessite, au bout de quelque temps, ou la banqueroute, ou l'augmentation des
impositions. Il ne faut, en temps de paix, emprunter que pour liquider les
dettes anciennes, ou pour liquider d'autres emprunts faits à un denier plus
onéreux. - Pour remplir ces trois points, il n'y a qu'un moyen. C'est de
réduire la dépense au–dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir
économiser chaque année une vingtaine de millions. Obliger les chefs des
autres départements à se concerter avec le ministre des finances pour les
dépenses de leurs ministères, et à discuter avec lui en présence du roi, le
degré de nécessité des dépenses proposées. — Plus de grâces directes ou
indirectes sur les impôts ; plus d'intérêts gratuits dans les fermes, plus de
croupes, plus de privilèges. — Turgot insiste sur l'économie qu'il regarde
comme la préface nécessaire des réformes. Il montre qu'elle n'est pas moins
commandée par la poli t igue, que par le devoir moral de soulager le peuple :
que, sans elle, l'État sera toujours dans la dépendance des financiers ;
qu'il est impossible de se livrer à aucune amélioration du régime intérieur de
la société ; que l'intrigue et la malveillance continueront d'exploiter le
mécontentement et les inquiétudes du peuple à leur profit ; que de l'économie
dépendent la prospérité du règne de Louis XVI, le calme au dedans, la considération
au dehors, le bonheur de la nation et celui du monarque. « Je ne
demande point à Votre Majesté d'adopter mes principes sans les avoir examinés
et discutés, soit par elle–même, soit par des personnes de confiance en sa
présence ; mais, quand elle en aura reconnu la justice et la nécessité, je la
supplie d'en maintenir l'exécution avec fermeté, sans se laisser effrayer par
des clameurs qu'il est impossible d'éviter en cette matière. — J'ai prévu que
je serais seul à combattre contre les abus de tout genre, contre les efforts
de ceux qui gagnent à ces abus ; contre la foule des préjugés qui s'opposent
à toute réforme, et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens
intéressés à éterniser le désordre. J'aurai à lutter même contre la bonté
naturelle, contre la générosité de Votre Majesté et des personnes qui lui
sont les plus chères. Je serai craint, haï même de la plus grande partie de
la cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m'imputera tous les refus ;
on me peindra comme un homme dur, parce que j'aurai représenté à Votre
Majesté qu'elle ne doit pas enrichir, même ceux qu'elle aime, aux dépens de
la subsistance de son peuple. Ce peuple auquel je me serai sacrifié est si
aisé à tromper, que peut-être j'encourrai sa haine par les mesures que je
prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié et peut–être
avec assez de vraisemblance pour m'ôter la confiance de Votre Majesté. J'ose
lui répéter ici, dit–il en terminant, ce qu'elle a bien voulu entendre et
approuver. La bonté attendrissante avec laquelle elle a daigné presser mes
mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement. Elle soutiendra
mon courage... Votre Majesté se souviendra que c'est sur la foi de ses
promesses que je me charge d'un fardeau peut-être au-dessus de mes forces ;
que c'est à elle personnellement, à l'honnête homme, à l'homme juste et bon,
plutôt qu'au roi, que je m'abandonne[17]. » Touché
et subjugué tout à la fois par l'accent de la vertu et par l'autorité de ce
grand caractère, Louis XVI renouvela au contrôlent' général la promesse de le
soutenir, et Turgot entra d'un pas ferme dans la carrière dont son œil exercé
avait mesuré tous les périls. De tous les économistes de l'époque, nul ne
comprenait mieux que lui ce qu'il y avait à faire. Son plan général de
réforme était si vaste qu'il contenait tout ce que la révolution n'a pu
effectuer qu'au milieu de sanglants orages. Il entreprit de l'exécuter, non
avec précipitation ou comme un novateur fougueux, ainsi que l'ont dit ses
ennemis, mais avec une rare prudence, car il n'avait point oublié ces
principes de l'école de Gournay, que la mesure est, nécessaire clans la
réforme des abus, que toutes les améliorations ont besoin d'être préparées,
et que les secousses trop subites sont dangereuses. Ce plan de réforme reposait
sur différentes mesures. La première et la plus importante de toutes les
institutions, suivant Turgot, était celle d'un Conseil de l'instruction
nationale, sous la direction duquel il aurait placé les Académies, les
Universités, les collèges et les petites écoles. « Ce conseil, dit-il à Louis
XVI, dans le Mémoire sur les municipalités, ferait composer des livres
classiques d'après un plan suivi, de manière que l'un conduisît l'autre, et
que l'étude des devoirs du citoyen, membre d'une famille et de l'État, fût le
fondement de toutes les autres études... Le système d'éducation en vigueur ne
tend qu'à former des savants, des gens d'esprit et de goût : ceux qui ne
sauraient parvenir à ce terme restent abandonnés et ne sont rien. Un nouveau
système conduirait à former, dans toutes les classes de la société, des
hommes vertueux et utiles, des âmes justes, des cœurs purs, des citoyens
zélés. Ceux d'entre eux ensuite, qui pourraient et voudraient se livrer
spécialement aux sciences et aux lettres, détournés des choses frivoles par
l'importance des premiers principes qu'ils auraient reçus, montreraient dans
leur travail un caractère plus mâle et plus suivi. Le goût même y gagnerait,
comme le ton national : il deviendrait plus sévère et plus élevé, mais
surtout plus tourné aux choses honnêtes[18]. » Turgot voulait, en outre, la
suppression des droits féodaux et de la gabelle ; l'abolition des corvées qui
pesaient sur le pauvre et une taxe foncière, également répartie d'après un
cadastre général du royaume ; l'établissement sur la noblesse et le clergé
d'un impôt territorial, substitué aux tailles et aux deux vingtièmes, mais
l'amélioration du sort des curés et des vicaires, qui n'avaient que la plus
petite portion des revenus de l'Église ; la liberté illimitée du commerce,
et, par conséquent, la suppression des jurandes et des maitrises si nuisibles
à l'industrie : la liberté de conscience et le rappel des protestants ; la
suppression d'une partie des monastères, en conservant aux moines les droits
de propriétaires usufruitiers le rachat des rentes féodales, combiné avec le
respect pour la propriété ; l'adoucissement du code pénal et l'abolition de
la torture ; un code civil unique pour toutes les provinces ; un même système
de poids et mesures pour tout le royaume ; la pensée aussi libre que les esprits
et le commerce. Tel
était le plan général de Turgot il son arrivée au ministère. Dès ce moment,
il ne perdit pas un jour, pas une heure, pour rapprocher le jour tant désiré,
où, après une série de réformes importantes, il pourrait ouvrir sa pensée
entière à Louis XVI. Il travailla d'abord au rétablissement de l'ordre dans
les finances. ['ne étude consciencieuse de l'état des recettes et dépenses,
lui montra que le revenu brut, pour 1775, s'éleva à 377 millions : le revenu
net, charges déduites, à 213 millions et demi la dépense du trésor royal, à
235 et le déficit, à 21 et demi. Alors, il le porta, sans hésitation, à 36 et
demi, en ajoutant à la dépense 15 millions pour diminuer l'arriéré et la
dette exigible. En même temps, le contrôleur général supprima la place de
banquier du roi, et posa en principe que, sauf empêchement absolu, toutes les
dépenses se feraient au comptant. Cette mesure économisa six millions de commissions
par an à l'État. Dans cette circonstance, Louis XVI soutint son ministre et
envoya sur sa cassette une somme au trésor pour acquitter une année
d'arrérages des pensions de la maison du roi, de la marine et de la guerre. Quoique
la récolte de 1774 eût été fort mauvaise, Turgot n'en rétablit pas moins par
un arrêt du Conseil, du 13 septembre de la même année, la pleine liberté du
commerce des grains et des farines dans l'intérieur du royaume, et révoqua
les règlements restrictifs, renouvelés par Terray, à qui le monopole
permettait de réaliser de faciles et honteux profits[19]. Cette mesure attaquée par ses
ennemis, comme si ce ministre eût rendu l'exportation libre, n'était
cependant pas une innovation, puisque, sans parler de la déclaration du 25
mai 1763, le contrôleur général de Machault avait, en 1749, non-seulement
autorisé la libre circulation des grains à l'intérieur, mais encore permis
leur sortie du royaume par deux ports de la Méditerranée. Dans son arrêt, qui
n'excita aucune réclamation, Louis XVI se réservait à statuer la liberté de
la vente à l'étranger lorsque les circonstances seraient devenues plus
favorables. Par une
lettre du 14 septembre, Turgot prévint les fermiers généraux que le roi avait
pris la détermination de ne plus accorder à l'avenir de croupes ou parts de
faveur dans les bénéfices des fermes à des personnes étrangères et inutiles à
la régie[20]. Désormais, les places de
fermier général ne seront plus données qu'il des personnes qui auront, occupé
d'une manière satisfaisante, pendant plusieurs années, des emplois supérieurs
dans la ferme, et qui seront jugées utiles à la chose par les témoignages de
plusieurs des fermiers généraux. Les fils de ces derniers ne seront appelés à
l'adjonction des places de leurs pères que lorsqu'ils auront été éprouvés
dans les différents emplois où ils auront donné des preuves de capacité. Un
autre arrêt du Conseil d'État, du 15 septembre, abolit les huit sous pour
livres ajoutés par Terray, en novembre 1771, à tous les droits de péage,
halage, passage, pontonage, travers, barrage, coutume, étalage, etc.,
appartenant aux princes du sang, aux seigneurs et aux particuliers et dont le
recouvrement servait souvent de prétexte à des perceptions irrégulières[21]. Turgot annula encore le bail
de la ferme du Domaine réel, passé aussi sous le ministère de Terray,
pour l'espace de trente ans, et qui devait procurer aux traitants des
bénéfices scandaleux. Il remplaça la ferme par une régie organisée pour neuf
ans. Le bail de la régie des hypothèques, et celui des poudres et salpêtres,
concédés par l'abbé, à des conditions fort onéreuses pour l'État, eurent le
même sort. Turgot leur substitua également des régies dont. il augmenta le
travail. A la tête de la régie des poudres, il plaça Lavoisier, le plus grand
chimiste de l'époque. Cette innovation, sans parler d'une foule d'autres
avantages, procura au gouvernement un fonds considérable d'avances qu'il paya
sur un pied moins exorbitant[22]. Tandis
que le nouveau ministre s'efforçait d'introduire d'heureuses améliorations
dans le régime économique, une grave question, celle de la magistrature,
préoccupait vivement l'esprit public. Pour en concevoir toute l'importance,
il faut remonter à son origine. Depuis
longtemps les parlements, et surtout celui de Paris, délivrés du joug que
leur avait imposé Louis XIV, s'étaient habitués à lutter contre le pouvoir
royal. Oubliant souvent, leur véritable rôle, celui de juges des procès des
particuliers, pour s'emparer du rôle politique, ils bravaient les gouverneurs
et les intendants, avaient la prétention de ne former qu'un seul corps divisé
en classes, se constituaient arbitres des actes soumis à l'enregistrement,
s'opposaient à tous les édits bursaux, s'élevaient avec une extrême violence
contre les conseillers du trône, et rejetaient toutes les mesures contraires
à leurs idées. Le premier président du parlement de Paris, M. de Maupeou,
nommé chancelier en 1768, par la faveur de la comtesse du Barry, conçut l'idée
de réformer la compagnie dont il connaissait toutes les manœuvres, et de
briser sa résistance aux volontés royales. Décidé à tout entreprendre pour «
retirer la couronne du greffe, » il envoya au parlement un édit contenant en
substance les dispositions suivantes : « Au roi seul appartient le droit de
faire des lois. — Les cours de parlement n'ont été créées que pour rendre, au
nom (lu roi, la justice aux sujets de l'État. — Les rois n'ont confié
l'enregistrement des lois aux cours souveraines de justice que pour les
publier et en conserver le dépôt. Néanmoins, le souverain pouvant être mal
conseillé, et donner des lois préjudiciables au trône ou à la nation, il a
bien voulu permettre, et même il a invité les parlements à faire, s'il y a
lieu, avant l'enregistrement, des représentations motivées ; si le
législateur persiste, il permet encore (l'itératives remontrances ; mais si,
enfin, la loi n'est pas retirée, il ne reste plus aux parlements que la voie
de l'obéissance. Une résistance plus prolongée deviendrait désobéissance, et
encourrait la forfaiture. » — Cet édit fut repoussé par toutes les Chambres
assemblées et le parlement suspendit le cours de la Justice. La
lutte était engagée : des lettres de jussion réitérées jusqu'à cinq fois,
pour sommer les magistrats de reprendre leurs fonctions, n'ébranlèrent pas
leur résistance. Le gouvernement irrité les envoya en divers lieux d'exil et
un arrêt du Conseil confisqua leurs charges. On entama des négociations,
elles furent inutiles : alors le chancelier, malgré les protestations
passionnées des parlements de province et de la magistrature tout entière,
n'hésita point à révéler sa pensée et à frapper le dernier coup. L'étendue
excessive du ressort du Parlement de Paris nuisait infiniment aux
justiciables, obligés d'abandonner leurs familles pour venir plaider dans la
capitale. En conséquence, Louis XV résolut d'établir à Paris un parlement,
cour des pairs, où les lois devaient se vérifier et s'enregistrer, et dans
les villes d'Arras, Blois, Châlons-sur-Marne, Clermont-Ferrand, Lyon et
Poitiers, six conseils supérieurs connaissant en dernier ressort de toutes
matières civiles et criminelles, chacun dans un certain nombre de baillages.
Le roi tint ensuite à Versailles, avec la plus grande solennité, un lit de
justice dans lequel il cassa l'ancien parlement, déclara les offices vacants,
abolit la vénalité de ces charges, créa le nouveau parlement et institua les
six conseils supérieurs dont les membres ne devaient toucher aucun droit de
vacations, épices ou autres, en sus de leurs gages (13 avril 1771). Peu de temps après, tous les
parlements de province furent réorganisés sur le même plan. Voltaire
et quelques encyclopédistes applaudirent à Maupeou réformant les abus et
chassant les juges de Lally, de Calas et de La Barre. Mais le peu de
considération personnelle des membres du nouveau parlement, qu'on avait été
obligé de prendre dans les degrés inférieurs de la magistrature, dans les
rangs de l'administration et parmi des avocats obscurs, ne tarda pas à
décréditer le coup d'État. Tout en poursuivant son ouvrage, le chancelier
trouvait de nombreuses difficultés à surmonter. Il avait conçu l'espoir de
ramener à des sentiments plus dociles, et de réconcilier peu à peu aveu le
gouvernement les anciens magistrats, OU convaincus par de nouvelles
réflexions, ou
fatigués de l'exil. Mais trois années venaient de s'écouler (huis cette
attente, et la question de la magistrature, soulevée par le fait même de
l'avènement de Louis XVI, devenait chaque jour plus pressante. Habile
comme courtisan, nul comme homme d'État, Maurepas n'avait pas d'opinion arrêtée
sur le point si grave de savoir s'il convenait ou non de rappeler les anciens
parlements dont Maupeou avait brisé l'existence. A cet égard, deux partis
s'agitaient en sens divers à la cour et dans le ministère. Au nombre des
partisans du rappel on comptait la reine poussée par Choiseul, l'allié de la
magistrature, le jeune comte d'Artois, frère du roi, les princes de la maison
d'Orléans et le prince de Conti, la majorité des pairs, le ministre de la
marine, Sartine, et le garde des sceaux, Flue de Miromesnil. Ce parti
trouvait une adhésion presque unanime dans le public, que dominait en ce
moment l'idée, de réaction contre le despotisme, et qui, d'ailleurs, ne
pénétrait pas le secret de la longue et factieuse opposition du vieux corps
judiciaire. Le
rétablissement des magistrats avait pour adversaires les tantes du roi[23], l'aîné des frères de Louis
XVI, qui le conjuraient de ne pas désavouer la victoire de son aïeul, les
princes de Condé, le duc de Penthièvre, le prince de Soubise, les débris de
la cabale d'Aiguillon et Du Barry, Vergennes, de Muy, La Vrillière,
déterminés par leur fidélité au pouvoir absolu, enfin Turgot, que dirigeait
dans cette opposition l'intérêt du trône et du peuple. Dès sa jeunesse, il
s'était montré l'ennemi du parlement, et il avait toujours regardé comme un
principe d'anarchie l'immixtion des tribunaux dans la politique. Il
comprenait, d'ailleurs, que jaloux de leurs privilèges, les magistrats ne
manqueraient pas de s'opposer au bien comme ils s'étaient opposés au mal, et
d'apporter mille obstacles à la plupart des réformes exigées par l'intérêt
général. Voltaire, un grand nombre de philosophes et les économistes se
trouvaient aussi coalisés sur ce terrain avec la majorité du clergé, qui ne
pardonnait point aux parlements d'avoir, à toutes les époques, défendu contre
lui la puissance temporelle de la couronne, et d'avoir rendu l'arrêt qui
détruisait en France l'ordre des jésuites. Prévenu
contre l'esprit du corps judiciaire par les instructions de son père et de
ses gouverneurs, Louis XVI se voyait avec peine obligé de se prononcer entre
les anciens parlements et les parlements Maupeou. Il hésita longtemps, et
cette fois son hésitation ne peut-être minée, car la situation présentait des
embarras et des périls. On pouvait néanmoins surmonter toutes les difficultés
avec de la volonté et de hi persévérance. Dans cette conjoncture, le frivole
Mentor du roi alla se montrer à l'Opéra ; il y fut applaudi. Il accourut
ensuite à Versailles, et, fier de ce petit triomphe, qu'il fit passer comme
un témoignage éclatant de l'opinion générale, il engagea Louis XVI à lui
accorder le retour des magistrats. Ébranlé par ces manifestations publiques dont
l'entretenait Maurepas, le roi parut disposé à suivre le sentiment de son
premier ministre. Turgot s'efforça vainement de lui faire entendre que tous
ses projets allaient être compromis : « Ne craignez rien, je vous
soutiendrai toujours, » répondit le malheureux Louis XVI, déjà fasciné par
Maurepas, et, contre son instinct, il céda au futile vieillard. La ruine du
parlement par Maupeou, afin de servir le despotisme de Louis XV, avait été un
coup d'État odieux, il faut l'avouer ; mais elle était un fait accompli et
nous pouvons ajouter heureux pour le nouveau règne. Le retour de cette
compagnie, à laquelle diverses circonstances avaient donné une sorte
d'existence politique, fut une immense faute et l'origine des infortunes de
Louis XVI, car elle reparut avec ses intérêts de corps, ses préjugés et ses privilèges.
Comme Turgot l'avait prévu, elle devint, un obstacle insurmontable, pour un
gouvernement qui voulait être libéral et entrer dans la voie des réformes. En
s'efforçant de rassurer Turgot, Louis XVI, tâchait de se persuader à lui–même
que les parlements ne seraient plus à craindre. En effet, Maurepas avait cru
tirer le gouvernement d'embarras, en adoptant une mesure dont le garde des
sceaux était l'instigateur. Elle consistait dans la reconstitution du corps
judiciaire, avec quelques garanties légales pour mettre l'autorité royale à
l'abri de sa turbulence et de ses atteintes. C'était le soumettre, à peu de
chose près, au régime de Maupeou. Des lettres patentes du 21 octobre 1774
rappelèrent donc officiellement d'exil tous les anciens membres du parlement,
et le 12 novembre suivant, jour de la rentrée annuelle des vacances, Louis
XVI vint, en grand appareil, tenir un lit de justice pour leur
réintégration.. Il harangua les magistrats en maitre qui commande avant
d'annoncer l'oubli des fautes : « Le roi, mon très–honoré seigneur et,
aïeul... forcé par votre résistance à ses ordres réitérés, a fait ce que le
maintien de son autorité et l'obligation de rendre la justice à ses sujets
exigeaient de sa sagesse. - Je vous rappelle aujourd'hui aux fonctions que
vous n'auriez jamais dû quitter. Sentez le prix de mes bontés et ne les
oubliez jamais. » « Je
veux, ajouta le roi en terminant, ensevelir dans l'oubli tout le passé, mais
je ne souffrirai pas qu'il soit jamais dérogé à l'ordonnance dont vous allez
entendre la lecture. » Miromesnil
lut ensuite plusieurs édits qui rétablissaient l'ancien parlement de Paris et
le grand conseil ; supprimaient les nouveaux offices, et les conseils supérieurs.
Après ces édits vint l'ordonnance qui soumettait à une discipline sévère
l'action du parlement et réglait ses délibérations. Elle supprimait les deux
chambres des requêtes, où l'on craignait l'effervescence des jeunes
magistrats. Les assemblées des chambres ne pourraient être convoquées que sur
la décision de la grand'chambre, et hors le temps du service ordinaire, qui
ne devait jamais être interrompu. Si le parlement conservait la faculté des
remontrances, ce n'était qu'il la condition de ne les renouveler qu'après
l'enregistrement. D'autres prescriptions semblaient garantir l'autorité royale
de toute nouvelle atteinte. Vaines
précautions ! vains palliatifs ! A peine réinstallée sur ses fleurs de lis,
la vieille et incorrigible magistrature oublia tout sentiment de
reconnaissance et se montra indignée de la correction qu'on lui infligeait en
la rappelant. Elle recommença aussitôt ses entreprises, et les chambres
assemblées protestèrent contre la forme du lit de justice et contre tout ce
qui pourrait être introduit au préjudice des lois, maximes et usages du
royaume. Dans leurs réponses au roi, les orateurs officiels ne lui rendirent
grâce que d'avoir cédé au vœu national et maintinrent toutes les positions
antérieures. Cette première lutte dura quelques mois. Le parlement paraissait
moins empressé de rentrer dans ses attributions judiciaires que de reprendre
son ancien rôle d'opposition. Il convoqua plusieurs fois les princes et les
pairs et retrouva ses alliés habituels dans le duc d'Orléans et le prince de
Conti. Le comte de Provence lui-même se montra moins hostile aux magistrats,
depuis leur victoire. Ceux-ci et leurs partisans agirent sous main auprès de Maurepas
et du garde des sceaux, et, neuf mois après le lit de justice ; les deux
chambres des requêtes furent rétablies[24]. Le
gouvernement procéda de toutes parts au rappel des parlements de province, où
les populations applaudissaient avec la plus grande joie à cette mesure comme
au triomphe de l'esprit de liberté. Partout les magistrats exclus
n'excitèrent aucun regret et il n'est sorte d'affronts qu'ils n'essuyèrent
dans la Bretagne toujours entêtée de ses vieilles franchises. Le jour où
Rennes vit rentrer à la tête de son parlement le vénérable La Chalotais, que
Louis XVI avait rappelé de l'exil, presque aussitôt après son avènement, fut
célébré comme un jour de fête par la province entière. Au
commencement de l'année 1775, la Reine reçut la visite de l'archiduc
Maximilien, son frère. C'était pour la première fois, depuis son départ de
Vienne, que Marie-Antoinette revoyait un membre de sa famille : aussi en
éprouva-t-elle un bonheur extrême, et le jeune archiduc passa les premiers
jours après son arrivée soit à Versailles, soit au château de la Muette,
presque entièrement seul avec la Reine. A l'occasion de ce voyage, les
ennemis de Marie-Antoinette parvinrent à jeter quelque incertitude dans le
public sur sa partialité en faveur de la maison d'Autriche. L'archiduc,
malgré son désir de garder l'incognito, prétendit qu'il ne devait pas la
première visite aux princes de la maison d'Orléans, de la maison de Condé, de
la maison de Conti et de celle de Penthièvre. Marie-Antoinette, sans
expérience, ignorant les règles de l'étiquette de la cour de France, et
d'ailleurs mal conseillée par l'abbé de Vermond, appuya les prétentions de
son frère. Il n'y avait dans sa conduite nulle intention de blesser les
princes du sang ; mais ses ennemis y trouvèrent une question de préséance,
une insulte à la France et à la famille de Bourbon. Ils intéressèrent
tellement dans cette affaire l'amour-propre des princes, que le duc d'Orléans
osa déclarer à la Reine, au nom de tous les autres, qu'ils refusaient de
prévenir l'archiduc. Les prières de Marie-Antoinette ne purent les fléchir ;
ils n'assistèrent point aux fêtes qu'on lui donna et ils passèrent dans leurs
terres tout le temps de son séjour en France[25]. L'archiduc
Maximilien au sujet duquel la Reine s'était attiré cette importante querelle
de famille, fut d'ailleurs jugé peu digne des distinctions qu'il avait
réclamées. Très-jeune encore, sans instruction, sans esprit naturel, il
compromit sa sœur par Ses démarches, par ses paroles et par son ignorance des
usages les plus simples. Ainsi il alla visiter le jardin des Plantes ;
l'illustre Buffon, qui l'y reçut, lui présenta un exemplaire de ses œuvres ;
le prince refusa de l'accepter en disant de toute la simplicité de son esprit
: « Monsieur, je serais bien fâché de vous en priver. » Les Parisiens se
divertirent beaucoup de cette réponse. Marie-Antoinette fut contrariée des
fautes ridicules qu'avait commises son frère, mais ce qui la blessa le plus à
cette occasion fut d'être accusée de conserver le cœur autrichien et de
préférer Vienne à Paris[26]. Ce
sujet de mécontentement réuni aux menées que voyait déjà la Reine de la part
de quelques courtisans, fortifia le penchant qui la portait naturellement
vers le peuple. Elle espérait en effet trouver plus de reconnaissance dans le
peup!e que parmi ceux qui l'environnaient. Marie-Antoinette avait hérité ce
penchant de ses aïeux paternels ; et ce qu'elle avait vu pendant son enfance
à la cour de Vienne, lui persuadait qu'elle goûterait un vrai plaisir en s'y
abandonnant. Elle était, de plus, entretenue dans cette idée par l'exemple
même de Louis XVI, dont les vœux et la sollicitude se dirigeaient de
préférence vers les dernières classes[27]. » Cependant
Turgot, dont l'énergique activité ne faisait que redoubler dans la prévision
des entraves que lui préparait le retour de la magistrature, s'efforçait de
réaliser ses plans de rénovation universelle. Ils devaient amener évidemment
l'égale admission de tous les Français aux fonctions publiques et l'abolition
de tous les abus contre lesquels éclata la Révolution. Déjà le crédit
national commençait de renaître, et déjà le peuple concevait l'espoir d'une
prospérité durable. Le contrôleur général remboursa vingt-quatre millions de
la dette exigible, cinquante de la dette constituée, et vingt-huit des
anticipations. Il supprima les pensions abusives et diminua celles qui
étaient peu méritées. L'économie du monarque servit d'exemple ; on lui
représenta qu'il la poussait trop loin : « Que m'importent l'éclat et le
luxe, s'écria-t-il ? De vaines dépenses ne sont pas le bonheur. » Les actions
de la Compagnie des Indes et les billets des fermes générales s'élevèrent
rapidement à un taux plus considérable. Turgot créa ensuite une caisse
d'escompte, origine de la Banque de France, destinée à augmenter la
circulation du numéraire et à faciliter les opérations du commerce. Enfin, il
débarrassa l'industrie et l'agriculture de vingt-trois espèces de droits qui
pesaient sur des travaux nécessaires ou des conventions utiles. Mais pour les
dégager de toute entrave, deux grandes innovations, outre la libre
circulation des grains, déjà autorisée, étaient nécessaires, l'abolition des
maîtrises et des jurandes, enfin l'impôt territorial également réparti sur
tous. C'est là que devaient échouer les projets de l'habile ministre. Maurepas
s'alarme de l'ascendant que Turgot prend sur Louis XVI, et prépare la ruine
de son collègue. Déjà le contrôleur général compte de nombreux et puissants
ennemis qui surgissent de toutes parts, parce qu'il entend gouverner clans
l'intérêt commun. Ce sont les courtisans intéressés clans les croupes et
autres affaires de finances, scandale auquel il faut renoncer ; toute la
masse de la cour et des officiers de la maison du roi, alarmés de la
suppression des pensions de faveur et des sinécures, des économies faites et
projetées ; les fermiers généraux, qui soupçonnent le système des impôts en
régie et de l'abolition des aides ; la noblesse, qui ne voit pas sans crainte
l'exécution de plans dirigés presque tous contre ses privilèges ; les
parlements qui n'oublient point son opposition à leur rappel ; enfin le
clergé indigné de voir la philosophie envahir les conseils de la couronne, et
de contribuer pécuniairement aux corvées comme les autres classes du pays. Il
faut avouer, pour être juste, que le clergé et les gens religieux devaient
avoir quelque défiance d'un ministre porté aux nues par Voltaire, dont les
hommages les plus fervents réparaient le ridicule qu'il avait d'abord jeté
sur la secte naissante des économistes. « Si vous avez plusieurs sages de
cette espèce, » écrivait à d'Alembert le solitaire de Ferney, après avoir vu
Turgot, « je tremble pour l'infâme (la religion) ; elle est perdue dans la bonne
compagnie ? » Le 3 août 1775, il écrivait encore au roi de Prusse : « Nous
perdons le goût ; mais nous acquérons la pensée. Il y a surtout un M. Turgot
qui serait digne de parler à Votre Majesté. Les prêtres sont au désespoir.
Voilà le commencement d'une grande révolution ; cependant on n'ose pas encore
se déclarer ouvertement. On mine en secret le vieux palais de l'imposture,
fondé depuis 1775 années. » Ainsi
tout l'ancien régime commence à former une ligue redoutable contre Turgot que
n'appuie même pas la troupe entière des philosophes, car l'esprit tranchant
et absolu de sa secte a soulevé contre les économistes une partie des
encyclopédistes. Ces derniers estiment et honorent le ministre, mais ne
partagent pas ses idées sans réserve. Bientôt la question des grains devient
une occasion de rupture. La mesure relative au commerce des blés avait passé
d'abord sans vive résistance, et Turgot faisait vendre ceux dont l'État avait
fait provision. On ne pouvait attaquer avec raison ce système de libre
circulation, mais il soulevait des controverses, et, comme la cherté
continuait, des agitations sourdes remuaient le pays. A ce sujet un écrit fut
lancé contre Turgot par un ami de la philosophie, par le banquier Necker,
l'ancien défenseur de la Compagnie des Indes, l'auteur de l'Éloge de Colbert,
qu'avait couronné l'Académie française. C'était un traité sur la Législation des
grains, conçu dans des principes contraires à ceux du ministre, et qui produisit
une vive impression sur les esprits, malgré l'emphase et la recherche du
style. Tout en s'appuyant sur les souvenirs et l'autorité de Colbert, sur ce
qu'il y avait de plus fort dans le passé, Necker déclarait à son digne rival
une guerre peu franche. En effet, il n'attaquait pas moins ce qu'avait fait
Turgot que ce qu'il voulait faire, c'est-à-dire le droit de libre exportation
au dehors. L'anticipation par laquelle il prêtait au contrôleur général un
projet prématuré, mais que ses principes ne repoussaient pas, donnait plus de
solidité à sa thèse. Il faut cependant avouer que si ce penseur non vulgaire
émettait des idées souvent justes, il évoquait des images passionnées,
soulevait des problèmes redoutables, entassait des hyperboles dangereuses, et
imputait sans motif aux économistes, ses adversaires, la négation absolue des
devoirs de l'État. Tandis
que les amis de Turgot et l'illustre Condorcet, un de ses lieutenants,
usaient de représailles à l'égard de Necker, et se livraient à de paisibles
discussions, des troubles populaires, dont la cherté des grains était le
prétexte, éclataient dans plusieurs provinces et aux portes mêmes de la
capitale. Vers le
printemps de 1775, la cherté avait fait des progrès, ainsi qu'il arrive
toujours dans les mauvaises années. Il n'y avait aucun symptôme de disette,
et, suivant le témoignage de tous les historiens, on avait souvent vu les
subsistances à un taux plus élevé sans que l'ordre public fût troublé. Le 18
avril, des paysans ameutés, après avoir démoli le moulin d'un propriétaire
qu'ils accusaient de monopole, envahirent la ville de Dijon, et attaquèrent
la maison d'un conseiller de l'ex-parlement Maupeou, M. de Sain te-Colombe,
qui passait à leurs yeux pour un accapareur. Ils brisèrent tous les meubles
et jetèrent les débris par les fenêtres sans rien piller, puis voulurent tuer
le gouverneur, M. de La Tour-du-Pin, dont les paroles insolentes avaient,
porté l'exaspération des mutins à son comble. Comme les paysans lui
exposaient leurs besoins et leur impossibilité d'acheter du pain : « Mes
amis, » aurait-il répondu, « l'herbe commence à pousser ; allez la brouter. »
L'évêque de Dijon sortit de son palais, harangua la foule et parvint enfin à
rétablir le calme[28]. A la
nouvelle des troubles de Bourgogne, un arrêt du conseil, sur la demande de
Turgot, suspendit à Dijon, Beaune, Saint-Jean-de-Lône et Montbard, la
perception des droits sur les grains et farines, tant à l'entrée des dites
villes que sur les marchés, moyennant indemnité aux propriétaires ou aux
fermiers de ces droits pour le temps qu'ils auraient cessé d'en jouir (22 avril). De cette époque au 3 juin, des
mesures analogues supprimèrent ou réduisirent tous les droits de ce genre
dans toute la France, pour affranchir le commerce des grains des entraves qui
en arrêtaient la libre circulation. La capitale seule restait soumise
provisoirement à un régime particulier. Le 25 avril, un autre arrêt du
conseil accorda des primes à tous les négociants français ou étrangers qui, à
compter du 15 mai jusqu'au 1er août de la présente année, introduiraient des
blés étrangers dans le royaume. En même temps, le gouvernement s'efforçait de
procurer au peuple le moyen d'atteindre à la cherté que rendait inévitable la
médiocrité de la dernière récolte : ainsi, on le voit multiplier les travaux
publics dans tous les pays où les besoins se font ressentir ; établir des
ateliers de filature, de tricot, etc., clans toutes les paroisses de Paris,
et donner des ordres pour employer à ces travaux, soit dans la capitale, soit
dans les provinces, hommes, femmes et enfants. Il eut donc été injuste de
reprocher l'inaction au pouvoir qui offrait un salaire à toutes les personnes
composant chaque famille, et distribuait les ressources à proportion des
besoins. Malgré
ces précautions, les désordres continuaient, et l'émeute apaisée en Bourgogne
reparaissait tout à coup aux environs de Paris, dans la Brie, le Soissonnais,
la haute Normandie et le Vexin, avec un caractère plus grave. Cette fois sa
marche était disciplinée ; elle semblait obéir à un mot d'ordre, suivre un
plan de dévastation conçu pour empêcher les blés étrangers débarqués au Havre
d'arriver jusqu'à Paris, et pour affamer cette ville. Le 1er
mai, se montrent dans Pontoise, foyer de l'insurrection, des bandes d'hommes
à figures sinistres, sortis on ne sait d'où, qui pillent d'abord le marché et
parcourent ensuite les campagnes environnantes. Partout ils s'efforcent de
semer la division entre les différentes classes de citoyens, exagèrent
malignement de fausses inquiétudes, ameutent les populations avec les mots de
disette et de monopole, envahissent les marchés des villes, se font livrer
les grains à vil prix et en taxent eux-mêmes la valeur à l'aide de faux
arrêts du Conseil. Ces audacieux pillards ne manquaient point (l'or et
d'argent ; ils criaient famine, et cependant on les voyait tantôt acheter,
tantôt prendre de force les subsistances pour les répandre sur les chemins ou
les jeter à la rivière. Il parait certain que des granges et des fermes
entières furent incendiées, des bateaux de blés coulés à fond, et les
arrivages par la basse Seine et l'Oise interceptés. Le lendemain 2, les
insurgés arrivèrent à Versailles, y pillèrent les farines et pénétrèrent
jusque dans la cour du château, demandant qu'on baissât le prix du pain.
L'épouvante fut grande dans la demeure royale dont on ferma aussitôt les
portes, et les ministres délibérèrent s'il ne serait pas convenable de faire
partir le roi pour Chambord. Ils renoncèrent bientôt à ce projet, et Louis
XVI, paraissant au balcon, voulut haranguer ces bandes irritées, mais leurs
vociférations étouffèrent ses paroles. Il se troubla, défendit d'employer la
force contre ces brigands, qu'il aurait dû obliger à la retraite ou e
\terminer, et donna le premier exemple de sa faiblesse en faisant proclamer
que le pain serait taxé à deux sous la livre. Cette mesure dissipa le tumulte
et rétablit la tranquillité dans Versailles. A peine
l'émeute eut-elle disparu, que le roi écrivit au contrôleur général, alors à
Paris, de se rendre sans délai auprès de sa personne ; que, cédant à la
première impulsion de la pitié, il avait écouté les réclamations d'une
populace alarmée, mais qu'il s'en repentait déjà ; qu'il craignait d'avoir
commis une faute en politique et qu'il voulait la réparer. Le ministre
accourut, désolé de la faiblesse du monarque, et lui représenta le danger
d'une commisération imprudente. Touché des reproches de son ministre, Louis
revint sur la concession faite aux agitateurs et l'autorisa à défendre à qui
que ce fût d'exiger des boulangers le pain au-dessous du prix courant ; mais
il persista dans sa résolution d'interdire aux troupes de tirer sur les
bandits. Pendant
ce temps, les séditieux, ainsi qu'ils l'avaient annoncé la veille, entraient
clans Paris, par diverses portes, à la même heure (3 mai). Quoiqu'on eût mis sur pied le
guet, les gardes-françaises, les gardes suisses, les mousquetaires et autres
corps de la maison du roi, ils pillèrent tout à leur aise les boutiques des
boulangers, car l'autorité n'avait songé qu'à la sûreté des marchés, qui
furent en effet garantis. Après la cérémonie d'une bénédiction des drapeaux
qui avait eu lieu le matin de ce même jour, le maréchal de Biron occupa les
carrefours et d'autres points importants de la ville. Il déjoua de cette
manière toute tentative ayant pour but de renouveler ces scènes étranges qui
semblaient ne pas déplaire au parlement, au lieutenant général de police
Lenoir, au ministre Sartine, et vers les onze heures le désordre avait cessé.
A une heure, les Parisiens sortirent de leurs demeures pour chercher
l'émeute, mais elle avait fui de toutes parts. Le futile Maurepas se montra
le soir à l'opéra[29] ; quelques jours après, des
bonnets à la révolte furent étalés dans tous les magasins des marchandes de
modes, et les femmes adoptèrent avec fureur cette élégante coiffure. « Cette
révolte des grains qui reçut de la légèreté publique le ridicule sobriquet de
guerre des farines, n'en était pas moins le prélude des scènes de 1789[30]. » Turgot,
qui croyait reconnaître dans cette affaire le caractère d'une machination
politique, ne la traita pas avec autant de légèreté et déploya l'énergie que
réclamaient les circonstances. Le jour de l'émeute, le parlement s'était
réuni, malgré une lettre du roi qui, redoutant l'activité dangereuse et mal
éclairée de cette compagnie, lui défendait d'intervenir en corps dans ces
troubles. Un arrêté qu'il avait fait afficher, interdisait les attroupements,
mais portait que le roi serait supplié de diminuer le prix du pain. Turgot,
soutenu par le maréchal de Muy, chargea aussitôt l'autorité militaire de
placarder cet arrêté de l'ordonnance royale qui maintenait le prix du pain.
Il exigea, dans la nuit même du 3 mai ; la destitution du lieutenant général
de police, qui avait pactisé avec l'émeute, le fit remplacer le lendemain par
l'économiste Albert, conseiller au parlement, déjà deux fois intendant du
commerce par commission, et protégea par des factionnaires toutes les
boutiques des boulangers. Si le
calme était rétabli à Paris, le désordre, que semblait diriger une main
secrète, redoublait dans les campagnes et dans les petites villes. Le
mouvement insurrectionnel du 3 mai avait éclaté le même jour dans plusieurs
cités importantes, telles que Lille, Amiens, Auxerre. Le bruit de
l'imprudente concession faite par le roi aux séditieux qui avaient répandu
l'alarme dans Versailles, s'était propagé avec la rapidité d'un incendie, et
la multitude, que cette indulgence rendait plus audacieuse, dévastait les
campagnes, et partout elle exigeait le pain, le blé, la farine à vil prix. En
même temps, les bandits continuaient de parcourir les routes, d'égarer les
paysans et de les désespérer par le pillage, d'attaquer les bateaux sur les
rivières, d'en jeter le chargement à l'eau, et s'efforçaient par les moyens
les plus odieux, d'augmenter encore la cherté des subsistances. Pour remédier
au mal, le conseil adopta les mesures que dicta Turgot, inébranlable dans sa
résolution de porter les derniers coups à l'émeute. Louis XVI lui accorda un
blanc-seing qui plaçait l'autorité militaire sous ses ordres. Une petite
année de 25.000 Pommes mise sur le pied de guerre et commandée par le
maréchal de Biron, sous la direction supérieure du contrôleur général, nominé
ministre de la guerre en cette partie, poursuivit les fuyards dans tous les
sens. Elle occupa l’Ile de France et resta campée le long de la Seine, de
l'Oise, de la Marne et de l'Aisne, jusqu'à l'entier rétablissement de la
tranquillité publique[31]. Afin
d'intimider ceux qui seraient tentés de suivre ces exemples funestes, une
ordonnance royale défendit, sous peine de la vie, à toutes personnes, de
quelque qualité qu'elles fussent, de former des attroupements, de forcer les
maisons des boulangers ou les dépôts de grains et farines, et de contraindre
les détenteurs à livrer les grains et farines au-dessous du cours. Elle
annonça en outre que les troupes avaient reçu l'ordre formel de faire feu en
cas de violence, et que les contrevenants seraient arrêtés et jugés prévôtalement
sur le champ. Louis XVI ne signa pas sans une grande perplexité de conscience
ces mesures rigoureuses ; il s'imaginait déjà voir couler le sang de ses
sujets, et, en sortant du Conseil, il dit à Turgot : « Au moins n'avons nous
rien à nous reprocher ?... » Le parlement voulait connaître des troubles ; le
5 mai, Turgot le fit mander à Versailles pour tin lit de justice. Le roi
parla aux magistrats avec noblesse et fermeté : « Les circonstances où je me
trouve, leur dit-il, et qui sont fort extraordinaires et sans exemple, me
forcent de sortir de l'ordre commun, et de donner une extension extraordinaire
à la juridiction prévôtale. Je dois et je veux arrêter des brigandages
dangereux qui dégénéreraient bientôt en rébellion. Je veux pourvoir à la
subsistance de ma bonne ville de Paris et de mon royaume. » Le
garde des sceaux expliqua ensuite les motifs qui engageaient le souverain à
charger de la répression des troubles une juridiction de guerre : « Les
événements qui occupent depuis plusieurs jours l'attention du roi, n'ont
point d'exemple. Des brigands attroupés se répandent dans les campagnes,
s'introduisent clans les villes, pour y commettre des excès qu'il est
nécessaire de réprimer avec la plus grande activité ; leur marche semble être
combinée ; leurs approches sont annoncées, des bruits publics indiquent le
jour, l'heure, les lieux où ils devaient commettre leurs violences. Il semblerait
qu'il y eût un plan formé pour désoler les campagnes, pour intercepter la
navigation, pour empêcher le transport des blés sur les grands chemins, afin
de parvenir à allumer les grandes villes, et surtout la ville de Paris. Le
mal s'est tellement répandu en peu de temps, qu'il n'a pas été possible d'opposer
partout la force à la rapidité des crimes ; et si le roi ne prenait les
mesures les plus vives et les plus justes pour arrêter un mal aussi dangereux
dans son principe, et aussi cruel dans ses effets, Sa Majesté se verrait
clans la triste nécessité de multiplier des exemples indispensables, mais qui
ne sont réellement efficaces que lorsqu'ils sont faits sans délai. « Tels
sont les motifs qui engagent Sa Majesté à donner dans ce moment-ci, à la
juridiction prévôtale, toute l'activité dont elle est susceptible. «
Lorsque les premiers troubles seront totalement calmés, lorsque tout sera
rentré dans le devoir et dans l'ordre, lorsque la tranquillité sera rétablie
et assurée, le roi laissera, lorsqu'il le jugera convenable, à ses cours et à
ses tribunaux ordinaires, le soin de chercher les vrais coupables, ceux
qui, par des menées sourdes, peuvent avoir donné lieu aux excès, qu'il ne
doit penser, dans ce moment-ci, qu'à réprimer, » Lorsque
Miromesnil recueillit les voix pour la forme, le prince de Conti et le
conseiller Fréteau osèrent seuls manifester leur opposition et discuter leur
avis. Le roi congédia l'assemblée par ces paroles : « Vous venez d'entendre
mes intentions. Je vous défends de faire aucunes remontrances qui puissent
s'opposer à l'exécution de mes volontés. Je compte sur votre soumission, sur
votre fidélité ; et que vous ne mettrez point d'obstacle ni de retardement
aux mesures que j'ai prises, afin qu'il n'arrive pas de pareil évènement
pendant le temps de mon règne I » Le
parlement se retira indigné du coup porté à son autorité, à la justice
ordinaire, en faveur de la juridiction exceptionnelle. Mais il sentit les
conséquences que pourrait avoir sa résistance et se contenta de quelques
protestations et d'un arrêté vague dans lequel il disait que les magistrats,
pour donner au roi des marques de leur entière soumission, s'abstiendraient
de s'occuper en rien des troubles actuels, sans toutefois cesser de saisir
les occasions favorables de représenter au monarque les besoins et la misère
de son peuple. Les moyens auxquels Turgot avait eu recours obtinrent un plein
succès : nulle part l'émeute n'osa résister aux troupes ; bientôt la sécurité
des routes et des marchés fut rétablie ; et de la guerre des farines
il ne resta plus de traces. Quoique le contrôleur général ne crût pas devoir
en apparence se relâcher de son système de liberté, il fit prévenir sous
main, par des agents de l'administration, tous les gros fermiers de tenir les
marchés garnis, et de ne pas abuser de la circonstance pour exiger du blé un
prix exorbitant. C'était la manière la plus prudente d'éteindre une fermentation
qui avait, déjà causé tant de ravages[32]. D'ailleurs, les arrivages de
grains étrangers, auxquels le ministère dépensa dix millions, et les
spéculations des négociants, empressés de profiter du bénéfice promis par le
gouvernement, commençaient de mettre des bornes à la hausse. Cependant
on avait arrêté beaucoup de gens de diverses conditions, entre autres
plusieurs curés de campagne qui tout en faisant l'éloge du roi, n'avaient pas
craint de déclamer contre le ministre, ainsi que Saurin et Doumercq, tous
deux agents du monopole des blés sous l'abbé Terray, et moteurs présumés de
la sédition. Il parut essentiel d'arrêter dans son principe, par des châtiments
effrayants, une contagion qui pouvait devenir générale. Le 11 niai, la
justice prévôtale fit pendre à une potence de six mètres, de haut, avec un
appareil formidable, deux individus inculpés d'avoir joué un rôle principal
dans l'émeute du 3 ; l'autorité donnait plus d'éclat à cette rigueur
salutaire, afin de n'avoir pas à multiplier le supplice. Le jour même de
l'exécution de ces malheureux, dont l'un était ouvrier gazier et l'autre
perruquier, Louis XVI signa avec une joie digne de la bonté de son cœur, une
amnistie qui n'exceptait que les chefs et instigateurs de l'émeute. Elle
ordonnait à toutes personnes, de quelque qualité qu'elles fussent, ayant
participé aux attroupements, par séduction ou par l'exemple des principaux
séditieux, de s'en séparer d'abord, et les garantissait contre toutes
poursuites ultérieures, à condition de rentrer sur le champ clans leurs
paroisses, et de restituer en nature ou en argent, suivant la véritable
valeur, les grains et farines pillés ou extorqués au–dessous du prix courant. Pour
compléter cet acte, le Conseil adressa aux curés, par l'intermédiaire des
évêques, une circulaire à lire, à expliquer et à commenter au prône. Cette
instruction signalait en ces termes le but immédiat de la conspiration : «
produire une véritable famine dans les provinces qui environnent Paris et
dans Paris même, pour porter les peuples, par le besoin et le désespoir, aux
derniers excès. » Elle était à la fois un exposé des causes naturelles
de la hausse et de la baisse des grains, et un manifeste contre les auteurs
du complot formé pour dévaster et affamer le royaume. Le ministère affirmait,
dans cette pièce, que la sédition n'avait point été, occasionnée par la
rareté réelle des blés ; qu'ils avaient toujours été en quantité suffisante
clans les marchés et pareillement dans les provinces qui avaient été les
premières exposées au pillage : qu'elle n'était pas non plus produite par
l'excès de la misère ; qu'on avait vu la denrée portée à des prix plus
élevés, sans que le moindre murmure se fût fait entendre. — La sagesse du
gouvernement peut rendre les chertés moins rigoureuses en facilitant
l'importation des blés étrangers, en procurant la libre circulation des blés
nationaux, en mettant par la facilité du transport et des ventes la
subsistance plus près du besoin, en donnant aux malheureux, et en multipliant
pour eux toutes les ressources d'une charité industrieuse ; mais toutes ces
précautions ne peuvent empêcher qu'il y ait des chertés ; elles sont aussi
inévitables que les grêles, les intempéries, les temps pluvieux ou trop secs
qui les produisent... Il n'est point de bien que Sa Majesté ne soit dans
l'intention de procurer à ses sujets : si tous les soulagements ne peuvent
leur être accordés en même temps, s'il est des maux qui, comme la cherté, suite
nécessaire des mauvaises récoltes, ne sont pas soumis au pouvoir du roi, Sa
Majesté en est aussi affectée que ses peuples ; mais qu'elle défiance ne
doivent–ils pas avoir de ces hommes mal intentionnés, qui, pour les émouvoir,
se plaisent à exagérer leur malheur, par les moyens mêmes qu'ils leur
indiquent pour les diminuer ! — Lorsque le peuple, ajoutait la
circulaire, connaîtra quels sont les auteurs de la sédition, il les verra
avec horreur. Cette
phrase, considérée par quelques personnes comme un engagement de dévoiler
tous les ressorts de la conspiration et d'en nommer les instigateurs que le
châtiment semblait devoir bientôt frapper, était de l'archevêque de Toulouse,
Loménie de Brienne. Consulté sur la rédaction de cette instruction aux curés
et chargé de la revoir, cet ambitieux prélat qui s'efforçait d'arriver au
Conseil, y inséra ces mots imprudents dont on rendit Turgot responsable. Le
clergé n'accueillit pas favorablement la circulaire ; il ne se conforma
qu'avec répugnance aux ordres qu'il recevait, et se plaignit qu'un ministre ;
connu par ses liaisons avec les philosophes du jour, osât lui prescrire ses
devoirs. D'un autre côté, les ennemis du gouvernement crurent trouver dans
cette instruction des assertions fausses et beaucoup de gens l'accusèrent
d'avoir dénoncé un complot imaginaire. En effet, Saurin et Doumercq, ainsi
que le sieur Langlois, président de l'ex-conseil supérieur de Rouen, arrêté
avec le maitre de poste des Andelys, furent rendus à la liberté, faute de
preuves suffisantes. Un certain abbé Saury, auteur d'un ouvrage dangereux dans
les circonstances, fut conduit à la Bastille avec beaucoup d'éclat, et
bientôt relâché. On laissa également sortir de prison les curés dont nous
avons parlé et contre lesquels il était plus facile d'élever des soupçons que
d'asseoir quelque chef d'accusation. Ainsi la fameuse phrase de l'archevêque
de Toulouse resta une imper dente menace, propre à envenimer la haine que
portaient à Turgot les hommes avertis par leur conscience de se croire
désignés. Quel
fut le moteur caché de ces troubles ? Rien ne fut éclairci à cet égard. On
les attribua successivement au chancelier Maupeou, à l'abbé Terray, aux
Anglais, aux jésuites, au clergé, aux gens de finance, sans aucune preuve
patente d'un complot suivi et accrédité. Ceux qui ne voulaient point
approfondir les choses, prétendaient que les instigateurs n'étaient que des
hommes du commun, de la même espèce que les acteurs des émeutes, mais plus
turbulents et plus audacieux, comme il s'en trouve toujours parmi la
multitude. Suivant leur opinion, il fallait chercher les vraies causes de ces
calamités dans la misère, la faim et le désespoir du peuple, qui ne pouvait
pas encore apprécier les bienfaits que lui réservait pour l'avenir le
développement du nouveau système d'administration. Turgot et les économistes
ses partisans paraissaient convaincus de l'existence d'une conspiration
tramée par le prince de Conti et par quelques parlementaires. Sartine ne fut
pas à l'abri de tout soupçon. Si la justice prévôtale, dont on regardait
l'activité nécessaire, ne put découvrir aucune trace d'une conspiration
for-nielle, il faut cependant reconnaitre que des bruits alarmants, propagés
par la perfidie, poussèrent le peuple à la révolte et que des hommes
puissants répandirent de l'argent pour l'exciter[33]. Turgot
ne tomba pas, mais son crédit souffrit un peu auprès de Louis XVI et sa
popularité resta ébranlée. Les traitants qui envoyaient tant de milliers de
malheureux aux galères ou au supplice de la roue pour les délits de
contrebande, affectaient une sensibilité extrême sur le sort des deux
perturbateurs, exécutés par ordre de la justice prévôtale. Ils accusaient
effrontément Turgot de barbarie et lui imputaient de verser le sang humain
pour le triomphe de ses doctrines. On lit une pompeuse apologie du livre de
Necker, on porta jusqu'aux nues son auteur autour duquel se groupait une
nombreuse fraction des encyclopédistes. Les pamphlets, les épigrammes, les
chansons et les caricatures contre Turgot et les économistes se
multiplièrent, et le public les accueillit avec beaucoup trop d'indulgence[34]. Mais Voltaire qui, suivant sa
coutume, touchait à tout à propos de tout, les vengea d'une manière éclatante
dans la Diatribe à l'auteur des Éphémérides. Cet écrit sur lequel il
avait répandu le charme de sa verve inimitable, fut supprimé par arrêt du
Conseil, le 19 août. Tout en reconnaissant que la cause des économistes était
celle de la philosophie et du progrès, le vieillard de Ferney attribuait au
clergé un rôle odieux dans les derniers troubles. Cependant
l'époque du sacre que Louis XVI s'était vu obligé de différer à cause de la
pénurie du trésor, était arrivée. Turgot manifesta dans le Conseil le désir
que cette solennité eût lieu à Paris, et il insista par raison d'économie ;
mais le vieux Maurepas s'y opposa, et les droits de Reims furent maintenus.
Le contrôleur général éprouva un autre échec dans tin ordre plus élevé
d'idées. Il demanda que, dans le serment du sacre, le roi supprima les deux
formules, l'une ancienne, l'autre ne datant que du règne de Louis XIV, par
lesquelles il s'obligeait à exterminer les hérétiques et à ne jamais
faire grâce aux duellistes. Louis
XVI, conseillé par Maurepas, qui se ligua avec les évêques et présenta cette
innovation, dans un jeune prince, comme capable de réveiller le fanatisme,
n'osa suivre l'avis de Turgot[35]. « Les fanatiques, disait le
futile ministre, sont plus à craindre que les hérétiques ; il ne faut donc
pas les agiter par une nouveauté qu'ils regarderaient comme menaçante pour
l'Église. Il sera, d'ailleurs, facile de ne point persécuter de vieilles
formules que tout le monde ignore, n'obligeant ie rien dans l'opinion... »
Dans ce qui regardait le sacre, Turgot ne l'emporta que sur la question
d'économie. Au lieu de laisser à l'autorité le soin de pourvoir, suivant
l'usage, aux subsistances de Reims, il suspendit l'octroi ainsi que la
compagnie privilégiée des marchands de cette ville, et se confia pour
l'approvisionnement au libre commerce. Le résultat justifia pleinement ses
espérances et la foule trouva tout en abondance. Louis
XVI partit pour Reims avec la reine et la cour. Il y fit son entrée dans un
magnifique carrosse de dix-huit pieds de hauteur, entouré d'un nombreux et
brillant cortége, aux acclamations d'une multitude immense que la solennité
de ce jour avait attirée de toutes les parties du royaume. Les places et les
rues qu'il devait parcourir étaient remplies d'arcs de triomphe, d'ornements
et d'emblèmes ingénieux, témoignages de la plus vive affection pour le roi et
pour la reine. Les magistrats, afin de se conformer à l'antique coutume,
avaient ordonné que les rues de la ville fussent tendues de tapisseries ;
Louis XVI le défendit. « Non, non, dit-il, je ne veux rien entre mon peuple »
et moi qui nous empêche de nous voir. » Le
dimanche suivant (11 juin),
le clergé de Reims, les cardinaux, les prélats, les ministres, les maréchaux
de France et autres grands officiers de la couronne, les conseillers d'État
et les députés de différentes compagnies allèrent chercher le roi et le
conduisirent processionnellement à l'église métropolitaine. Lorsque Louis XVI
fut arrivé sur le seuil, le cardinal de la Roche-Aymond lui adressa ces
paroles : « Sire, « Successeur
de saint Remy, j'ai le bonheur de recevoir dans son église l'héritier de
Clovis. Entrez Sire, à son exemple, sous ces voûtes sacrées où la religion le
reçut. Il y venait embrasser la foi qu'il a transmise à ses successeurs ;
vous venez promettre de protéger cette même foi que vous avez reçue de vos
pères. Il y apporta les qualités nécessaires pour fonder un empire chrétien ;
vous y apportez les vertus propres à en maintenir la splendeur : elles sont
toutes renfermées dans l'autour de l'ordre, et cet amour est le caractère
distinctif de Votre Majesté. » Le roi
entra ensuite dans la basilique où s'étaient réunis les pairs ecclésiastiques
et laïques du royaume. Le due de Bourgogne était représenté par Monsieur ; le
duc de Normandie, par le comte d'Artois ; le duc d'Aquitaine, par le duc d'Orléans
; le duc de Chartres, le prince de Condé et le duc de Bourbon représentaient
les comtes de Toulouse, de Flandre et de Champagne. Au moment où l'archevêque
lui présenta le livre des Évangiles sur lequel il devait prononcer le
serment, Louis XVI, faible et consciencieux, n'osa risquer, dit-on, la
formule du serment traditionnel, qui répugnait à son humanité, et la remplaça,
en rougissant, par des mots inintelligibles. Après que le roi eut reçu
l'onction sainte, les pairs s'approchèrent de sa personne, et l'archevêque
ayant pris la couronne de Charlemagne la lui posa sur la tête. Les pairs y
portèrent aussitôt la main comme pour la soutenir, pendant que le clergé
chantait ce verset : « Que le roi ait la force du rhinocéros, et qu'il chasse
de devant lui, comme un vent impétueux, les nations ennemies jusqu'aux
extrémités de la terre ! » Mais Dieu n'exauça point ces vœux, il ne
lui donna que la douceur et la faiblesse du timide agneau. Ensuite,
le prélat, suivi des pairs et des grands officiers de la couronne, conduisit
le monarque au trône élevé sur le jubé et à la fin des oraisons s'écria : Vivat
rex in æternam ! Les nombreux assistants répétèrent le cri de Vive le Roi
! Alors les portes de l'immense basilique s'ouvrirent pour laisser une libre
entrée au peuple qui fit retentir les voûtes sacrées des mêmes acclamations.
Dans cet instant, la reine, agitée d'une émotion trop vive, s'évanouit ; elle
reprit bientôt ses sens, se montra de nouveau à la foule et fut accueillie
avec des transports d'allégresse. A la porte de l'église, Louis XVI trouva
deux mille quatre cents malades accourus à Reims de tous les points du
royaume. Il s'approcha d'eux avec bonté, et les toucha au front, en disant :
« Le roi te touche, Dieu te guérisse ! » Au
retour du sacre, Turgot adressa au roi un Mémoire sur la tolérance, dont nous
n'avons qu'un court fragment, et dans lequel il lui prouve que c'est un
devoir impérieux de ne pas tenir pour valides des engagements injustes et
criminels. Ainsi, le contrôleur général, « qui devait le savoir, croyait bien
que le roi avait prononcé la formule entière, ce qui n'exclut ni l'embarras
ni la rougeur qu'il laissa sans doute apercevoir. Et comme il n'était pas
homme ri traiter un serment avec le sans façon que lui avait conseillé
Maurepas, d se trouvait engagé dans une difficulté sérieuse : il fallait s'en
tirer. C'était l'affaire du vertueux ministre qui avait voulu prévenir la situation[36]. » Peu de
temps après, Phélippeaux, duc de la Vrillière, ce doyen des ministres et des
courtisans, dont Maurepas, son beau-frère, avait retardé la chute, malgré le
mépris universel qui le poursuivait, ne put se soustraire au sort de ses
Collègues du ministère Maupeou. Étonné de la tournure que prenait le nouveau
règne, il osa se livrer à des murmures et passer des plaintes à des signes de
mécontentement. Alors son parent n'hésita plus à l'abandonner[37], et la reine, poussée par la
faction de Choiseul, s'efforça d'introduire quelqu'un de ses protégés dans le
Conseil à la place de la Vrillière. Maurepas, que blessaient les velléités
d'ambition de Marie-Antoinette, suivit l'impulsion de Turgot, et donna pour successeur
au ministre disgracié, un homme dont la vie fut une des plus belles
manifestations de la conscience, le premier président de la Cour des Aides,
Lamoignon de Malesherbes (juillet 1775). Ce
magistrat d'une sagesse éclairée, d'une grande et noble probité, sortait
d'une illustre maison, « qui avait grandi, mêlant au bruit des armes l'étude
des lois et les travaux de l'esprit[38]. » Nommé directeur de la
librairie, sous le règne précédent (de 1750 à 1763), il avait compris de suite la
grandeur et la difficulté de son rôle, il y avait fait de son mieux et
s'était concilié l'estime universelle. A la tête de la Cour des Aides, il
avait vu l'arbitraire régnant dans les finances avec la déprédation et
l'injustice, et n'avait pas craint d'attaquer dans son principe le redoutable
ennemi que lui donnait à combattre la nature de ses fonctions. Une étroite
amitié et un rapport heureux de lumières et de vertus l'attachaient à
l'ex-intendant de Limoges. Il s'était fait connaître par des remontrances justement
célèbres, présentées deux mois auparavant « au prince si jeune, si honnête,
si incertain, qui devait être un jour son client. » Malesherbes y dévoilait
tous les vices du système fiscal. Dans ce travail conçu selon les vues de
Turgot et animé d'une pensée à la fois politique et morale, « le roi, dit un
historien moderne, pouvait tout embrasser d'un coup d'œil, le passé et le
présent. » C'est là qu'on voit ces détails si poignants et si souvent
reproduits sur la gabelle du sel, de ce don « un des plus précieux que la
nature ait faits à la France, si la main du financier ne repoussait sans
cesse ce présent que la mer ne cesse d'apporter sur nos côtes... Il est des
parages où les commis de la ferme assemblent les paysans, dans certain temps
de l'année, pour submerger le sel que la mer a déposé sur le rivage !... »
C'est là encore qu'apparaît à nu la démoralisation causée par le régime des
douanes intérieures et des impôts inégaux, démoralisation dont il nous reste
de déplorables traces ; l'auteur montre les populations habituées à ne pas
regarder commue un délit la contrebande, c'est-à-dire la fraude contre l'État
; « il y a des provinces entières où les enfants y sont élevés par leurs
pères, n'ont jamais acquis d'autre industrie, et ne connaissent d'autres
moyens pour subsister. » Et cela avec les galères, ou même le gibet en
perspective ! La ferme générale combat cette corruption par une bien pire :
elle achète secrètement la femme pour dénoncer le mari, le fils pour dénoncer
le père ! Elle a obtenu qu'en matière de fraude, l'accusation équivale à peu
près à la condamnation ; on n'est pas obligé de prouver le délit : le procès-verbal
des commis faisant foi, c'est à l'accusé de prouver son innocence, et Dieu
sait quelle foi méritent les commis intéressés à trouver toujours des
coupables[39]. » A côté
du mal, le sombre tableau des Remontrances présentait le remède. Malesherbes
y demandait à Louis XVI « de s'unir étroitement à la nation, non parle
lien trop fragile d'une bonté vague et d'une équité indécise, mais par une
étroite communauté de sentiments. Quoique Turgot, son ami, fût, au moment où
il parlait, contrôleur général, il engageait le roi à placer son autorité
sous des garanties plus élevées et plus durables que la présence et les
efforts d'un ministre homme de bien ; il ne voulait servir et il ne servait
que « l'intérêt du roi réuni à celui du peuple ; » il conseillait de ranimer
l'esprit de municipalité, d'établir dans chaque province des assemblées
librement élues, de faire circuler l'examen et la vie dans toutes les parties
de l'administration ; il voulait enfin que la nation pût elle-même parler au
roi, dans l'espoir d'une alliance qui ferait triompher le' bien public contre
ce qu'il appelait le despotisme ministériel et contre les abus de toute sorte[40]. » Maurepas
avait cependant accueilli de mauvaise grâce les remontrances, et il avait
fait répondre par le roi que les réformes nécessaires sur les objets qui en
seraient susceptibles devaient être, non pas l'ouvrage d'un moment, mais le
travail de tout son règne. Aussi, Malesherbes avait-il renoncé à sa place 'de
premier président de la cour des Aides pour vivre au sein de la retraite.
Lorsqu'on l'appela au ministère, il refusa par cieux fois, mais Turgot lui
représenta que sa résistance livrerait la place aux intrigues de cour, « le
supplia de mi donner au moins le concours de son intégrité, » et ses
instances finirent par triompher du refus de son ami. Chargé du département
de la Maison du roi, auquel était annexée la police du royaume. Malesherbes
disposa des lettres de cachet dont l'abus n'était plus à craindre entre ses
mains. A ce ministère qu'avait exercé si longtemps La Vrillière, « il aurait
préféré celui de la justice pour n'avoir pas sous lui, ou pour mieux dire
contre lui, ce pouvoir irresponsable qui entourait le prince, qui s'exerçait
à son insu, et qui s'appelait la Maison du roi. » La
réunion de Malesherbes et de Turgot dans le Conseil accrut au dehors les
espérances de ceux qui s'élevaient contre les abus et attendaient impatiemment
des réformes. « Oh pour le coup, écrit une femme célèbre, soyez assuré que le
bien se fera et se fera bien... Jamais, non jamais deux hommes plus éclairés,
plus désintéressés, plus vertueux, n'ont été réunis plus fortement pour un
intérêt plus grand et plus élevé. Oh ! le mauvais temps pour les fripons
et les courtisans !... Vous auriez bien de la peine à mettre dans ces
cieux têtes là deux volontés ; il n'y en a qu'une et c'est toujours pour
faire le mieux possible[41]. » Visiter
les prisons de l'État et rendre à la liberté les nombreuses -victimes de
l'arbitraire, tel fut le premier soin de Malesherbes. S'il ne put les
délivrer toutes, il s'efforça du moins d'adoucir leur malheureux sort-. Il
fit aussi construire pour ceux qui étaient condamnés à la réclusion, des
chambres plus vastes et plus saines, où des filatures de coton et des métiers
faciles leur donnèrent le moyen de se livrer au travail. Il proposa de
remettre à un tribunal spécial, l'arme funeste qu'il avait entre les mains,
les lettres de cachet, et d'abandonner à un conseil le droit de prononcer les
arrêts de surséance à l'abri desquels les courtisans ajournaient
indéfiniment le paiement de leurs dettes. Louis XVI applaudit à ces deux
projets dont les sourdes entraves de Maurepas empêchèrent l'exécution. Tous
ces obstacles ne décourageaient point Turgot ; il continuait de marcher avec
fermeté et prudence dans la voie des réformes. Ainsi un édit de juin 1775
supprime avec indemnité les offices de marchands privilégiés et porteurs de
grains de la ville de Rouen et le droit de banalité attaché' à cinq moulins
de cette ville. Par le maintien d'une foule de privilèges locaux tendant à
renchérir artificiellement les subsistances, la loi qui rendait la liberté au
commerce des grains et des farines, n'était plus qu'une œuvre illusoire. A
Rouen, une compagnie de cent douze marchands, créés en titre d'offices par
les édits de décembre 1692 et juillet 1693, jouissaient du droit exclusif et
sans concurrence, d'acheter les grains sur le marché de Rouen, sur ceux des
Andelys, d'Elbeuf, de Duclair et de Caudebec, les principaux de la province,
et de les revendre à la halle dans leurs maisons et boutiques. Une seconde
compagnie de quatre-vingt-dix porteurs„ chargeurs et déchargeurs de grains,
dont les offices, très-anciennement créés, abolis ensuite, avaient été
rétablis et confirmés plus tard, pouvaient seuls, encore, se mêler du
transport de celte denrée, au moyen d'un prix par eux déterminé et fixé.
Enfin la ville elle-même possédait cinq moulins jouissant du droit de
banalité, qui emportait la défense aux boulangers de la ville d'acheter ou
d'employer d'autres farines que celles qui provenaient de ces moulins
communaux. Mais comme ils ne pouvaient suffire à la consommation, la
municipalité obligeait les boulangers de payer au fermier de la banalité le
droit de moudre ailleurs. Pour les dédommager ensuite de cet odieux monopole,
elle assujettissait les boulangers des faubourgs, exempts de sa banalité, à
fournir leur pain dans les marchés de la ville, sur le pied de dix-huit
onces- la livre, au même prix que le pain fait dans l'intérieur et dont le poids
ordinaire n'était que de seize onces. Ainsi cette exaction illégale
augmentait le prix d'un neuvième[42]. Une
corporation de boulangers établie à Lyon en dépit des lois de l'État qui
interdisaient toute communauté industrielle ou marchande dans les murs de
cette ville, y proscrivait les bienfaits de la concurrence. En vertu des règlements
de 1700 et de 1701, elle imposait aux boulangers forains la nécessité de ne
vendre (lu pain à Lyon que dans des places déterminées, à des jours marqués,
à un prix inférieur à celui des membres de la corporation, et de remporter le
pain qui n'aurait pas été vendu le jour même. D'autres règlements de 1706,
1710 et 1751 avaient encore aggravé la situation des boulangers forains et de
la population lyonnaise, au profit évidemment exclusif des boulangers de
Lyon. Ennemi, du privilège, de l'arbitraire et de la liberté restreinte,
Turgot ne doit pas laisser subsister cet abus ; un arrêt du Conseil d'État du
5 novembre 1775 permet aux boulangers circonvoisins d'apporter et vendre
librement leur pain dans la ville de Lyon[43]. Le 13 août de la même année,
le ministre ordonne que dans les six mois tous seigneurs ou propriétaires de
droits sur les grains seront tenus de produire leurs titres, et nomme une
commission pour les examiner. Son but était de préparer le rachat de ces
droits. Quelques
jours auparavant (7 août), un arrêt du Conseil distrait du bail des postes
les messageries et diligences qui y étaient comprises, et retire tous les
privilèges concédés soit au fermier général des postes, soit à divers sous-entrepreneurs.
Il résilie aussi tous les baux de ces exploitants en leur assurant
l'indemnité qui pouvait leur être due, et fait passer de leurs mains dans
celles de l'État le monopole des messageries et diligences. Cette mesure qui
n'était qu'une transition préparant un régime de liberté, produisit une
heureuse amélioration dans le service des voies de transport. Aux lourds
coches qui, d'après les règlements, ne devaient pas excéder la vitesse de dix
à onze lieues par jour, furent substituées, sur toutes les grandes routes,
des voitures plus légères, plus commodes, bien suspendues, partant à jours et
heures réglés et menées en poste. Le public leur donna le nom de Turgotines[44]. Dans l'édit, le ministre se
réserve d'organiser le service de la manière la plus avantageuse sur les
routes de traverse et de communication. Les principes suivis par
l'administration royale des messageries, les avantages qui en résultèrent
pour les voyageurs et les négociants, la célérité et le modique prix des
transports, lui assurèrent bientôt une préférence décidée. Un
édit, du mois d'août 1775 supprime, à mesure des extinctions, les offices
anciens et alternatifs, triennaux, mi-triennaux, de receveurs des tailles, et
crée un seul et unique office de receveur des impositions par chaque
élection, bailliage, bureau, diocèse, viguerie où il existe des offices de
receveurs pour le recouvrement des impositions[45]. Trois
mois après l'arrivée de l'excellent Malesherbes aux affaires, l'opération
douloureuse de la pierre coûtait la vie au maréchal de Muy (10 octobre
1775), que ses
services militaires, ses talents et son intégrité avaient élevé au ministère
de la guerre. Maurepas, que préoccupait l'unique idée d'écarter les protégés
de la reine, hésita longtemps sur le choix de son successeur. Enfin,
conseillé par Turgot et Malesherbes, il appela à Versailles le comte de
Saint-Germain, vieil officier général qui avait conservé l'honneur des armes
françaises pendant la guerre de la succession d'Autriche et celle de Sept-Ans[46]. Ce
personnage étrange, à la vie pleine d'aventures et de contrastes, était né à
Lons-le-Saulnier, en Franche-Comté, d'une famille noble et ancienne, mais
fort pauvre et sans illustration. Il était entré d'abord chez les jésuites
dont il quitta l'habit, pour suivre, jeune encore, la carrière des armes. Un
duel, dans lequel il tua un homme de qualité, l'obligea de passer en
Allemagne, où il prit du service chez l'Électeur palatin. Plus fard il
s'offrit à l'Autriche, et se distingua' sous le prince Eugène contre les
Turcs. Il l'abandonna pour se retirer en Bavière, dont l'Électeur parvint à
la couronne impériale sous le nom de Charles VIT, et resta auprès de ce
prince jusqu'en 1745. Saint-Germain alla ensuite en Prusse, afin de ne pas
combattre ses compatriotes. Actif, brave et avide de gloire, il acquit
quelque réputation militaire et se concilia l'estime du grand Frédéric. Mais,
il ne put supporter longtemps la discipline exacte et sévère qui régnait dans
l'armée de ce monarque, disparut de la Prusse et se retira à Francfort d'où
il écrivit au maréchal de Saxe qui l'admit au service de la France, lui
conserva son grade de maréchal de camp et lui donna un régiment étranger.
Saint-Germain lit en cette qualité la dernière campagne contre l'Autriche et
signala son courage aux batailles de Lawfeld, de Raucoux et au Siège de
Maastricht. La guerre de Sept-Ans, clans laquelle il se distingua encore sous
les maréchaux d'Est rées, de Richelieu, de Contades et de Soubise, lui valut
le grade de lieutenant général et le cordon de commandant de l'ordre de
Saint-Louis ; mais dans ses courses militaires, il avait conservé cet esprit
inquiet, bizarre et maladroit, qui l'avait jeté hors de la France. Quelques
démêlés avec la cour et un autre officier général, démêlés qu'exagéraient son
imagination ardente et sa vanité intraitable, aigrirent de nouveau le comte
de Saint-Germain ; il menaça encore de partir. On eut recours aux prières et
aux promesses afin de l'apaiser ; il resta inflexible, quitta l'armée, envoya
au ministre de la guerre son cordon rouge et sa démission. Ce
déserteur incorrigible passa cette fois au service du Danemark. Il fut créé
ministre de la guerre, revêtu de la dignité de feld-maréchal et nommé
chevalier de l'ordre de l'Éléphant. Il s'occupa de réorganiser l'armée
danoise sur un plan nouveau, et trouva clans ce pays la considération et le
repos jusqu'en 1772, époque de la catastrophe qui renversa le ministre
Struensée et la reine Caroline Mathilde, ses infortunés protecteurs. Alors
Saint-Germain abandonna le Danemark et s'établit à Hambourg où il confia
toutes ses épargnes à un banquier. Ruiné par une banqueroute, il supporta son
malheur avec un courage stoïque, revint en France pour la seconde fois, après
la mort de Louis XV, et se retira dans une petite terre près de Lauterbach en
Alsace. Il y vivait d'une modique pension que lui faisaient les officiers du
régiment de Royal-Alsace, touchés de son état d'indigence, et, comme
Dioclétien, il cultivait de ses propres mains les légumes de son jardin. Il
partageait le reste de son temps entre la rédaction de mémoires sur des plans
de réforme militaire et les exercices d'une dévotion mystique. C'est dans
cette retraite que vint le chercher l'envoyé qui lui portait sa nomination au
ministère. Maurepas espérait bien que cet ardent réformateur ne ferait point cause
commune avec les philosophes Malesherbes et Turgot à la recommandation
desquels il devait cependant sa place. L'arrivée
du comte de Saint-Germain à Fontainebleau on résidait depuis quelque temps la
cour, excita la plus vive curiosité : chacun voulait voir et entendre cet
autre Cincinnatus. Quand il se présenta devant le roi pour lui exprimer sa
reconnaissance, Louis XVI l'accueillit avec bonté : « Monsieur de
Saint-Germain, lui dit-il, je suis sûr que vos talents peuvent être utiles à
l'armée, el lui feront oublier vos torts. Répondez donc à l'attente qu'on a
de vous. Je sous rends votre ancien grade et l'ordre de Saint-Louis en vous
autorisant à porter l'ordre étranger dont je vous vois décoré. » A ces
faveurs, le roi joignait généreusement cent mille écus pour monter la maison du nouveau ministre
de la guerre et lui accordait un appartement à l'arsenal. Tel
était ce comte de Saint-Germain, destiné à concourir aux plans de Turgot et
de Malesherbes. S'il avait des lumières pour voir ce qu'il convenait de faire,
il manquait du caractère nécessaire au ministre que réclamaient les
circonstances. Sa bravoure et son incorruptible fidélité ne devaient point
racheter les funestes mesures de son administration. Au
moment où l'armée allait avoir ses réformes, l'assemblée du clergé, réunie de
juillet à septembre 1775, s'élevait avec force contre la marche des mœurs,
contre la liberté de la presse qui enfantait une foule de publications
philosophiques, contre l'attitude des églises protestantes, tolérées par un relâchement
funeste, et les mariages entre protestants. « Sire, disait-elle, nous vous en
conjurons, ne différez pas d'ôter à l'erreur l'espoir d'avoir parmi nous des
temples et des autels ; achevez l'ouvrage que Louis le Grand avait commencé
et que Louis le Bien Aimé a continué. Il vous est réservé de porter ce
dernier coup au Calvinisme dans vos États. Ordonnez qu'on dissipe les
assemblées schismatiques des protestants : excluez les sectaires sans
distinction, de toutes les branches de l'administration publique. Votre
Majesté assurera ainsi parmi ses sujets l'unité du culte catholique... Qu'on
vous dise, Sire, pourquoi des unions, que toutes les lois civiles et
catholiques repoussent, sont impunément contractées au prêche sous la foi du
mariage ; d'oie vient que, contre la volonté du prince, on ravit tous les
jours aux ministres de notre sainte religion de tendres enfants, pour les
présenter aux maîtres de l'erreur, qui leur font sucer tranquillement, son
poison avec le lait ?... » Ce langage, il faut en convenir, se trouvait peu
d'accord avec l'esprit de tolérance qui s'infiltrait dans la nation, et la
civilisation avancée de cette époque. Enfin, l'assemblée demandait que les
vœux de religion, reportés à vingt-et-un ans, par l'ordonnance de 1768,
fussent autorisés à seize ans comme auparavant. Les
doléances du clergé furent présentées au roi à Versailles par le vertueux
archevêque de Vienne, M. de Pompignan, par l'archevêque de Toulouse, Loménie
de Brienne, et l'abbé de Talleyrand-Périgord, qui venait d'être élu promoteur
du clergé de France. Le choix de ces deux derniers prélats n'était pas
heureux ; peu édifiants dans leurs mœurs et leurs maximes, pouvaient-ils
exposer sans honte à la royauté les douleurs de l'Église de France ? Vers le
même temps, madame Du Barry, dépouillée de 1”administration de ses biens et
dissimulant mal l'ennui qui la rongeait dans la solitude du couvent, écrivait
à M. de Maurepas celte lettre simple et digne pour obtenir d'être renvoyée
dans son château de Luciennes. Pont-aux-Dames, 7 janvier 1776. « Monsieur le comte, « On
m'a fait, l'honneur d'une lettre de cachet après la mort du feu roi, afin de
ne pas exposer les secrets de l'État. Si j'en ai connu quelques-uns, je les
ai oubliés avec cette légèreté qui m'est naturelle. Il n’y a que trois choses
dont j'ai conservé un plein souvenir, les bontés du feu roi, mes torts envers
madame la Dauphine, et la générosité de la reine pour les oublier. J'ai fait
peu de mal, j'ose le dire ; j'ai rendu des services ; je ne m'en ferai
cependant pas un droit ni un titre. Je tiens à tout obtenir de votre
courtoisie, vous êtes trop spirituel pour voir en moi une personne à
craindre, et trop galant pour vous refuser à rendre une femme heureuse. Je
demande la permission d'habiter Luciennes ; je vous assure, monsieur le
comte, que je ne suis pas dangereuse, et la rigueur même la plus juste doit
avoir un terme. « Comtesse Du Barry. » Marie-Antoinette,
à qui l'exilée avait aussi écrit une lettre pleine de naturel et d'abandon,
avait déjà sollicité et obtenu des adoucissements à sa captivité. Dans cette
circonstance, elle joignit ses instances à celles du ministre, et Louis XVI,
sur le rapport qu'on lui fit de la vie édifiante de la comtesse, soutint mal son
premier acte de sévérité, la rendit à la liberté et ordonna de lui restituer
Luciennes, son domaine favori. Maurepas s'empressa de lui apprendre la
décision du roi : « Madame la comtesse, « Vous
m'avez charmé en vous adressant à moi. Oui, sans doute, votre exil doit avoir
un terme ; votre douceur, la réserve que vous avez gardée dans la disgrâce,
vous ont donné droit à une auguste indulgence ; tout mon mérite a été de la
provoquer. Vous pouvez demeurer à Luciennes et êtes libre d'aller à Paris.
Veuillez accepter mes remerciements de la bonne opinion que je vous ai
inspirée. « Comte de Maurepas. » A la
réception de cette lettre, madame Du Barry s'empressa de faire ses adieux aux
religieuses de Pont-aux-Dames et d'aller s'installer à son cher Luciennes, où
de nombreux et assidus pèlerins la consolèrent du silence et des méditations
de sa longue retraite[47]. Cependant
le comte de Saint-Germain, dès son arrivée à Versailles, avait déployé une
activité inconnue jusqu'alors de tous les employés de son département. Dans
l'intention de se donner un appui et d'assurer la durée de ses réformes après
lui, il proposa la création d'un Conseil permanent de la guerre sans l'avis
duquel les lois militaires ne pourraient désormais être changées. Comme
Maurepas craignait de voir limiter l'omnipotence ministérielle, il laissa le
Conseil de la guerre en projet. Amnistie aux déserteurs qui rejoindraient les
drapeaux et substitution des galères à la mort pour ceux qui déserteraient à
l'avenir, sauf le cas de désertion à l'ennemi ; tel fut le début de
Saint-Germain (12 septembre 1775). Partisan de l'égalité de tous les corps sous les drapeaux, il
entreprit ensuite de réformer les corps privilégiés de cavalerie de la maison
du roi. Les grands seigneurs, leurs chefs, se plaignirent ; le temps parut
bien mal choisi pour faire d'imprudentes économies aux dépens de la splendeur
et de la sûreté du trône. Le ministre n'eut pas assez d'énergie pour résister
à toutes les clameurs, mais il supprima les cieux vaillantes compagnies des
mousquetaires gris et noirs, auxquels le gouvernement permit, avant leur
séparation, d'aller suspendre leurs drapeaux aux voûtes de l'église de
Valenciennes, de la ville dont le nom rappelait leur héroïsme. La compagnie
des grenadiers à cheval éprouva le même sort. A la prière de Maurepas et du
prince de Soubise, effrayés de son brusque début, il conserva en partie les
autres compagnies, surtout les gardes du corps, et par une contradiction
bizarre et incroyable, il s'empressa d'accorder le rang d'officier au corps
entier de la gendarmerie. Afin
d'apaiser les clameurs des chefs de l'armée et d'atténuer la rigueur des
actes du nouveau ministre, Maurepas lui donna un adjoint, le prince de
Montbarrey, qui devait en partager la responsabilité (25 janvier
1776). Cet adjoint,
que le frivole Mentor appela le prince héréditaire, était un personnage de
fort mince valeur, courtisan vaniteux et incapable de remplir l'office que
lui confiait Maurepas. Peu habile dans l'administration et dans la guerre, il
ne pouvait exercer l'ascendant qu'il aurait fallu pour assurer le succès.
Aussi ne contrôla-t-il sérieusement aucun projet, aucun plan de
Saint-Germain. Le
ministre supprima ensuite les régiments provinciaux, l'École militaire de
Paris qu'il dispersa sur plusieurs points dans les provinces, et le collège
préparatoire de la Flèche. Les enfants nobles que ce dernier établissement
élevait aux frais du roi, furent envoyés dans les collées ordinaires, d'où, à
quinze ans, ils devaient passer parmi les cadets (1er février
1776). Par une idée
fort singulière, le comte de Saint-Germain confia l'éducation de ces jeunes
officiers à des bénédictins, à des minimes, à des oratoriens. Ces
innovations, dues à son caractère ardent, furent suivies de quelques
ordonnances de la plus grande utilité sur le nombre des gouverneurs de villes
et de provinces ; sur les appointements de ces officiers supérieurs ; sur la
formation des troupes en divisions ; sur la suppression de la vénalité des
charges de guerre ; sur une augmentation de solde que rendait juste et
nécessaire le prix élevé de toutes les denrées ; sur l'avancement réglé avec
ordre et justice. Ajoutons que l'abolition de la vénalité des emplois
militaires n'empêcha point Saint-Germain de vendre, pour couvrir quelques
dépenses de son ministère, cent charges de capitaine de cavalerie. Ces
nombreux remaniements de l'armée fixèrent l'attention de Turgot, qu'une étude
spéciale avait familiarisé avec toutes les parties de l'administration. Il
connaissait les autres départements aussi bien que le département des
finances. Un examen approfondi et des renseignements obtenus de quelques
officiers d'un rare mérite, lui avaient découvert tous les ressorts de celui
de la guerre. « Par les améliorations diverses qu'on pouvait apporter à cette
branche de l'administration, en procurant de plus le bien-être du soldat, du
vétéran, de l'officier, l'allégement du service, et sans organisation moins
forte de l'armée, on pouvait réaliser dix-sept millions d'économie,
susceptibles encore de s'accroître annuellement jusqu'à la fin des
extinctions des titulaires. » C'est ce qu'il démontra au comte, dans deux
mémoires dont nous regrettons la perte. Mais Saint-Germain, esprit ombrageux
et faux, suivit une tout autre marche dans ses innovations, et ne réussit
qu'à mécontenter l'armée. Dès son
entrée au ministère de la guerre, le comte avait trouvé parmi les troupes
absence de régularité et d'ordre, insouciance du commandement et disposition
à la désobéissance. Pour remédier au mal, il fit un règlement disciplinaire
clans lequel il introduisit le châtiment des coups de bâton en usage chez les
Allemands et les Anglais. Sur de puissantes représentations, Saint-Germain y
substitua les coups de plat de sabre. Mais cette punition, jusqu'alors inconnue
de l'armée française, excita des murmures et des rébellions. « Je n'aime du
sabre que le tranchant, » dit un grenadier. Ce mot énergique était le cri de
l'honneur : il fut répété avec enthousiasme par toute la France. Les
officiers généraux, les colonels, les majors les plus sévères, n'osèrent
blâmer la susceptibilité de leurs soldats, et les embarras excités par cette
innovation peu judicieuse, prouvèrent qu'une ordonnance ne suffit pas pour
changer le caractère d'une nation. Bientôt
l'opinion se retira du comte de Saint-Germain ; elle reconnut qu'on avait
exagéré son génie, ses talents, et qu'il était dépourvu des qualités qui
constituent l'homme d'État. L'inconstance de son caractère, tantôt brusque,
tantôt faible, un ton persifleur et ironique, d'autant plus offensant, qu'il
annonçait de sa part la persuasion d'une grande supériorité sur les autres,
lui firent de nombreux ennemis[48]. Le discrédit clans lequel
tombèrent les opérations souvent décousues et incohérentes de Saint-Germain,
fut un obstacle de plus pour les réformes de Turgot. La niasse peu éclairée
du peuple les confondit avec les aberrations de son collègue de la guerre[49]. Turgot
tendait au noble but du bien public et poursuivait sa marche avec une
activité infatigable. Entrainé par son génie organisateur, que dirigeait une
raison lucide, élevée et positive, il donnait ses soins à une foule de
travaux utiles. Nous le voyons alors chercher les meilleurs moyens de
soulager la misère dans les villes et les campagnes et de guérir l'ulcère du
paupérisme qui dévorait la société ; consacrer à l'amélioration des routes
principales et aux progrès de la navigation intérieure la plus grande partie
des fonds mis à sa disposition ; établir, pour les encourager, trois
inspecteurs généraux de la navigation, d'Alembert, l'abbé Bossut et
Condorcet, les plus habiles géomètres de l'Europe ; créer une chaire
d'hydrodynamique dont il chargeait l'abbé Bossut ; annexer un hospice de six
lits à l'école de chirurgie de Paris, afin de lui procurer l'avantage de
joindre la pratique à la théorie. Quelques mois après, Turgot augmente, dans
une proportion considérable, le nombre des boites de remèdes que la charité
du roi envoyait chaque année dans les provinces, pour être distribués
gratuitement aux pauvres des campagnes. Il établit ensuite à Paris une
commission de médecine, qui devint plus tard l'Académie de médecine ; il
protège l'entreprise du dictionnaire de commerce de l'abbé Morellet ; il
charge un autre économiste, l'abbé Roubaud, d'écrire l'histoire des finances
; il envoie Saint-Emond dans les Indes, Bombay au Pérou, pour en rapporter
des plantes utiles, que l'Europe ne possédait pas encore, et l'abbé Rosier en
Corse, pour y fonder une école d'agriculture. Ainsi, dès que la justice ou
l'intérêt public réclame son aide, Turgot met en jeu tous les moyens
pratiques ; il n'y a Ras de détail méprisable pour cet esprit supérieur. Mais
les seigneurs, les prélats, les financiers et les magistrats formèrent, pour
renverser le contrôleur général, une espèce de conjuration dans laquelle
Maurepas, jaloux d'entendre dire au roi : « Il n'y a que M. Turgot et moi qui
aimions le peuple. » voulait l'aire entrer Marie-Antoinette, afin de la
charger, aux yeux du public, du renvoi de Turgot qu'il méditait déjà. Les
courtisans s'efforçaient de persuader à la reine que, cligne fille de Marie-Thérèse,
elle était appelée à sauver la monarchie française. Malgré les intrigues et
les murmures de la cour, dès le mois de janvier 1776, Turgot présenta au roi
en Conseil six édits servant comme d'introduction au système des sages
réformes qu'il préparait. Le premier de ces édits supprimait la corvée pour
les grandes routes et la remplaçait par une contribution sur tous les propriétaires
de biens-fonds ou de droits réels sujets au vingtièmes, niais dont il
affranchissait les biens du clergé. Deux autres étaient relatifs à
l'administration particulière de la ville de Paris. Les trois derniers
abolissaient les jurandes, les maîtrises, les corps de métiers, et
proclamaient la liberté de toute espèce d'industrie. Aussitôt
les ennemis du contrôleur général s'agitèrent et préparèrent une résistance
désespérée. L'opposition se manifesta d'abord dans le Conseil même.
Miromesnil, l'ennemi secret de Turgot et l'homme de Maurepas, produisit
toutes les observations que lm suggérèrent l'ignorance et la mauvaise foi, et
ne craignit pas de s'élever avec force contre la loi relative à la
suppression de la corvée, « Le projet, dit–il, assujettit à l'imposition pour
le remplacement des corvées tous les propriétaires de biens-fonds et de
droits réels, privilégiés et non privilégiés. Il veut que la répartition en
soit faite en proportion de l'étendue et de la valeur des fonds. —
J'observerai qu'il peut être dangereux de détruire absolument tous ces
privilèges je ne parle pas de ceux qui sont attachés à certains offices, que
je ne regarde que comme des abus acquis à prix d'argent, que comme de
véritables privilèges ; mais je ne puis me refuser à dire qu'en France le
privilége de la noblesse doit être respecté, et qu'il est, je crois, de
l'intérêt du roi de le maintenir. » Miromesnil
était entré dans le vif de la question ; Turgot le comprit, et dans sa
réponse, partie de la conviction la plus chaleureuse, il revendiqua les
intérêts sacrés de l'humanité. On y trouve quelque chose de l'éloquence, de
la force et de la raison de Mirabeau : « M. le garde des sceaux, dit-il, semble
adopter le principe que, par la constitution de l'État, la noblesse doit être
exempte de toute imposition. Il semble même croire que c'est un préjugé
universel, dangereux à choquer. Si ce préjugé est universel, il faut que je me
sois étrangement trompé sur la façon de penser de tout ce que j'ai vu
d'hommes instruits clans tout le cours de ma vie ; car je ne me rappelle
aucune société où cette idée eût été regardée autrement que comme une
prétention surannée, et abandonnée par tous les gens éclairés, même clans
l'ordre de la noblesse. Cette idée paraîtra au contraire un paradoxe à la
plus grande partie de la nation, dont elle blesse vivement les intérêts. Les
roturiers sont certainement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au
temps où leurs voix n'étaient pas comptées. » Il
faut discuter la proposition en elle-même — celle de l'exemption au profit de
la noblesse —. Si on l'envisage du côté du droit naturel et des principes
généraux de la constitution des sociétés, elle présente l'injustice la plus
marquée. Qu'est-ce que l'impôt ? Est-ce une charge imposée par la force à la
faiblesse ? Cette idée serait analogue à celle d'un gouvernement fondé
uniquement sur le droit de conquête. Alors le prince serait regardé comme
l'ennemi commun de la société les plus forts s'en défendraient comme ils
pourraient, les plus faibles se laisseraient écraser. Alors il serait tout
simple que les riches et les puissants fissent retomber toute la charge sur
les faibles et les pauvres, et fussent très-jaloux de ce privilége. — Ce
n'est pas l'idée qu'on se fait d'un gouvernement paternel fondé sur la
constitution nationale, où le monarque est élevé au-dessus de tous pour
assurer le bonheur de tous, où il est dépositaire de la puissance publique
pour maintenir les propriétés de chacun dans l'intérieur par la justice, et
les défendre contre les attaques extérieures par la force militaire. Les
dépenses du gouvernement ayant pour objet l'intérêt de tous, tous doivent y
contribuer, et plus on jouit des avantages de la société, plus on doit se
tenir honoré d'en partager les charges. Il est, difficile que, sous ce point
de vue, le privilége pécuniaire de la noblesse paraisse juste[50]. » Si
l'on considère la question du côté de l'humanité, il est bien difficile de
s'applaudir d'être exempt d'impositions, connue gentilhomme, quand on voit
exécuter la marmite d'un paysan. » Si
l'on envisage la question du côté de l'avantage politique et de la force
d'une nation, l'on voit d'abord que si les privilégiés sont en très–grand
nombre et possèdent une grande partie des richesses, comme les dépenses de
l'État exigent une somme très–forte, il peut arriver que cette somme surpasse
les facultés de ceux qui restent sujets à l'impôt. Alors il faut, ou que le
gouvernement soit privé des moyens de défense dont il a besoin, ou que le
peuple non privilégié soit chargé au-dessus de ses forces, ce qui
certainement appauvrit bientôt et affaiblit l'État. Un grand nombre de
privilégiés riches est donc une diminution réelle de force pour le royaume. » Turgot
montrait en même temps que les motifs qui avaient fondé primitivement le
privilége de la noblesse n'existaient plus. « Le
privilége a été fondé originairement sur ce que la noblesse était seule
chargée du service militaire, qu'elle faisait en personne, à ses dépens. D'un
côté, le service personnel, devenu plus incommode qu'utile, est entièrement
tombé en désuétude ; de l'autre, toute la puissance militaire de l'État est
fondée sur une armée nombreuse, entretenue en tout temps et soudoyée par
l'État. La noblesse qui sert dans cette armée est payée par l'État et n'est
pas moins payée que les roturiers qui remplissent les mêmes grades.
Non-seulement les nobles n'ont aucune obligation de servir, mais ce sont, au
contraire, les seuls roturiers qui y sont forcés depuis l'établissement des
milices, dont les nobles et même leurs valets sont exempts. » L'édit
pour la suppression des jurandes devait rendre la liberté au travail
industriel ; il n'était pas moins motivé que celui de la corvée. « Dieu,
en donnant à l'homme des besoins, disait Turgot dans le préambule de cet
édit, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de
travailler la propriété de tout homme, et, cette propriété est la première,
la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes. » Nous
regardons comme un des premiers devoirs de notre justice et comme un des
actes les plus dignes de notre bienfaisance, d'affranchir nos sujets de
toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l'humanité. Nous
voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires qui ne
permettent pas à l'indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe
à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui
semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et
la débauche ; qui éteignent l'émulation et l'industrie, et, rendent inutiles
les talents de ceux que les circonstances excluent d'une communauté ; qui
privent l'État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y
apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés
multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels les différentes communautés
disputent le droit d'exécuter des découvertes qu'elles n'ont point faites ;
qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour
acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu'ils
essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par
les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables
qu'occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives
sur l'étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l'industrie d'un
impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l'État ; qui, enfin,
par la facilité qu'elles donnent aux membres des communautés de se liguer
entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches,
deviennent un instrument de monopole, et favorisent des manœuvres, dont
l'effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les
plus nécessaires à la subsistance du peuple. » Malgré
les observations du garde des sceaux contre les réformes essentiellement
libérales que présentait sou collègue des finances, le roi approuva les édits
préparés par Turgot et les envoya au parlement pour l'enregistrement. Au cri
d'alarme parti de cette compagnie et répété par les autres ennemis du
contrôleur général, on eût cru l'État sur le penchant de sa ruine.
Manifestant leur résurrection politique par l'opposition la plus vive, au
lieu de seconder les vues généreuses du gouvernement, les magistrats ne
voulurent enregistrer qu'un seul des édits, celui qui portait suppression de
la caisse de Poissy, création fiscale, nuisible au commerce de la boucherie
parisienne[51], et s'élevèrent avec force
contre les autres. Ils nommèrent, afin de les examiner, une commission dont
le prince de Conti voulut être membre : la commission fit, lui rapport
ensuite duquel il fut décidé que des remontrances seraient adressées au roi,
pour le prier de retirer les édits. Quelques jours après l'avocat général
Séguier lança un violent réquisitoire contre un opuscule intitulé : Les
inconvénients des droits féodaux, que venait de publier, sous le voile de
l'anonyme, Boncerf, premier commis des finances, et dans lequel on retrouve
tous les principes de Turgot, son ami. « La prospérité des États, disait
l'auteur, est en raison de la liberté des personnes, des choses et des
actions ; ces trois genres de libertés rejettent l'esclavage des personnes,
les différentes servitudes établies sur les fonds par le droit féodal, et les
obstacles qu'apportent au commerce les privilèges de vente et de fabrication,
et ensuite les péages, domaines et prohibitions. » Boncerf proposait ensuite
le rachat des droits féodaux et montrait l'avantage que les possesseurs de
ces droits et ceux qui sont soumis aux servitudes féodales, pouvaient retirer
de cette mesure. Le Parlement, autrefois si hostile à l'esprit féodal,
ratifia par son vote le réquisitoire de l'avocat général, qui proclamait les
droits féodaux, les corvées, les banalités, « portions intégrantes de la
propriété, » condamna le livre aux flammes, décréta l'auteur
d'ajournement personnel, et prit un arrêté dans lequel il suppliait Louis XVI
de mettre un terme aux débordements économiques. Mais Boncerf, aussitôt mandé
à Versailles, y resta sous la protection immédiate du monarque. La guerre,
ouvertement déclarée, devint chaque jour plus ardente. D'un autre côté les
communautés d'arts et métiers entrèrent dans la ligue des ministres
disgraciés, des princes, des courtisans, des privilégiés, et blâmèrent les
projets du ministre réformateur et la patience débonnaire de Louis XVI. Enfin
le parlement présenta ses remontrances (4 mars), dans lesquelles il soutint, dit-on, « que le
peuple de France est taillable et corvéable à volonté, et que c'est une
partie de la constitution que le roi est dans l'impuissance de changer. »
Louis montra quelque trouble, mais, conduit encore par un sentiment de
dignité, il renouvela l'ordre d'enregistrer sans délai, et, comme les
magistrats persistaient dans la désobéissance, il se résolut à tenir un lit
de justice auquel assistèrent les princes du sang, tous les pairs laïques et
ecclésiastiques, et les grands officiers de la couronne (12 mars). Là, dans
une harangue emphatique et remplie de lamentations hypocrites, le procureur
général prétendit « qu'une morne tristesse s'offrait partout aux regards de
Sa Majesté ; que le peuple était consterné, la capitale en alarme, la
noblesse plongée dans l'affliction ; que les sentiments de la compagnie
étaient ceux dont toutes les âmes étaient pénétrées ; que le nouveau genre
d'imposition perpétuelle et arbitraire sur les biens portait un préjudice essentiel
aux propriétés des pauvres connue des riches, et donnait une nouvelle
atteinte à la franchise naturelle de la noblesse et du clergé, dont les
distinctions et les droits tenaient à la constitution de la monarchie. »
L'avocat du roi Séguier tint un langage non moins alarmant. Plein de
sollicitude pour les privilégiés, il montra le propriétaire gémissant déjà
sous le poids des impôts de tous genres et ruiné par la nouvelle charge. Dans
son opinion, elle confondait la noblesse, qui était le plus ferme appui du
trône, et le clergé, ministre sacré des autels. Il conclut en proposant de
doubler la solde de l'armée pour l'employer aux grandes routes, pendant un
mois, à deux reprises différentes dans l'année, quinze jours au printemps,
quinze jours en automne[52]. Quant
aux jurandes, l'avocat général affirme que les communautés d'arts et métiers,
loin d'être nuisibles au commerce français, en sont plutôt, l'âme et le
soutien, que ces gênes, ces entraves et ces prohibitions en font la gloire et
la sûreté. Il n'est pas de maux, suivant ce magistrat, que ne doive produire
leur abolition : les meilleurs ouvriers, fixés à Paris par la certitude du
travail, par la promptitude du débit, quitteront le royaume pour transporter
à l'étranger nos arts et leur industrie ; le crédit sera ruiné et les
salaires diminueront. La nouvelle loi portera un coup funeste à l'agriculture
en dépeuplant les campagnes, fera renchérir les denrées dans les villes où
elle détruira l'ordre sans qu'on puisse même espérer de le rétablir que par
les moyens les plus violents. Après s'être efforcé d'effrayer le roi par ce
tableau de ruine universelle, l'orateur convient cependant que l'État de
choses actuel n'est pas la perfection même, que l'existence des communautés
présente quelques abus et demande quelques réformes. « Jamais prince n'a été
plus chéri que Henri IV, dit-il, en terminant ; jamais la France n'a été plus
florissante que sous Louis XIV ; jamais le commerce n'a été plus étendu, plus
profitable que sous l'administration de Colbert ; c'est néanmoins l'ouvrage
de Henri IV et de Louis XIV, de Sully et de Colbert, qu'on vous propose
d'anéantir. » « Sans
discuter ici la valeur intrinsèque de ces assertions au point de vue de la
vérité historique ; sans entrer dans la distinction si nécessaire des temps
et des circonstances pour bien apprécier les hommes et leurs œuvres, n'eût-il
pas été permis cependant de demander au Parlement lequel de Henri IV, de ce
monarque si bon et si chéri, ou de Louis XVI, qui n'était ni moins bon, ni
moins digne de l'affection de ses peuples, avait montré le plus de
sollicitude pour les intérêts populaires dans une circonstance identique : de
Henri, qui faisait battre de verges jusqu'au sang, bannir à perpétuité, et
même frapper du dernier supplice ceux qui en voulaient à ses lapins ; ou de
Louis, qui détruit de son propre mouvement ses garennes, à cause des dommages
qu'elles occasionnaient aux propriétés environnantes ? Il ne suffit pas,
surtout pour un prince, de faire respecter sa propriété ; il doit encore
respecter et faire respecter celle d'autrui. Et nul plus que l'infortuné
Louis XVI et son digne ministre n'était plus animé de ce sentiment d'équité :
aucun intérêt n'était capable de contrebalancer clans leurs hues le droit des
moindres particuliers, des communes ou du public[53]. » C'est
ainsi que la magistrature répondait au ministre qui, dans les préambules de
ses édits, montrait une si noble ardeur pour le bien et pour le vrai. A peine
tirée de l'exil par Louis XVI, elle s'insurgeait de nouveau contre l'autorité
souveraine, et, tout en protestant de son amour pour le peuple, elle
s'efforçait de perpétuer la corvée dans les campagnes, et de perpétuer au
sein des cités l'industrie à l'état de privilége. Animée d'une injuste haine
contre Turgot, qu'elle osait accuser de violer la propriété, la magistrature
reniait son passé. Elle oubliait, en effet, que, lorsque Henri III, par son
édit de décembre 1581, porté dans un but purement fiscal, avait établi les
jurandes et maîtrises dans toutes les villes et lieux du royaume où ces
institutions n'existaient pas, le Parlement avait résisté, deux années
durant, à cette innovation. Alors le roi avait été obligé de recourir à un
lit dé justice pour créer les jurandes, comme il en fallait un maintenant
pour détruire le régime des communautés, si funeste au travail et à
l'industrie. Les
édits rie furent enregistrés que de l'exprès commandement du roi. Avant de
lever la séance, Louis XVI adressa ces paroles aux magistrats : « Vous venez
d'entendre les édits que mon amour pour mes sujets m'a engagé à rendre ; j'entends
qu'on s'y conforme. » Mon
intention n'est point de confondre les conditions ; je ne veux régner que par
la justice et les lois. » Si
l'expérience fait reconnaître des inconvénients dans quelques-unes des
dispositions que ces édits contiennent, j'aurai soin d'y remédier. » Tous
ceux qui n'étaient pas aveuglés par l'intérêt ou par le préjugé, accordèrent
au ministre réformateur les éloges qu'il méritait. Les philosophes et les
économistes, regardant un tel succès comme décisif, célébrèrent cette
solennité sous le nom de lit de bienfaisance, et saluèrent avec joie l'ère
nouvelle marquée pour le bonheur du genre humain. Les dispositions favorables
du roi inspirèrent des espérances à Condorcet. Il écrivit à Voltaire : « Le
roi a montré dans l'affaire des édits une raison, un amour de l'application,
un esprit de justice, un désir de faire le bien de ses peuples, et un courage
qui doivent bien consoler ceux qui s'intéressent à la chose publique. » Un
nouveau bienfait répandit ensuite l'allégresse clans les provinces. Le
commerce des vins n'était pas plus libre que- celui des grains. Un édit
d'avril 1776 permit de faire circuler librement les vins dans toute l'étendue
du royaume, de les emmagasiner, de les vendre en tous lieux et en tous temps,
de les exporter en toutes saisons, par tous les ports, en acquittant les
droits d'octroi ou autres. Les prohibitions, les entraves multipliées
auxquelles le transport, la vente et l'achat des vins étaient assujettis dans
un très-grand nombre de lieux et surtout dans nos provinces méridionales, se
trouvaient abolies. Par cet édit, Turgot assurait à la nation un commerce de
plus de soixante millions, sans compter les travaux et les profits que
nécessite une pareille exportation, et qu'on peut, sans exagération, porter
au double de cette valeur. Il avait donc réalisé, pour les deux grandes
productions qui font la richesse de la France, ce que n'avait pu faire
l'immortel ministre de Louis XIV. Ces excellentes mesures semblaient indiquer
l'affermissement de cet homme d'État dans le poste que lui avait confié le
roi. Mais le
premier coup était porté : le soulèvement contre l'administration du
contrôleur général faisait chaque jour de nouveaux progrès. Le Parlement.,
soutenu par de puissants alliés, continuait sa lutte ; les princes et les
courtisans lui étaient hostiles à cause de son économie ; dans le Conseil,
dont la majorité s'inspirait de la jalousie du vieux Maurepas, Sartine et
Vergennes insinuaient que Turgot sacrifiait nos manufactures à l'Angleterre.
Miromesnil, qui avait assez d'esprit pour sentir combien le digne ministre
des finances devait le mépriser, soulevait en secret les magistrats ; le
clergé et la noblesse montraient la plus vive inquiétude sur la solidité de
leurs positions ; enfin, les chefs des métiers, frappés dans leurs privilèges,
prétendaient qu'on attentait à leur propriété. Tous ces mécontents, que
réunissait une haine commune, redoublèrent leurs attaques et obsédèrent Louis
XVI d'intrigues incessantes. On n'écrivit bientôt plus que satires,
épigrammes et réquisitoires, contre l'école 'des économistes, à la tête
desquels se plaçait Turgot. Un membre même de la famille royale, Monsieur, ne
dédaigna pas de se mêler dans la foule des pamphlétaires ; il lança
secrètement contre le ministre, déjà si calomnié, un écrit où il exagérait
avec malignité ses petits défauts, pour le tourner en ridicule, et se
plaisait à défigurer ses principes ainsi que son caractère[54]. Pendant
ce temps, 'Maurepas s'étudiait à perdre son collègue dans l'esprit du roi en
lui faisant entrevoir la ruine de la monarchie comme résultat nécessaire et
immédiat de ses réformes. Turgot, qui croyait trop à la puissance de la
raison et de la justice, noble illusion dont personne n'oserait le blâmer, ne
daigna pas se défendre, et, pour causer moins d'ombrage à l'ambitieux
vieillard, il se contenta de ne plus travailler en particulier avec Louis
XVI. Il laissait ainsi le champ plus libre à ses ennemis et se privait du
seul moyen de résister à leurs intrigues. Le roi, quoique fatigué de lutter
pour son ministre, ne pouvait oublier la promesse tant de fois répétée de le
soutenir toujours, et, pour ce motif il hésitait à lui donner un successeur.
Turgot comprit néanmoins que le moment de sa disgrâce n'était pas éloigné. «
Le nombre toujours croissant de mes ennemis, écrivait-il, mon isolement
absolu, tout m'avertit que je ne tiens plus qu'à un fil. » Il est
probable, cependant, que Turgot serait resté quelque temps encore au
ministère sans une infernale manœuvre ourdie par Maurepas. Une première
intrigue pour le renverser, à laquelle prirent part Necker et le soi-disant
marquis de Pezai, son commensal, ne fut point couronnée de succès. On
présenta au roi le budget dressé par Turgot pour l'année 1776, après l'avoir
examiné, critiqué. Louis XVI n'en parut pas ému. On eut alors recours à un
moyen plein d'artifice et de noirceur. Des lettres écrites à Paris furent
envoyées à Vienne, d'où elles étaient adressées à Turgot, comme si elles
eussent été l'œuvre d'un ami intime. Les réponses étaient fabriquées avec
assez d'habileté pour faire illusion. M. d'Ogni, directeur des postes et
l'ennemi personnel de Turgot, qui le méprisait pour son odieux espionnage, arrêtait
cette prétendue correspondance, imitation du style, des sentiments, et des
doctrines du contrôleur général, l'ouvrait, puis la mettait sous les yeux du
roi et du premier ministre. D'abord empreintes d'une grande modération, les
réponses attribuées à Turgot, manifestèrent bientôt de la contrariété, des
mouvements d'humeur, du dégoût, et enfin continrent des sarcasmes contre la
reine, -des plaisanteries contre Maurepas, et des expressions blessantes pour
le roi. Afin d'appuyer cette infâme correspondance, on interceptait aussi
d'autres lettres, vraies ou fausses, dans lesquelles Turgot était traité
d'ambitieux, de sournois intrépide ; on y prétendait, que le mécontentement
était général en France, et qu'il avait le ministre des finances seul pour
objet. Le roi, dont la froideur augmentait de jour en jour, lui communiqua
cependant une de ces lettres. Turgot le remercia de cette marque de confiance
et le pria de tout lui dévoiler pour confondre ses ennemis et lui procurer
l'occasion de se justifier. Louis XVI promit-il ? Nous l'ignorons. Mais il
réprima l'heureuse inspiration qui l'avait un instant rapproché de son
ministre : ce ne fut que longtemps après que, clans un moment d'épanchement,
il parla de la fameuse correspondance au marquis d'Angiviller. Sur ces
entrefaites ; Malesherbes, cet homme si amoureux du bien, si dévoué au roi,
et l'appui du contrôleur général dans le Conseil, s'arrêtait presque sans
combat. Toujours contrarié par Maurepas, à propos des réformes qu'il voulait
introduire dans son département, également poursuivi par la colère des
privilégiés, et irrité de tous les obstacles qu'il rencontrait, il céda aux
dégoûts du ministère et envoya sa démission au roi. Après l'avoir pressé
vainement de la retirer, Louis XVI l'accepta en lui disant : « Vous êtes plus
heureux que moi, monsieur, vous pouvez abdiquer ! » Malesherbes
n'avait point apporté dans l'action l'ardeur, la patience, la volonté qui y
font réussir. Il avait été plutôt un sage qu'un ministre. Son rôle politique
s'était borné à peu près à des mémoires pleins de vérités utiles qu'il avait
adressés au roi. En les suivant seulement, Louis XVI aurait pu éviter bien
des périls et bien des fautes. On
insinuait à Turgot de suivre l'exemple de son collègue. Mais, plus courageux
que lui, il ne voulut point abandonner le poste où il pouvait faire le bien,
ni livrer son maître aux dangers d'une marche indécise, et il attendit qu'on
le renvoyât. Quelques jours après comme il lisait un mémoire : « Est–ce
bientôt fini ? dit le roi avec humeur. - Oui, sire, répondit Turgot. — Tant
mieux, reprit le roi. » A partir de ce moment, Turgot ne put voir Louis XVI.
Alors ses ennemis, persuadés que l'instant de- frapper le dernier coup était
venu, obsédèrent le monarque auquel les courtisans prédisaient un funeste
avenir s'il persistait à marcher dans la voie des innovations. Turgot était
sur le point de présenter au roi un mémoire qui lui montrerait l'état de ses
finances et la nécessité de réformer la cour ; il allait entreprendre la tâche
devant laquelle Malesherbes avait reculé. Si Louis XVI acceptait le plan de
son ministre, Turgot 'devenait inattaquable. Il était donc temps pour
Maurepas de renverser l'homme qu'il regardait comme un rival dangereux. Il
imagina d'insinuer au roi de remplacer Malesherbes par l'incapable Amelot
dont, le père avait été son ami contrairement aux vœux de la reine qui
demandait le baron de Breteuil ambassadeur à Vienne. Son projet réussit. On
ne pouvait reprocher au nouveau protégé de Maurepas « qu'une bêtise au-dessus
de l'ordre commun[55], » aussi le protecteur
disait-il : « Du moins, en appelant Amelot au ministère, on ne m'accusera pas
d'avoir choisi celui-là pour son esprit. » Avec un tel collègue, la réforme
que voulait le contrôleur général devenait impossible ; « il fallait ou que Turgot
quittât, ou qu'il attendit jusqu'à ce que l'impossibilité de payer, sans
faire des manœuvres malhonnêtes, le forçât à s'en aller[56]. » Averti
de cette affaire, Turgot écrivit à Louis XVI ; « il lui montra de nouveau la
nécessité d'une réforme que M. Amelot ne ferait pas ; que la ruine de la
nation et de la gloire du roi serait la suite de cette nomination ; que le
garde des sceaux avait par ses intrigues ameuté les parlements contre son
autorité ; qu'on cherchait de toutes parts à augmenter les difficultés de
faire le bien[57]. » Louis XVI eut la faiblesse
de communiquer cette lettre à Maurepas. Celui-ci comprit qu'il n'y avait plus
à reculer ; il revint à ses anciennes inculpations contre Turgot, et se ligua
avec d'Ogni pour le renverser. La
position n'était plus supportable, et le contrôleur général était décidé à la
retraite ; il voulut cependant parler encore une fois au roi ; « il alla chez
lui le samedi, mais le roi était à la chasse ; il y retourna, mais le roi
était au débotté, et, il fallait l'attendre. » Turgot remit au travail du
lendemain ; le vieux Maurepas qui craignait cette entrevue, soutint qu'on ne
devait pas attendre la démission de Turgot, mais la lui demander. Trompé par
les plus indignes calomnies, Louis XVI lui envoya sa lettre de renvoi par
l'ancien ministre Bertin, chargé de lui faire connaître ses ordres (12 niai 1776). Turgot, alors occupé à rédiger
un projet d'édit, posa tranquillement la plume en disant : « Mon successeur
achèvera. » A la
sortie du ministère, Turgot n'éprouva qu'un regret, celui de n'avoir pas
opéré toutes les réformes qu'il jugeait nécessaires au salut de la France. Sa
lettre au roi dans cette circonstance, est à la fois touchante, pleine de
nobles sentiments et de sinistres prévisions : J'ai
fait, Sire, ce que j'ai cru de mon devoir, en vous exposant, avec une
franchise sans réserve et sans exemple, les difficultés de la position où
j'étais, et ce que je pensais de la vôtre. Si je. ne l'avais pas fait, je me
serais cru coupable envers vous. Vous en avez sans doute jugé autrement,
puisque vous m'avez retiré votre confiance. Mais quand je me serais trompé,
vous ne pouvez pas, Sire, ne point rendre justice au sentiment qui m'a
conduit. » Tout
mon désir, Sire, c'est que vous puissiez toujours croire que j'avais mal vu
et. que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne
me justifie pas, et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille, et
pour vous et pour vos peuples, qu'ils se le sont promis d'après vos principes
de justice et de bienfaisance. Je n'ai pas l'orgueil de croire que je n'aie
jamais fait de fautes. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elles n'ont été ni
graves ni volontaires[58]. » A la
nouvelle de la chute du ministre réformateur. la société privilégiée tout
entière poussa des cris de joie ; les courtisans et les possesseurs d'abus,
qui se croyaient propriétaires de ce qu'ils possédaient, s'applaudirent avec
indécence de leur victoire et respirèrent plus librement. A Paris et à
Versailles, on se félicitait dans les salons et même sur les promenades. Le
comte de Saint-Germain « témoigna la plus grande joie du renvoi de
l'homme à qui il devait sa subsistance et sa place[59]. » Quant à Maurepas, il écrivit
d'hypocrites doléances à la victime de ses coupables manœuvres, et supplia
son collègue « d'être persuadé de toute la part qu'il prenait à sa situation.
» Turgot lui répondit : « Ma situation, dont vous voulez bien vous occuper,
ne peut m'affecter que par la perte des espérances que j'avais eues de
seconder le roi dans ses vues pour le bonheur de ses peuples. Je souhaite
qu'un autre les réalise. Mais quand on n'a ni honte ni remords, quand on n'a
connu d'autre intérêt que celui de l'État, quand on n'a ni déguisé ni tel
aucune vérité à son maître, on ne peut pas être malheureux. » Tous ceux dont l'œil exercé voyait s'approcher la Révolution, s'affligèrent de la disgrâce du ministre qui avait étalé les maux sans qu'on lui eût donné le temps de les guérir. « Le 12 mai 1776, jour du renvoi de Turgot, » dit un historien dont l'intelligence a dignement apprécié le caractère, l'étendue d'esprit et l'âme désintéressée de ce grand homme, « est une des époques les plus fatales pour la France. Ce ministre, supérieur à son siècle, voulait faire sans secousse, par la puissance d'un roi législateur, les changements qui pouvaient seuls nous garantir des révolutions. Ses contemporains, égoïstes et superficiels, ne le comprirent point ; et nous avons expié, par de longues calamités, leur dédain pour les vertus et les lumières de cet homme d'État[60]. » S'il faut en croire un autre écrivain, M. de Montyon, qui rend hommage aux louables intentions du célèbre économiste, son action commença la désorganisation de l'État. Nous reconnaissons la trop grande sévérité de ce jugement ; mais, sans contester à Turgot la pureté de ses intentions, la justesse et la supériorité de ses vues, on peut disputer sur les moyens qu'il employa pour arriver à son but. Avec le cœur de L'Hôpital et la tête de Bacon, il avait dans le caractère une sorte de roideur nuisible au bien qu'il voulait effectuer. Conduire les affaires et les hommes par l'évidence et la conviction, devenait impossible pour celui qui négligeait tous les menus ressorts qui les font mouvoir, et comptait trop peu avec les préjugés et les passions. Turgot, il faut le dire, ne, connaissait pas assez les hommes, et au génie qui conçoit, il ne savait pas toujours réunir l'habileté qui accomplit. Malesherbes, son cligne ami, n'a pas craint de l'avouer : « M. Turgot et moi, écrivait-il, nous étions de fort honnêtes gens, très-instruits, passionnés pour le bien ; qui n'eût pensé qu'on ne pouvait pas mieux faire que de nous choisir ? Cependant nous avons mal administré ; ne connaissant les hommes que par les livres, manquant d'habileté pour les autres, nous avons laissé diriger le roi par M. de Maurepas qui ajouta toute sa faiblesse à celle de son élève ; et, sans le vouloir ni le prévoir, nous avons contribué à la Révolution. » |
[1]
Morellet, Mémoires, t. I.
[2]
J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, chap. I-II,
p. 1-7. Paris, un vol. in-8°, librairie de Didier. — A. Mastier. Turgot, sa
vie et sa doctrine, chap. I, p. 7-20. Paris, un vol. ile Guillaumin et
Comp.
[3]
Condorcet, Vie de Turgot.
[4]
Voltaire, Œuvres, t. 1X, p. 156, édition Beuchot.
[5]
J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration„ ses ouvrages, chap. IV,
p. 19-20.
[6]
V. Lettre au contrôleur général Bertin, Œuvres de Turgot, t. I, p. 511.
[7]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 105.
[8]
« Il faut attribuer celte extrême répugnance des paysans de l'ancien régime
pour la milice moins au principe même de la loi qu'à la manière dore elle était
exécutée ; on doit s'en prendre à la longue incertitude où elle tenait ceux
qu'elle menaçait (on pouvait être appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne
se mariât) ; à l'arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile
l'avantage d'un bon numéro ; à la défense de se faire remplacer ; au dégoût
d'un métier dur et périlleux, où toute espérance d'avancement était interdite ;
mais surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que sur eux seuls, et
sur les plus misérables d'entre eux, l'ignorance de la condition rendant ses
rigueurs plus amères. » (Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la
Révolution. chap. XII, p. 197.)
[9]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 296.
[10]
Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, chap. IV, p.
31.
[11]
A. Mastier. Turgot, sa vie et sa doctrine, chap. I, p. 64.
[12]
Œuvres de Turgot, Lettre à l'abbé Terray, I. I, p. 611.
[13]
Œuvres de Turgot, Lettre à l'abbé Terray, I. I, p. 623
[14]
A. Mastier. Turgot, sa vie et sa doctrine, chap. I, p. 67.
[15]
Lettre à Condorcet. Œuvres de Condorcet, t. I.
[16]
J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, liv. II, chap.
II, p. 131.
[17]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 165-169.
[18]
Œuvres de Turgot, t. II, 502-507.
[19]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 169.
[20]
Voir la note 4 à la fin du volume.
[21]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 389,
[22]
E. Daire, Notice historique sur Turgot ; ap. Œuvres de Turgot, t.
I, p. 89-92.
[23]
« Mesdames toutes se rendirent chez le roi sans être attendues ni annoncées ;
elles se jetèrent toutes trois à ses pieds, le suppliant de ne pas déshonorer
la mémoire de leur père, en rétablissant une magistrature criminelle qu'il
avait humiliée. » (Soulavie, Mémoires du règne de Louis XVI, t. II, p.
191).
[24]
Anciennes lois françaises, t. XXII, p. 119-134.
[25]
Ad. de Bacourt, Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La
Marck, introduction, t. I, p. 77-78 — Madame Campan, Mémoires, t. I,
chap. V, p. 112-113. — Montjoye, Histoire de Marie-Antoinette, etc., t.
I, liv. III, p. 88-89.
[26]
Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. V, p. 114.
[27]
Montjoye, Histoire de Marie-Antoinette, etc., t. I, liv. III, p. 90.
[28]
Lettre de Dijon citée dans la relation à la suite des mémoires sur
l'administration de l'abbé Terray, t. II, p 2. — Soulavie, Mémoires
historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. II, p. 290.
[29]
On fit alors contre Maurepas une chanson, dont voici quelques vers :
Monsieur le
comte, on vous demande ;
Si vous ne
mettez le holà,
Le peuple se
révoltera.
Dites au peuple
qu'il attende,
Il faut que
j'aille à l'Opéra.
(Mémoires secrets).
[30]
F. Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux, t. II, p. 257.
[31]
A propos de ces événements, les Parisiens ne purent se refuser l'épigramme
suivante contre Turgot et surtout contre Biron, qui attachait une importance
puérile à son généralat. Ils la chantaient sur l'air de Joconde.
Biron, tes
glorieux travaux,
En dépit des
cabales,
Te font passer
pour un héros,
Sous les piliers des halles.
De rue en rue,
an petit trot,
Tu chasses la
famine ;
Général digne de
Turgot,
Tu n'es qu'un
Jean-Farine.
[32]
Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, t. II, p, 29-30.
[33]
Un fait, dont un magistrat rapporte avoir été témoin, confirme cette opinion :
dans la séance du parlement du 4 mai, un des conseillers, M. de Pomeuze,
raconta que, dans la bagarre de la veille, apercevant une femme plus animée que
les autres, il l'avait sollicitée de se retirer de la mêlée, en lui offrant un
écu de six francs pour acheter du pain : mais que cette furibonde lui avait
répondu avec un sourire ironique : « Va, va, nous n'avons pas besoin de ton
argent : nous en avons plus que toi ! En même temps elle faisait sonner sa
poche dont le bruit indiquait la vérité de ce qu'elle disait » (Mémoires sur
l'administration de l'abbé Terray, t. II, p. 15.)
[34]
C'est contre Turgot qu'était dirigé l'apologue suivant, intitulé l'Expérience
économique, où l'on attaquait son système jusque dans son essence.
Un Limousin,
très-grand réformateur,
D'un beau haras
fait administrateur,
Imagina, pour
enrichir le maître,
Un beau matin,
de retrancher le paître
Aux animaux
confiés à ses soins.
Aux étrangers il
ouvrit la prairie ;
Des râteliers il
fit ôter le foin.
Un jour n'est
rien dans le cours de la vie.
Le lendemain, les chevaux affamés
Tirent la langue
et dressent les oreilles.
On court à
l'homme. Il répond : à merveille !
Ils y seront
bientôt accoutumés :
Laissez-moi
faire. On prend donc patience ;
Le lendemain,
langueur et défaillance.
Et l'économe en
les voyant périr,
Dit : Ils
allaient se faire à l'abstinence ;
Mais on leur a
conseillé de mourir
Exprès pour
nuire à mon expérience.
(Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray,
p. 49-50).
[35]
Voir la note 5 à la fin du volume.
[36]
J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, chap. II,
p. 221.
[37]
« On a toujours donné, à son occasion et à celle du d'Aiguillon, au Maurepas le
nom de chasse-cousin, qui est bien trouvé et moins dur que celui de
chasse-coquin. » (L'abbé Baudeau, Chronique secrète de Paris sous Louis XVI,
1774. Revue rétrospective, t. III, 1re série, p. 75).
[38]
M. Devienne, Éloge de Lamoignon-Malesherbes, discours de rentrée
prononcé à l'audience solennelle du 4 novembre 1861.
[39]
Henri Martin, Histoire de France, t. XIX, p. 198-199.
[40]
M. Devienne, Éloge de Lamoignon-Malesherbes.
[41]
Lettre de mademoiselle de Lespinasse, t. II, p. 188.
[42]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 200-202.
[43]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 229.
[44]
Les ennemis de Turgot se plaisaient à décréditer toutes ses opérations. Les Turgotines
provoquèrent l'épigramme suivante :
Ministre ivre
d'orgueil, tranchant du souverain,
Toi qui, sans
t'émouvoir, fais tant de misérables,
Puisse ta poste
absurde aller un si grand train,
Qu'elle te mène
à tous les diables !
[45]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 383-384.
[46]
Le comte de Saint-Germain « accepta le ministère à contre-cœur... on eut
beaucoup de peine à le déterminer. Ce furent M. Dubois, préteur de Schélestadt,
son ami intime, et l'abbé Dubois, son frère, qui le déridèrent. » (La baronne
d'Oberkirch, Mémoires sur la cour de Louis XVI et la société française,
avant 1789, t. I, chap. VIII, p. 163).
[47]
Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, etc., p. 343-345. — Lafont
d'Aussonne, Mémoires secrets et universels des malheurs et de la mort de la
reine de France, chap. VI, p. 19.
[48]
Vie du comte de Saint-Germain, en tête de sa correspondance avec Pâris
Duverney ; Londres, 1789 ; 2 vol. in-8°.
[49]
Lors des nouveaux règlements de M de Saint-Germain... règlements qui faisaient
de chaque blessure un droit à l'avancement, Carlin disait à son interlocuteur
Scapin : « Je me ferai couper un bras et on nie fera capitaine ; puis l'autre,
et je serai major ; avec un œil de moins, je serai colonel ; puis, je me ferai
couper la tête pour devenir général. »
Le public comprit la critique, et Carlin fut couvert
d'applaudissements. (La baronne d'Oberkirch, Mémoires sur la cour de Louis
XVI, etc., t. I, ch. VIII, p. 161-162, édition Charpentier).
[50]
Œuvres de Turgot, t. II, p. 269-270.
[51]
« Cette caisse, dit J. Tissot, n'était qu'un privilège créé au profit d'un
certain nombre de capitalistes qui avaient mission d'acheter au comptant les
animaux de boucherie pour l'approvisionnement de la capitale, moyennant un
bénéfice qui leur était assuré, mais ù la charge de verser au Trésor une partie
d'un profit dont le poids retombait sur les consommateurs et les bouchers. »
[52]
Procès-verbal du lit de justice du 12 mars 1776, tome II des Œuvres de
Turgot, p. 328-329.
[53]
J. Tissot, Turgot, sa vie, son administration, ses ouvrages, liv. II,
chap. II, p. 178-179.
[54]
Voir la note 6 à la fin du volume.
[55]
Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire, publiée pour la première fois
dans la dernière édition des Œuvres de Condorcet, de MM. F. Arago et
O'Connor.
[56]
Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire.
[57]
Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire.
[58]
Œuvres de Turgot, t. I ; Notice historique, p. 114.
[59]
Condorcet, lettre du 12 juin 1776, à Voltaire.
[60]
Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. I, p. 210.