HISTOIRE DE LOUIS XII

 

CHAPITRE II. — CONQUÊTE ET PERTE DU ROYAUME DE NAPLES.

 

 

Tolérance de Louis XII envers les Bazochiens. — Il défend de persécuter les Vaudois. — Hugues de Beaumont forcé de lever le siège de Pise. — Conquête de la Romagne par César Borgia, avec l'aide des Français. — Traité de Grenade avec Ferdinand le Catholique. Conquête et partage du royaume de Naples par les Espagnols et les Français. — Les Suisses ravagent les environs du lac de Lugano. Accordailles de Claude de France et de Charles d'Autriche. — Conférences et traité de Trente. — Philippe de Ravenstein échoue au siège de Mytilène. — Guerre entre les Aragonais et les Français pour le royaume de Naples. — Succès de d'Aubigny en Calabre. — Gonzalve bloqué dans Barlette. — La Palisse fait prisonnier dans Ruvo. Traité de Lyon. — Perfidie de Ferdinand d'Aragon. — Batailles de Seminara et de Cérignoles. — Les Espagnols entrent à Naples. Nouveaux préparatifs de Louis XII. — Mort d'Alexandre VI. — Pie III. — Exaltation de Jules II. — César Borgia dépouillé de sa puissance. — Exploits de Bayard. — Défaite des Français sur les bords du Garigliano. — Capitulation de Cette.— Revers des armées françaises sur les Pyrénées.

 

Les rigueurs dont Louis XII usait envers les Sforza contrastaient singulièrement avec la douceur de son caractère. Vers le temps où, par son ordre, l'ex-duc de Milan était jeté dans une étroite prison, le roi se laissait jouer et blasonner en plein théâtre par les clercs de la Bazoche du Palais, qui, organisés en société dramatique, s'ingéraient de corriger la sottise des hommes dans leurs sotties et moralités, et fondaient la comédie en France. La race des Bazochiens et des Enfants—sans-souci avait jadis échoué contre l'inflexible sévérité de Louis XI, qui avait fermé leur théâtre, en les menaçant des verges et de l'exil, s'ils osaient enfreindre ses ordres. Mais Louis XII leur rendit la liberté, et leur accorda même la permission de jouer toutes les personnes du royaume, Peu reconnaissants de cette faveur, les Bazochiens se faisaient, avec plus de malice que de bon sens, les échos des courtisans et des gentilshommes. Dans leurs farces allégoriques ils raillaient l'admirable économie du roi, que les grands traitaient d'avarice, parce qu'il ne livrait point à leur avidité le fruit des sueurs de son peuple. Un jour, ils poussèrent l'audace jusqu'au point de le traduire sur la scène sous les traits d'un « avare insatiable, qui buvoit dans un grand vase d'or sans pouvoir étancher une soif si déshonnête[1]. » Averti de leur insolence, Louis XII voulut qu'on les laissât rire et gausser en liberté, pourvu qu'ils ne parlassent point de sa femme, et respectassent l'honneur des dames.

Pendant son séjour à Milan, le roi avait signé un traité d'alliance offensive et défensive avec les Florentins, et conformément à ce traité il fit partir six cents lances et sept mille fantassins pour les aider à subjuguer Pise (juin 1500). Cette ville, que Charles VIII avait délivrée du joug de Florence, luttait héroïquement depuis sept ans contre sa rivale. Hugues de Beaumont, commandant des troupes royales, envoya deux chevaliers, Jean d'Arbouville et Hector de Montmort, sommer les Pisans de se soumettre. Ceux-ci répondirent qu'ils ne souhaitaient rien tant que de vivre sous la domination de la France, dont ils tenaient la liberté, mais qu'ils se défendraient jusqu'à la mort contre les Florentins. Ils s'efforcèrent en même temps de réveiller par tous les moyens l'ancienne inclination des Français pour eux. Beaumont forma le siège de la ville, et ses soldats, malgré leur répugnance à combattre leur ancienne alliée, marchèrent à l'assaut avec les Florentins. Les Pisans repoussèrent l'attaque des Français aux cris de vive la France ! Dans les moments de repos, ils envoyaient des vivres, du vin et de l'argent aux assiégeants, et les accablaient de prévenances. Les chefs ne purent décider les soldats à un second assaut : prières, menaces, argent, tout fut inutile ; la désertion força Hugues de Beaumont de lever le siège et de reprendre la route de la Lombardie (6 juillet).

A la même époque, la Romagne était le théâtre d'une autre guerre, excitée par l’ambition de César Borgia, auquel l'assistance des Français fut plus utile qu'aux Florentins. Interrompue par le retour offensif de Ludovic Sforza en Lombardie, la conquête de la Romagne fut reprise après la chute de ce prince. Louis XII envoya alors au duc de Valentinois trois cents lances et quatre mille Suisses aux ordres d'Yves d'Alègre, et déclara qu'il regarderait comme une injure personnelle toute opposition à l'expédition de Borgia. Le capitaine français seconda vigoureusement les opérations militaires de son allié, et avant le printemps de 1501 toutes les petites principautés de la Romagne furent entièrement soumises. Un consistoire, docile aux ordres du pape, consentit à l'aliénation de cette province reconquise sur tous les tyranneaux qui l'avaient enlevée au Saint-Siège, et Alexandre VI "érigea en duché. Par la terreur qu'inspirait la protection de la France, le nouveau duc de Romagne domina le centre de la péninsule. Mais Louis XII, jusque alors trop favorable à cette famille, ne voulut point travailler à l'agrandissement illimité de César 'Borgia. Il lui défendit de rien entreprendre contre Bentivoglio, seigneur de Bologne, ou contre la république de Florence, qu'il voulait obliger de rétablir les Médicis, et dont la triste situation pouvait seconder ses desseins. César obéit, dans la crainte que le roi ne se ressentît de l'injure faite à ses alliés ; il se consola de cet échec en s'emparant de la principauté de Piombino, des îles d'Elbe et de Pianosa.

Maître du bassin du Pd, Louis XII résolut d'exécuter ses projets sur le royaume de Naples. Rien ne s'opposait plus à cette nouvelle conquête : Venise était en guerre avec les Turcs ; le pape et César Borgia restaient fidèles à l'alliance française, et la peur avait gagné tous les petits États de la haute et de la moyenne Italie. Après beaucoup de menaces demeurées sans effet, l'empereur Maximilien, toujours jaloux, toujours inquiet, avait consenti à une nouvelle prorogation de trêve, eût promis au roi de Naples, pour quarante mille ducats, de ne point signer de traité qu'il n'y fût compris. La diète germanique ne sortait pas non plus de son repos habituel ; Louis XII avait engagé dans ses intérêts le duc de Gueldre et l'électeur palatin ; enfin l'archiduc Philippe et ses sujets des Pays-Bas ne demandaient qu'à jouir de la paix et de la liberté de commerce avec la France ; on parlait même de marier Claude, fille de Louis XII, avec le duc de Luxembourg, fils de l'archiduc, et de lui accorder pour dot le Milanais, lorsqu'ils auraient atteint l'âge nubile : ce projet d'alliance déciderait sans doute Maximilien à donner au roi de France l'investiture du duché de Milan.

Frédéric, roi de Naples, ne voyait pas sans frayeur l'orage s'amasser sur sa tête, et pour le détourner il proposa à Louis XII de se rendre son feudataire, de recevoir garnison française dans ses places fortes et de lui payer tribut. Ces offres assuraient à la France la domination paisible de l'Italie. Par une résolution aussi contraire à la saine raison que funeste dans ses conséquences, le roi les rejeta ; le 11 novembre 1500, ses agents avaient conclu à Grenade avec le roi d'Aragon, Ferdinand le Catholique, un pacte secret, par lequel il était convenu que les deux monarques feraient ensemble la conquête de Naples et se partageraient le royaume : Louis XII devait avoir la terre de Labour avec les Abruzzes, et le titre de roi de Naples et de Jérusalem ; Ferdinand le reste, avec le titre de duc d'Apulie et de Calabre. Ce traité de spoliation infâme de la part de Ferdinand, et peu honorable pour son allié, qui se faisait le complice d'une insigne perfidie, était déjà signé depuis plusieurs mois, que le roi d'Aragon jurait encore à son parent Frédéric de prendre sa défense contre les Français.

Les Turcs menaçaient alors l'Italie. Venise avait sollicité le secours des souverains de l'Europe ; et le pape, proclamant la croisade contre Bajazet II, ordonna la levée d'un décime sur toute la chrétienté afin de fournir aux frais de la guerre sainte. Louis XII et Ferdinand affectèrent de montrer le plus grand zèle pour la croisade ; Louis prétendait n'ambitionner la conquête de Naples que dans l'intention de se diriger ensuite sur la Grèce et de combattre avec plus de succès les infidèles. Il conclut même un traité d'alliance contre les Turcs avec Jean Albert, roi de Pologne, et son frère Ladislas, roi de Bohème et de Hongrie. Ferdinand voilà aussi du prétexte de la croisade ses préparatifs militaires contre Naples, en même temps qu'il s'efforçait de jeter de l'odieux sur Frédéric, qui, à l'exemple de Ludovic Sforza, avait osé implorer, mais en vain, l'assistance des Ottomans. Il fit encore plus que son allié ; pour soutenir les Vénitiens contre les Turcs, il envoya dans la mer Ionienne une flotte de soixante voiles sous la conduite de Gonzalve de Cordoue, le grand capitaine, avec douze cents chevaux et huit mille fantassins d'élite. Cette flotte rentra bientôt dans les ports de Sicile, afin d'exécuter les secrets desseins de Ferdinand d'Aragon. Abusé par de trompeuses promesses, Frédéric comptait sur le secours de Gonzalve pour repousser l'invasion.

Le 26 mai 1501, l'armée française, forte seulement de neuf cents lances, de sept mille hommes de pied, Gascons, Normands, Picards, Allemands et Suisses, et de trente-six canons, quitta ses garnisons de Lombardie et marcha sur Naples. Le comte de Ligni en avait demandé le commandement à Louis XII, auprès duquel il ne jouissait pas de la même faveur qu'autrefois sous Charles VIII. Mais, dit Brantôme, le roi lui refusa tout ce trac ; dont il conçut un si grand déplaisir qu'il en mourut de regret. Il lui avait donné un chef célèbre, Stuart d'Aubigny, à qui le duc de Valentinois et le comte de Caiazzo devaient servir de lieutenants. En même temps partit de Toulon une flotte de trente gros vaisseaux pour prendre à Gènes Philippe, comte de Ravenstein, chargé de diriger les opérations maritimes. Le roi, qui lui avait confié le gouvernement de cette importante ville, n'avait pas à se repentir de son choix. En effet, le jeune comte, par ses manières douces et honnêtes, et par son attention à rendre justice à tout le monde, s'était concilié l'affection des Génois à ce point qu'ils avaient voulu contribuer de moitié à l'équipement de l'armée navale. La flotte portait six mille cinq cents hommes de débarquement, plusieurs de ses vaisseaux avaient d'énormes dimensions, et suivant le récit, un peu exagéré sans doute, du chroniqueur Jean d'Auton, le vaisseau amiral la Charente avait à bord deux cents pièces d'artillerie et douze cents hommes de guerre sans les aides.

D'Aubigny traversa sans obstacle le Piémont et la Toscane ; bientôt renforcé par César Borgia et par les Orsini, il se dirigea vers Rome. A la nouvelle de ces mouvements, Frédéric, qui ne voyait dans Gonzalve de Cordoue et les Aragonais que des protecteurs et d'utiles auxiliaires, les pressa de quitter la Sicile et de s'avancer jusqu'à Gaëte. L'amiral espagnol ayant exigé qu'il lui ouvrît les principales places de la Calabre, sous prétexte de pourvoir à la sûreté de ses troupes, mais en effet pour se faciliter la conquête de cette province, Frédéric ne lit aucune difficulté de les lui donner. Il répartit ensuite ses troupes dans Naples, Averse et Capoue, disposa un camp près de San-Germano, et envoya son fils aîné Ferdinand, encore enfant, à Tarente.

Tandis que le roi de Naples prenait ces précautions, d'Aubigny arrivait devant Rome (25 juin). Les ambassadeurs de France et d'Espagne entrèrent ensemble dans le consistoire, et signifièrent au pape le traité des deux rois touchant le partage du royaume de Naples. Ce partage, disaient-ils, rendrait plus facile à leurs maîtres la guerre contre les infidèles. Alexandre VI montra quelque surprise ; mais il leur accorda par avance, sans balancer, l'investiture qu'ils sollicitaient pour les rois de France et d'Aragon. Après la déclaration de Rome, on se demanda, suivant Guichardin, « comment Louis XII avait pu se résoudre à partage le royaume de Naples avec le roi d'Espagne, et à introduire en Italie, où il était le seul arbitre de toutes choses, un prince son rival, entre les bras de qui tous les mécontents ne manqueraient pas de se jeter, et qui d'ailleurs avait d'étroites liaisons avec l'empereur ; on ne comprit pas pourquoi il avait préféré ce parti à celui de laisser cette couronne à Frédéric, qui aurait été son tributaire, comme il le lui avait offert tant de fois. Mais on n'était pas moins surpris que Ferdinand eût démenti par un pareil trait de perfidie la réputation de bonne foi et d'équité dont il jouissait[2]. »

La nouvelle de l'union des deux rois consterna Frédéric ; malgré les assurances de Gonzalve, qui, feignant de ne vouloir pas croire ce qui s'était passé à Rome, lui offrait avec une apparente sincérité de venir le joindre, il changea ses premières dispositions, et se retira de San—Germano vers Capoue, afin d'y attendre quelques renforts. Le général espagnol n'eut pas plutôt appris que les Français avaient passé Rome, qu'il jeta le masque et déclara publiquement les ordres dont il était chargé. Indigné de cette perfidie, Frédéric résolut de défendre ses places ; mais comme San-Germano et les villes voisines s'étaient révoltées, même avant que d'Aubigny fût sorti de Rome, il envoya Fabrice Colonna dans Capoue avec trois cents hommes d'armes, quelques chevau-légers et trois mille fantassins. Rinuccio de Marciano, passé récemment à son service, eut ordre de s'y rendre aussi pour seconder Colonna. Après avoir confié la défense de Naples à Prosper Colonna, il alla s'enfermer dans Averse avec le reste de ses troupes.

Parti de Rome, d'Aubigny incendia sur sa route Marino, Cavi et quelques autres places des Colonna, emporta sans résistance Montefortino, puis toutes les villes situées aux environs de Capoue, et franchit le Vulturne. Alors Frédéric, se repliant sur la capitale, abandonna Averse, qui ouvrit aussitôt ses portes aux Français ; Nole et les places voisines suivirent cet exemple. D'Aubigny tourna ensuite tous ses efforts contre Capoue, dont il forma le siège, et qui lui opposa une vigoureuse résistance ; elle fut cependant emportée d'assaut le huitième jour, et cruellement saccagée (25 juillet). Animés par le désir du pillage, les Suisses, les Gascons, et surtout les soldats de César Borgia, y commirent d'horribles excès. Sept à huit mille habitants furent impitoyablement égorgés sans distinction d'âge ni de sexe. Fabrice Colonna tomba entre les mains des vainqueurs, et Ranuccio mourut de ses blessures.

La ruine de Capoue répandit partout la terreur. Frédéric ne voulut point prolonger les calamités de son royaume par une résistance inutile, il entama des négociations avec d'Aubigny, et préféra s'abandonner à la générosité du roi de France, son ennemi naturel, que de rien attendre de la perfidie de Ferdinand d'Aragon, son parent. Il offrit ensuite au lieutenant de Louis XII de lui remettre dans huit jours les châteaux de Naples, Gaëte et tout ce qui lui restait du partage des Français, pourvu qu'il lui fût permis de se retirer dans l'île d'Ischia, avec sa femme, ses enfants, ses amis et ses biens, et qu'on accordât une amnistie à tous ceux de ses sujets qui lui étaient demeurés fidèles. Il demanda aussi de pouvoir passer à Ischia, dans une pleine sûreté, six mois à l'expiration desquels il serait libre de se réfugier où il voudrait, s'il ne s'accommodait pas avec le roi de France. L'occasion paraissait si belle, que d'Aubigny ne crut pas devoir la négliger ; il accepta les conditions de Frédéric et occupa les châteaux de Naples (25 août).

Sur ces entrefaites arriva Philippe de Ravenstein avec la flotte ; il ne voulut point reconnaître cette convention, se présenta devant l'île d'Ischia et menaça de l'assaillir, si Frédéric ne se remettait, sans différer, à la discrétion du roi de France. L'infortuné monarque dut se résigner à l'abandon de son dernier asile, et partit pour la France sur une escadre de six galères. Louis XII se montra sensible au malheur et à la confiance du monarque détrôné ; il lui accorda une pension viagère de trente mille ducats et le comté du Maine, pour lui et ses hoirs, sous la condition qu'il ne sortirait pas du royaume[3].

Pendant ce temps, Gonzalve de Cordoue se rendait maître de la Calabre et de la Pouille. Les peuples auraient sans doute préféré les Français aux Espagnols ; mais comme les villes restaient sans défense, toutes, à l'exception de Manfredonia et de Tarente, ouvrirent leurs portes. La première tomba bientôt entre les mains des Espagnols. A Tarente commandaient Giovanni de Guerra, comte de Potenza, gouverneur du jeune prince Ferdinand, aussi enfermé dans la place, et Léonard de Naples, chevalier de Rhodes. Après un long siège, la ville consentit à capituler ; Gonzalve de Cordoue jura sur la sainte eucharistie d'accorder au duc Ferdinand de Calabre un libre passage pour se retirer où il voudrait. Mais la crainte des jugements de Dieu et des hommes ne put l'emporter sur les raisons d'État ; Gonzalve, infidèle au plus saint des serments, fit arrêter le prince et l'envoya prisonnier en Espagne, où le roi ordonna de lui rendre les vains honneurs de son rang. Il y vécut jusqu'en 1550. Le second fils de Frédéric, qui avait suivi son père en France, mourut en 1515 à Grenoble ; le troisième, César, finit ses jours à Ferrare. Ainsi fut consommée par la perfidie la ruine de cette branche de la maison d'Aragon ; niais sa dépouille allait devenir, entre Ferdinand le Catholique et Louis XII, la cause immédiate d'une guerre acharnée qu'ils devaient transmettre à leurs successeurs.

Tandis que les Français rentraient en vainqueurs dans Naples, les Suisses, réunis à Bellinzona au nombre de sept à huit mille, s'étaient jetés sur la Lombardie, lorsqu'on s'y attendait le moins, et avaient pillé tous les environs du lac de Lugano. Après avoir ravagé toute la plaine, ils s'étaient retranchés dans un bourg, soit pour en faire leur place d'armes, si on venait les attaquer, soit pour y retirer leur butin. Georges d'Amboise séjournait alors à Milan ; il envoya des troupes contre eux. Les Suisses parlementèrent avec les soldats français, et prétendirent qu'ils avaient voulu seulement s'indemniser de quelque argent dont on leur était redevable. Afin de conserver l'alliance des Suisses, Louis XII se vit contraint de céder Bellinzona aux trois cantons forestiers, et l'occupation de cette importante place resta une menace permanente.

Maximilien n'avait sans doute pas été étranger à ce mouvement ; les brillants succès de la guerre de Naples le décidèrent cependant à traiter avec la France, et à suivre l'exemple de son fils, l'archiduc Philippe, qui conclut, sur ces entrefaites, avec Louis XII un accord de la plus haute importance (août 1501). Trop docile aux conseils et aux instances de la reine Anne, toujours mauvaise Française, Louis avait consenti à fiancer sa fille, Madame Claude, âgée de deux ans, avec l'héritier des maisons d'Autriche, d'Espagne et de Bourgogne, c'est-à-dire le jeune duc de Luxembourg, qui fut depuis l'empereur Charles-Quint. L'accord portait que la princesse hériterait du duché de Bretagne du chef de sa mère, si le roi venait à mourir sans enfants mâles nés de la reine Anne ; et que, s'il naissait plusieurs enfants du mariage projeté, l'un d'eux prendrait le nom et les armes de Bretagne. « Cette alliance impolitique, dit M. Henri Martin, pouvait avoir pour résultat d'arracher la Bretagne à la France et de la livrer à la maison d'Autriche, et cela an moment où cette maison allait atteindre une effrayante prépondérance en absorbant la famille royale d'Espagne. »

L'empereur Maximilien donna alors des espérances plus certaines de la paix, et le cardinal d'Amboise, représentant (le Louis XII, se rendit à Trente pour s'aboucher avec lui. Dans cette entrevue, le cardinal fut reçu avec tous les honneurs imaginables. Après de longues conférences, le ministre de France et l'empereur signèrent un traité de paix qui comprenait les rois catholiques et Philippe d'Autriche. Louis XII reconnaissait les prétentions de la maison d'Autriche sur la Hongrie et la Bohême ; il s'engageait à seconder Maximilien dans une expédition qu'il méditait contre les infidèles, et à rendre moins rigoureuse la captivité de Ludovic Sforza ; de son côté, l'empereur promettait au roi l'investiture du Milanais. Des projets menaçants contre Venise, dont les usurpations excitaient les plaintes de Louis XII et de Maximilien, furent agités dans les conférences de Trente. D'Amboise, qui brûlait de parvenir au souverain pontificat, proposa la convocation d'un concile général pour réformer l'Église dans ses membres et dans son chef. Maximilien, pénétrant les vues ambitieuses du cardinal, feignit d'y con sentir pour lui inspirer de flatteuses espérances. Mais la plupart de tous ces grands desseins n'eurent aucune suite.

Cependant Louis XII, pressé de prouver à la chrétienté que l'intérêt général l'avait guidé dans la conquête de Naples, n'avait point attendu Maximilien pour s'engager dans la guerre sainte. Aussitôt après la soumission de Naples, Philippe de Ravenstein, malgré le refus de Gonzalve de lui fournir le contingent promis par l'Espagne, fit voile vers la Grèce. Sa flotte, bientôt grossie d'une forte escadre vénitienne et portant alors dix mille hommes de débarquement, entra dans l'archipel. Ravenstein aborda à Mytilène, dans l'île de Lesbos, et forma le siège de cette ville. Mais les Turcs lui opposèrent la résistance la plus opiniâtre. Après plusieurs assauts meurtriers, et à l'approche de puissants secours que le sultan envoyait aux assiégés, l'amiral fit rembarquer ses troupes et leva l'ancre, sans attendre l'arrivée du grand maître de Rhodes, qui s'était mis en mer avec vingt—neuf vaisseaux. Près de Cérigo (l'ancienne Cythère) une horrible tempête accueillit la flotte française et la dispersa ; le navire que montaient Ravenstein et les principaux chefs de l'expédition, et un autre gros vaisseau, se brisèrent contre les rochers de cette lie inhospitalière, et la moitié de l'équipage périt dans les flots : Ravenstein et le reste de ses compagnons ne parvinrent à regagner l'Italie qu'après mille angoisses et à travers mille dangers (octobre-décembre 1501).

Ce désastre était d'autant plus funeste pour les Français, qu'ils avaient alors grand besoin de toutes leurs forces militaires et maritimes : Louis XII avait nommé vice-roi de Naples, de préférence au brave d'Aubigny, Louis d'Armagnac, duc de Nemours. D'Aubigny fut mécontent, et la discorde divisait les capitaines français, lorsque d'inévitables querelles éclatèrent entre les conquérants, à l'occasion du partage du royaume. Suivant le traité, la terre de Labour et l'Abruzze devaient appartenir aux Français ; la Pouille et la Calabre aux Espagnols ; mais on n'avait pas eu le soin de marquer exactement les limites de ces provinces, et d'ailleurs cette division n'existait plus depuis longtemps. De nouvelles provinces, la Basilicate, la Capitanate et le Principat (Principautés ultérieure et citérieure), avaient été formées aux dépens des anciennes. Les Espagnols et les Français ne purent s'accorder ni sur ces contrées démembrées, ni sur le partage de la douane des troupeaux, qui s'élevait à deux cent mille ducats, l'un des plus considérables revenus du royaume, et qui devait être divisé entre les deux rois. Ce droit de douane était perçu à l'époque de la migration annuelle des troupeaux qui habitaient l'été les montagnes des Abruzzes, l'hiver les plaines de la Capitanate, merveilleux petit pays, où la douceur du climat dans cette dernière saison rend l'herbe aussi abondante qu'elle l'est ailleurs au printemps.

Décidé à ne pas céder sur un point de telle importance, Gonzalve de Cordoue occupa une partie de la Capitanate. Les principaux barons du royaume, qui ne voyaient qu'avec douleur ces commencements de rupture, offrirent d'accommoder le différend, et engagèrent le duc de Nemours et Gonzalve à se réunir dans l'église de San-Antonio, entre Mena et Melfi. Plusieurs mois s'écoulèrent en négociations inutiles : on convint seulement d'attendre la résolution des deux rois, et de se tenir en repos de part et d'autre pendant ce temps-là. Malgré cette convention, les provinces contestées furent, durant l'hiver et le printemps suivant, le théâtre de petites escarmouches et d'hostilités peu sérieuses. Mais Louis XII, ne pouvant rien obtenir du roi d'Aragon par la douceur, résolut de recourir à la force. Il passa les monts, afin de surveiller les États d'Italie, manda au duc de Nemours de sommer Gonzalve d'évacuer sur-le-champ la Capitanate et le Principat, et de l'y contraindre par les armes en cas de refus. Avant de rentrer en France, il envoya par nier, à Naples, deux mille Gascons et trois mille Suisses.

Le duc de Nemours déclara donc à Gonzalve que s'il ne cédait point la Capitanate aux Français, ceux-ci feraient valoir leurs droits les armes à la main. Bientôt après il attaqua en effet les Espagnols près d'Atripalda (10 juin 1502). Cet acte d'hostilité fut le commencement de la guerre. Alors les princes de Salerne et de Bisignano, tous les adhérents des Français, ainsi que beaucoup d'autres habitants de la portion espagnole, se déclarèrent contre les Aragonais. Quoique de son côté Gonzalve eût reçu des renforts espagnols, basques et allemands, les Français conservaient encore la supériorité du nombre. Aussi prit-il la résolution d'éviter leur premier choc, toujours si redoutable, de leur abandonner la campagne et de s'enfermer dans la ville maritime de Barlette, sur la côte de Bari. Là ce général réunit ses meilleures troupes, les partisans les plus déterminés des Espagnols, et attendit tranquillement d'autres secours, dans l'espoir que la fougue des ennemis ne tarderait pas à se fatiguer devant l'opiniâtreté de ses soldats. Avec le vieux parti aragonais, les Colonna passèrent aussi dans les rangs des Espagnols.

D'après l'avis de Matteo d'Aquaviva, duc d'Adria, Nemours se disposait à l'attaque de Bari ; mais Stuart d'Aubigny, le plus habile de ses lieutenants, lui conseilla d'assaillir Barlette, qui était mal fortifiée, et de presser vivement le siège de cette ville, avant que Gonzalve pût tirer de nouveaux renforts de Sicile et d'Espagne. Si le jeune duc de Nemours était brave chevalier, il était en même temps orgueilleux et médiocre capitaine. ll n'écouta pas d'Aubigny, et, négligeant une si belle occasion de terminer promptement la guerre, il l'envoya soumettre la Calabre. Le prince se contenta ensuite de laisser un petit corps d'armée devant Barlette, pour en former le blocus, sous la conduite de Jacques de Chabannes, sire de La Palisse, et partit avec le reste de ses troupes pour entreprendre la conquête de la Capitanate et de la Pouille.

D'Aubigny, entré dans la Calabre, prit la ville de Cosenza, qu'il livra au pillage, sans pouvoir s'emparer de la citadelle. Mais après avoir essayé en vain de résister avec d'autres troupes venues de la Sicile, les Espagnols se virent contraints d'abandonner le pays et de se transporter dans cette lie. De son côté, le vice-roi se rendit maître de toute la Pouille, à l'exception de Tarente et de Gallipoli. Il ramena ensuite son armée sous les murs de Barlette que, pendant son absence, les vastes travaux de Gonzalve avaient rendue imprenable. Les compagnons de La Palisse et la garnison de cette ville, qui supporta une longue disette avec une rare constance, firent diversion aux ennuis du blocus par des défis et des combats chevaleresques, que les mémoires du Loyal Serviteur et les historiens de l'époque ont célébrés à l'envi. Ce fut le duel où Bayard, qui devait se couvrir de gloire dans cette guerre malheureuse, tua le fameux Sotomayor, cousin du roi d'Espagne ; ce fut le combat de treize Espagnols contre treize Français, où le bon chevalier fil tant d'armes, qu'il emporta le prix sur tous ; puis un autre combat de treize hommes d'armes français et d'un pareil nombre d'Italiens. Dans cette dernière rencontre les Italiens vainqueurs rentrèrent en triomphe dans Barlette, et chacun les remercia comme les restaurateurs de la gloire de l'Italie. Mais ces petits combats, qui firent briller d'un vif éclat la chevalerie espagnole et française, ainsi que l'art militaire des Italiens, ne furent que des phénomènes isolés, sans importance dans leurs résultats.

L'année suivante, la fortune ne se montra pas aussi favorable aux Français. Dans la Calabre, les renforts arrivés de Sicile aux Espagnols réduisirent d'Aubigny à la défensive. Vers le même temps, la connivence des Vénitiens, dont Ferdinand le Catholique s'était assuré l'appui secret, fournit à Gonzalve les moyens de ravitailler Barlette par mer, et causa la perte d'une escadre de quatre galères françaises, commandée par Prégent de Bidoux, chevalier de Rhodes. Ce dernier s'était retiré dans le port d'Otrante après avoir obtenu l'agrément des Vénitiens, qui occupaient cette ville, Trani et Brindes avec les Espagnols. Le commandant vénitien avait promis d'empêcher que les galères française ; ne fussent insultées par la flotte espagnole qui croisait sur ces côtes, sous les ordres de Villamarina. Mais peu après les Espagnols arrivèrent dans le même port, et Prégent, trop faible pour leur résister, prit le parti de mettre ses forçats en liberté et de couler à fond ses galères. Quant à lui, il se sauva par terre avec ses soldats (1503). Lorsque l'ambassadeur de Louis XII réclama près du sénat de Venise l'exécution des traités, on lui répondit que les expéditions dont il se plaignait avaient été entreprises par des particuliers, et que dans la république le commerce était libre.

Bientôt après, l'entêtement du duc de Nemours occasionna un autre revers : aveuglé par la confiance que lui inspirait la longue inaction de Gonzalve, ce prince se mit en route pour la terre d'Otrante avec la plus grande partie de ses troupes, malgré les représentations de La Palisse, laissé dans Ruvo, à douze milles de Barlette, avec cent lances et trois cents fantassins. A peine Nemours fut-il éloigné, que Gonzalve sortit de Barlette à la tête de toutes ses forces, conduisant quelques pièces de campagne par un chemin uni, se présenta devant Ruvo ; et foudroya cette place avec tant d'impétuosité, que les Français, épouvantés de cet assaut imprévu, se rendirent à discrétion. Le brave La Palisse fut fait prisonnier avec les soldats qu'il commandait, et le vainqueur put rentrer à Barlette sans aucun obstacle. Ce malheur, attribué avec raison au duc de Nemours, fournit un nouvel aliment à la discorde qui régnait déjà entre le vice—roi et ses lieutenants.

Tous ces événements appelèrent le roi à Milan, il espéra diriger plus facilement les affaires de Naples. Mais il ne put empêcher que la mésintelligence entre Nemours et d'Aubigny ne s'augmentât, et la crainte de jeter le découragement dans une partie de l'armée le del/filma de se déclarer pour l'un de ces deux généraux. Il comprit cependant qu'il lui serait impossible de conserver le royaume de Naples, s'il n'avait dans la Méditerranée une flotte assez forte pour lutter contre la puissance maritime des Espagnols. Louis partit donc pour Lyon, afin de hâter les préparatifs d'un nouvel armement, qui devait avoir lieu dans les ports de Marseille et de Gènes. La reine Anne vint le trouver dans cette ville et lui amena des secours considérables, tirés de la Bretagne et de ses autres apanages.

Diverses négociations pour la paix entre les deux rois avaient échoué, et la guerre allait devenir plus acharnée que jamais dans le royaume de Naples, lorsqu'un nouveau piège de Ferdinand rompit toutes les mesures de Louis XII. L'archiduc Philippe, gendre de Ferdinand et d'Isabelle, venait de faire un voyage en Espagne. A son retour dans les Pays-Bas, il obtint de Louis la permission de passer par la France, et de son beau-père les pouvoirs nécessaires pour faire la paix à laquelle le jeune prince s'était efforcé de le disposer. Philippe avait avec lui deux ambassadeurs espagnols sans lesquels il ne voulait rien conclure. On ne peut exprimer la magnificence et les honneurs avec lesquels il fut reçu par toute la France ; on prodigua les présents à tous ceux qui avaient quelque part dans sa faveur, car Louis XII désirait se le rendre favorable dans le traité de paix.

Le roi et la reine accueillirent à Lyon l'archiduc, charmé de leur généreuse réception, et bientôt après on commença les négociations. Elles furent suivies d'un traité par lequel Louis et Ferdinand renonçaient chacun à leur part du royaume de Naples en faveur des jeunes fiancés Charles d'Autriche et Claude de France. En attendant la célébration du mariage, le traité de Grenade devait recevoir son exécution, et les provinces qui avaient occasionné la guerre seraient administrées en commun par l'archiduc Philippe, procureur de son fils Charles, et par un commissaire du roi de France. Les futurs époux prenaient actuellement les titres de roi et reine de Naples, de duc et duchesse de Pouille et de Calabre. Les formes les plus solennelles, suivant Saint-Gelais, furent employées pour la conclusion de ce traité : « A l'église Saint-Jean, ainsy qu'on célébroit, la messe, Philippe, comme procureur du roy Ferdinand d'Espagne, et ayant procuration expresse, jura la paix, selon les articles qui pour ce furent faits. »

Dans la persuasion que la paix était assurée, le roi et l'archiduc dépêchèrent aussitôt des courriers à Naples pour y porter cette heureuse nouvelle, et pour ordonner aux, deux généraux de renoncer à tout acte d'hostilité en attendant la ratification des rois d'Espagne. Louis XII suspendit aussi tous envois de soldats à Naples, et ordonna de licencier une partie des levées faites en France. Mais le roi apprit bientôt, au sein de cette imprudente confiance, que Gonzalve avait reçu de puissants renforts, avec l'ordre secret de n'avoir égard à aucune signification de traité : Ferdinand n'avait voulu qu'endormir ta vigilance de son ennemi, et retarder les préparatifs conduits avec activité à Marseille et à Gènes. Aussitôt qu'il fut assuré du succès de sa ruse, il leva le masque, et, sans s'inquiéter du danger auquel il pourrait exposer son gendre, qui n'avait pas encore quitté la France, il refusa de ratifier le traité de Lyon. En même temps, il fit partir pour la Calabre des secours, commandés par Hugues de Cardonne et Antoine de Lève. Indigné d'avoir été l'instrument de cette trahison, l'archiduc tomba sérieusement malade. Ses courtisans lui firent craindre que Louis XII ne le retint comme otage ; mais le roi s'empressa de lui annoncer qu'il était toujours libre, et le rassura par ces belles paroles. : J'aime mieux perdre, s'il le faut, une couronne que je peux recouvrer, que l'honneur, dont la perle est irréparable.

Insensible à cette loyauté, Ferdinand recueillit bientôt le fruit de son insigne perfidie, et justifia les pressentiments de Louis XII. Les renforts qu'il avait reçus permirent à Gonzalve de sortir de son inaction, et le grand capitaine reprit l'offensive avec autant d'énergie qui de rapidité. D'Aubigny, peu de jours après avoir remporté un avantage à Terranova sur une forte division espagnole, fut attaqué par Hugues de Cardonne et Antoine de Lève, près de Seminara. Complétement vaincu (21 avril), il se réfugia dans la forteresse d'Angitola, avec les débris de ses troupes. Les Espagnols le poursuivirent, et d'Aubigny, après quelque temps de siège, ne put éviter de tomber entre les mains des vainqueurs. Cet habile et brave capitaine perdit la bataille et la liberté dans le même lieu où, huit ans auparavant, il s'était couvert de gloire par la défaite du jeune roi Ferdinand de Naples et de Gonzalve de Cordoue réunis.

Le vendredi qui suivit la bataille de Smillant (28 avril), Gonzalve sortit de Barlette, que la famine et la peste l'empêchaient de garder plus longtemps, et rencontra le duc de Nemours près de Cérignoles. Il alla camper sur un côteau, s'y fortifia et fut bientôt investi. L'armée espagnole, dont un large fossé couvrait le front, occupait une position des plus avantageuses ; le jour finissait, et la prudence exigeait qu'on renvoyât Pat—taque au lendemain. Dans le conseil tenu par les Français sur le parti qu'il fallait adopter, Louis d'Ars, l'un des plus braves généraux, soutint qu'on devait profiter de la faute (pie venait de faire Gonzalve, et le prendre par famine ; quelques-uns voulaient accorder aux soldats le repos de la nuit, et chercher à bien reconnaître la position de l'ennemi. Yves d'Alègre pensait, au contraire, qu'il importait de ne pas perdre un moment pour attaquer les Espagnols, et promettait que rien ne pourrait résister à l'impétuosité française. Comme le vice-roi, penchant pour le parti le plus sage, voulait différer la bataille, Yves d'Alègre parut douter de sa valeur ; et traita de timidité cet acte de prudence. Alors Nemours, piqué au vif, n'écouta plus de conseil ; il ordonna de sonner la charge, et s'élança sur l'ennemi à la tête de l'avant-garde.

Un combat engagé sous de tels auspices présageait aux Français une issue funeste. Le camp de Gonzalve opposa la plus forte résistance, et le feu meurtrier de sa nombreuse artillerie causa de grandes pertes aux agresseurs. Les périls de l'attaque furent encore augmentés par les nuages de poussière que soulevait la cavalerie et par les genêts élevés qui cachaient les retranchements des Espagnols. Plusieurs fois les Suisses, animés d'une héroïque ardeur, revinrent à la charge sans pouvoir les forcer. Le désordre était déjà dans leurs rangs, lorsque deux charrettes qui renfermaient les poudres des Espagnols sautèrent avec un bruit horrible. Cet accident, qui pouvait être fatal à ses soldats, ne troubla point la présence d'esprit de Gonzalve ; il sut en tirer avantage pour exciter leur courage. La victoire est à nous, compagnons, s'écria-t-il ; Dieu nous l'annonce par cet évènement, puisque nous n'aurons plus besoin de notre artillerie. Saisie d'une terreur panique au fracas de cette explosion, l'arrière-garde' française prit la fuite, entraînant Yves d'Alègre lui-même. Dans ce moment, Nemours arrivait encore avec les Suisses devant les retranchements espagnols, et les animait à franchir le fossé, lorsqu'il tomba frappé d'un coup mortel. Alors un effroyable désordre se mit dans le reste de l'armée, privée de son chef ; Gonzalve s'élança hors de son camp, battit sans peine et dispersa les Français, dont presque tous les capitaines furent tués ou pris.

Quelques débris de l'armée vaincue se rallièrent autour des deux généraux les plus célèbres, Louis d'Ars et Yves d'Alègre, que la poursuite des Espagnols empêcha de se réunir : le premier se réfugia dans Venouse, où il résolut de se défendre jusqu'à la dernière extrémité ; le second marcha sur Naples, dans l'espoir de conserver cette grande ville. Mais les subsistances manquaient à Naples, el le découragement des amis de la France y était à son comble. Yves d'Alègre se retira donc à Capoue, qui ne lui offrit pas plus de ressource ; il ne put obtenir d'asile que dans la forteresse de Gaëte. Fabrice Colonna soumit aux Espagnols Aquila et les Abruzzes ; Prosper se rendit maître de Capoue, de Suessa et de la Campagna Felice ; depuis la dernière bataille de Seminara, la Calabre était soumise ; les villes de la Popille et de la Calabre s'empressèrent de mériter la faveur du vainqueur par une prompte soumission.

Ce fut dans Acerra que les députés de Naples apportèrent à Gonzalve de Cordoue les clefs de la capitale, où, le 14 mai, il lit son entrée solennelle. Les châteaux de cette ville se défendirent avec le plus grand courage, mais ils furent contraints de céder aux formidables moyens d'attaque déployés contre eux par un des lieutenants du général espagnol, Pierre Navarre, le plus habile ingénieur militaire de cette époque. Ce soldat de fortune, qui était parvenu au commandement de l'artillerie, avait inventé, ou du moins perfectionné, l'usage des mines dans les sièges[4]. Bientôt le royaume entier obéit aux Espagnols, à l'exception de Gaëte, de Venouse -d de San - Severino, que défendait le 'prince de Rossano.

A la nouvelle de tous ces désastres, la colère do Louis XII égala sa douleur. L'archiduc Philippe partagea le ressentiment du roi, à la discrétion duquel il se remit entièrement, afin de prouver à tous qu'il n'était nullement complice de la témérité de Gonzalve de Cordoue ou de la perfidie du roi d'Aragon, son beau-père. 11 alla même jusqu'à mander à celui-ci que lui, Philippe, demeurerait à la cour de France jusqu'à ce que Ferdinand eût ratifié le traité de Lyon, et se plaignit avec amertume de la confusion et de l'embarras où le jetait la désobéissance du général qui commandait l'armée à Naples. Mais Ferdinand soutint que l'archiduc avait outrepassé ses pouvoirs, et sans s'émouvoir des reproches de trahison qui lui étaient adressés, il refusa de ratifier le traité. Louis ne respirait que la vengeance ; il chassa de France les ambassadeurs de Ferdinand qui venaient lui proposer artificieusement de nouvelles conditions de paix ; il résolut d'attaquer le royaume de Naples avec de nombreuses troupes et une puissante flotte, et d'envoyer contre Ferdinand deux armées qui descendraient en Espagne, l'une par la Biscaye, l'autre par le Roussillon.

Pour obtenir les moyens de résister à ses ennemis, Louis XII fit un 'appel à son peuple, lui exposa avec franchise sa conduite, et l'indigne trahison qui avait été le prix de sa loyauté. Les bonnes villes et les États provinciaux lui fournirent quelques aides et les ressources nécessaires pour activer de redoutables préparatifs. Il fit des levées importantes en Suisse. Le sire d'Albret et le maréchal de Gié durent passer la Bidassoa et marcher sur Fontarabie, à la tête de quatre cents lances, et de cinq mille Suisses et Gascons ; le maréchal de Rieux attaqua le Roussillon avec huit cents lances et huit mille fantassins, suisses et français. Deux escadres partirent de Marseille afin de seconder les armées de terre. Enfin, Louis de La Trémouille, illustre par de nombreuses victoires, fut chargé de reconquérir le royaume de Naples. Il partit de Milan avec dix-huit cents lances et plus de dix-huit mille hommes d'infanterie, fournis par la France, par les républiques toscanes et les petits princes de l'Italie centrale.

Le roi, décidé à ne plus favoriser les desseins ambitieux des Borgia, qui avaient conspiré contre lui avec les Espagnols, avait enfin accordé une protection énergique à la Toscane et aux petits États voisins, toujours menacés par le duc de Romagne. Jusque-là, fier de l'impunité, César avait encore enlevé à Guy d'Ubaldo son duché d'Urbin, usurpé Camerino, Sinigaglia, Cittadi, Castello, la seigneurie de Pérouse, et s'efforçait d'exterminer toutes les familles princières. Dans le royaume de Naples, les affaires prenaient un aspect plus favorable ; les quelques villes occupées par les Français échappés au désastre de Cérignoles, résistaient avec courage et bonheur aux attaques des Espagnols. Les galères ennemies qui bloquaient le port de Gaëte avaient été forcées de se retirer devant une flotte franco-génoise que montait le marquis de Saluces, nommé vice-roi à la place de l'infortuné duc de Nemours ; Gaëte reçut des vivres et des renforts.

Tout en s'efforçant de mettre des bornes à l'ambition de César Borgia, Louis XII avait entamé d'actives négociations avec ce prince et Alexandre VI, pour les empêcher de se jeter dans les bras des Espagnols, tandis que La Trémouille traversait avec son armée la haute Italie. Mais il apprit à Mâcon la mort presque subite du pape (18 août 1503), et dirigea toutes ses pensées vers le conclave près de s'ouvrir. Georges d'Amboise, qui ambitionnait la papauté afin d'assurer la grandeur de son royal ami et la prépondérance de la France, crut que le moment d'accomplir ses projets était arrivé. Il partit donc en toute hâte pour Rome, où régnaient le trouble et la confusion. Il se flattait d'avoir un grand nombre de partisans dans le conclave ; assuré des suffrages des cardinaux français, il croyait encore pouvoir compter sur celui du cardinal Ascanio Sforza, dont il avait brisé les fers, et sur celui de Julien de La Rovère, qui, longtemps réfugié en France, avait trouvé auprès de lui protection et faveur. D'Amboise se fiait en même temps aux protestations de César Borgia. Il entra dans la capitale du inonde chrétien au milieu des acclamations de tous les habitants : ils semblaient saluer d'avance le nouveau chef de l'Église.

Mais les flatteuses espérances qu'avait conçues le ministre de Louis XII ne tardèrent pas à s'évanouir. Les cardinaux italiens déclarèrent d'abord qu'ils ne s'assembleraient point que le duc de Valentinois ne sortît de Home avec ses troupes, et que l'armée française ne s'arrêtât, sans passer outre, au lieu dont on conviendrait, dans la crainte qu'elle ne semblât imposer au sacré collège la nécessité d'élire Georges d'Amboise. Pour satisfaire à. ce vœu, qui semblait juste, le cardinal de Rouen promit que l'armée ne s'avancerait que jusqu'à Nepi et l'Isola. César Borgia quitta Rome avec deux cents gens d'armes et trois cents chevau-légers, afin de se retirer dans cette première place, et de là à Cività-Castellana. Rome devenue libre, le conclave se forma, et l'élection tomba sur le cardinal de Sienne, François Piccolomini, vieillard accablé d'infirmités, mais d'une vie sans tache, savant, plein de zèle, de sagesse et de piété, que toutes ses qualités personnelles ne rendaient point inférieur à cette grande dignité. Proclamé chef suprême de l'Église, le 22 septembre, il ceignit, sous le nom de Pie III, la tiare pontificale le 8 octobre suivant.

Aussitôt après l'élection du pape, l'armée française poursuivit sa route vers Naples ; mais sa longue halte. sur les bords malsains du Tibre avait été funeste aux troupes, que la malaria (le mauvais air) avait décimées. La Trémouille, tombé dangereusement malade à Parme, dut résigner le commandement pour retourner en France ; il fut remplacé par Jean-François II, marquis de Mantoue, que Charles VIII avait vaincu à la bataille de Fornoue. Ce général ennemi, réconcilié depuis quelque temps, n'inspira point aux soldats la même confiance que La Trémouille, le plus grand capitaine de la France.

Pie III mourut après vingt-cinq jours de règne (19 octobre), et Georges d'Amboise, dont cette élection n'avait pas entièrement détruit les espérances, se fia encore aux promesses de ceux qu'il croyait ses partisans. Mais bientôt convaincu de l'impossibilité de les réaliser, il se rallia au cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, Julien de La Rovère. Ce prélat fut élu par acclamation (31 octobre), et prit le nom de Jules II. On le connaissait pour un homme d'un courage et d'une fermeté inébranlables, pour un zélé défenseur de la dignité et de la liberté de l'Église ; mais on ne soupçonnait pas encore les pensées-lue depuis longtemps il nourrissait dans son esprit. Reconstituer un empire romain puissant par le territoire et par les armes, entouré de toute la majesté des sciences et des arts, le rendre l'arbitre de l'Italie indépendante, balancer les uns par les autres les étrangers tour à tour conquérants et oppresseurs de sa patrie, jusqu'au moment (le les rejeter tous hors de la péninsule, tels étaient les vastes projets qu'avait conçus le nouveau pontife.

Jules II ne laissa d'abord rien paraître de ses desseins ; originaire de Gênes, qui appartenait aux Français, il montra dans les commencements un grand dévouement pour cette puissance, se rappela la généreuse hospitalité qu'il avait trouvée à la cour de Louis XII, et ne négligea rien pour faire oublier à Georges d'Amboise la préférence qu'il avait obtenue sur lui dans le conclave. Il lui donna le titre de légat en France, pendant un temps illimité, avec le gouvernement d'Avignon. Le pape ne permit pas qu'on infligeât à César Borgia le châtiment dû à ses crimes ; mais après lui avoir confié le commandement d'une armée, il le fit arrêter, le força d'abdiquer ses dignités et de rendre à l'Église toutes ses places de la Romagne. Cet usurpateur expia durement sa prospérité passée, et perdit en un moment le fruit de ses ruses et de ses perfidies. Il parvint cependant à s'échapper ; comme il n'osait se livrer au cardinal d'Amboise, qu'il avait trahi, il alla chercher un asile à Naples, auprès de Gonzalve. Le grand capitaine le reçut d'abord avec distinction, puis, un certain jour, s'assura de sa personne et l'envoya prisonnier en Espagne, où il fut détenu pendant deux ans dans le château de Medina-del-Campo. César s'évada encore, se réfugia à la cour du roi de Navarre, Jean d'Albret, son beau-frère, le servit contre des vassaux rebelles, et trouva dans les troubles de ce pays une fin romanesque et tragique, quatre ans après avoir été dépouillé de toutes ses possessions en Italie.

Cependant l'armée française était entrée dans le royaume de Naples au commencement d'octobre ; elle ne put forcer les défilés do San -German°, se rabattit sur les bords de la mer, et parvint à opérer sa jonction avec la garnison de Gaëte. Incapable alors de tenir la campagne devant elle, Gonzalve abandonna San-Germano, et alla camper de l'autre côté du Garigliano, résolu de faire tous ses efforts pour en empêcher le passage : Mais les Français entreprirent de l'effectuer près de l'embouchure de ce fleuve, sur lequel ils jetèrent un pont de bateaux. Malgré l'héroïque résistance des Espagnols, ils forcèrent le passage, à la faveur de leur artillerie, qu'ils placèrent sur la rive opposée, et sur quelques barques détachées de l'escadre française (5 novembre). Il fallait attaquer aussitôt les Espagnols effrayés, et marcher sur Naples. Mais le marquis de Mantoue négligea de le faire. Agit-il ainsi par prudence ? Ses amis le disaient. N'avait-il pas des intelligences avec les ennemis ? Beaucoup de gens le crurent. Quoi qu'il en soit, les officiers et les soldats, indignés contre le général, qui n'avait pas su profiter de l'occasion, firent entendre des plaintes. Fatigué des reproches de ses lieutenants, le marquis de Mantoue abdiqua le commandement, sous prétexte de maladie, et laissa le roi plus persuadé de sa fidélité que de sa valeur ou de ses talents militaires.

Son successeur, le marquis de Saluces, vice-roi de Naples, n'inspira pas plus de confiance et de respect aux troupes françaises. La division qui régnait parmi les chefs avait agi d'une manière désastreuse sur la discipline ; les soldats désertaient ou mouraient par centaines dans leur camp, assis sur les bords du Garigliano, et que battaient les pluies et les neiges presque continuelles d'un hiver précoce et rigoureux. Gonzalve de Cordoue occupait Cintura, village situé sur une éminence, à plus d'un mille du fleuve ; son infanterie et ses autres troupes campaient autour de lui, dans un terrain bas et marécageux. Mais si les Espagnols ne souffraient pas moins que les Français, ils conservaient un ordre et une discipline admirables. Quelques capitaines conseillaient cependant à Gonzalve de se retirer à Capoue, afin d'épargner de si rudes fatigues à son armée. « J'aime mieux perdre ici la vie, leur dit-il, en gagnant seulement un demi-pied de terrain, que de reculer de quelques pas pour la prolonger de cent ans. »

Dans les diverses escarmouches, qui ne décidaient rien pour le fond de la guerre, mais dont l'avantage demeurait presque toujours aux Espagnols, Bayard se distingua par les plus éclatants faits d'armes. Un jour Pedro de Pas, l'un des plus intrépides chevaliers espagnols, lequel n'avoit pas deux couldées de hault, et si estoit si fort bossu et si petit, que quand il estait à cheval, on ne luy voyoit que la teste au-dessus de la selle, s'avisa de causer une vive alarme aux Français. Il passa le Garigliano dans un endroit guéable, à la tête de cent vingt cavaliers, dont chacun portait en croupe un fantassin armé d'une arquebuse. Pedro de Pas espérait que les Français abandonneraient la garde du pont, afin de tourner contre lui tons leurs efforts, et que, pendant ce temps, les Espagnols pourraient s'en emparer. Il exécuta son entreprise avec succès ; déjà les Français se retiraient dans leur camp, épouvantés et croyant avoir à combattre toute l'armée ennemie.

Bayard, qui désiroit tousjours estre près des coups, avait établi sa tente non loin du pont ; avec lui était logé ung hardy gentilhomme, écuyer du roi, nommé le Basco. Au premier bruit, ils s'armèrent et montèrent à cheval, déliberez d'aller où l'affaire estoit. Mais en jetant les yeux au-delà du fleuve, le bon chevalier vit environ deux cents cavaliers des Espagnols qui venoient droit au pont pour le gaigner : ce qu'ilz eussent fait sans grande résistance, et sa perte pouvait entraîner la destruction de l'armée française. Alors Bayard de crier à son compagnon : Monseigneur l'escuyer, mon amy, allez vistement querir de noz gens pour garder ce pont, ou nous sommes tous perdez ; cependant je mettray peine de les amuser jusques à vostre venue : mais hastez-vous ; le Basco partit. Aussitôt le bon chevalier, la lance au poing, aussi brave que ce Romain qui défendit le pont du Tibre contre l'armée de Porsenna, s'en va au bout dudit pont, où de l'autre côté estoient desjà les Espaignolz prestz à passer ; mais comme lyon furieux, va mettre sa lance en arrest, et donna en la troppe qui déjà estoit sur ledit pont. De sorte que trois ou quatre se vont esbranlez, desquelz en cheut. deux en l'eau, qui oncques puis n'en relevèrent, car la rivière estoit grosse et profonde. Cela fait, on lui tailla beaucoup d'affaires, car si durement fut assailly, que sans trop grande chevalerie, n'eust sceu résister : mais comme ung tigre eschauffé, s'acula à la barrière du pont, à ce qu'ilz ne gaignassent le derrière, et à coup d'espée se deffendit si très-bien, que les Espaignolz ne sçavoient que dire. Enfin Bayard repoussa les assaillants avec un indomptable courage jusqu'à l'arrivée de l'écuyer Le Basco, son compagnon, qui accourut avec un secours de cent hommes d'armes, lesquelz firent ausditz Espaignolz habandonner du tout le pont. Tout épuisé que devait être le bon chevalier, il fut encore le premier à les poursuivre[5].

Cependant Barthélemi d'Alviano et les Orsini amenèrent de nouveaux renforts aux Espagnols, et firent ainsi passer la supériorité de leur côté. Après sept semaines d'inaction, Gonzalve reprit l'offensive, et dans la nuit du 27 décembre il jeta, à 'quatre milles au-dessus du camp français, un pont de bateaux sur le Garigliano. Le marquis de Saluces et ses lieutenants, qui s'étaient proposé de ne rien entreprendre avant le printemps, avaient dispersé leurs quartiers sur un espace de huit à dix milles. Nullement préparés à cette soudaine attaque, ils rompirent leur pont de bateaux, et décampèrent tumultueusement afin de se replier sur Gaëte, abandonnant la plus grande partie de leurs munitions, neuf grosses pièces d'artillerie, leurs blessés et un grand nombre de malades. Bientôt leur retraite se changea en déroute ; vivement poursuivis par les Espagnols et coupés par l'arrière-garde de Gonzalve, qui avait passé le fleuve, ils perdirent leur artillerie légère avec les -chevaux qui la traînaient, leur bagage, un grand nombre de soldats tués ou pris. Pierre de Médicis, l'ancien gouverneur de Florence et quelques autres gentilshommes partisans des Français eurent un sort déplorable. Lorsque l'armée abandonna les bords du Garigliano, ils s'embarquèrent sur une chaloupe de l'escadre avec quatre pièces de grosse artillerie pour se rendre à Gaëte ; mais la chaloupe, ayant le vent contraire, fut submergée à l'embouchure du fleuve, et tous ceux qu'elle portait périrent malheureusement.

Entassés dans Gaëte, les restes de l'armée suffisaient encore à défendre cette place. Néanmoins la patience et le courage des soldats étaient tellement épuisés, que les généraux ne voulurent point les exposer à languir dans l'attente de secours incertains, et résolurent d'accepter une capitulation prompte et honorable. Le 1" janvier 1504, ils rendirent Gaëte et la citadelle, à condition que les Français pourraient sortir du royaume de Naples par mer et par terre, et conserver leurs biens ; que d'Aubigny, La Palisse et tous les autres prisonniers français seraient délivrés sans rançon. Il ne fut permis qu'à un petit nombre de ces malheureux de revoir la France : la plupart d'entre eux, gentilshommes ou simples soldats, périrent en chemin par le froid et les maladies ; ceux qui gagnèrent Rome n'avaient pas de quoi se couvrir, et jonchèrent de leurs cadavres les rues et les places de cette ville, ou moururent dans les hôpitaux. Beaucoup de chefs, et le marquis de Saluces lui—même, de retour dans leur patrie, succombèrent à la fatigue et au chagrin. C'est ainsi que Louis XII perdit sa florissante armée et le beau royaume de Naples, à l'exception de Venouse et de quelques autres forteresses de la Pouille, où Louis d'Ars, qui n'avait pas voulu se laisser comprendre dans la capitulation de Gaëte, se défendit encore plusieurs mois avec une poignée de Français et d'Albanais. Lorsqu'il eut perdu tout espoir d'obtenir des secours, il s'ouvrit un passage la lance à la main, et ramena ses gens d'armes en France, bannière haute et trompettes sonnantes.

Durant cette fatale année 1503, Louis XII avait éprouvé de nombreux revers : le petit corps d'armée confié au sire d'Albret et au maréchal de Gié pour entrer en Espagne par Fontarabie, échoua faute d'argent, et se dispersa faute d'accord entre les deux chefs. Non-seulement ils ne s'entendaient pas, mais ils ne voulaient point faire honneur, par leurs exploits, au ministère de Georges d'Amboise. Le maréchal de Gié, autrefois l'ami du cardinal, était devenu, par jalousie, son principal ennemi ; et le sire d'Albret, dont le fils avait épousé la reine de Navarre, craignait que Ferdinand le Catholique ne se vengeât sur ce petit royaume de la perte de Fontarabie. Les débris de cette armée allèrent joindre celle du maréchal de Rieux, qui avait mis le siège devant Salces, petite place, récemment fortifiée par Pierre de Navarre, à l'entrée du Roussillon. La résistance de cette ville donna le temps à Ferdinand de rassembler ses troupes et d'arriver à la tête de quarante mille hommes pour en faire lever le siège. Les Français, contraints de renoncer à l'espoir de' faire une puissante diversion du côté de l'Espagne, se replièrent sur Narbonne ; l'escadre chargée de les seconder rentra délabrée dans le port de Marseille, après avoir parcouru les côtes de la Castille et incendié un village ou deux.

Profondément affligé de tant de revers, Louis XII parut désirer la paix ; on convint d'abord d'une suspension d'armes pour cinq mois, particulière au Roussillon (15 novembre), et le 31 mars 1504, le roi de France et ses adversaires conclurent une trêve générale de trois ans. Maître du royaume de Naples, Ferdinand ne demandait qu'à s'affermir dans sa conquête. Le découragement avait succédé au désir de la vengeance dans l'âme de Louis X1I, qui avait craint un moment que le vainqueur ne poussât ses succès au-delà du royaume de Naples. Sur le bruit qui se répandit que Gonzalve de Cordoue marchait vers le Milanais pour s'en emparer, Georges d'Amboise passa les monts et se rendit dans ce duché, afin de rassurer les peuples, de munir les places et de renforcer les garnisons. Ce bruit était faux. « Louis avait entraîné la France dans des guerres malheureuses pour soutenir ce qu'il nommait ses droits ; mais il sut s'arrêter sur cette pente, et comprit assez ses devoirs pour ne pas ruiner la France, en poursuivant à tout prix ses prétentions dynastiques[6]. »

 

 

 



[1] Costar, Lettres, t. I, p. 728.

[2] Guichardin, Histoire d'Italie, liv. V, chap. 2.

[3] Ce prince acheva ses Jours en Touraine dans le commerce des Muses, le 9 septembre 1504, à l'âge de cinquante-deux ans. « Le célèbre Sannazar, qui l'avait accompagné dans son exil, resta à Tours auprès de lui jusqu'en 1503, et la reine Isabelle, son épouse, ne l'abandonna pas un instant dans son Infortune. Après sa mort, elle fit enfermer son cœur dans une boite d'argent, et son corps fut porté aux Minimes du Plessis, où il fut reçu par saint François de Paule, qui était né dans ses États, et qui lui fit ériger un tombeau que les protestants détruisirent en 1562, après s'être partagé les objets précieux qu'il renfermait. Nous avons vu sur les registres de ce monastère, qu'un nommé Pierre Piron est pour sa part la couronne d'or massif ; l'anneau royal échet à Pierre Lamine ; la coupe d'or avec son couvercle, à Pierre Péchard ; et les vêtements de drap d'or, à Gaspard Plet. » (CHALMEL, Histoire de Touraine, t. II, p. 301.)

[4] On a contesté à Pierre Navarre l'invention de l'art terrible de faire jouer les mines avec la poudre ; et l'on a dit qu'il l'avait vu pratiquer, mais sans succès, quinze à seize ana auparavant, par un officier génois, au siège de la petite ville de Serezanella.

[5] Voir l'Histoire de Bayard, composée par le Loyal Serviteur, chap. 15.

[6] M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII, p. 432.