Règlements et
améliorations faits par Marie-Thérèse — Établissements pour la prospérité de
l'industrie et du commerce. — Encouragements donnés à l'agriculture. —
Réformes dans la justice. — Fondation d'institutions pour l'instruction. —
Sages dispositions de l'impératrice-reine pour assurer le bonheur de ses
peuples. — Réforme de l'ancienne étiquette. — Membres du conseil de
Marie-Thérèse. — Influence du référendaire Bartenstein. — Contestations
élevées en Amérique. — La Grande-Bretagne réclame les secours de la maison
d'Autriche. — Convention entre l'Angleterre et la Prusse. — Alliance entre la
France et l'Autriche. — Marie-Thérèse entraîne la Saxe et la Russie dans une
ligue contre Frédéric II.
La
sanglante guerre de la succession d'Autriche était à peine terminée, que
Marie-Thérèse s'Occupa des moyens d'en réparer les malheurs. La plupart de
ses États avaient été pendant quelque temps la proie de ses ennemis, il avait
fallu à force de combats les arracher de leurs mains ; les autres avaient été
obligés de supporter des impôts onéreux pour fournir les sommes nécessaires à
l'entretien de ses armées. Dès que le calme eut succédé à l'orage,
l'impératrice-reine commença le règne de Titus, après avoir conquis, comme
Henri IV, son propre héritage. Lorsqu'elle n'eut plus d'ennemis à combattre,
elle ne vit plus que des sujets à rendre heureux, et elle employa à ce grand
objet tous les moyens que Dieu a mis entre les mains des rois. Dans ces
premiers moments de paix, elle s'oublia elle-même pour ne penser qu'à
récompenser ses États héréditaires de leur fidélité. Elle diminua d'abord les
impôts et en rendit ensuite la perception plus régulière et plus simple. Si
l'impératrice-reine maintint ailleurs les taxes extraordinaires, ce ne fut
que pour un certain nombre d'années. Elle abolit plusieurs exemptions, et ses
finances, administrées avec sagesse, s'élevèrent à un degré de prospérité
inconnu sous Charles VI, malgré la perte du royaume de Naples et celle de la
Silésie. Les
généraux et les officiers qui avaient contribué par leurs services et par
leur valeur au succès des armes de Marie-Thérèse, trouvèrent des récompenses
dignes d'eux dans l'accueil favorable qu'elle leur faisait, dans les
distinctions dont elle les honora et dans ses libéralités toujours distri-.
buées avec intelligence. Les soldats blessés, vieux et infirmes, eurent des
asiles dans des hôpitaux propres et salubres. Elle voulut entretenir pendant
la paix le plus de troupes qu'il lui serait possible. Cette résolution fut
communiquée à ses États héréditaires qui s'empressèrent d'y concourir et
donnèrent alors des témoignages non équivoques d'un zèle sans bornes pour
leur souveraine. Les corps de sa nombreuse armée ne furent plus uniquement
répartis dans la Hongrie, d'où l'on ne pouvait les rappeler sans perdre
beaucoup de temps. Les guerres précédentes lui avaient fait comprendre la
nécessité d'une meilleure discipline. Elle choisit des généraux actifs,
capables de l'introduire dans ses troupes, et remplaça les vieux officiers
par des jeunes. Le comte de Daun, le général que la cour de Vienne opposera
le plus souvent à Frédéric II, porta l'unité dans les exercices et le
service. L'impératrice - reine, qui n'ignorait pas quelle influence la
présence d'un monarque a sur les soldats, visitait chaque année avec son
époux les camps établis pour exercer les troupes aux grandes manœuvres de la
guerre ; elle se plaisait à récompenser les officiers que lui recommandaient
ses généraux, et excitait partout l'émulation, les talents et le désir de lui
plaire. François
Ier secondait les vues de son auguste épouse. Tandis que Marie-Thérèse
assurait la tranquillité des frontières de l'empire, il travaillait lui-même
à prévenir la désunion dans l'intérieur. Une fausse politique avait armé les
Allemands les uns contre les autres durant la dernière guerre. Dès que la
paix fut arrêtée, il pressa la conclusion d'un traité d'association de tous
les cercles antérieurs avec la cour de Vienne, dont le but était la sûreté de
ces mêmes cercles. L'union entre les puissances de l'empire pouvait seule
rétablir la tranquillité publique et la sûreté commune. François Ier
s'efforçait de leur inspirer la résolution de se fournir, en cas de besoin,
les secours stipulés par les anciens traités qu'il regardait comme la plus
ferme base de leur conservation et de leur bonheur. Après quelques
difficultés et malgré l'opposition des princes et des seigneurs peu disposés
à croire au dévouement de la maison d'Autriche pour le bien général de
l'Allemagne, l'association fut signée. Les États du cercle de Franconie
répondirent qu'ils avaient reconnu dans le mémoire du ministre
plénipotentiaire de Leurs Majestés Impériales des preuves certaines des vues
paternelles de l'empereur pour le repos et la sûreté de l'Allemagne ; que les
efforts de ce prince pour resserrer les liens de l'association des cercles
antérieurs avait déjà fait connaître combien il s'intéressait à la
tranquillité. « Par le rétablissement de la paix, ajoutaient-ils encore,
Vos Majestés impériales viennent de leur assurer, ainsi qu'aux autres États
de l'empire, la satisfaction de pouvoir espérer des soulagements aux maux
qu'ils ont eus à souffrir pendant la guerre. La reconnaissance la plus vive
ne peut suffire pour payer de pareils bienfaits. Le cercle de Franconie
persiste dans l'inviolable résolution de s'acquitter de tout ce qu'il doit au
digne chef de l'empire et d'exécuter dans toute leur étendue les engagements
dont il a reconnu l'existence. » Le
commerce avait beaucoup souffert pendant la guerre ; il fallait lui imprimer
une nouvelle vigueur. Aussi excita-t-il la vive sollicitude de la fille de.
Charles VI. Les ports de. Trieste et de Fiume furent ouverts à toutes les
nations, et Livourne ne tarda pas à étendre son commerce dans le Levant et
dans les Indes orientales. Les manufactures de draps, de cotons et de laines
étaient obligées de faire venir de l'étranger les matières premières qui leur
étaient nécessaires, non parce que le pays n'en produisait pas, mais parce
qu'il manquait de fileurs. Le premier soin de l'impératrice-reine fut
d'établir dans les villes et à la campagne des écoles de filature où les
enfants étaient instruits dans l'art de filer et gagnaient un petit salaire
indépendant des prix qui étaient distribués tous les mois aux plus laborieux.
On fit venir des ouvriers de France, de Hollande, de Suisse, de Saxe et
d'autres pays, et l'on chargea l'exportation des matières premières d'un
droit considérable qu'on éleva successivement jusqu'à ce qu'il équivalût à
une prohibition. Une
première ordonnance déclara que tous ceux qui contribueraient à augmenter le
débit des marchandises fabriquées dans les États héréditaires, recevraient
des primes et des récompenses proportionnées à la nature et à l'importance
des services qu'ils auraient rendus. Une autre suivit d'assez près cette
promesse si attrayante ; elle avait pour but de réprimer le luxe qui
commençait à devenir ruineux, et de faire valoir les nombreuses fabriques de
l'Autriche. Cette loi somptuaire proscrivait les galons, les dentelles d'or
ou d'argent, et les marchandises, de quelque espèce qu'elles fussent, dans
lesquelles il se trouverait de l'or et de l'argent venant des pays étrangers.
Elle permettait cependant l'usage du galon, pourvu que l'on justifiât qu'il
avait été fabriqué dans les pays héréditaires. Peu de temps après la
publication des édits qui concernaient l'établissement des manufactures et la
protection qui leur était accordée, on vit une foule de particuliers se
présenter afin d'obtenir des privilèges. Dans les vastes faubourgs de Vienne,
agrandie et embellie, on vit s'élever de nombreuses manufactures de draps, de
porcelaine, de glaces, d'étoffes de soie. L'émulation, qui fut toujours la
mère des succès, les porta bientôt au plus haut point de perfection. Les
ordres les plus précis furent donnés pour encourager les cultivateurs du lin
et du chanvre, dans l'intention de faciliter et d'augmenter la fabrique des
toiles. L'œil vigilant de l'impératrice-reine ne dédaignait pas de se porter
du haut du trône sur ces objets qui paraissent petits, mais dont la sage
économie du gouvernement accroît l'importance. Cette princesse, à qui rien ne
paraissait au-dessous d'elle, lorsqu'il s'agissait du bonheur public, se
faisait rendre un compte exact des progrès des manufactures de toile, de
coton et de bazin, de ses établissements pour la fabrique des cuirs de
Russie, enfin du produit des mines de Hongrie dont elle prenait un soin
particulier. C'est par cette vigilance qu'elle perfectionna en peu de temps
toutes les maisons industrielles de ses États et qu'elle enrichit ses sujets. Plus
tard ; Marie-Thérèse créa le conseil aulique de commerce immédiatement soumis
au gouvernement (1752)
; et elle y joignit une caisse particulière à laquelle elle assigna des
revenus considérables. Tous ceux qui voulaient faire quelque entreprise
pouvaient en recevoir des avances de 10 à 100.000 florins, pourvu qu'ils
pussent fournir une garantie probable du remboursement. Douze à treize
conseils de commerce, établis dans les villes les plus importantes, furent
subordonnés à ce conseil général, et à chacun fut assignée une caisse
particulière. Le conseil aulique de commerce fut autorisé à nommer dix-huit
consuls en Espagne, en Portugal, en France, en Italie et au Levant. Il
établit aussi à Vienne une académie de gravure, une académie de dessin, une
école de gravure en métal et en pierre fine, et une école de commerce.
L'impératrice créa encore diverses sociétés de commerce pour les branches
particulières du négoce, telles que la société de Fiume pour les raffineries
de sucre, celle des toiles de la Bohême, et celle de l'Égypte dont le
principal comptoir était à Smyrne[1]. Elle
encouragea également le commerce des vins. Les Hongrois purent transporter leurs
vins chez l'étranger, à la charge d'un léger impôt sur ceux qui passeraient
par l'archiduché d'Autriche. Le port d'Ostende reçut des navires chargés des productions
de leur pays. Par un juste retour, les sujets de Marie-Thérèse s'efforçaient
de lui témoigner leur attachement et leur fidélité. Ainsi, au mois d'octobre
1748, les États du royaume de Hongrie lui exprimèrent leur ardent désir que
l'archiduc Joseph y établît sa résidence, afin de jouir de la présence d'un
prince si cher à leur souveraine et au royaume lui-même. Flattée de l'amour
que les Hongrois concevaient pour son fils, l'impératrice-reine leur promit
qu'à sa majorité il se rendrait à Offen, la demeure ordinaire de leurs
anciens rois. Sur cette assurance, les États résolurent d'y faire construire
un magnifique palais aux dépens de la nation. Pour se
conformer aux vues politiques de leur reine, les États de Hongrie
s'occupèrent encore de prendre des mesures certaines afin de mettre le
royaume dans une situation florissante. Ils pensèrent d'abord à rétablir les
forteresses voisines de l'empire ottoman. Si quelqu'une de ces révolutions
auxquelles cet empire était souvent exposé, venait à changer le système
politique de la Porte, le peuple hongrois trouverait ainsi les moyens de
pourvoir par lui-même à sa sûreté. Les Turcs n'inspiraient alors aucune
crainte, mais l'expérience du passé rendait ces précautions nécessaires. Des
actes de clémence signalèrent le commencement de l'année 1749. Attentive à
ranimer dans ses États héréditaires l'agriculture, négligée au milieu des
désastres de la guerre, Marie-Thérèse accorda une amnistie générale aux
déserteurs de ses troupes, à condition qu'ils reviendraient dans un temps
fixé ; elle permit même à ceux qui voudraient quitter le service militaire,
pour se livrer à la culture des terres, d'acheter leurs congés. Pour le
perfectionnement de l'agriculture, que l'impératrice regardait comme la
source la plus féconde de la prospérité d'un État, et pour l'encouragement de
la production des matières premières dont l'industrie a besoin, on créa, aux
frais de la caisse du commerce, dans onze chefs-lieux, des sociétés
d'agriculture chargées de la distribution de prix considérables. Par ce
moyen, la culture de la garance et de la gaude fut introduite et poussée au
point que ces produits devinrent un objet d'exportation. On éleva des vers à
soie en grand nombre dans la Croatie, la Dalmatie, l'Istrie, le Frioul et le
Tyrol. Enfin des béliers achetés dans la Barbarie et l'Anatolie améliorèrent
les races de brebis. A peine
l'édit d'amnistie eut-il été publié, qu'on vit revenir dans les États
héréditaires un grand nombre de fugitifs, dont les uns reprirent les armes
pour le service de leur souveraine, et les autres rentrèrent dans leurs
foyers et se livrèrent aux travaux des champs. Peu de temps après,
l'impératrice supprima la peine de mort à laquelle on condamnait les
déserteurs et elle ordonna que, dans la suite, les soldats coupables du crime
de désertion seraient condamnés pour toute leur vie aux travaux publics des
grands chemins et des fortifications. Par-là, elle rendait utiles à l'État
des malheureux dont le supplice, auparavant trop cruel, enlevait à la patrie
des hommes qui pouvaient encore la servir. De
graves abus s'étaient introduits dans l'administration de la justice, qui
était confiée aux mêmes tribunaux que la police. On les sépara, et les
chancelleries provinciales furent remplacées par un tribunal suprême qui
jugea en dernier ressort toutes les causes des États autrichiens, excepté
celles de la Hongrie, royaume où le souverain ne pouvait faire aucun
changement que du consentement de la diète. Sachant combien il importe aux
peuples d'avoir non seulement des juges intègres, mais encore de n'être pas
ruinés par les longueurs des procédures, Marie-Thérèse voulut que toutes les
cours de judicature se conformassent à son règlement qui ordonnait la
décision des procès dans le cours d'une année, à l'instar de ce qui se
pratiquait depuis quelque temps en Bohême. Aucun
souverain n'a porté sur l'instruction publique des vues plus sages que
l'impératrice, et n'a créé autant d'établissements pour l'étude des lettres
et des sciences. Elle avait fondé en 1746, près de Vienne, le Theresianum,
ou académie militaire ouverte à la jeune noblesse qui voulait s'instruire
dans tous les arts qui ont rapport à la guerre. Elle y attira d'habiles
professeurs de géométrie, de fortifications et d'histoire, et les chargea de
former des sujets capables. Le collège thérésien devint bientôt par leurs
soins une pépinière féconde d'officiers pour l'armée. Quelques années plus
tard, elle fonda une autre académie militaire à Vienne la Neuve-Ville, un
observatoire et une institution pour l'éducation des enfants nobles à Tyrnau,
et l'académie orientale de Vienne. De ce dernier établissement sortirent de
savants philologues et de nombreux historiens. Sous
les auspices de cette princesse s'ouvrit aussi une espèce de séminaire où
ceux qui se destinaient à exercer l'honorable profession de maîtres d'école
dans les campagnes, étaient obligés d'aller apprendre eux-mêmes ce qu'ils
devaient enseigner aux paysans, tant sur les connaissances civiles et
économiques que morales et religieuses. Personne ne pouvait tenir une école
inférieure sans avoir passé dans ce séminaire le temps prescrit, et sans
avoir obtenu des supérieurs les attestations de capacité suffisante. Des
observatoires magnifiques s'élevèrent encore à Vienne et à Gratz, et furent
enrichis de télescopes qui découvraient le secret des cieux aux Hel', aux
Boscovich, aux Halley. Les arts furent étudiés dans des écoles de peinture et
d'architecture, et des bibliothèques publiques, formées à Prague et à Insprück.
Enfin Marie-Thérèse, persuadée que la plupart des maux qui affligent les
sociétés sont des enfants de l'ignorance, voulait que ses sujets fussent
instruits ; elle comprenait que les sacrifices et les efforts tentés en
faveur des sciences et des arts étaient nécessaires non seulement à la gloire
des gouvernements, mais encore au bien-être matériel des peuples. Les
années qui s'écoulent depuis la paix d'Aix-la-Chapelle jusqu'à la guerre de
Sept ans ne nous offrent point de ces grands évènements dont l'éclat
satisfait la curiosité, mais elles sont les plus glorieuses de cette auguste
reine. La pensée s'arrête avec complaisance sur cette sage législatrice dont
l'unique soin est de travailler au bonheur de ses États et de mettre l'accord
le plus parfait entre toutes les parties du gouvernement. Tout se fait avec
une prudence admirable ; les ministres ne sont que des causes secondes, leurs
opérations reçoivent leur caractère de celui du chef de l'État. Toujours à la
tête de son conseil, Marie-Thérèse guide elle-même les vues des hommes qui le
composent, leur montre le plus grand bien et leur indique les moyens de
l'accomplir ; elle veille avec la même sollicitude aux besoins particuliers
et à la conduite générale des affaires. On la voit aussi quitter quelquefois
sa capitale et visiter ses provinces, afin de répandre sur ses peuples les
grâces et les récompenses que leur destinait sa main bienfaisante. Elle
trouve le délassement des soins du gouvernement auprès de son époux, qui, de
son côté, s'efforce de maintenir la paix entre les princes de l'empire, ou au
milieu de ses enfants dont elle surveillait l'éducation avec un soin
particulier, pour leur inspirer ses sentiments généreux et leur transmettre
ses vertus royales. Tout
devient intéressant dans l'histoire des bons rois ; leurs moindres actions
portent l'empreinte de leur caractère et servent à les faire connaître. La
cour de Vienne était depuis longtemps la plus brillante de l'Europe par le
grand nombre de princes et de seigneurs qui la composaient et la magnificence
qu'on y déployait. Les cérémonies et l'étiquette lui donnaient cependant un
air de contrainte qui en diminuait tous les agréments. Ces anciens usages
fatiguaient l'empereur et son épouse ; leur affabilité cherchait à rompre ces
chaînes qui n'étaient pas de leur goût. On n'osait cependant y toucher, et
l'étiquette était comme une ancienne idole que l'on révérait tout en la
détestant. Enfin, au commencement de 1751, François et Marie-Thérèse
effectuèrent la résolution qu'ils avaient prise de réformer cette gêne accablante,
et ils convinrent d'admettre deux fois par semaine à leur table vingt-quatre
personnes des principaux seigneurs et quelques-unes des dames les plus
qualifiées de la cour. En bannissant cette morgue qui, sans rendre le trône
plus respectable, ne sert qu'à le rendre plus odieux, l'impératrice rompait
encore la barrière que les courtisans savent élever entre le monarque et ses
sujets. Jamais cette impératrice ne refusa d'audience, et jamais on n'en
sortit mécontent d'elle. Sans autre garde que le cœur de ses sujets, elle se
rendait accessible aux petits comme aux grands. « Je ne suis qu'un gueux de
paysan, disait un pauvre laboureur de la Bohême, mais je parlerai à notre
bonne reine quand je voudrai, et elle m'écoutera comme si j'étais un
monseigneur. » Au mois
d'avril de cette année, Marie-Thérèse voulut signaler l'heureuse naissance de
l'archiduchesse Joséphine ; pour cela, elle ne donna pas au peuple une de ces
fêtes somptueuses dont les dépenses inutiles ne sont prises le plus
ordinaire-- ment que sur les impôts qu'il paie, et dont le souvenir ne dure
guère plus que le temps qui est employé à les voir ; mais elle rendit cet
évènement à jamais mémorable par un acte de clémence digne de son cœur : elle
ordonna de rendre à la liberté tous les déserteurs de ses troupes qui étaient
condamnés aux travaux des fortifications, et elle leur accorda la grâce
entière en les rétablissant dans son service. François
Ier avait l'âme aussi généreuse, aussi compatissante que Marie-Thérèse. Le 15
décembre 1752, le feu prit à Vienne au magasin du salpêtre, et l'incendie
exerça de tels ravages dans les environs, qu'il fallut employer plus de
quatre cents personnes pour enlever les décombres des bâtiments endommagés.
Dès que l'empereur fut informé de cet accident, qui avait causé tant
d'effroi, il se transporta sur le lieu du sinistre et contribua beaucoup à
faire arrêter les progrès des flammes. Comme il s'avançait pour donner des
ordres partout où le danger était le plus grand et pour exciter par sa
présence et par ses bienfaits le zèle et l'activité des ouvriers, un
seigneur, qui l'accompagnait, lui représenta qu'il s'exposait trop.
L'empereur lui répondit : « Ce n'est pas pour moi qu'il faut craindre, mais
pour ces pauvres gens qu'on aura bien de la peine à sauver. D En effet,
malgré tous les efforts, plusieurs ouvriers d'artillerie périrent dans cet
effroyable incendie. L'ardeur
infatigable avec laquelle l'impératrice-reine travaillait aux réformes et aux
établissements qu'elle avait d'abord jugés les plus nécessaires, lui
permirent de jouir promptement du fruit de ses soins et de ses fatigues. Ce
fut sa plus douce récompense, ce fut celle de quelques-uns des hommes qui
l'assistaient dans le gouvernement de ses États. A l'époque de la conclusion
du traité d'Aix-la-Chapelle, son conseil de conférence n'était pas, sous le
rapport des talents de à ses membres, aussi bien composé qu'à l'époque où
elle était montée sur le trône. A la mort du comte de Sinzendorf, en 1742, l'opinion
publique destinait la place de chancelier au comte de Harrach, ministre des
affaires étrangères ; mais le référendaire Bartenstein, qui avait gagné la
confiance de la reine par la facilité de son travail, par la manière claire
et élégante avec laquelle il s'énonçait et par son attachement pour la gloire
de la maison d'Autriche, lui représenta adroitement que les talents et le crédit
de ce seigneur lui donneraient dans le conseil d'État plus d'ascendant qu'il
ne convenait à un sujet. Sinzendorf eut donc pour successeur le comte
d'Uhlfeld, homme de bien, mais de peu de moyens. Son jugement était faux, ses
idées étaient confuses, et il s'exprimait avec difficulté. Esprit borné, il
aimait le mystère et était pointilleux, chicaneur et soupçonneux. Le
dérangement de sa fortune, suite de son faste et de son ostentation, enlevait
à son caractère toute indépendance. Impérieux envers tout le monde, il se
montrait humble et soumis envers le référendaire, qui le gouvernait
entièrement. Les
comtes de Colloredo, de Khevenhuller et de Bathiani, membres du conseil, mais
sans aucune influence, ou fléchirent devant Bartenstein ou manquèrent de
l'énergie et des talents nécessaires pour le renverser. Rodolphe-Joseph,
comte, ensuite prince de Colloredo avait un esprit noble et élevé, beaucoup
de franchise et de générosité dans le caractère ; par malheur il était
opiniâtre et peu capable. Trop fier pour dissimuler ses sentiments. il
formait une opposition ouverte mais impuissante contre le référendaire.
Ministre de l'empereur, comme vice-chancelier de l'empire, il inspirait peu
de confiance à Marie-Thérèse. Jean-Joseph,
comte de Khevenhuller, grand chambellan de la cour, n'apportait pas aux
affaires une connaissance assez profonde, et personne ne paraissait plus
dévoué que lui aux intérêts de Bartenstein. Le
feld-maréchal Bathiani, l'un des premiers magnats de Hongrie', gouverneur de
l'archiduc Joseph, entendait mieux la guerre que la politique. Quoiqu'elle
fût bien déterminée à ne pas se laisser gouverner et qu'elle eût beaucoup de
résolution, l'impératrice-reine, convaincue du sentiment de son inexpérience,
consultait beaucoup et employait tous les moyens pour se faire une opinion
juste sur tout objet important. Elle ne décidait qu'après avoir examiné,
tâché de s'instruire et rectifié son jugement. Par le même motif, non
seulement elle délibérait avec l'empereur et les membres du conseil, mais
elle écoutait encore avec patience les explications des ministres étrangers
et prenait souvent l'avis de plusieurs de ses sujets dont les lumières et
l'honnêteté lui étaient connues. Parmi ces conseillers, il faut citer le
baron de. Wasner, qui avait été longtemps ambassadeur d'Autriche à la cour de
Londres, et très-versé dans la connaissance de la politique des puissances
européennes. Doué d'une rare pénétration d'esprit et d'une grande capacité,
antagoniste déclaré de l'orgueilleux référendaire, dont il excitait la
jalousie, Wasner ne cessait d'exhorter sa souveraine à ne pas abandonner le
système des puissances maritimes, tandis que Bartenstein s'efforçait de lui
persuader que l'alliance avec la France lui procurerait la restitution de la
Silésie. Lasse à
la fin de la pétulance et de la présomption de Bartenstein, et reconnaissant
la faiblesse et l'incapacité de son conseil, Marie-Thérèse résolut de charger
du soin des affaires un homme que la naissance, réunie à la probité et aux
talents éprouvés, pourrait investir d'une autorité incontestable. Elle fixa
donc son choix sur le comte de Kaunitz, qui était alors son ambassadeur
auprès du roi de France. Antoine
Wenceslas, comte et plus tard prince de Kaunitz-Rietberg, d'une ancienne
famille de la Moravie, était né en 1711. Son père, Maximilien Ulric,
gouverneur de Moravie et ambassadeur à Rome, lui fit donner sous ses yeux une
excellente éducation et l'envoya ensuite achever ses études à l'université de
Leipsick, où ses progrès dans la science de la politique attirèrent sur lui
l'attention. Après avoir visité différentes cours d'Allemagne et voyagé en
France et en Italie, il fut nommé chambellan de l'empereur Charles VI, créé
membre du conseil aulique et du conseil d'État. Envoyé en ambassade près de
la cour de Turin, il adressa au comte d'Uhlfeld sa première dépêche conçue en
termes si clairs et si précis, et d'une manière si supérieure, que l'honnête
chancelier, en la présentant à Marie-Thérèse, lui dit : « Madame, voilà ce
qui vient de votre premier ministre. » En 1744, il quitta Turin pour se
rendre à Bruxelles où il eut la direction principale des affaires, &Us
les Pays-Bas, sous l'archiduchesse Marie-Anne et le prince Charles de
Lorraine. Quatre ans plus tard, il déploya ses talents et sa rare habileté
comme ambassadeur et plénipotentiaire au congrès d'Aix-la-Chapelle. Le
comte de Kaunitz revint à Vienne peu de temps après la conclusion du traité
définitif. L'impératrice et son époux en firent leur conseiller secret, et
plus d'une fois il corrigea les instructions que Bartenstein adressait aux
envoyés, et se conduisit avec tant de discrétion, qu'il n'excita point les
soupçons du tout-puissant référendaire. Au mois de septembre 1751, il
remplaça le marquis de Stainville dans l'ambassade à la cour de Versailles.
Enfin l'impératrice-reine, ne pouvant plus supporter l'arrogance de
Bartenstein, appela Kaunitz (1753), le nomma chancelier des affaires étrangères et premier ministre
d'État pour les affaires intérieures. On paya les dettes du comte d'Uhlfeld,
et on lui donna la place de grand-maître des cérémonies. Quant à Bartenstein
; il reçut la charge de vice-chancelier de Bohême et le titre de conseiller
intime. Le
nouveau ministre était âgé de quarante-deux ans lorsque sa souveraine le
chargea de la direction suprême des affaires. Sa taille était haute et
déliée, mais assez bien prise. Sa physionomie, sans être animée, annonçait
beaucoup de sens et de sagacité. Il avait des traits réguliers, un regard vif
et pénétrant. Aussi frivole dans ses goûts que profond dans les affaires, il
montrait trop de recherche dans ses vêtements, et sa politesse, était
affectée et froide. Dans son extérieur plein de noblesse on démêlait trop de
prétention. Jamais ministre ne déploya une connaissance aussi exacte et aussi
profonde de la situation politique de l'Europe et plus de zèle Our les
intérêts de sa souveraine. Négociateur habile, il possédait le rare la=- lent
de présenter avec clarté les affaires le phis compliquées. La probité et la
discrétion fort-fiaient le fond de son" caractère. Comme il n'avait
point de confident ni même d'ami particulier, ses secrets étaient
impénétrables. Sa franchise naturelle et bien connue devint quelquefois 'url
masque sous lequel, dans les négociations importantes, il cachait une
dissimulation profonde. Il poussait l'amour-propre à l'excès, et le sentiment
de Sa supériorité le rendait vain, opiniâtre et impérieux. Lorsque
Kaunitz prit en main le timon des affaires, la situation politique de la
maison d'Autriche avait subi un notable changement par les progrès rapides de
la maison de Brandebourg, sous Frédéric II, et par les contestations qui
venaient de s'élever entre les cours de Vienne et de Londres. Ces
contestations, ainsi que nous le verrons bientôt, devaient rendre la
séparation inévitable. Tandis
que l'Allemagne jouissait des douceurs de la paix et que les États
héréditaires de l'impératrice-reine goûtaient le bonheur de vivre sous ses
lois, un nouveau bruit de guerre se fit entendre et alarma les peuples.
Depuis la paix d'Aix-la-Chapelle, sous l'apparence d'un calme profond,
presque toutes les cours de l'Europe avaient été dans une agitation
continuelle. Les unes s'étaient disposées à l'attaque, les autres à la
défense. Instruite par le passé de ce qu'elle pouvait avoir à craindre pour
l'avenir, Marie-Thérèse avait profité des années de paix et mis la Bohême en
état de résister aux agressions de ses ennemis. La vue des armées d'un voisin
entreprenant, cantonnées sur ses frontières et prêtes à se rassembler au
premier signal, l'avait empêchée de licencier les siennes, et elle s'était
occupée à les tenir en haleine jusqu'au moment où elle en aurait besoin. Enfin
les hostilités éclatèrent. La première étincelle de la guerre de 1741 s'était
allumée en Allemagne et avait passé les mers. Celle-ci, allumée au-delà des
mers, embrasa bientôt toute l'Allemagne : Au mois de juin 1755, pendant que
Georges II assurait le parlement de ses dispositions pacifiques, le ministère
anglais lançait ses corsaires sur toutes les mers pour surprendre les
marchands français qui naviguaient tranquillement sur la foi des traités. En
quelques semaines, sans déclaration préalable, trois cents bâtiments, de
commerce furent capturés, et cet acte de piraterie odieuse enleva 12.000 de
ses meilleurs marins et 100.000.000 à la France. Devenue florissante par les
soins de Machault, la marine de cette puissance avait excité la jalousie de
l'Angleterre qui avait résolu de la ruiner et de s'emparer des colonies de sa
rivale. Il fallait cependant un prétexte de rupture ; les Anglais en
trouvèrent un. Les traités d'Utrecht et d'Aix-la-Chapelle leur avaient cédé
l'Acadie ou la presqu'île de la Nouvelle-Écosse, conformément à ses anciennes
limites. Mais quelles étaient ces anciennes limites ? C'est ce que ces
traités solennels avaient oublié de déterminer. La nature semblait, du reste,
les avoir fixées elle-même ; mais les Anglais prétendirent les étendre jusque
sur le Saint-Laurent, afin de s'emparer de la navigation du fleuve et de
cerner le Canada. Des conférences ouvertes à Paris pour arranger ce différend
et plusieurs autres relatifs aux colonies des deux nations, traînaient en
longueur depuis quelques années, lorsque les Anglais, alarmés de la
résurrection de la marine française, rompirent les négociations en commençant
les hostilités. Indigné
de cette injuste agression, le gouvernement français envoya demander à
l'Angleterre réparation de ses pirateries, et, sur son refus, il lui déclara
la guerre. Il était de la politique de la Grande-Bretagne d'entraîner la
France dans une guerre continentale, afin de la distraire de la défense de
ses colonies, comme il était de l'intérêt de cette dernière puissance
d'éviter cette guerre et de se borner à des opérations maritimes. Mais le
gouvernement français ne résista point à la tentation d'envahir le Hanovre,
seul point du continent où l'on pût atteindre Georges II, et se hâta
d'entamer à cet égard des négociations avec le roi de Prusse, son ancien
allié. Dès le
premier indice des projets de la France sur le Hanovre, Georges II sollicita
Marie-Thérèse de protéger son électorat et de lui accorder les se- cours
stipulés dans leurs traités précédents. Mais cette princesse, que le comte de
Kaunitz disposait depuis longtemps à une étroite alliance avec la France, ne
se montra point empressée de répondre aux demandes du roi. Depuis longtemps
des motifs de mécontentement relâchaient les liens qui, existaient entre elle
et le cabinet britannique. Elle était indignée du peu de délicatesse avec
laquelle la Grande-Bretagne rappelait les services qu'elle lui avait rendus,
des prétentions qu'elle y fondait et du style insolent des folliculaires
anglais qui parlaient avec emphase de la générosité qu'avait déployée leur nation
envers l'héritière de la maison de Habsbourg. Ces déclarations hautaines
humiliaient l'impératrice-reine ; elles lui étaient d'autant plus odieuses,
que, dans son opinion, Georges II n'avait pas rempli ses engagements dans
toute leur étendue. Elle ne pouvait pardonner au cabinet anglais de l'avoir
forcée à céder la Silésie. Le souvenir de cette perte lui arrachait souvent
des larmes, et avec cette persévérance des princes autrichiens qui a fondé la
grandeur de leur maison, la fille de Charles VI n'avait d'autre pensée que de
reprendre cette province et d'abaisser la Prusse, dont le rapide
accroissement lui semblait propre à détruire l'équilibre en Allemagne. Des
représentations de l'Angleterre adressées à la cour de Vienne au sujet de
quelques infractions faites au traité de la Barrière, la signature des
préliminaires de la paix d'Aix-la-Chapelle sans la participation de
l'Autriche, concoururent encore au changement du système politique de
l'Autriche. En cet
état de choses, l'Angleterre pressa vivement Marie-Thérèse de remplir les
obligations que lui imposaient les traités et de spécifier le, nombre de
troupes qu'elle pourrait envoyer à la défense du Hanovre et des Pays-Bas,
s'ils étaient attaqués par les rois de France et de Prusse.
L'impératrice-reine éluda ces demandes sous prétexte qu'elle était menacée
d'une invasion de la part de son implacable ennemi Frédéric II, si elle
envoyait ses troupes dans la basse Allemagne. Georges II, voyant qu'il ne devait
espérer du cabinet de Vienne aucun secours effectif, se tourna vers le roi de
Prusse depuis longtemps choqué du ton de supériorité que la cour de
Versailles affectait à son égard, et instruit de toutes les intrigues de
Kaunitz. Il craignait aussi d'avoir à combattre seul les forces de la Russie
et de l'Autriche. Il fut bientôt d'accord avec le monarque anglais, et ces
deux souverains conclurent le traité de Westminster, qui avait pour but de
protéger le Hanovre et d'empêcher l'entrée de troupes étrangères en Allemagne
(16
janvier 1756.) Louis
XV venait d'envoyer le duc de Nivernois à Berlin pour renouveler l'ancien
traité d'alliance entre la Prusse et la France. Averti de ses engagements
avec l'Angleterre, il montra moins de répugnance pour traiter avec
l'Autriche. Tout semblait favoriser l'exécution du projet de Marie-Thérèse et
de Kaunitz. La marquise de Pompadour, alors toute-puissante à la cour, et
dont un billet flatteur de l'impératrice avait flatté la vanité, remplaça
insensiblement par ses créatures les ministres contraires à la maison
d'Autriche. Fidèle aux instructions de Kaunitz, le comte de Staremberg,
ambassadeur de cette puissance, et le cardinal de Bernis eurent plusieurs
conférences dans lesquelles ils convinrent d'une union intime entre les cours
de Versailles et de Vienne. François Ier ignorait les négociations conduites
avec un mystère impénétrable par les soins de Kaunitz ; A la première
proposition d'une alliance avec la France, émise dans le conseil par le
comte, il s'écria : « Une telle alliance est contre nature, elle n'aura point
lieu. » Mais l'impératrice lui arracha son consentement, et le 1 er mai 1756
fut signé le traité de Versailles, par lequel l'Autriche et la France
promettaient de s'aider mutuellement contre leurs ennemis d'un secours de
2-4.000 hommes. Dans ce
traité, vraiment extraordinaire, dit Heeren, l'Autriche stipula en sa faveur
tous les avantages qui pouvaient survenir, et n'en concéda aucun à la France,
à moins que l'on ne compte pour beaucoup l'honneur auquel elle lui permit de
prétendre, celui de concourir au renversement de son ennemi et de partager
ensuite avec elle la domination de l'Europe ; du reste, la grande faute de la
France en cette occasion ne fut pas tant de souscrire à un traité dans lequel
on ne lui laissait que les charges, que de consentir à donner un démenti
public au rôle politique qu'elle avait adopté jusqu'à Ce jour. Depuis plus de
deux siècles, adversaire constante de l'Autriche, la France avait tenu le
rang le plus élevé parmi les puissances continentales ; il semblait impossible
qu'elle s'y maintînt' en se faisant aussi officieusement l'auxiliaire de sa
rivale[2]. Malgré
tous les avantages que Marie-Thérèse espérait de cette alliance, la rupture
avec les puissances maritimes causa une impression profonde à sa cour et dans
la capitale. On l'accusa d'ingratitude envers l'Angleterre, avec laquelle
l'Autriche, depuis soixante-dix ans, avait été dans les rapports de l'amitié
la plus étroite, et qui avait sacrifié ses trésors pour la sauver de la
domination française. Quelques-uns de ses ministres en >conçurent un vif
déplaisir et gardèrent un morne silence. Le prince de Colloredo et le
confesseur même de François Ier osèrent s'élever avec force contre une union
intime entre deux puissances ennemies depuis trois siècles. L'aînée des
archiduchesses fit, dit-on, à plusieurs reprises, des représentations à sa
mère. Excité par le feld-maréchal, Bathiani, son gouverneur, l'archiduc
Joseph lui demanda si elle se croyait en sûreté en accordant sa confiance à
la France, qui l'avait si souvent trompée. Le jeune prince réprimandé réitéra
néanmoins sa question plusieurs fois, et il supplia l'impératrice de ne pas
abandonner la Grande-Bretagne, dont elle avait reçu des services si
importants. L'ambassadeur anglais s'étant écrié dans son étonnement : «
Vous impératrice, vous archiduchesse, vous abaisser au point de vous jeter
entre les bras de la France ! — Je ne veux pas, répondit Marie-Thérèse avec
vivacité, me jeter dans les bras, mais du côté de la France. » Fière
de l'alliance qu'elle venait de contracter, l'impératrice-reine se flattait
de voir accomplir bientôt ses desseins contre le formidable ennemi qui lui
avait enlevé la Silésie. Ses espérances paraissaient d'autant plus fondées
que la France, dont-les établissements en Amérique n'avaient pas souffert
l'année précédente des attaques des Anglais, faisait d'immenses préparatifs
pour opérer une descente sur les côtes de la Grande-Bretagne. Le cabinet de
Londres demanda alors aux Pro, vinces-Unies le contingent de 6.000 hommes,
fixé par les anciens traités. Mais les états généraux, intimidés par une
déclaration menaçante de Louis XV, lui refusèrent ce secours et se
prononcèrent pour la neutralité. En même
temps, trois cents bâtiments de transport portant 35.000 hommes et escortés
par dix-sept vaisseaux, do guerre, sortirent du port (4 Toulon, sous les
ordres du maréchal de Richelieu. Georges Il, croyant ses rivages menacés,
avait fait venir des troupes hanovriennes et hessoises pour les défendre.
Mais l'expédition française était dirigée contre Minorque, où elle aborda.
Trois jours après elle occupa Port-Mahon et investit le fort Saint-Philippe
regardé jusqu'alors comme inexpugnable, car les Anglais en avaient fait un
autre Gibraltar. L'amiral Byng, envoyé avec une flotte de dix-sept vaisseaux
dans la Méditerranée, arriva au secours de la place. Il fut repoussé par
l'escadre du marquis de la Galissonnière et, échoua dans tous ses efforts. Un
assaut plus audacieux encore que n'avait été celui de Berg-op-Zoom, emporta
le fort Saint-Philippe (28 juin). L'orgueil britannique, vivement blessé-de l'échec
de Byng, sacrifia le malheureux amiral aux préjugés violents de la nation,
qui ne pouvait s'imaginer que sans trahison une flotte anglaise eût pu être
battue par une escadre française. Rappelé à Londres et traduit devant une
cour martiale, Byng fut condamné à mort et fortement recommandé par ses juges
à la clémence du roi qui laissa exécuter la sentence. Marie-Thérèse,
encouragée par ces brillants débuts de sa nouvelle alliée, ne se contenta pas
de l'alliance de la France ; elle rechercha encore celle de la Russie et de
la Saxe, afin de former contre Frédéric Il une lutte aussi puissante que
celle qui avait menacé l'existence de la maison de Habsbourg à la mort de
Charles VI. Vassal de l'Autriche pour son électorat, et de la Russie pour son
royaume, Auguste III ne voyait pas sans crainte la Saxe convoitée par le roi
de Prusse, son voisin, et voulait rendre la Pologne héréditaire dans sa
famille. Il prêta donc une oreille facile aux prières de son épouse
Marie-Josèphe, parente de l'impératrice, et aux conseils du Comte de Bruhl,
son premier ministre, qu'avaient offensé les sarcasmes de Frédéric II, et
donna son adhésion à l'alliance de Marie-Thérèse, mais seulement comme
électeur, car la tzarine lui avait interdit de mêler son royaume aux affaires
de la Germanie. La
seconde fille de Pierre Ier, Élisabeth, avait été portée au trône de Russie
par une réaction nationale contre les étrangers. Ce fut principalement à
gagner cette princesse que s'attacha l'impératrice' reine. Mais quoiqu'elle
fût liée avec elle par d'anciens traités et par l'intérêt commun qui les
unissait contre l'empire ottoman, Élisabeth refusait d'entrer dans la ligue
formée contre le roi de Prusse, que cependant elle détestait. Sa douceur
naturelle, sa timidité, ses scrupules lui tenaient lieu, en cette occasion,
d'une sage politique. Les instances du comte de Bruhl, celles de la vieille
noblesse russe, avide d'augmenter son influence politique et sa renommée
militaire, le crédit du ministre Bestuscheff, alors tout-puissant, et surtout
la persuasion que sa personne et ses mœurs étaient l'objet des outrageantes
railleries de Frédéric II, triomphèrent de sa résistance. Elle consentit à
rompre le traité de subsides qu'elle avait conclu récemment avec l'Angleterre
et promit un secours de 60.000 hommes à la confédération. Pendant
que les Russes se réunissaient sur les frontières de la Livonie,
Marie-Thérèse rassembla deux armées nombreuses aux environs de Konigsgratz et
de Prague. Alarmé de ces préparatifs et informé de l'alliance qui existait
entre les cours de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Dresde, le roi de
Prusse fit demander à l'impératrice-reine l'explication des armements qui se
faisaient en Autriche, et une déclaration positive de ses intentions. « Dans
l'état critique où sont les affaires de l'Europe, lui répondit cette
princesse, je juge nécessaire de prendre, pour ma, propre sûreté, et pour
celle de mes alliés, des mesures qui n'ont point pour objet de nuire à
personne. » Le roi, peu satisfait d'une réponse si vague, déclara qu'il
avait connaissance d'un projet formé contre lui par les cours de Dresde et de
Saint-Pétersbourg, et exigea de Sa Majesté Impériale une assurance positive
que son intention n'était point de l'attaquer, ni cette année ni la suivante,
et que les préparatifs qui se faisaient en Bohème ne regardaient pas la
Silésie. L'impératrice-reine répondit à Frédéric avec la même hauteur que le traité avec la tzarine était purement, défensif, qu'elle n'avait point conclu d'alliance offensive ; qu'elle n'avait fait de préparatifs en Bohême qu'après avoir vu le roi de Prusse en faire dans la Silésie ; qu'elle ne prétendait pas se lier les mains par la promesse de ne point l'attaquer, ni cette année ni la suivante ; qu'elle agirait selon que les évènements l'exigeraient, et que le traité d'Aix-la-Chapelle devait suffire pour calmer les alarmes de la cour de Berlin. |