LOUIS XVI, MARIE-ANTOINETTE...

 

CHAPITRE PREMIER. — LE DAUPHIN LOUIS-AUGUSTE DE BERRI ET LA DAUPHINE MARIE-ANTOINETTE.

 

 

Abaissement de la France au milieu du XVIIIe siècle. - Mort du Dauphin, fils de Louis XV. - Souvenirs qui se rattachent à l'enfance de Louis-Auguste de Berri -Son instruction. - Son caractère. - Son éducation. - Marie-Antoinette d'Autriche destinée pour épouse au Dauphin. L'abbé de Vermond, son instituteur. -- Portraits de cette princesse et de Louis de Berri. - Arrivée de Marie-Antoinette en France, à Strasbourg. - Sa première lettre à sa mère. -Son voyage de Strasbourg à Compiègne et à Versailles. - Son mariage avec le Dauphin. - Affaire du bal royal. - Fêtes troublées par un affreux désastre. - La Dauphine annonce ce désastre à Marie-Thérèse. - Entrée publique du Dauphin et de la Dauphine dans Paris. - Bienfaisance des deux époux. - Contrastes que présente le château de Versailles. -Disgrâce du duc de Choiseul. - Voltaire, infidèle à son protecteur, réclame, dans une lettre, l'appui de Madame du Barry. - Société intime de Marie-Antoinette à la cour de France. - Sympathies.et ennemis qu'elle y rencontre. - Indifférence et défiance du Dauphin. - Marie-Antoinette en butte à la cabale de deux partis. - Maladie et mort de Louis XV. - Les courtisans saluent la royauté nouvelle. - Attitude de Marie-Antoinette. - Départ de la cour pour Choisy.

 

Vers le milieu du XVIIIe siècle, la France n'avait pu conserver l'héritage de gloire que lui avait légué Louis XIV. Pendant la guerre de Sept-Ans, si féconde en désastres, elle avait perdu le meilleur de son sang, la moitié de ses trésors, la fleur de sa marine et jusqu'à l'audacieuse énergie que, sous le grand roi, elle avait tant de fois déployée sur les champs de bataille. Après avoir renoncé à l'habile politique de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, et avoir essayé de toutes les alliances, elle avait vu l'honneur de son drapeau compromis, malgré quelques succès, par la faiblesse des amis et par la puissance des ennemis que lui donnait une diplomatie sans force et sans intelligence. La France avait perdu sans retour les plus belles de ses colonies et abandonné aux mains de l'heureuse Albion le sceptre des mers. Enfin, elle décroissait rapidement, tandis que les autres puissances, jalouses de son antique gloire, s'élevaient chaque jour à un plus haut degré de prospérité. L'Angleterre, pour la première fois, dans les guerres modernes, reprenait pied sur nos côtes, où, maîtresse de Belle-Isle, elle pouvait répandre impunément l'incendie et la terreur. Un traité onéreux et flétrissant sanctionnait les pertes irréparables de la France et consacrait son abaissement. En effet, par ce traité, elle cédait à l'Angleterre, dans l'Amérique du Nord, l'Acadie, le Canada et ses dépendances, qui lui avaient coûté tant d'hommes et d'argent ; l'île du cap Breton, toutes les autres îles dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent, et ne se réservait, pour la pèche de la morue, que les îlots de Saint-Pierre et de Miquelon, Elle perdait les plus riches et les plus fertiles des Antilles, la Dominique, Saint-Vincent, Tabago, la Grenade. Dans les Indes, elle renonçait à l'empire qu'avaient créé les victoires de Dupleix ; et, de tous ses établissements sur la côte occidentale de l'Afrique, elle ne conservait que la partie la moins salubre de l'île stérile de Gorée. A des clauses si déshonorantes, le traité de Paris ajoutait une dernière honte, la condition de ne pas relever les fortifications de Dunkerque. Ainsi l'Angleterre, n'écoutant que sa vieille haine, avait consommé sans remords l'humiliation de sa rivale.

Quant à Louis XV, dont la misérable politique avait conduit la France dans cet abîme d'infamie, de misère et d'écrasement, il cherchait à se dérober dans ses ignobles voluptés aux remords de sa conscience et aux clameurs du peuple. Insouciant de l'avenir réservé à la noble monarchie des Bourbons, il déshonorait sa couronne par le vice et par la débauche, lorsque la mort vint frapper, à Fontainebleau, son fils unique, le dauphin Louis, dont les mœurs offraient le plus touchant contraste avec la dépravation de la cour (20 décembre 1765). Cette fin prématurée privait le vieux roi du premier et du plus soumis de ses sujets ; la religion, d'un zélé défenseur et d'un fidèle disciple ; l'Etat, d'un sage naturellement ennemi des excès et des superfluités, libéral par justice, généreux par volonté, mais toujours prudent et économe. Né pour tenir les rênes d'une puissante monarchie, le fils de Louis XV avait orné son esprit des plus belles connaissances, des plus profondes recherches sur les vrais principes et sur toutes les parties du gouvernement ; mais, se défiant de ses propres forces, effrayé du poids de la couronne et manquant de là vigueur d'âme si nécessaire à un roi, il était incapable de remplir sa haute destinée. L'histoire n'a cependant pas craint de le proposer pour modèle à tous les princes, et nous a conservé de lui une foule de traits qui méritent d'être transmis à la postérité. On le trouva un jour plongé dans une profonde rêverie, au balcon du château de Bellevue, les regards fixés sur Paris ; on lui dit : « Monseigneur le Dauphin a l'air bien pensif ? - Je songeais, répondit-il, aux délices que doit éprouver un souverain en faisant le bonheur de tant d'hommes. »

Le Dauphin laissait trois fils et deux filles : Louis-Auguste de Berri, Louis, comte de Provence, Charles, comte d'Artois, mesdames Clotilde et Elisabeth. Il avait veillé à l'éducation de ses fils, comme s'il en eût été chargé seul. Son plus grand soin avait été de leur inspirer les sentiments de religion dont il était animé. Il n'avait négligé aucune occasion de leur en donner des leçons. Lorsque, suivant l'usage, on leur suppléa les cérémonies du baptême, il se fit apporter les registres sur lesquels l'Église inscrit sans distinction ses enfants. « Vous voyez, dit-il aux jeunes princes, que vos noms sont ici mêlés et confondus avec ceux du peuple. Cela doit vous apprendre que les distinctions dont vous jouissez ne viennent pas de la nature, qui a fait tous les hommes égaux ; il n'y a que la vertu qui met entre eux une véritable différence ; et, peut-être que l'enfant d'un pauvre, dont le nom précède le vôtre, sera plus grand aux yeux de Dieu que vous ne le serez jamais aux yeux des peuples. »

Les noms des trois enfants de France, prononcés ici, pour la première fois, saisissent l'imagination d'un trouble inexprimable, en la transportant au milieu des plus terribles révolutions. « Pauvre France ! » s'écria, le cœur ému et les yeux humides de larmes, le monarque qui, par ses honteux scandales, ses prodigalités ruineuses et son lâche égoïsme avait préparé ces révolutions. « Pauvre France ! Un roi âgé de cinquante-cinq ans et un dauphin de onze ! » Ce cri de douleur profonde laissa voir la situation peu rassurante de la France. Le dauphin était Louis-Auguste de Berri, plus tard l'infortuné Louis XVI.

De tristes souvenirs s'attachent à l'enfance de l'héritier du trône. Au moment qu'il vit le jour toute la cour se trouvait à Choisy ; Marie-Joséphine de Saxe, sa mère, était restée presque seille à Versailles ; aucun prince du sang n'assista, selon l'usage, à ses couches. L'enfant commença sans éclat et dans une sorte d'abandon une vie qui devait se terminer par la plus funeste catastrophe. Le courrier, chargé de porter la nouvelle de sa naissance au roi, tomba de cheval et mourut de sa chute. Il n'avait pu accomplir le message. Des paroles d'inquiétude et des frayeurs prophétiques se mêlèrent aux joies qui saluaient son entrée dans la vie. Effrayé de l'esprit novateur qui, sous le nom de philosophie, s'introduisait partout, l'évêque de Montauban signalait, dans un mandement, les tendances anarchiques de la France. Le vénérable prélat rappelait aux fidèles de son diocèse le fanatisme, les excès de la révolution d'Angleterre et le déchaînement des passions. Il montrait le parlement condamnant sans justice Charles Ier et renversant le trône du grand Alfred dans le sang de ce monarque, dont le crime était de n'avoir pas résisté avec assez d'énergie à la première sédition d'un peuple égaré.

L'enfance du duc de Berri fut confiée à la princesse de Marsan, gouvernante des enfants de France. Dans sa piété, parfois peu éclairée, son père lui donna pour gouverneur un frivole courtisan, le duc de la Vauguyon, que ses préjugés, son étroite dévotion et sa maussaderie bourrue rendaient incapable de remplir dignement une pareille tache. Ses précepteurs furent Mgr de Coëtlosquet, évêque de Limoges, prélat de-médiocre savoir, et l'abbé de Radonvillers, membre de l'Académie française. Le prince montra, dès son plus jeune âge, un caractère sérieux, réservé et timide à l'excès. Ce défaut lui servit comme de préservatif contre les adulations, mais il devait exercer une influence fatale sur un avenir de roi, sur la France et l'Europe entière. Les courtisans s'éloignaient de cet enfant trop sobre de paroles, manquant d'expansion, et qui n'était pas encore devenu l'héritier de la couronne, afin de se rapprocher de ses deux frères ; ils le faisaient passer pour un esprit médiocre. Leur conduite affligeait la princesse Adélaïde, la tante et la marraine de cet enfant, qu'elle aimait plus que ses autres neveux. Persuadée qu'il fallait plutôt l'exciter que le retenir, elle se plaisait à l'attirer chez elle, et après l'avoir pressé avec affection dans ses bras, elle lui disait : « Allons, mon pauvre Berri, tu es ici en pleine liberté, tu as tes coudées libres, parle, crie, fais bien du bruit ; casse, brise tout, je te donne carte blanche. »

Si le jeune prince supportait sans aucune plainte les préventions des courtisans, il prouva néanmoins dans plusieurs occasions qu'il en ressentait vivement l'injure, et qu'ils n'étaient pas toujours appréciateurs habiles. Un jour, le duc de la Vauguyon proposa pouf récréation une loterie à laquelle furent invités les plus illustres personnages de la cour. On convint que le gagnant offrirait son prix à la personne qu'il aimait le plus. Le sort favorisa le duc de Berri, qui jeta les yeux autour de lui et garda son lot. M. de la Vauguyon lui demanda pour quel motif il agissait ainsi, et lui dit : « Monseigneur oublie donc les conventions du jeu ? — Mais, monsieur, répondit l'enfant, qui voulez-vous que j'aime ici, où je ne me vois aimé de personne » Si madame Adélaïde avait été présente, Louis n'eût pas hésité à fixer son choix.

Après la mort du duc de Bourgogne, son frère aîné (21 mars 1761), Louis de Berri était devenu le premier objet de la tendresse et des affections du Dauphin. Ce jeune prince lui ayant dit un jour que le temps de l'étude lui paraissait très-court lorsqu'il travaillait avec succès, son père le prit entre ses bras, et après l'avoir embrassé tendrement, saisit cette occasion pour lui faire sentir les avantages de l'application ainsi que le danger de l'ignorance et de l'oisiveté. Louis n'avait que onze ans lorsqu'il eut le malheur de perdre cet excellent père. Son âme fut solennellement frappée de ce terrible coup. Dans sa douleur vive et profonde, le prince refusa longtemps de sortir, et lorsque, en traversant les appartements de Versailles, il entendit pour la première fois les suisses crier devant lui : « Place à monsieur le Dauphin ! » il s'arrêta : des pleurs inondèrent aussitôt son visage et il s'évanouit. Telle ne fut pas la douleur du monarque ; dans son premier accès, il se souvint de son épouse, Marie Leczinska, revint auprès de cet ange de vertu et montra de l'affection pour ses filles. Ces princesses conspirèrent avec. leur mère pour rendre de la vigueur à son caractère et de la pureté à ses pensées.

Depuis la perte du Dauphin, Marie de Saxe s'affaiblissait de jour en jour ; elle ne tarda pas à sentir les approches de la mort, et le suivit de près dans le tombeau. Comme son époux, elle avait eu la consolation de bénir ses enfants. Marie Leczinska, retombée dans l'oubli, succomba peu de temps après à son chagrin, et Louis XV n'eut pas honte de retourner à ses débauches, tandis que son futur successeur, sentant toute l'amertume du nom d'orphelin, cherchait sa consolation clans le souvenir du père et de la mère qui venaient d'échapper à sa tendresse.

Cependant les précepteurs du nouveau dauphin purent bientôt constater les résultats des efforts de leur royal élève dont l'intelligence se développait avec bonheur. Docile aux sages conseils de son père, le prince cultivait surtout, les sciences, et l'évêque de Séez assure, dans ses Mémoires, que son professeur de mathématiques ne pouvait se lasser d'admirer la finesse et la subtilité de son esprit. La géographie était une de ses études favorites, et il fit des progrès rapides dans cette science. Aussi le célèbre navigateur La Pérouse disait-il plus tard, avec raison, que Louis XVI était le plus habile géographe de son royaume. On a vanté souvent son infatigable 'mémoire et la variété de son instruction, car il s'était familiarisé avec les chefs-d'œuvre de Virgile et d'Homère, sans négliger ceux que présentaient les littératures modernes. Dans son travail intitulé : Les maximes morales et politiques, tirées de Télémaque, sur la science des rois et le bonheur des peuples, on trouve un style naturel qui n'exclut point la force et une preuve de son goût pour le génie de Fénelon. Quelques écrivains lui attribuent un portrait du ministre Choiseul, digne de Tacite. Il possédait parfaitement la langue de Milton, et il traduisit l'Histoire de Charles Ier, par Hume. On le croit aussi l'auteur de la traduction des cinq premiers volumes De la Décadence et de la Chute de l'empire romain, de Gibbon. On l'avait appliqué, dès son enfance, à l'exercice des arts mécaniques pour fortifier la faiblesse de son tempérament. Louis XV était menuisier ; son petit-fils voulut être serrurier. Son maître fut un habile artisan de Versailles nommé François Gamain. Les travaux de l'agriculture lui offraient des délassements qu'il recherchait. Plus d'une fois on le vit, dans ses promenades à travers les champs, emprunter au paysan sa bêche ou conduire la charrue du laboureur.

Les hommes, selon l'expression de l'empereur Tibère, ont coutume d'adorer le soleil naissant. On put se convaincre de la vérité de ces paroles ; car tous les courtisans se tournèrent aussitôt vers Louis de Berri, devenu l'héritier de la couronne. Mais les désagréments qu'ils lui avaient fait endurer et la pénétration naturelle de son esprit l'empêchèrent de prêter une oreille favorable à leurs flatteries. Au milieu de la cour corrompue de son aïeul, quelques-uns d'entre eux lui demandèrent un jour quel surnom il prendrait à son avènement au trône : « Je veux, leur répondit-il, qu'on m'appelle Louis-le-Sévère. » Plus qu'aucun autre de ses ancêtres il aurait eu besoin de cette sage sévérité qui aurait éloigné de lui et de ses sujets les calamités dont ils furent accablés. Mais ce caractère timide qui le tenait toujours en défiance de lui-même, ne lui permettait pas de dire ou d'exécuter ce que lui suggérait la rectitude de son jugement. Quoiqu'il eût reçu en partage l'heureuse faculté de sentir et.de comprendre tout ce qui était utile, beau et grand, une âme saintement inspirée et d'autres qualités qui ne sont chez la plupart des hommes que le fruit d'une longue expérience, son éducation fut manquée. Son gouverneur se contenta d'initier le prince adolescent aux idées philosophiques de l'époque et à toutes les connaissances utiles. Le former à la politique et à l'art du gouvernement, le mettre en rapport direct avec l'esprit de son siècle, lui donner un caractère intrépide et ferme, tendre en lui les ressorts de la volonté, corriger deux imperfections, son penchant à dire des choses dures et la négligence dans son maintien : tel était le premier de ses devoirs. Mais, oubliant., que la même doctrine qui lui enseignait à modérer le pouvoir des souverains, lui commandait surtout de le maintenir, le duc de la Vauguyon éleva le petit-fils de Louis XV pour être roi d'un temps ordinaire et non pour fermer l'abîme ouvert par les fautes et les vices de son aïeul, pour refouler ou conduire en modérateur et en maître la révolution qui s'avançait.

Le premier événement de la vie du Dauphin fut son mariage avec l'archiduchesse d'Autriche, Marie-Antoinette-Joseph-Jeanne, fille de François de Lorraine et de l'impératrice Marie-Thérèse. Pendant son ministère, le duc de Choiseul, ami du prince de Kaunitz et dévoué aux intérêts de la cour de Vienne, avait conçu et négocié lui-même cette alliance afin de cimenter à jamais la réconciliation des maisons d'Autriche et de. France, de l'opposer à la prospérité croissante de l'Angleterre et de se préparer la faveur d'un nouveau règne. La princesse destinée à l'héritier de la couronne de France était née à Vienne, le 2 novembre 1755. Son éducation avait été surveillée par son auguste mère avec l'attention la plus touchante. Les meilleurs maîtres, les plus habiles instituteurs avaient dirigé les premiers efforts de son intelligence, orné sa mémoire et cultivé son esprit. Elle était douée des plus heureuses dispositions pour les beaux-arts, et personne ne jugeait avec un goût plus sûr que le sien de toutes leurs productions, surtout de celles de la musique[1]. La jeune archiduchesse savait le latin, l'histoire et la géographie ; plus tard elle montra un éloignement prononcé pour toutes les lectures sérieuses : Elle avait profité des leçons de Métastase et parlait l'italien comme sa langue maternelle. Sans écrire le français correctement, elle le parlait avec pureté. Pour répondre au désir de Marie-Thérèse, qui lui avait demandé un homme capable de faire connaître la France à sa future reine, Choiseul lui avait envoyé, comme instituteur, l'abbé de Vermond, un des protégés de l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne. L'abbé de Vermond, fils d'un chirurgien. de village, et d'abord bibliothécaire du collège des Quatre-Nations, était un prêtre sceptique, railleur, imbu de tous les principes de la philosophie moderne, et, malgré cela, zélé partisan de la hiérarchie du clergé. Intrigant, vain, bavard, fier et brusque à la fois, fort laid et affectant l'homme singulier, il traitait les gens les plus élevés comme ses égaux, quelquefois même comme ses inférieurs. A la cour de Vienne, où l'impératrice le reçut de manière à satisfaire son orgueil, il inspira une confiance illimitée et s'empara fort habilement de l'esprit de Marie-Antoinette, trop jeune pour le juger ; et bientôt il exerça la plus grande influence sur la conduite de cette princesse. Admirateur intéressé des usages de la famille impériale[2], il oublia que son devoir était de faire une Française de l'épouse du Dauphin de France. Souvent il tourna devant elle en dérision le cérémonial imposant auquel les cours de Versailles et de l'Escurial soumettaient les reines. Par ses railleries, il excitait son élève à s'en dégager et à négliger son rôle de princesse. Tel était l'homme que l'étoile funeste de Marie-Antoinette lui avait réservé pour guider ses premiers pas sur un théâtre aussi éminent et aussi dangereux que celui de la cour de Versailles[3].

Prodigue à l'égard de la fille de Marie-Thérèse, la nature l'avait formée pour être assise sur un trône ; aussi lui avait-elle accordé les grâces et la beauté, une taille élancée et parfaite, flexible et majestueuse, des traits assez réguliers, embellis par la blancheur de son teint, un visage d'un éclat éblouissant, un front noble et droit, des cheveux blonds magnifiques, beaucoup d'agrément dans le port de sa tête, une élégance indéfinissable dans toute sa personne, une bouche admirable et un sourire enchanteur. La vivacité des mouvements, la franche et naïve expression d'un bon cœur et d'un esprit naturel ajoutaient encore à tant de charmes. Dans l'intimité, ses gestes avaient un abandon inconnu aux plus illustres daines de la cour ; mais aussi, quand la princesse représentait, rien n'était plus imposant que son air. Généreuse, douce, prévenante, clouée d'une âme sensible, Marie-Antoinette se distinguait, comme sa mère, par l'affabilité de ses manières, par la force et la constance dans les sentiments. L'histoire impartiale lui reproche une fierté excessive, son penchant pour les plaisirs et les fêtes, ses amitiés trop exclusives, un dédain trop grand des règles de l'étiquette et des convenances royales.

Quant au Dauphin, il manquait, il est vrai, de ces dehors brillants qui captivent les regards ; mais, sur son front plein de sérénité, dans sa physionomie bienveillante et grave, on trouvait ce qui plaît et attache. Sa taille moyenne ne présentait pas encore cet embonpoint qui, plus tard, rendit sa marche si lourde. Avec les traits caractérisés des Bourbons, « il n'avait ni la grâce qui séduit, ni l'éclat qui impose, ni la fermeté qui contient[4]. »

L'époque arriva où l'archiduchesse dut se rendre à la cour de France. En la voyant s'éloigner de sa famille pour aller occuper les premiers degrés du trône le plus éclatant de l'Europe, qui eût osé douter de son bonheur ! Marie-Thérèse, heureuse et désolée, ne concevait pour sa fille chérie d'autres chagrins que ceux de la séparation ; et pourtant des voix prophétiques semblaient menacer déjà son avenir[5].

Après- s'être arrachée des bras de son auguste mère, l'archiduchesse quitta Vienne, suivie d'un long cortège d'adieux et de larmes (26 avril 1770), et arriva le 7 mai à la frontière de France. On avait élevé dans une fie au milieu du Rhin, un superbe pavillon où devait avoir lieu la cérémonie de la remise et de la réception de la jeune princesse[6]. Là, suivant l'usage qui prescrit à une fiancée royale de ne conserver rien d'une cour étrangère, quand elle met le pied sur le sol français, la Dauphine fut changée de tous ses vêtements. Pour la réception, le roi avait nominé ambassadeur extraordinaire le comte de Noailles, qui était accompagné de M. Bouret, secrétaire de son cabinet, et de M. Gérard, premier commis des affaires étrangères. La cour avait également envoyé les personnes destinées à la maison de la Dauphine : la comtesse de Noailles, dame d'honneur ; la duchesse de Cossé, dame d'atour ; la duchesse de Picquigny, la marquise de Duras, la comtesse de Mailly et la comtesse de Saulx-Tavannes, dames du palais ; le comte de Saulx-Tavannes, chevalier d'honneur ; le comte de Tessé, premier écuyer ; l'évêque de Chartres, premier aumônier ; le marquis Desgranges, maître des cérémonies ; un commandant des gardes du corps. Après la cérémonie de la réception, Marie-Antoinette fit son entrée dans Strasbourg, au son des cloches de toutes les églises. A la porte de la ville, elle trouva le maréchal de Contades qui la reçut devant un magnifique arc de triomphe. Elle répondit avec noblesse et bonté aux discours du chapitre, du corps de la noblesse et des membres de la magistrature municipale. Le palais épiscopal de Strasbourg avait été préparé avec magnificence pour recevoir l'archiduchesse ; elle y descendit et fut haranguée par le vieux cardinal de Rohan, accompagné de son grand chapitre, les comtes de la cathédrale : le prince Ferdinand de Rohan, archevêque de Bordeaux, grand prévôt ; le prince de Lorraine, grand doyen ; le comte de Trucksès, l'évêque de Tournay, les comtes de Salin et de Mandrechied, le prince Louis de Rohan, neveu (lu cardinal et sou coadjuteur ; les trois princes de Hohenlohe, les deux comtes de Kœniegsec, le prince Guillaume de Salm., et le jeune comte de Trucksès. Après la présentation de tous les corps, Marie-Antoinette reçut avec une simplicité et une bonne grâce qui lui gagnèrent tous les cœurs les dames et les jeunes filles de la noblesse de la province. Elle s'informa de leurs noms, leur adressa à chacune un mot aimable, et ne les renvoya qu'après leur avoir fait distribuer de superbes bouquets envoyés par le sénat et les autres autorités de Strasbourg.

Vingt-cinq demoiselles des familles les plus distinguées de la bourgeoisie, habillées d'étoffes superbes et suivant la mode Strasbourgeoise, toutes belles ou jolies, furent désignées pour composer le service d'honneur de la princesse pendant son séjour dans la ville. En les voyant, Marie-Antoinette manifesta une joie d'enfant ; elle était heureuse de trouver une société si convenable à son Age et à son caractère, au milieu de laquelle il lui était permis d'oublier son rang et un importun cérémonial. L'une de ces demoiselles, par la vivacité de son esprit, mérita sa bienveillance particulière. Elle improvisa quelques vers allemands qui charmèrent la princesse, et qui, cependant, lui prédisaient, en quelque sorte, des malheurs !...

La Dauphine dîna à son grand couvert, et pendant que les tonneliers formaient des figures en dansant avec leurs cerceaux, le magistrat lui offrit les vins de la ville. Après le dîner, un feu d'artifice produisit sur la foule un effet magique. « Rien n'était beau, dit un témoin oculaire, comme ces figures mythologiques, ces chevaux, ces chars, ces dieux marins, ces armes, ces écussons enflammés, au milieu de la rivière d'Ill, les réfléchissant mille fois. Cela ressemblait à la fin du monde ; on ne savait plus où on en était. Pendant ce temps on distribuait des vivres au peuple[7]. »

A son retour de la comédie française où l'avait accompagnée le maréchal de Contades, Marie-Antoinette trouva « la ville entière illuminée ; la cathédrale, depuis la croix jusqu'aux fondements, n'était qu'une flamme ; chaque ornement ressortait scintillant comme une constellation d'étoiles. »

Le lendemain, la Dauphine alla visiter la cathédrale, à la porte de laquelle le coadjuteur, prince Louis de Rohan, vint la complimenter en tête des comtes de la cathédrale et de tout le clergé. Ce prélat, si scandaleux, plus tard, dans la triste affaire du collier, disait alors au milieu du murmure approbateur de la foule : « C'est l'âme de Marie-Thérèse qui va s'unir à l'âme des Bourbons ! » Quels rapprochements il y a dans la vie !... La princesse admira l'intérieur du majestueux édifice, sa chaire en pierre sculptée, le pilier des anges qui porte tout le poids de la voûte, orné à sa base des quatre évangélistes. Après la messe en musique, elle assista à un grand concert, puis se déroba un instant aux fêtes et aux joies. de sa réception pour écrire à sa mère, qui suivait sa marche avec inquiétude, sa première lettre dans laquelle se révèlent la candeur et toutes les grâces de sa nature. Elle lui apprend que, depuis son départ de Vienne, elle a été sans cesse au milieu des fêtes et comme dans un tourbillon. « J'ai suivi vos conseils, lui dit-elle, je me suis-laissée aller à mon cœur et il me semble que cela m'a réussi. » Elle vante la bonté du' peuple français et Strasbourg où elle est reçue « comme si elle était une enfant aimée qui revient chez elle. » Mais elle trouve qu'on lui fait trop de compliments. « Cela m'effraye, ajoute la princesse, parce que je ne sais comment je pourrai les mériter, » Elle termine sa lettre en priant sa mère « de lui conserver ses bons conseils et sa tendresse, » et en promettant « de lui rendre compte de ce qui se passera dans la suite de son voyage. »

Bientôt la Dauphine s'éloignait de Strasbourg, dont les habitants, longtemps après son passage, parlaient avec enthousiasme de sa beauté, de son esprit et de sa modestie. A Saverne, elle fut encore reçue par le cardinal de Rohan. C'est dans cette ville qu'elle fit ses adieux aux dames et aux seigneurs autrichiens qui avaient composé son cortège. Le 9, Marie-Antoinette fit son entrée dans Nancy dont les rues larges et bordées de maisons élégantes, étaient remplies d'une foule heureuse de la voir. Les membres du parlement, de la chambre des comptes, de l'université et du corps municipal s'empressèrent de lui rendre les hommages de leur respect. La princesse visita, dans l'ancienne chapelle ducale accolée aux Cordeliers, les tombeaux de la maison de Lorraine[8].

A quelques kilomètres de Châlons, un vieux curé, suivi de ses paroissiens, se présenta devant la princesse et commença, les yeux baissés avec respect, un petit discours qui avait pour texte ces paroles du Cantique des Cantiques : Pulchra es et formosa. Le pasteur leva par hasard les yeux à ce moment et les porta sur Marie-Antoinette ; mais à son aspect il oublia entièrement son discours et s'arrêta. La Dauphine prit avec bonté un bouquet dans les mains tremblantes du vieillard. « Madame, lui dit aussitôt le bon curé, ne soyez pas surprise de mon peu de mémoire ; à votre aspect, Salomon eût oublié sa harangue, ainsi que sa belle Égyptienne, et il vous eût, avec bien plus de raison, adressé ces mots : Pulchra es et formosa[9]. »

Le 11, Marie-Antoinette entra dans Châlons. Elle y trouva le marquis de Chauvelin que Louis XV avait envoyé pour la complimenter. Six_ jeunes filles vêtues de robes blanches et dotées par la ville à l'occasion du mariage du Dauphin de France, lui récitèrent des vers en son honneur. La princesse continua sa route par Reims et fut accueillie à Soissons avec un indicible enthousiasme ; les rues qu'elle devait traverser étaient jonchées de fleurs et ornées d'arbres frui tiers de vingt-cinq pieds de hauteur, entrelacés de lierre, de fleurs, de gazes d'or et d'argent. Le lendemain de son arrivée, elle communia dans la chapelle de l'évêque, et reçut les présents de la ville, du chapitre et des différents corps. Sur la route de Soissons à Compiègne une troupe d'écoliers, principal et professeurs en tête, vint complimenter l'auguste voyageuse et le plus savant lui débita un discours latin d'une irréprochable correction ; mais grand fut leur étonnement lorsqu'ils entendirent Marie-Antoinette leur répondre dans la même langue avec une facilité inconcevable[10].

Depuis les frontières de France jusqu'à Paris, son voyage fut comme un triomphe continuel, Les habitants clos villages et ceux des campagnes, abandonnant leurs travaux, accouraient de toutes parts afin de lui rendre leurs hommages et couvraient les chemins de fleurs. « Qu'elle est jolie, notre Dauphine ! » disaient les jeunes paysans. Dans tous les lieux où Marie-Antoinette fit quelque séjour, elle gagna les cœurs par sa bonté et sa bienfaisance. Partout le peuple lui témoignait la joie que lui inspirait la présence de l'épouse de son futur souverain et adressait des vœux au ciel pour son bonheur.

Mais quels durent être les sentiments de l'archiduchesse lorsque, à l'approche de la capitale, elle vit une foule innombrable de citoyens de tout rang et de tout âge accourir sur son passage et la combler de bénédictions ? Dès ce jour, qu'elle aimait à se rappeler, Marie-Antoinette devint Française. A quelque distance de Compiègne, l'auguste voyageuse fut reçue par le duc de Choiseul qu'elle accueillit comme un ami de Marie-Thérèse. Dans la forêt, au pont de Berne, elle rencontra le roi, le Dauphin, madame Adélaïde, mesdames Victoire et Sophie avec les autres princesses et la cour. Aussitôt qu'elle aperçut le monarque, Marie-Antoinette descendit de voiture et se jeta à ses genoux. Louis parut vivement ému ; il s'empressa de la relever avec une bonté paternelle et la présenta au Dauphin. Elle entra le 14 mai à Compiègne où elle reçut de la cour l'accueil le plus flatteur. Une lettre de l'impératrice Marie-Thérèse y avait devancé sa fille bien-aimée :

« Votre épouse, mon cher Dauphin, vient de se séparer de moi. Comme elle faisait mes délices, j'espère qu'elle fera votre bonheur. Je l'ai élevée dans ce dessein, parce que depuis longtemps je prévoyais qu'elle devait partager vos destinées, Je lui ai inspiré l'amour de ses devoirs envers vous, un tendre attachement envers votre personne, l'attention à imaginer et à pratiquer ce qui peut vous plaire ; je lui ai toujours recommandé, avec beaucoup de soin, une tendre dévotion envers le Maître des rois, persuadée qu'on fait mal le bonheur des peuples qui nous sont confiés, quand on manque envers celui qui brise les sceptres et renverse les trônes comme il lui plaît.

» Aimez donc vos devoirs envers Dieu. Je vous le dis, mon cher Dauphin, et je le dis à ma fille. Aimez le bien des peuples sur lesquels vous régnerez toujours trop tôt. Aimez le Roi,'-votre aïeul, inspirez ou renouvelez cet attachement à 'ma famille. Soyez bon comme lui ; rendez-vous accessible aux malheureux. Il est impossible que, en vous conduisant ainsi, vous n'ayez le bonheur en partage. Ma fille vous aimera, j'en suis sûre, parce que je la connais ; mais plus je réponds de son amour et de ses soins, plus je vous demande de lui vouer le plus tendre attachement. Adieu, mon cher Dauphin, soyez heureux ; je suis baignée de larmes.

» MARIE-THÉRÈSE. »

Marie-Antoinette quitta Compiègne le lendemain avec la cour. Elle se rendit, accompagnée du roi, au couvent des Carmélites pour visiter madame Louise, tante du Dauphin. Louis XV la tenait par la main. « Où sont les religieuses, s'écria-t-il aussitôt ? qu'on les fasse venir pour voir madame la Dauphine. » Marie-Antoinette charma la communauté par sa douceur et sa modestie. Après avoir embrassé madame Louise, elle lui lit un affectueux reproche d'avoir quitté la cour à la veille de son mariage. Elle voulut voir sa cellule, parut sensiblement touchée de son dénuement, et demanda à la princesse et aux religieuses de prier Dieu pour la nouvelle enfant de la France[11]. Le peuple sentit, mieux que les courtisans, l'hommage si simple que la Dauphine, environnée de gloire, rendait à la piété presque oubliée. Car lorsque la Dauphine sortit du monastère, pâle, émue et rêveuse, la foule accourue de loin pour l'entrevoir un instant, applaudit avec ivresse, et des milliers de voix s'écrièrent spontanément : « Vive Marie-Antoinette ! elle est bonne ! »

La princesse reprit ensuite la route de Versailles.

Déjà les habitants de Paris et des villes voisines se répandaient entre Saint-Denis et la porte Maillot ; le peuple applaudissait avec ivresse. Les équipages de la Dauphine furent obligés d'aller au petit pas ; on se pressait autour de sa voiture ; on voulait la voir, puis la revoir encore. Quelqu'un de la cour lui fit remarquer combien son arrivée excitait d'enthousiasme. « Les Français, répondit-elle avec finesse, ne voient jamais assez leur roi ; ils ne peuvent me traiter avec plus de bonté qu'en me prouvant qu'ils savent aimer celui que j'ai déjà l'habitude de regarder comme un second père[12]. »

La cour n'arriva qu'à sept heures du soir au château de la Muette. C'est là que Louis XV offrit à la Dauphine une magnifique parure de diamants. Au souper, ce prince, aveuglé par un sentiment indigne d'un souverain et d'un père de famille, prit madame Du Barry par la main, la présenta lui-même à la Dauphine, qui l'accueillit avec beaucoup de grâce, et ne craignit pas de la faire asseoir à la table de la famille royale. Par respect pour le roi, Marie-Antoinette ne laissa paraître aucune émotion[13]. Quelques indiscrets lui ayant demandé, après le souper, comment elle avait trouvé la comtesse, elle se contenta de répondre : « Charmante. »

C'est de la Muette que Marie-Antoinette écrivit sa seconde lettre à sa mère.

« Tout ce qui s'est passé, lui dit-elle, est pour moi comme un songe. Le pavé était couvert de fleurs comme à la fête de Saint-Etienne et je marchais entre des tentures et des décorations. S'il n'y avait pas tant de discours et de compliments à entendre, je trouverais ça charmant. » Elle lui raconte ensuite son entrevue dans la forêt de Compiègne avec Louis XV dont elle vante la bonté paternelle et royale, qui lui avait parlé de sa chère maman et lui avait dit : « Vous étiez déjà de la famille, car votre mère a l'âme de Louis le Grand. »

Le mercredi, 16 mai, tout Paris s'émut de joie et d'amour au mariage de la belle et gracieuse fille de Marie-Thérèse avec le Dauphin dont elle devait, plus tard, adoucir et partager les infortunes. Le grand aumônier, cardinal de la Roche-Aymon, archevêque de Reims, donna la bénédiction nuptiale aux époux, dans la chapelle de Versailles. Aussitôt après la cérémonie, le ciel se couvrit de nuages, et deux orages mêlés de violents coups de tonnerre empêchèrent le peuple de jouir du spectacle du feu d'artifice et des illuminations. La foule des curieux qui remplissaient les jardins fut obligée de se retirer. Toutes les rues furent bientôt désertes, et ceux qui croient aux présages purent en former un bien triste en contemplant la profonde obscurité de l'atmosphère de la France.

A peine rentrée dans ses appartements, la Dauphine reçut le serment des grands officiers de sa maison. Les ambassadeurs et les ministres des cours étrangères lui furent ensuite présentés par sa clame d'honneur, la comtesse de Noailles.

Le même jour, la jeune épouse s'échappait du grand cercle des courtisans, clans sa toilette de mariée, pour apprendre 'a sa mère qu'elle était la Dauphine de France.

On servit ensuite un repas magnifique ; jamais la cour de Versailles n'avait été aussi brillante. Là se pressait dans tout l'éclat du rang et de l'opulence une foule immense de courtisans qu'avaient attirés la curiosité, l'envie de paraître, le désir d'obtenir un regard du maître. Dans le nombre des personnages qui furent présentés à la Dauphine, il se trouvait beaucoup de seigneurs qu'elle avait vus à la cour de Vienne ; ce qui lui fit dire à madame la princesse de Chimai : « On m'avait bien annoncé que rien n'était comparable à la magnificence de la cour de Versailles ; niais on ne m'avait pas dit qu'elle était le point de réunion des personnes qu'on connaît, -et de toutes celles qu'on doit désirer de connaître[14]. »

Au bal royal, une minutieuse exigence de l'étiquette fit éprouver à la Dauphine une première mortification qui justifia en quelque sorte son dédain pour les puérilités du cérémonial observé à la cour. Marie-Thérèse, avant le départ de sa fille pour la France, lui avait exprimé le désir que, aux fêtes du mariage, on honorât de quelque distinction particulière leur parente, mademoiselle de Lorraine, fille du comte de Brionne et sœur du prince de Lambesc. La Dauphine ne manqua pas de faire connaître au roi le vœu de son auguste mère ; et, de son côté, l'ambassadeur de Vienne lui adressa, au nom de ses maîtres, la même demande. Sa Majesté trouva cette demande légitime et décida que mademoiselle de Lorraine danserait au premier quadrille des princes du sang. Mais les ducs et pairs, d'un côté, ne voulurent pas reconnaître de prééminence à la maison de Lorraine ; d'un autre côté, les Rohan-Soubise et les Bouillon ne voulurent point admettre d'égalité avec cette famille. Les ducs et pairs entraînèrent les gentilshommes dans leur parti, et tous réunis chez l'évêque de Noyon, le plus ancien pair du royaume, ils rédigèrent une supplique au roi et chargèrent le prélat de la remettre lui-même à Sa Majesté. Cet esprit d'opposition irrita Louis XV : « Si avec les robes noires j'ai encore les gentilshommes sur les bras, s'écria-t-il, ce sera revenir à la Fronde. » Alors, il donna une déclaration dans laquelle il disait : « ne pouvait refuser à l'impératrice l'espèce de grâce qu'elle lui avait fait demander pour sa parente ; que la danse, au bal, étant une chose qui ne pouvait tirer à conséquence, puisque le choix des danseurs dépendait de sa volonté, il espérait que les grands et la noblesse de son royaume ne feraient rien qui pût lui déplaire, dans une circonstance où il désirait marquer à l'impératrice sa reconnaissance pour le présent qu'elle venait de lui faire. » Mais la raison, les prières, les menaces de disgrâce, tout fut inutile. Les grands se rassemblèrent ensuite chez le duc de Duras, et là ils arrêtèrent définitivement que ni eux, ni leurs épouses, ni leurs enfants ne paraîtraient au bal de Versailles.

Cependant l'heure fixée pour l'ouverture du bal approchait. Trois dames seulement se présentèrent d'abord : Mademoiselle de Lorraine, l'Hélène de cette « bataille féodale, » suivant l'expression de la maréchale de Mirepoix ; puis Mme de Bouillon et Mlle de Rohan. Le roi avait peine à contenir sa colère ; il envoya dire aux daines qui habitaient le château de se présenter : presque toutes persistèrent dans leur refus. Enfin, on vit arriver Mines de Mailly, de Duras, de Donissan, de Polignac, du Pujet, de Trans, de Dillon, de Ségur ; puis ceux des grands qui, tenant à la cour par des charges lucratives, avaient plus d'intérêt à ne pas déplaire au monarque. A son entrée dans la galerie et les salons presque vides, Marie-Antoinette laissa paraître un léger mouvement de surprise et de mécontentement ; mais elle le réprima aussitôt, puis se pencha vers le duc de Choiseul et lui dit avec un gracieux sourire : « Rien en vérité de plus convenable pour une voyageuse un peu fatiguée, que le calme de cette grande solitude. » La première contredanse fut dansée par le Dauphin, la Dauphine, le comte de Provence, Madame, le comte d'Artois, la duchesse de Chartres, le duc de Chartres, la duchesse de Bourbon, le prince de Condé, la princesse de Lamballe, le duc de Bourbon et mademoiselle de Lorraine dont le triomphe était enfin assuré[15].

Quelques jours après on répandit à la cour une parodie en vers de la supplique des pairs et gentilshommes du royaume, Cette parodie avait le mérite d'être courte :

Sire, les grands de vos États

Verront avec beaucoup de peine

Une princesse de Lorraine

Sur eux, au bal, prendre le pas.

Si votre majesté projette

De les flétrir d'un tel affront,

Ils quitteront la cadenette

Et laisseront les violons.

Avisez, la ligue est parfaite ;

Signé : l'évêque de Noyon,

La Vaupalière, Beaufremont,

Clermont, Laval et de Villette[16].

Les fêtes données le 30 mai, par la ville de Paris, à l'occasion de ce mariage, surpassèrent en magnificence toutes celles de la cour et attirèrent des provinces une affluence considérable de curieux. Mais le malheur semblait s'attacher à la destinée de Louis-Auguste, car un affreux désastre troubla encore ces splendeurs de la joie. Au moment où la foule, à laquelle on n'avait pas préparé de débouchés suffisants, s'ébranlait en masse sur la place Louis XV, après le feu d'artifice, pour se porter sur le boulevard, quelques personnes trébuchèrent et leur chute entraîna la chute de beaucoup d'autres. Aux cris lamentables de ceux qu'on foulait aux pieds, une panique indicible s'empara de tout ce peuple éperdu, et le désordre, que des filous accrurent pour mieux l'exploiter, fut bientôt à son comble. Cent trente-deux spectateurs furent étouffés[17] et trois cents autres environ blessés et meurtris. De ces derniers, deux cents seulement purent être conservés à la vie. Le prince de Montbarey et le maréchal duc de Biron, colonel des gardes françaises, faillirent tomber au nombre des victimes. La jeune Dauphine qui arrivait de Versailles, par le Cours-la-Reine, pour jouir de la joie de tout un peuple, s'enfuit éperdue, les yeux noyés de larmes, poursuivie de cette affreuse image et croyant toujours entendre les cris des mourants. Par une circonstance étrangement fatale, les victimes de cette fête royale furent déposées au cimetière de la Magdeleine, qui, vingt-trois ans plus tard, devait recevoir les cadavres mutilés de Louis XVI et de Marie-Antoinette[18].

Ce triste événement jeta la consternation dans la capitale et causa la plus vive douleur au Dauphin. Le lendemain, on lui apporta sa pension de six mille livres, et aussitôt il écrivit au lieutenant de police M. de Sartines :

« Je suis pénétré de tant de malheurs. On m'apporte en ce moment ce que le Roi m'accorde tous les mois : c'est tout ce dont je puis disposer ; je vous l'envoie : hâtez-vous de secourir les plus malheureux. Vous connaissez, Monsieur, mon estime pour vous,

» LOUIS-AUGUSTE. »

De son côté, la Dauphine était inconsolable, Plusieurs fois on la surprit fondant en larmes. Et peut-être on ne nous dit pas tout ! répéta-t-elle souvent. Elle ne se trompait pas. L'obscurité de la plupart des morts permit d'en diminuer beaucoup le nombre dans les comptes rendus à la cour[19]. Elle imita la bienfaisance de son époux, envoya tout l'argent qu'elle possédait et s'efforça d'adoucir le désastre qu'il lui était impossible de réparer. Une de ses dames d'honneur lui disait, pour la consoler : « Que parmi les victimes on avait trouvé des voleurs, les poches pleines. — Qu'importe, répliqua la princesse, ils sont morts à côté des honnêtes gens[20]. »

La lettre dans laquelle la Dauphine annonce à Marie-Thérèse cet affreux événement semble empreinte de douloureux pressentiments. « Monsieur le Dauphin est désespéré, lui écrit–elle, et n'a pas été en arrière de son devoir. Moi, je n'en dors plus et j'ai toujours devant les yeux cette foule de victimes dont nous avons été l'occasion Je redoute beaucoup le jour où monsieur le Dauphin et moi ferons notre entrée dans Paris.

» Je demande pardon à ma chère maman du ton si triste de cette lettre. Mais ces malheurs sont mon unique pensée. J'ai besoin de m'appuyer sur le cœur de ma chère maman et d'être assurée qu'elle nie permet de lui dire tout, et que personne ne l'aime et ne lui baise les mains avec plus de respect et de tendresse que moi.

» L'abbé m'a été très-utile dans toute cette catastrophe.

» MARIE-ANTOINETTE[21]. »

L'heureuse impression qu'avait produite la sensibilité de l'auguste couple était presque la seule qui restait de ce funeste événement, lorsque le Dauphin et son épouse firent leur entrée publique dans Paris. Ce jour fut un véritable triomphe pour Marie-Antoinette. Le char brillant qui la portait avait peine à fendre les Mots du peuple avide de la voir, de l'admirer et de la bénir. Lorsque de Notre-Dame, où elle était' allée pour offrir à Dieu ses actions de grâces, elle se rendit à l’Hôtel-de-Ville, les témoignages de la plus vive allégresse éclatèrent sur son passage. Arrivés aux Tuileries, les deux époux y reçurent les hommages empressés des Parisiens. Ils se promenèrent ensuite à pied dans le jardin pour répondre aux touchantes démonstrations du public. C'était la même ivresse qu'ils avaient rencontrée sur la place de l'Hôtel-de-Ville. On ne se lassait pas de les applaudir, de les combler de bénédictions. La joie, dit un journal du temps, rayonnait sur le visage de la princesse et sur celui du Dauphin, qui s'informait souvent s'il n'arrivait point d'accident et si les gardes, occupés de contenir la multitude, ne faisaient de niai à personne[22].

Cependant Louis XV attendait à Versailles, avec impatience et presque avec anxiété, le retour de ses petits-enfants. En arrivant, ils se jetèrent dans ses bras. « Mes enfants, leur dit-il, j'étais presque inquiet ! Vous devez être bien fatigués de votre journée ! C'est la plus douce de notre vie, » répondirent-ils, et la Dauphine ajouta avec une ingénieuse adresse : « Ah ! Sire, il faut que Votre Majesté soit bien aimée des Parisiens : comme ils ont fêté vos enfants ! » On ne pouvait imaginer une tournure plus aimable ; c'était en même temps le langage le plus respectueux que des enfants pouvaient tenir dans une semblable circonstance, il faisait disparaître le contraste frappant qui pouvait blesser le cœur du monarque. En effet, Louis XV, quand il se montrait en public à cette époque de sa vie, n'était plus reçu, comme autrefois, avec des transports d'allégresse. Ce changement, que ses vices avaient causé dans la conduite du peuple, n'avait point échappé à la pénétration de Marie-Antoinette, d'ailleurs si heureuse de l'affection que lui témoignaient les habitants de Paris.

Fidèles à la vertu au milieu de l'atmosphère impure de la cour de Louis XV, heureux de leur amour et entièrement étrangers à la politique, Louis-Auguste et Marie-Antoinette ne s'occupaient qu'à répandre des bienfaits autour d'eux. Ils se rendaient souvent de leur palais au réduit ; du pauvre dont ils se plaisaient à soulager l'infortune, et veillaient comme une seconde providence sur des enfants infirmes et délaissés. La Dauphine se promenait un jour au-delà de la croix de Souvré, où avait été fixé le rendez–vous de la chasse. Elle entendit dans une vigne, près du village d'Achères, à quelques kilomètres de Fontainebleau, une femme et un enfant pousser des cris de désespoir. Elle s'élance aussitôt de sa calèche, vole au secours de ces infortunés qu'elle interroge sur les motifs de leur clou-leur, et apprend qu'un cerf, forcé par des chiens, avait renversé et blessé mortellement le mari de cette femme. A- ce récit, Marie–Antoinette lui donne tout l'or qu'elle a sur elle et lui dit, pour la consoler, tout ce que le sentiment peut inspirer à une âme tendre. Dans ce moment, arrivent le Dauphin et le comte de Provence, et, pénétrés des mêmes sentiments, ils répandent leurs bourses dans les mains de cette femme désolée. Sur l'invitation pressante de la Dauphine, la mère et son fils montent clans sa voiture avec un valet de pied chargé de les conduire à leur demeure et de venir lui rendre compte de l'état du mari qui respirait encore. Pendant qu'elle attendait cette réponse, le roi parait, et, partageant la douleur des nobles assistants, il s'écrie : « Quel malheur t Comment rendre à cette femme son mari et à cet enfant son père ? — Ah ! papa, reprend la princesse, en les tirant de la misère, nous pourrons du moins diminuer la cruauté de leur sort. » Elle obtient de Louis XV, sur le lieu même, une pension pour la pauvre famille qui ta bénit comme un ange tutélaire[23].

Une autre fois, instruite qu'un officier, dont le corps avait été réformé, se trouvait sans emploi et dans l'indigence, la Dauphine commande un uniforme d'un régiment en activité, se le fait apporter, met dans l'une de ses poches un brevet de capitaine, cent louis dans l'autre, une boite et une montre d'or dans la veste, et ordonne d'en revêtir l'officier. Un grand nombre d'autres actions généreuses marquaient tous les jours de Marie-Antoinette et ceux de son époux. Louis-Auguste ne se permettait aucune dépense superflue et retranchait ordinairement quelques sommes de sa pension de chaque mois afin de soulager l'indigence. Reconnu un jour par des pages sur le seuil d'une maison où il venait de laisser de secrètes aumônes, il dit agréablement : « Il est bien singulier, messieurs, que je ne puisse aller en bonne fortune sans être trahi. »

C'est avec le plus vif intérêt que l'attention s'arrête sur les héritiers du trône, aux mœurs pures, à l'austère décence, préludant au bonheur de leurs futurs sujets par des actes répétés de bienfaisance, et sur un règne funeste à tous les intérêts, humiliant au dedans et au dehors, et qui, dans le même palais, finit lentement au milieu d'un ignoble repos. Ici, de jeunes princes laborieux, irréprochables, dont l'âme franche et sans déguisement s'ouvre toujours aux nobles inspirations, à tous les sentiments vertueux ; là, un vieillard moins affaissé sous le poids des années que de la volupté, sultan abâtardi, se contentant d'accorder quelques paroles à l'agonie de la Pologne, trop égoïste pour se distraire de ses honteux plaisirs et empressé de s'étourdir par d'ignominieuses fêtes, afin de ne pas entendre le murmure lointain de l'orage qui devait bientôt éclater sur la France. Le peuple ne laissait point échapper les contrastes que lui présentait le palais de Versailles. « L'agitation et le bruit, dit un écrivain, se prolongeaient chaque soir dans une partie du château ; les fenêtres où brillaient les lumières de l'orgie étincelaient bien avant clans la nuit, tandis que l'ombre et le silence s'étendaient de bonne heure, tout à côté, sous le même toit ; et le peuple ne prenait pas le change. Quoiqu'il entrât rarement dans le palais, son regard en comprenait le langage extérieur et devinait la place de chacun. Une popularité universelle récompensait alors le Dauphin et la Dauphine, et le vieux Brissac put dire un jour avec vérité, en montrant à la jeune princesse la foule qui se pressait sous son balcon : « Voyez, madame, ce sont autant d'amoureux[24]. »

Le vieux Louis XV semblait heureux de la popularité qui s'attachait à l'épouse de son petit-fils. Il admirait la grâce et le charme de ses réparties ; à tous il faisait la question : « Comment trouvez-vous la Dauphine ? » Mais cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée ; madame Du Barry entreprit de le faire tomber. Offensée de ne point obtenir de la princesse les attentions auxquelles elle prétendait, la favorite s'occupa de Marie-Antoinette, critiqua l'irrégularité de ses traits, sa jeunesse, sa naïveté, les mots qu'on citait d'elle, et railla le roi sur sa prédilection pour la Petite-Rousse. « Qui peut vanter ses attraits ? disait-elle. On ne parlerait pas de celle qui possède tout cela, si elle n'était de la maison d'Autriche. » Entraîné par les méchancetés et les perfides suggestions de l'insolente comtesse, Louis XV s'éloigna peu à peu de la Dauphine.

On sait que la honteuse élévation de Mme Du Barry était l'ouvrage du parti opposé au duc de Choiseul. Depuis longtemps le ministre résistait aux puissantes intrigues de ce parti, dans lequel on remarquait le duc d'Aiguillon, le chancelier Maupeou, le maréchal de Richelieu, le prince de Soubise et les Rohan. Mais le moment de la disgrâce approchait pour Choiseul, qui n'avait pas voulu courber la tête devant l'idole du jour, aux pieds de laquelle se jetait Versailles[25]. En effet, irrité de ses mépris pour la favorite, Louis XV exila Choiseul à sa terre de Chanteloup, en Touraine, six mois après le mariage du Dauphin, lorsqu'il travaillait à relever la France humiliée de ses tristes revers[26]. Ainsi, par la disgrâce de son protecteur, Marie-Antoinette, jeune, légère, inexpérimentée, allait se trouver, sans autre guide que l'abbé de Vermond, au milieu de complaisants, de flatteurs et surtout d'ennemis jurés de la maison d'Autriche. Les amis de la comtesse Du Barry, le duc d'Aiguillon et l'abbé Terray restaient les vrais maîtres du pouvoir.

Jamais on ne vit un ministre disgracié par un roi, en si grande faveur auprès de la cour, que Choiseul. Presque toute la cour, malgré la défense de Louis XV, déserta Versailles pour aller s'inscrire à son hôtel. Le duc de Chartres, arrière petit-fils du régent, força toutes les consignes et se jeta en pleurant dans les bras du ministre déchu. Les parlementaires, les philosophes, les poètes, toute la partie éclairée et lettrée de la nation lui témoigna les mêmes sentiments que les courtisans. Lorsqu'il partit, sa voiture passa entre deux haies de curieux, d'équipages et de carrosses de toute espèce, dont un grand nombre lui fit escorte sur la route de Chanteloup. On eût dit que la monarchie était perdue.

Quant à Voltaire, il se consola promptement de la disgrâce de son protecteur. Plus courtisan qu'il ne voulait en avoir l'air, il s'empressa d'écrire de sa main, à Mme Du Barry, une lettre flatteuse pour réclamer son appui et l'assurer de son dévouement.

« Madame la comtesse,

» La renommée aux cent voix m'annonce, dans ma retraite, la chute de M. de Choiseul et votre triomphe. Cette nouvelle ne m'a point surpris. J'avais toujours pensé qu'il est impossible de résister à la beauté. Mais, vous l'avouerai-je, je ne sais si je dois me féliciter du succès que vous avez obtenu. M. de Choiseul était plein de bonté pour moi, sa bienveillante protection me soutenait seule contre mes nombreux ennemis. Puis-je me flatter de trouver en vous l'appui qu'il m'accordait à moi chétif ? Lorsque le dieu Mars n'est plus là, il est tout naturel que je m'adresse à Pallas, la déesse des beaux-arts. Refuserait-elle de protéger de son égide l'un de ses plus dévots adorateurs ?

» Permettez-moi, madame, de profiter de la licence de cette époque pour déposer à vos pieds l'assurance de mon respectueux dévouement. Je n'ose vous dire les souhaits que je forme, parce qu'on pourrait, en un certain lieu, m'accuser d'infidélité ; mais je vous promets d'être fidèle à l'avenir. A mon âge, il est temps de se fixer. Soyez assurée que je ne m'occupe que de vous, que je ne songe qu'a vous et qu'il n'est pas un écho des Alpes à qui je n'apprenne à répéter votre nom.

» VOLTAIRE. »

Dans la joie de son triomphe, la favorite répondit, avec tout son esprit, au philosophe repentant, qu'elle serait toujours fière de le servir de son crédit, le remercia des vœux qu'il lui exprimait et de l'attachement qu'il professait pour elle.

Quelques âmes charitables de la cour ne manquèrent pas d'annoncer à Chanteloup l'histoire des relations-épistolaires du patriarche de Ferney et de la comtesse Du Barry. Choiseul, à qui l'exil n'avait rien fait perdre de son esprit railleur, imagina, pour se venger de la défection de Voltaire, de faire peindre le portrait de ce philosophe sur la plus élevée des girouettes du château de Chanteloup, avec cet exergue au bas : Du nord au sud et de lest à. l'ouest[27].

A la cour de France, Marie-Antoinette n'eut d'abord de société intime que celle de Mesdames, filles du roi et tantes du Dauphin, que leur âge et leur position semblaient rendre propres à guider son inexpérience et sa jeunesse. Mais ces princesses vivant dans le culte de leur rang et dans les pratiques d'une dévotion minutieuse, avaient toute la sévérité grondeuse de l'âge sans avoir l'indulgence des mères. L'aînée, madame Adélaïde, drue sèche et rude, à l'instruction profonde, aux dons de l'esprit, ne joignait pas la bonté qui seule fait aimer les grands. Des manières brusques, une voix dure, une prononciation brève la rendaient plus qu'imposante. Elle n'avait pas vu sans déplaisir le mariage de son neveu avec une archiduchesse d'Autriche et supportait avec peine la gaieté pétulante de la Dauphine[28]. Madame Louise, contrefaite et fort petite, d'une aine élevée, aimait les grandes choses. Afin de se soustraire aux pompes de Versailles, elle s'était retirée au couvent des Carmélites, à Saint-Denis, et avait changé ses riches vêtements pour une robe de bure. Mais, en se donnant à Dieu, elle n'avait pas rompu entièrement avec les misères de la vie, et, du fond de sa cellule, elle se mêlait encore aux intrigues et aux passions de la cour. Madame Victoire était belle, gracieuse, douce, affable ; son accueil, son regard et son sourire se trouvaient en parfaite harmonie avec la bonté de son âme. Affligée des préventions de sa sœur, et convaincue que leur société et leurs conseils pouvaient être utiles à la jeunesse de la Dauphine, cette excellente princesse l'autorisa à rester familièrement, près d'elle. Ensuite elle essaya d'obtenir sa confiance par l'attrait de quelques fêtes agréables données chez la marquise de Durfort, sa dame d'honneur et sa favorite. Mais la comtesse de Noailles et l'abbé Vermond s'opposèrent bientôt à ces réunions. L'autre fille du roi, madame Sophie, d'une rare laideur, d'une nature sauvage et d'une extrême timidité, ne montrait de l'esprit et de l'affabilité que dans la société de quelques dames préférées[29].

Marie-Antoinette trouva encore à la cour de Louis XV les frères du Dauphin, le comte de Provence, bel esprit sans cœur, (iule froide et fausse, cachant son ambition dans la littérature ; le comte d'Artois, prince étourdi, bruyant et prodigue, aux manières gracieuses, aux goûts chevaleresques, et leurs sœurs mesdames Clotilde et Elisabeth, toujours confiées aux soins de Mme de Marsan. La première, qu'un embonpoint extraordinaire pour sa taille et pour son âge lit surnommer Gros-Madame, devait se concilier tous les cœurs par l'agrément et la finesse de son esprit, par sa douceur et ses grâces prévenantes. La seconde, dont le caractère annonçait plus d'un trait de ressemblance morale avec le duc de Bourgogne, l'élève de Fénelon, sera plus tard victime de son respect et de son tendre attachement pour le roi son frère.

L'intérieur dévotieux des filles de Louis XV, esclaves des froideurs de l'étiquette, ne pouvait offrir beaucoup de charmes à la Dauphine. Mais les mariages successifs du comte de Provence et du comte d'Artois avec deux filles du roi de Sardaigne, amenèrent Versailles deux princesses à peu près du même âge que Marie-Antoinette et lui procurèrent une société plus conforme à ses habitudes. La comtesse de Provence, aux sourcils noirs et arqués, était jeune, gracieuse sans éclat. Mais, plus tard, sa vanité de femme fut offensée de l'influence de la reine, et elle ne put oublier que, avant les ouvertures de Choiseul à la cour de Vienne, elle avait été, demandée pour le Dauphin. La comtesse d'Artois, fort petite, sans difformité dans la taille, avait une physionomie très-intéressante, malgré la longueur de son nez, et la peau d'une extrême blancheur. Bonne et généreuse, elle se fit aimer de ceux qui l'environnaient. On peut lui reprocher d'avoir partagé la jalousie de sa sœur contre la fille de Marie-Thérèse.

Une grande intimité s'établit tout d'abord entre les trois jeunes ménages. Ils firent réunir leurs repas et ne mangeaient séparément que les jours où les dîners étaient, publics. La réunion du soir, pour le souper, n'était jamais interrompue, et avait lieu chez la comtesse de Provence. Madame Elisabeth vint y prendre sa place, lorsqu'elle eut terminé son éducation ; quelquefois, Mesdames, tantes du roi, y étaient invitées. Cet usage n'avait point eu d'exemple à la cour depuis longtemps ; il fut l'ouvrage de Marie-Antoinette et elle l'entretint avec la plus grande persévérance. Le Dauphin et son épouse étaient souvent obligés de lutter contre les personnes de leur propre maison. La dame d'honneur de la Dauphine, la comtesse de Noailles, que ses mœurs irréprochables et ses vertus recommandaient aux respects de la cour, était aussi gardienne sévère des anciens usages et du cérémonial français. Marie-Antoinette, vive, impétueuse, toute spontanée et d'une simplicité familière, la baptisa madame l'Etiquette[30]. Le mot fit fortune il Paris, mais excita des murmures à Versailles.

Cependant la cour n'éprouva aucun changement d'étiquette durant le règne de Louis XV. Le jeu se tenait chez madame la Dauphine, la première personne de l'État. Il avait eu lieu, depuis la mort de Marie Leczinska jusqu'au moment du mariage de monsieur le Dauphin, chez madame Adélaïde, qui ne se vit pas dépouillée sans quelque déplaisir par l'ordre de préséance. La messe en musique était entendue tous les jours. Les promenades des princesses n'étaient que de rapides courses en berlines, accompagnées de gardes-du-corps, d'écuyers, de pages à cheval[31].

Au milieu des princes, des princesses, des courtisans, avec lesquels elle devait vivre, Marie-Antoinette rencontrait des sympathies, mais aussi beaucoup d'ennemis. On croira peut-être (lue l'amour du Dauphin et sa constante admiration pour une compagne si digne d'être aimée, dédommageaient cette princesse des préventions jalouses, des méfiances, des animosités (lui l'entouraient. Mais il n'en était pas ainsi. » Une indifférence affligeante, une froideur qui dégénérait souvent en brusquerie, étaient les seuls sentiments que lui montrait le jeune prince. » Cette gaieté expansive, cette grâce indicible de l'épouse, tant de charmes, en un mot, n'obtenaient rien sur les sens de ce Bourbon de dix-huit ans, dont toutes les passions semblaient endormies. Cet éloignement qui dura fort longtemps, était, dit-on, l'ouvrage du duc de la Vauguyon. Le servile gouverneur avait tout dompté dans son royal élève, qu'il avait rendu presque hostile à la femme. Après le mariage du prince, mariage qu'il n'avait pu empêcher, il se garda bien d'abandonner son œuvre. Trop docile aux inspirations de sa haine contre Choiseul, aux inspirations de madame Adélaïde qui, de son c(%)té, remplissait le cœur de son neveu d'inquiétude et de défiance, il entreprit de traverser le nouveau ménage. Il lutta sans relâche contre la Dauphine dont la reconnaissance pour Choiseul enflammait son ressentiment, il combattit l'amour du Dauphin et retarda de tous ses efforts la confiance des époux. Les projets formés alors contre Marie-Antoinette allaient jusqu'à la possibilité d'un divorce ; c'était là une des idées de prédilection de madame Adélaïde. C'est avec dégoût que l'histoire pénètre dans cette ténébreuse intrigue. Afin de parvenir à son but, la Vauguyon eut recours aux moyens les plus honteux et gagna les inspecteurs des bâtiments, à Fontainebleau, pour éloigner l'appartement du Dauphin de l'appartement de son épouse[32].

Sous le règne de Louis XV, les nombreux ennemis de Marie-Antoinette n'essayèrent point de changer l'opinion publique à son égard. Elle était toujours l'objet des vœux et de l'amour des Français en général, et particulièrement des habitants de Paris, que le seul plaisir de la voir attirait successivement à Versailles. Les courtisans ne partageaient pas tous l'enthousiasme populaire qu'avait inspiré 'cette princesse : la disgrâce du ministre, ami de la maison d'Autriche, l'a privée de son véritable appui. En effet, dès le premier jour qu'elle a paru dans cette cour pleine d'intrigues et de corruption, elle s'est trouvée en butte à la cabale de deux partis, celui du duc de la Vauguyon déjà signalé et qui regarde son mariage avec le Dauphin comme l'œuvre de Choiseul qu'il déteste, et celui de la comtesse Du Barry qui redoute l'ascendant qu'elle peut exercer à la cour[33]. Déjà commence dans l'ombre, sans -bruit, mais sans repos, le système de calomnie sous lequel succombera Marie-Antoinette[34]. C'est dans cette cour, au milieu des sourdes attaques de ses premiers ennemis que « se forge longtemps à l'avance, suivant le langage d'un historien, la hache populaire qui abattra cette tête royale. »

Enfin, l'heure invisible de Louis XV approchait. Attaqué de la petite vérole, qui fit de rapides progrès en peu de jours, malgré sa forte constitution et les soins assidus des trois princesses ses filles[35], il comprit toute la gravité de son état. Parmi les râlements de la mort, le monarque avili reconnut et adora la main qui le frappait. Il termina sa hideuse vie le 10 mai 1774, au moment où croulait déjà de toutes parts la redoutable et imposante monarchie qu'avaient fondée les efforts de Richelieu et de Mazarin, et le sépulcre se ferma au milieu des sanglants outrages de la multitude sur un règne qui avait trop longtemps duré. A la nouvelle de la maladie de son aïeul, Louis-Auguste, qu'un ordre - du monarque tenait éloigné de toutes les chances de la contagion, avait écrit au contrôleur général : « Je vous prie, monsieur, de distribuer dans la minute cieux cent mille livres aux pauvres, afin qu'ils prient pour la conservation du roi. Et si vous trouvez que la distribution de cette somme puisse nuire à vos arrangements, vous la retiendrez sur mes pensions. »

Tandis que Louis XV rendait le dernier soupir, Louis-Auguste était dans l'appartement de la Dauphine. Tous deux écoutaient dans le lointain les prières des agonisants et ne voyaient qu'avec tristesse l'onéreuse succession qu'ils allaient recueillir. Ils entendirent bientôt le tumulte immense de la foule des courtisans qui se précipitait pour adorer la puissance nouvelle de Louis XVI. A ce bruit étrange, Marie-Antoinette et son époux comprirent qu'ils allaient régner, et, par un mouvement spontané, ils se jetèrent à genoux en pleurant : « Ô mon Dieu ! s'écrièrent-ils, guidez-nous, protégez notre inexpérience ; nous régnons trop jeunes ! » Au même instant, le cri traditionnel : Le roi est mort ! Vive le roi ! retentit sous les voûtes du palais, la comtesse de Noailles entra, et, la première, salua Marie-Antoinette reine de France ; elle pria ensuite Leurs Majestés de venir recevoir les hommages des princes et des grands officiers. Alors, appuyée sur le bras de Louis XVI, son mouchoir sur les yeux, belle de ses larmes, et dans l'attitude la plus touchante, Marie-Antoinette traversa au' milieu d'un murmure flatteur les flots des courtisans qui remplissaient les appartements, et reçut tous ces hommages. Puis, à un signal donné, les pages, les écuyers, les gardes montèrent à cheval et les voitures emportèrent la nouvelle à la cour à Choisy[36]. « Le château resta désert ; tout le monde s'empressait de fuir une contagion qu'aucun intérêt ne donnait plus le courage de braver. » Aussitôt la circulation entre Choisy et Paris fut immense : jamais on ne vit plus de mouvement, dans une cour. Quelle sera l'influence de Mesdames, tantes ? Celle de la reine ? Quel sort réserve-t-on à la comtesse Du Barry ? Quels ministres le roi choisira-t-il ? Encore quelques jours et toutes ces questions seront décidées[37].

 

 

 



[1] Ses talents pour la musique ont souvent fait les délices des cercles choisis qu'elle réunissait, à Bellevue, à Trianon et à Versailles. (Mémoires de Weber, t. I, p. 11).

[2] Mémoires du marquis de Bouillé, p. 33.

[3] Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. II, p. 43, édition de 1822.

[4] Le duc de Lévis, Souvenirs et Portraits.

[5] A ce sujet, nous citerons une anecdote que le 'gouverneur des enfants du prince de Kaunitz avait apprise à Madame Campan qui la racontait souvent : « Il y avait à Vienne, à cette époque, un docteur, Gassner, qui était venu y chercher un asile contre les persécutions d'un des électeurs ecclésiastiques, son souverain. Gassner, doué d'une imagination très-exaltée, croyait avoir des inspirations. L'impératrice le protégeait, le recevait quelquefois, plaisantait de ses visions, et l'écoutait pourtant avec une sorte d'intérêt. « Dites-moi, lui demanda-t-elle un jour, si mon Antoinette doit être heureuse ? » Gassner pâlit et garda le silence. Pressé de nouveau par l'impératrice, et cherchant alors à donner une expression générale à l'idée dont il semblait fortement occupé : « Madame, répondit-il, il est des croix pour toutes les épaules. » (F. Barrière. Notice sur Madame Campan, t. I des Mémoires, p. 13 et 14).

[6] L'arrivée de la princesse en France, fut aussi pour le célèbre Goëthe, son compatriote, l'occasion d'un sinistre présage. Goëthe, jeune alors, achevait ses études à Strasbourg. Il fut admis dans le pavillon destiné à recevoir l'archiduchesse et sa suite. « En y entrant, dit-il dans ses Mémoires, mes yeux furent frappés du sujet représenté sur la tapisserie qui servait de tenture au pavillon principal. On y voyait Jason, Creüse et Médée, c'est-à-dire l'image du plus funeste hymen dont on ait gardé la mémoire. A la gauche d'un trône, l'épouse entourée d'amis, de serviteurs désespérés, luttait contre une mort affreuse. Jason, sur l'autre plan, reculait saisi d'horreur, à la vue de ses enfants égorgés, et la furie s'élançait dans les airs sur son char traîné par les dragons. »

Sans être superstitieux, ajoute M. Barrière, dans la notice que nous venons de citer, on est frappé de cet étrange rapport. L'époux, l'épouse, les enfants furent atteints ; la fatale destinée parut s'accomplir en tous points.

[7] Madame la baronne d'Oberkirch, Mémoires, t. I, chap. III, p. 33.

[8] La chapelle ducale, dégradée pendant la Révolution, a été restaurée par l'ordre de Louis XVIII. On y a rapporté ce qu'on a pu retrouver des restes des ducs de Lorraine, qui avaient été enlevés de leurs cercueils de plomb et du caveau de la chapelle.

[9] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 20.

[10] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 20.

[11] Vie de la Révérende Mère Thérèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France.

[12] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 22.

[13] « La Dauphine en fut blessée ; elle en parlait assez ouvertement dans son intérieur, mais elle sut dissimuler son mécontentement en public et son maintien fut parfait. » (Madame Campan, Mémoires, t. I, p. 50.

[14] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 24.

[15] Montjoie, Histoire de Marie Antoinette, etc., t. I, liv. II, p. 39-42. — Lafont d'Aussonne, Mémoires secrets et universels des malheurs et de la mort de la reine de France, chap. III, p. 11. Paris, 1824, 1 vol. in-8°. — Nouvelles à la main, sur la comtesse Du Barry, revues et commentées par Émile Cantrel, p. 212-215. Paris, 1861, 1 vol. in-8°, édit. Henri Plon.

[16] « Les deux derniers vers surtout sont d'une grande méchanceté, dit l'auteur des Nouvelles ci la main sur la comtesse du Barry ; car avoir mêlé ainsi les noms de Clermont, Laval et Beaufremont, de grands noms de France, avec ceux de la Vaupalière et de Villette, c'est faire injure aux beaux noms du royaume. On n'ignore pas que MM. de Villette et de la Vaupalière sont de petite origine bourgeoise, et mal lavés encore, malgré leur savonnette. »

[17] Gazette de France, 4 juin 1770.

[18] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 28.

[19] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 28.

[20] Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. III, p. 55.

[21] Voir les Causeries d'un curieux, par M. F. Feuillet de Conches, t. II, p. 289-230.

[22] Weber, Mémoires, t. I, chap. I, p. 30-31.

[23] Mercure de France.

[24] Le comte de Falloux, Louis XVI, liv. II, p. 28.

[25] L'auteur des Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, nous apprend que, à cette époque, on faisait courir une prière que les Choiseul, à bout d'espoir, avaient inventée pour attirer sur eux les bienfaits du roi, leur père non céleste. « Voici, ajoute-t-il, ce nouveau Pater, qui n'a rien de bien méchant et qui ne fera pas accorder à ceux qui le récitent le pain parlementaire qu'ils demandent : « Notre père qui êtes à Versailles. Votre nom soit glorifié. Votre règne est ébranlé. Votre volonté n'est pas plus exécutée sur la terre que dans le ciel. Rendez-nous notre pain quotidien que vous nous avez ôté. Pardonnez à vos Parlements qui ont soutenu vos intérêts, comme vous pardonnez à vos ministres qui les ont vendus. Ne succombez plus aux tentations de Du Barry. Mais délivrez-nous du diable de chancelier. Ainsi soit-il. » (Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, revues et commentées par Émile Cantrel, p. 240).

[26] Après un imper chez madame Du Barry, auquel avaient assisté les ennemis de Choiseul, le roi lui écrivit la lettre suivante : « Mon cousin, le mécontentement que me causent vos services nie force à vous exiler à Chanteloup où vous vous rendrez dans vingt-quatre heures. Je vous aurais envoyé beaucoup plus loin, si ce n'était l'estime particulière que j'ai pour madame la duchesse de Choiseul, dont la santé m'est fort intéressante. Prenez garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti. Sur ce, je prie Dieu, mon cousin, qu'il vous ait en sa sainte garde. »

S'il faut en croire des Nouvelles â la main sur la comtesse Du Barry, le Dauphin aurait dit, en apprenant la disgrâce du ministre : « La Du Barry m'épargne la peine que j'aurais eue à chasser cet homme-là plus tard. »

[27] Emile Cantrel, Nouvelles à la main sur la comtesse Du Barry, p. 252-254.

[28] Madame Adélaïde avouait hautement son éloignement pour une princesse de la maison d'Autriche ; et lorsque M. Campan fut prendre ses ordres, au moment de partir avec la maison de la Dauphine, pour aller la recevoir aux frontières, elle lui dit : « Qu'elle désapprouvait le mariage de son neveu avec une archiduchesse, et que, si elle avait des ordres à donner, ce ne serait pas pour aller chercher une Autrichienne. » (Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. I, p. 24.)

[29] « Il y avait pourtant des occasions où cette princesse, si sauvage, devenait tout à coup affable, gracieuse et montrait la bonté la plus communicative ; c'était lorsqu'il faisait de l’orage : elle en avait peur, et tel était son effroi, qu'alors elle s'approchait des personnes les moins considérables ; elle leur faisait mille questions obligeantes ; voyait-elle un éclair ; elle leur serrait la main ; pour un coup de tonnerre elle les eût embrassées ; mais le beau temps revenu, la princesse reprenait sa raideur, son silence, son air farouche, passait devant tout le monde sans faire attention à personne, jusqu'à ce qu'un nouvel orage vînt lui ramener sa peur et son affabilité. » (Mémoires de Madame Campan, t. I, chap. I, p. 21).

[30] « En rendant justice aux vertus de la comtesse de Noailles, les gens sincèrement attachés à la reine ont toujours regardé comme un de ses premiers malheurs, peut-être même comme le plus grand qu'elle pût éprouver à son entrée dans le monde, de n'avoir pas rencontré, dans la personne naturellement placée pour être son conseil, une femme indulgente, éclairée, et unissant à des avis sages cette grâce qui décile la jeunesse à les suivre Madame la comtesse de Noailles n'avait rien d'agréable dans son extérieur ; son maintien était raide, son air sévère. Elle connaissait parfaitement l'étiquette ; mais elle en fatiguait la jeune princesse sans lui en démontrer l'importance. Toutes ces formes étaient gênantes, à la vérité ; mais elles avaient été calculées sur la nécessité de présenter aux Français tout ce qui peut leur commander le respect, et surtout de garantir une jeune princesse, par un entourage imposant, des traits mortels de la calomnie. » (Mémoires de madame Campan, t. I, chap. ni, p. 50-51).

[31] Mémoires de madame Campan, t. 1, chap. III, p. 69-71.

[32] « Au voyage de Fontainebleau, l'année du mariage, on gagna les inspecteurs des bâtiments pour que l'appartement de Mgr le Dauphin, attenant à celui de la Dauphine, ne se trouvât pas achevé, et on lui en lit donner un provisoirement à l'extrémité du château. La Dauphine, sachant que c'était le résultat d'une intrigue, eut le courage de s'en plaindre à Louis XV qui, après de sévères réprimandes, donna des ordres si positifs que, dans la semaine, l'appartement se trouva prêt. Tout était employé pour entretenir et augmenter la froideur que le Dauphin témoigna longtemps à sa jeune épouse Elle en fut profondément affligée, mais ne se permit jamais d'articuler une plainte à cet égard. L'oubli, le dédain même pour des charmes qu'elle entendait louer de toutes parts, rien ne lui faisait rompre le silence ; et quelques larmes qui s'échappaient involontairement de ses yeux étaient les seules traces que son service ait pu voir de ses peines secrètes. » (Mémoires, de madame Campan, t. I, chap. III, p. 61).

[33] Le mauvais vouloir de madame de Marsan, gouvernante des sœurs du Dauphin, la confidente et l'amie de ses tantes, fut aussi habilement exploité par les ennemis de la Dauphine. « Il s'établit un foyer d'intrigues, ou plutôt de commérage, contre Marie-Antoinette, dans la société de madame de Marsan ; ses moindres actions y étaient mal interprétées ; on lui faisait un crime de sa gaieté, et des jeux innocents qu'elle se permettait quelquefois dans son intérieur avec les plus jeunes de ses dames, et même avec des femmes de son service. » (Mémoires de madame Campan, t. I, chap. III, p. 64-65).

[34] « Cependant tout le monde cherchait extérieurement A lui plaire : l'âge de Louis XV et le caractère du Dauphin avertissaient assez la prévoyante sagacité des courtisans, du rôle important qui était réservé é cette princesse, si, sous le règne suivant, le Dauphin finissait par lui être attaché. » (Mémoires de madame Campan, t. I, chap. III, p. 74).

[35] « Mesdames inspirèrent, à cette époque, à madame la Dauphine un sentiment de respect et d'attachement, dont elle leur donna des preuves multipliée3 lorsqu'elle fut sur le trône. En effet, rien ne fut plus admirable et plus touchant que le courage avec lequel elles affrontèrent la maladie la plus terrible : l'air du palais était infecté ; plus de cinquante personnes gagnèrent la petite vérole, pour avoir seulement traversé la galerie de Versailles, et dix en moururent. » (Madame Campan, Mémoires, t. I, p. 75-76).

On lit dans les Souvenirs de Félicie de madame de Genlis, les détails suivants sur la maladie du roi et sur le dévouement de Mesdames : « Le roi est à toute extrémité ; outre la petite vérole, il a le pourpre ; on ne peut entrer sans danger dans sa chambre. M. de Letorière est mort pour avoir entr'ouvert sa porte afin de le regarder deux minutes. Les médecins eux-mêmes prennent toutes sortes de précautions pour se préserver de la contagion de ce mal affreux, et Mesdames, qui n'ont jamais eu la petite vérole, qui ne sont plus jeunes, et dont la santé est naturellement mauvaise, sont toutes trois dans la chambre, assises près de son lit et sous ses rideaux ; elles passent là le jour et la nuit. Tout le monde leur a fait à ce sujet les plus fortes représentations ; on leur a dit que c'était plus que d'exposer leur vie, que c'était la sacrifier ; rien n'a pu les empêcher de remplir ce pieux devoir. »

[36] Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 78-79.

[37] Madame Campan, Mémoires, t. I, chap. IV, p. 78-79.