LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE II. — AVÈNEMENT DE LOUIS XVI. - MAUREPAS, PREMIER MINISTRE.

 

 

Circonstances difficiles dans lesquelles Louis XVI arrive au trône. - Tableau de la société à cette époque. -Ordre politique. - Ordre économique. - Ordre moral. - Le clergé. - La noblesse. - Parlements. - Habitudes judiciaires. - Le tiers état. - Le bourgeois. - Les financiers. - Les capitalistes. - Les gens de lettres. - Économistes. - Philosophes. - Les paysans. - Les ouvriers des villes. - Mouvement des esprits. - Aspiration de la France. - Louis XVI inférieur aux circonstances. - Journal et réflexions de Louis XVI. - Premiers actes du jeune roi. - Maurepas, premier ministre. - Louis XVI renonce au droit de joyeux avènement, et Marie-Antoinette au droit de ceinture de la reine. - Renvoi des ministres de Louis XV. - Leurs successeurs. Démonstrations violentes du peuple.

 

Louis XVI recueillait une royauté pleine d'orages et de tempêtes, une royauté qui s'abîmait dans la honte ; il arrivait au trône dans les circonstances les plus difficiles. Il suffira, pour nous en convaincre, de jeter les yeux sur le tableau si triste que présentait en France la société de cette époque.

Depuis le règne de Louis XV, aucun progrès n'avait pu être constaté dans l'ordre politique. La France, au contraire, était abaissée à l'extérieur ; n'avait-elle pas laissé tomber son épée aux mains de généraux étrangers ? N'avait-elle pas accepté la paix humiliante de 1763 et courbé la tête devant les prétentions orgueilleuses de l'Angleterre, sa rivale ? L'autorité royale que Louis XIV avait portée si haut, s'était avilie au milieu des scandales de son indigne successeur. Elle, n'avait plus, il est vrai, à redouter la noblesse, depuis que cette dernière avait échangé son indépendance contre les hochets et les plaisirs de la cour ; mais il n'en était pas de même à l'égard du clergé et du parlement. Jaloux d'exercer sur les affaires de l'État une influence qu'ils avaient reconquise, ces deux corps, souvent divisés, ne se réunissaient que pour maintenir l'exécution de lois absurdes ou sanguinaires, et s'élever contre tout acte du pouvoir qui marquait une tendance vers une répartition plus équitable des charges publiques. Le premier, sous prétexte de défendre la religion, suscitait des troubles qui présentaient un triste mélange de fanatisme et de ridicule ; le second, tout en jouant le rôle de gardien des libertés publiques, ne savait que protéger les abus, soutenir des prétentions exagérées et s'opposer à toutes les réformes utiles que le pouvoir, entraîné par l'opinion publique, tentait quelquefois d'accomplir. Alors ce même pouvoir, accablé sous le poids de sa faiblesse, résultat inévitable de son ignorance, de son égoïsme et de sa profonde immoralité, ne surmontait les obstacles que par des transactions honteuses ou par les réactions violentes d'un éphémère despotisme. C'est ainsi que, plus tard, fatigué de l'opposition de la magistrature, il frappe un coup d'État que Louis XIV n'aurait pas voulu essayer, et brise les parlements afin de raffermir l'autorité royale (1771). Mais cette mesure, sans rendre sa marche plus facile, ajoute à l'irritation des esprits, parce qu'elle n'est suivie d'aucune amélioration réelle. Le despotisme imprime encore plus de force au désordre et fait mieux ressortir les formes sous lesquelles partout il se multiplie et partout se manifeste. Les pays d'élection n'offrent aucune liberté provinciale ; les pays d'État ne jouissent que d'une représentation illusoire. Dans ces différentes parties du royaume, les attributions des intendants sont mal déterminées. Mais dans les pays d'État le pouvoir est moins absolu. Si quelques intendants, administrateurs pleins de zèle, d'humanité et de sagesse, rendent à leurs provinces des services signalés et durables, et font bénir leurs travaux, la plupart, agents dociles et serviles, préviennent ou dépassent les ordres d'un ministre défiant et sans pitié, et, suivant leurs intérêts, mettent la complaisance ou la rigueur à la place de la justice. Les charges municipales, celles de la maison du roi et des princes, les grades militaires, les offices de judicature continuent à se vendre à prix d'argent. On trouve encore dans quelques provinces des traces de servitude personnelle. D'anciennes ordonnances refondues par les légistes de Louis XIV et le-g coutumes, forment la base de la justice civile. Quant à la justice criminelle, elle n'a point encore effacé de son code les pages qui témoignent de sa révoltante barbarie. La fortune et la vie des citoyens sont livrées aux décisions des commissions spéciales ou des tribunaux exceptionnels ; des lettres de cachet, souvent injustes ou bizarres, peuvent les enlever à leur famille, à leurs amis, à la société, sans informations, sans jugement, sur des rapports intéressés et suspects, peut-être même sur d'affreuses calomnies. Mais des lettres d'abolition promettent aux coupables privilégiés ou riches de se soustraire à la vindicte des lois, et des lettres de répit les autorisent à ne pas acquitter leurs dettes, en interdisant à leurs créanciers le droit de les poursuivre.

Si de l'ordre politique nous portons nos regards vers l'ordre économique, nous y trouvons encore tous les désordres qu'avait signalés la voix courageuse de Vauban.

Le système de Law, après avoir imprimé à l'industrie et au commerce un mouvement qui ne fut pas de longue durée, n'avait laissé derrière lui, pour résultat réel, qu'une honteuse banqueroute, la ruine, la misère et de nouveaux germes de corruption publique. De nombreux contrôleurs-généraux avaient succédé au directeur de la Banque et de la Compagnie des Indes, sans avoir apporté aucune amélioration sérieuse clans l'assiette et la répartition de l'impôt. Les villes et les campagnes demeuraient soumises, avec la même inégalité que dans le siècle précédent, à la taille, à la capitation et, à l'établissement plus récent du vingtième. Afin de soulager les populations rurales, sur lesquelles pesait encore le fardeau de la dîme, le cardinal de Fleury avait trouvé une charge nouvelle, empruntée à la tradition la plus oppressive de la féodalité, la corvée (1737). Des traitants avides, et dont le despotisme, ne connaissant aucun frein, se jouait des règlements et des arrêts du conseil, possédaient toujours la ferme des impôts indirects les plus productifs, tels feue les aides, les droits de traite ou de douane, et les taxes sur la consommation du sel et du tabac. Le gouvernement n'avait pas renoncé non plus au fatal système des expédients que, sous le règne de Louis XIV, on appelait les affaires extraordinaires. Ainsi la banqueroute, les emprunts en rentes perpétuelles ou viagères, l'escompte des ressources actuelles et futures, les créations d'offices les loteries, les édits bursaux, la prorogation de plusieurs droits et de taxes temporaires qui touchaient à leur terme, les dons gratuits pour un certain nombre d'années, payables au moyen d'un nouvel octroi, attiraient comme par le passé, au milieu des temps difficiles, de grandes sommes dans les coffres de l'État. Ajoutons qu'au moment où Louis XVI montait sur le trône, les finances étaient épuisées, car les prodigalités et les négligences du dernier règne laissaient derrière lui une accablante liquidation. Soixante-dix millions avaient été consommés par anticipation sur les revenus de l'État, et chaque jour le déficit ne faisait que grandir.

D'un autre côté, le système prohibitif et réglementaire, grave erreur de l'immortel Colbert, opposait beaucoup d'entraves à l'extension du commerce au dehors. Pendant que l'Angleterre, laissant tomber en désuétude ses vieux règlements, accordait la plus large protection à son agriculture, le pouvoir, en France, maintenait contre la nôtre la défense non-seulement de l'exportation des grains, mais encore de leur libre circulation de province à province, des prescriptions nuisibles et des conditions ruineuses. De là un manque d'équilibre toujours renaissant entre la production et la consommation du blé ; de là aussi d'énormes variations de prix, ou des disettes locales qui produisaient parfois la plus affreuse famine, ou une abondance excessive qui entraînait la ruine des cultivateurs. Le régime des douanes intérieures, dont les tarifs n'offraient point d'uniformité, n'avait subi aucune modification. Maintenues dans le droit abusif (l'augmenter leurs finances au préjudice des campagnes, les villes soumettaient toutes les denrées à des taxes exorbitantes d'octroi qui en diminuaient la consommation. La corvée seigneuriale et mille redevances nées du système de la féodalité, accablaient les cultivateurs ; enfin, nulle tentative n'avait été faite pour affranchir le commerce d'une foule de droits vexatoires et compliqués : des péages que les provinces, les villes, les corporations ou les seigneurs de paroisses levaient sur les routes, les fleuves, les rivières, les canaux. Ainsi, la France avait été détournée de la voie de prospérité dans laquelle l'avait entraînée Colbert, et le régime économique des derniers temps de Louis XIV existait encore avec sa longue suite d'abus.

Dans l'ordre moral, le tableau que nous offre cette époque n'est pas moins affligeant.

Les ivresses insensées et les orgies monstrueuses de la régence avaient pâli en face de l'établissement du Parc-aux-Cerfs et de l'installation d'une prostituée dans la demeure royale de Versailles. De ce Versailles, théâtre d'un carnaval sans fin, partait le souffle fatal qui passait en France sur tous les beaux sentiments, comme l'orage sur les fleurs et sur les moissons. Sous l'empire de sa contagion, « héroïsme, grandeur, vertu, religion, tout s'altérait, tout succombait, tout s'effaçait[1]. » Descendu des hauteurs du trône où le monarque avait étalé toutes les ignominies de la débauche, l'exemple se réfléchissait dans les mœurs de la cour, dans celles de la haute société, clans les arts et dans la littérature. Il aurait fallu s'attendre à une entière dissolution de l'État, si la corruption et l'égoïsme qui se manifestaient dans les classes supérieures avaient atteint la masse du peuple.

En effet, si le clergé déplore ces désordres, beaucoup de ses membres ne sont pas plus édifiants que les princes temporels. Parmi ses grands dignitaires, les uns ont perdu l'esprit évangélique, la foi même, et, sans renouveler les horribles scandales du cardinal Dubois, ils se livrent à l'ambition, à de misérables intrigues et fuient les ennuis de la résidence pour jouir des plaisirs de Versailles ou de Paris. Les autres, hommes de mérite et de vertu, honorent encore l'Église et s'efforcent de maintenir la tradition morale des nations qui n'existent plus ; mais souvent ils manquent des lumières nécessaires pour défendre les idées religieuses. Une cause de discrédit pour les ecclésiastiques de cette époque, est cette multitude d'hommes qui, sans être engagés dans les ordres, se décorent du nom d'abbé. Parmi eux beaucoup avaient des bénéfices ; ceux qui en étaient privés s'affublaient seulement d'un habit qui leur permettait de se présenter dans le monde et d'y exercer une certaine influence. La plupart étaient des frondeurs qui, se piquant de vivre en philosophes, ne craignaient pas d'outrager la religion, et que leur vie scandaleuse avait métamorphosés en personnages de comédie. C'était là le clergé aux yeux de gens frivoles qui ne soupçonnaient pas tous les bienfaits que répandaient au sein des villes et des campagnes les véritables pasteurs, aux mœurs pures, animés d'une foi sincère et d'une active charité. Comme corps, le clergé se montre imbu de préjugés que repoussait le bien public. Habitué à confondre les intérêts de la religion avec les intérêts temporels de l'ordre ecclésiastique, il ne veut pas séparer l'Église de l'État, dans lequel il se croit appelé à jouer toujours le premier rôle, s'élève avec force contre la tolérance civile et persiste à garder intacts ses privilèges. Enfin, il résiste aux projets régénérateurs des ministres les plus honnêtes, et, lorsque la situation exige d'importants sacrifices, il refuse de contribuer aux charges publiques dans la même proportion que les autres citoyens.

Privée de la vie politique, qui s'est réfugiée dans le clergé et les parlements, la noblesse ne paraît pas soucieuse de voir disparaître les abus. Si quelques-uns de ses membres se permettent de les fronder, c'est dans l'espoir d'obtenir des éloges des philosophes. Les nobles ne montrent pas plus d'amour que le clergé pour l'égalité civile, et défendent avec opiniâtreté les privilèges qu'ils tiennent de l'usage ou de la loi. C'est à eux que sont réservées les plus hautes fonctions militaires, diplomatiques et judiciaires. Mais à toutes les autres professions ils préfèrent celle des armes, parce qu'elle les conduit aux faveurs de la cour, aux charges brillantes et largement rétribuées. Toutefois, clans ces héritiers de Turenne, de Condé, de Luxembourg, on ne trouve plus de braves capitaines animés du généreux amour de la patrie ; alors le vieil héroïsme français déserte les champs de bataille pour se réfugier dans les boudoirs, où il s'énerve en frivoles distractions. « Tous ces guerriers-là sont des brins de muguet, » disait M. de Coigny. Aussi le roi de Prusse demeure-t-il vainqueur à Rosbach. Aussi la guerre de Sept-Ans est-elle pour la France une cruelle humiliation !... Les grands seigneurs abandonnent les intendances à la petite noblesse, la carrière des honneurs ecclésiastiques aux hommes de talent sans naissance, les évêchés aux cadets de famille, dédaignent de s'enrichir par des spéculations commerciales, et toujours à la vie laborieuse préfèrent la vie oisive. De là, chez la plupart de ces grands seigneurs, les mœurs les plus dissolues et souvent mie ruine scandaleuse. Mais l'argent du trésor leur permet de réparer les brèches opérées dans leurs revenus par le goût du luxe, l'inconduite et la passion du jeu, dont les développements sont effrayants. Tout en affectant un profond mépris pour les gens de finances, ils ne croient pas s'abaisser en partageant leurs énormes bénéfices, et, après s'être ruinés, ils se résignent à épouser leurs riches héritières.

A la même époque, nous trouvons dans les corps judiciaires, dans les parlements et tout autour d'eux la vigueur des anciennes mœurs au milieu des idées nouvelles, niais aussi le même dévouement que les grands seigneurs à leurs intérêts personnels. S'ils combattent avec ardeur les mesures du pouvoir, le despotisme ministériel, c'est parce qu'ils ne l'exercent pas eux-mêmes. L'intolérance ne leur déplaît que lorsqu'elle vient des partisans de Molina. Singuliers tribuns qui croient jouer le rôle d'hommes d'État en résistant à la cour ; qui veulent usurper les droits, de la souveraineté sans savoir en user, et auxquels le peuple applaudit pour obéir à un instinct révolutionnaire ! Aveuglés par leur haine contre le pouvoir, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils creusent la tombe des parlements de la même main qu'ils sapent les fondements de la monarchie.

Les habitudes judiciaires, il faut le reconnaître, étaient alors devenues, sur bien des points, des habitudes nationales. « On avait généralement pris aux tribunaux l'idée que toute affaire est sujette à débat et toute décision à appel, l'usage de la publicité, le goût des formes, choses ennemies de la servitude : c'est la seule partie de l'éducation d'un peuple libre que l'ancien régime nous ait donnée. L'administration elle-même avait beaucoup emprunté au langage et aux usages de la justice. Le roi se croyait obligé de motiver toujours ses édits et d'exposer ses raisons avant de conclure ; le conseil rendait des arrêts précédés de longs préambules ; l'intendant signifiait par huissier ses ordonnances. Dans le sein de tous les corps administratifs d'origine ancienne, tels, par exemple, que le corps des trésoriers de France ou des élus, les affaires se discutaient publiquement et se décidaient après plaidoiries. Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient autant de barrières à l'arbitraire du prince[2]. »

Depuis le règne de Louis XIV, le Tiers-état avait fait de rapides progrès. Le Tiers-état avait en partage presque tous les travaux si nombreux et si divers de la société. A cet ordre, appartenait la haute bourgeoisie, dans les rangs de laquelle. se pressaient les avocats, les médecins, les hommes dont les professions exigent des lumières, des talents, et ceux qui, par le commerce ou les places de finances, avaient réalisé de grandes fortunes. Jamais l'activité et l'intelligence françaises n'avaient lutté avec autant d'ardeur et surtout d'avantages pour triompher des entraves que le développement des arts utiles rencontrait dans l'esprit réglementaire et fiscal. « Les roturiers seuls semblaient hériter de tout le bien que la noblesse perdait ; on eût dit qu'ils ne s'accroissaient que de sa substance. Aucune loi, cependant, n'empêchait le bourgeois de se ruiner, ne l'aidait à s'enrichir ; il s'enrichissait néanmoins sans cesse ; dans bien des cas il était devenu aussi riche et quelquefois plus riche que le gentilhomme. Bien plus, sa richesse était souvent de la même espèce : quoiqu'il vécût d'ordinaire à la ville, il était souvent propriétaire aux champs ; quelquefois même il acquérait des seigneuries. « L'éducation et la manière de vivre avaient déjà mis entre ces deux hommes mille autres ressemblances. Le bourgeois avait autant de lumières que le noble, et, ce qu'il faut bien remarquer, ses lumières avaient été puisées précisément au même foyer. Tous deux étaient éclairés par le même jour. Pour l'un comme pour l'autre, l'éducation avait été également théorique et littéraire. Paris, devenu de plus en plus le seul précepteur de la France, achevait de donner à tous les esprits une même forme et une allure commune[3]. »

Dans les sommités du Tiers-état, les financiers quoique jaloux de toute supériorité sociale qui n'avait pas l'argent pour principe, flattaient les philosophes, embrassaient leurs doctrines, par lesquelles commençait la révolution des idées, et vivaient en bonne intelligence avec la noblesse dont la déchéance s'opérait au profit de la bourgeoisie. L'opposition du parlement leur aurait même été agréable, si son intervention en matière d'impôt ne les eût empêchés de réaliser de plus grands bénéfices.

Les capitalistes voués à l'industrie manufacturière et commerciale avaient créé quelques fortunes solides, surtout à Paris, le principal foyer de l'activité nationale, où d'ailleurs la législation du temps imposait à l'industrie des entraves moins gênantes que dans les autres villes du royaume. Mais la plupart se laissaient toujours dominer par l'esprit de routine. Leur répugnance pour la liberté n'avait rien de général. Par le maintien des règlements qui leur procuraient le travail à meilleur compte, et des privilèges qui leur permettaient de surhausser la valeur de ses produits, on aurait facilement triomphé de cette répugnance, et obtenu les suffrages de tous.

Quant aux gens de lettres, ils se partageaient en deux camps où dominaient des passions bonnes et mauvaises, celui des économistes et celui des philosophes. Les premiers auxquels l'illustre Vauban, par son livre, la Dîme royale, avait ouvert la route d'une science nouvelle, celle de la richesse sociale, envahissaient la France par leurs idées souvent pleines d'hypothèses et d'erreurs. Leur occupation spéciale des questions d’administration publique et plusieurs principes semblables, leur avaient fait donner le nom commun d'économistes ou de philosophes. « On reconnaît déjà, dans les livres de ces hommes, ce tempérament révolutionnaire que nous connaissons si bien ; ils n'ont pas seulement, la haine de certains privilèges, la diversité même leur est odieuse : ils adoreraient l'égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n'est bon qu'à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect ; les droits privés, nuls égards ; on plutôt il n'y a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique. Ce sont pourtant, en général, des hommes de mœurs douces et tranquilles, d'habiles administrateurs ; mais le génie particulier à leur œuvre les entraîne[4]. »

Au milieu de leurs méditations sur les moyens d'adoucir la misère publique, les économistes ne dissimulent point 'leur profond mépris pour le passé. « La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes ; tout semble avoir été fait au hasard, » dit Letronne. Partant de cette idée, ils ne craignent pas de se mettre à l'œuvre ; « il n'y a pas d'institution si vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire dont ils ne demandent l'abolition, pour peu qu'elle les incommode et nuise à la symétrie de leurs plans. L'un d'eux propose d'effacer à la fois toutes les anciennes divisions territoriales et de changer tous les noms des provinces, quarante ans avant que l'Assemblée constituante ne l'exécute.

» Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et administratives, que la Révolution a faites, avant que l'idée des institutions libres ait commencé à se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très-favorables au libre échange des denrées, ait laisser faire ou au laisser aller dans le commerce et clans l'inclus-trie ; mais, quant aux libertés politiques proprement dites, ils n'y songent point, et même, quand elles se présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent d'abord. La plupart commencent à se montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux et secondaires, et, en général, de tous ces contre-poids qui ont été établis, clans différents temps, chez tous les peuples libres, pour balancer la puissance centrale. « Le système des contre-forces clans un gouvernement, dit Quesnay, est une idée funeste. » — « Les spéculations d'après lesquelles on a imaginé le système des contre-poids sont chimériques, » dit un ami de Quesnay.

La seule garantie qu'ils inventent contre l'abus du pouvoir, c'est l'éducation publique ; car, comme dit encore Quesnay : « le despotisme est impossible si la nation est éclairée. » — « Frappés des maux qu'entrainent les abus de l'autorité, dit un autre de ses disciples, les hommes ont inventé mille moyens totalement inutiles et ont négligé le seul véritablement efficace, qui est l'enseignement public, général, continuel, de la justice par essence et de l'ordre naturel. » C'est à l'aide de ce petit galimatias littéraire qu'ils entendent suppléer à toutes les garanties politiques.

« Letronne, qui déplore si amèrement l'abandon dans lequel le gouvernement laisse les campagnes, qui nous les montre sans chemins, sans industrie, sans lumières, n'imagine point que leurs affaires pourraient bien être mieux faites si on chargeait les habitants eux-mêmes de les faire...

» L'État, suivant les économistes, n'a pas uniquement à commander à la nation, mais à la façonner d'une certaine manière ; c'est à lui de former l'esprit des citoyens suivant un certain modèle qu'il s'est pro : posé à l'avance ; son devoir est de le remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentiments qu'il juge nécessaires. En réalité, il n'y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu'il peut Mire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ; il ne tiendrait peut-être qu'à lui d'en faire d'autres ! « L'État fait des hommes tout ce qu'il veut, » dit Bandeau. Ce mot résume toutes leurs théories.

» Cet immense pouvoir social que les économistes imaginent., n'est pas seulement plus grand qu'aucun de ceux qu'ils ont sous les yeux, il en diffère encore par l'origine et le caractère. Il ne découle pas directement de Dieu ; il ne se rattache point à la tradition ; il est impersonnel : il ne s'appelle plus le roi, mais l'État ; il n'est pas l'héritage d'une famille, il est le produit et le représentant de tous, et doit faire plier le droit de chacun sous la volonté de tous.

» Cette forme particulière de la tyrannie, qu'on nomme le despotisme démocratique, dont le moyen-âge n'avait pas eu l'idée, leur est déjà familière. Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d'individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, niais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d'elle, un mandataire unique chargé de tout faire en son nom sans la consulter. Pour contrôler celui-ci, une raison publique sans organes ; pour l'arrêter, des révolutions et non des lois : en droit, un agent subordonné ; en fait, un maître...

» On croit que les théories destructives qui sont désignées de nos jours sous le nom de socialisme sont d'origine récente ; c'est une erreur : ces théories sont contemporaines des premiers économistes. Tandis que ceux-ci employaient le gouvernement tout-puissant qu'ils rêvaient à changer les formes de la société, les autres s'emparaient en imagination du même pouvoir pour en ruiner les bases.

» Lisez le Code de la nature, par Moray, vous y trouverez, avec toutes les doctrines des économistes sur la toute-puissance de l'État et sur ses droits illimités, plusieurs des théories politiques qui ont le plus effrayé la France dans ces derniers temps, et que nous nous figurons avoir vues naître : la communauté de biens, le droit au travail, l'égalité absolue, l'uniformité en toutes choses, la régularité mécanique dans fous les mouvements des individus, la tyrannie réglementaire et l'absorption complète de la personnalité des citoyens dans le corps social[5]. » Ainsi, dans leurs recherches pour améliorer le sort du plus grand nombre, et sans attaquer le pouvoir établi, les économistes devaient contribuer au bouleversement de la société en discréditant une administration dont le système et l'état financier étaient en désaccord avec tous les besoins.

Déjà l'armée des philosophes s'avançait aussi, frappant à coups redoublés les bases de la religion, de la morale et de l'État. En tête, Voltaire et Rousseau dirigeaient le feu. Animés d'un fanatisme d'une espèce nouvelle, ces deux hommes s'efforçaient de remuer tous les esprits pour les orages qui devaient allumer la Révolution. Le premier, bercé tout enfant dans l'incrédulité et dont l'Aspasie du Dur siècle, Ninon de l'Enclos, avait pressenti la destinée, avait flatté Louis XV, la Pompadour, ses ministres, et cherché les moyens de convertir le pouvoir à ses doctrines. Véritable roi de la littérature, familiarisé avec tous ses genres, Voltaire manifestait surtout la puissance de son génie dans ses œuvres de philosophie et de polémique. Mais infatigable ennemi de toute tradition religieuse, il répandait la plaisanterie sur les choses les plus saintes, ne respectait aucune vérité, donnait à sa guise la solution des plus graves problèmes et livrait une guerre acharnée au christianisme. Pour être juste à son égard, on ne doit pas oublier qu'à la versatilité de ses opinions, à sa monomanie irréligieuse, aux attaques incessantes de son scepticisme et à ses efforts pour faire descendre l'incrédulité dans les masses, se mêlèrent des idées de tolérance, d'égalité et de justice. Propagées par sa plume, pendant le cours de sa longue carrière, ces idées que lui suggérait la vue de cette société même qu'il avait sous les yeux devaient exercer plus tard une profonde influence sur les peuples de l'Europe.

Cœur passionné, nature inquiète, Rousseau avait passé le temps de sa jeunesse dans la misère en dehors de la société, que d'ailleurs il méprisait, et contre laquelle il s'était tout d'abord révolté. Ennemi de l'ordre actuel des choses, il s'érige en précepteur de la nation, s'indigne d'une foule de privilèges abusifs ou ridicules et du spectacle des servitudes sociales. Alors il interroge les origines du pouvoir, attaque la propriété et la distinction des rangs, met à nu les institutions irrégulières et bizarres, filles d'autres temps, et au lieu d'indiquer d'utiles réformes, enivre les peuples par la peinture séduisante de leurs droits. Comme Voltaire, il poursuit de sa haine le dogme chrétien, dont la pure et sublime beauté lui arrache cependant plus d'une fois d'involontaires hommages. Parmi les philosophes, aucun ne pousse plus hardiment que cet esprit rêveur et paradoxal, à une révolution clans le monde politique. Il se complaît au milieu des ruines de ce monde qui s'écroule sous ses formidables coups. Autour de ce misanthrope sauvage, de ce plébéien qui unit des inspirations si élevées à une vie si ignoble, se rassemblent de nombreux prosélytes, séduits par les théories spécieuses et les exagérations passionnées de l'Émile et du Contrat social.

Au-delà de Voltaire et de Rousseau, de ces deux promoteurs les plus influents de la Révolution, marchait une phalange de hardis écrivains, docteurs de néant et de puissance, qui essayaient de battre en brèche toutes les vérités morales et religieuses. Dans leurs rangs on distinguait Diderot et d'Alembert, avec l'Encyclopédie, vaste Babel des sciences et de la raison, immense et indigeste répertoire de toutes les connaissances humaines, l'un théiste encore dans ses Pensées philosophiques, athée bientôt après dans sa Lettre sur les Aveugles ; l'autre, sceptique avec mesure, agresseur prudent, avec moins de fiel et de cynisme ; Helvétius, avec son livre de l'Esprit, dont le titre est dérisoire, puisqu'il attaque la spiritualité de l'âme, la réalité de la conscience et la liberté de la pensée ; le baron d'Holbach, avec son Système de la nature, « cet évangile de l'athéisme et du matérialisme, » désavoué par Voltaire lui-même ; Raynal, avec son Histoire philosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, remplie d'inexactitudes, de déclamations politiques et religieuses. Cette redoutable armée de penseurs ne s'en prenait plus seulement aux abus, aux préjugés. Pleine de confiance dans la toute-puissance de sa raison pour transformer à son gré lois, institutions et mœurs, à sa haine du despotisme et de l'intolérance, elle mêlait des théories aventureuses sur la nature et l'étendue des droits de l'homme, des doctrines dissolvantes qui trouvaient trop souvent des admirateurs. En un mot, dans tous ses ouvrages, follement pervers, elle sapait la notion du devoir et s'efforçait d'ébranler les bases de toutes les croyances religieuses.

La condition même de ces hommes de lettres, de ces philosophes dont la plupart ne possédaient ni rangs, ni honneurs, ni richesses, ni responsabilité, ni pouvoir, « les préparait à goûter les théories générales et abstraites en matière de gouvernement et s'y confier aveuglément. Dans l'éloignement presque infini où ils vivaient de la pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur naturel ; rien ne les avertissait des obstacles. que les faits existants pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables ; ils n'avaient nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point ; car l'absence complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n'y faisaient rien et ne pouvaient même voir ce que d'autres y faisaient. Ils manquaient donc de cette instruction superficielle que la vue d'une société libre, et le bruit de tout ce qui s'y dit, donnent à ceux mêmes qui s'y mêlent le moins du gouvernement. Ils devinrent aussi beaucoup plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d'idées générales et de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique et plus confiants encore dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique[6]. »

Si nous détachons nos regards des couches supérieures du Tiers-état pour les abaisser sur les masses populaires de cette époque, nous y voyons les paysans livrés it leurs travaux habituels, courbés sur leur sillon par la misère, gémissant sous le poids des redevances féodales, de la dîme et des corvées. Libres et propriétaires, ils restent cependant presque aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux. Souvent ils sont arrêtés par l'ordre d'un sévère intendant, 'a l'occasion de la corvée, de la milice, de la mendicité, de la police, dans mille autres circonstances, et traînés devant le tribunal du prévôt qui les juge sommairement et sans appel. Au sein de cet abîme d'isolement et de misère où le paysan vivait éloigné du gentilhomme et du bourgeois, où il se tenait comme fermé et impénétrable, entraient de toutes parts les idées du temps. « Elles y entraient, dit le savant écrivain que nous venons de citer, par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. » Le paysan n'ignorait donc pas ce qui se passait au-dessus de sa tête, et peut-être se berçait-il de l'espoir d'un avenir meilleur. Néanmoins rien ne paraissait encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, ses habitudes, ses croyances semblaient toujours les mêmes ; il était soumis, il était même joyeux. »

Dans les villes, les ouvriers, dont le nombre, pendant les soixante ans (lui ont précédé la révolution française, a plus que doublé à Paris, devenu l'arbitre du goût, le centre de la vie industrielle de la nation, paraissent encore insouciants et gais lorsque le pain n'est pas cher. Mais l'ouvrier a prêté l'oreille aux idées de réforme partout répandues. Il commence à ne plus supporter qu'avec irritation le gouvernement, les nobles et les riches, accueille les hardiesses irréligieuses des philosophes, et appelle de tous ses vœux une rénovation sociale qui se résume, pour lui, dans l'abolition de tous les privilèges.

Le mouvement était donc large, rapide et profond ; il entraînait des rois, des princes, des seigneurs, des gentilshommes qui souriaient à l'œuvre de démolition ; il entraînait le clergé, surtout le clergé supérieur, qui se contentait « d'invoquer contre le scepticisme les rigueurs discréditées d'un pouvoir corrompu au lieu de le combattre par la science et par le talent[7] ; et il entraînait le peuple lui-même que l'avilissement d'un monarque sans pudeur dans ses excès, sans respect pour la vertu, avait accoutumé à murmurer, et qui, imbu de l'esprit d'examen et de révolte, ne cachait plus son mépris pour la royauté. En un mot, il n'y avait plus une institution intacte, pas une croyance ou un préjugé qui eût espoir de vie. De pernicieuses leçons, de funestes exemples avaient égaré toutes les classes de la société ; jamais les mœurs n'avaient été aussi dépravées ; jamais l'esprit d'opposition n'avait fait d'aussi rapides progrès ; jamais la France n'avait été tourmentée d'un pareil malaise. La catastrophe finale n'était, plus prévue seulement par quelques hommes sages et clairvoyants, par des âmes patriotiques et élevées, comme sous Louis XIV, par les Fénelon, les Vauban, les Boisguillebert ; tous la prédisaient, tous sentaient trembler le sol, et une femme célèbre, madame de Tencin, écrivait dès 1743 au duc de Richelieu : « A moins que Dieu n'y mette visiblement la main, il est physiquement impossible que l'Etat ne culbute. » Au milieu des nombreux scandales de sa vie, Louis XV lui-même prévoyait cette horrible catastrophe ; mais se reposant dans son loche égoïsme, il disait : « Ceci durera bien autant que moi ; mon successeur s’en tirera comme il pourra. » Jamais roi ne parut moins inquiet du dépérissement de la France. « Après moi le déluge, » s'écriait-il encore. Ce fut un déluge de sang. « Après moi le déluge ! » En effet, Louis XV avait déchaîné les cataractes et les tempêtes ; mais il ne léguait pas d'arche à son successeur[8].

L'histoire impartiale avoue néanmoins qu'en dehors des exagérations et des sophismes entassés par la philosophie, il régnait alors en France une haine des privilèges, un amour de l'égalité et un bon sens pratique qui demandaient de profondes modifications dans le régime de la société. Toutes les aspirations se tournaient vers une répartition plus équitable des charges et des droits, vers un ordre meilleur en politique et en morale, toutes choses qui avaient pour elles la voix puissante de l'opinion publique. Dans ce moirent de crise, de foi et d'attente, la France avait besoin d'un roi capable de sonder les abus jusqu'à la racine, de diriger les réformes devenues inévitables, d'enchaîner en même temps la résistance de leurs adversaires et la fougue de leurs partisans, doué de fermeté, de persévérance et d'audace, pour imposer sa volonté à son entourage, inaugurer une politique nouvelle, commander à l'opinion et l'entraîner à sa suite. Malheureusement, Louis XVI se trouvait privé de ces qualités indispensables, et surtout de ce coup d'œil infaillible qui pénètre à une grande distance dans les profondeurs de l'avenir. Ce roi de vingt ans, éloigné des débauches de son aïeul, mais aussi de la pratique (lu gouvernement, d'un naturel irrésolu, toujours dominé par une grande défiance de lui–même, était inférieur aux circonstances. « Pendant sa vie, qui ne fut qu'un long martyre, il eut toujours la douleur d'entrevoir le bien, de le vouloir sincèrement et de manquer de la force nécessaire pour l'exécuter[9]. »

Nous avons deux précieux documents qui nous dévoilent le caractère de Louis XVI, caractère ignoré à son avènement, et que plus tard d'autres causes firent méconnaître. L'un est le Journal entièrement écrit de sa main, qui commence au 1er janvier 1766 et ne s'arrête qu'au 31 juillet 1792[10] ; l'autre, rédigé par lui avant son avènement, est intitulé : Mes réflexions sur mes entretiens avec M. le duc de La Vauguyon[11]. Ce prince, à la vie pure, aux sentiments religieux, enregistrait scrupuleusement chaque soir, dans son journal d'une incroyable monotonie, toutes les actions de sa journée, les émotions très-régulières de son cœur et les rares événements qui avaient pu réveiller son attention : la promenade, la chasse, les repas, la messe et les vêpres envahissent toutes les pages : « Promenade à pied au parc de Meudon. — Chasse du cerf aux Loges. Pris trois. — Dîner à la Muette. — J’ai pris du petit-lait. » — Au milieu des circonstances les plus difficiles, au milieu même de ces terribles journées qui ébranlèrent profondément la royauté, Lotis XVI ne trouve guère d'autres évènements à constater[12]. Dans ses comptes, il inscrit toutes ses dépenses, quelques minimes qu'elles soient. Cette partie de ses manuscrits montre un grand esprit d'ordre et prouve qu'on n'a pu lui adresser sans injustice les reproches de dilapidations et de profusions de cour. Si le Journal nous laisse une impression peu favorable sur ce roi qui s'y présente avec la bonhomie d'un honnête gentilhomme, de goûts simples au plus haut point, vivant au milieu d'agitations politiques qui semblent étrangères à son âme, il n'en est pas de même des réflexions ; elles ont en effet une tout autre portée. On trouve dans ce travail médité, le sentiment du devoir, une rectitude de jugement et une pureté d'intentions qui honorent l'homme, un cœur souvent élevé, toujours sensible à la gloire et au bonheur de sa patrie. Ce petit livre, plein de pensées profondes et parfois sublimes, inspire un mélange d'admiration et de sympathie douloureuse pour un prince qui a pu concevoir de la royauté une idée si haute et si austère, et se proposer de faire de l'autorité un usage si magnanime et si chrétien[13].

Il y eut un véritable enthousiasme, un moment de belle et naïve espérance, lorsque le peuple, dont le soulagement était le vœu le plus cher de l'âme sensible et humaine du jeune prince, le vit s'asseoir sur le trône purifié de Louis XV. La noblesse de son caractère, la pureté de sa vie, qui ne se démentit jamais ; les sentiments de sa haute dévotion unis à des pensées philosophiques et de bienfaisante philanthropie, tout contribuait à montrer dans le nouveau souverain un père et un sauveur de la patrie. Dès son avènement, il rompit avec le passé de son aïeul en éloignant de la cour la comtesse Du Barry, qu'il envoya dans l'abbaye du Pontaux-Damés près de Meaux[14]. C'était un séjour peu riant et dans lequel l'exilée devait trouver plus d'un sujet de regretter le magnifique pavillon de Luciennes, que Louis XV avait fait construire pour elle. Là, elle se soumit à toutes les exigences de la règle monastique, se concilia la respectueuse affection des sœurs, et retrouva bientôt autour d'elle toutes les meilleures amitiés de sa splendeur[15].

Le public attendait avec impatience la chute du triumvirat Maupeou, Terray et d'Aiguillon. Disposé à satisfaire l'opinion, le roi résolut d'appeler au secours de son inexpérience un homme mûri par les années et la pratique de l'administration, un sage conseiller qui fût capable de guider ses premiers pas dans le gouvernement. Marie-Antoinette désirait qu'on ne précipitât point le choix si important d'un premier ministre, et se flattait de l'espoir d'obtenir le rappel de M. de Choiseul. Comme la cour souhaitait elle-même ce rappel et que le peuple n'y était point défavorable, elle envoya au duc l'invitation de se rendre au château de la Muette, où résidait alors le roi. Mais ses tantes, craignant la part de légitime influence que la reine pouvait exercer sur la volonté de son époux, se coalisèrent avec tous les ennemis de l'alliance autrichienne pour éloigner Choiseul. Madame Adélaïde, qui avait auprès de son neveu le rôle et l'autorité d'une mère, lui parla de son père humilié sous le règne de cet ancien ministre, qu'elle lui peignit d'ailleurs comme un homme immoral, prodigue, insolent, surtout hostile à sa famille, et parvint à effacer les impressions que lui avait données la reine. Les instances de Marie-Antoinette ne purent donc triompher des ressentiments ou des préventions du roi. Il déclara que Choiseul, coupable de torts graves envers le Dauphin, ne serait jamais ministre[16].

Cette résolution ne suffisait pas ; il fallait aussi écarter du ministère tout conseiller qui pouvait inspirer au roi l'idée de gouverner par lui-même avec vigueur et sagesse, dans l'intérêt du bien public. Trois candidats, le cardinal de Bernis, M. de Machault et le comte de Maurepas, disgraciés sous le dernier règne, étaient recommandés à Louis dans les instructions que lui avait laissées son père. Sa première pensée se porta sur M. de Machault. Cet ancien contrôleur général n'était pas un homme d'État complet ; mais l'énergie de son caractère, son habile prévoyance et son inflexible vertu méritaient cet honneur. Ce choix était sensé ; cependant les courtisans, le jugeant contraire à leurs intérêts, s'efforcèrent de détourner Louis XVI de son dessein. Alors madame Adelaïde s'empressa de jeter à son neveu un autre nom, celui de Maurepas. Soutenue de l'abbé de Radonvilliers, ancien sous-précepteur du roi et aujourd'hui son secrétaire intime, cette princesse fit triompher son protégé que la retraite et l'âge avaient, disait-elle, rendu sage et sérieux. Ce fut elle aussi qui persuada au roi d'envoyer à Maurepas la lettre suivante, qu'il avait écrite pour Machault[17], et dont l'adresse seule fut changée :

« Dans la juste douleur qui m'accable et que je partage avec le royaume, j'ai de grands devoirs à remplir. Je suis roi, et ce mot renferme toutes les obligations qui me sont imposées. Néanmoins ma bonne volonté ne peut remplacer l'expérience qui me manque ; j'ai besoin d'un guide éclairé, je crois l'avoir trouvé en vous. Ainsi donc, monsieur le comte, je vous prie de venir m'aider de vos conseils le plus tôt possible.

« LOUIS. »

La nomination du septuagénaire comte de Maurepas aux fonctions de ministre principal commença la série des fautes politiques de Louis XVI.

Maurepas, de la famille de Phélippeaux, avait débuté dans la carrière ministérielle la dernière année du règne de Louis XIV, dès l'âge de seize ans, à la place de M. de Pontchartrain, son père. Il l'avait poussée jusqu'en 1749, où n'avait été congédié pour une imprudente épigramme contre madame de Pompadour. Ce vieillard, d'une frivolité excessive, que le marquis de Mirabeau appelait avec raison le Perroquet de la Régence, sans idées et sans conduite, d'humeur facile, de caractère aimable, courtisan profond dans l'art de l'intrigue, superficiel dans tout le reste, apportait une rare aptitude au gouvernement, mais aussi une funeste nonchalance. M. de Lafayette, qu'on ne peut suspecter de trop de partialité pour lui, le regarde comme un esprit lumineux. Par son habitude à se sauver des problèmes, afin de ne pas essayer de les résoudre, à se jouer des choses les plus sérieuses, à voir tout avec indifférence, il égara la jeunesse du roi au lieu de la guider dans les circonstances difficiles où se trouvait l'État. Louis XVI, il faut l'avouer, appliquait mal ses maximes sur la fermeté, sur la connaissance des hom- ' mes, sur les moyens de discerner et d'apprécier leurs talents.

Le public n'avait guère d'opinion arrêtée sur Maurepas, sur cet Anacréon-Mécène, disposé à rire toujours, à rire de tout ; il accueillit avec joie le rappel du vieux ministre. Celui-ci résolut de profiter d'une faveur inespérée et employa tout ce qu'il avait d'adresse pour s'emparer de l'esprit du jeune roi. Il y réussit, et Louis, charmé par le travail facile du comte, par sa vive intelligence et par le tour élégant qu'il savait donner aux affaires, lui accorda bientôt toute sa confiance. Cet ancien ministre disgracié, que de méprisables flatteurs osèrent appeler le Nestor de la France, parce qu'il en avait la vieillesse, abusa indignement de cette confiance de son auguste élève. Il ne trouvait en lui aucune des passions si communes à son âge ; tous ses soins devaient donc se borner, non à le rendre vertueux puisqu'il l'était déjà, mais à diriger, à modifier le développement de ses vertus, de manière à faire prévaloir celles qui constituent un grand roi sur celles qui ne peuvent en faire qu'un honnête homme couronné. Malheureusement il voulait se venger ou tout au moins se dédommager de cinquante ans d'exil, et la confiance extrême avec laquelle Louis XVI s'était jeté dans ses bras lui en fournissait tous les moyens. Nouveau maire du palais, il s'appliqua uniquement à éloigner le roi de la connaissance des affaires, à éteindre toute son énergie, en un mot à le rendre absolument nul, afin de pouvoir régner sous son nom, et de faire ainsi, du premier sceptre de l'Europe, le hochet de son insouciance et de sa caducité. Il lui prescrivit comme un de ses devoirs les plus essentiels, celui de ne prendre aucune décision par lui-même et d'adopter toujours au conseil l'avis le plus nombreux. De cette manière, le comte était assuré que le sien prévaudrait, car de tous les ministres qui lui devaient leur nomination, aucun n'aurait osé le contredire. Aussi doit-on attribuer à l'ennui bien naturel de cet état de dépendance et de nullité les progrès successifs de la passion du monarque pour la chasse. Maurepas, qui trouvait sans doute Louis XVI plus facile à gouverner quand il était accablé de sommeil et de lassitude, se gardait bien de le détourner d'un exercice d'ailleurs si favorable à ses projets[18].

Pour mieux assurer son crédit, Maurepas refusa d'accepter les émoluments d'un premier ministre, et cet acte de simplicité économe le rendit encore plus agréable au roi. Lorsqu'il eut achevé de perdre dans son esprit le duc de Choiseul, et déjoué tous les efforts de Marie-Antoinette, il s'entendit avec Louis XVI pour délivrer la France des anciens ministres dont le peuple attendait la chute avec une extrême impatience, et les remplacer successivement par des hommes que l'opinion semblait désigner au choix du souverain. Toutefois, il se réservait de les éloigner s'ils prenaient sur lui une trop grande influence.

De leur côté, les ministres faisaient des efforts désespérés pour se maintenir au pouvoir. L'abbé Terray, contrôleur-général, si justement flétri dans l'histoire, qui ne montrait dans l'administration des deniers publics que le savoir-faire d'un traitant et l'audace d'un misérable, présenta au roi un compte-rendu financier rédigé avec une rare habileté. Afin de se concilier la faveur des esprits, il glissait sur toutes ses odieuses opérations, attribuait à ses soins l'augmentation des recettes, aux accroissements de dépenses survenus dans les autres départements ministériels et dans la maison du roi, le nouveau dérangement de l'équilibre par lui rétabli, les anticipations et les autres expédients. Il concluait en établissant que les impôts portés au maximum ne pouvaient désormais produire un accroissement notable, et que l'économie était d'une absolue nécessité. « Je ne puis plus ajouter à la recette, que j'ai augmentée de soixante millions ; je ne puis plus retrancher sur la dette, que j'ai réduite de vingt millions... A vous, Sire, de soulager les peuples en réduisant les dépenses. Cet ouvrage, si digne de votre sensibilité, vous était réservé. »

Ce travail plus spécieux que solide lit impression sur Louis XVI dont le premier mouvement fut de renoncer au droit de joyeux avènement[19]. Il voulut annoncer lui-même cette faveur à son peuple clans le préambule de l'édit rédigé par l'abbé Terray.

« Assis sur le trône où il a plu à Dieu de nous élever, nous espérons que sa bonté soutiendra notre jeunesse, et nous guidera dans les moyens qui pourront rendre nos peuples heureux. C'est notre premier désir ; et connaissant que cette félicité dépend principalement d'une sage administration des finances, parce que c'est elle qui détermine un des rapports les plus essentiels entre le souverain et ses sujets, c'est vers cette administration que se tournent nos premiers soins et notre première étude. Nous étant fait rendre compte de l'état actuel des recettes et dépenses, nous avons vu avec plaisir qu'il y avait des fonds certains pour le paiement exact des arrérages et intérêts promis et des remboursements annoncés ; et considérant cet engagement comme une dette de l'État, et les créances qui les représentent comme une propriété au rang de toutes celles qui sont confiées à notre protection, nous croyons de notre premier devoir d'en assurer le paiement exact... Il est des dépenses nécessaires qu'il faut concilier avec l'ordre et la sûreté de nos États ; il en est qui dérivent de libéralités, susceptibles de modération, mais qui ont acquis des droits dans l'ordre de la justice par une longue profession, et qui, -dès lors, ne présentent que des économies graduelles ; il est enfin des dépenses qui tiennent à notre personne et à la pompe de notre cour. Sur celles-ci, nous pourrons suivre plus promptement les mouvements de notre cœur, et nous nous occupons déjà des moyens de les réduire à des bornes convenables. De tels sacrifices ne nous coûteront rien, dès qu'ils pourront tourner au soulagement de nos sujets. Leur bonheur fait notre gloire, et le bien que nous pourrons leur faire, sera la plus douce récompense de nos soins et de nos travaux.

» Voulons que cet édit, le premier émané de notre autorité, porte l'empreinte de ces dispositions, et soit comme le gage de nos intentions. »

Sous Louis XV, le droit de joyeux avènement avait été affermé vingt-trois millions, et la compagnie qui avait fait cette spéculation, en avait retiré quarante et un millions ! Elle avait ainsi gagné près de cent pour cent, aux dépens des contribuables.

Marie-Antoinette se distingua de son côté par un acte semblable de générosité. Il existait encore en France un antique usage dont les reines avaient désiré la conservation. A la mort du roi, le peuple payait à la nouvelle reine un droit connu sous le nom de ceinture de la reine. Marie-Antoinette ayant appris que ce droit pesait sur les classes pauvres et que les privilégiés avaient trouvé moyen de ne pas y contribuer, supplia le roi de s'opposer à sa perception. Ce désintéressement fut agréable à Louis XVI et la nation applaudit à ce généreux sacrifice de la jeune reine[20].

En même temps, le prix du pain baissait, par suite des pertes qu'avait éprouvées chez l'étranger la société du Pacte de famine, qui n'avait pu placer les grains exportés du royaume par permissions secrètes. Du reste, les monopoleurs n'espérant plus la même protection sous un règne qui s'annonçait comme celui dé la liberté et du bonheur de la France, se hâtèrent de les ramener sur les marchés français et de s'en débarrasser. Par malheur cette crise salutaire fut de courte durée : le prix du pain remonta, et bientôt s'évanouirent les espérances des classes pauvres. On répandit même dans Paris le bruit qu'un nouveau pacte. de famine était substitué à l'ancien, et que le monopole royal allait reprendre son cours. Maurepas se vit alors obligé de déclarer par ses amis que ce bruit était faux et dénué de tout fondement[21].

Enfin l'opinion publique dont le vieux comte s'inquiétait beaucoup obtint satisfaction. Il renvoya d'abord le duc d'Aiguillon[22], son neveu, quoiqu'il lui doit en partie sa nouvelle position. Il sacrifiait ainsi à la Reine l'ennemi personnel de Choiseul et le ministre insolent qui avait osé patronner les chansons répandues contre elle par la cabale ennemie du mariage autrichien. D'Aiguillon eut défense de se présenter à la cour, et, des deux ministères qu'il occupait, celui des affaires étrangères fut donné au comte de Vergennes, revenu avec un succès  tout récent de l'ambassade de Suède (8 juin)[23], partisan furieux de la vieille politique française, et très hostile à la maison d'Autriche ; l'autre, le ministère de la guerre, au comte de Muy, administrateur laborieux, et pour lequel le dauphin, père du roi, avait eu la confiance qu'inspirent une sagesse et une prudence consommées.

Quelques semaines après l'obscur ministre- de la marine, Bourgeois de Boynes, homme d'intrigues, sans principes et sans conscience, avec beaucoup de présomption et d'entêtement, fut destitué[24]. Maurepas, sur les instances de sa femme, conseillée elle-même par l'abbé de Véry, choisit pour le remplacer Turgot, que ce prêtre philosophe avait eu pour condisciple en Sorbonne (20 juillet). Le comte savait que le candidat présenté par sa femme n'avait aucun appui à la cour ; d'ailleurs il était loin de soupçonner la noblesse et la fermeté de caractère de Turgot, « ses principes excellents et sa droiture inflexible. » Aussi laissa-t-il la France profiter du hasard providentiel qui ouvrait l'entrée du pouvoir à l'homme le plus capable de conjurer la tempête révolutionnaire.

Le 24 août, Maupeou reçut l'ordre de rendre les sceaux[25], qui furent confiés au premier président du parlement de Normandie, Hue de Miromesnil. Ce magistrat, de capacité médiocre et sans caractère, avait dit-on, obtenu l'estime de Maurepas, son parent, pour avoir joué d'une manière fort plaisante les Crispins sur un théâtre de société. Le même jour fut congédié l'abbé Terray[26]. Cet ancien clerc au parlement, que Maupeou n'avait pas craint d'offenser en lui adressant ces paroles : « L'abbé, le contrôle général est vacant, c'est une bonne place où il y a de l'argent à gagner : je veux t'en faire pourvoir, » devait laisser à son successeur un bien triste héritage. Comme Turgot ne pouvait appliquer ses principes que d'une manière indirecte clans le poste qu'il occupait, Louis XVI le fit passer de la marine au contrôle général où l'appelaient les gens éclairés[27]. On donna le ministère de la marine à Sartine, habile chef de police, mais qui n'apportait aucune aptitude à ses nouvelles fonctions[28]. Telle fut la fin du triumvirat Maupeou, Terray et d'Aiguillon, devenu odieux à la nation pour avoir prostitué sans honte le pouvoir dans les antichambres d'une illustre courtisane, la comtesse Du Barry.

Le peuple célébra par des démonstrations de joie sauvage la Saint-Barthélemy des ministres[29]. Il se porta en foule sur la montagne Sainte-Geneviève, y pendit les effigies de Terray et de Maupeou, dont les membres étaient disloqués, comme s'ils venaient d'être roués, et l'abbé en personne courût le danger d'être jeté à l'eau lorsqu'il passait la Seine au bac de Choisy, pour se rendre à sa terre de La Motte. Au Cours-la-Reine, des écoliers turbulents firent tirer et démembrer par quatre ânes, au milieu des bruyants applaudissements des spectateurs, un mannequin en simarre de chancelier. Plusieurs jours de suite les clercs de la basoche, auxquels se mêlaient de nombreux oisifs de la Cité, vinrent, dans la soirée, lancer des fusées et pousser d'horribles clameurs sous les fenêtres de M. Berthier de Souvigny, premier président du parlement Maupeou. Ce tumulte causa de vives alarmes aux paisibles habitants du voisinage, mais les archers (lu Palais ayant entrepris de s'y opposer, les mutins, décidés à la résistance, se précipitèrent sur eux et les dispersèrent ; un exempt, qui s'appelait Bouteille, fut atteint par eux et assommé sur la place. Un écrit du temps osa même plaisanter sur le nom de ce malheureux.

Dans leur chute, Maupeou et Terray conservèrent des attitudes bien différentes. Le premier, disposé à tout pour satisfaire son ambition, s'était introduit au pouvoir en rampant ; dès qu'il s'était cru affermi, il avait relevé la tête et montré l'orgueil d'un affranchi des Césars. Lorsqu'on lui demanda les sceaux, il les rendit avec une fierté qui étonna : « J'avais fait gagner un grand procès au roi, dit-il ; il veut remettre en question ce qui était décidé ; il en est le maitre. » Exilé dans sa terre de Thuit en Normandie, il refusa constamment la démission de sa charge de chancelier, dont on ne pouvait le dépouiller sans lui faire sou procès. L'ignominie suivit l'abbé Terray au milieu de sa disgrâce. Il s'était fait donner d'avance sur le bail des fermes qui ne devait commencer qu'au premier janvier de l'année suivante, 450.000 livres de pot de vin ; son successeur lui fit regorger cette somme, et Turgot, au lieu de s'appliquer cette prime honteuse, comme l'usage l'y autorisait, eut la noblesse de l'envoyer au trésor. Il ordonna de l'employer à des objets utiles et au soulagement des malheureux. Après délibération du conseil et sur la décision du roi, on obligea encore Terray de rembourser une somme à peu près égale, qu'il avait puisée dans le trésor pour faire paver une route magnifique, ornée de ponts et de quais jusqu'à son château de La Motte. L'abbé parut profondément affecté de ces deux échecs qu'éprouvait son immense fortune, fruit de ses dilapidations. Il paya, trop heureux d'en être quitte pour cette restitution que Maurepas regardait comme un châtiment peu proportionné aux délits de l'ex-contrôleur général[30].

 

 

 



[1] Arsène Houssaye, la Cour de Louis XV, introduction aux Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, p. 38.

[2] Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution, chap. XI, p. 180. Paris, Michel Lévy frères, 1 vol. in-8°.

[3] Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution, chap. XIII, p. 124.

[4] Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution, chap. XV, p. 242.

[5] Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution, chap. XV, p. 244-251.

[6] Alexis de Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution, chap. XIII, page 214.

[7] Villemain, Tableau du XVIIIe siècle, t. II, page 208.

[8] Arsène Houssaye, déjà cité,

[9] M. Thiers, Histoire de la Révolution, t. I.

[10] Revue rétrospective, t. V.

[11] Paris, 1851, in-8°.

[12] Voyez la note 1, à la fin du volume.

[13] Voyez la note 2, à la fin du volume.

[14] « Cette mesure était plus de nécessité que de rigueur : quelque temps de retraite forcée était indispensable pour lui faire perdre le fil des affaires. » (Madame Campan, Mémoires. t. I, chap. IV, p 83).

[15] Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, trouvées et commentées par le comte de *** ; revues et commentées par Émile Cantrel, p. 343, Paris, 1 vol. in-8°, 1861.

[16] L'abbé Baudeau raconte ainsi la visite de M. de Choiseul à la cour : « Il n'est bruit dans Paris que de la réception faite au Choiseul. Le toi a paru un peu embarrassé ; il lui a dit : « Monsieur de Choiseul, vous avez bien engraissé.... Vous avez perdu vos cheveux ; vous devenez chauve. » La reine lui a fait l'accueil le plus amical. « Monsieur de Choiseul, je suis charmée de vous voir ici. Je serais fort aise d'y avoir contribué. Vous avez fait mon bonheur, il est bien juste que vous en soyez témoin. » Monsieur d'Artois a couru vers lui, les bras ouverts. « Ah ! voilà monsieur de Choiseul ; comment vous portez-vous ? Comment se porte madame de Choiseul ?... Eh bien ! Chanteloup ! on dit que c'est charmant ! » Il n'y a pas jusqu'à madame Clotilde qui lui a paillé d'une très bonne grâce ; on dit que la vieille Marsan n'en aura pas dormi de rage. » (Chronique secrète de Paris sous Louis XVI, 1774).

[17] « Le jeune roi permit que la même lettre, signée en faveur de M. de Machault, fût adressée à M. de Maurepas. » Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. II.

[18] Bertrand de Moleville, Mémoires particuliers pour servir à l'histoire de la fin du règne de Louis XVI, introduction.

[19] Cet impôt se prélevait pour la confirmation de tout privilège accordé à des communautés ou à des particuliers.

[20] Mémoires de Weber, t. I, chap. I, p. 43.

[21] Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, t. I, p. 292.

[22] L'abbé Bandeau, dans sa Chronique secrète de Paris sous Louis XVI, 1774, porte le jugement suivant sur d'Aiguillon : « Il était parcimonieux dans sa dépense publique autant que possible dans un règne de gaspillage, vétilleur assidu, ce que les ignorants appellent travailleur, despote, colère, rancunier et présomptueux. » (Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 74)

[23] Le même écrivain n'estimait pas M de Vergennes ; il le représente comme « un plat et bas routinier, qui laisserait faire toutes leurs sottises et friponneries à ces petits rois de France qu'on appelle les bureaux. » Plus loin il ajoute : « La nomination des deux nouveaux ministres ne fait pas grande sensation : les étrangers regardent le Vergennes comme un très pauvre sire. On croit que c'est le Thierry, valet de chambre du roi quand il était dauphin, qui l'a fait choisir ; mais les gens sensés doutent qu'il tienne longtemps en place. »

« La dévotion et la raideur font beaucoup d'ennemis à M. de Muy. Les militaires en ont peur » (Revue rétrospective, 1re série, t. III, p 72 et 76).

[24] « L'oraison funèbre du Bourgeois est faite depuis longtemps. La voici, sur l'air de Joconde :

On rit d'un ministre bourgeois

Que chacun abandonne,

Pour n'avoir dans tous ses emplois

Fait plaisir à personne.

Je crois que c'est injustement

Que si fort on le fronde,

Car il va faire en s'en allant,

Plaisir à tout le monde. »

(L'abbé Baudeau, Chronique secrète, etc. dans la Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 293.)

[25] Le peuple de Paris désirait depuis longtemps le renvoi de Maupeou et de l'abbé Terray. Aussi l'abbé Baudeau écrit-il dons sa Chronique secrète, à la date du 20 août : « Si l'on en croit l'opinion générale des revenans de Compiègne, c'est le chancelier Maupeou qui sera le premier bouc expiateur, chassé dans le désert avec toutes les iniquités du dernier ministère qui fit honnir le feu roi dans ses derniers jours.

L'abbé Terray n'est peut-être pas mieux dans ses affaires que le chancelier, et si le roi faisait d'une pierre deux coups, en les chassant l'un et l'autre par le même ordre, ce serait un beau jour pour lui que ce jour-là. » (Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 396.)

Le même écrivain dit à la date du 23 : « Tout Paris attend quelque nouveauté pour le jour de saint Louis, fête du roi. Le public s'est mis dans la tête que, pour lui payer son bouquet, le jeune roi lui fera présent du contrôleur général et du chancelier.

S'ils sont trompés dans cette espérance, ils feront la moue. » (Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 400).

[26] Mercredi 24 août : « Justice, enfin justice ; quæ sera tandem respexit : l'abbé Terray vient d'être renvoyé tout à plat ; c'est enfin chose terminée. » (Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 401).

[27] Voyez la note 3 à la fin du volume.

[28] « Le petit Sartine est ministre de la marine, à la place de Turgot. Les marins n'en rient que du bout des dents. » L'abbé Bandeau, Chronique secrète de Paris sous Louis XVI, dans la Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 402).

[29] « On tonnait le bon mot de l'ambassadeur d'Espagne, M. le comte d'Aranda, lorsqu'on lui apprit le renvoi du chancelier et du contrôleur général Comme cet événement avait lieu le jour de la Saint-Barthélemy, si fatal dans nos annales, on disait devant cet ambassadeur : Voilà une belle Saint-Barthélemy de ministres ! — Oui, répondit-il, car ce n'est pas le massacre des innocents. » (Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, p. 307„)

« On ne chante, dans toutes les rues, que le Roi et M. de Maurepas On veut lui élever une statue : il commence à la mériter. » (L'abbé Baudeau, Chronique secrète, etc., dans la Revue rétrospective, 1re série, t. III, p. 402).

[30] Mémoires sur l'administration de l'abbé Terray, p. 308-309.