L'AUTRICHE SOUS MARIE-THÉRÈSE

 

CHAPITRE II. — FIN DE LA GUERRE DE LA SUCCSESSION D'AUTRICHE. - PAIX D'AIX-LA-CHAPELLE.

 

 

Mariage du prince Charles de Lorraine avec l'archiduchesse Marie-Anne. — La France déclare la guerre à la Grande-Bretagne et à l'Autriche. — Succès des Français dans les Pays-Bas. — Le prince Charles passe le Rhin et envahit l'Alsace. — Il est rappelé en Allemagne par l'Invasion du rot de Prusse en Bohème. — Marie-Thérèse invoque encore une fois l'assistance de la Hongrie. — Frédéric H évacue la Bohème. — Évènements d'Italie. — Mort de Charles VII. — Traité de Fussen. — Bataille de Fontenoy. — Campagne d'Italie. — Défaites du prince Charles à Friedberg et à Sorr. — François-Étienne élu empereur. — Frédéric II envahit la Saxe. — Bataille de Kesseldorf. — Entrée du roi de Prusse à Dresde. — Traité de Dresde avec Marie-Thérèse. — Conquête de Bruxelles par les Français. — Bataille de Rocoux. — Bataille de Plaisance. Prise de Gênes par les Impériaux. — Invasion de la Provence. — révolte de Gènes. — Blocus et délivrance de cette ville. — Opérations du maréchal de Belle-Isle. — Attaque du poste de l'Assiette. — Succès des Français en Hollande. — Bataille de Lawfeld. — Prise de Berg-op-Zoom. — Siège de Maëstricht. — Paix d'Aix-la-Chapelle.

 

Au milieu des préparatifs des puissances belligérantes pour la campagne suivante, la cour de Vienne célébra par de splendides fêtes le mariage de Charles de Lorraine avec l'archiduchesse Marie-Anne (7 janvier 1744). Depuis longtemps il avait conçu une vive tendresse pour la sœur de la reine de Hongrie. Ce prince, brave, intrépide dans les dangers, sage dans le conseil, qui se faisait aimer et respecter autant par, sa générosité et son affabilité que par son esprit et l'étendue de ses connaissances, fut alors récompensé de ses importants services. Il obtint, conjointement avec son épouse, le gouvernement des Pays-Bas. Marie-Anne avait un caractère aimable et doux ; mais son heureuse union avec Charles de Lorraine ne fut pas de longue durée. Elle mourut le 16 décembre suivant, universellement regrettée.

Depuis le commencement des hostilités, les Anglais et les Français s'étaient trouvés en présence comme simples auxiliaires des puissances intéressées à la querelle et sans aucune déclaration de guerre. Mais bientôt éclatèrent des signes précurseurs d'une rupture plus éclatante, et les deux nations devinrent parties principales dans cette lutte terrible. La France prépara une flotte et appela de Rome le fils de Jacques III, Charles-Édouard, prince ambitieux et entreprenant, pour le transporter en Angleterre avec 10.000 hommes de débarquement ; mais une tempête dispersa l'escadre et déconcerta l'expédition. Cette tentative fut aussitôt suivie d'une déclaration de guerre à la Grande-Bretagne et à l'Autriche (mars et avril). En même temps, Frédéric II, comprenant que Marie-Thérèse n'attendait qu'une occasion favorable pour le dépouiller de la Silésie, signait d'abord un traité secret avec la France (5 avril), et cinq semaines après une autre convention, à Francfort, avec la même puissance, l'empereur, l'électeur palatin, et le roi de Suède, comme landgrave de Hesse. Ce second traité, qui était comme le contrepoids de celui de Worms, avait pour but le maintien de la constitution germanique, la reconnaissance de Charles VII par la cour de Vienne, le rétablissement de ce prince dans son électorat de Bavière, et le repos de l'Europe.

Le roi de France pressa ses préparatifs avec vigueur, et leva quatre armées nombreuses, une pour la Provence, deux pour la Flandre, et la quatrième fut destinée à la défense du Rhin. Comme il avait résolu de faire ses premières armes en Flandre, il choisit un général digne de lui ouvrir la carrière de la gloire, le comte de Saxe, qu'il décora du bâton de maréchal de France. Il partit de Versailles afin de se mettre à la tête de ses troupes rassemblées à Lille, et dans l'espace de deux mois, Menin, Ypres, le fort de Knoque, Furnes et Dixmude tombèrent au pouvoir du roi. Réduits en quelque sorte à une entière inaction par des vues opposées, les généraux des alliés étaient témoins de ces progrès sans pouvoir s'y opposer. Le maréchal de Saxe, à la tête d'une armée nombreuse et munie d'un train d'artillerie formidable, occupait d'ailleurs une position avantageuse près de Cambrai et protégeait les opérations en arrêtant les efforts des ennemis. Il semblait qu'aucun obstacle ne dût prévenir la conquête entière des Pays-Bas, lorsqu'on apprit qu'une armée autrichienne était tombée sur l'Alsace comme un torrent.

En effet, le prince Charles, après avoir trompé les Français et• les Bavarois sur différents points par quelques attaques simulées, avait passé le Rhin du côté de Spire avec 60.000 hommes, et s'était emparé de Lauterbourg et de Weissembourg. Le maréchal de Coigny, dont la communication avec la France se trouvait coupée, marcha aussitôt sur Weissembourg avec 40.000 Français, Bavarois et Palatins, et attaqua les Autrichiens dans leurs retranchements. Il reprit la ville après un combat sanglant, et n'en fut pas moins obligé d'évacuer Haguenau. Des postes hongrois pénétrèrent jusqu'au-delà de la Sarre en Lorraine, et' répandirent même la terreur jusqu'à Lunéville, que le roi Stanislas se hâta de quitter avec toute sa cour. Laissant donc au maréchal de Saxe le soin' de garder ses conquêtes, le roi partit avec Noailles et 50.000 hommes pour aller au secours de l'Alsace. Arrivé à Metz, il tomba malade, et en quelques jours on désespéra de sa vie (8 août). Cet évènement ne suspendit pas la marche des troupes, et le duc de Noailles passa les Vosges et joignit bientôt le maréchal de Coigny. Toutefois on put à peine entamer l'arrière de l'armée autrichienne qui repassa le Rhin, sans perte, à la vue des Français se dirigeant vers la Bohême pour arrêter les progrès du roi de Prusse qui avait repris les armes.

Alarmé des prétentions de Marie-Thérèse et des progrès du prince Charles en Alsace, glorieux de jouer le rôle de défenseur de l'empire et de protecteur des princes allemands contre la maison d'Autriche, Frédéric II publia, le 9 août un manifeste qui portait le même langage que ceux du grand Gustave-Adolphe. Il descendait de nouveau sur le théâtre de la guerre, pour le bien commun, non pour ses propres intérêts, mais pour relever la liberté de l'empire et rendre à l'empereur< son autorité. Bientôt il entra dans la Bohême, à la tête d'une armée de 80.000 hommes, s'empara de Prague (16 septembre) et répandit la terreur jusqu'à Vienne.

Au milieu, de ce danger, Marie-Thérèse demeura seule intrépide. Elle rappela son armée d'Alsace et se rendit à Presbourg, afin d'invoquer encore une fois l'assistance des Hongrois. Le comte de Palfy, le vénérable palatin du royaume, ordonna d'arborer le grand étendard rouge pour signal d'une levée générale de troupes. 44.000 hommes prirent aussitôt les armes et 30.000 autres formèrent un corps de réserve. La reine fut sensiblement émue de la constante fidélité de ses sujets de Hongrie. Dans cette conjoncture, elle envoya au comte de Palfy, dont elle estimait le noble caractère, un cheval richement caparaçonné et qu'elle-même avait monté, une épée à poignée d'or enrichie de diamants, et une bague d'un grand prix. Elle lui écrivit en même temps cette lettre si remarquable :

« Père Palfy,

« Je vous envoie ce cheval qui est digne de n'être monté que par le plus fidèle et le plus zélé de files sujets. Recevez en même temps cette épée pour me défendre contre mes ennemis, et portez cet anneau comme une marque de mon affection pour vous.

« MARIE-THÉRÈSE. »[1]

Animés du plus grand enthousiasme pour la cause de leur auguste souveraine, les Hongrois accoururent en foule sous l'étendard royal, et bientôt une armée soutenue par un corps d'Autrichiens et 6.000 Saxons, vola au secours de la Bohême.

Les troupes de Frédéric II avaient conquis en peu de jours la majeure partie de ce royaume, mais elles souffraient du manque de vivres dans un pays où, sur leur passage, elles ne trouvaient que des déserts et des villages vides. La cour de Vienne avait, en effet, ordonné aux paysans, qui tous étaient serfs, d'abandonner leur chaumière à l'approche des Prussiens, d'enfouir leurs blés et de se réfugier dans les forêts voisines, et leur avait promis de réparer tout le dommage qu'ils pourraient souffrir de la part des ennemis. Les troupes légères venues de la Hongrie coupaient facilement toutes leurs communications à cause des marais, des bois, des rochers et des nombreux défilés que renferme la Bohême. Sur ces entrefaites, arriva le prince Charles. Après avoir dirigé sa, marche, par la Souabe, jusqu'à Donawerth, il avait laissé le commandement- au maréchal comte de Traun, et s'était rendu à Vienne pour y concerter les futures opérations militaires et avait ensuite rejoint son armée.

Jusque-là le roi de Prusse, qui n'ignorait pas les liaisons formées entre les cours de Vienne et de Dresde, avait espéré détacher Auguste Ill des intérêts de l'Autriche, en lui offrant une partie de la Bohême et de la Moravie avec la principauté de Teschen. Mais sa proposition fut rejetée. Le marteau d'or des Anglais, dit Frédéric, avait ou- vert les portes de fer des Saxons. L'électeur-roi avait ordonné à son armée de se réunir à celle du prince Charles, qui compta alors 90.000 combattants. Le roi de Prusse, coupé de la Bavière, et irrité contre la France et l'ineptie des généraux français qui l'abandonnaient aux prises avec toutes les forces de l'Autriche, se hâta d'évacuer la Bohême et de se replier sur la Silésie. Pendant que Marie-Thérèse recouvrait la Bohême, elle perdait Fribourg, le boulevard de l'Autriche antérieure, dont le maréchal de Coigny avait formé le siège aussitôt après la retraite du prince Charles. Louis XV, convalescent et faible encore, était venu recevoir la soumission de cette ville dont l'héroïque défense avait causé une perte de 18.000 hommes aux assiégeants (5 novembre). En même temps, un corps de troupes bavaroises et françaises aux ordres du feld-maréchal Seckendorf, avait pénétré en Bavière, et remis l'empereur en possession de Munich et de la plus grande partie de son électorat.

En Italie, les vues opposées de Marie-Thérèse ne furent point favorables aux intérêts de la cause commune. Alarmé à l'approche des Autrichiens qui avaient chassé les Espagnols au-delà du Fronto, limite de son royaume, don Carlos était sorti de sa neutralité, avait réuni ses troupes à celles de Gages et marché à la rencontre du prince de Lobcowitz. Celui-ci ne put dépasser la ville de Velletri, d'où il fut chassé avec une grande perte après avoir tenté de surprendre au milieu de la nuit le quartier général du roi de Naples, et battit en retraite au commencement du mois de novembre. Dans le nord de l'Italie, don Philippe entreprit une seconde fois de forcer l'entrée du Piémont. Il alla joindre en Provence 20.000 Français commandés par le prince de Conti. Les opérations de cette armée devaient se combiner avec celles des flottes espagnole et française réunies à Toulon et que tenait en échec une flotte anglaise sous la conduite de l'amiral Matthews ; une bataille s'engagea devant cette ville ; elle fut indécise, mais elle rendit la Méditerranée libre pour quelque temps (22 février). Le ter avril, l'armée des deux couronnes passade Var et s'avança vers Nice dont elle se rendit maîtresse. Elle força ensuite le camp retranché du roi de Sardaigne, et s'empara de Montalban et de Villefranche que Victor-Emmanuel jugeait inexpugnable (19 juillet). Philippe et Conti franchirent ensuite les Alpes où chaque rocher était devenu une forteresse, enlevèrent d'assaut Château-Dauphin dans la vallée de Mayra, et investirent Coni. Le roi de Sardaigne, après avoir reçu un renfort de 6.000 Autrichiens, livra bataille pour sauver la place. Il parvint à jeter quelques secours dans cette ville ; mais il fut défait au combat de Madouna Dell' Olmo avec perte de 5.000 hommes, et ne dut son salut qu'à un évènement fortuit. La crue subite des eaux contraignit les assiégeants à renoncer à leur entreprise et à se retirer derrière les Alpes (21 octobre 1744).

Il semblait que l'empereur Charles VII n'était rentré dans sa capitale que pour y trouver un tombeau. Usé par les chagrins d'une ambition funeste, accablé d'infirmités compliquées et prématurées, ce prince succomba enfin sous le poids de tant de maux et mourut à Munich, le 20 janvier 1745, « en laissant, comme le dit Voltaire dans son Précis du siècle de Louis XV, cette leçon au monde, que le plus haut degré de la grandeur humaine peut être le comble de la calamité. » Il avait poussé la bienfaisance à l'excès et la libéralité à un tel point, qu'il se trouvait réduit à l'indigence. Il avait perdu deux fois ses États, et sans la mort qui prévint de nouveaux malheurs prêts à l'assaillir, il serait sorti une troisième fois de la Bavière en fugitif.

La mort de l'empereur devait naturellement procurer la paix à l'Europe, puisque la France et la Prusse prétendaient n'avoir pris les armes que pour le soutenir sur le trône ; mais l'ancienne politique d'affaiblir la maison d'Autriche et de lui enlever pour toujours la couronne impériale, parla plus haut que jamais et fit continuer la guerre. Chacune des nations belligérantes cherchait à se venger. L'Angleterre, qui avait été menacée d'une descente des Français en faveur du prince Édouard, se livrait tout entière à son ancienne animosité, et la nation anglaise n'épargnait ni son argent ni ses troupes ; la reine de Hongrie avait la gloire de sa maison à soutenir et les desseins de ses ennemis à prévenir et à renverser. La plus grande fermeté lui fut sans doute nécessaire ; mais au milieu même des périls qui la menaçaient, Marie-Thérèse, au-dessus des revers, préparait les moyens de mettre sur la tête de son époux cette couronne qu'on voulait lui enlever.

Le nouvel électeur de Bavière, Maximilien-Joseph, que les agents de la France avaient engagé à faire revivre les prétentions de son père sur les États autrichiens, ne fut pas plus heureux que Charles VII. Dès le commencement d'avril, il se trouva obligé de sortir de Munich. Alors, soit penchant naturel pour la maison d'Autriche à laquelle il appartenait par sa mère, soit suggestion du comte de Seckendorf que l'on accuse de s'être laissé corrompre par la cour de Vienne et qui, d'ailleurs, avait environné le jeune prince des créatures de Marie-Thérèse, il se décida à faire la paix. Abandonnant donc la France qui avait défendu les intérêts de son père au prix de tant de sang et d'argent, il conclut le traité de Fussen avec la reine de Hongrie. Par ce traité, Maximilien-Joseph renonçait à toute prétention sur la succession autrichienne, s'engageait à garantir la pragmatique sanction, à renvoyer les troupes auxiliaires qu'il avait dans ses États, sous la condition qu'elles ne seraient point inquiétées dans leur retraite, enfin à donner au grand-duc son suffrage électoral. Marie-Thérèse reconnaissait le dernier électeur comme empereur, et sa veuve comme impératrice, promettait de rétablir Maximilien-Joseph dans la possession entière de ses États et de ne plus tirer de contributions de la Bavière.

Au commencement du mois de mai, le roi de France et le Dauphin se rendirent au siège de Tournai, que le maréchal de Saxe avait investi, le 25 avril, avec une armée de 80.000 hommes. L'entreprise des Français sur cette ville, la barrière de leur pays, jeta l'épouvante parmi les Hollandais ; ils engagèrent leurs alliés à la défendre. Leurs forces s'élevaient à 60.000 combattants, Anglais, Hanovriens, Hollandais et Autrichiens, sous deux jeunes capitaines impatients de se signaler et sous le vieux comte de Kœnigseck, dont le courage et l'expérience valaient une armée. Ils s'empressèrent de marcher à la délivrance de Tournai et arrivèrent bientôt en vue des postes avancés des Français. Le maréchal de Saxe, alors consumé d'une maladie de langueur et presque mourant, mais dans lequel chaque année de cette lutte sanglante avait développé avec éclat le génie de la guerre, résolut de sortir de ses lignes pour combattre l'ennemi. Il laissa 18.000 hommes devant la place assiégée, 6.000 pour garder les ponts sur l'Escaut et les communications, et prit position dans une plaine triangulaire, ayant à sa droite le village d'Antoin et l'Escaut, son centre au village de Fontenoy, fortifié avec le plus grand soin, et sa gauche au bois de Barry, dont la lisière était garnie de redoutes formidables. La bataille s'engagea le 11 mai, dès le : matin, sous les yeux de Louis XV et de son fils, accompagnés des grands officiers de la couronne. Le duc de Cumberland, à la tête des Anglais, s'y couvrit de gloire ; les Autrichiens firent des prodiges de valeur. Jamais les Français, soutenus par la présence de leur roi, ne déployèrent plus de courage. La victoire, longtemps disputée, se décida en leur faveur : Les alliés ne se retirèrent qu'en laissant 9.000 morts sur le champ de bataille ; les Français en avaient perdu 6.000.

Le même jour, Louis XV écrivit à l'abbé de La Ville, son ministre à la Haye, qu'il ne demandait pour prix de son triomphe que la pacification de l'Europe. Les états généraux ne crurent pas cette offre sincère ; elle fut éludée par la reine de Hongrie et par les Anglais, et la guerre continua. Profitant de la terreur qu'avaient inspirée leurs armes, les Français se rendirent d'abord maîtres de Tournai et de Gand, et le reste de la campagne ne fut plus qu'une suite de conquêtes. En moins de trois mois, Bruges, Oudenarde, Dendermonde, Ostende, Nieuport et Ath tombèrent successivement en leur pouvoir. Pendant que l'extrémité septentrionale de la monarchie autrichienne tombait sous les coups des Français, l'extrémité méridionale était attaquée avec le même succès par les Espagnols.

Dès le printemps, don Philippe et le maréchal de Maillebois étaient entrés sur le territoire piémontais, sans trouver de forteresses ennemies sur leur passage : car le gouvernement de Gènes avait embrassé la cause des Bourbons, se vengeant ainsi de ce que Marie-Thérèse avait cédé au roi de Sardaigne le marquisat de Final. Par le traité d'Aranjuez, il s'était engagé à mettre sur pied 10.000 hommes, avec un train d'artillerie considérable. Les alliés, dont l'armée monta à 70.000 combattants par la jonction des troupes aux ordres du duc de Modène et du comte de Gages, prirent en quelques semaines Tortone, Plaisance, Parme et Pavie. Effrayés de la rapidité de ces conquêtes, qui semblaient annoncer l'invasion prochaine de la Lombardie, les Autrichiens et les Piémontais se hâtèrent de marcher vers le Tanaro, pour en défendre le passage. Le fils de Maillebois ayant fait une menace sur Milan, les Autrichiens volèrent au secours de cette ville, et le comte de Gages, tombant sur les Piémontais isolés, les vainquit à Bassignano (28 septembre). Pendant que cette bataille se livrait, une escadre anglaise composée de treize vaisseaux, bombardait Final sans beaucoup de succès. La prise d'Alexandrie, de Valence, du château de Casal, et d'Asti, couronna la victoire de Bassignano. Ces villes servaient de rempart à Milan, qui n'avait point de fortifications. L'infant y entra sans résistance, le 16 décembre, et trois jours après il reçut le serment de fidélité des habitants. Ébranlé par tant de revers, le roi de Sardaigne désira vivement la paix, entretint des intelligences secrètes avec les généraux français et conclut avec Louis XV les préliminaires de Turin, par lesquels tout le Milanais sur la rive gauche du Pô, et quelques cantons sur la rive droite, devaient lui être abandonnés dès que l'Espagne aurait donné son adhésion (26 décembre).

La victoire de Fontenoy et la prise de Tournai étaient des évènements glorieux pour Louis XV et avantageux à la France ; mais pour l'intérêt direct de la Prusse, une bataille gagnée au bord du Scamandre, ou la prise de Pékin, ainsi que l'écrivait Frédéric, auraient été des diversions égales. En effet, ce roi se trouva dans une situation fort critique au commencement de l'année 1745. N'ayant plus d'autre allié que la France, qui avait tourné toutes ses vues du côté des Pays-Bas, il se trouva exposé seul aux armes réunies de l'Autriche et de la Saxe, et fut obligé de se tenir sur la défensive. Retranché dans la Silésie, il y laissa pénétrer ses ennemis, sur la conduite du prince Charles. Le mois d'avril se passa en escarmouches ; mais au bout de quelque temps Frédéric sortit de son inaction et attaqua les Saxons et les Autrichiens à l'improviste, près de Friedberg avec un succès complet. L'action dura sept heures et fut des plus vives (4 juin). Les Autrichiens et les Saxons, animés par l'exemple du prince qui les commandait, ne cédèrent qu'après des efforts opiniâtres. Ils laissèrent 6.000 hommes sur le champ de bataille et 7.000 prisonniers, 76 drapeaux, 7 étendards et 66 canons au pouvoir des Prussiens. La perte de ces derniers ne s'éleva pas à plus de 2.000 hommes. Le vainqueur écrivit alors à Louis XV : « J'ai acquitté à Friedberg la lettre de change que vous avez tirée sur moi à Fontenoy. »

Après ce brillant succès, le roi de Prusse poursuivit le frère du grand-duc jusqu'en Bohême. Mais la position avantageuse que le prince occupa au confluent de l'Elbe et de l'Adler, et la nécessité où était le roi de maintenir sa communication avec là Silésie, l'empêchèrent de profiter de sa victoire. Entouré de tous côtés par les troupes légères des Autrichiens et tenu en alarmes continuelles, il fut même obligé, à la fin de septembre, de rétrograder, et il se porta vers le village de Sorr, d'où la bataille qu'il livra à ses ennemis tira son nom. L'armée du prince Charles était presque du double supérieure à celle de Frédéric ; mais les troupes prussiennes, commandées par un général habile et doué d'une prodigieuse activité, déployèrent un courage invincible. La cavalerie, parfaitement exercée, attaqua les escadrons autrichiens, et mit le désordre dans leurs rangs. Ils prirent la fuite et n'écoutèrent ni les> exhortations ni les menaces de leurs chefs pour les rallier. Le prince de Lobcowitz, qui, dans sa violente indignation, avait puni la lâcheté de trois de ses officiers, en les tuant de sa propre main, fut jeté dans un fossé par ses soldats. L'infanterie, trois fois repoussée, revint trois fois à la charge et emporta les batteries des Autrichiens, qui, malgré leur résistance, furent vaincus une seconde fois. Le roi de Prusse avoue que dans cette journée il a commis plusieurs fautes, et attribue la victoire à la bonne conduite de ses troupes et au manque de discipline de celles de l'ennemi. Vivement frappé du danger qu'il avait couru, il s'écria, dit-on, après la victoire : « Puisqu'ils ne m'ont pas battu cette fois, ils ne me battront jamais ! » Il resta par honneur cinq jours sur le champ de bataille de Sorr et se retira ensuite des confins de la Bohême, où la difficulté de se procurer des vivres et la supériorité de l'ennemi en troupes légères, ne lui permettaient pas d'établir ses quartiers d'hiver.

Ces brillants succès de Frédéric II, les conquêtes de Louis XV en Flandre, l'entrée d'une armée française en Allemagne, sous les ordres du prince de Conti, pour s'opposer à l'élection du grand-duc, semblaient devoir reculer indéfiniment cette élection que la reine de Hongrie poursuivait de tous ses efforts ; mais les sages mesures qu'elle prit la firent triompher de tous les obstacles. Elle couvrit Francfort d'une armée si imposante, que les Français repassèrent le Rhin. Tenus en échec sur les bords du fleuve tout le temps que la diète fut en séance, ils laissèrent le champ libre au duc François. Leur retraite fit éclater l'esprit de vertige des princes de l'empire et leur attachement pour la maison d'Autriche. Élu empereur à l'unanimité des suffrages, excepté ceux de l'électeur de Brandebourg et de l'électeur palatin, dont la diète n'écouta pas les protestations (!3 septembre), le grand-duc de Toscane, comte de Falkenstein en empire, reçut la couronne le 4 octobre suivant, sous le nom de François Ier. Marie-Thérèse, présente à la cérémonie dans une tribune de l'église, eut la satisfaction de donner la première le signal de l'acclamation en criant : Vive l'empereur François ! acclamation que répéta, au milieu des plus vifs transports d'allégresse, la foule immense des spectateurs.

Ce grand jour où la reine de Hongrie voyait rentrer la couronne impériale dans son illustre maison, était pour elle la récompense de tant de travaux et d'inquiétudes. De Francfort, elle alla voir son armée qui était à Heidelberg. L'empereur lui-même la reçut à la tête des troupes. Elle passa entre les rangs, saluant avec bonté, dîna en public sous une tente, et afin que tout le monde prît part à sa joie, elle fit distribuer un florin à chaque soldat.

Tout en combattant, le roi de Prusse ne cessait de négocier pour obtenir une paix séparée. Pendant l'élection de l'empereur, il avait recherché la médiation de Georges II, et une convention secrète, conclue à Hanovre, contenait les conditions qui, plus tard, servirent de base à la paix de Dresde. Marie-Thérèse, quoique ses finances fussent depuis longtemps en mauvais état, et qu'elle eût même été obligée de faire porter à la monnaie l'argenterie des églises, rejeta toutes les conditions proposées : elle ne voulait pas terminer la campagne d'une manière humiliante ; et d'ailleurs la dignité impériale nourrissait dans son cœur les plus hautes espérances. Elle avait résolu de réunir toutes ses forces à celles de la Saxe, de les faire marcher contre Berlin et de démembrer les Etats du- prince qui le premier avait osé porter atteinte à l'unité de la monarchie autrichienne. Mais Frédéric prévint ses ennemis, envahit la Saxe et la Lusace et par le combat de Hennersdorf commença une nouvelle suite de triomphes. La Lusace conquise, il se porta sur Dresde, tandis que le prince Léopold d'Anhalt s'emparait de Leipsick et de Meissen, et écrasait à Kesseldorf (15 décembre) l'armée saxonne qui laissait 3.000 morts sur la place, 215 officiers, 6.500 soldats, plusieurs étendards et 48 canons au pouvoir de l'ennemi. Le prince Charles, qui venait la secourir, ne put qu'en recueillir les débris avec lesquels il se retira en Bohême.

Trois jours après la journée décisive de Kesseldorf, Dresde se rendit au roi de Prusse qui entra dans cette capitale, suivi de 10 bataillons et de 6 escadrons. Il y établit son quartier avec l'état-major de ses deux armées et désarma trois régiments de milice qui composaient la garnison. Auguste III avait laissé ses Tentants dans cette ville et s'était enfui à Prague. Frédéric s'empressa d'aller leur rendre visite pour calmer leur crainte et les rassurer entièrement ; il s'efforça d'adoucir leur infortune en leur faisant rendre scrupuleusement tous les honneurs qui leur étaient dus ; la (-tarde du château fut même soumise à leurs ordres. Il rassura les citoyens alarmés, ordonna d'ouvrir les boutiques qu'on avait fermées, reçut à sa table tous les ministres étrangers, et le soir il fit représenter l'opéra italien cl' Arminius. Dresde ne s'aperçut qu'elle était au pouvoir du vainqueur que par les fêtes qu'il y donna[2].

L'électeur de Saxe implora son salut de Marie-Thérèse, et l'impératrice-reine, dont les propres revers n'avaient point abattu le courage, se montra sensible au malheur de son allié et sacrifia volontiers son intérêt et sa vengeance afin de préserver Auguste III d'une ruine totale. Elle accepta la médiation de la Grande-Bretagne, et Frédéric, toujours allié peu sûr et politique peu scrupuleux, consentit à la paix et laissa le roi de France seul chargé du fardeau de la guerre. Par le traité de Dresde (25 décembre), Marie-Thérèse garantit à Sa Majesté Prussienne la possession de la Silésie et du comté de Glatz. En retour, Frédéric II évacua la Saxe, reconnut le droit de suffrage de la Bohême et adhéra à l'élection de François Ier. L'électeur palatin, l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse furent compris dans ce traité, dont le roi d'Angleterre se rendit garant.

Cette paix changeait la face des affaires. La guerre de la succession d'Autriche, entreprise dans le but de faire sortir la couronne impériale de cette maison et de partager ses possessions, s'était transformée en une guerre soutenue par la France et l'Espagne contre l'Autriche qui voulait étendre ses possessions en Italie, et contre l'Angleterre qui devait retirer de grands avantages de toute guerre continentale. Ainsi l'Allemagne n'allait plus offrir qu'un champ de bataille où la Grande-Bretagne pousserait sans cesse les nations afin de les affaiblir les unes par les autres, et de mettre à profit leurs préoccupations ou leurs désastres pour saisir le sceptre des mers, l'objet de ses ambitieux désirs. Une autre puissance, qui grandit sans cesse, rie tardera pas à marcher dans les voies de cette politique : quand la Russie voudra partager la Pologne et dépouiller la Turquie, elle n'oubliera pas, elle aussi, de faire naître des troubles sur les bords du Rhin, et de se mêler de toutes les affaires de l'Allemagne. Triste condition d'un pays qui cherchait vainement l'unité politique, unité si désirable qu'il n'a pas encore trouvée, et qui, dans ses craintes puériles contre l'ambition de la France, avait recours à tous les moyens pour l'abaisser. Dans son étrange aveuglément il ne voyait pas croître, à l'orient et à l'occident de l'Europe, deux vastes empires, dont l'un, suivant un historien de notre époque, menacera peut-être un jour son indépendance, et dont l'autre bloque ses ports et limite son commerce.

L'objet de la guerre opiniâtre que se faisaient les premières puissances de l'Europe avait changé. Par ses conquêtes en Flandre, Louis XV voulait obliger l'impératrice-reine à céder ce qu'elle disputait en Italie, et contraindre les états généraux à abandonner l'alliance de la maison d'Autriche. Marie-Thérèse avait pour but de se dédommager sur la France de ce qu'elle avait été obligée de céder au roi de Prusse ; c'était aussi le projet des Anglais, devenus partie principale après n'avoir été qu'auxiliaires.

Privé une seconde fois des secours de la Prusse, Louis XV n'en continua pas moins la guerre. Avant que les Autrichiens eussent pu rassembler dans la Flandre des forces suffisantes, le maréchal de Saxe ouvrait la campagne par l'importante conquête de Bruxelles, où le roi fit sou entrée le 4 mai 1746. Malines, Louvain, Anvers, Mons, Charleroi et Namur firent successivement leur soumission. Vers la fin de septembre, il ne restait plus aux Autrichiens, dans les Pays-Bas, que Luxembourg et Limbourg. Le prince Charles, à la tête de 80.000 hommes, ne put sauver aucune de ces places des mains des Français. Accablé de douleur par la mort récente de son épouse, qu'il aimait tendrement, il se contentait de faire une guerre défensive et d'opposer des manœuvres savantes à la marche rapide du maréchal de Saxe qui prévint tous ses desseins.

Au commencement de l'hiver, le prince s'établit en-deçà de la Meuse, appuyant sa droite à Maëstricht et sa gauche à Liège. Par cette position il couvrait la Hollande et pouvait inquiéter les Français, s'ils prenaient leurs quartiers dans quelques-unes des villes conquises. Le maréchal de Saxe résolut de l'attaquer et de le forcer à repasser la Meuse. Ce dessein engagea la bataille de Rocoux, dans laquelle les alliés, après une résistance opiniâtre, perdirent 19.000 hommes et presque toute leur artillerie (11 octobre). Ils furent obligés de se retirer au-delà de la Meuse, et ils prirent leurs quartiers d'hiver dans les duchés de Luxembourg et de Limbourg. Les Français occupèrent le pays, dont ils venaient de faire la conquête. Mais leurs armes, victorieuses en Flandre, n'étaient pas couronnés du même succès en Italie. Délivrée, par la paix de Dresde, du fardeau de la guerre contre le roi de Prusse, l'impératrice-reine avait envoyé 30.000 hommes au-delà des Alpes, sous le prince de Lichtenstein. L'arrivée de ce puissant secours rendit aux généraux autrichiens la supériorité qu'ils avaient perdue, et la confiance au roi de Sardaigne qui rompit ses intelligences secrètes avec lai France. Don Philippe, Maillebois et Gages ne s'accordaient pas ; aussi leurs troupes, diminuées de moitié par l'indiscipline et les maladies, furent-elles d'abord battues en détail, et plus tard en bataille rangée. Les Austro-Sardes reprirent Asti, Milan, Guastalla, Parme, et marchèrent sur Plaisance.

A l'approche de Lichtenstein, Maillebois, dès le mois de décembre précédent avait prédit une destruction totale, si l'on s'obstinait à rester dans le Milanais, proposa de reculer sur Gênes, pour y rétablir l'armée ; mais le conseil d'Espagne n'en voulut rien faire. Le maréchal n'était pas non plus d'avis d'attaquer l'armée impériale ; le comte de Gages lui montra des ordres précis de la cour de Madrid et l'on fut obligé, avec 28.000 hommes, de livrer bataille à 45.000 Autrichiens, près. de. Plaisance (16 juin 1746). Ce fut la plus longue, et une des plus sanglantes de toute la guerre. Le maréchal de Maillebois commença l'attaque trois heures avant le jour, et longtemps la victoire favorisa l'aile droite qu'il commandait ; mais l'aile gauche ayant été enveloppée par un nombre supérieur d'ennemis, et le général d'Aremburre blessé et pris, Maillebois ne put la secourir assez tôt, et elle fut entièrement défaite. La fatale journée de Plaisance coûta aux Franco-Espagnols plus de 8.000 hommes tués ou blessés et 4.000 prisonniers. Le prince de Lichtenstein, qui se trouvait dans le même état de maladie et de langueur que le maréchal de Saxe à la bataille de Fontenoy, se couvrit de gloire par ses habiles dispositions, par sa conduite et son courage. Enfin le roi de Sardaigne arriva, et l'armée vaincue se trouva dans un danger plus grand.

Dans cette triste conjoncture, la nouvelle de la mort de Philippe V, roi d'Espagne, devait mettre le comble à tant d'infortunes. On ne savait pas encore si le nouveau roi, Ferdinand VI, ferait pour son frère d'un second mariage ce que Philippe V avait fait pour un fils. L'armée des trois couronnes de France, d'Espagne et de Naples commença une pénible retraite vers le territoire de la république de Gênes. Elle eût été forcée de se rendre aux Piémontais qui interceptaient la route à Tortone, sans la Valeur du comte de Maillebois, fils du maréchal. Sous les yeux de son père, il ouvrit le passage par un combat glorieux. On gagna sans obstacle les Apennins et bientôt Gavi, sur les confins des Génois. Ceux-ci supplièrent vainement leurs alliés de ne pas les abandonner à la merci du vainqueur. Mais réduits à 12.000 hommes, découragés et manquant de tout, ils ne voulurent point s'enfermer dans Gênes où ils pouvaient en toute sûreté attendre des renforts, continuèrent leur retraite précipitée, et se retirèrent derrière le Var. Les Espagnols se séparèrent alors des Français, et marchèrent par le Dauphiné vers la Savoie dont ils étaient toujours maîtres.

Pendant que Victor-Emmanuel occupait Final et la rivière du Poilent, les Impériaux prenaient Novi, Voltaggi, Gavi, et s'emparaient du passage de la Bocchetta, réputé imprenable, mais que les troupes génoises, chargées de sa défense, abandonnèrent sans résistance pour aller rejoindre les débris de l'armée française et espagnole. En même temps, une escadre anglaise bloqua plus étroitement le port de Gênes. Enveloppée de tous côtés et saisie de terreur, cette ville ne chercha point à profiter des puissants moyens de défense que lui avaient procurés la nature et l'art, et se hâta d'ouvrir ses portes à l'ennemi (8 septembre). Le vainqueur implacable lui imposa les plus dures conditions. La république se soumit aux troupes de l'impératrice-reine, et s'engagea à leur remettre toute son artillerie et ses munitions de guerre. Il fut stipulé que quatre sénateurs seraient livrés comme Stages à Milan, pour l'accomplissement de la capitulation ; que tous les prisonniers de guerre se trouvant au pouvoir de la république devaient être mis en liberté, et que les citoyens paieraient sur-le-champ une somme de 400.000 livres de France. Le doge et six sénateurs durent se rendre à Vienne, afin d'y implorer la clémence de Marie-Thérèse. « Cette princesse mit sa gloire à refuser ce que Louis XIV avait exigé. Elle crut qu'il y avait peu d'honneur à humilier les faibles, et ne songea qu'à tirer de Gênes de fortes contributions, dont elle avait plus de besoin que du vain honneur de voir le doge de la petite république de Gênes avec six Génois au pied du trône impérial[3]. » Le marquis de Botta (l'Adorno, Milanais, prit, à la tête d'un corps de 15.000 hommes, possession de la place au nom de l'impératrice-reine.

Le commissaire impérial près de l'armée arriva le lendemain de l'entrée de Botta dans Gênes où régnait la consternation. Il déclara aux patriciens mandés auprès de lui que l'impératrice consentait à laisser aux Génois leur Etat et leurs lois ; mais que leur pays ayant servi de passage pour introduire les Français et les Espagnols dans la Lombardie, ils devaient subir les peines d'une guerre si calamiteuse ; mais que Sa Majesté, dans sa clémence, daignait se contenter de 3.000.000 de génovines (9.000.000 florins), dont 1.000.000 sous quarante-huit heures, le second dans huit jours et le - troisième dans quinze[4]. Les plus riches familles et la banque de Saint-George durent intervenir de leurs ressources pour aider à effectuer les paiements réclamés aussitôt, sous peine de pillage.

Après de vives contestations sur le plan d'opérations ' qu'il convenait de suivre, 40.000 Autrichiens passèrent le Var et envahirent la Provence. Ils abandonnèrent au pillage Vence et Grasse, assiégèrent Antibes, et ravagèrent tout le pays jusqu'à la Durance, tandis que les Anglais faisaient des descentes en Bretagne, bloquaient les ports de Toulon et de Marseille, attaquaient les possessions des Français en Asie et en Amérique, et leur enlevaient l'importante colonie du cap Breton. Le marquis de Mirepoix, trop faible pour attaquer les Impériaux, prit le parti de les harceler et d'arrêter leur marche en attendant le maréchal de Belle-Isle qui volait à son secours. C'était à lui qu'il appartenait de réparer les maux d'une guerre universelle que lui seul avait allumée. Il arriva en Provence, sans argent, sans soldats, sans vivres, au milieu de la désolation du clergé, des notables, des miliciens effrayés, et de quelques débris de régiments sans discipline. Comme les ressources étaient encore éloignées et que le danger pressait, il emprunta en son nom 50.000 écus pour subvenir aux besoins les plus urgents. Le maréchal montra de vrais talents en reformant dans l'intervalle de quelques jours, avec quelques bataillons et quelques escadrons que lui envoyait le gouvernement, une petite armée, à la tête de laquelle il couvrit Castellane, Draguignan, Brignoles et arrêta les courses de l'ennemi. Enfin, au mois de janvier 1747, il avait réorganisé 60 bataillons et 22 escadrons. Avec cette armée et l'aide du marquis de la Mina, général de Ferdinand VI, qui lui fournit 4 à 5.000 Espagnols, il reprit l'offensive et réussit à refouler les Autrichiens en Italie. Les ennemis étaient d'ailleurs forcés à la retraite par le manque de subsistances. Ils avaient d'abord tiré toutes leurs provisions de Gênes ; mais la révolution subite et inouïe dont cette ville fut alors le théâtre, les priva de ce secours nécessaire.

Depuis la signature de la capitulation, le marquis de Botta, abusant cruellement du droit de la victoire, avait fait éprouver toutes sortes de mauvais traitements aux Génois. Ses soldats avaient été logés à discrétion chez les habitants, et il avait exigé, outre le paiement de l'énorme contribution de 50.000.000, la remise des joyaux sur lesquels la maison d'Autriche avait fait un emprunt.

A ces vexations se joignaient des mépris et des insultes de tous les instants, particulièrement de la part du commissaire impérial, et les exigences monstrueuses de Botta. Les tribunaux civils n'osaient pas prononcer contre celui qui obtenait sa protection. L'un des avocats les plus honorables dut renoncer à une affaire, parce que Botta était opposé à l'une des parties, qui s'était procuré des recommandations à Vienne. La ville était pour ainsi dire livrée à un pillage régulier. Les Autrichiens entraient dans les maisons et prenaient sans payer tout ce qui était à leur guise. Jaloux de ses alliés, le roi de Sardaigne voulut aussi avoir sa part dans les dépouilles de Gênes : l'amiral anglais envoya dans le port un vaisseau avec un chebec, qui se saisirent de tous les bâtiments marchands à leur portée, le tout au profit de Charles-Emmanuel. Botta n'osait pas s'opposer à cette espèce de piraterie exercée sous ses yeux, parce que lui-même se livrait à toutes sortes de déprédations.

Les Génois, voyant leur commerce ruiné, leur crédit perdu, leur banque épuisée, les magnifiques maisons de campagne qui embellissaient les environs de leur ville livrées au pillage, les excès des troupes laissés impunis, frémissaient sous le joug de leurs maîtres odieux. La fureur et le désespoir étaient montés au plus haut degré et n'attendaient qu'un signal pour éclater.

Les Autrichiens, auxquels le roi de Sardaigne avait refusé de l'artillerie pour le siège d'Antibes, tiraient de l'arsenal de Gênes des canons et des mortiers et employaient les habitants à ce travail (5 décembre 1746). Un capitaine ayant frappé de sa canne l'un d'eux qui avait refusé d'aider à transporter un mortier jusqu'au port, l'indignation longtemps comprimée fit explosion, et le peuple se souleva sans armes contre les 12.000 étrangers qui étaient maîtres de ses remparts. Un jeune garçon lança une pierre au capitaine, et d'autres suivant cet exemple, les soldats allemands durent prendre la fuite. Dans la nuit, la populace s'arma de tout ce qu'elle put trouver, pierres, bâtons, épées, fusils, instruments de toute espèce, et parcourut les rues en criant : Aux armes ! Vive Marie ! Les Autrichiens répondaient : Vive Marie-Thérèse ! Les autorités de la république essayèrent de rétablir l'ordre ; mais les rassemblements grossirent. Elles députèrent alors un patricien au marquis de Botta, qui était à Saint-Pierre des Arènes, pour l'informer de ce qui se passait, et le prier de renoncer à l'enlèvement de l'artillerie, s'il voulait que le peuple se calmât. Le général répondit qu'il enverrait le lendemain un détachement plus nombreux enlever le mortier, et qu'il méprisait les clameurs de la populace.

Le lendemain, les insurgés demandèrent des armes ; mais le gouvernement fit entourer de doubles gardes le palais où elles étaient déposées. Lorsqu'il eut vu le peuple dresser des échelles, afin d'entrer par les fenêtres de l'arsenal, il ordonna que les armes fussent transportées ailleurs par des soldats réguliers. En même temps, de nouveaux messagers, envoyés à Botta, le conjurèrent d'agir avec prudence ; leur médiation pacifique fut néanmoins impuissante contre des passions déchaînées. Le peuple s'empara des portes qui n'étaient pas occupées par les Autrichiens, pilla les magasins des armuriers, et attaqua ensuite la porte de Saint-Thomas, jusqu'à ce que de nombreux détachements de cavalerie autrichienne vinssent disperser les attroupements. La nuit suivante, le peuple, rassemblé en plus grand nombre, barricada les rues, força l'entrée des bâtiments des jésuites dont il fit le centre de ses opérations, établit en ce lieu un commissaire général avec plusieurs lieutenants généraux qu'il choisit, et institua des autorités ; puis il déclara nulle_ et de nulle valeur la capitulation conclue par la noblesse seule.

Le marquis de Botta fit alors appeler à Gênes toutes les troupes dispersées dans les villes du littoral. Il voulut, en attendant leur arrivée, se borner à défendre les points qui étaient en sa possession. Cependant le 7 décembre, malgré l'ordre donné aux capitaines des vallées de Bisagno et de Polcevera de maintenir dans la tranquillité les habitants de ces cantons, ceux de la vallée de Bisagno et du quartier de Saint-Vincent se rallièrent au peuple, emmenèrent des canons et se mirent à tirer sur les ennemis. Le 8, des marchands et de riches artisans se joignirent aux insurgés dans les rangs desquels ; selon le récit de Coxe, on vit aussi des sénateurs et des officiers français déguisés ; l'ordre vint de régler l'entreprise sans ralentir l'ardeur. Pendant quelque temps le peuple et les Autrichiens se canonnèrent dans la rue Balbi ; puis on négocia. Les patriciens qui redoutaient les commotions et les combats, se portèrent comme médiateurs entre les parties. Ils obtinrent facilement un armistice, parce que Botta espérait voir bientôt arriver les troupes appelées par lui des environs, et parce que les insurgés désiraient s'armer plus convenablement. Le peuple demanda que les Autrichiens abandonnassent les portes, s'abstinssent de toute exigence ultérieure, et qu'ils restituassent l'artillerie enlevée. Le marquis de Botta ne voulut point consentir à l'évacuation des portes, et les négociations se prolongèrent jusqu'au 9 décembre.

Décidé à secouer le joug de ses oppresseurs, le peuple éleva des barricades, des retranchements, des batteries. Il avait maintenant des armes et des munitions de guerre en assez grande quantité ; il n'accorda plus au général ennemi qu'un court délai, jusqu'au matin du 10, pour faire des réflexions et prendre un parti. A l'heure fixée, retentit le tocsin de Saint-Laurent, de tous les clochers de la ville et de tous les villages des vallées. Les paysans s'assemblèrent au nombre de 20.000. Les Allemands furent attaqués à la fois dans le faubourg de Bisagno et dans celui de Saint-Pierre des Arènes, et à l'instant s'en gagea une vive canonnade. Botta consentit alors à remettre les portes au sénat ; mais le peuple rejeta cette concession et recommença la lutte avec une nouvelle ardeur. Enfin le général et ses troupes se retirèrent en désordre laissant près de 1.000 morts sur la place, et entre les mains des Génois 4.000 prisonniers, tous leurs magasins et une grande partie des bagages des officiers ; ils se dirigèrent vers le poste de la Bocchetta, poursuivis sans cesse par de simples paysans. Forcés de l'abandonner, ils s'enfuirent jusqu'à Gavi et n'échappèrent à une entière destruction qu'en répandant le bruit que leur retraite était déterminée par un traité en vertu duquel ils retournaient dans leur patrie.

La cour de Vienne ne pouvait laisser sans vengeance cet affront pour les armes autrichiennes, cette révolte qu'elle considérait comme un attentat plus atroce que les vêpres siciliennes. Égarée par le ressentiment, elle publia contre les Génois un manifeste qui les déclarait rebelles et frappa de confiscation Unis les biens de ceux qui se trouvaient dans ses États (29 mars 1747). Plus tard elle reconnut les droits des propriétaires, mais saisit les revenus courants, afin de les appliquer aux frais de la guerre. Le marquis de Botta, atteint de maladie, avait demandé et obtenu son congé. Le comte de Braun représentait le siège et la réduction de Gênes comme une entreprise des plus difficiles ; il dut céder le commandement de l'armée au comte de Schulembourg, fameux pour avoir résisté au roi de Suède, Charles XII, et pour avoir défendu Corfou contre l'empire ottoman.

Renforcée de 6.000 Sardes et de soldats albanais accoutumés à combattre au milieu des rochers, l'armée autrichienne se mit en mouvement. Elle força le passage de la Bocchetta et poussa bientôt jusqu'à Decimo. Un officier envoyé par Schulembourg somma la république de se soumettre et de reconnaître ses torts, si elle ne voulait pas que la ville fût traitée avec la dernière rigueur. Les Génois rejetèrent les orgueilleuses prétentions de leurs ennemis et répondirent qu'ils espéraient se maintenir dans la liberté. où Dieu les avait fait naître (15 avril). Étroitement resserrée du côté de la terre. par les Autrichiens, qui s'étaient emparés des forts Creto et Diamant, et auraient pu tirer un grand avantage de ces positions, s'ils n'avaient pas manqué de grosse artillerie, Gênes ne pouvait être secourue que par mer. La flotte anglaise, aux ordres de l'amiral Medley, dominait sur les côtes et rendait même cette chance très-incertaine. Déjà la consternation régnait dans cette ville, et quelques-uns des habitants entretenaient des intelligences avec ses oppresseurs.

A la nouvelle de l'insurrection de Gènes, le cabinet français hésita d'abord dans sa conduite envers cette ville, à cause des désordres où l'avait jetée l'influence de la populace. Durant le combat, les nobles, renfermés dans leurs palais, s'étaient dérobés à tous les regards et n'avaient osé paraître qu'après le départ des Autrichiens. Le peuple seul avait brisé le joug étranger, et maintenant il prétendait diriger seul ses affaires. L'ancien gouvernement de droit n'avait pas été renversé, mais il demeurait sans action ; les chefs que le peuple avait institués pendant la lutte conduisaient tout. On trouvait néanmoins que leur autorité se prolongeait trop ; déjà l'on demandait des nominations plus régulières, et qu'un plus grand nombre de citoyens prît part aux affaires publiques. Le bruit courait d'ailleurs que les chefs actuels s'étaient attribué une énorme portion de butin. Le 17 décembre, se tint une réunion du peuple, sur une des places de la ville, à ciel découvert : on abolit les premiers magistrats du quartier général, et l'on créa un nouveau conseil auquel fut donné le nom de députation ; il devait être composé de trente-six membres, tous du peuple : douze artisans tirés au sort ; huit parmi les avocats, notaires et marchands ; douze des ouvriers, parmi les premiers qui avaient pris les armes, et quatre parmi les habitants de Polcevera et de Bisagno. Des règlements furent établis pour la tranquillité publique et l'armement de la population. Mais les nouveaux magistrats se voyaient exposés à de nombreux tourments qu'inventaient les caprices de la multitude. Les désordres continuèrent, et pour y mettre fin, les popolari appelèrent d'abord deux anciens sénateurs au quartier général, et ensuite tous les autres. Les compagnies des arts et métiers, organisées et armées, reçurent dans leurs rangs les patriciens, et le doge fut élu colonel des quatre compagnies du quartier du château. Afin de régulariser les mouvements de Polcevera et de Bisagno, on nomma aussi des patriciens qui se montrèrent animés du plus grand zèle pour la cause publique. Mais les Autrichiens, qui entretenaient des intelligences dans la ville, employèrent tous les moyens pour inspirer de la défiance contre la noblesse. Le peuple finit par croire qu'elle était disposée à s'entendre avec l'ennemi, et, n'écoutant point la. voix de la raison, il se porta contre elle à des excès. Alors tous les citoyens amis de l'ordre sentirent la nécessité de revenir à l'ancienne forme du gouvernement. Le doge, les collèges et les autres magistratures reprirent l'exercice de leurs fonctions, et le quartier général du peuple ne conserva plus qu'une sorte de surveillance sur les affaires de la guerre. Lorsque les périls extérieurs eurent disparu, cette autorité cessa complètement, et les anciennes magistratures recouvrèrent la plénitude de leurs droits. L'union une fois rétablie, les Génois imprimèrent une direction plus habile à leurs forces pour repousser les attaques de l'ennemi. Les puissances étrangères ne craignirent point de traiter avec un gouvernement régulier. Attaqués par, les forces considérables des Autrichiens et des Sardes, les Génois reçurent des encouragements des rois de France et d'Espagne, et le 3 février quelques officiers et ingénieurs français entrèrent dans le port de Gênes, apportant quelque argent, la nouvelle des échecs des Austro-Sardes sur le Var et l'espérance de prompts secours de la part des deux rois alliés.

Louis XV ne se contenta pas d'engager ses alliés à la résistance, il fit passer des secours d'argent aux assiégés, et des galères de Toulon et de Marseille, échappant à la flotte anglaise, débarquèrent dans son port 5.000 Français. Bientôt après le duc de Boufflers, digne fils de ce maréchal que ses talents, ses vertus et son patriotisme avaient rendu célèbre sous Louis XIV, passa dans une simple barque, trompa l'amiral Medley et vint prendre le commandement des troupes qui défendaient Gênes et dont le nombre augmentait de jour en jour. Le duc rétablit l'ordre partout, organisa habilement la résistance et ranima les courages ébranlés.

Le maréchal de Belle-Isle marchait aussi au secours de Gênes. Son armée, divisée en cinq colonnes, franchit le Var au commencement de juin, s'empara de Nice, de Montalban, de Villefranche et du château de Vintimille. Un corps franco-espagnol plus nombreux, sous l'infant don Philippe et le duc de Modène, passa également le Var dans cette direction, s'avança jusqu'à Oneille, puis revint sur le fleuve. Cependant les Autrichiens, ne pouvant rien exécuter du côté de Polcevera, s'étaient tournés davantage vers Bisagno. Mais là aussi ils rencontrèrent une résistance vigoureuse préparée par les soins de Boufflers. Quelques engagements sanglants eurent lieu sur cette ligne, et les paysans rivalisèrent de courage et d'obstination avec les troupes suisses et françaises au service de Gênes. Les officiers espagnols déployèrent aussi une brillante valeur.

Un second corps commandé par Belle-Isle et la Mina, ayant menacé la vallée de Démolit, inspira des craintes au roi de Sardaigne. Il résolut de se retirer avec ses troupes pour aller défendre ses provinces. Comme l'armée autrichienne avait souffert des pertes considérables par les maladies et par une suite de petits combats qui ne décidaient rien, Schulembourg se vit hors d'état de continuer le siège. Dès les premiers jours de juillet, toutes les dispositions furent prises pour le départ ; les Anglais rembarquèrent l'artillerie qu'ils avaient apportée, et dans la nuit du 5 au 6 le siège fut entièrement levé. Le duc de Boufflers ne jouit point de ce bonheur et de cette gloire : ce général, qui, par sa générosité, sa douceur, ses talents et son courage, s'était concilié l'affection des habitants, mourut de la petite vérole le jour même que les ennemis se retiraient. Louis XV rassura les Génois en leur envoyant de l'argent, des troupes et le duc de Richelieu.

Cependant les Autrichiens restaient maîtres des Apennins, et Gênes était sans cesse menacée. Le maréchal de Belle-Isle, ayant reçu des renforts, résolut d'achever sa délivrance par une diversion qui les forçât à revenir dans le Piémont. Malgré le général espagnol, et contre le gré de la cour :de Versailles, il détacha 28 bataillons et 7 canons de campagne, sous le commandement du comte de Belle-Isle, son frère, avec ordre de forcer le passage par lequel on pénètre dans la vallée de Sture. Le comte prit son chemin en retournant vers le Dauphiné et atteignit le col de l'Assiette sur le chemin d'Exilles, retranchement inexpugnable pratiqué au sommet d'une montagne escarpée, bordé de hautes palissades et garni d'artillerie. C'est là que l'attendaient 18 bataillons piémontais et 3 bataillons autrichiens.

L'obstacle paraissait insurmontable ; il irrita le courage d'un homme tel que le comte de Belle-Isle. Sans prendre le temps de délibérer, il s'avance avec ses braves soldats pour attaquer ce poste, à travers un feu plongeant et continu, et une grêle de grosses pierres lancées du haut des retranchements. Après des efforts inouïs, les Français arrivent aux palissades et sont repoussés avec une grande perte. Ils gravissent de nouveau, et en un moment le devant des retranchements est couvert de morts. Le carnage continue pendant deux heures entières et les Français reviennent à la charge avec la même ardeur. Le marquis de Brienne, colonel d'Artois, ayant eu un bras emporté, retourne au combat, en disant : Il m'en reste un autre pour le service du roi ; il est frappé à mort comme il achevait ces paroles.

Le comte de Belle-Isle, désespéré du peu de succès des attaques, s'élance lui-même aux retranchements, renverse tous les ennemis qu'il rencontre, et arbore sur les ouvrages le drapeau français ; blessé grièvement aux deux mains, en s'efforçant d'arracher les palissades, il saisit les planches entre ses dents, reçoit alors un coup mortel et tombe à côté de 4.000 morts et de 2.000 blessés. Les Piémontais n'avaient pas perdu 100 hommes (19 juillet 1747). Après la perte de leur chef, les Français se retirèrent à Briançon, et le maréchal de Belle-Isle, dont le frère venait de donner l'exemple d'une héroïque mais téméraire valeur, jugea prudent de se replier sur Nice.

Pendant ce temps, Louis XV, toujours vainqueur dans les Pays-Bas, ne cessait, en, poussant ses conquêtes, d'offrir la paix à ses ennemis, et son ambassadeur à la Haye proposa aux états généraux avec lesquels il n'était pas en guerre directe, de s'en rendre les médiateurs. Des conférences furent ouvertes à Bréda ; mais les Hol7 landais ne pouvaient concevoir la modération du roi de France, ni la croire sincère ; et Louis XV, s'étant aperçu qu'ils n'apportaient pas la franche intention de conclure, rompit tout à coup les négociations et leur déclara la guerre (17 avril 1747). Au bruit des victoires que remportaient ses armées, une révolution, parodie de celle de 1672, éclata en Hollande, et le prince d'Orange, Guillaume IV, de la branche de Nassau-Diest, fut proclamé stathouder héréditaire, capitaine général et amiral de l'Union. Cette révolution, contraire aux intérêts de la France, n'exerça cependant pas une grande influence sur les opérations de- la campagne ; mais en revanche des succès que cette puissance obtenait sur terre, les Anglais ruinaient son commercé et anéantissaient sa marine. L'impératrice Élisabeth de Russie, sur le conseil de son chancelier Bestuschef, l'ennemi le plus implacable de Frédéric II, conclut une alliance défensive avec les états généraux et ces mêmes Anglais qui remuaient l'Europe pour susciter de nouveaux ennemis à la France (juin). Elle prenait l'engagement de mettre à la disposition de la Grande-Bretagne et de la Hollande 50 galères russes et un corps de 37.000 hommes.

Louis XV n'en poursuivit pas moins ses conquêtes. Le maréchal de Saxe prit, sous les yeux de l'armée des alliés, Hulst et Axel, et le 2 juillet il gagna, quoique sans avantage décisif, la sanglante bataille de Lawfeld. Ce succès de leurs armes ne permit cependant pas aux Français d'investir l'importante ville de Maëstricht, dont la garnison avait reçu de puissants renforts. Mais le comte de Lowendhal, que son amitié pour le maréchal de Saxe avait attaché au service de la France, et qui s'était déjà emparé d'une partie du Brabant hollandais, marcha avec 30.000 hommes contre Berg-op-Zoom, que l'on jugeait imprenable. Cette place, qui était le chef-d'œuvre de Cohorn, avait déjà bravé tous les efforts des Français. Après deux mois et demi de siège, Lowendhal l'emporta d'assaut par la valeur la plus éclatante, au moment où les alliés et les assiégés regardaient encore cette entreprise comme une témérité (15 septembre).

La prise de Berg-op-Zoom déconcerta les alliés de Marie-Thérèse et jeta. la consternation parmi les Hollandais. Ils résolurent cependant, au commencement de la campagne suivante, de faire un dernier effort pour défendre Maëstricht menacé par les Français. Le maréchal de Saxe, ayant rassemblé ses quartiers, trompa les ennemis par d'habiles manœuves, se replia sur cette ville qu'il investit avec 80.000 hommes, sans pouvoir être inquiété (13 avril 1748) ; il poussa le siège avec la plus grande vigueur, afin de se rendre maitre de la place avant l'arrivée des Russes qui, des confins de la Livonie, accouraient au secours des alliés.

Le maréchal avait dit souvent : La paix est dans Maëstricht. Il ne se trompait pas : quinze jours après l'ouverture de la tranchée, les Hollandais, menacés des plus grands désastres, et les alliés, effrayés des succès de la France, cessèrent de s'opposer à la pacification générale, et les articles préliminaires de la paix entre la France, l’Angleterre et la Hollande furent signés à Aix-la-Chapelle où des négociations étaient ouvertes. Ils stipulaient une suspension d'armes dans tous les Pays-Bas, excepté quant au siège de Maëstricht qu'il fut libre au maréchal de continuer, et qui se termina le 7 mai par la remise de cette ville aux troupes françaises. Peu de temps après, l'impératrice-reine accéda aux préliminaires convenus entre les alliés et la France. Aussitôt le duc de Richelieu fit cesser toutes les hostilités en Italie. Le roi d'Espagne et la république de Gênes suivirent l'exemple des autres puissances belligérantes.

La complication des intérêts divers prolongea les négociations jusqu'au 18 octobre suivant. Par le traité d'Aix-la-Chapelle, l'élection de l'empereur François Ier fut reconnue, et la maison d'Autriche obtint la garantie de la pragmatique sanction. Marie-Thérèse recouvra les Pays-Bas, mais elle renonça aux conquêtes qu'elle avait faites en Italie ; elle confirma la cession de la Silésie et du comté de Glatz en faveur du roi de Prusse ; elle céda les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla à l'infant don Philippe, gendre du roi de France, pour lui et sa descendance mâle, sous la réserve du droit de retour pour l'Autriche en cas d'extinction de la ligne masculine ; enfin elle maintint dans les États que lui avait abandonnés le traité de Worms, le roi de Sardaigne auquel furent restitués la Savoie et le comté de Nice. Les Hollandais rentrèrent en possession de Berg-op-Zoom et de Maëstricht. Le duc de Modène, François III, fut rétabli dans son État, qu'il avait perdu pour avoir embrassé la cause de la France, et la république de Gênes réintégrée dans toutes les places et terres qu'elle possédait avant l'invasion des Autrichiens. La France, que ses succès mettaient en position d'exiger la cession d'une partie des Pays-Bas, ne stipula pour elle que la restitution du cap Breton. L'Angleterre fit confirmer par l'Espagne le traité de l'Assiento — droit d'importer des nègres —, et garantir par les puissances la succession de la maison de Hanovre en Angleterre et en Allemagne.

C'est ainsi qu'après une lutte opiniâtre et meurtrière, l'Europe se trouva remise au même état qu'avant la guerre. e Depuis que l'art de la guerre s'est perfectionné, depuis que la politique a su établir une certaine balance de pouvoir entre les souverains, le sort commun des plus grandes entreprises ne produit que rarement les effets auxquels on devrait s'attendre ; des forces égales des deux côtés, et l'alternative des pertes et des succès, font qu'à la fin de la guerre la plus acharnée les ennemis se trouvent chacun à peu près dans l'état où ils étaient avant de l'entreprendre. L'épuisement des finances produit enfin la paix, qui devrait être l'ouvrage de l'humanité, et non de la nécessité[5].

Un congrès devait s'ouvrir à Nice, quinze jours après la ratification de cette paix, afin de régler toutes les réclamations particulières, et spécialement l'indemnité que le duc de Modène poursuivait pour les fiefs hongrois confisqués sur lui, et pour les biens allodiaux de Guastalla qui lui revenaient d'après le droit d'héritage. Comme le congrès ne termina pas ses travaux avant la fin de l'année, l'état de guerre pesa encore de tout son poids sur l'Italie, quoique les hostilités eussent cessé sur tous les points. Enfin Marie-Thérèse parvint à ressaisir les fiefs de François déjà aliénés en Hongrie ; elle les rendit à ce duc auquel furent attribués aussi les biens allodiaux de Guastalla ; alois commença l'évacuation des cantons occupés en diverses circonstances, et alors reparurent aussi les bienfaits de la paix dont toute l'Italie jouit pendant plusieurs années.

La magnanimité de Marie-Thérèse, le zèle de ses sujets et l'appui de la Grande-Bretagne l'avaient fait triompher des ennemis conjurés contre l'existence de la maison d'Autriche ; néanmoins le traité honorable d'Aix-la-Chapelle, qui lui enlevait une partie de ses États, faible, il est vrai, en comparaison du démembrement dont ils avaient été menacés en 1741, fut loin de satisfaire cette princesse. Lorsque l'ambassadeur britannique, milord Keith, sollicita une audience pour la féliciter du rétablissement de la paix, elle lui fit dire que des compliments de condoléance seraient moins déplacés et qu'elle désirait éviter un entretien qui ne pourrait être que fort désagréable et pour elle et pour lui.

« Après cette paix, dit Voltaire, la France se rétablit faiblement. Alors l'Europe chrétienne se trouva partagée entre deux grands partis, qui se ménageaient l'un l'autre, et qui soutenaient chacun de leur côté cette balance, le prétexte de tant de guerres, et qui devrait assurer une éternelle paix. Les États de l'impératrice et une partie de l'Allemagne, la Russie, l'Angleterre, la Hollande, la Sardaigne composaient une de ces grandes factions. L'autre était formée par la France, l'Espagne, les Deux-Siciles, la Prusse, la Suède. Toutes les puissances restèrent armées, et on espéra un repos durable, par la crainte même que les deux moitiés de l'Europe semblaient inspirer l'une à l'autre. »

 

 

 



[1] Coxe, Histoire de la maison d'Autriche, t. 5.

[2] Voltaire, Siècle de Louis XV.

[3] Voltaire, Siècle de Louis XV.

[4] Botta, Histoire d'Italie, I, 44.

[5] Frédéric II, Histoire de mon temps.