LES DERNIERS CÉSARS DE BYZANCE

 

CHAPITRE V. — PROGRÈS DES OTTOMANS. - UNION DES DEUX ÉGLISES.

 

 

Ambassade de Manuel au sultan. — Marche des Ottomans sur Constantinople. — Théologos Korax accusé de trahir les Grecs. — Sa mort. — Pyllis renonce à la religion chrétienne pour sauver sa vie. — Siège de Constantinople par Amurath. — Défense des Grecs. Révolte et mort de Mustapha, frère d'Amurath. — Succès des généraux ottomans en Europe. — Mort de l'empereur Manuel. — Jean Il Paléologue, son successeur. — Traité de Jean Paléologue avec Amurath. — Insolence de Djouneïd châtiée. — Amurath refuse de traiter avec les Vénitiens. — Siège et prise de Thessalonique par les Turcs. — Prise de Janina. — Hostilités contre la Servie, la Valachie et la Hongrie. — Négociations de Jean Paléologue avec les Latins pour la réunion des deux Églises. — L'empereur s'embarque sur les galères du pape. — Son entrée triomphante à Venise et à Ferrare. — Concile des Grecs et des Latins à Ferrare et à Florence. — Union des deux Églises. — Mort du patriarche de Constantinople. — Ses funérailles. — Décret d'union signé par les Latins et les Grecs. — Retour de Jean Paléologue à Constantinople. — Mécontentement général. Schisme après le concile de Florence. — Excès des schismatiques. — Métrophanès élevé sur le siège de Constantinople. — Zèle de ce patriarche.

 

Quand Manuel vit s'écrouler tout l'édifice de sa politique, et disparaître toutes ses espérances pour le triomphe d'Amurath, il envoya auprès du vainqueur deux hommes recommandables par la noblesse de leur naissance et par la prudence de la conduite, Paléologue Lachanes et Marcos Jaganis. Ils étaient chargés de le féliciter sur la mort de l'usurpateur, de Lui persuader que leur maître n'avait aucun tort dans ce qui était arrivé, de rejeter sur le vizir Bajazet la rupture des négociations, et d'avoir recours à tous les moyens pour désarmer la colère du sultan. Mais Amurath n'avait oublié aucun de ses griefs contre Manuel ; il ne voulut ni voir ni entendre ses ambassadeurs, avant d'avoir terminé tous ses préparatifs. Lorsque son armée fut entièrement disposée à se mettre en marche sur Constantinople, il les congédia en leur disant : « Assurez l'empereur que bientôt je l'irai trouver. » En effet, au bout de quelques jours, il partit à la tête de vingt mille hommes pour assiéger la capitale de l'empire byzantin (1422).

L'approche des troupes d'Amurath jeta la consternation parmi les habitants. Ils redoutaient la nouvelle lutte qu'ils allaient soutenir contre un peuple belliqueux et barbare, animé par le fanatisme musulman, et vainqueur de tant de chevaliers bourguignons et français à Nicopolis. Les premiers succès de ce peuple étaient bien faits pour augmenter en lui l'ardeur de la conquête. Les sujets de Manuel remarquaient avec crainte que les Turcs, vrais barbares quant aux mœurs, avaient emprunté à la civilisation grecque tout ce qui pouvait assurer le succès de leurs attaques. En effet, ils tenaient des Grecs l'usage des machines de guerre, une certaine tactique et une ombre de discipline, qui faisaient valoir les troupes de Byzance. Leurs sultans les avaient bientôt rendus plus formidables en régularisant leur impétuosité, en créant parmi eux les grands corps permanents et disciplinés, au moins pour l'époque, des spahis et des janissaires.

Au milieu d'alarmes sans cesse renaissantes, les habitants se répandirent en invectives contre l'interprète de la cour, Théologos Korax, s'imaginant que, furieux de n'avoir pas fait partie de la dernière ambassade adressée au sultan, il avait provoqué les hostilités par des manœuvres. Pour dissiper ses soupçons et calmer les esprits irrités, l'empereur députa cet homme auprès d'Amurath, qui déjà avait assis son camp devant les murs de la ville, près du palais des Sources. Korax eut une longue conférence avec le sultan et les grands de sa cour, sans avoir pu rien obtenir. Un de ses plus intimes amis prétendit l'avoir entendu promettre de livrer la ville, à condition qu'Amurath lui en abandonnerait le gouvernement. Comme l'accusé sortait du monastère de Périblepte, où Manuel demeurait chargé d'années et de maladies, le prince Jean, qui veillait à la défense des remparts, fut tout à coup attaqué par de sanglantes injures, que vomirent contre lui des habitants mêlés aux soldats. Le vieil empereur, ayant entendu le bruit, en demanda la cause. On conduisit alors devant lui l'homme qui avait découvert la perfidie, et il ordonna de le mettre en prison avec Korax, afin qu'on pût, le jour suivant, examiner la vérité.

Peu satisfaite de l'Indulgence du souverain, et indignée de voir les intérêts de Constantinople trahis lâchement par ceux qui tiraient d'elle leur naissance, leur fortune et leur gloire, la garde du corps des Candiotes se souleva, et demanda que l'interprète de la cour leur fût livré. Manuel n'osa pas résister à la multitude qui grondait furieuse autour de son palais, et lui abandonna le malheureux ambassadeur lié et garrotté, afin de l'absoudre s'il était innocent, ou de le condamner s'il était coupable. On court aussitôt à sa maison, on la visite, on y trouve des écrits composés contre la majesté de l'empereur, de précieuses étoffes, des vases d'or et d'argent qu'il avait reçus du sultan pour son maître, et qu'il était accusé d'avoir retenus pour lui-même. Les Candiotes le trament depuis la prison jusque sous les fenêtres du palais, lui arrachent les yeux, lui déchirent le visage, et le jettent ainsi couvert de sang et affreusement mutilé dans un cachot, où il expire trois jours après, au milieu des plus atroces douleurs. Sa maison fut dévastée, puis livrée aux flammes[1].

Amurait' apprit avec colère et regret le genre et la cause de la mort de Korax, auquel il avait toujours témoigné beaucoup de bienveillance. Il attribua cette fin tragique aux calomnies d'un autre interprète grec, l'Éphésien Michel Pyllis, noble de naissance, chrétien de religion, et employé dans le palais impérial en qualité de secrétaire pour les langues grecque et arabe. Cet homme pervers était devenu l'objet de l'aversion publique. Par malheur pour lui, il se trouvait alors dans le camp du sultan ; les Turcs le saisirent et l'appliquèrent sans pitié à la torture. Le jour suivant, ayant allumé un vaste bûcher, ils le menacèrent de le jeter vivant au milieu des flammes, à moins qu'il ne renonçât à sa religion. Ce misérable consentit à faire profession publique de l'islamisme. Longtemps après il termina sa vie criminelle dans l'impiété de l'apostasie et de la superstition[2].

Dès le commencement de juin, Michal-Bey avait paru sous les murs de Constantinople avec dix mille Akindschis, et avait désolé tout le pays d'alentour, incendié les villages et les moissons, tué les animaux et traîné les habitants en esclavage. Dix jours après était venue l'armée de siège, qui, ne trouvant plus que des ruines, exerça sa fureur contre les oliviers et les vignes, arracha les arbres et les plantes. Enfin Amurath lui-même arriva tout fier de sa récente victoire, et plein de colère contre les chrétiens. Dans ses désirs ambitieux il embrassait la conquête de la ville, inondait des flots de son infanterie et de sa cavalerie le pays changé en désert. Par ses ordres, un mur fut aussitôt élevé du côté de la terre, depuis la porte Dorée jusqu'à la porte de Bois, ou depuis le palais Cyclopion, qui touche à la mer, jusqu'au palais des Blachernes, qui forme le port. Ce rempart, éloigné seulement d'une portée de flèche de la ville, formé d'énormes poteaux, dont les intervalles étaient remplis par des fascines et de la terre, soutenu par des claies, pouvait braver les pierres que lançaient les balistes et les décharges des armes à feu[3]. Les assiégeants dirigèrent leur principale attaque contre une vieille tour fendue, située non loin de l'église Sainte-Dimanche. Des tours en bois de la même hauteur que celles de la ville s'en approchèrent sur des roues garnies de fer. Les troupes, dont la présence du sultan excitait l'ardeur, déployèrent une activité extraordinaire, une partie fabriqua des chariots munis de faux, des tortues, des faucons, de grands et de petits transports, pour l'assaut des murailles ; en même temps, l'autre pratiqua des mines et chercha les routes des aqueducs pour s'introduire dans l'intérieur de la ville.

Afin d'inspirer encore plus de courage aux soldats et d'augmenter le nombre des assiégeants, Amurath fit proclamer que Constantinople et tous ses trésors seraient abandonnés aux musulmans. Le dessein de soumettre la ville des césars et la perspective de riches dépouilles attirèrent de l'Asie de pieux volontaires qui aspiraient à la couronne du martyre, et une foule de gens sans aveu. Bientôt le camp des Ottomans se trouva rempli de marchands de bestiaux, de marchands d'esclaves, d'usuriers, de brocanteurs, calculant déjà leurs bénéfices et le butin que feraient les vainqueurs. On vit aussi accourir de nombreux derviches qui convoitaient une part de la proie. Au milieu d'eux se faisait remarquer, par sa taille imposante et la noblesse de ses traits, le grand scheick Seïd-Bochari, émir-sultan, gendre de Bajazet-Ilderim. Fier de sa descendance du prophète, de son alliance avec la famille du sultan, de l'accomplissement de sa prédiction sur l'heureux succès de la bataille d'Ouloubad, il s'avança monté sur une mule, entouré d'une troupe fanatique de seïds et de derviches, qui se précipitaient pour baiser ses mains, ses pieds, et jusqu'aux rênes de sa monture.

Dès que Seïd-Bochari, dont les prédictions et la présence allaient consacrer les projets ambitieux d'Amurath, eut mis pied à terre, et qu'il se fut retiré dans sa tente de feutre, il se mit à consulter les livres des devins pour déterminer le jour et l'heure où les remparts de la ville tomberaient devant l'assaut des Moslems. Pendant sa méditation et ses entretiens avec le prophète, les derviches ses compagnons remplissaient l'air de hurlements, et n'épargnaient pas les outrages aux défenseurs de Constantinople. « Où est votre Dieu, Grecs aveugles` ? leur criaient ces insolents blasphémateurs. Où est votre Christ ? Où sont vos saints qui doivent vous protéger ? Demain nous entrerons dans vos murs ; demain nous vous emmènerons en esclavage, vous, vos femmes et vos enfants ! Ainsi le veut le prophète[4]. »

Enfin l'émir-sultan sortit de sa tente, et vint annoncer d'une voix solennelle qui pouvait faire croire à l'inspiration, que le lundi 24 août 1422, à une heure après midi, il monterait à cheval, agiterait en l'air son sabre nu, pousserait trois fois le cri de guerre, et qu'aussitôt après la ville tomberait au pouvoir des Ottomans. Au jour et à l'heure indiqués, Bochari monta un puissant coursier ; il s'avança vers les remparts avec la majesté d'un prophète, escorté de ses cinq cents derviches, et faisant porter devant lui un immense bouclier. Son pieux cortége poussa trois fois le cri de guerre des Turcs. Lui-même lita sou cimeterre, cria d'une voix retentissante : Allah ! Mahomet ! poussa son cheval en avant et commanda l'assaut général. Le combat s'engagea aussitôt du côté de la terre sur toute l'étendue des murs de la ville, depuis la porte Dorée jusqu'à la porte de Bois. L'empereur Manuel était alors mourant. Jean, l'héritier du trône, s'était placé en dehors de la porte Saint-Romain, excitant les soldats et les habitants à défendre courageusement contre les musulmans leur culte, leurs foyers et leur liberté. Des nuées de flèches obscurcissaient le ciel ; dans cet instant suprême toute la population était sous les armes ; ou voyait des femmes et des enfants se servir de faux en guise de sabres, et improviser des boucliers avec des fonds de tonneaux. Les archontes et les éphores, à la tête des assiégés, combattaient les vizirs et les émirs des Turcs. Les moines et les prêtres grecs avaient voulu partager aussi les périls de leurs concitoyens ; partout ils opposaient leurs coups aux coups des seïds et des derviches. Au milieu du sifflement des flèches et du cliquetis des armes, an fort de la mêlée, retentissait le cri d'Allah et Mahomet, auquel répondait du côté des Grecs le cri de Christos et Panogia (très-sainte Vierge). Jamais lutte ne fut plus opiniâtre, jamais tumulte plus affreux. Déjà le soleil allait disparaître à l'horizon, el les Grecs continuaient de repousser avec un héroïque courage les efforts de leurs nombreux ennemis, lorsque les Turcs cédèrent, mirent le feu à leurs machines de siège, et s'enfuirent comme frappés par nu prodige, donnant ainsi un démenti aux prophéties de leur fanatique imposteur.

Les habitants de Constantinople attribuèrent le miracle à la Panagia. S'il faut en croire l'historien Canano, l'émir-sultan assura qu'une vierge imposante, revêtue d'une robe violette a répandant autour d'elle une lumière éblouissante, avait parcouru le boulevard extérieur au milieu de la plus grande fureur de l'assaut, et qu'à cette apparition surnaturelle les assiégeants, saisis d'une terreur panique, étaient rentrés eu désordre dans leur camp. Ce qui n'est pas moins extraordinaire, c'est la perte éprouvée des deux côtés, selon Canano, après une lutte si terrible : les Turcs ne laissèrent. que mille morts sur la place ; les Grecs n'eurent que cent hommes mis hors de combat, dont trente seulement furent tués. Ils poursuivirent vivement les ennemis, et s'emparèrent de plusieurs de leurs machines de guerre et de quelques canons. L'emploi de cette invention meurtrière leur avait été conseillé par les Génois, accoutumés à sacrifier à leur cupidité mercantile toute autre espèce de sentiment.

Les écrivains turcs expliquent ainsi la retraite des Ottomans. Malgré son état de langueur extrême, qui lui tenait sans cesse l'image de la mort devant les yeux, l'empereur Manuel eut recours à toutes les ressources de la politique grecque pour se débarrasser de son formidable ennemi. Au moment même où le sultan s'avançait contre Byzance, il lui trouvait un nouveau rival dans la personne d'un autre Mustapha, son frère, âgé seulement de quinze ans. De la Caramanie, où ce prince s'était enfui avec son gouverneur, l'échanson Élias, l'empereur l'avait appelé dans l'Asie Mineure. Tandis qu'il assiégeait Constantinople, Amurath apprit que son frère, ayant levé l'étendard de la révolte, avait paru pour lui disputer la couronne, et qu'il s'était emparé de la ville de Nicée. Cette nouvelle inattendue le força de lâcher sa proie et d'abandonner à l'instant le siège de la capitale de 'empire byzantin pour retourner en Asie, où sa présence pouvait seule éteindre la révolte naissante. Il partit après avoir nommé le fils d'Ewrenos beglerbey de Roumilie, et confié à Firouz Bey le commandement des troupes qui devaient continuer la guerre au nord contre la Valachie.

Amurath marchait contre les troupes de Mustapha, lorsque ce jeune prince sortit-secrètement de son camp et trouva le moyen d'aller visiter Manuel à Constantinople. Il resta quelques jours dans cette ville afin de s'assurer (le l'assistance des Grecs, et revint en Asie par Sélymbrie. Mais l'échanson Élias se laissa séduire par le sultan, qui lui promit le gouvernement de l'Anatolie s'il consentait à lui livrer son maître. Le perfide s'empara du prince, le conduisit droit au camp d'Amurath, et le remit entre les mains du grand écuyer Mezid-Bey. Sur l'ordre du sultan, Mustapha fut pendu à un figuier devant la porte de Nicée : On transporta ensuite son cadavre à Baisa, où il fut déposé auprès de Mahomet Ier, son père.

Quoique la mort de ce second prétendant eût étouffé les dissensions intestines, Amurath resta néanmoins en Asie, pour rappeler au devoir le prince de Sinope et de Kastemouni, qui avait rompu les liens de la soumission. En Europe, le succès avait couronné les armes de ses généraux : au nord, Firouz-Bey avait forcé Urakul, le prince de Valachie, d'acheter la paix moyennant le paiement du tribut en retard depuis deux ans et de magnifiques présents ; au midi, le fils d'Evrenos avait poursuivi les hostilités contre la Grèce. Le 1er mai 1423, il pénétra par l'isthme d'Hexaniilon dans le Péloponnèse, prit Lacédémone, Gardica et Tavia, et le 5 juin suivant il remporta, non loin de cette dernière ville, une victoire signalée sur les troupes albanaises. A l'imitation de Tamerlan, il érigea une pyramide avec les tètes de huit cents prisonniers.

Après avoir triomphé du prince de Sinope, et lui avoir accordé la paix à la condition qu'il lui donnerait sa fille en mariage avec les riches mines des montagnes de Kastemouni, le sultan repassa l'Hellespont et revint à Andrinople. C'est dans cette ville qu'il reçut la princesse sa fiancée, avec les honneurs dus à son haut rang, et qu'il célébra ses noces au milieu des fêtes les plus brillantes.

Taudis que le fils de Mahomet conduisait ses janissaires à de nouvelles conquêtes en Europe et en Asie, le vieux Manuel terminait dans son palais sa-triste existence. Vers la fin de ses jours il avait associé à la couronne son fils aîné, Jean II Paléologue, et se reposait sur lui de la plus grande partie du gouvernement. Il expira revêtu d'un habit monastique, après avoir distribué ses meubles précieux à ses enfants, aux pauvres, à ses médecins et à ses domestiques favoris, mais sans avoir abjuré le schisme (1425). Son fils, Jean Paléologue II, fut aussitôt reconnu pour seul empereur des Grecs.

Cette même année, Amurath se consola de son échec devant Constantinople par une expédition dans la Grèce centrale, depuis longtemps gouvernée par les Latins, que ses prédécesseurs avaient quelquefois visitée, et qu'il devait lui-même combattre avec succès. Il parut en Thessalie, en Épire, dans le Péloponnèse. Le prince d'Albanie, Jean Castriot, se soumit à ses armes, et comme garant de sa fidélité lui livra ses quatre fils, qui furent alors destinés au service de la Sublime Porte. Le plus jeune d'entre eux, Georges, était remarquable par la beauté de ses formes, les grâces de sa personne et les qualités de son esprit. De retour à Andrinople, le sultan fit un traité avec Jean Paléologue, auquel il accorda la permission de régner moyennant un tribut annuel de trois cent mille aspres, ou trente mille ducats, et la cession des villes et forteresses situées sur les bords de la mer Noire, à l'exception de Sélymbrie et de Derkos, les deux avant-postes de la capitale, dont les Turcs ne s'étaient pas encore rendus maîtres, ainsi que les autres places sur la Strania (Strymon). Jean Paléologue avait cru acheter ainsi un repos que rien ne troublerait plus. Son frère Constantin, ayant échangé ses villes de Mésembrie et de Sélymbrie contre la principauté de Lacédémone, se formait dans le Péloponnèse une domination respectable aux dépens des Acciaiuoli, qui s'engageaient à lui prêter hommage. Son autre frère, Andronic, avait été obligé de céder sa ville de Thessalonique aux Vénitiens, qui avaient promis aux habitants de les protéger, de les rendre heureux, de les traiter comme des citoyens de Venise, et dont l'habileté maritime faisait espérer une utile alliance contre les Ottomans.

Vers cette époque, Amurath, n'oubliant pas les intérêts de sa politique, avait renouvelé l'ancien traité de paix avec les princes de Servie et de Valachie, et signé une trêve de deux ans avec le roi de Hongrie, Sigismond, récemment élu empereur d'Allemagne. Les deux souverains échangèrent de riches présents : le sultan envoya des tissus d'or et de soie, quatre vases dorés, quatre masses et des tapis d'Orient ; et Sigismond, huit pommeaux d'or, des pièces de velours et de drap de Malines, six chevaux de race, et mille florins d'or de Hongrie.

En paix avec tous ses voisins, Amurath choisit ce moment pour châtier l'insolence de Djouneïd, qui, depuis sa réintégration dans le gouvernement d'Aldin, avait refusé de reconnaître la suzeraineté de la Sublime Porte. Ce partisan ambitieux, plein de bravoure et d'audace, mais d'un esprit inquiet et turbulent, qui depuis la mort de Bajazet avait prêté son appui à toutes les révoltes, succomba enfin sous les armes de Khalil, que le sultan choisit pour le venger de ce rebelle. Djouneïd, comprenant l'impossibilité de la résistance contre des forces supérieures aux siennes, se rendit au lieutenant d'Amurath, qui lui promit la vie sauve. Mais Hamsa-Bey, parent de Rhalil, et frère de Bajazet-Pacha, que Djouneïd avait fait mourir, envoya au milieu de la nuit quatre bourreaux chargés d'étrangler dans sa tente le prisonnier et sa famille. Leurs têtes furent expédiées à Andrinople et déposées aux pieds du sultan.

Délivré de cet ennemi remuant et dangereux, le souverain des Ottomans se rendit à Éphèse, où il reçut les ambassadeurs des princes d'Europe et d'Asie, ses vassaux, qui vinrent lui présenter les félicitations de leurs maîtres. Là parurent les envoyés de Dan, voïévode de Valachie ; de Lazar, despote de Servie ; et Lucas Notaras, premier ministre de l'empereur de Byzance ; des Génois de Chio, et même des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, possesseurs de File de Rhodes. Il renouvela son alliance avec tous ; mais on ne vit pas sans effroi qu'il ne voulait point traiter avec les Vénitiens. « La ville de Thessalonique, disait Amurath, fait partie de mon héritage ; Bajazet, mon aïeul, l'a enlevée aux Romains par sa valeur ; si les Romains l'avaient reprise, ils auraient quelques prétextes pour s'excuser de la rendre, et m'accuser d'injustice si je la leur redemandais ; mais vous êtes des Latins d'Italie, de quel droit osez-vous y prétendre ? Retirez-vous promptement, sinon j'irai bientôt Nous en chasser[5]. »

Jalouse de conserver la paix, Venise fit d'inutiles efforts pour obtenir par de nouveaux agents un traité qui aurait assuré sa tranquillité. Après avoir pacifié les troubles qui s'étaient élevés dans quelques provinces de l'empire ottoman, Amurath ordonna de faire tous les préparatifs nécessaires pour l'expédition de Thessalonique, qu'il méditait depuis son avènement. Dès qu'ils furent achevés, il se rendit à Serres, s'y livra à tous les plaisirs, et chargea son lieutenant Hamsa-Bey, rappelé d'Asie, d'aller investir cette ville importante. A peine arrivé, Hamsa se mit en marche, et parut sous les remparts de la malheureuse Thessalonique à la tête d'une armée cent fois plus nombreuse que les assiégés (1429).

Déterminés à soutenir vigoureusement le siège, les Vénitiens se partagèrent la défense des murailles ; mais la garnison était si insuffisante, qu'après la distribution des hommes sur les divers points, il n'y en avait qu'un seul pour garder deux et même trois bastions. Un dimanche, dans la nuit, un violent tremblement de terre ébranla le sol (26 février), et au milieu de l'effroi causé par ce fléau, des soldats turcs, sans se réunir en troupes sous leurs drapeaux, pénétrèrent dans la ville isolément pour essayer s'ils ne pourraient pas, d'accord avec les habitants et sans livrer d'assaut, en prendre possession au nom d'Amurath. Beaucoup de Grecs paraissaient disposés en faveur des Turcs, et le succès eût peut-être couronné leur tentative, sans la juste défiance des Vénitiens à leur égard. Elle était poussée si loin, qu'en relevant les sentinelles, ils plaçaient toujours à côté de chaque soldat grec un homme pris dans la troupe de pillards formée de mercenaires de toutes les nations. En vain Hamsa fit sommer par trois fois les assiégés de se rendre, promettant d'épargner la ville et de laisser aux habitants la liberté ; en vain il lança des flèches entourées de lettres dans lesquelles des serments confirmaient ces assurances. Les Vénitiens ne voulurent pas entendre parler de soumission, et les Grecs, qui auraient volontiers consenti aux propositions de l'ennemi, furent contenus par la force dans l'obéissance.

Sur ces entrefaites, Hamsa, ayant préparé un grand nombre d'échelles, d'hélépoles, et d'autres machines propres aux sièges, envoya prier Amurath de venir pour donner l'assaut pendant que les assiégés attendaient du secours de Venise. Le sultan arriva, et résolut le sac de Thessalonique. Mais la place était très-forte, et ses troupes avaient à coin-battre des hommes déterminés. Dans la nuit du 28 février au 1er mars, le bruit se répandit d'un assaut général fixé au jour suivant. Le peuple remplit les églises et courut se prosterner devant les reliques du saint martyr Démétrius, pour implorer sa protection contre les barbares ottomans. Les Vénitiens tirèrent des remparts une partie de la garnison, forte au plus de quinze cents hommes, pour garnir le port, craignant que les Turcs ne cherchassent à incendier trois galères de la république arrivées dans la journée. Les Grecs, ignorant la cause de ce mouvement, crurent que les Vénitiens renonçaient à la défense, et retournèrent dans leurs maisons.

Au point du jour, les Turcs se précipitèrent à l'assaut avec des échelles, des planches et des fascines, enflammés par la soif du sang et du pillage. Sur l'avis d'Ali-Bey, fils d'Ewrenos, Amurath avait fait publier à son de trompe qu'il abandonnait tout aux soldats, et qu'il ne se réservait que la place. L'armée enveloppait Thessalonique de l'est à l'ouest ; du côté de l'Orient, où les murs étaient les plus faibles, était rangé un corps d'élite sous les ordres du sultan lui-même, qui excitait par sa présence les assaillants et les mineurs, et les comblait de présents et de promesses. Il distribuait des vêtements de soie aux plus hardis, et tout homme qui apportait une pierre des bastions était payé comme pour un prisonnier[6]. La grêle de flèches lancées par les Turcs permettait à peine aux Vénitiens d'aborder les parapets et de jeter au hasard quelques blocs de pierre sur les assaillants afin de les empêcher de monter aux échelles. Néanmoins beaucoup d'ennemis furent précipités dans les fossés. Mais enfin un soldat parvint à gagner le sommet de l'extrême tour du Trigonon, le sabre entre les dents, tua la sentinelle et jeta sa tête par-dessus les murs. Les Grecs se dispersèrent aussitôt dans toutes les directions, persuadés que tout le rempart était emporté. L'exemple de leur intrépide camarade anime les Turcs d'une nouvelle ardeur ; ils appliquent leurs échelles au Trigonon et à la tour de Samaro, et le bastion est enlevé au milieu du bruit des timbales.

La résistance devenait impossible ; les assiégés cherchèrent à se sauver par tous les moyens ; les uns se cachèrent dans les casemates, les autres dans les fossés ; beaucoup se dirigèrent vers le port, espérant pouvoir se défendre avec succès sur ce point, qui était bien fortifié. Mais, arrivés au mur d'enceinte, ils y trouvèrent les Vénitiens réunis. Ceux-ci ne permirent l'entrée qu'à un petit nombre d'officiers et de mercenaires, et bientôt, saisis eux-mêmes d'une terreur panique, ils se précipitèrent de la muraille avancée dans la mer, sur les galères tenues à l'ancre. Cependant l'armée ottomane, escaladant les murs ou s'ouvrant un passage au moyen des mines, pénétra de tous côtés dans Thessalonique, et se porta en masse vers le port, où les habitants, après la retraite des Vénitiens, avaient cherché un refuge. Alors commencèrent les scènes d'horreur, le pillage général et la chasse aux esclaves. Les hordes avides et féroces d'Amurath ne s'arrêtèrent point devant les larmes de l'innocence, les gémissements de la vieillesse et les cris de l'enfance ; elles se montrèrent partout sans entrailles et sans pitié. Les femmes étaient arrachées des bras de leurs maris, et les enfants du sein de leurs mères. Tous ceux qui opposaient de la résistance étaient impitoyablement massacrés. On élève jusqu'à sept mille le nombre des habitants emmenés en esclavage. Pas une maison, pas un palais n'échappa à la dévastation ; pas une église à la profanation. Entre les prisonniers, des femmes séduites par de trompeuses promesses, des hommes cédant à la violence des tourments, avouèrent aux ennemis que les objets les plus précieux et les trésors avaient été enfouis dans les églises, sous les autels ; les Turcs les renversèrent sans respect, dévastèrent les sanctuaires, et ne laissèrent pas pierre sur pierre. Les ornements et les tableaux devinrent la proie des flammes ou furent mis en pièces ; plus tard, on en vendit quelques-uns aux chrétiens. Les profanateurs ouvrirent le tombeau de saint Démétrius, et coupèrent sou corps en morceaux, qu'ils dispersèrent. Mais ces reliques, recueillies par des âmes pieuses, devaient encore attirer la vénération des fidèles. Tel fut l'immense désastre qui accompagna la prise de la malheureuse Thessalonique. L'historien Ducas n'y voit cependant qu'une faible image et comme un léger essai des violences et des cruautés qui devaient bientôt affliger la capitale de l'empire.

Quand le désordre eut cessé, Amurath prit possession de la ville, et permit aux prisonniers devenus son partage de rentrer dans leurs anciennes demeures. Il remplaça les habitants morts ou conduits en esclavage hors de la province, par des familles tirées de quelques bourgades et l'excédant des populations de la ville la plus voisine, Yenidjé-Wardar. Le sultan convertit en mosquée l'église de la Sainte-Mère-de Dieu et le couvent de Saint-Jean-le-Précurseur. Il exempta de cette profanation l'église Saint-Démétrius ; mais il la visita, y fit sa prière, immola un bélier de sa propre main, et la rendit aux chrétiens[7]. Les Turcs se contentèrent d'enlever des autres édifices religieux une immense quantité de plaques de marbre pour les transporter à Andrinople. Plus tard, les Grecs qui avaient cru trouver dans Amurath non-seulement le conquérant, mais encore le bienfaiteur de Thessalonique, virent s'évanouir les espérances dont ils s'étaient bercés. Le sultan s'attribua comme propriété particulière les plus beaux édifices, donna les palais à ses principaux officiers, et transforma en mosquées tous les temples, à l'exception de quatre. Les cloîtres devinrent des caravansérais, et les pierres des églises démolies servirent à la construction d'un grand bain turc élevé au centre de la ville. Thessalonique, couverte de souillures, dit Joannès Anagnosa, témoin oculaire de son désastre, versa d'abondantes larmes ; elle gémit profondément de n'avoir pas été anéantie par un tremblement de terre, engloutie par les flots de la mer, dévorée par les flammes. Mieux eût valu, s'écria-t-elle dans sa douleur, n'avoir jamais existé, que de se voir ainsi outragée et d'accomplir si tristement les paroles du Prophète : « Les autels du Seigneur tomberont renversés sous la hache et sous le fer de la houe. »

Ainsi Thessalonique, conquise en 1386 par Amurath [er, restituée aux Byzantins, puis reprise huit ans après par Bajazet, et par Mahomet, après l'interrègne, tomba enfin pour la quatrième fois au pouvoir des Ottomans, et depuis ce jour fit partie de leur empire sous le nom de Salonique. Malgré les dévastations successives qu'elle avait éprouvées, cette ville, bâtie en amphithéâtre au pied du mont Kiirtiath, avec un port qui peut contenir trois cents vaisseaux, ne tarda pas à redevenir florissante, grâce à son heureuse position, qui la rend l'entrepôt nécessaire du commerce de la Thrace et de la Thessalie. Aujourd'hui elle compte près de quatre-vingt mille habitants.

La perte de Thessalonique causa d'amers regrets aux Vénitiens. Dans la crainte de se voir aussi dépouillés de l’ile de Nègrepont, ils envoyèrent des ambassadeurs au sultan, peu de temps après son retour à Andrinople, et conclurent la paix avec lui. Amurath se tourna alors contre les peuples à qui sa parole n'était pas engagée, et presque tous de tristes débris de l'empire byzantin. Les querelles intestines de la famille de Tocco lui offraient une belle occasion : les enfants du grand-duc Charles disputaient à son neveu la possession. de l'Acarnanie. Le sultan chargea ses généraux de les mettre d'accord. Janina (l'ancienne Cassiope) se soumit sans résistance, sous la condition que ses habitants conserveraient leurs privilèges. Mais les commissaires envoyés par Amurath pour prendre possession de la place en son nom violèrent le traité, firent démolir l'église Saint-Michel et les fortifications. Les seigneurs d'Épire, d'Acarnanie, d'Étolie, acceptèrent la paix et l'obligation de faire leur service à la Porte toutes les fois qu'ils en seraient requis (1431).

Dans le cours de cette même année mourut Jean Castriota, seigneur de l'Albanie septentrionale. Amurath, qui avait auprès de lui Comme otages les quatre fils de ce prince, s'empara de Croïa et de tout le pays. Le Péloponnèse ne dut son salut qu'à un nouveau mouvement de l'émir de Caramanie, qui ne laissait échapper aucune occasion de reconquérir l'autorité perdue par ses ancêtres. Le vol d'un cheval arabe dont on vantait la beauté et que le prince avait enlevé par supercherie au chef des Turcomans de Soulkadr, qui s'en plaignit au sultan, fut la cause frivole de celte rupture. Amurath voulut châtier l'insolent, et après s'être emparé de deux villes, il accorda la paix aux prières de sa sœur, mariée à l'émir.

Un seigneur valaque appelé Wlad-Drakul (en langue valaque, le Diable), homme fourbe et scélérat, qui ne démentait en rien son nom, avait tué Dan, son souverain. Il venait de conclure un traité de paix avec le sultan, déterminé d'abord à soutenir les droits du frère que laissait le prince légitime ; mais l'offre d'un tribut de la part de l'usurpateur, et la promesse de se reconnaître vassal de la Porte, levèrent tous les scrupules d'Amurath. L'année suivante (1433), il jugea utile d'entretenir des relations d'amitié avec le roi de Hongrie, et de le féliciter de son avènement au trône d'Allemagne. Sigismond reçut ses ambassadeurs à Bâle, dans la cathédrale, revêtu des ornements impériaux. Les douze principaux d'entre eux lui présentèrent au nom de leur maître douze coupes en or remplies de pièces du mème métal, et des vêtements de soie brodés d'or et chargés de pierres précieuses.

La Bulgarie avait disparu avec son dernier prince sous le règne de Bajazet ; la Servie existait encore, et avait des chefs tributaires des Turcs, et quelquefois leurs alliés utiles. Le fils de Lazar, le despote Étienne V, qui avait sauvé Soliman à la bataille d'Angora, recommanda aux siens en mourant de choisir pour son successeur le vieux Georges Brankovich. Sommé par Amurath de livrer la Servie, Georges acheta la paix en promettant au sultan sa fille Bara pour épouse, avec une partie de ses États pour dot. Il en obtint eu retour la permission d'élever une citadelle à Seniertdra, sur la rive du Danube, afin de se défendre contre la Hongrie. Les travaux furent conduits par le beau-frère de Brankovich, qui avait épousé Irène, de la famille des Cantacuzène. Le sultan célébra ses noces avec une rare magnificence.

Au commencement du printemps, Amurath conçut un détestable projet contre son beau-père, d'après les conseils d'un certain Fadulac, homme d'un naturel pervers et ennemi irréconciliable des chrétiens. Ce Fadulac avait autrefois perçu les revenus de l'empire des Turcs. Sa grande capacité dans les affaires et sa haine contre les adorateurs du Christ le firent élever à la dignité de vizir. Un jour il parla de la sorte au sultan : « Pourquoi n'exterminez-vous pas, seigneur, les ennemis de notre foi ? Au lieu d'user selon la volonté de Dieu de la puissance qu'il a remise entre vos mains, vous flattez les infidèles. Ce n'est pas là ce que Dieu attend de vous ; il veut que votre épée dévore la chair des impies, jusqu'à ce qu'ils se convertissent et qu'ils embrassent la doctrine de Dieu et de son prophète. Considérez donc, seigneur, que le fort élevé par le prince de Servie est contraire à nos intérêts. Si vous l'en chassez, nous aurons le passage libre eu Hongrie. Nous en tirerons des sources d'or ; et quand nous serons maîtres de ce pays, nous irons en Italie abattre la puissance des ennemis de notre foi[8]. »

Le sultan prêta l'oreille aux insinuations du vizir, et exigea de son beau-père la cession de la forteresse de Semendra. Poussé aussi à. de nouvelles entreprises contre Drakul, woïévode de Valachie, il le somma, ainsi que Georges, de comparaître à sa cour. Au lieu d'obéir à cet ordre, le despote de Servie mit en état de défense Semendra et recourut à Sigismond. Le roi de Hongrie, qui, malgré ses apparences de bonne intelligence avec Amurath, entretenait des relations secrètes avec ses ennemis, semblait capable de reprendre heureusement la lutte contre les Turcs. Il venait alors de déterminer par une loi fondamentale l'organisation militaire du royaume et les services des vassaux. Georges lui céda sa place forte de Belgrade en échange de quelques villes de Hongrie. Ce fut Sigismond qui porta seul le poids de la colère du sultan. Pendant quarante-cinq jours l'armée ottomane dévasta le pays, et, en se retirant, emmena soixante-dix mille prisonniers. Malheureusement la mort empêcha le roi de Hongrie de tirer une vengeance éclatante de ces ravages. Ses trois couronnes de Hongrie, de Bohême et d'Allemagne ne passèrent pas sans difficulté sur la tête de son gendre Albert et de sa fille Élisabeth. En quelques jours une sanglante rivalité divisa les Hongrois de Bude et les Allemands de la suite d'Albert. Le massacre de tous les étrangers, Allemands, Bohémiens, Italiens, vengea le meurtre d'un seigneur hongrois ; mais le nouveau roi comprit qu'il fallait pardonner pour rester sur le trône.

Rassurés par la mort de Sigismond, les Turcs avaient envahi la Servie. Au premier mouvement de leur armée, Georges Brankovich confia la défense de Semendra à son fils aîné Grégoire, et s'enfuit avec Lazare, le plus jeune, en Hongrie, auprès du roi Albert. Quant au voïévode de Valachie, qui n'eut pas le temps de s'échapper ou qui avait espéré conjurer l'orage, il fut saisi et enfermé dans la tour de Gallipoli. Au bout de quelque temps, on lui demanda pour otages ses deux fils, qui furent envoyés dans le fort de Nymphée en Orient, avec ordre de les garder étroitement ; et, après avoir exigé de lui un nouveau serment de fidélité, on les renvoya en Valachie. Cependant Amurath avait formé le siège de Semendra, qui succomba après une vaillante et habile défense de Grégoire et de Cantacuzène, son oncle maternel. Grégoire, fait prisonnier, eut les yeux crevés, ainsi que son frère, retenu depuis longtemps en otage à Andrinople, et ils furent transférés dans les prisons d'Amasra et de Tokat.

Après avoir arrangé les affaires de Bohème, Albert se mit à la tête de son armée, et voulut passer le Danube, afin d'enlever Semendra aux Turcs. Mais une maladie contagieuse abattit ses 'troupes ; puis une terreur panique les saisit, et elles prirent la fuite en criant : Le loup/ le loup ! Quoique ce cri d'alarme fût déjà connu des Hongrois depuis Koloman, l'effroi général le fit répéter à l'approche des troupes du sultan, qui attribuaient, comme les Romains, un grand rôle à la louve dans leur origine.

Cependant l'empereur Jean II Paléologue, dans la crainte que la ruine des Servions et des Hongrois ne retombât sur lui, et dans l'espoir de conjurer l'orage qui menaçait les restes de l'empire, avait imploré le secours des princes latins contre les Ottomans. Il renouvela même bientôt le projet de réunir les deux églises, et, au mépris des avis de son père, il écouta, de bonne foi à ce qu'il paraît, la proposition de s'aboucher avec le pontife romain dans un concile général au-delà de la mer Adriatique. Du vivant de Manuel il avait adressé au pape Martin V, qui avait envoyé à Constantinople le nonce Antoine Massan, une lettre témoignant de son désir d'opérer la réunion. « Nous voudrions, lui disait-il, que l'union se pût faire dès aujourd'hui ; mais le nonce Antoine a vu de ses yeux l'état de nos affaires. Nous sommes presque entièrement détruits. Cette ville et tout notre empire est exposé au glaive qui le menace, et il n'est pas possible d'assembler les évêques d'Asie, ni d'Europe, à cause de la guerre des infidèles. Sitôt que Dieu nous aura donné la paix et quelque consistance à nos affaires, nous vous écrirons ; et, quand nous aurons reçu votre réponse et l'assurance pour la dépense du concile, nous voulons qu'il s'assemble de ce jour-là jusqu'à la fin de l'année. Nous demandons encore que vous prononciez une excommunication terrible contre tous ceux des vôtres qui nous laisseront seuls dans la guerre contre les infidèles, étant cependant en paix avec eux. Ils doivent nous secourir, et ne pas permettre aux infidèles d'avoir dans leurs vaisseaux des chrétiens armés contre nous. »

Après la mort de Martin V, le monarque grec envoya au pape Eugène IV, son successeur, une ambassade afin de le prier, suivant l'ordonnance de son prédécesseur, de célébrer un concile pour l'union des Églises d'Orient et d'Occident. Le pontife se montra favorable à sa demande, et promit aussi aux Grecs de les défrayer pour venir au concile, et pour leur retour lorsqu'il serait terminé. Plus tard, les Pères du concile de Bâle, qui ambitionnaient la gloire de ramener les Grecs au giron de l'Église, députèrent des légats à l'empereur et au patriarche de Constantinople pour les presser de se réunir à eux. Paléologue n'était pas éloigné d'accepter celte proposition, et les Pères catholiques reçurent honorablement ses ambassadeurs, parmi lesquels se trouvait un parent du souverain, le protovestiaire Démétrius Paléologue ; mais le choix du lieu pour le concile parut un obstacle insurmontable. On disputa longtemps sur ce sujet ; les Grecs indiquèrent plusieurs villes de l'Italie ou dans les environs du Danube, car l'empereur refusait obstinément de traverser les Alpes ou la mer de Sicile. Les Latins voulaient que ce fût Bâle, puisqu'il y était déjà tout assemblé. Les autres articles éprouvèrent moins de difficulté : on convint de défrayer l'empereur et une suite de sept cents personnes durant son voyage ; de lui faire remettre aussitôt une somme de huit mille florins pour venir en aide à son clergé ; enfin d'accorder dans son absence un secours de dix mille ducats, de trois cents archers et de quelques galères pour veiller à la sûreté de Constantinople.

Depuis longtemps les Grecs conféraient avec Eugène IV et avec le concile sur l'affaire de la réunion, que le pape avait fort à cœur de terminer, et Jean II Paléologue, au milieu de sa triste situation, était flatté de voir les puissances ecclésiastiques de l'Occident rechercher à l'envi son amitié. Dans l'intention de plaire aux Grecs, le pontife romain était déterminé à transporter du Rhin sur le Pô le concile, auquel il se proposait d'assister en personne. De toutes les villes de l'Italie, celle de Ferrare, située sur les bords de la mer Adriatique, lui paraissait la plus commode. Mais les Pères de Bâle, peu disposés à lui être agréables, prirent un parti tout opposé, et offrirent seulement de transférer le concile à Avignon ou dans quelque autre ville de la Savoie. Pendant que le pape et le concile discutaient sur cet article, les légats d'Eugène décidèrent les Grecs à préférer l'Italie à la Savoie comme plus voisine, et l'affaire fut conclue avec l'empereur grec (1437).

Les légats restés à Bâle priaient cependant les Pères au nom du chef de l'Église de se désister de leur résolution, en faveur des Grecs. Mais ils ne voulurent point désigner d'autre lieu que la ville d'Avignon, et n'eurent point égard aux plaintes des Grecs, qui les accusaient d'une dureté excessive. L'un des ambassadeurs, Jean Dishypate, procureur de l'empereur des Romains et du patriarche de Constantinople, joignit même à ces plaintes une protestation conçue en ces termes : « Les Grecs m'ont envoyé pour vous représenter quatre choses : 1° Tous ceux qui composent l'Église orientale sont prêts à venir dans le temps marqué par l'acte en forme de décret, dont ils ne prétendent se départir en aucune manière. : 2° Je suis chargé de vous solliciter de remplir dans le temps prescrit tout ce qui est compris dans ce décret, parce que, si l'on y manquait en la moindre des choses, il s'ensuivrait de grands inconvénients. 3° Je dois savoir si le lieu qui sera choisi est du nombre de ceux qui sont nommés dans le décret, et nous est commode à nous, aux Grecs et au pape, parce que sa présence nous est très-nécessaire en cette affaire, et que nous ne croyons pas qu'on puisse rien faire de bon sans lui. 4° Je dois voir les galères sur lesquelles nous devons venir, et les recevoir avec les trois cents arbalétriers portés par le décret. Si tout ne s'exécute pas, je dois protester, comme je proteste en effet, que c'est par votre faute, et non par la nôtre, que l'union ne s'accomplit pas.

« Je suis venu, comme vous voyez, avec de grandes peines et de grands périls : et j'ai trouvé que quelques-uns d'entre vous ne veulent point choisir de lieu, ou, ce qui est pire, qu'ils en ont choisi un qui n'est point nommé dans le décret, et où le pape ne viendra jamais ni n'enverra ses légats. Ils veulent que nous venions d'Orient à. Bâle par un chemin très-long, très-dangereux et très-incommode pour nous ; ils veulent que nous traversions une grande mer, pleine de pirates ennemis de tous les chrétiens. Ce qui m'étonne, c'est de voir que nos vieux prélats sont venus du Caire, de Jérusalem, d'Alexandrie, d'Antioche, et même de Russie, jusqu'au pape, pour l'affaire des infidèles, et que ces prélats, avec l'empereur et le patriarche de Constantinople, qui est très-vieux, doivent encore venir par mer et par les terres des Turcs, durant plusieurs centaines de lieues, jusque dans le pays des Latins ; et vous ne voulez pas faire huit à dix journées dans votre pays en paix et en santé !

« C'est pourquoi, si vous ne pourvoyez dans le temps à nommer un autre lieu commode pour nous et pour le pape, je proteste, au nom de l'empereur et de toute l'Église orientale, et devant Dieu et ses anges, et devant tout le monde, qu'il ne tient pas à nous que les articles du décret fait entre vous et nous ne soient exécutés dans leur temps. Vous en aurez de la confusion par tout le monde, et en rendrez compte au jugement de Dieu[9]. »

Afin d'abréger toutes les lenteurs, Eugène IV déclara le concile transféré à Ferrare, et s'empressa d'envoyer à Constantinople de l'argent et neuf galères équipées à Venise et dans l'île de Candie. Paléologue hésita quelque temps encore, avant de quitter son palais et son pays, de tenter cette entreprise. Il se rappelait alors les conseils de Manuel. Mais, débarrassé, par une réponse équivoque des députés, des Pères de Bâle, il annonça la résolution de s'embarquer sur les galères du pape. Le patriarche Joseph, que son grand âge rendait plus susceptible de crainte que d'espoir, céda néanmoins à la volonté de l'empereur. Les cinq porte-croix ou dignitaires de Sainte-Sophie furent attachés à sa suite. Dans une liste choisie de vingt prélats du premier ordre, tous distingués par leur mérite, on trouvait Marc, archevêque d'Éphèse, et Bessarion, évêque de Nicée, élevés à cette dignité par la confiance qu'inspiraient leur savoir et leur éloquence ; Denis, archevêque de Sardes ; Isidore, archevêque de Kiovie, métropolitain de Russie, et les évêques d'Héraclée, de Cyzique et de Nicomédie. On eut soin de leur associer quelques moines, un grand nombre de personnes éclairées du second ordre, outre plusieurs officiers de l'empire. Jean Justinien prétend que les Grecs étaient au nombre de sept cents. L'empereur avait obtenu (les pouvoirs des patriarches d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem, dont il chargea ceux des prélats qui devaient les représenter au concile. Un vaisseau reçut les vases précieux de Sainte-Sophie, afin qu'il Mt permis au patriarche d'officier avec toute la pompe ordinaire, et l'empereur employa tout l'or qu'il put rassembler à décorer son char et son lit d'ornements mas-sirs. Mais, tout en s'efforçant de soutenir l'extérieur de leur ancienne magnificence, les Grecs se disputaient l'argent que leur avait envoyé le pape.

Lorsque tous les préparatifs furent terminés, Jean II Paléologue, accompagné de son frère Démétrius, de plusieurs sénateurs et des premiers personnages de l'État et de l'Église, s'embarqua sur huit vaisseaux à voiles et à rames, traversa le détroit de Gallipoli, entra dans l'Archipel, et passa dans le golfe Adriatique. Après une fatigante navigation de soixante-dix-sept jours, cette escadre jeta l'ancre devant Venise (8 février 1438). La seigneurie fit avertir l'empereur de ne point sortir de sa galère jusqu'au lendemain, afin qu'il fût reçu dans la ville avec tous les honneurs dus à son rang. Le jour suivant, dès le matin, le doge et les sénateurs montèrent le vénérable Bucentaure, suivi de douze puissantes galères, et allèrent rendre leurs hommages à Paléologue, qu'ils trouvèrent assis sur un riche trône placé sur la poupe de son vaisseau. La mer disparaissait sous des milliers de gondoles dont la couleur habituellement sombre était relevée ce jour-là par des draperies de brocart aux teintes éclatantes ; l'air retentissait du bruit des cloches de toutes les églises, des sons de la musique et des joyeuses acclamations des innombrables spectateurs ; les matelots, vêlas de brillantes livrées, battaient fièrement l'eau de la rame et de l'aviron ; les vaisseaux, sur lesquels les armes de Venise s'unissaient à celles de Rome, resplendissaient de soie et d'or. Tout était fête, allégresse et magnificence. La marche triomphale remonta le grand canal, et passa sous le pont de Rialto. Il serait difficile de peindre la surprise qu'éprouvèrent le monarque grec et son cortége à la vue de la première et de la plus belle ville du monde chrétien. Ils contemplaient avec admiration ces palais de marbre, bâtis sur les deux côtés du canal et s'élevant majestueusement du sein de l'onde, les tentures bariolées qui pendaient aux fenêtres gothiques, les longues bannières qui flottaient au-dessus des portes, et l'immense population de Venise la Superbe ; mais ils soupirèrent à la vue des dépouilles jadis enlevées par les Latins au sac de Constantinople.

Informé de l'arrivée de l'empereur à Venise, le pape l'envoya complimenter par le cardinal de Sainte-Croix, qui avait ouvert le concile à Ferrare. Le marquis de Ferrare, Nicolas d'Este, l'accompagnait ; il offrit à Paléologue sa ville et ses États. Le cardinal Julien félicita aussi ce prince sur son heureuse arrivée, et sur la sainte résolution qu'il avait prise de traiter d'une réunion sincère et parfaite. L'empereur, de son côté, députa au saint-père deux abbés et trois officiers pour lui rendre ses devoirs. Le 28 février il partit de Venise, où il laissa le patriarche, et continua sa route alternativement par terre et par eau jusqu'à Ferrare. On avait tout disposé afin de le traiter avec les honneurs accordés autrefois à l'empereur d'Orient.

Le marquis d'Este alla le recevoir à la descente. Tons les cardinaux, suivis d'un grand nombre de prélats, se portèrent au-devant de lui hors de la ville. Il fit son entrée sur un cheval noir magnifiquement orné ; mais on conduisait devant lui un cheval blanc, d'une rare beauté, couvert d'une housse de velours cramoisi, et dont le harnais était enrichi d'aigles en broderies d'or. Il marcha jusqu'au palais du pape sous un dais de couleur bleu céleste, soutenu par les enfants et les plus proches parents du marquis. Le prince grec ne descendit de cheval qu'au pied de l'escalier ; à la porte de l'appartement il trouva le pape, qui l'embrassa paternellement et le conduisit à un siège placé à sa gauche. Après quelques moments d'entretien, Eugène IV le fit conduire avec la même pompe, au son des trompettes, dans le palais qu'on lui avait préparé ; Paléologue y fut traité avec une magnificence toute royale.

Trois jours s'étaient écoulés depuis l'entrée de l'empereur, lorsque le patriarche, demeuré à Venise avec une partie des métropolitains et des évêques, arriva par eau à Ferrare ; sur une galère du marquis d'Este qui ressemblait à un palais flottant. Quatre cardinaux accompagnés de vingt-cinq évêques, d'un grand nombre d'autres prélats et officiers du pape, du marquis d'Este avec ses enfants et le corps de la noblesse, allèrent recevoir le patriarche à la descente du vaisseau ; on amena aussi des chevaux et des mulets pour lui et sa suite. C'est ainsi qu'ils entrèrent à Ferrare, le patriarche s'avançant à cheval au milieu de deux cardinaux. Aussitôt ils allèrent au palais du pape, où Joseph mit pied à terre. On le conduisit ensuite jusqu'à la porte de la chambre secrète ; Eugène IV l'attendait sur un trône fort élevé, ayant à sa droite les cardinaux sur des sièges inférieurs. Le patriarche se présenta accompagné seulement de six métropolitains d'Orient. Le pape se leva de son trône pour le recevoir, et lui donna le baiser de paix ; il reçut les autres étant assis ; ils lui baisèrent la main droite et la joue. Le patriarche occupa à sa gauche un siège semblable à celui des cardinaux.

Au bout de quelques jours, l'empereur pria le pape d'assembler le concile général, auquel assistaient non-seulement les évêques, mais encore les rois et les princes de l'Europe, en personne ou par leurs lieutenants. Eugène lui dit que cela était impossible, à cause des divisions qui régnaient entre eux. Comme Paléologue insistait toujours, le pape, ne pouvant faire autrement, demanda un délai de quatre mois, qui lui fut accordé. Alors il envoya partout des lettres et des nonces. On résolut néanmoins de tenir le neuvième jour d'avril, qui était le mercredi saint, la première séance avec les Grecs, et, en attendant l'arrivée des princes et des prélats latins, de ne laisser pas de discuter sur les dogmes de la religion.

Sur la question d'étiquette, on convint que le pape serait placé dans une chaire à la première place du côté droit, devant le rang des Latins, et que le trône de l'empereur grec serait du côté gauche, à la même hauteur, en face de la seconde place du siège vacant de l'empereur d'Allemagne, puis celui du patriarche de Constantinople, des vicaires des autres patriarches et des évêques grecs.

Paléologue, suivi d'une troupe de favoris, passa dans un vaste monastère, situé agréablement, à six milles de Ferrare, le délai de quatre mois accordé aux princes latins pour se rendre au concile. Oubliant dans les plaisirs de la chasse les graves questions soumises à la décision de l'Église et les calamités de l'État, il ne s'occupait qu'à détruire le gibier, sans vouloir écouter les justes plaintes du marquis et des laboureurs. Pendant ce temps, ses malheureux Grecs enduraient tous les maux de l'exil et de la pauvreté. De plus, la peste survint à Ferrare, et Denys, évêque de Sardes, vicaire du patriarche de Jérusalem, en mourut. Dans ces circonstances, le pape proposa à l'empereur et au patriarche de transférer le concile à Florence. Ils y consentirent, mais ils furent à peine arrivés que le patriarche Joseph, fort avancé en âge, tomba malade (1439). Enfin ce fut dans cette ville qu'après de graves et solennelles discussions, l'empereur et les prélats grecs abjurèrent toute doctrine contraire à celle de l'Église romaine, excepté Marc d'Éphèse, qui persista dans son obstination. Le jeudi 4 juin, on rédigea par écrit l'acte d'union, dont on fit trois exemplaires. On en envoya un au pape, l'empereur en prit un, et le patriarche, le troisième. Il portait : « Nous sommes d'accord avec vous : l'addition que vous avez faite au symbole vient des saints Pères. Nous l'approuvons, et nous disons que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils comme d'un seul principe. »

Le patriarche fut surtout ravi du triomphe si glorieux de la vérité, et il voulait qu'on publiât aussitôt le décret de l'union, afin d'avoir avant sa mort la consolation de voir l'accomplissement de cet important ouvrage. Mais le vénérable pontife n'eut pas la satisfaction qu'il souhaitait : le mardi au soir, 9 juin, on vint tout à coup dire aux prélats grecs que le patriarche était mort. lis coururent au monastère des dominicains, où il était logé, et apprirent de ses serviteurs qu'après souper il s'était retiré, selon sa coutume, dans son cabinet, et qu'ayant pris du papier et un roseau, il se mit à écrire. Mais bientôt, saisi d'un tremblement et d'une grande agitation, il avait expiré. Ses dernières paroles avaient été des paroles de paix et de charité. Les évêques, étonnés, lurent ce qu'il avait écrit, l'acte contenant ses dernières volontés. Il était conçu en ces termes :

« JOSEPH par la miséricorde de Dieu archevêque de Constantinople, la nouvelle Rome, et patriarche œcuménique : Puisque me voici arrivé à la fin de nia vie et près de payer la dette commune à tous les hommes, j'écris par la grâce de Dieu, très-clairement, et souscris mon dernier sentiment, que je fais savoir à tous mes chers enfants. Je déclare donc que tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique et apostolique de Notre-Seigneur Jésus-Christ, celle de l'ancienne Rome, je le crois aussi, et que j'embrasse tous les articles de cette croyance. Je confesse que le pape de l'ancienne Rome est le bienheureux père des pères, le pontife suprême et le vicaire de Jésus-Christ, pour rendre certaine la foi des chrétiens. Je crois aussi le purgatoire des âmes. En foi de quoi j'ai signé cet écrit, le 9 juin 1439. »

De l'avis des prélats, l'empereur envoya le jeudi suivant prier le pape de donner une église pour enterrer le corps du patriarche et de permettre de célébrer ses funérailles suivant l'usage des Grecs, mais promptement et sans appareil. Eugène IV désigna l'église Saint-Marc-la-Nouvelle, qui était celle du monastère des dominicains. Le patriarche fut enterré avec toute la magnificence due à sa dignité, revêtu de ses habits pontificaux. L'empereur, un grand nombre de cardinaux, les évêques latins, les magistrats et les principaux citoyens de Florence, honorèrent ses obsèques.

Enfin, après de longues et vives discussions sur les points contestés de part et d'autre, on tint une dernière session du concile le lundi 6 juillet 1439, dans l'église cathédrale de Florence, avec la plus grande solennité. Là fut publié le décret d'union, en forme de bulle, du pape Eugène, décret que déterminent ces paroles par lesquelles les Grecs reconnaissaient la suprématie du pape : « Nous décidons aussi que le Saint-Siège de Borne, et le pape qui le remplit, a la primauté dans tout le monde ; que le pape est le successeur de saint Pierre, le vrai vicaire de Jésus-Christ, le chef de toute l'Église, le père et le docteur de tous les chrétiens, et que Jésus-Christ lui a donné, en la personne de saint Pierre, la pleine puissance d'enseigner et de gouverner l'Église universelle, comme il est contenu dans les actes des conciles universels et dans les saints canons.

« Renouvelons l'ordre des autres patriarches, en sorte que celui de Constantinople soit le second après le pape, irai d'Alexandrie le troisième, celui d'Antioche le quatrième, celui de Jérusalem le cinquième, sauf tous leurs privilèges et leurs droits. »

Cette bulle fut souscrite par le pape Eugène, l'empereur Jean H Paléologue, huit cardinaux, deux évêques ambassadeurs de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et d'un grand nombre de prélats grecs et latins. Après que tous eurent signé, ils baisèrent les mains du pape, s'embrassèrent les uns les autres en signe d'union, et ensuite se séparèrent.

Eugène IV pressait les Grecs d'élire avant leur départ un patriarche à la place de Joseph, promettant de confirmer celui qui serait élevé à cette dignité. Nais l'empereur et les prélats n'y voulurent jamais consentir, disant qu'on ne pouvait procéder à l'élection d'un nouveau patriarche ailleurs que dans la cathédrale de Sainte-Sophie. Ils demandèrent ensuite avec instance leur retour et le paiement des arrérages qui leur étaient dus. Le pape leur donna généreusement beaucoup plus qu'il ne leur avait promis par son traité. Quelque temps auparavant, il s'était engagé à leur fournir des galères et de l'argent pour les ramener à Constantinople, plus de trois cents chevaliers et deux galères entretenus à ses dépens pour la garde de la capitale ; à faire mouiller dans le port de Byzance tous les vaisseaux qui transporteraient des pèlerins à Jérusalem, et à solliciter dans une occasion pressante les secours des nations chrétiennes.

Le 26 août, Jean Paléologue quitta Florence, où sa présence et celle des premiers personnages de son empire dans l'ordre civil et religieux avaient imprimé une impulsion extraordinaire à l'amour de l'antiquité classique. Il était accompagné de trois cardinaux et d'un grand nombre de prélats, qui le conduisirent jusque sur les frontières de la république. De là il se rendit à Venise, et les Grecs y officièrent solennellement dans une église des Latins. Ils demeurèrent quelque temps dans cette ville, et ne s'embarquèrent que le 11 octobre suivant, sur les galères qu'on leur avait préparées pour retourner à Constantinople. Ils y arrivèrent le 4er février de l'année 1440. Ils avaient laissé en Italie l'évêque de Nicée, le savant Bessarion, qui obtint la pourpre ecclésiastique, et fut toujours considéré à Rome comme le chef et le protecteur des Grecs.

En débarquant sur la rive de Byzance, ils furent salués ou plutôt assaillis par le murmure général du clergé, du peuple et surtout des moines, qui gouvernaient presque seuls les consciences. Depuis deux ans qu'avait duré leur absence, la capitale était privée de ses chefs civils et ecclésiastiques, et le fanatisme fermentait au milieu de l'anarchie. Avant son départ pour l'Italie, l'empereur avait flatté ses sujets d'un prompt et puissant secours. Mais, trompés dans leur attente, ils se livrèrent à l'indignation ; ils accablèrent d'injures les prélats qui avaient souscrit le décret d'union, et comblèrent de louanges Marc d'Éphèse, pour avoir refusé son adhésion. On le regarda comme l'unique défenseur de son pays. Cette persécution intimida ceux qui avaient abjuré le schisme, et presque tous se rétractèrent. « Nous avons, disaient-ils, vendu notre foi, nous avons changé de religion avec impiété, nous avons trahi le pur sacrifice pour les azymes. » Quand on leur demandait : « Pourquoi avez-vous signé l'union ? » ils répondaient : « Nous avions peur des Italiens. » Si l'on ajoutait : « Les Italiens vous ont-ils donc torturés, flagellés, mis en prison ? » Ils répondaient : « Non, ils n'ont pas employé la violence ; mais qu'on abatte la main qui a souscrit, qu'on arrache la langue qui a prononcé le symbole des Latins. »

Le lâche repentir de ceux qui avaient adopté la doctrine des Latins rendit Marc d'Éphèse plus insolent. Le zèle de l'empereur se trouva ralenti par ses démêlés avec son frère Démétrius, démêlés qui causèrent une guerre civile. Marc était d'autant plus fier, qu'il n'y avait point alors de patriarche à Constantinople pour s'opposer à ses entreprises. Il écrivit contre l'union une longue lettre circulaire, qu'il adressa au patriarche. Mais Joseph, évêque de Méthone, justifia, dans une espèce de dialogue entre lui et Marc, tout ce qui s'était passé à Florence, et reprocha fortement à l'audacieux schismatique son opiniâtreté, ses fourberies et ses mensonges. Les partisans de Marc écrivirent aussi et répandirent en Orient, et surtout à Constantinople, de nombreuses calomnies. Les uns assuraient que les Grecs s'étaient laissé corrompre par des présents, et que les Latins les avaient forcés de signer en les laissant mourir de faim. Les autres soutenaient qu'on avait renversé tous les fondements de la foi, condamné la doctrine des anciens Pères, et changé les saintes cérémonies de l'Église grecque. Bessarion et d'autres réfutèrent victorieusement toutes ces calomnies des schismatiques ; mais les Grecs, ennemis des Latins, n'en demeurèrent pas moins obstinés dans l'erreur. On en vint même au point de ne plus vouloir se trouver au service divin avec ceux qui avaient assisté au concile de Florence ; on les fuyait comme des impies et des excommuniés.

Afin d'étouffer la flamme de la discorde religieuse, que propageaient l'exemple et les écrits de Marc d'Éphèse et de ses nombreux adhérents, l'empereur prit la résolution de faire élire un patriarche à la place de Joseph. Il espérait par ce moyen ramener plus aisément les schismatiques. Il fallait choisir un homme plein de zèle et de fermeté. Il jeta les yeux sur les archevêques d'Héraclée et de Trébizonde, qui refusèrent le poste vacant, et attristèrent le monarque par un changement auquel il ne s'attendait pas. Enfin on élut Métrophanes de Cyzique, qui avait signé le sixième au concile de Florence. Il fut sacré dans l'église Sainte-Sophie, et prit possession du siège de Constantinople la veille de l'Assomption. Appuyé de l'autorité de l'empereur, le nouveau patriarche fit tout ce qu'on pouvait attendre d'un homme de bien pour engager les Grecs à renoncer au schisme. D'un autre côté, le pape Eugène envoya le cardinal de Venise, son neveu, pour seconder le zèle du patriarche. Hais, soit que Paléologue craignît d'irriter Amurath, qui avait conçu quelque jalousie de l'intelligence apparente des Grecs et des Latins ; soit qu'il n'espérât presque plus rien de ceux-ci depuis la mort de l'empereur Albert ; soit enfin qu'il appréhendât d'exciter une révolte dans Constantinople, dont presque tous les habitants étaient déclarés contre l'union, il est certain que son zèle se refroidit, ainsi que le pape s'en plaignit dans une lettre à Constantin son frère.

Réunis au peuple et au clergé, les schismatiques repoussèrent pendant trois ans le patriarche catholique nommé par l'empereur, et après la mort de ce vertueux prélat ils firent vaquer son siège pendant trois ans. « Infortunés, s'écrie l'historien Ducas, vous êtes insensibles à la juste colère du Dieu qui se venge ; vos entrailles ne sont émues par aucune pensée, par aucun désir de paix. Si un ange descendait du ciel pour sous dire : Gardez la paix et l'unité, et je chasserai l'ennemi de la ville, vous n'y consentiriez jamais, ou bien vos paroles seraient hypocrites et menteuses. Ils savent que je dis vrai, ceux qui préfèrent la domination des Turcs à celle des Francs[10]. »

 

 

 



[1] Ducas, chap. 28.

[2] Ducas, chap. 16.

[3] Joannis Canano, Narratio de bello Constantinopolitano, p. 189.

[4] Joannis Canano, p. 193.

[5] Ducas, chap. 29.

[6] Anagnosa, De excidio Thessalonicensi, t. XI, p. 105.

[7] Ducas, chap. 29.

[8] Ducas, chap. 30.

[9] Fleury, Histoire ecclésiastique.

[10] Ducas, chap. 31, 39.