HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE VIII. — LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT.

 

 

I. La paix religieuse sons le ministère du 1er mars et au commencement du ministère du 29 octobre. — II. Le projet déposé en 1841 sur la liberté d'enseignement. Les évêques, menacés dans leurs petits séminaires, élèvent la voix. C'est la lutte qui commence. — III. L'irréligion dans les collèges. M. Cousin et la philosophie d'État. Attaques des évêques contre cette philosophie. Livres et brochures contre l'enseignement universitaire. L'Univers et M. Veuillot. Parmi les catholiques, certains blâment les excès de la polémique. — IV. M. Cousin et ses disciples en face de ces attaques. Renaissance du voltairianisme. — V. M. de Montalembert et le parti catholique. Il ne veut agir qu'avec les évêques. Difficulté de les amener à ses idées et. à sa tactique. Mgr Parisis. M. de Montalembert secoue la torpeur des laïques. Il manque parfois un peu de mesure. L'armée catholique fait bonne figure au commencement de 1844. — VI. L'Université et ses défenseurs repoussent la liberté. Diversions tentées par les partisans du monopole. Les Cas de conscience. Les Jésuites. Les cours de M. Quinet et de M. Michelet au Collège de France. Le livre du P. de Ravignan, De l'existence et de l'Institut des Jésuites. — VII. Dispositions du gouvernement. M. Guizot, M. Martin du Nord et M. Villemain. La majorité. Le Roi. Ses relations avec Mgr Affre. — VIII. Les bons rapports du gouvernement avec le clergé sont altérés. Difficultés avec les évêques. Mécontentement des universitaires. Attitude effacée du ministère dans les débats soulevés à la Chambre. M. Dupin et M. de Montalembert. — IX. Le projet de loi déposé en 1844 sur l'enseignement secondaire. Le rapport du duc de Broglie. La discussion. Echecs infligés aux universitaires et aux catholiques. — X. Le rapport de M. Thiers. M. Villemain remplacé par M. de Salvandy. — XI. L'affaire du Manuel de M. Dupin. Nouvelles attaques contre les Jésuites. — XII. M. Thiers s'apprête à interpeller le ministère sur les Jésuites. Le gouvernement embarrassé recourt à Rome. Mission de M. Rossi. La discussion de l'interpellation. Les catholiques se préparent à la résistance. Note du Moniteur annonçant le succès de M. Rossi. — XIII. M. Rossi à Rome. Le Pape conseille aux Jésuites de faire des concessions. Equivoque et malentendu. — XIV. Effet produit en France. Les mesures d'exécution. Tristesse des catholiques. Était-elle fondée ? Apaisement à la fin de 1845. Un discours de M. Guizot. Les catholiques et la monarchie de Juillet.

 

I

Tandis que dans la région plus particulièrement politique et parlementaire se succédaient les événements divers que nous venons de raconter, des faits graves s'étaient produits dans une autre sphère qui, depuis 1830, a plus d'une fois déjà attiré notre attention, celle des questions religieuses. Ces faits peuvent d'autant moins être négligés qu'à raison même de leur importance, ils finirent par envahir la scène politique et par devenir l'une des principales préoccupations de l'opinion, des Chambres et du gouvernement. J'ai dit comment, après l'explosion antichrétienne qui avait accompagné et suivi la révolution de 1830, la paix religieuse s'était peu à peu rétablie, et comment, malgré quelques incertitudes, quelques fausses démarches, quelques restes de prévention, les relations de l'État avec l'Église s'étaient rétablies sur un bon pied et tendaient chaque jour à s'améliorer[1]. On eût pu craindre que l'avènement du ministère du 1er mars 1840 ne marquât un arrêt dans ce progrès si honorable pour la monarchie de Juillet. Ce ministère n'était-il pas en coquetterie avec la gauche ? L'une des thèses de la coalition dont il prétendait consommer le triomphe, n'avait-elle pas été de reprocher à M. Molé et à la royauté leurs faiblesses envers le clergé, et n'était-ce pas l'un des collègues de M. Thiers, M. Cousin, qui, le 26 décembre 1838, à la Chambre des pairs, avait dénoncé, avec une solennité tragique, la renaissance de la domination ecclésiastique[2] ? Cependant, du 1er mars au 29 octobre 1840, aucun acte du cabinet ne témoigna d'une hostilité contre le clergé[3]. Le prélat d'esprit très fin et très modéré qui représentait la cour de Rome à Paris, Mgr Garibaldi, écrivait alors à l'un des membres de l'épiscopat français : Le nouveau cabinet est assez bien disposé envers la religion. M. Thiers, en qui se résume tout le ministère, laisse sans doute à désirer sous le rapport pratique, tout le monde le sait, et, dans le temps où nous vivons, la plupart des hommes publics sont dans le même cas. Mais M. Thiers est en admiration devant la religion catholique, considérée même philosophiquement. Il ne veut pas entendre parler du protestantisme ; il l'appelle une absurdité et une religion bâtarde, et il ne connaît d'autre christianisme que celui qu'enseigne le catéchisme. Il professe une grande vénération pour le pape Grégoire XVI, par qui il a été reçu deux fois avec bienveillance et dont il parle dans les termes les plus respectueux, disant que, dans sa vie, il n'a rien éprouvé de pareil, rien de plus saisissant que l'impression qu'il a reçue en paraissant devant le Pape et en s'entretenant avec lui. Ce n'est pas que le diplomate romain fût pleinement rassuré par ces déclarations. Il y a dans M. Thiers, ajoutait-il, beaucoup de talent et une étonnante promptitude d'intelligence ; mais il y à aussi de la témérité, et son esprit est fort mobile. Il y a de l'élévation et du bon sens ; mais l'ambition gâte tout. Il y a le catholicisme en théorie, mais je ne sais trop quoi en pratique. Enfin, à un grand sentiment du pouvoir, il joint beaucoup d'idées révolutionnaires. Mgr Garibaldi passait ensuite en revue les autres membres du cabinet, et il concluait en ces termes : Je n'ai donc pas d'inquiétude pour les personnes qui composent le ministère. En les voyant souvent et en cherchant à gagner leur Confiance, on peut continuer, je crois, avec elles, le peu de bien qu'on a fait jusqu'ici[4].

Le changement de ministère qui s'opéra le 29 octobre 1840 n'était pas de nature à détruire les espérances de l'internonce. Le principal ministre, M. Guizot, était, entre tous les hommes d'État de cette époque, celui qui comprenait le mieux l'importance sociale du christianisme et en parlait avec le plus d'élévation. C'était lui qui naguère, au nom de la société en péril, de la philosophie désorientée, de la politique impuissante, avait jeté à la religion un appel d'une éloquence désespérée[5]. Il semblait d'ailleurs n'avoir qu'à laisser faire. Le mouvement de retour vers le catholicisme, qui n'avait pas été l'une des conséquences les moins inattendues de la révolution de Juillet, continuait, comme par sa propre impulsion, dans les âmes et dans la société. En 1841, le succès des conférences du carême, à Notre-Dame, encourageait le Père de Ravignan à y ajouter une retraite pendant la semaine sainte, et, l'année suivante, il couronnait ces exercices en instituant la grande communion des hommes. Dans ce même temps, le premier fondateur de ces prédications, Lacordaire, menait à fin une autre œuvre non moins extraordinaire, la rentrée des moines sur la terre de France[6]. Dans les premières semaines de 1841, il put, sous le costume de Dominicain, traverser la France étonnée, mais généralement sympathique et respectueuse, intéressée par ce que cette hardiesse avait de vaillant, flattée de la confiance témoignée en sa tolérance et en sa justice. Arrivé à Paris, il fit plus encore pour prendre solennellement possession de la liberté qu'il venait de reconquérir : violentant quelques timidités amies, il parut dans la chaire de Notre-Dame, avec sa robe blanche et sa tête rasée, ayant devant lui dix mille hommes, parmi lesquels tous les chefs du gouvernement et de l'opinion ; et alors, sous ce froc du moyen âge, il prononça, par un contraste voulu, le plus moderne de ses discours, celui sur la vocation de la nation française. Après cela, n'était-il pas fondé à dire, en montrant sa robe : Je suis une liberté ? Il venait en effet, par ce coup d'éclat, d'arracher au pays lui-même ce que les pouvoirs publics n'eussent voulu ni osé accorder du premier coup ; il avait gagné devant l'opinion le procès, non seulement des Dominicains, mais de tous les Ordres religieux. Les Jésuites, qui jusqu'alors ne s'étaient établis en France que d'une façon équivoque et en se prêtant à une sorte de dissimulation convenue, ne furent pas les derniers à profiter de ce changement : dès l'année suivante, pour la première fois, en annonçant les conférences du carême, on dit le Père de Ravignan et non plus l'abbé de Ravignan. Lacordaire, invité à dîner chez le ministre des cultes, y vint en froc ; l'un des convives, ancien ministre de Charles X, M. Bourdeau, se penchant vers son voisin, lui dit : Quel étrange retour des choses de ce monde ! Si, quand j'étais garde des sceaux, j'avais invité un Dominicain à ma table, le lendemain, la chancellerie eût été brûlée. M. Isambert ayant cherché à faire tapage, à la Chambre, de la présence de M. Martin du Nord, ministre des cultes, au discours du nouveau moine, le ministre put se borner à répondre en souriant : Je suis catholique, et il m'arrive, autant que je le puis, d'en remplir les devoirs ; oui, je l'avoue, je vais à la messe, je vais au sermon ; si c'est un crime, j'en suis coupable.

En même temps, les bonnes relations du gouvernement et des évêques apparaissaient à plus d'un signe. A Paris, notamment, Mgr Affre, appelé en 1840 à la succession de Mgr de Quélen, rétablissait aussitôt, entre l'archevêché et les Tuileries, les rapports à peu près interrompus depuis dix ans, et, le 1er janvier 1841, le Roi, tout heureux de recevoir enfin les félicitations d'un archevêque de Paris, lui répondait : Plus la tâche de mon gouvernement est difficile, plus il a besoin de l'appui moral et du concours de tous ceux qui veulent le maintien de l'ordre et le règne des lois... C'est cet appui moral et ce concours de tous les gens de bien qui donneront à mon gouvernement la force nécessaire à l'accomplissement des devoirs qu'il est appelé à remplir. Et je mets au premier rang de ces devoirs celui de faire chérir la religion, de combattre l'immoralité et de montrer au monde, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la France, que le respect de la religion, de la morale et de la vertu est encore parmi nous le sentiment de l'immense majorité. Que de chemin fait depuis ce lendemain de 1830, où le souverain n'osait même plus prononcer le mot de Providence ! Mêmes bons rapports entre le gouvernement de Juillet et le Pape. Grégoire XVI ne manquait pas une occasion de blâmer ceux des membres du clergé français qui gardaient encore, à l'égard de la monarchie nouvelle, une attitude hostile ou boudeuse[7]. Au commencement de 1842, Mgr de Forbin-Janson, évêque de Nancy, qui s'était retiré à Rome depuis 1830, avait chez lui, pour quelques semaines, un de ses parents, M. le marquis de Raigecourt. Un jour, celui-ci trouva l'évêque très troublé, se promenant de long en large dans son salon et agitant les bras. — Qu'avez-vous, monseigneur ?Ah ! si vous saviez, mon ami, ce que le Pape vient de me dire !Comment donc ?Il m'a dit, d'un ton très sévère, que j'avais grand tort de ne pas aller voir Louis-Philippe, et il a ajouté : E un'ingiuria per la Santa Sede ! Son gouvernement a pour nous les meilleurs procédés, et les évêques de France doivent lui en savoir gré[8].

 

II

A l'heure où la paix religieuse semblait ainsi définitivement acquise, où des deux côtés on en voulait sincèrement le maintien, un conflit s'éleva tout à coup, conflit grave qui devait, pendant plusieurs années, mettre aux prises les catholiques et le gouvernement de Juillet. La liberté de l'enseignement en fut l'occasion[9]. Promise parla Charte, elle avait été établie en 1833 pour l'instruction primaire. Une tentative avait été faite, en 1836, pour l'instruction secondaire, tentative loyale, mais qui n'avait malheureusement pas réussi[10]. Cet échec, bien qu'imputable uniquement aux adversaires du clergé, n'avait pas cependant fait sortir ce dernier de son attitude pacifique A cette époque, d'ailleurs, l'idée de la liberté d'enseignement n'était encore dans le monde religieux qu'une thèse d'avant-garde, suspecte à plusieurs pour avoir figuré sur le programme du journal l'Avenir. Pendant les deux ou trois années qui suivirent, les ministères, absorbés par des crises parlementaires incessantes, ne songèrent guère à exécuter la promesse de la Charte. Ce fut seulement en 1839 que l'on commença, du côté des catholiques, à parler un peu de cette liberté, si longtemps ajournée. Encore ceux d'entre eux qui s'en occupaient le plus ne pensaient-ils pas à entreprendre une campagne d'opposition ; ils tâchaient d'arriver, par des négociations pacifiques, à une transaction entre le clergé et l'Université. M. de Montalembert fut mêlé assez activement aux pourparlers engagés, en 1839 et en 1840, avec MM. Villemain et Cousin qui s'étaient succédé au ministère de l'instruction publique. L'esprit de conciliation, qui paraissait régner de part et d'autre, avait fait un moment espérer le succès ; mais, chaque fois, les ministres tombèrent avant que rien fût conclu. Ces négociations furent reprises lorsque le cabinet du 29 octobre 1840 fut constitué et sorti de ses premières difficultés. Les réclamations des catholiques, sans avoir pris encore de caractère hostile, devenaient plus pressantes. Enfin, en 1841, un nouveau projet de loi fut déposé.

Ne fallait-il pas s'attendre à quelque chose d'aussi satisfaisant pour le moins que le projet de 1836 ? N'était-on pas plus loin encore des préjugés et des passions de 1830 ? L'auteur de ce projet de 1836, M. Guizot, n'était-il pas le principal membre du cabinet du 29 octobre ? Et cependant ces espérances, qui semblaient si fondées, furent trompées. L'exposé des motifs contestait jusqu'au principe de la liberté promise par la Charte. Quant à la loi elle-même, par les exigences de grades et par les autres conditions compliquées, gênantes, parfois blessantes, imposées aux concurrents de l'Université, elle rendait à peu près illusoire la liberté nominalement concédée. Il semblait que ce projet fût marqué du vice le plus propre à détruire l'effet d'une réforme libérale, le manque de sincérité. Comment expliquer une pareille déception ? M. Guizot, absorbé par la direction des affaires extérieures alors si graves, avait eu le tort de laisser tout faire par le ministre de l'instruction publique, M. Villemain. Celui-ci, moins homme d'État que professeur, d'un esprit plus vif que large, partageait les préventions de l'Université contre l'enseignement libre, et c'était sous l'influence d'un esprit de corps fort étroit qu'il avait rédigé son projet ; non qu'il songeât à ouvrir les hostilités contre le clergé ; mais, connaissant imparfaitement les choses et les hommes du monde ecclésiastique, il ne s'était pas rendu compte à l'avance de l'effet qu'il allait produire. Dans cet acte qui devait avoir de fâcheuses et lointaines conséquences, qui commençait la guerre là où la paix était si désirable et semblait si désirée, il y eut, non seulement chez M. Guizot, mais même chez M. Villemain, plus d'inadvertance que de malveillance.

Et encore, si le projet n'avait fait que soumettre l'enseignement libre à des conditions trop rigoureuses, l'opposition n'eût peut-être pas été bien bruyante, tant on était alors, du côté des catholiques, peu disposé à livrer bataille. Mais le ministre avait commis la faute de toucher aux petits séminaires, dont j'ai déjà eu occasion d'indiquer la situation particulière[11] : son projet leur enlevait l'espèce de privilège, chèrement acheté, qui les avait laissés jusqu'ici sous la direction exclusive de l'épiscopat ; il les soumettait au droit commun fort peu libéral de la loi nouvelle et les plaçait sous la juridiction de l'Université. Les évêques estimèrent, non sans raison, que ce régime compromettait l'existence des écoles ecclésiastiques et leur rendait notamment à peu près impossible de trouver des professeurs. Ils se voyaient ainsi attaqués sur le terrain étroit, modeste, strictement enclos, qu'on leur avait réservé en dehors du large domaine de l'Université. Jusqu'alors ils s'étaient tenus à l'écart des polémiques relatives à la liberté d'enseignement ; d'ailleurs, par un reste de cette intimidation qui, au lendemain de 1830, avait empêché qu'aucune soutane se montrât dans les rues, ils répugnaient à toute démarche qui les eût fait sortir du sanctuaire. Mais, cette fois, se voyant menacés dans ce sanctuaire même, ils ne purent se contenir. Spontanément, sans y être poussés par aucun homme politique, par aucun journal, la plupart laissèrent échapper un cri public d'alarme et de protestation. Les feuilles religieuses se trouvèrent remplies, pendant plusieurs mois, des lettres que plus de cinquante prélats adressèrent, l'un après l'autre, au gouvernement, presque toutes d'un ton grave et triste, quelques-unes d'un accent plus vif et presque comminatoire. Ébranlé par cette plainte générale de l'épiscopat, mal accueilli d'ailleurs par la commission de la Chambre plus libérale que le ministre, non soutenu par le gouvernement qu'un tel orage surprenait et désappointait, le projet fut retiré, avant d'avoir été même l'objet d'un rapport.

Les conséquences de cette tentative maladroite et malheureuse devaient survivre au retrait de la loi ; sans le vouloir et sans s'en douter, on avait fait sortir l'Église de France de l'expectative muette, patiente, presque confiante, où, malgré le rejet du projet de 1836, elle s'était renfermée depuis dix ans ; on avait fait naître d'agitation dans une région naguère calme et silencieuse. Qui peut dire où elle s'arrêtera ? Pour apprendre à combattre en faveur des intérêts généraux, il faut, d'ordinaire, avoir été frappé dans ses intérêts particuliers. C'est un peu ce qui est arrivé aux évêques. Pour le moment, leurs protestations contre le projet de 1841 portent presque exclusivement sur les dispositions relatives à leurs petits séminaires ; à peine, sous forme de prétérition timide, indiquent-elles les défauts du projet en ce qui concerne les établissements libres ; quelques prélats même déclarent, comme l'archevêque de Tours, que cette dernière question n'est pas de leur ressort. Mais attendez : le champ de bataille ne tardera pas à s'élargir.

 

III

Ceux des évêques qui, subissant l'entraînement d'une polémique une fois engagée, se hasardèrent bientôt à regarder au delà de leurs petits séminaires, furent tout d'abord amenés à examiner la valeur morale et religieuse de cette éducation universitaire à laquelle on paraissait ne vouloir permettre aucune concurrence, et surtout aucune concurrence ecclésiastique. Telle fut la première forme du débat : ce n'était pas la moins délicate ni la moins irritante. Mais fallait-il s'étonner que des prélats, préoccupés par état du soin des âmes, envisageassent la question à ce point de vue ? On ne peut nier que plus d'un fait ne fût de nature à émouvoir leur sollicitude. L'éducation religieuse n'existe réellement pas dans les collèges, écrivait alors un protestant. Je me souviens avec terreur de ce que j'étais au sortir de cette éducation nationale. Je me souviens de ce qu'étaient tous ceux de mes camarades avec lesquels j'avais des relations... Nous n'avions pas même les plus faibles commencements de la foi et de la vie évangélique[12]. M. Sainte-Beuve s'exprimait ainsi, en 1843 : En masse, les professeurs de l'Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et de toute cette atmosphère ils sortent, non pas nourris d'irréligion, mais indifférents... Quoi qu'on puisse dire pour ou contre, en louant ou en blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université[13].

Sans doute c'était le mal du temps, plus encore que la faute de tels ou tels hommes et surtout de tel ou tel gouvernement. L'Université était l'image de la société, telle que l'avaient faite le dix-huitième siècle et la Révolution. L'état des collèges n'avait pas été meilleur sous la Restauration, au temps de Mgr Frayssinous ; peut-être même avait-il été pire, et la religion s'y était-elle trouvée plus impopulaire, à raison même des efforts tentés par les Bourbons pour la protéger[14]. Mais, en dehors de ce mal général du temps sur lequel il était plus naturel de gémir qu'il n'était aisé d'y remédier, un fait nouveau, survenu depuis 1830, donnait particulièrement prise aux critiques de l'épiscopat. L'enseignement philosophique de l'Université, par lequel devaient passer tous les aspirants au baccalauréat, s'était émancipé de la religion, à laquelle il avait été jusque-là plus ou moins subordonné, et était passé sous l'autorité d'une école, ou pour mieux dire d'un homme : cet homme était M. Cousin. A défaut de la religion d'État supprimée par la Charte de 1830, on avait une philosophie d'État. Un régime politique ne vit pas seulement de lois constitutionnelles, administratives ou économiques ; il lui faut une doctrine. Le choix de cette doctrine est chose grave pour lui, pour sa force morale, pour l'action' qu'il exercera sur les esprits, pour la trace qu'il laissera dans la vie de la nation. Si la monarchie de Juillet apparaît liée à la philosophie éclectique, c'est moins par une préférence voulue et réfléchie de sa part, que par l'effet des circonstances. Bien que M. Cousin n'eût été personnellement pour rien dans le soulèvement de juillet 1830, l'importance acquise par lui dans le mouvement libéral de la Restauration, l'habitude où l'on était, depuis quinze ans, de le voir marcher à la tête des générations nouvelles[15], l'avaient placé naturellement au premier rang des vainqueurs, de ceux qui devaient avoir part aux dépouilles. Avide de paraître et de faire du bruit, de nature absorbante, encombrante et dominante, d'une personnalité presque naïve, il n'était pas homme à se laisser oublier et eût plutôt joué des coudes pour se pousser en avant et se faire une place plus large. Il n'imita pas tant d'autres professeurs ou écrivains qui cherchèrent alors fortune dans la région banale de la politique proprement dite ; loin de songer à quitter la philosophie, il persista plus que jamais à en faire sa carrière[16] ; seulement, il voulut y jouer un rôle nouveau. Ce n'est plus le professeur éloquent, hardi, parfois téméraire, promoteur et agitateur dans l'ordre des idées. Maintenant, la conquête est accomplie ; M. Cousin prétend l'organiser et s'y établir en maître. Dans ce dessein, il s'installe à tous les hauts postes lui donnant pouvoir sur les hommes et les choses : il est à la fois l'un des huit du conseil royal de l'instruction publique où il représente seul la philosophie, directeur de l'École normale, président perpétuel du jury d'agrégation de philosophie, membre très agissant de l'Académie française et de l'Académie des sciences morales, pair de France. De ces postes, il rédige, entièrement à sa guise, les programmes de l'enseignement philosophique auxquels il fait subir une sorte de laïcisation[17], et surtout il règne sur les maîtres qui sont sous sa main, à sa merci, dans toutes les phases de leur carrière, comme élèves de l'École normale, candidats à l'agrégation, professeurs, aspirants aux distinctions académiques. Les ministres passent, M. Cousin reste, exerçant ce gouvernement doctrinal, cette dictature spirituelle, dont on eût cherché vainement l'analogue sous un autre régime. Il avait fini par se considérer comme le chef d'une sorte de religion philosophique officielle, d'une église laïque ayant reçu du gouvernement et de la société de 1830, pour former les jeunes âmes, une autorité et une mission semblables à celles qui étaient contenues dans la parole du Christ aux apôtres : Ite et docete. Naturelle de la part d'une Église qui se croit en possession de la vérité absolue, cette prétention se comprend plus difficilement de la part d'un homme qui, après avoir remué beaucoup d'idées, était loin d'être arrivé, sur tous les points, à quelque chose de fixe[18]. Mais s'il y avait hésitation dans la doctrine, il n'y en avait pas dans le commandement. Ces professeurs que M. Cousin dirigeait, il les appelait son régiment. Il les surveillait tous dans leurs moindres actes, connaissait le dossier de chacun. Admirable pour secouer, soutenir, pousser ceux qui avaient du talent, mais à condition qu'ils fussent dociles et se laissassent tyranniser, il était impitoyable jusqu'à la cruauté pour les médiocres, les maladroits ou les indépendants[19]. Il ne comprenait pas qu'on se plaignît. La philosophie n'était-elle pas libre, puisqu'il l'avait émancipée de l'Église ? Il fallait, à la vérité, obéir à M. Cousin. Mais celui-ci n'était-il pas un philosophe ? ou, pour mieux dire, n'était-il pas la philosophie elle-même ?

Cette domination, si rude pour ceux qui y étaient soumis, était-elle du moins rassurante pour les catholiques ? Sans doute c'est l'honneur de M. Cousin d'avoir été le promoteur d'une réaction contre le sensualisme du dix-huitième siècle et d'avoir répudié l'impiété haineuse ou ricanante du voltairianisme. Aussi exigeait-il de ses professeurs qu'ils enseignassent, sur l'immortalité de l'âme, sur la liberté humaine, sur la morale, sur la création, les doctrines spiritualistes ; il leur recommandait d'être respectueux pour la religion, de ne pas se faire d'affaires avec le clergé, et leur donnait volontiers des leçons de diplomatie pratique sur la façon de se conduire avec les évêques et les aumôniers, de leur échapper sans les offusquer. Mais, si étroitement surveillés qu'ils fussent, ces jeunes maîtres, presque tous incroyants et sachant que leur chef ne l'était pas moins qu'eux, laissaient parfois percer dans leur enseignement ou en tout cas ne cachaient pas dans leurs travaux personnels l'irréligion qui était le fond de leur âme. Les livres mêmes de M. Cousin contenaient, à côté de ce spiritualisme que le christianisme pouvait reconnaître comme un allié, plus d'une doctrine inquiétante. Il était facile d'y discerner des velléités de panthéisme et surtout un rationalisme qui n'acceptait ni le surnaturel ni la révélation divine. Si le catholicisme n'y était plus raillé ou insulté, la politesse qu'on lui témoignait était assez dédaigneuse. On affectait de voir en lui la plus belle, mais la dernière des religions, une institution utile pour la partie de l'humanité qui ne sait pas encore réfléchir, mais inférieure à la philosophie et destinée à être remplacée par elle à mesure que les intelligences se développeraient : idée que trahissait cette phrase souvent citée de M. Cousin : La philosophie est patiente... Heureuse de voir les masses, le peuple, c'est-à-dire à peu près le genre humain tout entier, entre les bras du christianisme, elle se contente de leur tendre doucement la main et de les aider à s'élever plus haut encore.

Il eût fallu n'avoir aucune notion de ce qu'est une Église convaincue de la divinité de son institution et de l'infaillibilité de sa doctrine, pour croire qu'elle pouvait reconnaître à la philosophie la suprématie que celle-ci réclamait, et se contenter, à côté d'elle, au-dessous d'elle, du domaine abaissé et rétréci où on la tolérait avec une bienveillance hautaine et transitoire. Du moment donc où l'on avait provoqué les évêques à la lutte, rien de surprenant de les voir s'en prendre surtout à cette philosophie d'État, lui demander compte de son enseignement dans les collèges, et imputer à ses lacunes ou à ses erreurs l'irréligion des jeunes générations élevées par elle. L'évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montais, prélat de la vieille école, gallican et royaliste, dont l'âge n'avait pas attiédi l'ardeur, fut l'un des premiers à élever ces plaintes ; il multiplia les lettres et les réponses, les accusations et les apologies, s'attaquant, avec une véhémence croissante, à MM. Cousin, Jouffroy, Damiron ou autres chefs de l'école éclectique. La discussion ainsi engagée, beaucoup d'autres prélats y intervinrent : pour ne citer que les principaux, c'étaient l'archevêque de Paris, Mgr Affre, qui combattait le rationalisme universitaire d'un ton posé, faisant largement la part de la raison, et parlant des personnes avec une courtoisie parfaite ; l'évêque de Belley, Mgr Dévie, qui, indigné de faits graves signalés dans plusieurs collèges, employait le langage singulièrement énergique des Écritures, pour détourner les fidèles d'envoyer leurs enfants dans ces écoles de pestilence ; l'archevêque de Toulouse, Mgr d'Astros, qui dénonçait et réfutait, dans un mandement, les doctrines manifestement antichrétiennes d'un professeur à la faculté de cette ville, M. Gatien Arnould ; le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, qui en venait à menacer publiquement de retirer les aumôniers des collèges, et les évêques de Châlons, de Langres et de Perpignan, qui s'associaient à cette démarche.

En dénonçant d'aussi haut les dangers de l'enseignement universitaire au point de vue religieux, les évêques donnaient à la polémique catholique une direction qui ne pouvait manquer d'être suivie. Prêtres et laïques se jetèrent avec ardeur dans cette controverse, qui devint chaque jour plus passionnée. Pour quelques ouvrages de doctrine, écrits avec une convenance parfaite, tels que l'Essai sur le panthéisme, de l'abbé Maret, il y en eut beaucoup d'autres qui tenaient davantage du pamphlet. Tel fut le Monopole universitaire, destructeur de la religion et des lois, livre d'abord anonyme, très violent de forme et de fond, et qui fit alors grand tapage ; plus tard, l'abbé des Garets y apposa son nom ; mais il n'en était pas le véritable, ou tout au moins l'unique auteur. Quelques écrits du même goût suivirent, entre autres le Simple coup d'œil de l'abbé Védrine et le Miroir des collèges. On ne saurait mettre tout à fait sur le même rang le Mémoire à consulter de l'abbé Combalot, bien qu'il ressemblât plus à l'imprécation d'un prophète de l'ancienne loi, qu'à la discussion d'un prêtre de la nouvelle. Beaucoup de catholiques considérables n'étaient pas les derniers à déplorer le ton que prenait ainsi la polémique ; de ce nombre était le P. de Ravignan, approuvé en ce point par le général de son Ordre, le P. Roothaan[20]. Mgr Affre estima même nécessaire de blâmer publiquement plusieurs de ces écrits, notamment le Monopole universitaire ; il se plaignit que l'auteur eût confondu des hommes dont il aurait dû séparer la cause, fait des citations dont l'exactitude matérielle ne garantissait pas toujours l'exactitude quant au sens, et pris un ton injurieux, ce qui était une manière fort peu chrétienne de défendre le christianisme[21]. Mais, peu de jours après, un journal qui, quoique encore contesté, commençait à prendre une réelle importance dans le monde religieux, l' Univers, publiait deux documents : le premier était une protestation dans laquelle l'abbé des Garets déclarait ne pouvoir accepter le blâme de l'archevêque de Paris ; le second, une lettre par laquelle l'évêque de Chartres louait le pamphlet en question, critiquait la démarche de son métropolitain et croyait devoir informer le public que ce titre de métropolitain n'était qu'une prééminence honorifique, n'entraînant point de supériorité quant à l'enseignement. Mgr Affre fut fort ému de cet incident : il en demeura, dit un de ses biographes, pâle et défait pendant plusieurs jours.

Nous venons de nommer l'Univers. Ce journal jouait en effet un rôle considérable dans l'attaque dirigée contre l'enseignement universitaire ; nul n'a porté à cet enseignement des coups plus rudes ; nul aussi n'a plus contribué à donner à la polémique un tour violent, amer et personnel. Fondé, peu après 1830, par l'abbé Migne, il avait eu successivement plusieurs rédacteurs en chef, sans obtenir grand succès ; mais, au moment même où la lutte s'échauffait contre l'Université, il lui arriva un collaborateur, ancien journaliste ministériel, converti de la veille au catholicisme ; ce nouveau venu, malgré la résistance de certains patrons du journal, en devint aussitôt le maître par le droit d'un talent supérieur : désormais on put dire que l'Univers était M. Louis Veuillot. Son entrée en scène donnait aux catholiques ce qu'ils n'avaient plus dans la presse quotidienne, depuis l' Avenir : un polémiste, alerte, vigoureux, tel qu'aucun autre journal n'en possédait à cette époque ; un écrivain-né, dont la langue pleine de trait et de nerf et dont la verve de franc jet avaient, on l'a remarqué avec raison, quelque chose du parler des servantes de Molière ; un satirique habile, implacable à saisir et, au besoin, à créer les ridicules, se servant, au nom de la religion, de cette ironie dont elle avait eu si souvent à souffrir ; un batailleur courageux, hardi à prendre l'offensive, se faisant détester, mais écouter et craindre, donnant à un parti jusqu'alors humilié le plaisir de tenir à son tour le verbe haut, d'avoir le dernier mot, et quelquefois le meilleur, dans les altercations de la presse. L'avantage était grand, et nous ne prétendons certes pas en rabaisser le prix. Mais, si brillante qu'elle fût, la médaille n'avait-elle pas un revers ?

Déjà sous la Restauration, Lamennais avait introduit dans la polémique religieuse des habitudes de violence, de sarcasme et d'outrage[22]. M. Veuillot fut, sous ce rapport, son héritier direct. La nature même de son talent le portait à cette violence. Ces esprits de race gauloise, chez lesquels déborde si naturellement la sève des écrivains du seizième siècle et en qui l'on croit reconnaître parfois la descendance littéraire de Rabelais, ont peine à sacrifier aux convenances mondaines ou même à la charité chrétienne la tentation et le plaisir d'un mot bien trouvé, d'une mordante raillerie, d'une caricature amusante et meurtrière, d'une invective vivement troussée. Plus la lutte s'anime, plus on risque de voir le tempérament l'emporter : chez eux, ce n'est pas tant la colère qu'une sorte d'enivrement d'artiste ; ils en veulent moins à la victime qu'ils ne se complaisent dans l'art avec lequel elle est exécutée. M. Veuillot était ainsi conduit, un peu aux dépens du prochain, à se reprendre aux jouissances batailleuses dont il avait acquis naguère l'habitude dans le journalisme profane, trouvant dans l'ardeur très sincère de sa foi nouvelle, non une leçon de douceur, mais une raison de se livrer à ces polémiques avec une conscience plus tranquille et plus satisfaite. Ne connaissait-on pas déjà, aux siècles de foi profonde et rude, de ces convertis qui s'imaginaient donner la mesure de leur dévouement à l'Église par le degré de vigueur avec lequel ils maltraitaient les infidèles, ou même parfois ceux qui n'étaient pas fidèles à leur guise ? Lacordaire était d'un sentiment différent quand il déclarait que le premier devoir de l'homme converti était d'avoir pitié ; autrement, ajoutait-il, ce serait comme si le centurion du Calvaire, en reconnaissant Jésus-Christ, se fût fait bourreau, au lieu de se frapper la poitrine.

Ce genre de polémique n'était pas sans éveiller plus d'une alarme et d'une répugnance dans les parties élevées du public religieux, principalement chez les évêques. Mgr Affre surtout en était fort mécontent ; conseils, menaces de désaveu, essais de comité de direction, il avait recours à tout pour tâcher d'obtenir de l'Univers un peu plus de modération[23]. Le nonce, dans ses conversations avec M. Guizot, exprimait aussi ses regrets et sa désapprobation[24]. Mais rien de tout cela n'arrêtait M. Veuillot, qui parlait avec une impatience dédaigneuse de ceux qui s'accrochaient à ses vêtements pour le retenir[25]. Il avait compris d'ailleurs que, derrière cette élite de délicats, était une foule au goût moins fin et à la passion plus violente, qu'au-dessous de l'aristocratie épiscopale, il y avait la grande démocratie cléricale, ces fils de paysans qui, en si grand nombre, occupent et honorent aujourd'hui les presbytères de nos campagnes ou même de nos villes. Cette race forte, saine et féconde, dans laquelle on est heureux de voir l'Église se recruter, n'est raffinée ni par nature ni par éducation ; elle préférait la verve agressive du nouveau journal à la sagesse somnolente du vieil et respectable Ami de la religion ou à l'impartialité un peu terne du Journal des villes et campagnes, et trouvait, avec plaisir, dans ces rudes représailles de la plume, la revanche d'humiliations injustement subies,, la consolation de déchéances douloureusement senties. C'est à ces masses profondes du clergé populaire que M. Veuillot s'adressait directement, en quelque sorte par-dessus la tête des évêques ; c'est sur elles qu'il s'appuyait. Entre elles et lui, s'établit bientôt une étroite communication et comme une action réciproque. Ce rôle joué par la presse religieuse était un fait grave dans l'histoire de l'Église de France ; on assistait à l'avènement d'une puissance nouvelle dont on ne voyait pas bien la place dans la hiérarchie de la société catholique, et dont le danger n'échappait pas aux intéressés clairvoyants, surtout aux évêques[26].

C'était ce qu'on serait presque tenté d'appeler le côté révolutionnaire de l'homme qui a, toute sa vie, avec autant de passion que de sincérité, combattu et maudit la révolution. Cette contradiction apparente ne tenait-elle pas en partie à l'origine même de l'écrivain ? Question plus personnelle, plus intime, mais que M. Veuillot nous a, en quelque sorte, invités à aborder, en publiant sur soi un livre dont l'accent rappelle parfois les confessions des grands convertis[27]. Il nous a raconté, avec une franchise qui ne lui coûtait ni ne le rabaissait, la douloureuse et émouvante histoire de ses premières années. Il nous a fait connaître comment, fils d'ouvriers honorables, mais sans instruction et sans religion, il avait reçu ses premières impressions, enfant, dans les pauvres leçons et les exemples détestables de l'école mutuelle, l'infâme école mutuelle, a-t-il écrit, puis au milieu des propos cyniques d'une étude d'avoué où il était petit clerc ; jeune homme, dans les polémiques violentes du journalisme, où il avait été jeté presque sans préparation, et où chacun, disait-il, n'avait guère d'autre foi que celle de ses besoins et de ses intérêts. Il n'avait pas gardé de ce qu'il appelait ces mauvais chemins un seul souvenir pur, tendre et consolant, fût-ce celui de sa première communion, et n'en avait remporté, au contraire, que des sentiments de mépris amer pour les hommes, de révolte irritée contre la société : sentiments d'autant plus profonds et douloureux qu'ils s'étaient gravés dans une âme d'enfant. On en peut juger au seul accent avec lequel il rappelait l'effet produit sur lui par cette société sans entrailles et sans intelligence à laquelle il ne devait rien, par le spectacle des oppressions, des distances iniques et injurieuses du hasard de la naissance, heureux pour d'autres, insupportable pour lui. Si radicale qu'eût été sa conversion, si renversant qu'eût été le coup de la grâce sur ce nouveau chemin de Damas, si entier que fût son dévouement à sa foi nouvelle et son désir d'y conformer désormais sa conduite, tout le vieil homme avait-il été détruit chez lui ? Le pli imprimé à cette intelligence, dès le jeune âge, avait-il été complètement effacé ? Qui sait s'il ne faudrait pas remonter jusque-là pour trouver l'origine de certaines notes qui rendaient, par exemple, les âpretés de M. Veuillot fort différentes des vivacités de M. de Montalembert ? Quand le rédacteur de l'Univers maltraitait si fort les hommes de 1830 et les lettrés de l'Université, on était parfois tenté de se demander si, à côté du chrétien néophyte qui se faisait un pieux devoir d'immoler les voltairiens sur ses nouveaux autels, il n'y avait pas aussi, à son insu, quelque chose du démocrate d'origine, de l'ancien révolutionnaire par éducation et par souffrance, qui se plaisait à frapper sur les bourgeois. Il était équitable, croyons-nous, d'indiquer cette explication : elle est, dans une certaine mesure, une excuse pour M. Veuillot, innocent après tout du malheur de son premier âge, et les souvenirs douloureux qu'il a été le premier à faire connaître, en inspirant compassion pour l'enfant, ne peuvent qu'adoucir le jugement porté sur l'homme.

 

IV

En présence de l'accusation, parfois grave, souvent violente, portée contre eux au nom de la religion, quelle fut l'attitude des représentants de l'enseignement officiel ? Ils témoignèrent une grande surprise et se posèrent presque en persécutés, tout au moins en pacifiques que des voisins contraignaient à la lutte par leur esprit d'empiétement et de querelle. Ils oubliaient que le conflit était principalement imputable à ceux qui avaient, depuis dix ans, obstinément entravé l'exécution de la promesse de la Charte. M. Cousin surtout affecta des airs d'innocence méconnue et indignée. On l'entendit affirmer, à la tribune du Luxembourg, avec la solennité émue de sa parole, qu'il ne s'enseignait aucune proposition qui pût directement ou indirectement porter atteinte à la religion catholique. En même temps, sentant bien quelles armes ses anciens écrits fournissaient à ses adversaires, il commença à leur faire subir une sorte de révision et multiplia les éditions nouvelles, les préfaces, pour effacer, voiler ou expliquer d'une façon anodine ce qu'il avait pu dire de compromettant, notamment sur le panthéisme. Peut-être, dans ce travail, obéissait-il non seulement à une préoccupation de tactique, aux nécessités de sa situation officielle, mais aussi à cet attrait qui devait, dans la dernière partie de sa vie, le rapprocher de la vérité religieuse, sans, il est vrai, l'y faire jamais entrer complètement. Mais, sur le moment, les spectateurs les moins suspects de partialité catholique ne considéraient pas sans sourire cette évolution qui leur paraissait plus prudente que sérieuse et sincère. M. Sainte-Beuve déclarait un peu impatientantes ces pieuses inclinaisons de tête du philosophe, et voyait là du charlatanisme[28] ; Henri Heine lui reprochait son hypocrisie et son jésuitisme[29] ; quant à Proudhon, plus brutal, il trouvait cette conduite indigne et ignoble[30]. M. Cousin d'ailleurs avait du malheur : tandis qu'il tâchait de convaincre les autres et peut-être lui-même de l'orthodoxie de sa doctrine, ses plus chers disciples, soit dans leur enseignement, soit dans leurs écrits et jusque dans leurs réponses aux critiques des écrivains religieux, laissaient voir le scepticisme qui était au fond et surtout au terme de cette doctrine, et trahissaient leur hostilité dédaigneuse à l'égard de cette Église si savamment caressée par leur maître. Chaque jour, les catholiques aux aguets pouvaient relever quelque fait de ce genre.

Si la tactique de M. Cousin était ainsi dérangée par ses disciples, qu'était-ce quand la parole était prise par les indépendants de l'Université ! M. Génin, professeur de faculté, polémiste dur et passionné, — des écrits duquel M. Sainte-Beuve disait alors : C'est acre, violent et du pur dix-huitième siècle, — raillait les hommages d'une sincérité suspecte rendus par l'éclectisme à la religion, et avouait, proclamait l'antinomie de la philosophie et du catholicisme. M. Quinet, professeur au Collège de France, parlait de même et félicitait l'Église de s'être lassée la première de la trêve menteuse qu'on avait achetée si chèrement de part et d'autre. M. Libri, réfugié italien, de vive intelligence et de petite moralité, alors en grande faveur dans le monde universitaire, et devenu, presque coup sur coup, membre de l'Institut, professeur à la Faculté des sciences et au Collège de France, membre du conseil académique de Paris, officier de la Légion d'honneur, publiait des lettres sur le Clergé et la liberté d'enseignement, qui étaient le plus perfide et le plus haineux des pamphlets contre le catholicisme. Dans toutes ces publications, c'était le vieux voltairianisme qui relevait la tête. A tort ou à raison, on prêtait à M. Thiers ce mot : Il est temps de mettre la main de Voltaire sur ces gens-là. Il n'était pas jusqu'à l'Académie française qu'on ne mêlât aussi, un peu par surprise, à cette mise en scène voltairienne. En juin 1842, sur la proposition de M. Dupaty, elle mettait au concours l'éloge de Voltaire ; cette résolution, combattue par M. Molé et M. de Salvandy, avait été appuyée par M. Mignet et même par M. Cousin, oublieux, en cette circonstance, des prudences de sa tactique. L'émotion fut vive, et chacun y vit une manifestation. Pour en atténuer le caractère, l'Académie substitua après coup, dans le programme du concours, le mot de discours à celui d'éloge.

Le plus grand nombre des journaux, dont les rédacteurs étaient souvent d'anciens professeurs ou même des professeurs en fonction, prenaient la défense de l'Université, et ils le faisaient en partant en guerre contre le catholicisme. Ce n'était pas seulement le langage de la presse de gauche ou du centre gauche, du National, où écrivait M. Génin, du Courrier français, qui déclarait que le clergé était un ennemi devant lequel il ne fallait jamais poser les armes, du Constitutionnel, rédigé encore à cette époque par les survivants du dix-huitième siècle ; c'était aussi celui de la principale feuille conservatrice, de l'organe attitré du ministère et de la cour : obéissant moins aux inspirations de ses patrons politiques qu'aux ressentiments propres de plusieurs de ses rédacteurs, universitaires personnellement atteints par les plaintes des catholiques, le Journal des Débats faisait chorus sur ce sujet avec les feuilles contre lesquelles il défendait chaque jour la monarchie ; il se distinguait même, entre toutes, par la vivacité de sa polémique antireligieuse, notamment par une sorte d'aptitude à reproduire le vieil accent voltairien. Voltaire, s'écriait-il, désormais, c'est notre épée, c'est notre bouclier ! Seul de toute la presse, il obtint cet honneur qu'un évêque crut devoir ordonner des prières en réparation d'un de ses articles[31].

Nous voilà bien au delà des limites prudentes dans lesquelles M. Cousin aurait voulu d'abord renfermer la justification de l'Université. Aussi l'un de ses disciples les plus autorisés, M. Saisset, finissait-il par pousser un cri d'alarme sur ce qu'il appelait la Renaissance du voltairianisme[32]. Il prenait sans doute beaucoup de précautions oratoires, déclarait absoudre pleinement le voltairianisme dans le passé et ne sentir pour lui qu'une juste reconnaissance ; il n'admettait aucune vérité surnaturelle et ne reconnaissait d'autre source de vérité, parmi les hommes, que la raison ; mais il s'effrayait de voir que des alliés plus logiques et plus impatients concluaient à la destruction immédiate des institutions religieuses ; il confessait, d'une façon assez naïve, la terreur ressentie par la philosophie officielle, à la vue des responsabilités qui, dans ce cas, pèseraient sûr elle, et il finissait par proclamer qu'elle serait incapable de se charger à elle seule du ministère spirituel dans les sociétés modernes. Les indépendants avaient beau jeu contre M. Saisset. Après l'avoir traité de jésuite, M. Génin montrait comment, au fond, le défenseur de l'éclectisme n'était pas plus chrétien que ceux qu'il blâmait ; comment il voyait, ainsi qu'eux, dans le christianisme, une religion fausse ; comment enfin sa thèse aboutissait à écraser la vérité dangereuse, pour prêter la main à une imposture utile. Une telle polémique n'était pas faite pour déplaire aux catholiques : ceux-ci y trouvaient la confirmation de ce qu'ils avaient toujours dit sur la négation religieuse qui faisait le fond de la philosophie officielle. Et n'étaient-ils pas fondés à demander de quel droit cette philosophie, si épouvantée à la pensée de recueillir la succession de la religion détruite, prétendait, après un tel aveu d'impuissance, former seule les jeunes intelligences et refuser aux ministres de cette religion la liberté de prendre part à l'enseignement ? Entre leurs adversaires de droite et leurs alliés de gauche, la situation des doctrinaires de l'Université devenait de moins en moins tenable.

 

V

Jusqu'à présent, nous n'avons vu dans la polémique provoquée par le projet de 1841 que le procès fait par l'Église de France à l'enseignement universitaire. Peut-être, pour réveiller les consciences de leur torpeur, était-il nécessaire que la lutte commençât ainsi. Des dissertations d'un caractère plus politique ou plus savant sur la liberté pour tous ou sur les vertus de la concurrence, n'eussent probablement pas produit, à ce moment, les mêmes résultats. Toutefois, ce genre de débat n'était pas sans inconvénient : il semblait conclure à une accusation d'indignité, portée par le clergé contre l'Université. On blessait et l'on soulevait ainsi un redoutable esprit de corps. La lutte courait risque de s'irriter et de se rapetisser dans des querelles de personnes qui ont d'ordinaire assez mauvaise apparence et sont peu propres à gagner la sympathie des spectateurs. Il importait donc que la discussion ne demeurât pas renfermée sur ce terrain un peu étroit et dangereux.

Ici apparaît l'action du jeune pair qui avait, dès 1830, à vingt ans, prononcé le serment d'Annibal contre le monopole universitaire, et qui, depuis 1835, attendait l'occasion de faire reprendre aux catholiques position dans la vie publique : on a nommé M. de Montalembert[33]. Il n'a été pour rien dans l'émotion ressentie par les évêques, à là vue des dispositions du projet de 1841, relatives aux petits séminaires ; mais il s'en empare aussitôt, afin d'amener le clergé et les fidèles sur le terrain, nouveau pour eux, où il veut les voir se placer. Quelle conclusion doit-on tirer de l'insuffisance religieuse de l'enseignement universitaire ? Faut-il s'attacher à modifier et à améliorer cet enseignement ? M. de Montalembert met les catholiques en garde contre une telle illusion. Il ne croit pas que l'Université puisse représenter autre chose que l'indifférence en matière de religion : il ne lui en fait pas crime ; c'est le résultat de l'état social. Seulement, il n'admet pas qu'une telle éducation soit imposée à ceux qui se préoccupent de conserver la foi de leurs enfants. Sa conclusion, c'est la liberté d'enseignement, la même, déclare-t-il, dont on jouit pour l'instruction primaire, la liberté pour tous ; il désavoue hautement, devant ses adversaires, la moindre arrière-pensée de monopole pour le clergé, et il montre à ses amis combien il serait impossible de vouloir refaire de la France un État catholique, telle qu'elle l'a été depuis Clovis jusqu'à Louis XIV[34]. S'il parle donc, lui aussi, du caractère antichrétien de l'enseignement universitaire, ce n'est pas pour se perdre en controverses sur les doctrines philosophiques, ni en récriminations irritées ou plaintives contre les personnes, c'est uniquement pour y trouver la raison qui doit pousser les catholiques à invoquer la liberté.

Cette liberté d'enseignement, si nécessaire, M. de Montalembert estime qu'il ne faut pas l'attendre humblement de la bienveillance du gouvernement. Depuis trop longtemps, dit-il, les catholiques français ont l'habitude de compter sur tout, excepté sur eux-mêmes... La liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert. Il sait quelles ressources on peut trouver dans les institutions dont la France est en possession ; il connaît la vertu de cette atmosphère dans laquelle un monopole et une injustice ne peuvent longtemps se maintenir, la sonorité qu'ont à cette époque toute protestation et toute plainte publiques, cette logique qui s'impose aux plus réfractaires et par laquelle la liberté appelle nécessairement la liberté. Aussi engage-t-il ses coreligionnaires à se servir de ces institutions, au lieu de conserver à leur égard une défiance absurde ou une indifférence coupable. Avec la presse, la tribune et le pétitionnement, que ne peuvent-ils pas faire ? Les catholiques d'Irlande et de Belgique, voilà l'exemple qu'il ne se lasse pas de leur proposer. Il leur rappelle comment, par les seules armes de la liberté, O'Connell et Félix de Mérode ont donné à la cause religieuse des succès et une popularité jusque-là inconnus. Ou bien il leur offre encore comme modèle la ligue formidable qui vient d'être fondée par Gobden, contre les corn laws, et qui, à ce moment même, remue toute l'Angleterre. Lui aussi, il veut créer une ligue et soulever une agitation. Trop souvent, dit-il, les catholiques français ont été à la queue d'autres partis ; qu'ils constituent eux-mêmes un parti ; qu'au lieu de continuer à être catholiques après tout, ils soient catholiques avant tout, ayant pour programme exclusif auquel tout serait subordonné, la liberté de l'enseignement. Si, à eux seuls, ils ne sont qu'une minorité, ils forment du moins presque partout l'appoint d'où dépend la majorité ; qu'ils se portent du côté où l'on donnera un gage à leur cause. C'est sans doute se séparer du gouvernement et des partis existants ; mais, ajoute M. de Montalembert, on ne comptera avec les catholiques que du jour où ils seront pour tous ce qu'on appelle, en style parlementaire, un embarras sérieux[35].

Cette idée d'un parti catholique était nouvelle en France, et il eût fallu remonter jusqu'à la Ligue pour trouver un précédent. Elle a été fort discutée depuis lors, surtout quand on a pu craindre qu'elle n'eût des applications de nature à lui faire quelque tort. Interprétée, en effet, comme certains semblaient disposés à le faire, elle n'eût tendu à rien moins qu'à fausser complètement le rôle des catholiques dans la vie publique, en les réduisant à un état permanent de minorité étroite, exclusive, étrangère en quelque sorte aux préoccupations du reste du pays, et elle eût produit ainsi un résultat diamétralement opposé à celui-là même qu'avait poursuivi M. de Montalembert. Dans la pensée de son fondateur, l'existence de ce parti était un fait accidentel, passager, anormal, qui tenait aux conditions de la société politique de 1830, et particulièrement à cette circonstance qu'aucun des deux grands partis qui se disputaient le pouvoir et l'influence, ne paraissait alors disposé à appuyer, ou seulement à écouter les revendications des croyants ; on se trouvait en face de conservateurs qui se méfiaient de la religion, au lieu d'y chercher le fondement de toute politique conservatrice ; de libéraux qui ne comprenaient pas que la liberté religieuse était la plus sacrée de toutes les libertés. Les catholiques se croyaient autorisés à profiter de l'isolement où on les laissait, pour s'organiser à part, avec une sorte d'égoïsme que justifiait l'indifférence ou l'hostilité des autres. Mais n'était-il pas évident que cette conduite ne devait point survivre aux conditions exceptionnelles qui l'avaient motivée ? M. de Montalembert l'a compris lui-même, quand, après 1848, il s'est trouvé en face d'un parti conservateur que des désenchantements et des terreurs salutaires avaient guéri de ses préventions antireligieuses, et quand il a vu engager sous ses yeux une bataille où était en jeu l'existence de la société. Il ne s'est plus posé alors en chef d'un parti distinct et isolé, presque indifférent à ce qui n'était pas son programme particulier : il s'est mêlé à ceux-là mêmes qu'il combattait la veille, pour former avec eux le grand parti de l'ordre, ne réclamant que l'honneur de combattre à l'avant-garde, de donner et de recevoir les premiers coups. En faisant ainsi largement son devoir de citoyen, il a rencontré d'ailleurs, comme par surcroît, le succès de sa cause spéciale. En effet, si l'existence du parti catholique avait été nécessaire pour poser la question de la liberté d'enseignement, l'attitude différente prise après la révolution de Février a permis seule de la résoudre, en rapprochant ceux qui pouvaient former une majorité, et en les amenant à ces transactions qui doivent, à leur heure, remplacer les revendications exclusives et les aveugles résistances.

Lorsqu'il appelait les catholiques à combattre par la liberté et pour la liberté, M. de Montalembert reprenait une des idées de l'Avenir. Seulement, l'Avenir avait procédé comme les entreprises révolutionnaires, agitant toutes les questions à la fois, proposant des solutions extrêmes, prodiguant, comme à plaisir, les formules inquiétantes ou irritantes, faisant table rase du passé, pour réorganiser, d'un seul coup et sur des bases absolument nouvelles, les rapports de l'Église et de l'État. Cette fois, M. de Montalembert s'en tient à une question précise, soulevée par les événements eux-mêmes, admirablement choisie pour intéresser toutes les consciences et faire faire aux catholiques, sans trop d'alarme, l'expérience d'une tactique libérale ; il ne touche au problème plus large de la situation de l'Église en face de la société moderne, que dans la mesure où les faits l'imposent, sans l'étendre témérairement et sans sortir des conclusions pratiques, simples et limitées.

Il était un point surtout par lequel la nouvelle campagne entendait se distinguer de celle de Lamennais : ce dernier avait échoué, pour avoir agi en dehors des évêques ; M. de Montalembert était résolu à ne rien tenter qu'avec leur concours. L'obtenir n'était pas une petite affaire ; il ne s'agissait de rien moins que d'opérer une véritable révolution dans les idées et les habitudes du haut clergé. Nous avons déjà eu occasion de noter à quel point le principe même de la liberté de l'enseignement était d'abord étranger aux chefs de l'Église de France. En 1841, bien que leurs idées commençassent dès lors à s'élargir, bien peu nombreux avaient été ceux qui, en protestant contre le projet de M. Villemain, étaient sortis de la question particulière des petits séminaires, pour exprimer le vœu d'une liberté générale, et encore ne l'avaient-ils fait que d'une façon accessoire et en laissant voir qu'ils seraient prêts à transiger si l'on améliorait la situation de leurs écoles ecclésiastiques. De l'autre camp, on était tout disposé à leur offrir quelque marché de ce genre. M. de Montalembert devait donc les mettre en garde contre ce piège, intéresser leur conscience et leur honneur à ne pas accepter le partage humiliant et funeste par lequel, pour assurer tant bien que mal l'éducation des prêtres, ils sacrifieraient celle des laïques. Le jeune fondateur du parti catholique demandait plus encore aux évêques : il les poussait à en appeler directement, ouvertement à l'opinion, des hésitations ou des résistances du gouvernement, à prendre part à l'agitation légale qu'il voulait provoquer. C'était un rôle auquel l'épiscopat ne semblait guère préparé par ses antécédents. Sous l'Empire, l'Église de France, encore meurtrie de la persécution révolutionnaire, éblouie par les bienfaits du Concordat, n'avait eu que juste le courage nécessaire pour ne pas sacrifier à la toute-puissance du maître du monde la majesté et la liberté du Souverain Pontife[36]. Sous la Restauration, elle n'avait pas songé à s'adresser à d'autres qu'aux princes qu'elle aimait et dans lesquels seuls elle espérait. Après 1830, l'embarras de son impopularité, l'instinct des périls auxquels l'aurait exposée, en un pareil moment, la moindre apparence d'intrusion dans la politique, lui avaient inspiré une sorte de timidité patiente, attristée plus souvent qu'irritée. Ces habitudes gênaient l'ardeur de M. de Montalembert, qui parfois était disposé à les qualifier sévèrement. Il y avait bien là quelque faiblesse, tout au moins un défaut d'éducation : il faudrait se garder cependant de trop blâmer l'hésitation des évêques avant de se jeter ouvertement dans des agitations qui, pour avoir un motif religieux, n'en risquaient pas moins de devenir ou de paraître des luttes de parti ; elle était après tout conforme à l'esprit de l'Église, et il valait mieux, en pareil cas, pécher par excès, que par défaut de prudence. Tel était notamment le sentiment très prononcé de Mgr Affre. Si le nouvel archevêque de Paris était dégagé des attaches politiques du vieux clergé, il partageait ses répugnances pour les éclats de la vie publique moderne ; il avait gardé, de Saint-Sulpice, cette maxime que le bien ne fait pas de bruit, et que le bruit ne fait pas de bien. Son esprit plus solide et plus sensé que brillant, sa nature froide, tout, jusqu'à son défaut d'extérieur et sa gaucherie de manières, semblait peu fait pour lui donner le goût d'agir à la façon du P. Lacordaire ou de M. de Montalembert. Aussi le voit-on, au début des luttes pour la liberté d'enseignement, recommander à ses collègues non l'abstention, mais le secret. On ne pense pas, — écrivait-il en 1843, dans une note confidentielle, communiquée à tous les évêques de France[37], — qu'il soit à propos de publier aucune critique de l'Université par la voie des mandements ou même de la presse. On croit que des lettres, dans le sens de ces observations, seraient le seul moyen à employer, du moins en commençant, peut-être toujours. Détail piquant, bien fait pour montrer ce qu'avait d'un peu puéril une telle recherche du secret sous un régime de presse libre, cette note confidentielle tombait, peu de temps après, aux mains des adversaires de la cause religieuse et était imprimée dans les pamphlets de MM. Libri et Génin. Une autre fois, l'archevêque, mettant en pratique ses propres conseils, adressait, de concert avec ses suffragants, un mémoire secret au Roi[38] ; quelques jours ne s'étaient pas écoulés, qu'à son grand déplaisir il retrouvait le mémoire en tête des colonnes de l'Univers. Une autre nouveauté, non moins que la publicité, troublait les habitudes, inquiétait la prudence de plusieurs évêques et de Mgr Affre en particulier : pour la première fois, il était question que des laïques partageassent en quelque sorte avec l'épiscopat la direction de la défense religieuse, et y eussent même le rôle le plus en vue, l'initiative prépondérante ; c'étaient eux notamment qui devaient composer le comité, aux mains duquel serait concentrée toute l'action. Certains prélats étaient tentés de voir là une atteinte à l'organisation de l'Église, et l'un des plus respectés, l'archevêque de Rouen, Mgr Blanquart de Bailleul, allait jusqu'à écrire que les laïques n'avaient pas mission de défendre la religion. Du côté du gouvernement, on n'ignorait pas ces répugnances d'une partie du clergé pour la campagne publique et laïque entreprise par M. de Montalembert. Le ministre des cultes, dans sa correspondance avec les évêques, touchait volontiers cette corde : il leur donnait à entendre que les choses iraient bien mieux, que les solutions satisfaisantes seraient plus vite trouvées, si l'on n'avait affaire qu'à la sagesse et à la prudence de l'épiscopat ; tout était compromis, ajoutait-il, par l'action tapageuse, irritante, du parti religieux.

M. de Montalembert n'avait donc pas peu à faire pour amener les évêques à ses idées et à ses procédés. Il s'y employa, avec une ardeur extrême, par ses démarches et ses écrits. A lui seul, toutefois, serait-il parvenu à opérer cette conversion ? Il eut la fortune de rencontrer dans les rangs mêmes de l'épiscopat un très utile et très puissant allié. Rien n'avait fait pressentir le rôle qu'allait jouer Mgr Parisis. Nommé évêque de Langres à quarante ans, en 1834, il s'était d'abord renfermé dans son ministère pastoral ; il passait plutôt pour être peu favorable aux idées nouvelles, et, lors des premières prédications de Lacordaire, il s'était montré l'un de ses plus chauds adversaires[39]. Mais, en 1843, un voyage en Belgique, où il entre en rapport avec l'évêque de Liège[40], lui fait comprendre, par une sorte de révélation, le rôle qui convient à l'Église dans la société moderne. A peine de retour en France, il commence la publication de brochures qui vont se succéder sans interruption et avec un retentissement croissant, à chaque incident, à chaque phase de la lutte. L'attitude qu'il y prend est, sur tous les points, celle que conseillait M. de Montalembert. Tout d'abord, il s'attache à enlever au débat ce caractère de querelle entre le clergé et l'Université, que les premières protestations des évêques tendaient trop à lui donner. On s'obstine, dit-il dès son premier écrit, à répéter que nous ne défendons que la cause du clergé ; il faut bien faire voir que nous défendons la cause de tous, même la cause de ceux contre qui nous réclamons. Il n'invoque pas le droit divin des successeurs des apôtres, mais la liberté promise à tous les Français : c'est comme citoyen qu'il réclame ce qu'on a refusé à ceux qui se présentaient comme prêtres. Conduit à examiner l'attitude du clergé dans la France nouvelle, il désavoue toute arrière-pensée légitimiste. La société telle que les siècles l'ont faite, il l'accepte, la mettant seulement en demeure d'appliquer les principes qu'elle a posés en dehors de l'Église et quelquefois contre elle, cherchant et trouvant dans les libertés qu'elle a établies le moyen de défendre la cause religieuse. Il estime que, dans les circonstances actuelles, tout bien pesé, nos institutions libérales, malgré leurs abus, sont les meilleures et pour l'État et pour l'Église, que la publicité et la liberté sont plus favorables à la vérité et à la vertu que le régime contraire, et que, dès lors, les catholiques doivent accepter, bénir et soutenir, chacun pour sa part, les institutions libérales qui règnent aujourd'hui sur la France[41]. Bien loin d'hésiter à prendre part à l'agitation légale que recommande M. de Montalembert, l'évêque de Langres répond, avec force, dans son Second Examen, à ceux qui, du dedans ou du dehors, blâment une telle conduite comme inconvenante et téméraire : c'est dans le même dessein qu'il publiera plus tard une brochure spéciale, sous ce titre : Du silence et de la publicité. Il se charge aussi de rassurer ceux des évêques qui s'effarouchent de l'intervention des laïques ; en 1844, il écrit, sur ce sujet, deux lettres publiques à M. de Montalembert[42] ; il l'engage solennellement à persévérer dans la voie où il est courageusement entré, et lui déclare qu'il est tout ensemble le centre et l'âme de l'action catholique dans toute la France. A si peu de distance de la Restauration, presque au lendemain de la condamnation de l'Avenir, une telle attitude et un tel langage sont, de la part d'un évêque français, choses singulièrement nouvelles. L'effet est considérable. Au début des controverses, en 1841 et 1842, le vieil évêque de Chartres, par l'ardeur et la fréquence de ses écrits sur la question philosophique, avait paru être à la tête du clergé militant. Mais on sent bientôt que la note si différente de l'évêque de Langres est la vraie, la mieux appropriée à l'état des esprits et des institutions ; que sa parole plus froide, aussi ferme, mais moins désolée, plus politique et pour ainsi dire moins cléricale, est bien autrement efficace. A sa suite, les autres prélats n'hésitent plus à s'engager sur le terrain où les appelle M. de Montalembert. Leurs manifestations publiques sont chaque année plus nombreuses, plus résolues, plus hardiment libérales[43]. Quel changement dans leur langage, depuis les protestations contre le projet de 1841 ! Nous ne parlerons même pas, Sire, de nos petits séminaires, — lisons-nous dans un mémoire adressé au Roi, en 1844, par les évêques de la province de Paris, — parce que la question n'est plus là aujourd'hui. Elle y était encore il y a trois ans ; elle n'était même presque que là pour nous. Moins éclairés sur le véritable état des choses, nous ne pensions guère qu'à stipuler les intérêts de nos écoles cléricales. Maintenant, nous demandons davantage, parce que l'expérience s'est accrue, parce que la lumière s'est faite[44].

Il est d'autant plus précieux à M. de Montalembert d'avoir gagné le plein concours des évêques, qu'il lui faut d'autre part lutter contre la mollesse des catholiques laïques. Eux non plus n'ont pas pris dans le passé l'habitude des résistances publiques. Un esprit de conservation mal comprise les a plutôt accoutumés à une sorte de docilité, ou, tout au moins, de résignation silencieuse. Par une humilité bizarre, que l'Évangile ne commandait pas, ils semblent avoir accepté que l'activité, la parole bruyante, l'influence, le pouvoir soient généralement du côté de leurs adversaires. Combien d'entre eux, d'ailleurs, sont empêchés par le respect humain de se poser ouvertement en chrétiens ! Les catholiques en France, écrit alors M. de Montalembert, sont nombreux, riches, estimés ; il ne leur manque qu'une seule chose, c'est le courage. Et ailleurs : Jusqu'à présent, dans la vie sociale et politique, être catholique a voulu dire rester en dehors de tout, se donner le moins de peine possible et se confier à Dieu pour le reste. Pour secouer cette torpeur des laïques, comme tout à l'heure pour écarter les scrupules des évêques, M. de Montalembert déploie une activité et une énergie passionnées. Ses colères contre les pusillanimes sont terribles. Il a de ces cris, on dirait presque de ces gestes comme en trouvent les capitaines-nés pour enlever en pleine bataille les soldats hésitants. Pas un instant il ne laisse languir le combat. A la fin de 1842, une maladie de madame de Montalembert l'oblige à quitter la France et même l'Europe, pendant deux années. Ni la préoccupation d'une santé si chère ni la distance ne refroidissent un moment son zèle. Il stimule, dirige de loin ses amis. De Madère, il lance, vers la fin de 1843, cette fameuse brochure sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement, qui est vraiment le manifeste et contient tout le programme du nouveau parti.

M. de Montalembert était un incomparable agitateur. Mais, dans son horreur des tièdes et des timides, prenait-il toujours garde de ne pas aller trop vite et trop loin ? En donnant aux catholiques militants une vie propre, une organisation à part, l'habitude de se sentir les coudes et de ne plus être mêlés aux indifférents ou aux ennemis, ne risquait-il pas de les séparer trop du reste de la société et de leur donner un peu l'apparence d'une secte excentrique et batailleuse ? Ce qui lui paraissait nécessaire pour entraîner ses troupes, ne pouvait-il pas quelquefois irriter ses adversaires, ou, ce qui était plus fâcheux, effaroucher les spectateurs des régions moyennes ? Pour relever ses coreligionnaires de leur attitude trop humiliée, n'était-il pas tenté de pousser la fierté jusqu'à la provocation, le mépris du respect humain jusqu'à la bravade ? S'il avait répudié les erreurs de l'Avenir, n'en conservait-il pas certaines habitudes d'esprit, un goût de véhémence dans la forme et des exigences trop absolues dans le fond ? Je ne suis qu'un soldat, écrivait-il, tout au plus un chef d'avant-garde[45]. Lui-même pressentait qu'un jour viendrait où il faudrait d'autres qualités. Dans toutes les grandes affaires de ce bas monde, disait-il, il y a deux espèces d'hommes : les hommes de bataille et les hommes de transaction, les soldats qui gagnent les victoires et les diplomates qui concluent les traités, qui reviennent chargés de décorations et d'honneurs, pourvoir passer les soldats aux Invalides[46]. Les meilleurs amis de M. de Montalembert avaient parfois le sentiment qu'il manquait un peu de mesure. Lacordaire, par exemple, ne lui cachait pas dans ses lettres qu'il trouvait la guerre contre l'Université conduite d'une façon un peu âpre et égoïste ; il se préoccupait beaucoup des tièdes, des indifférents, des politiques et de la masse flottante. N'allait-on pas les effrayer, les aliéner ? Ne faudrait-il pas leur montrer davantage le désir de la paix et l'esprit de conciliation ? Il craignait aussi qu'on ne prît une attitude trop hostile envers le pouvoir, et il souhaitait qu'à cet égard on rentrât dans la voie de conciliation suivie depuis 1830[47]. M. Ozanam, dont la position était assez délicate entre l'Université, à laquelle il appartenait, et les amis dont il partageait la foi et les aspirations, était également disposé à trouver qu'on avait commencé la bataille un peu vite et qu'on la menait un peu rudement. Seulement, hâtons-nous d'ajouter que, jusque dans ses exagérations, la polémique de M. de Montalembert conservait un caractère particulier de dignité aristocratique, de sincérité vaillante, pure et désintéressée. Les coups qu'il portait, si violents fussent-ils, étaient comme les coups de lance que les chevaliers se donnaient dans les tournois : pour coûter parfois la vie à l'adversaire, ils ne révélaient aucune passion basse chez les champions. Aussi, ceux-là mêmes qu'il attaquait, pour peu qu'ils eussent l'âme haute, ne se défendaient pas d'éprouver à son égard estime et sympathie. Tel était notamment M. Guizot. En pleine bataille, il remerciait l'orateur catholique de ce que son opposition était une opposition qui avait le sentiment de l'honneur et pour ses adversaires et pour elle-même ; il ajoutait, non sans mélancolie : Nous n'y sommes pas accoutumés, depuis quelque temps.

Quoi qu'il en soit d'ailleurs des défauts qui pouvaient se mêler à de si belles et si grandes qualités, les résultats obtenus étaient considérables. A voir le nouveau parti catholique tel qu'il se présentait au commencement de 1844, force est de reconnaître que, depuis 1841, il y a eu transformation complète. L'armée réunie et mise en mouvement par M. de Montalembert faisait vraiment bonne figure. Les spectateurs peu bienveillants, M. Sainte-Beuve par exemple, en étaient frappés[48]. Presque tout l'épiscopat combattait décidément à côté du leader laïque, sur son terrain et avec ses armes. Le clergé paroissial protestait publiquement contre ceux qui cherchaient à le séparer des évêques. De nombreuses brochures, des écrits de divers genres révélaient l'activité et l'élan des esprits : tous, grâce à Dieu, ne ressemblaient pas à ceux qu'il nous a fallu blâmer ; bientôt même les publications du P. de Ravignan et de l'abbé Dupanloup allaient donner à la polémique catholique un accent dont la dignité s'imposerait aux adversaires eux-mêmes. Les journaux religieux étaient tous d'accord, à commencer par l'Univers, pour servir, suivant la parole de Lacordaire, la liberté religieuse sous les drapeaux de la liberté civile. On commençait à faire circuler et signer des pétitions. Un conseil de jurisconsultes était constitué. La direction du mouvement se concentrait aux mains d'un comité composé de laïques et présidé par le comte de Montalembert. Derrière ce comité se groupaient tous les catholiques agissants. Les légitimistes, qui avaient été d'abord en méfiance à l'égard de la nouvelle école religieuse, venaient presque tous, avec un intelligent et généreux oubli des ressentiments passés, prendre rang dans l'armée catholique, et l'un des signataires des ordonnances de 1828, M. de Vatimesnil, acceptait noblement, à côté et au-dessous de M. de Montalembert, la vice-présidence du comité pour la liberté religieuse. Au même moment, comme pour augmenter encore l'éclat et la popularité de la cause catholique, les prédications de Notre-Dame, qui avaient été le point de départ du mouvement, recevaient un nouveau développement : vers la fin de 1843, le P. Lacordaire remontait, à côté du P. de Ravignan, dans cette chaire qu'il avait quittée en 1836 et où, cinq ans après, il n'avait paru qu'en passant ; les hommes de ce temps avaient ainsi cette fortune d'entendre le Dominicain pendant l'Avent et le Jésuite pendant le Carême, tous deux attirant des foules chaque jour plus nombreuses, plus émues, plus conquises. Les stations de Paris ne suffisaient pas au zèle des deux apôtres ; ils allaient remuer, par leur parole, les grandes villes de province, et l'enthousiasme public y prenait parfois des proportions et un caractère plus extraordinaires encore. N'y avait-il pas de quoi frapper ceux qui se rappelaient quelles étaient en France, peu d'années auparavant, les humiliations du catholicisme ? Aussi comprend-on que l'un des hommes qui avaient le plus contribué à ce changement, Lacordaire, s'écriât alors avec une émotion reconnaissante : Quelle différence entre 1834 et 1844 !... Ce que nous avons gagné, dans cette dernière campagne, en vérité, en force, en avenir, est à peine croyable... Je ne crois pas que l'histoire ecclésiastique présente nulle part une aussi surprenante péripétie. Où allons-nous donc, et qu'est-ce que Dieu prépare ?[49] Les catholiques se sentaient à l'une de ces heures de grands espoirs, pendant lesquelles on est heureux d'avoir vécu, dussent-elles être suivies plus tard de douloureuses déceptions.

 

VI

Que l'Université se soit défendue et ait tâché de rendre coup sur coup, quand on a d'abord semblé poursuivre sa déchéance pour cause d'indignité morale et religieuse, rien là qui doive surprendre. Mais voici qu'elle se trouve en présence d'une campagne beaucoup moins blessante pour elle ; les catholiques demandent la liberté pour tous. Ne prendrait-elle pas le beau rôle et ne servirait-elle pas ses vrais intérêts, en déclarant qu'elle ne combat ni ne craint cette liberté ? Elle n'en fait rien ; les nuits du 4 août sont rares dans l'histoire des privilégiés. Bien au contraire, elle paraît se cramponner à son monopole avec un égoïsme craintif, à ce point que M. Sainte-Beuve ne peut s'empêcher de relever le caractère mesquin de ce qu'il appelle ces anxiétés de pot-au-feu[50]. Une attitude moins justifiable encore est celle des libéraux. Ils ne doivent pas ignorer que ce sont eux qui, sous la Restauration, ont lancé l'idée de la liberté d'enseignement et qui en ont ensuite inscrit le principe dans la Charte de 1830. Et cependant, il leur suffit de l'entendre réclamer par des catholiques, pour la renier. Tous les journaux de gauche ou de centre gauche, sauf le Commerce, organe peu répandu du petit groupe Tocqueville, et, par intermittence, une feuille radicale, la Réforme, se font, par haine du clergé, les champions du monopole universitaire dont naguère encore ils se plaisaient à dire du mal. Quant an Journal des Débats, qui persiste en cette question à marcher avec ses adversaires politiques, il répond allègrement à ceux qui lui opposent la promesse de la Charte, que les catholiques n'ont pas qualité pour invoquer cette Charte, faite non pour eux et par eux, mais contre eux.

Si résolus que fussent les avocats du monopole à braver toute pudeur libérale, la défensive leur paraissait embarrassante sur ce terrain constitutionnel. Aussi les voyons-nous tout de suite tâcher d'en sortir et chercher à prendre l'offensive sur quelque autre sujet. Dans les séminaires, quand les jeunes clercs sont sur le point de recevoir le sacerdoce, pour les mettre à même d'exercer le ministère de la confession, on leur fait étudier une certaine partie de la théologie morale, celle qui traite des cas de conscience les plus délicats. Là, comme dans les thèses de droit criminel, il faut, pour définir les degrés de culpabilité et la gravité des peines, recourir à des distinctions que l'ignorant superficiel peut être tenté de regarder comme subtiles. Là, surtout quand il s'agit des péchés contre le sixième et le neuvième commandement, on est réduit à approfondir les plaies les plus honteuses de l'âme, ainsi qu'il est fait, dans les livres de médecine, pour celles du corps : répugnante, mais nécessaire dissection, qui n'est pas plus immorale dans un cas que dans l'autre. Les règles de cette science, s'appliquant non à des faits créés par une imagination dépravée, mais à ceux que fournit l'expérience des confesseurs, sont exposées dans des ouvrages spéciaux, écrits en latin pour les mieux soustraire aux mauvaises curiosités. L'un de ces ouvrages tomba, en 1843, sous les yeux d'un protestant de Strasbourg, qui y vit prétexte à un petit pamphlet, publié sous ce titre : Découvertes d'un bibliophile. Accusant les professeurs des séminaires d'excuser le vol, le parjure, l'adultère et jusqu'aux débauches contre nature, de pervertir la conscience et de corrompre l'imagination de leurs élèves, il affectait l'effroi d'une pudeur indignée, à la vue des ignominies où se complaisait l'enseignement ecclésiastique. Il était facile de se rendre compte que cette accusation s'appuyait sur des citations audacieusement tronquées et dénaturées, ou sur des contresens comme on en commet toujours, quand on veut traiter au pied levé d'une science quelconque dont on ignore l'ensemble, les principes, la méthode et même la langue. Mais les champions du monopole universitaire n'y regardaient pas de si près : voyant là une arme, ils s'en saisirent avec empressement et s'en servirent avec une passion sans scrupule. Le Journal des Débats ne fut pas des derniers à exprimer le dégoût que lui inspiraient les honteux écarts de l'enseignement ecclésiastique et la boue de la casuistique. Notons en passant que l'un des plus âpres à flétrir ces distinctions où il prétendait découvrir l'excuse de tous les crimes, et en particulier du vol, était M. Libri ; probablement avait-il déjà commencé dans nos bibliothèques les soustractions qui devaient lui attirer peu après une condamnation infamante. Le tapage fut un moment si fort, qu'on put se demander si la vérité parviendrait jamais à se faire entendre. Au bout de quelques mois cependant, devant la réaction du bon sens et du dégoût, nul n'osa plus prolonger cette calomnie. M. Isambert ayant tenté d'en porter l'écho à la tribune de la Chambre, il suffit de quelques mots émus du garde des sceaux pour en faire justice.

La diversion des cas de conscience avait donc échoué, et les adversaires de la liberté d'enseignement eussent risqué de se trouver à court, sans la ressource d'une autre manœuvre, moins nouvelle, mais d'un effet plus sûr. Benjamin Constant disait un jour à M. de Corcelle : On a vraiment bien tort de s'embarrasser pour l'opposition ; quand on n'a rien... eh bien, il reste les Jésuites ; je les sonne comme un valet de chambre, ils arrivent toujours. Après avoir tenu tant de place dans les polémiques de la Restauration, ces religieux avaient fait peu parler d'eux depuis 1830. S'ils continuaient et même développaient leurs œuvres de confession et de prédication, c'était sans bruit. Ils n'enseignaient plus en France, depuis 1828, et leurs collèges de Brugelette, de Fribourg et du Passage étaient hors frontières. Ils se défendaient de tout lien avec les partis politiques et de toute hostilité contre la monarchie de Juillet[51]. Un moment, en 1838 et 1839, quelques-uns des fauteurs de la coalition essayèrent de réveiller contre eux les vieilles préventions ; la tentative échoua, et le Journal des Débats railla ceux qui avaient peur des Jésuites[52]. Plus tard, quand, à la suite du projet de 1841, la question de la liberté d'enseignement se trouva soulevée, la Compagnie de Jésus ne sortit pas de sa prudente réserve, et ne se mêla pas, au moins ostensiblement, aux polémiques engagées à ce sujet. Et cependant, voici que, tout à coup, vers 1842, on se remettait, dans la presse libérale, à crier : Au Jésuite ! comme sous M. de Villèle. Le Journal des Débats n'était pas le moins ardent à agiter le fantôme dont il se moquait naguère avec tant de verve. Le pamphlet principal de M. Génin avait pour titre : les Jésuites et l'Université, et, dans ses Lettres, M. Libri se posait cette question : Y a-t-il encore des Jésuites ? Il n'était pas jusqu'aux écoliers qu'on n'eût l'inconvenance de mêler à ces querelles ; dans plusieurs collèges de Paris, en 1842, on donnait pour sujet de discours français, Arnauld demandant, devant le Parlement, l'expulsion des Jésuites, les accablant des accusations les plus violentes et les plus injurieuses, et faisant, par contre, un éloge enthousiaste de l'Université. Il semblait que toute la controverse ne portât plus que sur la Compagnie de Jésus ; ce qui faisait dire spirituellement à M. Rossi : Je ne sais si l'humilité chrétienne est parmi les vertus de cette congrégation, mais elle aura quelque peine à ne pas céder aux séductions de l'orgueil, tellement est grande la place qu'elle a occupée dans nos débats. La polémique, du reste, n'est pas plus sérieuse que sous la Restauration : même façon de transformer les actes les plus simples de dévotion ou de charité en noirs complots, les humbles demeures des religieux en redoutables et mystérieuses forteresses. L'archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires, fondée par M. Desgenettes, en dehors des Jésuites, est présentée comme une terrible société secrète dont les 50.000 affiliés sont les agents de la puissante compagnie. Rien ne se fait, dit gravement M. Libri, sans que les Jésuites y prennent part. Et il les montre ayant pied dans toutes les classes de la société, particulièrement dans le boudoir des jolies femmes, détournant le produit des quêtes pour former les fonds secrets de la congrégation ; guerres, révolutions, tout ce qui s'accomplissait dans le monde est l'œuvre des Jésuites ; ils ont dans leur maison mère, à Rome, un immense livre de police qui embrasse le monde entier, et où est admirablement racontée la biographie de tous les hommes auxquels ils ont eu affaire. Un de mes amis a vu le livre, affirme M. Libri. Ces sottises finissaient par impatienter Henri Heine lui-même : il raillait ceux qui attribuaient tout aux intrigues des Jésuites et s'imaginaient sérieusement que, de Rome, le général de la compagnie dirigeait, par ses sbires déguisés, la réaction dans le monde entier. Ce sont, ajoutait-il, des contes pour de grands marmots, de vains épouvantails, une superstition moderne. Mais M. Libri n'en était pas moins tout entier à l'épouvante irritée que lui causait l'envahissement croissant de cette congrégation. Sa perspicacité ne laissait échapper aucun signe de cet envahissement ; quelques églises commençaient alors à être chauffées : n'était-ce pas la preuve, demandait le savant professeur, que la morale relâchée des Jésuites gagnait et dominait tout le clergé ? On a le regret de constater que le signal de cette triste et souvent bien sotte campagne était parti d'assez haut. N'était-ce pas le grand maître de l'Université, M. Villemain, qui, le 30 juin 1842, en pleine Académie, à propos d'un concours sur Pascal, avait semblé inviter à reprendre les vieilles polémiques contre cette société remuante et impérieuse que l'esprit de gouvernement et l'esprit de liberté repoussent également ? L'exemple de M. Villemain était suivi, à l'Académie, par M. Mignet, dans la séance du 8 décembre 1842 ; à la Sorbonne, l'année suivante, par M. Lacretelle, ouvrant son cours d'histoire. Les vieilles préventions parlementaires venaient au secours des rivalités universitaires, et, en 1843, deux procureurs généraux, M. Dupin, à la Cour de cassation, M. Borély, à la cour d'Aix, attaquaient les Jésuites dans leurs discours de rentrée. Enfin, un pair de France, homme du monde et homme d'esprit, le comte Alexis de Saint-Priest, publiait un volume d'histoire sur la suppression de l'Ordre au dix-huitième siècle.

Qu'il y ait eu dans ces attaques une part de préjugés sincères, on ne peut le contester ; toutefois, la façon dont elles ont éclaté de toutes parts, si subitement et sans prétexte apparent, révèle une tactique raisonnée ou instinctive. C'est une ruse de guerre, disait alors Henri Heine. On avait compris l'avantage de ce mot de Jésuite, pour soulever les passions et pour rendre impopulaire la liberté elle-même. Suivant la parole de M. de Montalembert, les défenseurs du monopole faisaient ce qu'on fait dans une place assiégée ; ils faisaient une diversion habile, une sortie vigoureuse. L'arme paraissait si commode et à elle seule si efficace, qu'on s'en servait contre tous ceux que l'on voulait combattre. A propos des cas de conscience, avait-on à parler des ouvrages des abbés Moullet, Sœttler, etc., on avait bien soin de les appeler le Père Moullet ou le Père Sœttler, pour faire croire qu'ils appartenaient à la Compagnie de Jésus. Tout ce qu'on reprochait au clergé, dans le présent ou dans le passé, on l'attribuait à cette compagnie, qui eût pu souvent répondre :

Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ?

Contrairement aux vues premières de quelques-uns de ceux qui avaient étourdiment engagé ce combat, ce qu'on s'était trouvé bientôt attaquer, sous le nom de jésuitisme, c'était le catholicisme lui-même. Le masque gallican ou janséniste, derrière lequel on cherchait à dissimuler l'hostilité antichrétienne, était déjà bien usé sous la Restauration, en dépit de M. de Montlosier ou de M. Cottu, et quoique la société de cette époque se rattachât encore, par quelques points, aux traditions d'ancien régime. Mais, après 1830, il ne pouvait plus tromper personne. Aussi, répondant au Journal des Débats, qui s'était un jour défendu d'avoir attaqué la religion du pays et prétendait n'en vouloir qu'à la superfétation honteuse du jésuitisme, une autre feuille ministérielle, le Globe, lui disait : Soyez donc plus francs et plus hardis ; ne lancez plus vos attaques obliquement ; laissez là les épithètes de Jésuites et de casuistes. Allez droit au but ; ayez la hardiesse de votre inconsidération. Osez dire aux évêques de France : Nos injures sont pour vous. — Le jésuitisme, lisons-nous dans la Revue indépendante, à la date du 25 mai 1843, n'est ici qu'une vieille formule qui a le mérite de résumer toutes les haines populaires contre ce qu'il y a de rétrograde et d'odieux dans les tendances d'une religion dégénérée... Tout le monde voit bien ce qui est au fond de cette querelle : il s'agit en réalité de savoir qui l'emportera du catholicisme exclusif ou de la liberté. D'ailleurs, qui eût pu conserver quelque doute sur le caractère que prenait de plus en plus cette lutte, en voyant ce qui se passait alors dans l'une des principales écoles de l'État ?

A la même heure, en 1843, deux professeurs au Collège de France, non des premiers venus, M. Quinet et M. Michelet, transformaient leurs cours en une sorte de diatribe haineuse contre les Jésuites. La surprise fut grande. Le passé de ces deux hommes ne semblait pas les avoir préparés à ce rôle de pamphlétaire. Les accès de fièvre révolutionnaire et belliqueuse ressentis par M. Quinet en 1830 et en 1840 avaient été considérés comme des accidents passagers dans une vie qui paraissait d'ailleurs absorbée par des travaux d'érudition et de poésie. S'il n'était pas chrétien, il n'avait pas apporté jusqu'ici, dans les choses religieuses, de passion agressive, et l'on croyait voir en lui un penseur cherchant le Dieu qu'il souffrait d'avoir perdu. Du reste, aussi éloigné que possible de toute question pratique et contemporaine, il vivait plutôt dans les nuages, si peu en quête des applaudissements vulgaires qu'un de ses amis pouvait dire : Que voulez-vous ? Quinet a toujours eu un talent particulier pour cacher ce qu'il fait. Quant à M. Michelet, bien que n'ayant jamais eu d'habitudes ni même de convictions religieuses, et n'ayant été baptisé qu'à dix-huit ans, il avait été quelque temps considéré par les catholiques, sinon comme un des leurs, du moins comme un allié. C'était Mgr Frayssinous qui l'avait nommé à l'École normale, comptant qu'il y contrebalancerait l'influence voltairienne de professeurs plus libéraux. On l'avait choisi pour enseigner l'histoire à la fille du duc de Berry, en attendant qu'on lui donnât pour élève, après 1830, la princesse Clémentine. Nul n'avait semblé goûter plus vivement cette poésie du christianisme que Chateaubriand venait de révéler à son siècle ; nul n'avait mieux senti le moyen âge, rendu un plus tendre hommage au rôle maternel de l'Église envers la jeune Europe ; nul n'avait baisé d'une lèvre plus émue la croix du Colisée ou les pierres de nos cathédrales gothiques. Toucher au christianisme ! s'écriait-il ; ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas. Et, pour exprimer la nature des sentiments que la vieille religion lui inspirait, il rappelait ce qu'il avait éprouvé auprès du lit de sa mère malade. Aussi pouvait-il écrire, en 1843 : Les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Église, c'est moi peut-être qui les ai dites. Du reste, étranger aux passions et aux intrigues du dehors, tout entier à ses vieux documents ou à ses élèves qu'il aimait également, sorte de Bénédictin soucieux de ce qu'il appelait sa virginité sauvage, il donnait à tous, par sa personne comme par ses écrits, l'idée d'un talent dont la note dominante était une naïveté tendre et enthousiaste ; Henri Heine l'appelait alors le doux et paisible Michelet, cet homme au caractère placide comme le clair de lune. Et cependant, à peine ces deux professeurs sont-ils atteints, avec tant d'autres, par le livre du Monopole universitaire, qu'ils bondissent furieux et deviennent, à l'étonnement de tous et au regret de leurs amis, les adversaires les plus vulgairement passionnés du clergé et du catholicisme. Comment expliquer cette transformation ? Peut-être y avait-il eu, dès l'origine, chez M. Quinet, un fanatisme révolutionnaire et antichrétien plus profond qu'on ne le croyait ; ses lettres, publiées après sa mort, révèlent en effet, de 1830 à 1843, une sorte de misanthropie irritée contre le gouvernement et la société, qui rappelle parfois la correspondance de Lamennais. Quant à M. Michelet, à côté des tendresses de sa nature littéraire, il avait une sensibilité douloureuse, venant en partie de la misère et des blessures d'amour-propre dont il avait souffert pendant son enfance et souvent même dans son âge mûr ; la longue et laborieuse solitude où il avait vécu sur lui-même, accumulant dans le silence bien des amertumes, avait ajouté à cette susceptibilité quelque chose de concentré et une sorte d'exaltation intérieure qui n'attendait qu'une circonstance pour faire explosion. Il y avait en outre chez lui un grand orgueil et une vanité plus grande encore. N'est-ce même pas surtout par là qu'il est tombé ? Ne semble-t-il pas qu'à cette époque le démon l'ait transporté sur la montagne de la tentation, qu'il lui ait montré à ses pieds et offert, s'il voulait servir des passions mauvaises, le royaume de la basse popularité ? M. Michelet crut trouver là une revanche des humiliations mondaines dont il avait souffert ; il se laissa séduire, et aussitôt le vertige s'empara de lui.

Ce fut à propos des littératures méridionales de l'Europe, sujet officiel de son cours, que M. Quinet trouva moyen de faire six leçons sur les Jésuites ou plutôt contre eux. Prétendant analyser et définir le jésuitisme, il s'attaqua, avec une violence extrême, aux Exercices spirituels de saint Ignace ; par des citations mal traduites ou inexactes, il chercha à rendre odieuse et ridicule cette grande méthode de vie intérieure, et dénonça, dans l'esprit qui en émanait, une influence mortelle à toute civilisation : Ou le jésuitisme doit abolir l'esprit de la France, concluait-il, ou la France doit abolir l'esprit du jésuitisme. Cette dernière œuvre était, à ses yeux, la mission propre de l'Université et la raison d'être de son monopole. Estimant que le catholicisme — à cette date il l'appelait encore le jésuitisme — était incompatible avec la révolution, il voulait que l'État fondât une religion nouvelle, destinée à rétablir, au-dessus des divisions actuelles de sectes, l'unité morale de la nation ; l'enseignement public lui paraissait le moyen d'imposer ce nouvel Évangile aux jeunes générations. M. Quinet devait bientôt laisser voir que cette religion se confondait, dans sa pensée, avec l'idée révolutionnaire. Le scandale fut grand de voir de pareilles thèses professées par un personnage qui se plaisait lui-même à dire : Je suis un homme qui enseigne ici publiquement, au nom de l'État. Fallait-il s'étonner que l'amphithéâtre du Collège de France ressemblât parfois plus à la salle d'un club qu'à celle d'un cours ? Chaque leçon était une bataille, dit un disciple de M. Quinet, M. Chassin. La partie ardente de la jeunesse catholique, ainsi provoquée, venait protester contre les outrages que le professeur jetait à ses croyances. Plus d'une fois, raconte encore M. Chassin, entendant des cris formidables, l'administrateur accourut, par les couloirs intérieurs, jusqu'à la chaire du professeur, et, pâle d'effroi, lui conseilla de lever immédiatement la séance : — Je ne sais pas, disait-il, si, ce soir, il subsistera une pierre du Collège de France. Mais après quelques scènes de ce genre, les étudiants catholiques, obéissant aux conseils des chefs de leur parti, notamment du P. de Ravignan, renoncèrent à ces manifestations. Quant à M. Quinet, au milieu des passions qu'il soulevait, il apportait une sorte de fanatisme mystique dont on trouve la trace dans sa correspondance, se croyant un apôtre et presque un martyr, alors qu'il faisait œuvre de détestable pamphlétaire.

Encore chez M. Quinet y avait-il une apparence d'enseignement, une certaine gravité, un plan suivi. Rien de tout cela chez M. Michelet. Chargé d'un cours d'histoire et de morale, les sujets traités par lui jusqu'alors ne le conduisaient pas à s'occuper des Jésuites ; mais sa passion fantaisiste dédaigne même la feinte d'une transition. Il suffit de jeter un regard sur son auditoire pour voir ce qu'est devenu, avec cet étrange professeur, le vieux Collège de France. Une foule tapageuse fait queue aux portes et se bouscule pour entrer. Dans la salle comble, en attendant le maître, on s'interpelle, on crie, on échange de grossiers lazzi, on chante la Marseillaise, Jamais l'Anglais ne régnera, ou des couplets de Béranger dont chaque refrain est accueilli par un hurlement : A bas les Jésuites ! quelquefois des chants pires encore. Un jeune homme profite d'un intermède pour déclamer des vers patriotiques ; un autre quête pour la Pologne. Enfin, M. Michelet fait son entrée : tête couverte de grands cheveux déjà presque blancs, figure longue et fine, bouche un peu contractée, regard ardent, et, dans toute sa physionomie, quelque chose de fébrile et de troublé. Il s'assied. Les bras pendants sous la table, il s'agite, se balance, et commence d'un ton saccadé, en style haché. Il n'est pas orateur : les mots lui viennent rares et pénibles ; souvent il se gratte le menton, en paraissant attendre l'idée. Sur quoi va porter la leçon ? On ne s'en doute pas. Le sait-il lui-même ? Son début est parfois des plus étranges : tel jour, il parle d'un incident vulgaire qui a frappé un moment son regard, en venant au Collège de France. Il veut charmer et amuser ses auditeurs ; il veut surtout les flatter et obtenir leur applaudissement, en faisant écho à leur passion du moment[53]. Nul moyen d'analyser ces leçons. Il y règne une animosité violente, une colère furieuse, une sorte de terreur grotesque que tout révèle, jusqu'au trouble inouï du style et de la composition. Le plus souvent, le professeur s'attaque aux hypothèses que crée son imagination, aux perfidies, aux égarements, aux corruptions qu'il suppose possibles, que dès lors il prend comme réels et sur lesquels il fonde sa satire et son réquisitoire. Du reste, dans cette vision maladive, tout défile et se mêle en désordre, passé, avenir et présent, philosophie, politique, peinture, Pologne, bals du quartier latin, architecture, façon dont les babies mangent de la bouillie, et presque toujours il aboutit à parler de soi. Je suis sûr de ne pas rester court, disait-il, parce que ce que je raconte, c'est moi. C'est lui qui a tout fait, qui a tout vu ; il est la personnification de l'humanité ; il est le précurseur d'un nouveau Messie, s'il n'est ce Messie lui-même. Aussi M. Sainte-Beuve écrit-il, à ce propos, le 28 juillet 1843 : Jamais le je et le moi ne s'est guindé à ce degré. C'est menaçant. M. Michelet a la plus haute idée de son œuvre ; à l'entendre, chacune de ses leçons est un poème ; il déclare n'avoir jamais eu un sentiment plus religieux de sa mission, n'avoir jamais mieux compris le sacerdoce, le pontificat de l'histoire. Triste décadence d'un brillant esprit, que rien désormais n'arrêtera plus. Le cours de 1843 a été une époque décisive et fatale dans la vie de M. Michelet. L'une des extravagances de sa dernière manière sera de prétendre distinguer deux François 1er, l'un avant, l'autre après l'abcès ; deux Louis XIV, l'un avant, l'autre, après la fistule ; comme on l'a dit spirituellement, on serait mieux fondé à distinguer deux Michelet, l'un avant, l'autre après les Jésuites. Le second n'a rien du premier, et prend en quelque sorte plaisir à le contredire. Le talent même s'est altéré ; les défauts sont aggravés, et les qualités se sont voilées. L'écrivain paraît de plus en plus sous l'empire d'une folie malsaine dans laquelle un sentiment domine : la haine satanique du christianisme. Ce fut une des ruines morales et intellectuelles de ce siècle qui en a tant connu.

Ces cours qui étaient le plus grand désordre des luttes religieuses de ce temps, eurent du moins un avantage. Désormais, il ne fut plus possible de soutenir qu'en attaquant les Jésuites, on ne s'en prenait pas au clergé tout entier et à la religion elle-même. Les deux professeurs dédaignaient de dissimuler la vraie portée de leurs coups. M. Michelet en vint bientôt à soutenir que le christianisme était un obstacle aux progrès de l'humanité, une décadence par rapport non seulement au paganisme, mais au fétichisme, la cité du mal, par opposition à la révolution qui était la cité du bien, et il proclamait sa résolution de détrôner le Christ. Quant à M. Quinet, un de ses apologistes, M. Chassin, nous le montre, dans son cours, poursuivant le catholicisme à travers tous les siècles, se rangeant du côté de ses grands ennemis du dix-huitième siècle, détrônant l'Église, et décernant à la révolution française la papauté universelle et le gouvernement des âmes. Cette franchise brutale dérangeait bien des tactiques. Au premier moment, tous les partisans du monopole, depuis le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes jusqu'au National et à la Revue indépendante, avaient applaudi à la sortie des deux professeurs ; mais les habiles et les prudents ne tardèrent pas à y trouver plus d'embarras que de secours. Dès l'apparition du livre des Jésuites, dans lequel les deux professeurs avaient réuni leurs leçons de 1843, la Revue des Deux Mondes disait : La publication a réussi, le coup a porté, trop bien peut-être. Un autre fait se dégageait des scandales du Collège de France, c'est que les passions soulevées s'attaquaient en réalité à la monarchie de Juillet aussi bien qu'à l'Église catholique. A chaque incident, à chaque parole des maîtres, à chaque manifestation des élèves, ce caractère révolutionnaire apparaissait plus marqué et plus agressif. M. Chassin a loué depuis M. Quinet de ce que, après deux ans de son enseignement, la jeunesse des écoles avait cessé d'être catholique et était devenue républicaine ; il a déclaré, en parlant des événements de 1848, que les cours du Collège de France pouvaient être considérés comme une des Causes les plus directes de ce réveil national et universel ; et il a ajouté, à propos du rôle de M. Quinet, le 24 février : Au jour de l'action, il fut à son poste. Il avait, si j'ose dire, armé les âmes ; il devait donc se jeter en personne dans la bataille... Un des premiers, il entra aux Tuileries, le fusil à la main. L'alliance conclue par l'idée fut ainsi scellée dans le sang. N'y a-t-il pas là une leçon pour les politiques à courte vue qui s'imaginent que le cri : A bas les Jésuites ! ne menace pas l'État, ou qui même croient habile de détourner de ce côté les passions gênantes ou redoutables ?

La diversion, chaque jour plus violente et plus tapageuse, tentée contre la Compagnie de Jésus, obligea les catholiques qui avaient pris d'abord l'offensive contre le monopole universitaire, à se défendre, à leur tour, sur le terrain où on les attaquait et qui, à raison des préjugés encore régnants, pouvait paraître peu favorable. M. de Montalembert avouait plus tard, à la tribune, l'embarras que, dans le premier moment, cette évocation d'un Ordre si impopulaire avait causé aux catholiques. Toutefois, ils firent vaillamment face à l'attaque. Journaux, revues, brochures, livres, tout fut employé. Un écrit effaça tous les autres : ce fut celui que le P. de Ravignan publia en janvier 1844, sous ce titre : De l'existence et de l'institut des Jésuites. Rare fortune pour cet institut, de posséder alors dans ses rangs un prédicateur célèbre dont les hommes de tous les partis étaient les auditeurs assidus et les admirateurs, dont le chancelier Pasquier faisait l'éloge en pleine Académie ; un religieux dont la vertu en imposait à ce point que personne n'osait l'attaquer. Qu'un tel homme prît en main la cause des Jésuites et les personnifiât en quelque sorte devant le monde, au jour du péril, c'était déjà beaucoup, car son nom, à lui seul, était une force et une protection ; mais de plus son petit livre était, en lui-même, excellent. Traitant successivement des Exercices spirituels de saint Ignace, des constitutions, des missions et des doctrines de la compagnie, il contenait une réfutation brève, simple et forte, de toutes les accusations portées. Et surtout, quel accent incomparable avait cette courte apologie, fière sans rien de provocant ni d'irritant, où l'auteur se défendait sans s'abaisser au rang d'accusé : mélange singulièrement saisissant de l'humilité du religieux qui parle par obéissance, avec un absolu détachement de tout ce qui le touche personnellement, et de la noblesse d'âme du gentilhomme, soucieux de l'honneur de son drapeau ! Et quelle sérénité dans une œuvre de polémique ! A peine, par moments, un peu d'impatience, à la vue du bon sens et de la bonne foi si outrageusement méconnus, mais aucune pensée petite, amère, aucune animosité contre les hommes ; toujours cette politesse du langage qui, chez l'écrivain, était à la fois la marque de l'homme bien né et la manifestation d'une ardente charité chrétienne ; depuis la première page jusqu'à la dernière, une émotion où l'on ne sait ce qui domine, de l'amour de la cause que l'auteur défend, ou de celui des âmes qu'il veut toucher ; par places, des cris du cœur d'une admirable éloquence. Le contraste était grand avec les œuvres troublées auxquelles il répondait, et aussi, il faut le dire, avec quelques-unes de celles par lesquelles avait été défendue jusqu'alors la cause catholique[54].

Dans la publication du P. de Ravignan, il y avait plus qu'une belle parole, il y avait un grand acte. Jusqu'à présent les Jésuites ne s'étaient défendus que par la vieille méthode, attendant tout de la tolérance du gouvernement, sollicitée sans bruit, faisant parler d'eux le moins possible, évitant même de se nommer. En 1838, par exemple, ils avaient été menacés : nous avons vu alors le provincial de Paris, le P. Guidée, faire parvenir au Roi un mémoire secret où il trouvait moyen de justifier son Ordre sans en prononcer une seule fois le nom ; il s'y faisait même un mérite de cette espèce de dissimulation. Tout autre avait été la tactique inaugurée par Lacordaire avec son Mémoire pour le rétablissement des Frères Prêcheurs, et suivie par M. de Montalembert, Mgr Parisis et les autres chefs du mouvement catholique, tactique qui consistait à se défendre par la publicité, par toutes les armes que fournissaient les libertés modernes, et à s'adresser à l'opinion plus qu'au gouvernement. Par sa brochure, le P. de Ravignan s'engage et engage avec lui résolument sa compagnie dans cette voie libérale. Tout d'abord il se nomme, avec une hardiesse dont la nouveauté stupéfie ses adversaires[55]. Il n'invoque pas le droit divin de l'Église, mais le droit public de la France ; il s'appuie, non sur les bulles des papes, mais sur la Charte. La Charte a-t-elle proclamé la liberté de conscience, oui ou non ? tel est le fond de son argumentation. Il se défend d'être hostile aux principes auxquels il fait appel. On nous transforme, dit-il, en ennemis des libertés et des institutions de la France : pourquoi le serions-nous ? Afin de compléter sa démarche, il publie, en même temps, une lettre et une consultation de M. de Vatimesnil, qui établissent la situation légale des congrégations, notamment des Jésuites, et qui déterminent ainsi le terrain de la résistance judiciaire.

L'effet de ce livre fut immense. Il s'en vendit, dans la seule année 1844, plus de vingt-cinq mille exemplaires : chiffre considérable pour l'époque. Les adversaires n'osaient l'attaquer directement. Pendant que Lacordaire proposait, au cercle catholique, trois salves en l'honneur du P. de Ravignan, celui-ci recevait l'avis que, dans les Chambres, sa brochure avait produit très bon effet, qu'on en avait beaucoup parlé dans un bon sens, que MM. Pasquier, Molé, de Barante, Sauzet, Portalis et autres l'approuvaient hautement, que les ministres eux-mêmes, M. Guizot et M. Martin du Nord, la jugeaient favorablement[56]. Le premier président, M. Séguier, venait voir l'auteur pour le féliciter. Il n'était pas jusqu'à M. Royer-Collard, si imbu de préventions jansénistes, qui ne lui exprimât son admiration. M. Sainte-Beuve écrivait alors dans la Revue suisse : C'est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute celte querelle, qui soit digne d'une grande et sainte cause... Il est de nature à produire beaucoup d'effet ; il s'en vend prodigieusement. Aussi le P. de Ravignan écrivait-il modestement au Père général : Dieu a béni cette publication, malgré l'inconcevable indignité de l'instrument ; pas un blâme encore, que je sache, pas un inconvénient signalé, au contraire. Un succès si complet contient une leçon. Il est dû à deux causes : d'abord la modération et la dignité du ton, l'esprit large, juste et charitable qui anime l'auteur, sa préoccupation, non de flatter les passions de ses amis ou de meurtrir ses adversaires, mais de convaincre et d'attirer tous les hommes d'entre-deux ; ensuite l'avantage du terrain nouveau où il s'est placé, de la thèse de liberté et de droit moderne sur laquelle il s'est fondé. Il a pris, pour une défensive devenue nécessaire, les armes dont les chefs du parti catholique s'étaient servis naguère pour l'offensive ; il l'a fait avec un avantage égal, et il a empêché ainsi que les partisans du monopole ne trouvassent, par la diversion contre le jésuitisme, un moyen de réparer l'échec moral subi par eux, sur la question même de la liberté d'enseignement.

 

VII

Jusqu'à présent nous avons assisté au combat des deux armées opposées, évêques contre philosophes, champions de la liberté d'enseignement, contre tenants du monopole universitaire. Du gouvernement, sauf ce qui a été dit, à l'origine, de son malheureux projet de 1841, il n'a pas encore été parlé. C'est l'ordre logique. Dans ces premières années, en effet, le ministère n'a eu qu'un rôle secondaire et effacé ; il n'a pas exercé d'action sur la lutte dont il a, sans le vouloir et sans le savoir, donné le signal ; on se battait en dehors de lui et pardessus sa tête. Pendant ce temps, son attention et ses efforts étaient absorbés par les questions extérieures ou intérieures dont la politique parlementaire faisait, à chaque session, des questions de cabinet ; nous avons vu quelles elles étaient : la liberté d'enseignement n'y avait pas figuré. Et cependant, à voir les choses de plus haut, bien des raisons n'eussent-elles pas dû déterminer le gouvernement à s'emparer du problème ainsi soulevé et à briguer l'honneur de lui donner une solution sagement libérale ? Il souffrait, nous l'avons vu, du vide de la scène politique et ne savait comment le remplir, ne voulant pas, à l'intérieur, d'innovations dangereuses pour un pays ébranlé par tant de secousses, et ne pouvant rien entreprendre au dehors, en face de la coalition toujours prête à se reformer contre la France de 1830. Avec la liberté d'enseignement, une occasion s'offrait à lui de faire quelque chose de grand, de sain et de fécond, qui eût remplacé avec avantage les questions factices et les querelles de personne où se dépensait toute la vie politique. Ne serait-ce pas jeter une semence féconde dans ce champ parlementaire qui paraissait stérilisé à force d'avoir été moissonné, rajeunir le formulaire un peu vieilli et usé de la politique conservatrice, agrandir et élever ce qu'il y avait d'étroit et d'abaissé dans une société bourgeoise, apporter le meilleur contrepoids à la prépondérance des préoccupations matérielles, donner aux hommes d'État d'alors cette moralité, cette grandeur, ce prestige qu'ils ne peuvent avoir quand rien n'indique chez eux le souci des principes supérieurs, et dont M. Guizot, dès 1832, sentait le besoin pour la monarchie de Juillet[57] ? La liberté religieuse était celle à laquelle les gouvernements pouvaient faire la part la plus large, se confier avec le plus de sécurité, la moins redoutable de toutes les libertés, disait le comte Beugnot, puisqu'elle n'est réclamée que par des hommes de paix et de bonne volonté. Loin d'augmenter ainsi l'instabilité, qui était comme le mal constitutionnel de ce régime issu d'une révolution, on la diminuerait. En assurant à la royauté de 1830 l'adhésion et la reconnaissance des catholiques satisfaits, on corrigerait cette faiblesse morale qui résultait de l'hostilité des hautes classes, demeurées fidèles au parti légitimiste. En enlevant aux royalistes la possibilité de se poser, contre le gouvernement, en champions de la liberté religieuse, on leur retirerait le moyen le plus efficace qu'ils pussent trouver de rafraîchir leur programme et de recruter, dans la meilleure partie des générations nouvelles, leur armée affaiblie. Et pour atteindre ce but, il n'était pas besoin de souscrire à toutes les exigences du parti religieux. Sauf quelques esprits ardents et absolus, les catholiques se contenteraient à moins. Que le ministère, se portant médiateur, prît avec autorité l'initiative d'une sorte de transaction, ils seraient heureux de l'accepter, s'ils y discernaient la bonne volonté de faire tout ce que permettaient les circonstances. Ne seraient-ils pas pleinement et définitivement satisfaits, que du moins ils désarmeraient et, suivant la fine distinction de Mgr Parisis, à défaut d'un acquit, donneraient un reçu. Il suffirait probablement de reprendre le projet de 1836.

C'est certainement ce qu'eût fait M. Guizot, s'il s'était cru libre de suivre son sentiment personnel. On peut le croire, quand il affirme après coup, dans ses Mémoires, que personne n'était plus engagé et plus décidé que lui à sérieusement acquitter, quant à la liberté d'enseignement, la promesse de la Charte. S'il avait professé à côté de M. Villemain et de M. Cousin, il n'était pas resté comme eux un dévot de l'Université : Vous voulez, disait-il alors à un professeur fort mêlé aux polémiques, vous voulez, avec votre question universitaire, être un parti, et vous ne serez jamais qu'une coterie. La lutte qui avait éclaté n'était pas de nature à le faire changer d'avis. Ce n'est pas ce haut esprit qui s'effrayait ou s'effarouchait de voir les catholiques et même les évêques user des armes de la liberté. A la différence de la plupart de ses contemporains, il comprenait les griefs du clergé, la gravité des questions soulevées ; il se plaisait à considérer et à saluer, dans ces débats, quelque chose de plus vrai, de plus profond, de plus élevé que ce qui agitait les partis politiques au milieu desquels il était condamné chaque jour à manœuvrer. Aussi rendait-il hommage à la sincérité de l'opposition des catholiques, et déclarait-il leur émotion digne d'un grand respect, alors même qu'elle conduisait à des démarches, selon lui, excessives. Bien plus, comme il l'avouera plus tard, ses sympathies étaient au fond avec eux, et, au plus fort de la lutte, il éprouvait à leur égard comme un sentiment d'envie. On lui attribuait l'inspiration du Globe qui blâmait alors sévèrement l'attitude du Journal des Débats en matière religieuse. Même sur les Jésuites, il avait l'esprit libre et large ; il était allé souvent entendre, à Notre-Dame, le P. de Ravignan, pour lequel il ressentait estime et sympathie ; plus d'une fois, il eut avec lui des entretiens où il aimait à se montrer supérieur aux préjugés régnants[58].

M. Guizot trouvait-il les mêmes dispositions chez ses collègues, entre autres chez le ministre des cultes et chez celui de l'instruction publique que leurs attributions appelaient à s'occuper plus spécialement des questions discutées ? M. Mari in du Nord eût été, en temps ordinaire, le plus aimable des ministres : bien intentionné, déférent envers ceux qu'il appelait ses évêques, son clergé, gracieux même pour les Jésuites, désirant sincèrement le bien de la religion et proclamant sa foi à la tribune. Mais cet avocat disert, ancienne célébrité d'un barreau de province, manquait un peu des vues hautes et du caractère ferme qui font l'homme d'État. Surpris et troublé des graves problèmes qu'on soulevait devant lui, il eût volontiers étouffé l'attaque comme la défense. On ne savait ce qui agissait le plus sur lui, de la crainte d'attrister les évêques ou de celle de braver leurs adversaires. Il n'eût pas fait obstacle à une politique largement libérale, mais il n'était pas homme à en prendre l'initiative. Néanmoins les prélats rendaient volontiers hommage à ses bonnes intentions. Ils se plaignaient plus vivement de M. Villemain qui leur paraissait être, dans le cabinet, le principal obstacle à la politique de conciliation désirée par M. Guizot. Ce n'était pas que le ministre de l'instruction publique, fût animé de passions antireligieuses. Dans une note confidentielle adressée à ses collègues, Mgr Affre faisait, au contraire, remarquer que M. Villemain se distinguait, entre les hommes politiques de l'époque, par ses habitudes privées de vie chrétienne, et que, comme ministre, il avait fait, dans le choix des livres ou des professeurs, des efforts sincères pour rendre renseignement officiel plus religieux[59]. Mais l'esprit de corps universitaire qu'il avait apporté au pouvoir s'était encore échauffé depuis au feu de tant de polémiques. Lui et M. Cousin, tout en se jalousant et se détestant, l'un chatouilleux, ombrageux, inquiet, l'autre violent, impétueux, passionné, se disputaient l'honneur de personnifier la corporation enseignante. M. Villemain, disait une feuille de gauche[60], est bien plutôt le grand maître de l'Université qu'il n'est le ministre de l'instruction publique. Au lieu de se considérer comme le grand pontife de l'enseignement universel, il est resté le général du corps enseignant laïque, le supérieur du couvent universitaire. Ainsi l'ont fait ses antécédents, ses habitudes d'esprit, la situation actuelle des choses et la difficulté de s'élever à la hauteur de son personnage. Nous avons déjà eu, du reste, l'occasion de remarquer que M. Villemain, tout en étant le plus ingénieux des littérateurs, avait moins encore que M. Martin du Nord les qualités de l'homme d'État[61]. Joignez à cela cette susceptibilité craintive et irritable qui est souvent le mal des hommes de lettres, et que les polémistes catholiques ne ménageaient pas toujours assez. Très sensible à la louange, encore plus aux critiques, le ministre de l'instruction publique avait été fort ému de l'accueil, pour lui inattendu, qui avait été fait à son projet de 1841. De là ce je ne sais quoi d'aigri et d'agité avec lequel il se mêlait à la lutte. Quant aux autres membres du cabinet, ils ne paraissaient pas s'occuper de cette question d'enseignement dont ils ne comprenaient pas encore l'importance.

Cet état d'esprit des ministres n'était pas le seul obstacle auquel se heurtait la bonne volonté de M. Guizot : il y en avait un plus embarrassant encore, c'était le sentiment régnant dans le Parlement, non seulement à gauche, où, sauf de rares exceptions, tout Je monde repoussait une liberté qui pouvait profiter à la religion, mais aussi dans la majorité conservatrice, où le plus grand nombre, par fidélité à la mauvaise tradition de 1830, répugnait à laisser prendre au clergé plus d'action sur la société. Parmi ceux qui naguère s'étaient montrés bienveillants pour l'Église, plusieurs l'avaient crue vaincue et réduite pour toujours à l'état d'une cliente affaiblie, timide, qu'ils étaient alors flattés d'avoir sous leur protection. Mais la voir relever la tête, l'entendre parler un langage fier, mâle, hardi, cela les surprenait, les choquait et réveillait leurs vieilles préventions. Ils ne parvenaient pas d'ailleurs à comprendre les sentiments et les besoins au nom desquels parlaient les évêques. Voilà de singulières querelles pour notre temps, écrivait l'un d'eux. Arborer le drapeau religieux, dix ans après la révolution de Juillet, leur paraissait une sorte de bizarrerie inexplicable, un éclat de mauvais goût, absolument comme si, dans un salon, ceux-là venaient tout à coup à parler bruyamment que leur situation obligeait à garder un silence modeste. On ne s'expliquait pas le rôle de M. de Montalembert. Que veut-il ? disait-on. Où cela peut-il le mener ? Il ne tiendrait qu'à lui d'être ambassadeur en Belgique, et il se rend impossible de gaieté de cœur. Aussi, en 1843, lorsque les bureaux de la Chambre des députés furent saisis d'une très modeste proposition, déposée par M. de Carné et tendant seulement à supprimer le certificat d'études, ne se trouva-t-il que deux bureaux sur neuf qui autorisèrent la lecture du projet ; des ministériels s'étaient unis aux hommes de gauche, pour refuser même de l'examiner.

M. Guizot ne croyait pas possible d'aller à l'encontre de ces préventions. Aux catholiques qui se plaignaient, il répondait avec mélancolie : Mais mettez-vous donc à ma place ! Attristé de ne pouvoir faire ce qu'il eût voulu, il gardait en ces questions une réserve qui ne convenait guère à son rôle de ministre dirigeant. Du 29 octobre 1840 au mois d'avril 1844, il ne prit pas une seule fois la parole dans les débats qui s'engagèrent sur la liberté d'enseignement ou autre sujet religieux. Il laissa au ministre des cultes et à celui de l'instruction publique le soin d'y représenter le gouvernement, ce qu'ils firent avec des différences d'accent qui à elles seules eussent suffi pour révéler qu'il n'y avait eu, sur ce point, ni attitude concertée ni impulsion donnée. Y aurait-il eu moyen, avec un peu de décision et de volonté, de dominer, de redresser une opinion qui n'était pas possédée par des passions bien profondes ? Question délicate, qu'on doit se garder de trancher légèrement. En tout cas, M. Guizot ne paraît pas l'avoir essayé. Il n'avait pas l'habitude, on le sait, de violenter cette majorité dont il craignait toujours le démembrement, et plus d'une fois déjà, nous l'avons vu ainsi amené à suivre une politique qui n'était pas vraiment la sienne.

L'état d'esprit de M. Guizot et de ses collègues n'est pas le seul qu'il soit intéressant de connaître. Au-dessus du ministère était le Roi, qui, par son activité d'esprit, son sens politique si aiguisé, méritait d'exercer et exerçait en effet une action considérable sur la marche des affaires. Quelle était son opinion sur les questions soulevées par les réclamations des catholiques ? Louis-Philippe était personnellement un homme du dix-huitième siècle : il en avait à la fois le scepticisme et la sensibilité. Mais, chez lui, le politique, par instinct et par expérience, sentait très vivement l'intérêt du gouvernement à vivre en paix avec le clergé. De concert avec ses ministères successifs, il s'était appliqué à remettre sur un bon pied les rapports des deux pouvoirs. Nous l'avons entendu, dès 1830, dire cette parole si juste dans sa vive familiarité : Il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Église ; il y reste. N'eût-il pas eu cette raison politique de craindre les conflits, qu'il les eût évités pour ne pas attrister la reine Marie-Amélie. Ne me faites pas d'affaires avec cette bonne reine, répétait-il souvent à M. Cousin quand celui-ci était son ministre. Seulement, s'il avait l'esprit trop fin pour ne pas voir les embarras et les périls d'une lutte avec le catholicisme, il ne se rendait peut-être pas aussi bien compte de l'efficacité et de la nécessité sociale de la religion ; et surtout, il ne savait pas toujours discerner à quelles conditions on pouvait satisfaire les consciences. Il y avait là des idées et des sentiments qui lui étaient étrangers. Pas plus que certains députés de la majorité, il ne comprenait l'attitude de M. de Montalembert, et il avait coutume de demander quand le jeune pair entrerait dans les Ordres. La vraie portée de la lutte pour la liberté d'enseignement lui échappait, et il l'appelait parfois une querelle de cuistres et de bedeaux. Ce n'est pas qu'il fût porté à prendre parti pour les cuistres contre les bedeaux. Les prétentions de la philosophie inquiétaient son bon sens, et, dans le monde universitaire, on se plaignait généralement que le parti prêtre fût soutenu par le château. D'autre part cependant, le Roi se méfiait de l'enseignement du clergé : il craignait que, des collèges ecclésiastiques, les enfants ne sortissent carlistes. En somme, pour le moment, sa pensée ne se dégageait pas nettement. On sait d'ailleurs qu'il était dans la nature de cet esprit pourtant si brillant et si étendu, dans les habitudes de ce politique par certains côtés si consommé, de ne pas prendre volontiers parti sur les questions de principes, mais de louvoyer au milieu des faits avec une souplesse patiente et avisée, multipliant au besoin les inconséquences pour éviter les conflits. Rien chez lui de cette jeunesse chevaleresque, parfois un peu naïve et téméraire, qui se plaît à poser les grandes questions. Il aimait mieux tourner une difficulté que de l'aborder de front, ajourner un problème que de tenter de le résoudre. D'ailleurs, il croyait peu à la puissance du bien et beaucoup à celle du mal ; il pensait qu'à combattre le mal de front, on risquait de se faire briser, et que le meilleur moyen de lui échapper était de ruser avec lui, en le cajolant. Ainsi l'avons-nous vu, au début, en user avec l'esprit révolutionnaire. Peut-être était-il disposé à traiter de même la passion antireligieuse, si celle-ci se montrait trop menaçante ; non pas sans doute qu'il la partageât ou voulût lui céder ; mais il estimait que c'était la seule manière, sinon de détruire, au moins de limiter son action malfaisante. Était-ce une tactique heureuse ou nécessaire dans les matières purement politiques ? En tout cas, s'il était des questions où les expédients fussent insuffisants, où les courtes habiletés ne pussent prévenir les conflits, ni les petites caresses faire oublier les légitimes griefs, c'étaient celles qui intéressaient la conscience religieuse. Le Roi devait en faire l'expérience, parfois non sans surprise ni déplaisir ; à ce point de vue, ses rapports avec Mgr Affre sont assez curieux à étudier. Louis-Philippe avait été très ennuyé de l'opposition de Mgr de Quélen. Quand il fut question de lui trouver un successeur, fidèle à sa pratique constante dans les choix d'évêques, il voulut avant tout un prêtre justement considéré ; mais il ne lui déplut pas d'appeler à ce siège élevé un personnage sans patronage et sans clientèle, que ne désignaient ni un grand nom, ni un talent hors ligne, ni une haute situation. Jugeant des choses ecclésiastiques par ce qui se passait dans la politique, il comptait ainsi, non pas pouvoir exercer sur le nouveau prélat une pression qui n'était pas dans ses desseins, mais lui en imposer, l'avoir dans sa main. Mgr Affre fut tout de suite fort attiré aux Tuileries, où il était aimablement accueilli. Le Roi se plaisait à ces bons rapports auxquels ne l'avait pas habitué la bouderie hautaine de Mgr de Quélen. Tel soir, par exemple, pendant une grande réception, il tenait le prélat assis à ses côtés sur un canapé, et répétait à tous ceux qui venaient le saluer : Je cause avec mon cher archevêque. Il se livrait avec lui à toute l'abondance de sa conversation, s'étendant sur le bien qu'il voulait au catholicisme : Ah ! si je n'étais pas là, s'écriait-il, tout serait bouleversé. Que deviendriez-vous ? Que deviendrait la religion ? Il le consultait sur les choix épiscopaux. Il est délicieux, disait-il, notre cher archevêque : comme il juge bien les hommes ![62] Mgr Affre se prêtait à ces effusions avec une gravité peu souple. Nullement hostile à l'établissement de Juillet, fort mal vu pour cette raison du parti légitimiste, opposé par goût à toute démarche téméraire, plus que personne il désirait un accord entre le clergé et la monarchie de 1830. Mais il ne se payait pas de caresses auxquelles sa nature droite et un peu fruste était moins sensible qu'une autre ; nul n'était plus éloigné de se réduire au rôle d'un prélat de cour qui éviterait avant tout de paraître gênant. Aussi, quand, après le projet de 1841, la question d'enseignement fut mise à l'ordre du jour, voulut-il user des relations que lui avait permises la faveur royale, pour aborder ce sujet. Ce n'était pas l'affaire du souverain, qui croyait pouvoir passera côté de la question sans prendre parti. Aux premiers mots de l'archevêque, il changea la conversation. Plusieurs fois, le prélat revint au sujet loin duquel l'entraînaient les digressions calculées de son interlocuteur. Tout à coup Louis-Philippe lui dit : Monsieur l'archevêque, vous allez prononcer entre ma femme et moi. Combien faut-il de cierges à un mariage ? Je soutiens que six cierges suffisent ; ma femme prétend qu'on en doit mettre douze. Je me rappelle fort bien qu'à mon mariage, c'était dans la chambre de mon beau-père, il n'y avait que six cierges. Ces mots étaient dits avec cette bonhomie caressante, légèrement narquoise, qui était un des grands artifices du prince. Il importe peu, répondit Mgr Affre d'un ton à la fois courtois et sérieux, que l'on allume six cierges ou douze cierges à un mariage, mais veuillez m'entendre sur une question plus grave. — Comment, monsieur l'archevêque ! ceci est très grave, reprit en souriant le Roi ; il y a division dans mon ménage : ma femme prétend avoir raison, je soutiens qu'elle a tort. Sans répliquer, le prélat poursuivit, sa défense de la liberté d'enseignement. Louis-Philippe l'interrompit : Mais mes cierges, monsieur l'archevêque, mes cierges ? Son accent commençait à témoigner d'une certaine impatience. Mgr Affre ne se troubla pas et continua comme s'il ne se fût aperçu de rien. Le Roi alors, s'emportant : Tenez, s'écria-t-il, je ne veux pas de votre liberté d'enseignement ; je n'aime pas les collèges ecclésiastiques ; on y apprend trop aux enfants le verset du Magnificat : Deposuit potentes de sede. L'archevêque se leva et, après avoir salué, se retira. La dernière parole du Roi était moins l'expression réfléchie de sa pensée qu'une boutade comme il lui en échappait souvent dans l'intempérance de sa conversation : seulement, ce qui était vrai, c'est qu'il désirait gagner du temps et retarder le moment de se prononcer. L'archevêque revint, d'autres jours, à la charge ; il ne fut pas plus heureux ; Louis-Philippe ripostait en lui demandant quelle différence il y avait entre Dominus vobiscum et pax tecum ; il se mettait à lui raconter l'histoire de sa première communion, des anecdotes de son exil, ou bien parlait sur tout autre sujet avec une imperturbable volubilité ; puis il terminait ainsi son monologue : Allons, bonjour, monsieur l'archevêque, bonjour. Du reste, il était toujours fort gracieux avec le prélat, qu'il pensait avoir à la fois séduit et éconduit, comme il avait fait de tant d'hommes politiques. C'était là où il se trompait : quand on traite avec des hommes de foi, on peut les contredire ; on ne leur fait pas, par de pareils moyens, perdre de vue ce qu'ils considèrent comme un devoir. Puisqu'on ne voulait pas l'entendre dans des conversations secrètes, Mgr Affre se résolut à parler publiquement. Le 1er mai 1842, présentant ses hommages au souverain, à l'occasion de sa fête, il exprima, d'ailleurs en termes réservés et convenables, le vœu du clergé de pouvoir travailler plus librement à former le cœur et l'esprit de la jeunesse. Le Roi fut mécontent. Où ai-je été prendre ce M. Affre ? dit-il. C'est une pierre brute des montagnes. Je la briserais, si je n'en craignais les éclats. De cette date commencèrent, entre le souverain et le prélat, des rapports assez tendus. Un jour, Mgr Affre terminait ainsi l'entretien auquel avait donné lieu l'un des incidents de la lutte : Permettez-moi d'ajouter, Sire, que le gouvernement gagnerait beaucoup dans l'estime de tous, en laissant à l'Église son indépendance. Le Roi se leva, croisa les bras et s'écria : Ainsi je suis un persécuteur de l'Église !Non, Sire, reprit l'archevêque ; mais je maintiens que le gouvernement serait plus aimé, s'il ne contrariait pas notre action par de fréquentes et inutiles tracasseries. — Allons, bonjour, monsieur l'archevêque, bonjour. Plus tard même, Louis-Philippe, que l'âge rendait plus irritable et plus impérieux, devait se laisser aller à des paroles véhémentes et comminatoires, où il y avait du reste plus de calcul que de colère et surtout que d'animosité efficace : Je lui ai fait une peur de chien, disait-il après une scène de ce genre ; mais, pour rien au monde, il n'eût mis la moindre de ses menaces à exécution. Il se trompait sur l'effet d'une telle attitude : son interlocuteur sortait des Tuileries moins intimidé qu'attristé. Ces gens-là, disait-il, ne voient dans la religion qu'une machine gouvernementale ; ils ne se doutent pas que nous avons une conscience. Le résultat le plus clair fut que Mgr Affre, d'abord si bien disposé pour le régime de Juillet, s'en éloigna peu à peu. Malgré toute son habileté, le vieux roi se trouvait n'avoir contenté ni les universitaires ni le clergé.

 

VIII

Quand les gouvernements ne donnent pas l'impulsion, ils la reçoivent : c'est ce qui arrivait au ministère dans la question religieuse. Il ne voulait sans doute pas aller aux extrémités où le poussaient les adversaires du clergé ; mais il se croyait obligé de céder à quelques-unes de leurs exigences. Sur plus d'un point, les bons rapports qui avaient commencé à s'établir entre l'Église et l'État se trouvaient ainsi un peu altérés. Jusqu'alors, les ministères successifs avaient gardé, en face de la restauration monastique entreprise par Lacordaire, une neutralité bienveillante, quoique un peu inquiète. Une fois les luttes de la liberté d'enseignement engagées, la bienveillance demeura au fond, mais elle n'osa plus se manifester, et l'inquiétude augmenta. Ainsi vit-on le ministre des cultes s'agiter pour empêcher que le nouveau Dominicain ne prêchât en froc : campagne aussi malheureuse que puérile ; la liberté finit par l'emporter. La victoire dépassa même cette petite question de costume ; en effet, Lacordaire, hardi avec prudence et finesse, fondait à cette époque les deux premières maisons de son Ordre, à Nancy d'abord, près de Grenoble ensuite. Le ministre protesta, mais en vain ; il s'en consolait d'ailleurs, n'ayant eu d'autre dessein que de prendre ses sûretés, pour le cas où il serait harcelé par M. Isambert. Ces petites gênes n'entravaient donc pas sérieusement les progrès de la liberté religieuse ; seulement, elles suffisaient pour que le gouvernement n'eût ni l'honneur ni le profit de ces progrès, pour que tout parût se faire malgré lui et presque contre lui. Même attitude à l'égard de la Compagnie de Jésus ; le ministère n'avait contre elle aucun parti pris ; M. Guizot et M. Martin du Nord étaient heureux, quand, dans les entretiens assez fréquents qu'ils avaient avec ses membres, ils pouvaient les rassurer ; mais s'ils n'avaient pas peur des Jésuites, ils avaient peur de ceux qui cherchaient à leur en faire peur ; ils ne voulaient pas frapper ces religieux, mais tâchaient, sans succès, il est vrai, de faire prendre des mesures contre eux par les évêques, ou essayaient d'obtenir de la compagnie elle-même quelque concession qui pût désarmer ses adversaires.

Le gouvernement n'avait pas seulement affaire aux congrégations ; c'était avec les évêques, réclamant la liberté d'enseignement, que le conflit était le plus directement engagé et aussi le plus embarrassant. Le ministre des cultes répugnait aux mesures répressives, qui, en pareil cas, sont d'ordinaire odieuses ou inefficaces, quelquefois l'un et l'autre. Aussi essaya-t-il d'abord d'agir par des lettres non publiques, adressées à tel prélat ou à l'épiscopat tout entier ; mais, qu'il usât de caresses ou de remontrances, l'effet était à peu près nul, et. le ton sur lequel répondaient les évêques montrait combien peu ils étaient séduits ou effrayés. Il se laissa alors entraîner à frapper plus fort. L'évêque de Châlons, en novembre 1843, fut déféré pour abus au conseil d'État, à raison d'une lettre où il avait menacé éventuellement de retirer les aumôniers des collèges ; la sentence, raillée par les catholiques, ne fut guère prise au sérieux que par M. Dupin. Au commencement de 1844, deux prêtres, auteurs de publications véhémentes contre le monopole universitaire, l'abbé Moutonnet à Nîmes, l'abbé Combalot à Paris, étaient poursuivis devant le jury ; le premier fut acquitté, le second condamné à quinze jours de prison et à 4.000 francs d'amende ; l'émotion produite fit plus de tort au gouvernement accusé de persécution, qu'au condamné qui refusa sa grâce et qui, passé aussitôt martyr, reçut de partout, même de certains évêchés, d'enthousiastes et publiques félicitations.

En même temps qu'il n'intimidait et ne contenait personne, le gouvernement se trouvait élargir lui-même le débat qu'il eût tant voulu étouffer. Dans les premiers jours de 1844, les évêques de la province de Paris ayant adressé au Roi un mémoire collectif sur la liberté d'enseignement, M. Martin du Nord crut devoir signifier à Mgr Affre que ce mémoire blessait gravement les convenances et constituait une infraction à celui des articles organiques qui interdisait toute délibération dans une réunion d'évêques non autorisée. Il serait étrange, disait le ministre, qu'une telle prohibition pût être éludée au moyen d'une correspondance établissant le concert et opérant la délibération, sans qu'il y ait eu assemblée. Qui aurait voulu fournir une occasion d'attaquer les articles organiques, en en faisant l'application la plus excessive et la plus ridicule, n'aurait pas agi autrement. Il n'y eut pas assez de sarcasmes, dans toute la presse catholique, sur le concert par écrit de M. Martin du Nord. L'archevêque de Paris répondit par une lettre légèrement ironique et fortement raisonnée, où il ne se contenta pas de démontrer ce qu'avait d'insoutenable cette extension donnée aux interdictions portées par les articles organiques ; il protesta contre ces interdictions elles-mêmes, et demanda, au nom de la liberté religieuse, la révision de cette législation. Ce ne fut pas tout : la plupart des évêques de France (cinquante-cinq environ) écrivirent à l'archevêque de Paris pour approuver sa conduite et s'associer à ses protestations. Le ministre des cultes fut réduit à subir en silence la manifestation qu'il avait provoquée ; ce pacifique, ce timide, si désireux d'éviter les conflits et d'écarter les grosses questions, se trouvait s'être mis tout l'épiscopat sur les bras et avoir soulevé le redoutable problème des articles organiques. Le P, de Ravignan disait alors dans une de ses lettres : La question vraie est la liberté de l'Église. C'est une nouvelle voie qu'il faut ouvrir, une nouvelle ère à commencer ; c'est, comme je le conçois, l'action ferme et prudente de l'autorité spirituelle, réclamant, par tous les moyens constitutionnels et légaux, le libre exercice de ses droits et sa place au soleil des institutions du pays.

Somme toute, le gouvernement n'avait pas d'intentions méchantes : il n'avait même qu'une résolution bien arrêtée, celle de ne pas être persécuteur ; et quand, dans l'émotion de la lutte, des journalistes ou même de vénérables prélats parlaient comme ils l'eussent fait en face de quelque Dioclétien, M. Martin du Nord était assez fondé à leur répondre : Vous pouvez parler des persécutions sans crainte ; il n'y a pas grand courage à braver des dangers imaginaires. Plus tard, les catholiques jugeront ce gouvernement avec plus de sang-froid et d'équité. Mais, vers 1844, sous le coup de l'irritation causée par de petites vexations, le clergé était conduit à s'éloigner de la monarchie de Juillet dont naguère il se rapprochait, et l'un des plus modérés entre les polémistes catholiques, l'abbé Dupanloup, écrivait : N'est-il pas évident qu'on nous méconnaît, et que, nous méconnaissant, on tend à nous pousser dans une opposition où nous ne sommes pas ?... Il y a péril à nous accoutumer à ne rien attendre du présent, et à nous faire, las et déçus, porter nos regards vers l'avenir[63].

Si les catholiques étaient mécontents, leurs adversaires ne l'étaient pas moins. C'est la condition des politiques indécises et faibles, que tout le monde s'en plaint. Les universitaires se déclaraient mal défendus, presque trahis, et accusaient couramment le ministère et le Roi de complaisance envers le clergé ; MM. Libri et Génin le disaient avec amertume, MM. Quinet et Michelet, avec menaces. On en voulait surtout à M. Martin du Nord, auquel on opposait M. Villemain. Ces plaintes n'étaient pas sans écho à la Chambre des députés ; toutefois, jusqu'en 1844, ce ne fut qu'un écho peu retentissant ; l'opposition parlementaire n'avait pas encore trouvé intérêt à s'emparer de la question et à la mettre au premier rang. M. Isambert fut à peu près seul, en 1842 et 1843, à dénoncer les défaillances du gouvernement dans les questions religieuses ; il n'épargnait rien cependant pour inquiéter les esprits, proclamant que c'était pire que sous le ministère Villèle, demandant gravement si l'on voulait ramener le pays au moyen âge, et s'il y avait, comme sous la Restauration, un gouvernement occulte, allié au parti jésuitique. M. Martin du Nord trahissait, dans ses réponses, l'embarras de sa situation ; d'une part, il ne pouvait entendre tant d'attaques odieuses et absurdes, sans tâcher d'en effacer l'effet par quelques paroles douces et polies à l'adresse des évêques, parfois même sans élever quelques protestations chaleureuses. On craint que la religion ne nous envahisse, s'écriait-il un jour ; je suis loin de partager cette crainte, et je me félicite au contraire du développement des idées religieuses... Je ne cherche pas à obtenir l'assentiment d'hommes qui voient toujours dans la religion un péril pour le gouvernement. Mais, aussitôt après, il croyait nécessaire de se faire pardonner cette bienveillance, en se vantant de toutes les mesures qu'il avait prises contre le clergé, en adressant des remontrances aux prélats, du haut de la tribune, et en donnant aux néo-gallicans la satisfaction d'adhérer à leurs prétentions. Ce qui apparaissait de plus clair au milieu de ces contradictions hésitantes, c'était le désir qu'avait le ministre, non de rien résoudre, mais de tout assoupir. Son idéal eût été que les évêques parlassent tout bas, et que M. Isambert ne parlât pas du tout ; il semblait que cette double et un peu naïve supplication, adressée aux partis opposés, fût le dernier mot de chacun de ses discours.

On comprend sans doute qu'entre deux opinions extrêmes, un gouvernement veuille tenir une conduite intermédiaire : c'est souvent son devoir ; mais la modération n'est pas l'incertitude et le laisser-aller ; nulle politique au contraire n'exige une volonté plus résolue et plus précise, une ligne de conduite plus nettement arrêtée et plus fermement suivie. Le ministère ne le comprenait pas. Aussi ne gouvernait-il ni les esprits ni les événements, et, au lieu d'obtenir cette pacification qu'il croyait faciliter en éludant les questions, voyait-il les ardents des deux camps s'échauffer davantage, saisir l'opinion, donner le ton, échanger leurs défis et leurs coups pardessus sa tête, sans presque s'inquiéter de ce qu'il pouvait penser et dire. C'est ce qui se produisit surtout dans la session de 1844, quand la question religieuse commença à occuper plus de place dans les débats parlementaires. A la tête de ceux qui prétendaient défendre, à la tribune, les droits de l'État contre le clergé, M. Dupin s'empara avec éclat du premier rôle. Prenant des mains de M. Isambert le drapeau que celui-ci avait tenu jusqu'alors d'une façon un peu ridicule, il fit une charge à fond contre le parti prêtre, réprimanda les faiblesses ou les hésitations du gouvernement et lui dicta le programme d'une politique de combat[64]. Ce légiste, qui avait recueilli de l'ancien régime toutes les prétentions, tous les préjugés, tous les ressentiments du gallicanisme et du jansénisme parlementaires, n'avait pas l'esprit assez large et assez haut pour voir combien ces thèses étaient déplacées dans la société nouvelle ; il se plaisait à ces luttes qu'il réduisait à une sorte de querelle de basoche et de sacristie. Elles vont juste, écrivait alors M. Sainte-Beuve, à cette nature avocassière et bourgeoise de Dupin, le remettent en verve et le ravigotent. D'ailleurs, sous son masque de paysan du Danube, se cachaient une finesse subalterne et une courtisanerie vulgaire : en flattant les passions anticléricales, il cherchait à retrouver quelque chose de la popularité qu'il avait perdue après 1830, et un peu de l'importance parlementaire que les mésaventures de son tiers parti et sa descente du fauteuil de la présidence avaient singulièrement diminuée[65]. Il lança son réquisitoire avec une verve un peu grossière, mais rapide et vigoureuse. Rien de neuf, de haut, de profond ; c'était plein de ce que le duc de Broglie appelait ces arguments à la Dupin, ces raisons de coin de rue. Un tel langage n'allait que mieux aux étroites rancunes, aux jalousies mesquines d'une partie de l'auditoire. Quel plaisir de voir maltraiter les évêques avec une sorte de familiarité rude, comme on ferait d'un employé mutin ! Et puis, l'une des habiletés de cet orateur qu'on a appelé le plus spirituel des esprits communs était de donner aux préjugés terre à terre la tournure d'une saillie de bon sens. Sa parole fut singulièrement âpre. Rappelons-nous, s'écria-t-il, que nous sommes sous un gouvernement qu'on ne confesse pas. Et il termina par cette injonction fameuse : Je vous y exhorte, gouvernement, soyez implacable ! Après coup, le mot inflexible fut substitué à celui d'implacable. L'effet fut considérable. Jamais je n'avais vu l'assemblée plus unanime, écrivait le lendemain un spectateur... On eût dit que le clergé avait touché à toutes les libertés de la France, qu'il avait déchiré la Charte d'une main violente, et que nous allions revenir au temps de Grégoire VII !... M. Dupin est redevenu un homme populaire. Il a parlé en maître à tous les instincts révolutionnaires de la France. Plus il est brutal, et plus on l'écoute ; plus il est incisif, et plus on l'applaudit ; il a la verve et la passion de certains discours de Saurin, le protestant, et, à cette -verve, à cette passion, il conserve la couleur catholique[66].

Vivement troublé de cette déclaration de guerre contre le clergé, que la majorité avait semblé faire sienne par ses applaudissements, le ministère n'osa ni la contredire ni l'approuver. Il lui fallut bientôt assister à la contre-partie. M. de Montalembert, arrivé récemment de Madère où il venait de passer deux ans, avait entendu, d'une des tribunes publiques, la harangue de M. Dupin. Quelques jours après, il y répondait à la Chambre des pairs : et certes il apparut que, si le gouvernement avait été embarrassé, les catholiques n'avaient pas été intimidés. La parole du jeune pair fut plus fière, plus provocante même que jamais. A peine s'arrêta-t-il à railler les vexations impuissantes du gouvernement : il prit à partie le réquisitoire prononcé à la Chambre des députés et le mit en pièces. Arrière ces prétendues libertés ! s'écria-t-il en parlant des libertés gallicanes. Puis il continua ainsi : On vous dit d'être implacables ou inflexibles ; mais savez-vous ce qu'il y a de plus inflexible au monde ? Ce n'est ni la rigueur des lois injustes, ni le courage des politiques, ni la vertu des légistes ; c'est la conscience des chrétiens convaincus. Permettez-moi de vous le dire, Messieurs, il s'est levé parmi vous une génération d'hommes que vous ne connaissez pas. Nous ne sommes ni des conspirateurs, ni des complaisants ; on ne nous trouve ni dans les émeutes, ni dans les antichambres ; nous sommes étrangers à toutes vos coalitions, à toutes vos récriminations, à toutes vos luttes de cabinet, de partis ; nous n'avons été ni à Gand, ni à Belgrave-Square ; nous n'avons été en pèlerinage qu'au tombeau des apôtres, des pontifes et des martyrs ; nous y avons appris, avec le respect chrétien et légitime des pouvoirs établis, comment on leur résiste quand ils manquent à leurs devoirs, et comment on leur survit. Il termina par ces paroles devenues aussitôt fameuses : Quoi ! parce que nous sommes de ceux qu'on confesse, croit-on que nous nous relevions des pieds de nos prêtres, tout disposés à tendre les mains aux menottes d'une légalité anticonstitutionnelle ? Ah ! qu'on se détrompe. Au milieu d'un peuple libre, nous ne voulons pas être des ilotes ; nous sommes les successeurs des martyrs, et nous ne tremblerons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat ; nous sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire[67]. Pendant que ce dialogue enflammé s'échangeait d'une tribune à l'autre et occupait l'attention publique, quelle pâle figure faisait le ministère ! Le cabinet s'est abstenu, écrivait alors M. de Tocqueville ; il a laissé arriver les événements, il a laissé les passions grandir, il s'est tenu coi en face de toutes choses ; c'est son habitude.

 

IX

Si désireux qu'il fût de s'effacer, le gouvernement ne pouvait oublier que la promesse de la liberté d'enseignement, inscrite dans la Charte, lui imposait une mission à laquelle il ne lui était pas permis de se dérober indéfiniment. Force lui était de recommencer la tentative, déjà faite sans succès, en 1836 et en 1841, pour organiser cette liberté dans l'instruction secondaire. Il se décida donc, le 2 février 1844, à déposer un nouveau projet. Donnait-il cette fois satisfaction aux catholiques ? Tout d'abord, il s'était gardé de répéter la maladresse commise en 1841, au sujet des petits séminaires ; ceux-ci conservaient leurs privilèges et même recevaient quelques avantages. Par contre, les conditions du droit commun étaient singulièrement étroites. Les établissements libres se trouvaient placés sous l'autorité et la juridiction, non de l'État, juge impartial, mais du Corps universitaire, leur concurrent. On leur imposait des formalités, des exigences de brevets, de grades, si multipliées et si gênantes que, dans beaucoup de cas, elles devaient équivaloir à une interdiction : n'allait-on pas jusqu'à stipuler que tous les surveillants seraient bacheliers ? Le certificat d'études était maintenu : pour se présenter au baccalauréat, il fallait justifier qu'on avait fait sa rhétorique et sa philosophie, soit dans sa famille, soit dans les collèges de l'État, soit dans les institutions de plein exercice, ce dernier caractère n'étant acquis aux établissements libres que moyennant des conditions à peu près impossibles à réaliser. Enfin un article, visant spécialement les Jésuites, obligeait tous ceux qui voulaient enseigner à affirmer, par une déclaration écrite et signée, qu'ils n'appartenaient à aucune association ou congrégation religieuse : rien de plus contraire aux principes que cette interrogation inquisitoriale, obligeant un citoyen à se frapper par sa propre déclaration ; c'était comme la violation du plus sacré des domiciles, celui de la conscience, et les catholiques étaient fondés à demander si les auteurs du projet avaient voulu recueillir, dans le naufrage de l'intolérance anglaise, l'odieuse formalité du Test. On était donc, cette fois encore, bien loin du grand acte de gouvernement et de justice qu'il eût été dans l'intérêt du ministère et dans le goût de M. Guizot d'entreprendre. Celui-ci cependant avait dit, quelques semaines auparavant, au P. de Ravignan : On va s'occuper de la liberté d'enseignement. Il n'y aura pas de concessions, parce qu'un gouvernement n'en fait pas. Mais, sous certaines conditions, tous seront admis. Vous ne devez pas être exclus, pourvu que vous vous conformiez à ce qui sera exigé 1[68]. Depuis lors, que s'était-il donc passé ? Le ministre des affaires étrangères avait-il, une fois de plus, laissé carte blanche à son collègue de l'instruction publique ? Divers indices tendent à faire croire qu'il avait été question un moment de présenter un projet plus libéral, mais que les partisans de l'Université l'avaient fait écarter, en exploitant l'émotion produite, à la fin de 1843, par certaines polémiques épiscopales.

Les amis de la liberté d'enseignement n'étaient pas disposés à laisser passer sans résistance un tel projet. Précisément, à cette époque, le parti catholique en avait fini avec les tâtonnements du début ; il était organisé ; il avait arrêté son programme et sa tactique. Ce furent les chefs du clergé qui donnèrent le signal. De presque tous les évêchés, partirent des protestations émues, fermes, quelques-unes presque menaçantes, toutes n'invoquant que la liberté. Jamais on n'avait vu une manifestation aussi générale et aussi prompte de l'épiscopat. Si les critiques étaient parfois assez vives, les conclusions qui s'en dégageaient étaient, après tout, modérées et raisonnables ; on pouvait les résumer ainsi : soustraire les établissements libres, non à la surveillance de l'État qu'on acceptait, mais à l'autorité de l'Université ; diminuer les exigences de grades ; supprimer le certificat d'études ; n'exiger aucune déclaration relative aux congrégations religieuses, en s'en référant à la législation existante pour la situation de ces congrégations[69].

Le projet avait été déposé d'abord à la Chambre des pairs. Le rapport, rédigé au nom de la commission, par le duc de Broglie, fut une œuvre considérable, dont les doctrines, les tendances et le ton tranchaient avec l'exposé des motifs de M. Villemain. Répudiant les sophismes sur l'État enseignant, il posait tout d'abord, avec une netteté supérieure, le principe même de la liberté d'enseignement qu'il déclarait être la conséquence nécessaire de la liberté de conscience. Si l'État intervient, disait-il, ce n'est point à titre de souverain ; c'est à titre de protecteur et de guide ; il n'intervient qu'à défaut des familles... et pour suppléer à l'insuffisance des établissements particuliers. N'était-ce pas beaucoup, à cette époque, que de proclamer cette doctrine, dût-on n'en pas tirer immédiatement toutes les conséquences ? Le principe de la concurrence, à côté et en face de l'Université, a été posé par M. de Broglie, écrivait M. Sainte-Beuve ; il est difficile que ce principe, dans de certaines limites, n'arrive pas à triompher. Le rapporteur, préoccupé de satisfaire, sur un autre point, les consciences catholiques, reconnaissait hautement la nécessité de l'instruction religieuse. Il ne suffit pas, disait-il, d'un enseignement vague et général, fondé sur les principes du christianisme, mais étranger au dogme et à l'histoire de la religion... Un tel enseignement aurait pour résultat d'ébranler dans l'esprit de la jeunesse les fondements de la foi, de donner aux enfants lieu de penser que la religion tout entière se réduit à la morale. Mieux vaudrait un silence absolu. Et il ajoutait : La loi, telle que nous la proposons, place au premier rang des études l'instruction morale et religieuse ; elle veut que la morale trouve dans le dogme son autorité, sa vie, sa sanction ; elle lui veut pour appui des pratiques régulières. Son insistance même trahissait une certaine méfiance de l'enseignement universitaire, principalement de l'enseignement philosophique, et, sur ce point, sa parole prenait presque parfois le caractère d'une admonestation non dissimulée. Sans doute la commission était loin de faire une application complète des principes qu'elle avait si bien posés. Il eût fallu pour cela bouleverser radicalement le projet du gouvernement, ce qui n'était pas dans les habitudes circonspectes de la pairie. D'ailleurs, si, par logique comme par sentiment, l'éminent rapporteur était porté vers les solutions libérales, il paraissait retenu par une double crainte à laquelle les événements ne devaient pas donner raison : la crainte d'abord que cette liberté, qui n'avait pas encore été expérimentée, n'amenât un abaissement et une désorganisation des études : de là, l'adhésion donnée aux exigences de grades, la crainte ensuite qu'en heurtant les préjugés existants, on ne provoquât un soulèvement d'opinion plus nuisible à la religion qu'une loi temporairement restrictive ; de là, l'exclusion des congrégations. Sur ce dernier point, le rapporteur passait rapidement, avec une gêne visible, ne présentant cet article que comme une concession momentanée à de fâcheuses préventions, comme l'application forcée d'une législation préexistante qu'il ne cherchait guère à justifier et qu'il se gardait surtout de présenter comme définitive[70]. La réserve et la timidité regrettables de la commission dans les questions d'application ne l'empêchaient pas cependant d'apporter au projet des améliorations notables. Les principales étaient fondées sur cette idée que, pour la constitution, la surveillance, la discipline des établissements libres, il n'était pas juste de donner toute l'autorité à l'Université, mais qu'il convenait de faire intervenir des personnages plus indépendants et plus impartiaux, appartenant à la magistrature, aux corps électifs, à la haute administration, au clergé, et représentant l'État, ou mieux encore la société. Plusieurs amendements étaient proposés dans cet esprit. La commission introduisait ainsi dans la législation un principe nouveau, fécond, essentiel à la liberté d'enseignement, et qui devait se retrouver dans les innovations les plus importantes de la loi de 1850. Les partisans du monopole se montrèrent fort mécontents du rapport. Cousin est furieux, écrivait le duc de Broglie à son fils, le 19 avril 1844[71] ; il dit que l'Université est trahie, vendue, livrée à ses ennemis. Quant aux catholiques, dans l'excitation de la lutte, ils étaient naturellement plus frappés de ce que l'on continuait à. leur refuser que de ce qu'on commençait à leur accorder ; néanmoins l'évêque de Langres et surtout l'abbé Dupanloup adressèrent alors à M. le duc de Broglie des lettres publiques où, tout en combattant sur plusieurs points ses conclusions, ils rendaient, sur d'autres, hommage à l'œuvre de la commission et surtout au langage du rapporteur.

Le débat s'ouvrit, à la Chambre des pairs, le 22 avril 1844, et se prolongea jusqu'au 24 mai, avec une gravité, un éclat qui en font l'un des épisodes parlementaires les plus remarquables de la monarchie de Juillet. La cause du monopole universitaire fut prise en main par M. Cousin, qui se prononça hautement contre tonte liberté d'enseignement. Au grand étonnement de ceux qui se rappelaient son renom d'éloquence, l'ancien professeur n'avait guère réussi jusqu'alors, comme orateur parlementaire ; cette fois, une passion profonde et le besoin de défendre sa propre situation le rendirent vraiment éloquent : ce furent ses grands jours de tribune. A tout propos, il parlait deux ou trois heures de suite, vraiment infatigable et intarissable, tantôt ironique, tantôt véhément, ou bien encore se posant en victime et, comme l'écrivait un spectateur, faisant paraître l'Université devant la Chambre, en robe presque de suppliante ou d'accusée[72]. Malgré tout, sa parole eut plus de retentissement qu'elle n'exerça d'action. Les pairs demeuraient froids ou même étaient tentés de sourire à ses adjurations les plus solennelles, à ses plus pathétiques lamentations ; la préoccupation trop visiblement personnelle de l'orateur les mettait en défiance ; dans ses effets tragiques, ils étaient choqués d'une sorte d'exagération factice, et devinaient le comédien qui se trahissait jusque par l'accent, le geste, la mimique du visage. Sans doute ce comédien existait déjà chez M. Cousin, lors de ses grands succès de Sorbonne ; mais alors, dans la jeunesse de tous, jeunesse du professeur, jeunesse de l'auditoire, jeunesse du siècle lui-même, l'admiration n'y avait pas regardé de si près ; et puis, quand il ne s'agissait de rien moins que de renouveler l'esprit humain, était-il étonnant d'avoir des allures de prophète et d'hiérophante ? Rien de pareil, en 1844, quand M. Cousin, ayant dépassé la cinquantaine et devenu un haut fonctionnaire, défendait son gouvernement philosophique devant des vieillards trop froids, trop sceptiques, trop expérimentés, pour être dupes de certains procédés.

A l'autre extrémité de la lice, était M. de Montalembert, assisté des rares champions de la liberté d'enseignement. Parmi ces derniers, il en était qu'on ne se fût pas attendu à voir là, entre autres le premier président Séguier, principal auteur de l'arrêt de 1826 contre les Jésuites, et le comte Arthur Beugnot, que ni ses antécédents ni ses relations n'avaient paru préparer à devenir un champion du clergé. Le jeune fondateur du parti catholique était dans la fleur de son talent, dans l'ardeur de ses généreuses convictions. Bien qu'il fût loin d'obtenir pour toutes ses idées l'adhésion de l'auditoire, il se faisait écouter avec une surprise attentive et sympathique. Sa parole hardiment accusatrice, prompte à porter les défis, avait un accent de confiance dans l'avenir que faisait encore ressortir l'attitude souvent gémissante de M. Cousin. Avec le philosophe, on eût crû entendre les adieux attristés d'une cause naguère triomphante, qui sentait approcher l'heure de la défaite ; avec le catholique, c'était le fier salut d'une cause hier méconnue, mais assurée de vaincre demain.

Entre ces deux petits groupes extrêmes, flottait la masse de l'assemblée, disposée à les taxer l'un et l'autre d'exagération et résolue à leur imposer une transaction plus ou moins hétérogène ; habituée à soutenir l'Université, mais agacée par ses prétentions, effarouchée par ses doctrines et surtout par ses défenseurs ; bienveillante pour le catholicisme, par convenance politique plus que par foi religieuse, mais inquiète, dans sa sagesse timide, de ce que la thèse de la liberté d'enseignement avait de jeune, d'audacieux, d'inconnu ; en ce qui touche les Jésuites, dégagée peut-être des passions, non des préjugés de son temps ; portée, suivant l'expression de M. Beugnot, à prendre un principe à droite, un principe à gauche, à les rapprocher malgré eux, et à faire ainsi adopter un projet qui ne fût ni complètement bon, ni tout à fait mauvais. Ce fut la commission qui exerça le plus d'influence sur cette masse flottante ; elle eut pour principaux interprètes deux orateurs, l'un de grande autorité, le duc de Broglie, l'autre de rare habileté, M. Rossi. Le ministère, au contraire, ne sut pas prendre dans le débat le rôle directeur qui eût dû lui appartenir. M. Villemain, au lieu de se porter médiateur entre les deux opinions extrêmes, fut uniquement préoccupé de ne pas se laisser dépasser par M. Cousin en zèle universitaire ; dans ses discours, beaucoup d'épigrammes aigres-douces à l'adresse de son rival, mais pas une vue d'homme d'État ; son talent de parole lui-même était voilé ; l'orateur sentait son insuccès et en souffrait beaucoup. D'ailleurs, comme pour diminuer encore l'action du cabinet, l'attitude du ministre de l'instruction publique se trouvait souvent contredite par celle du ministre des cultes, M. Martin du Nord, qui saisissait toutes les occasions de se poser presque en avocat et en protecteur du clergé. Quant à M. Guizot, qui, dans une discussion si importante, ne pouvait persister à se tenir à l'écart, sa parole, d'ordinaire si ferme, ne laissa pas que de paraître un peu embarrassée. Il sentait visiblement la faiblesse de la cause qu'il soutenait par nécessité parlementaire et la grandeur de celle qu'il combattait à regret. Aussi, évitant autant que possible de parler de la loi elle-même, il s'échappait à côté ou planait au-dessus. Comme pour s'excuser et se consoler des mesures restrictives qu'il se croyait obligé d'imposer au clergé, il faisait de la religion l'un des plus magnifiques éloges qui eussent été prononcés à la tribune française, rendait hommage à la sincérité et à la légitimité de l'opposition catholique, avertissait la société nouvelle qu'elle devait s'accoutumer à l'influence de l'Église, laissait voir que, dans sa pensée, la loi proposée n'était pas une solution définitive, et faisait espérer, pour l'avenir, la pleine liberté qu'il repoussait à contre-cœur dans le présent.

Les universitaires furent les premiers auxquels la Chambre des pairs infligea un échec. Voulant apporter une conclusion pratique aux défiances manifestées dans le rapport, M. de Ségur-Lamoignon avait proposé de restreindre le cours de philosophie. M. Cousin, personnellement visé, se défendit avec vivacité. On vit alors, non sans surprise ni sans émotion, M. de Montalivet appuyer la proposition : la situation de l'orateur auprès du Roi était telle, que chacun devina dans sa démarche la pensée du château. L'intendant de la liste civile soutint qu'il convenait de donner à la fois un avertissement à certaines témérités de l'enseignement universitaire et une satisfaction aux griefs du clergé ; il protesta, avec une grande énergie, contre cette philosophie officielle qu'on prétendait rendre indifférente à toutes les religions, par respect pour la liberté des cultes. L'effet fut considérable. Dès le lendemain, le Constitutionnel raillait avec amertume les conversions opérées par la parole du favori et dénonçait le gouvernement occulte. Au nom de la commission, le rapporteur proposa un amendement inspiré par le même esprit, mais autrement libellé : il ne laissait plus au seul conseil royal de l'Université, c'est-à-dire à M. Cousin en ce qui concernait la philosophie, le droit d'arrêter le programme du baccalauréat, mais soumettait ce programme au conseil d'État. C'était l'application de ce que le duc de Broglie appelait le principe de la loi : principe en vertu duquel l'autorité sur l'enseignement libre devait appartenir à un pouvoir impartial, représentant l'État, ou mieux la société entière. L'amendement se trouvait atteindre M. Villemain, qui, intimidé parles universitaires, n'avait pu se décider à donner les satisfactions demandées par la commission sur la question des programmes. Toutefois, les sentiments du ministre à l'égard de M. Cousin lui apportaient quelque consolation dans cette mésaventure : il était, écrivait-on alors, partagé entre la douleur de voir sa loi modifiée, l'Université un peu réduite, et le plaisir de voir la philosophie de son rival recevoir une chiquenaude. Aussi combattit-il mollement l'amendement, exprimant son regret qu'on voulût donner ce soufflet à la philosophie, mais indiquant que, si l'on tenait à le faire, il se résignait à présenter la joue de M. Cousin. Seul, celui-ci, stupéfait et désolé de l'abandon où il était réduit, se débattit avec une énergie désespérée, violent d'abord, suppliant ensuite, et humiliant l'orgueil de cette philosophie, naguère si hautaine, jusqu'à l'abriter derrière des noms catholiques. Rien n'y fit. L'amendement fut voté à une grande majorité. L'opinion considéra avec raison cet incident comme une leçon à l'adresse de M. Cousin, un échec pour l'Université, une marque solennelle de défiance à l'égard de ses doctrines, la négation de la prétention qu'elle avait d'être l'État et de dominer à ce titre les établissements particuliers[73]. Le coup moral est porté, écrivait alors M. Sainte-Beuve, et l'Univers était fondé à dire : N'est-ce pas la justification de toutes les réclamations de l'épiscopat et de toute notre polémique ? On avait voulu, en effet, comme le disaient M. de Montalivet et le duc de Broglie, tenir compte, dans une certaine mesure, des réclamations des évêques ; mais n'était-il pas surprenant qu'on eût mieux aimé donner raison à leurs griefs religieux que satisfaction à leurs revendications libérales, qu'on eût trouvé plus facile de faire quelque chose contre l'Université que pour la liberté ? Certaines personnes crurent deviner dans un tel choix l'action personnelle du Roi.

Ce vote émis, la haute assemblée se jugea quitte envers les catholiques. MM. Beugnot, de Barthélémy, Séguier et de Gabriac avaient présenté un contre-projet dont les principales dispositions étaient : le droit d'enseigner pour tout bachelier muni d'un certificat de moralité ; la suppression du certificat d'études ; des jurys d'examen composés mi-partie de professeurs de faculté, mi-partie de notables ; à côté du conseil royal de l'Université, l'institution d'un conseil supérieur pour l'enseignement libre, composé de magistrats, de membres de l'Institut, de chefs d'institution et de l'archevêque de Paris. Tous les articles de ce contre-projet furent rejetés. La majorité se borna à accepter les améliorations réelles, quoique insuffisantes, par lesquelles la commission, appliquant le principe de la loi, substituait ou associait d'autres autorités à l'Université, lorsqu'il s'agissait de l'enseignement libre. Quant à l'article excluant les membres des congrégations, elle l'adopta, mais tristement, d'un air un peu honteux, et sans prétendre faire ainsi une œuvre durable. Au vote sur l'ensemble de la loi, 85 voix se prononcèrent pour, 51 contre. C'était une très forte minorité pour la Chambre des pairs : un projet qui, dès le début, rencontrait tant d'adversaires sur un tel terrain, n'avait guère chance de réussir. Le rapporteur, M. de Broglie, était le premier à s'en rendre compte. C'est une loi qui ne se fera pas, écrivait-il à son fils[74].

La discussion qui venait d'avoir lieu n'en était pas moins un fait considérable et plein de promesses. N'était-ce pas beaucoup que d'avoir vu le public oublier presque les luttes de portefeuille ou les spéculations de chemins de fer, pour s'intéresser à ces questions d'enseignement ? Et de quel ton elles avaient été discutées ! Jamais, écrivait l'abbé Dupanloup, la grande et sainte Église catholique, l'épiscopat français, l'autorité pontificale, les congrégations, les Jésuites eux-mêmes n'ont été traités avec plus de gravité et de convenance. Ajoutons que ce long débat avait servi à l'éducation du public ; il lui avait révélé les diverses faces d'un problème pour lui tout nouveau, et la lumière ainsi faite profitait à la bonne cause. Aussi, du côté des catholiques, les cœurs étaient-ils à l'espérance. On y avait conscience que la petite armée, de formation si récente, venait de déployer et de planter noblement son drapeau. La direction était prise, l'élan donné, et chacun sentait que la victoire définitive n'était plus qu'une question de temps. Il est très certain, écrivait M. Sainte-Beuve, qu'on ne conclura pas cette année ; mais les idées germeront. Et un autre spectateur, M. de Viel-Castel, ajoutait : Cette cause gagne et gagnera chaque jour du terrain. Ce qui suffisait il y a trois ans ne suffira plus aujourd'hui ; ce qui suffirait aujourd'hui ne suffira plus dans trois ans.

 

X

Battus au Luxembourg, les universitaires cherchèrent une revanche au Palais-Bourbon. Ils ont réussi, écrivait alors le duc de Broglie[75], à ameuter contre nous la Chambre des députés presque tout entière. Ce fut ainsi, sous le vent d'une réaction violente contre le clergé[76], que fut nommée la commission chargée d'examiner le projet voté par l'autre assemblée. M. Thiers était parmi les élus, et se montrait l'un des plus zélés pour l'Université. D'où venait cette attitude, nouvelle chez lui ? Il n'avait en ces matières aucune passion personnelle ; fort étranger jusqu'à présent aux controverses de la liberté d'enseignement, il avait semblé d'abord n'y voir, lui aussi, qu'une querelle de cuistres et de bedeaux. Mais l'émotion qui s'empara de la Chambre des députés à la suite de la discussion de la Chambre des pairs, les préventions hostiles au clergé qui s'y manifestèrent jusque dans les rangs des conservateurs, lui parurent fournir l'occasion d'une manœuvre d'opposition ; en se faisant l'interprète de ces préventions, il entrevit la chance d'embarrasser le cabinet, peut-être de lui infliger un échec : il ne se plaça pas à un autre point de vue. Quant au mécontentement qu'en ressentiraient les catholiques, il ne s'en inquiétait pas : il n'avait pas encore reconnu dans la religion la puissance sociale dont il devait, après 1848, implorer le secours contre l'anarchie menaçante ; la force à ménager lui paraissait ailleurs, du côté de la révolution ; comme Louis-Philippe lui disait, à cette époque, qu'il fallait faire quelque concession au clergé, que c'était encore quelque chose de très fort qu'un prêtre : — Sire, répondit M. Thiers, il y a quelque chose de plus fort que le prêtre, je vous assure, c'est le jacobin[77].

Une fois dans la commission, M. Thiers se fit nommer rapporteur. Peu de semaines lui suffirent pour improviser sa petite enquête en causant avec quelques professeurs, et il fut aussitôt en mesure d'écrire un volumineux rapport, du reste assez superficiel. Son intention avait été de faire la contre-partie du rapport présenté à la Chambre des pairs. Le duc de Broglie avait proclamé les théories les plus libérales sur les droits respectifs de la famille et de l'État, et c'était visiblement à regret qu'il n'avait pas immédiatement tiré toutes les conséquences de ces théories. M. Thiers revendiquait au contraire, avec insistance, pour la puissance publique, le droit de former l'esprit de l'enfant ; il ne dissimulait pas ses préférences pour le système en vertu duquel la jeunesse serait jetée dans un moule et frappée à l'effigie de l'État ; il n'y renonçait que par l'obligation où il était de se tenir dans la vérité de son temps et de son pays ; au moins, pour s'en rapprocher, cherchait-il à restreindre et à entraver, autant que possible, la liberté qu'il n'osait entièrement refuser. Aux méfiances témoignées par la Chambre des pairs sur l'enseignement philosophique, il opposait une apologie sans réserve de l'éducation intellectuelle, morale et même religieuse des collèges. Le duc de Broglie s'était appliqué à soustraire en partie les établissements libres à la domination de l'Université ; M. Thiers déclarait que ces établissements devaient être compris dans la grande institution de l'Université qui avait mission de les surveiller, contenir et ramener sans cesse à l'unité nationale. Il prétendait tout subordonner, dans l'éducation publique, à la préoccupation de conserver l'esprit national qui, selon lui, n'était autre que l'esprit de la révolution ; l'Université lui paraissait seule propre à cette œuvre, et l'enseignement ecclésiastique lui inspirait une défiance qu'il ne dissimulait pas. Sans doute, il parlait du clergé avec politesse, trompant ainsi l'attente des sectaires qui s'étaient flattés de le voir se confondre dans leurs rangs ; mais, derrière ces ménagements de forme, la malveillance et la menace étaient visibles. C'était, en tous points, le contraire des idées que M. Thiers devait, quelques années plus tard, faire prévaloir dans la loi de 1850.

Déposé et lu à la Chambre le 13 juillet 1844, ce rapport fit un moment quelque bruit ; les journaux de gauche et de centre gauche le portèrent aux nues ; des universitaires vinrent en députation remercier leur avocat. Puis le silence se fit assez vite. Plusieurs causes y contribuèrent : la clôture de la session qui suivit de près ; les préoccupations soulevées dans le public par la guerre du Maroc et par les complications un moment menaçantes de l'affaire Pritchard ; la réserve des évêques qui, bien que fort prompts alors à prendre la parole, ne jugèrent pas nécessaire de réfuter M. Thiers. Il semblait du reste qu'il y eût, vers la seconde moitié de 1844, un moment de halte dans l'armée catholique ; prélats et laïques avaient pris position avec éclat, et dit très haut ce qu'ils avaient à dire ; ils comprenaient qu'un résultat immédiat n'était pas possible, et qu'il fallait laisser mûrir les idées nouvelles. Le gouvernement se félicitait naturellement de cette sorte d'accalmie, et, de son côté, il témoignait, par quelques-uns de ses actes, un certain désir de se rapprocher des catholiques ; telle fut notamment l'interprétation donnée au changement qui se fit alors à la tête du ministère de l'instruction publique.

Dans les derniers jours de décembre 1844, une nouvelle sinistre s'était répandue dans Paris : M. Villemain, fléchissant sous le poids des chagrins de famille et des déboires politiques, avait eu un violent accès de folie. Quelques instants auparavant, il avait fait appeler ses jeunes enfants dont il s'occupait beaucoup depuis qu'il avait dû placer leur mère dans une maison de santé, et on l'avait entendu murmurer : Pauvres enfants ! le père et la mère ! Son mal s'était manifesté surtout par deux idées fixes : la crainte qu'on ne le soupçonnât d'avoir fait enfermer sa femme arbitrairement ; la croyance qu'il était persécuté par les Jésuites[78]. La consternation fut générale. On est tenté d'en vouloir à la politique, écrivait alors M. Sainte-Beuve, d'avoir ainsi détourné de sa voie, abreuvé et noyé dans ses amertumes une nature si fine, si délicate, si faite pour goûter elle-même les pures jouissances qu'elle prodiguait. Quant au Constitutionnel, il montrait tout simplement dans cette maladie une trame des Jésuites. Ce fut pour M. Guizot l'occasion d'un acte significatif : il ne se contenta pas de désigner un intérimaire ; avec une promptitude que M. Villemain devait, une fois rétabli, lui reprocher non sans aigreur, il remplaça définitivement le ministre dont il avait eu tant de fois à subir et à regretter le zèle universitaire. Son choix se porta sur M. de Salvandy, l'un des hommes politiques du régime de Juillet qui montraient le plus de bienveillance pour les personnes et les idées du monde religieux, étranger à l'Université, membre de la minorité dans la commission qui avait nommé naguère M. Thiers rapporteur de la loi d'instruction secondaire ; nature un peu vaine et pompeuse, mais généreuse et sincère, manquant parfois de tact et de mesure, non d'esprit ni de cœur. Nul, parmi les catholiques, ne pouvait douter des bonnes intentions du nouveau ministre ; la seule question était de savoir s'il aurait l'habileté et la force de les réaliser. L'un de ses premiers actes fut d'écrire à l'administrateur du Collège de France des remontrances sévères, mais impuissantes, au sujet des cours de MM. Quinet et Michelet, dont les désordres, disait-il, étonnaient et blessaient le sentiment public. M. Villemain éloigné, personne parmi les ministres ne s'intéressait plus au sort de sa loi sur l'instruction secondaire et n'était pressé de la mener à fin. Louis-Philippe l'était moins encore que ses ministres ; déjà, au lendemain de la discussion de la Chambre des pairs, il eût été disposé à en rester là, sans porter le projet à la Chambre des députés. Le Roi est décidément contre la loi, écrivait alors le duc de Broglie ; il la trouve trop libérale et trop défavorable au clergé[79]. Les catholiques ne pouvaient regretter l'abandon d'un projet qui les blessait par beaucoup de côtés. Mais ne fallait-il pas s'attendre que l'opposition fît obstacle à cette tactique d'ajournement, et que l'auteur du rapport notamment s'agitât pour le faire discuter ? Il n'en fut rien. Le mobile esprit de M. Thiers se portait alors d'un autre côté : il avait cru découvrir dans l'affaire Pritchard une arme plus efficace contre le ministère. Personne ne se trouva donc, dans la session de 1845, pour demander la mise à l'ordre du jour de ce projet. Comme on disait en style de couloirs, c'était une affaire enterrée.

 

XI

L'accalmie qui s'était produite chez les catholiques à la suite de la session de 1844 dura peu. Gomment en effet pouvaient-ils désarmer, alors que non seulement on ne donnait pas satisfaction à leurs griefs, mais qu'ils étaient attaqués chaque jour plus violemment dans la presse ou au Collège de France ? Dès le mois de janvier 1845, dans la discussion de l'adresse de la Chambre des pairs, le ministre des cultes eut à essayer de nouveau le feu de M. de Montalembert. Peu après, il se trouvait, une fois de plus, aux prises avec tout l'épiscopat. Ce fut à propos d'un mandement, en date du 4 février 1845, dans lequel le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, avait condamné solennellement, comme contenant des doctrines fausses et hérétiques, propres à ruiner les véritables libertés de l'Église, le Manuel du droit public ecclésiastique, récemment réédité par M. Dupin. Ce livre, publié pour la première fois sous la Restauration, était la collection des textes dans lesquels, depuis Pithou jusqu'à Napoléon Ier, s'était formulé le gallicanisme des légistes, répudié de tout temps par le clergé, même le moins ultramontain ; compilation terne, lourde et fastidieuse, recouverte en quelque sorte d'une poussière d'ancien régime et imprégnée d'une odeur de basoche. La démarche du cardinal pouvait être diversement appréciée ; pendant que les ardents y applaudissaient, d'autres, parmi lesquels l'archevêque de Paris, se demandaient si, pour atteindre un livre vieux de plusieurs années et dont la réédition n'avait eu aucun succès, c'était la peine de faire un acte aussi insolite, et que la situation de l'auteur condamné devait rendre aussi retentissant. Le gouvernement, ému des criailleries de M. Dupin, déféra le mandement au conseil d'État, qui déclara, le 9 mars, qu'il y avait abus. Les ministres ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils venaient de faire une maladresse. M. Beugnot eut beau jeu à dénoncer, devant la Chambre des pairs, la bizarre contradiction de cet État qui tenait à se proclamer laïque et qui voulait en même temps faire le théologien. Dès le 11 mars, le cardinal de Bonald écrivit au garde des sceaux une lettre publique, plus railleuse et dédaigneuse encore qu'irritée, où, après avoir malmené le corps politique et laïque qui prétendait lui enseigner la religion, il déclarait ne reconnaître qu'au Pape le droit de juger son jugement. Jusque-là, ajoutait-il, un appel comme d'abus ne peut pas même effleurer mon âme... J'ai pour moi la religion et la Charte : je dois me consoler. Et quand, sur des points de doctrine catholique, le conseil d'État a parlé, la cause n'est pas finie. C'était l'un des caractères de cette lutte, que lé gouvernement ne pouvait toucher un évêque, sans que tous les autres prissent fait et cause pour lui ; on revit ce qui s'était déjà vu à propos de la réprimande adressée par M. Martin du Nord à l'archevêque de Paris et à ses suffragants : en quelques jours, plus de soixante évêques déclarèrent adhérer aux doctrines proclamées par le cardinal de Bonald et blâmées par le conseil d'État. Bientôt aussi, les journaux religieux purent annoncer que, le 5 avril, la congrégation de l'Index avait condamné le Manuel. Pour l'amour de la théologie de M. Dupin, le gouvernement s'était donc mis en conflit avec l'Église tout entière, et il n'avait même pas pour soi l'opinion des indifférents et des frivoles. Cette fois, en effet, la cause religieuse avait, ce qui ne lui arrive pas toujours, les rieurs de son côté. Dans deux de ses pamphlets les plus vivement enlevés, Oui et non et Feu, feu, Timon s'était chargé, à la grande surprise et au grand déplaisir de ses amis politiques, de montrer à la partie du public qui ne lisait pas les mandements, où étaient non seulement la justice et la liberté, mais le bon sens. Son succès fut considérable ; on en put juger au chiffre des éditions qui s'éleva, en un an, à près de vingt. La gauche, déconcertée et furieuse, essaya vainement d'écraser sous une espèce de charivari de presse l'écrivain que naguère elle applaudissait si fort quand il faisait une vilaine besogne[80]. Ce tapage ne profita pas à la cause des appels comme d'abus. En tout cas, c'était une singulière façon de réaliser le rêve de silence caressé par M. Martin du Nord ; aussi n'est-on pas étonné d'entendre alors celui-ci déclarer, à la tribune, que c'était une des époques les plus pénibles de sa vie. Le gouvernement eut au moins la sagesse de comprendre qu'il s'était engagé dans une sotte campagne, et de ne s'y pas obstiner : bravé, raillé, il se tint coi, avec une prudence tardive, mais méritoire. Le mandement est et demeure supprimé, disait solennellement l'ordonnance. Singulière suppression dont le seul résultat fut d'augmenter la publicité du document. Le comité pour la défense de la liberté religieuse n'en fit pas moins réimprimer le mandement, y joignit toutes les lettres d'adhésion des évêques, et répandit ce volume par toute la France. S'il y avait quelque chose de supprimé, c'était l'appel comme d'abus, surtout en matière doctrinale. Le gouvernement de Juillet le comprit : de 1845 à 1848, il ne devait plus recourir à ce moyen de répression.

Se sentant sur un mauvais terrain dans l'affaire du Manuel, les adversaires des catholiques recoururent à leur tactique habituelle ; ils se mirent à crier plus fort que jamais : Au Jésuite ! Depuis quelque temps, le journal de M. Thiers, le Constitutionnel, publiait, sous la forme alors nouvelle et fort en vogue du roman feuilleton, le Juif errant de M. Eugène Sue. Toutes les infamies débitées depuis deux ou trois ans contre les Jésuites, le romancier les mettait en action, les faisait vivre, les incarnait dans des personnages tels que nous en rencontrons tous les jours, et les jetait ainsi aux passions de la foule : forme particulièrement meurtrière et irréfutable de la calomnie. La Compagnie de Jésus était représentée dominant le monde par les moyens les plus vils et les plus criminels, fomentant et exploitant la luxure, organisant le vol et l'assassinat, ayant pour agents les étrangleurs de l'Inde, le tout assaisonné d'excitations socialistes et imprégné d'une sensualité malsaine. Gela pénétrait partout, dans les salons, les ateliers, les cabarets. Le peu scrupuleux imprésario du Constitutionnel, M. Véron, calculait avec satisfaction les 15 à 20.000 abonnés que lui rapportaient les 100.000 francs payés à l'auteur. Quant à M. Sue, il se vantait à bon droit de n'avoir pas fait une œuvre moins moralisatrice que MM. Libri, Génin, Quinet et Michelet ; il leur faisait l'honneur de les saluer comme ses inspirateurs, et affirmait avoir été déterminé par leurs hardis et consciencieux travaux sur les funestes théories de la Compagnie de Jésus, à apporter aussi sa pierre à la digue puissante élevée contre un flot impur et toujours menaçant. Les défenseurs de l'Université se gardaient de répudier ce concours. Le Journal des Débats lui-même déclarait que ce roman appartenait, par le sujet et l'intention, à la croisade anti-jésuitique, et il ajoutait : Laissons toute liberté au pinceau de M. Eugène Sue.

Quel moyen, du reste, n'était bon, du moment où il s'agissait de combattre ces religieux ? Tout servait de prétexte : témoin le procès Affnaer. Cet Affnaer était un fripon vulgaire qui, employé à l'économat des Jésuites, leur avait escroqué 200.000 francs. Dénoncé et arrêté, il tâcha d'exploiter, en sa faveur les passions régnantes et se mit à calomnier ceux qu'il venait de voler. La presse accueillit ce concours déshonorant et, sur la foi du misérable, prétendit dévoiler les mystères de la fortune et de l'organisation intérieure de la compagnie. Cette fantasmagorie dut s'évanouir au plein jour des débats publics. Mais la condamnation, prononcée le 9 avril 1845, n'en fut pas moins l'occasion d'un redoublement d'attaques : s'être laissé escroquer et surtout s'être plaint, c'était, disait-on, braver insolemment une législation qui ne permettait aux Jésuites ni de posséder ni même d'exister. Un cri s'éleva, demandant qu'il fût mis un terme à ce scandale. Quelques jours après le jugement, à propos d'une pétition des catholiques marseillais contre les cours de MM. Quinet et Michelet, M. Cousin déclara, à la Chambre des pairs, que le vrai désordre n'était pas ce qui se passait au Collège de France, mais l'existence des Jésuites en violation des lois : il demanda l'exécution de ces lois ; puis, après avoir accompli un tel acte de courage, il s'écria d'un ton tragique qui fit sourire l'assemblée : Je n'hésite pas à me déclarer l'adversaire de cette corporation : il m'en arrivera ce qui pourra ! M. Martin du Nord se borna à répondre vaguement qu'il y avait bien d'autres associations non autorisées, qu'il convenait d'apprécier les faits et de ne pas céder à des impatiences irréfléchies. La Chambre haute, peu disposée à suivre le véhément philosophe, se contenta de cette défaite. Mais ce n'était qu'une escarmouche préliminaire : une plus grosse bataille se préparait dans l'autre Chambre.

 

XII

L'opposition n'avait pas retiré de l'affaire Pritchard les avantages espérés ; le ministère, un moment ébranlé au début de la session de 1845, s'était encore une fois raffermi. Ce fut sous l'impression de ce désappointement et par besoin de chercher un autre terrain d'attaque, que les adversaires de M. Guizot se trouvèrent ramenés à ces questions religieuses où ils avaient déjà fait une première excursion, à la fin de la session précédente, lors du rapport de M. Thiers. De ce rapport, il n'était plus parlé, et personne ne songea à en demander la discussion. Le bruit grandissant qui se faisait autour des Jésuites parut une indication du point où l'on pouvait utilement porter l'effort. Dans une conférence à laquelle prirent part MM. Thiers, Odilon Barrot, Dupin, de Rémusat, de Beaumont, de Malleville, Billault, Duvergier de Hauranne et quelques autres, il fut décidé d'interpeller le gouvernement sur la situation de la Compagnie de Jésus. Toutefois, quand il s'agit de décider qui porterait la parole, chacun, trouvant au fond la besogne peu glorieuse, invoqua quelque raison pour s'en dispenser : peu s'en fallut que l'affaire ne tombât à l'eau, faute d'interpellateur. M. Thiers alors se proposa : il n'est pas besoin de dire que son offre fut acceptée avec enthousiasme[81]. Ce n'était pas sans hésitation et sans répugnance qu'il s'engageait dans cette voie. Les Jésuites en eux-mêmes lui étaient absolument indifférents. Je ne pense pas d'eux tout le mal qu'on en dit, déclarait-il, en 1844, dans un des bureaux de la Chambre ; il y a là-dessus beaucoup d'exagération. Et, dans son rapport, il avait affirmé n'être pas animé, à l'égard de ces religieux, d'un petit esprit de calomnie et de persécution. Au pouvoir, il leur avait été plutôt bienveillant. Mais, en sommant le ministère d'agir contre eux, il croyait le placer dans l'alternative embarrassante et périlleuse, soit de se poser en protecteur des Jésuites devant l'opinion ameutée, soit de commencer une persécution moralement et peut-être juridiquement impraticable. C'était assez pour triompher de ses scrupules.

M. Guizot n'avait consenti qu'à regret, dans le projet de 1844, à interdire l'enseignement aux congrégations ; au moins s'était-il flatté que, moyennant cette sorte de rançon, la Compagnie de Jésus ne serait pas inquiétée dans son existence. Il l'avait dit alors, et d'autres défenseurs du projet, M. Portalis par exemple, l'avaient répété. Or voilà que les ennemis des Jésuites, encouragés et non désarmés par cette concession, manifestaient des exigences plus grandes. Quelque temps, le ministre avait espéré pouvoir les éluder : Il y a une forte tempête, disait-il au P. de Ravignan ; je m'y opposerai. J'ai parlé au Roi, au conseil. Il ne faut pas commettre une grande injustice. Aucune mesure n'a été prise. Laissons passer le flot. Mais ce flot grossissait chaque jour davantage. Quand il fut connu que M. Thiers était décidé à parler, le ministère fut bien obligé de s'avouer qu'il n'y avait plus moyen de faire la sourde oreille. Quel parti prendre ? Défendre, sinon les Jésuites, du moins leur liberté, se mettre hardiment en travers du préjugé et de la passion, c'eût été une noble et peut-être habile politique ; elle était en tout cas conforme aux sympathies personnelles de M. Guizot. Mais, après ce qui s'était passé depuis quatre ans, pouvait-on s'attendre à voir le gouvernement la pratiquer ? Il croyait les esprits si montés, il craignait tant d'être, sur cette question, abandonné par ses propres amis, qu'il jugeait toute résistance de front impossible, périlleuse pour la religion, mortelle peut-être pour la dynastie ; il lui semblait que la monarchie de Juillet serait compromise, comme l'avait été celle de Charles X, si elle s'associait ainsi à une cause impopulaire, et Louis-Philippe déclarait ne pas vouloir risquer sa couronne pour les Jésuites. Ô brièveté de la sagesse politique, quand elle prétend discerner ce qui perd et ce qui sauve les pouvoirs ! On jetait des religieux par-dessus bord pour alléger le navire qui portait la fortune de la monarchie ; et quand, peu après, soufflera la tourmente, ce sera ce grand et beau navire qui sombrera, tandis que la petite barque des Jésuites arrivera au port ; la révolution qui jettera la famille d'Orléans en exil fera disparaître, au moins pour quelque temps, les derniers vestiges de proscription pesant sur la Compagnie de Jésus, et M. Thiers lui-même proclamera, devant le pays, cette sorte d'émancipation.

Si le gouvernement ne croyait pas pouvoir défendre les Jésuites, il était cependant bien résolu à ne pas s'engager dans une de ces luttes du pouvoir civil contre les influences religieuses, qui, suivant la parole de M. Guizot, prennent aisément l'apparence et aboutissent souvent à la réalité de la persécution. Sur ce point, sa prudence ne parlait pas moins haut que sa justice. Rien de plus aisé que de pérorer sur les lois du royaume frappant la Compagnie de Jésus ; rien de plus incertain, de plus difficile et de plus périlleux que de les appliquer, pour un gouvernement dont l'honneur était de ne pouvoir et de ne vouloir jamais faire acte d'arbitraire. D'ailleurs, M. Guizot savait bien que, si M. Thiers le poussait dans cette aventure, ce n'était pas avec l'espérance de l'en voir sortir ; il comprenait que l'opposition lui tendait un piège où elle comptait enlever au ministère la vie et l'honneur. Ne trouverait-on donc pas quelque moyen détourné et pacifique de supprimer en quelque sorte la matière du conflit ? Déjà plusieurs fois, pendant les dernières années, on avait demandé, en vain, il est vrai, aux évêques de sacrifier eux-mêmes les Jésuites. Ce que les évêques refusaient, n'y aurait-il pas chance de l'obtenir du Pape ? Le gouvernement résolut de l'essayer, imitant l'exemple de la Restauration qui, lors des ordonnances de 1828, dans une situation analogue, s'était adressée à Rome pour sortir de peine[82]. Nous ne blâmons ni le procédé, ni l'intention ; M. Guizot a déclaré plus tard n'avoir agi que dans l'intérêt de la liberté d'association et d'enseignement qui eût souffert d'une intervention directe de l'autorité civile, tandis que porter la question devant le pouvoir spirituel, supérieur religieux des Jésuites, c'était faire appel à la liberté même et aux concessions volontaires[83]. Seulement, quand on voit tous les gouvernements, à tour de rôle, provoquer ainsi eux-mêmes la papauté à régler la conduite du clergé et des catholiques dans les affaires françaises, peut-on ensuite leur reconnaître grand droit à se plaindre de ce qu'ils appellent les progrès de l'ultramontanisme ?

Dès que l'idée de ce recours à Rome s'était présentée à l'esprit de M. Guizot, il avait choisi in petto son négociateur : c'était M. Rossi. Ce personnage s'était distingué, à la Chambre des pairs, dans la discussion de 1844, où il avait pris adroitement position entre M. de Montalembert et M. Cousin, visant évidemment à la succession de M. Villemain, compromis et usé. Il n'eut pas le portefeuille : l'ambassade de Rome lui échut à la place. La Providence, qui se joue des calculs les plus habiles, le conduisait ainsi à une destinée qu'il eût été alors le dernier à prévoir : envoyé à Rome pour y arracher, au nom des préjugés voltairiens et de la timidité ministérielle, le sacrifice des Jésuites, il devait y rester pour succomber martyr de l'indépendance pontificale et dire en allant au-devant des assassins : Qu'importe, la cause du Pape est la cause de Dieu ! Existence singulière entre toutes que celle de cet Italien au pâle visage, au regard de lynx, au profil d'aigle, si souvent transplanté et déraciné, poussé par les hasards de la vie dans les pays les plus divers, les sociétés les plus dissemblables, chaque fois y reconstruisant à nouveau l'édifice de sa fortune, et partout, en dépit de difficultés souvent immenses, s'élevant au premier rang ! Jeune homme, à Bologne, il est à la tête du barreau. Émigré en 1815, il se réfugie à Genève ; professeur, député, il devient l'homme le plus important de la république. 1830 l'appelle en France : accueilli d'abord par les sifflets des étudiants, il est, au bout de peu d'années, pair de France, membre de l'Institut, doyen de la Faculté de droit, ambassadeur et comte. En 1848, il perd tout ; il reçoit ce coup avec le sang-froid d'un joueur pour lequel la fortune n'a plus de surprises ; ce sexagénaire change une fois de plus de patrie et recommence une nouvelle carrière ; ministre de Pie IX, il rencontre, pour couronner et ennoblir une existence où l'ambition avait paru parfois tenir plus de place que le sacrifice, l'héroïsme tragique de sa mort. Vie plus agitée et plus remplie que féconde, où les événements semblent n'avoir jamais permis à M. Rossi de donner sa mesure : il n'en a pas moins laissé à ceux qui l'ont approché, l'impression d'un homme d'État qui eût été égal aux plus grands rôles, et l'histoire doit reconnaître en lui le dernier descendant de ces politiques que jadis l'Italie donnait ou plutôt prêtait aux autres nations.

Ce fût le 2 mars 1845 que le gouvernement accrédita M. Rossi auprès du Pape, avec mission d'obtenir la dissolution et la dispersion des Jésuites en France. Ce choix, qui surprit à Paris, déplut à Rome, où l'on fit tout d'abord très froid accueil à l'envoyé français. Son passé, sa qualité d'émigré, son mariage avec une protestante, son indifférence notoire dans les questions religieuses, tout en lui était fait pour éveiller les ombrages de la cour et de la société pontificales. Mais il n'était pas de ceux qu'une telle réception pouvait démonter. Que de fois n'avait-il pas dû se pousser dans des milieux hostiles ! Il avait l'art de plaire avec souplesse et dignité, la hardiesse sensée, la sagacité froide et prompte, et, dans la volonté comme dans l'action, une persévérance impassible qui donnait bientôt aux autres le sentiment qu'il finirait par l'emporter. Il avait aussi cette patience qui est peut-être la qualité la plus nécessaire pour traiter avec Rome ; deux mois durant, il resta dans une sorte d'inaction, laissant les mauvaises volontés s'émousser, les curiosités ou les prudences s'étonner, puis s'inquiéter de son silence, travaillant seulement à se faire sous main des amis dans la prélature et la curie.

Pendant ce temps, les événements se précipitaient à Paris. L'interpellation était annoncée pour le 2 mai, et l'approche de ce jour avivait encore la polémique. M. Thiers avait cette fortune étrange de voir la campagne qu'il dirigeait en réalité contre le ministère, secondée passionnément par le principal organe de ce ministère. Le Journal des Débats, en effet, dépassait en violence toutes les feuilles de gauche, traitant les Jésuites d'hypocrites patentés, de marchands d'indulgences, de pourvoyeurs d'absolutions, de colporteurs de pieuses calomnies. — Vous êtes, leur criait-il, un monument vivant du mépris de la loi ; rien qu'à ce titre, je vous repousse ; car vous n'êtes pas des proscrits honteux qui cachent leur nom et qui implorent la générosité d'un adversaire. Ces excitations n'étaient pas sans produire quelque émotion dans le populaire : des placards injurieux et menaçants étaient collés sur la porte des Jésuites ; des bruits d'émeute circulaient dans certains quartiers ; la police avait dû se mettre sur ses gardes.

Enfin, au jour fixé, M. Thiers monta à la tribune, pour demander l'exécution des lois de l'État à l'égard des congrégations religieuses. Il fut courtois et relativement modéré dans la forme, par souci évident de se distinguer de ceux avec qui il faisait campagne. Remontant jusqu'à l'ancien régime, il prétendit rechercher quelles lois étaient applicables contre les Jésuites. Malgré la clarté habituelle de son talent, il ne resta de sa longue dissertation qu'une impression confuse et incertaine. Sa gène fut plus grande encore, quand il fallut donner la raison de fait qui justifiait l'application de la loi. Il n'en indiqua pas d'autre que la lutte soutenue par les évêques contre l'Université. Mais pourquoi frapper les Jésuites, non les évêques ? C'est, disait l'orateur, que les Jésuites étaient probablement les auteurs du trouble. A l'égard du gouvernement, il affecta de vouloir uniquement lui venir en aide ; il n'ignorait pas qu'il est aussi fatal à un cabinet de se laisser protéger que de se laisser vaincre par l'opposition ; de telles protestations lui paraissaient d'ailleurs le meilleur moyen de cacher le piège qu'il tendait. Deux procureurs généraux appuyèrent M. Thiers : celui de la Cour de cassation, M. Dupin, et celui de la cour royale de Paris, M. Hébert. Le premier, tout meurtri encore de la condamnation récente du Manuel, soutenait presque une cause personnelle : on le vit à l'amertume vulgaire de son langage. La gauche, par l'organe de son chef, n'exprima qu'un regret : c'est qu'on voulût encore garder des ménagements et qu'on s'en prît seulement aux Jésuites. La cause de la liberté était perdue d'avance : toutefois elle fut défendue par M. de Lamartine avec quelque incohérence, par M. de Carné avec une vaillante droiture, par M. Berryer avec une puissance éloquente. C'était la première fois que le grand orateur légitimiste intervenait dans la campagne de la liberté religieuse. Il sentait combien ce débat était supérieur à la plupart de ceux auxquels il se mêlait d'ordinaire, et il en était ému. Le P. de Ravignan, qui était allé le voir le matin, l'avait trouvé se promenant dans sa chambre. Ah ! sans doute, s'écria Berryer, la cause est perdue, et cependant elle sera gagnée. Pour le présent, je suis désespéré ; je vois d'ici tous ces hommes au parti pris d'avance, comme un mur de marbre devant moi. Seulement, je suis indigne d'être l'avocat d'une pareille cause ; ne me remerciez pas, mais priez pour moi. Dans le parti catholique, certains ne voyaient pas sans quelque inquiétude l'intervention de M. Berryer : on craignait qu'il ne cherchât à rattacher la cause de la liberté religieuse à celle de son parti politique. Il n'en fit rien ; il parla en libéral, en jurisconsulte, en chrétien, s'appliquant à montrer, avec une vigueur lumineuse, quelle était la situation des congrégations d'après les lois et d'après notre droit public : réfutation souveraine, et l'on peut dire définitive, de tous ceux qui, alors ou depuis, ont prétendu évoquer, contre les Ordres religieux, les vieilles lois de proscription. Pour dissimuler ce que la politique du gouvernement avait, en cette circonstance, de timide et d'un peu subalterne, il eût fallu la grande et haute parole de M. Guizot : mais celui-ci était alors malade au Val-Richer. M. Martin du Nord le remplaça. On sentait que son honnêteté eût désiré résister, mais qu'il se croyait obligé de céder du moment où l'exigence devenait trop vive. Il accepta pleinement la thèse juridique de M. Thiers. A peine essaya-t-il quelques atténuations, en ce qui touchait les reproches faits au clergé. En fin de compte, il se borna à prier qu'on ne le forçât pas à aller trop vite et qu'on lui laissât le choix des moyens ; il indiqua d'ailleurs lequel il emploierait d'abord : Je crois, disait-il, que, s'il est possible d'arriver à une mesure quelconque de concert avec l'autorité spirituelle, ce concours offrira des avantages incontestables. M. Thiers, convaincu qu'on échouerait à Rome, n'éleva pas d'objection : seulement il précisa impérieusement que, quel que fût le résultat des négociations, les lois seraient appliquées, et le ministre, toujours docile, adhéra à cette déclaration.

Le cabinet aurait désiré que la discussion se terminât par l'ordre du jour pur et simple : il n'osa le demander et subit un ordre du jour imposé par M. Thiers et ainsi motivé : La Chambre, se reposant sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État, passe à l'ordre du jour. Une trentaine de députés furent seuls à protester. Les conservateurs votèrent en masse avec la gauche. Plusieurs en souffraient. Je rougis, disait l'un d'eux à M. Beugnot, du rôle que le ministère nous a fait jouer. Quant au gouvernement, il s'était fait une idée telle du péril, qu'il se déclara satisfait du résultat. Vous appelez cela une défaite, disait le Roi au nonce. En effet, dans d'autres temps, c'en eût été une peut-être ; aujourd'hui, c'est un succès, grâce aux fautes du clergé et de votre cour. Nous sommes heureux de nous en être tirés à si bon marché[84]. L'opposition ne s'employait pas pourtant à diminuer, pour le ministère, les humiliations de la capitulation. Dès le lendemain, le journal de M. Thiers, le Constitutionnel, notait que l'opposition avait fait une fois de plus l'office de gouvernement. Le cabinet, ajoutait-il, a trouvé la Chambre plus redoutable encore que les Jésuites ; il aura contre les Jésuites le courage du poltron acculé à l'abîme. M. Thiers trouvait-il le plaisir de sa victoire sans mélange ? Certaines paroles un peu inquiètes de la fin de son discours laissaient entrevoir chez lui comme une impression tardive de ce que cette campagne avait de peu honorable et de dangereux. En somme, triste discussion ; les témoins observèrent que, pendant ces deux jours, la Chambre avait été visiblement mal à l'aise, indécise, étonnée de sa froideur et de sa gêne, et l'abbé Dupanloup put écrire : On voulait du bruit, du scandale, une manifestation ; on a eu tout cela ; mais on en a été médiocrement satisfait ; c'est un spectacle curieux aujourd'hui d'étudier l'embarras où cette discussion laisse tout le monde[85].

Ceux qui souffraient le moins de cet embarras étaient les catholiques. Ils croyaient entrer dans l'ère de la persécution ; mais leur courage ne s'en troublait pas. Ils n'en étaient plus à ces époques de timidité plaintive où, devant une menace, ils ne savaient guère que gémir aux portes d'un palais. C'était sur la place publique qu'ils étaient résolus à porter leurs réclamations et leur résistance. En dépit de leur petit nombre ; de l'impopularité trop réelle attachée à ce nom de Jésuite sur lequel ils étaient réduits à livrer la bataille, ils semblaient éprouver un frémissement joyeux à la pensée de paraître, devant l'opinion et devant la justice, comme les confesseurs de la liberté religieuse ; ils espéraient même, à la faveur de ce rôle, rompre cette tradition d'impopularité. Du reste, pas de divergence parmi eux. Laïques, évêques, congréganistes de tous les Ordres, étaient d'accord pour se défendre par les armes du droit commun. Mgr Parisis conjurait publiquement les religieux menacés de ne faire aucune concession et de subir tous les genres de persécution, plutôt que de sacrifier le principe de liberté qui est humainement aujourd'hui le boulevard de l'Église ; et il ajoutait : Plutôt cent ans de guerre que la paix à ce prix[86]. Les Jésuites de France étaient pleinement entrés dans ces sentiments. Appuyés sur une consultation qui établissait leur droit et la manière de le faire sauvegarder par les tribunaux, ils avaient envoyé à toutes leurs maisons, pour le cas où le pouvoir voudrait y porter la main, un programme de résistance légale et des formulaires de protestation où ils tenaient ce viril et libéral langage : Français, jouissant des droits de la cité, nous invoquons l'appui protecteur des lois communes à tous, et nous protestons, avec toute l'énergie de notre conscience, contre une violation inexplicable des droits religieux et des garanties constitutionnelles les plus avérées. Nous ne pouvons croire que des clameurs aveugles et un nom calomnié, sans coupables désignés, sans délit imputé, sans un fait articulé, suffisent, dans un pays libre, pour faire expulser et proscrire des religieux, des prêtres, des Français, égaux devant la loi à tous les autres Français. Les catholiques ne se contentaient pas de préparer la défensive, ils prenaient hardiment l'offensive. En même temps que plusieurs évêques protestaient publiquement, MM. de Montalembert, Beugnot et de Barthélémy soulevaient la question devant la Chambre des pairs (11 et 12 juin 1845). Tous trois, le premier avec un éclat de passion dédaigneuse et vengeresse, le second avec un grand sens politique, le troisième avec une connaissance étendue du problème juridique, mirent en vive lumière l'inanité des griefs allégués contre la Compagnie de Jésus, l'illégalité et le péril des mesures qu'on voulait prendre contre elle. Ils flétrirent la conduite de l'opposition libérale, donnant un démenti à tous ses principes, et aussi la faiblesse du ministère, livrant la liberté religieuse à des passions qui n'étaient ni les siennes ni même celles de ses amis, mais celles de ses ennemis. Le ministre des cultes, obligé de dire pourquoi il s'en prenait aux Jésuites, ne sut guère leur reprocher que d'être venus hautement, à la face du pays, déclarer ce qu'ils étaient[87]. Singulier grief, en vérité, dans un temps de publicité, et tout au moins fort différent du reproche de dissimulation qu'on adressait d'ordinaire à ces religieux.

L'attitude prise par les catholiques faisait désirer plus vivement encore au gouvernement que la cour de Rome le tirât de l'impasse où il s'était fourvoyé. De ce côté, étaient son unique ressource et son espoir. Je compte beaucoup sur le Pape, disait M. Martin du Nord à un évêque vers le milieu de juin ; je parierais trois contre un qu'il tranchera la difficulté. Au contraire, ni les catholiques ni les opposants de gauche ne croyaient au succès de M. Rossi. De temps à autre, le Constitutionnel annonçait, avec une satisfaction non dissimulée, que la négociation ne marchait pas. Le 2 juillet 1845, Y Univers recevait une lettre de Rome, en date du 20 juin, faisant savoir que la congrégation des affaires ecclésiastiques avait repoussé la demande du gouvernement français et que, dès ce moment, la mission de M. Rossi était terminée. La plupart des journaux acceptèrent cette nouvelle comme officielle, et le Constitutionnel publia, le 5 juillet, un grand article où il triomphait, contre le ministère, de l'échec des négociations, et le menaçait, s'il n'agissait pas directement contre les Jésuites, d'une injonction explicite dans la prochaine adresse. Telle était la situation quand, le lendemain, 6 juillet, le Moniteur publia la note suivante : Le gouvernement du Roi a reçu des nouvelles de Rome. La négociation dont il avait chargé M. Rossi a atteint son but. La congrégation des Jésuites cessera d'exister en France et va se disperser d'elle-même ; ses maisons seront fermées, et ses noviciats seront dissous. La surprise et l'émotion furent vives, les catholiques consternés, les opposants déroutés, les ministériels triomphants. On n'y comprenait rien. Que s'était-il donc passé à Rome ?

 

XIII

M. Rossi était sorti de sa réserve après l'interpellation de M. Thiers[88]. La discussion et le vote de la Chambre lui avaient servi d'argument auprès du Pape. Tracer un tableau plus menaçant qu'exact des passions soulevées contre les Jésuites, sans prendre du reste à son compte les reproches adressés à cet Ordre ; faire entrevoir les plus grands périls pour la religion, notamment la dissolution légale de toutes les congrégations et même le schisme, si l'on ne faisait pas quelque sacrifice aux préjugés régnants ; insinuer que ce sacrifice ne serait que temporaire, et qu'on se contenterait d'une sécularisation de six mois ; faire miroiter, comme compensation, toutes sortes de faveurs pour le clergé, la solution de la question d'enseignement et la modification des articles organiques, — tels furent les moyens par lesquels le négociateur chercha à agir sur Grégoire XVI et sur son entourage. D'abord insinuant, il prit peu à peu un ton plus raide. De Paris, le Roi le secondait : Savez-vous ce qui arrivera, disait Louis-Philippe au nonce, si vous continuez de laisser marcher et de marcher vous-même dans la voie où l'on est ? Vous vous rappelez Saint-Germain l'Auxerrois, l'archevêché saccagé, l'église fermée pendant plusieurs années. Vous reverrez cela pour plus d'un archevêché et d'une église. Il y a, me dit-on, un archevêque qui a annoncé qu'il recevrait les Jésuites dans son palais, si l'on fermait leur maison. C'est par celui-là que recommencera l'émeute. J'en serai désolé ; ce sera un grand mal et un grand embarras pour moi et pour mon gouvernement. Mais, ne vous y trompez pas, je ne risquerai pas ma couronne pour les Jésuites ; elle couvre de plus grands intérêts que les leurs. Votre cour ne comprend rien à ce pays-ci, ni aux vrais moyens de servir la religion[89]. Au fond, le Roi ne croyait probablement pas la situation aussi mauvaise, et surtout il n'était nullement disposé à laisser faire l'émeute, comme en 1831 ; mais il jugeait utile d'effrayer.

Blessé de la pression qu'on prétendait exercer sur lui, Grégoire XVI était en même temps troublé des éventualités dont on le menaçait. Le vieux pontife et ses conseillers, tous hommes d'un autre temps, ne se sentaient pas sur un terrain connu et sûr, quand il leur fallait prendre un parti au sujet de la France de 1830. Leur finesse italienne pressentait une exagération dans les paroles de M. Rossi ; mais comment discerner l'exacte vérité, au milieu de ces batailles de presse et de parlement si étrangères à leurs mœurs ? Gomment mesurer la force réelle de cette opinion publique avec laquelle leur chancellerie n'était pas accoutumée à traiter ? Ils entendaient bien les catholiques de France les conjurer de tout refuser, et n'auraient pas voulu les contrister ; mais ils ne pouvaient s'empêcher de trouver un peu étrange et inquiétante leur manière de défendre la religion. On avait remarqué que, malgré certaines sollicitations, le Pape n'avait jamais voulu approuver ni encourager la conduite du nouveau parti religieux[90], et M. Rossi savait bien toucher la corde sensible, quand il répétait à tout propos que ce parti était la coda di Lamennais. De plus, le gouvernement pontifical, sachant gré à la monarchie de Juillet du mal qu'elle n'avait pas fait et de celui qu'elle avait empêché après 1830, désirait la ménager par prudence autant que par justice, par prévoyance autant que par gratitude. Pour tous ces motifs, il était, en face de la demande qui lui était adressée, indécis et anxieux ; il usait alors de sa ressource habituelle en pareil cas : il ne disait rien et attendait.

Le ministère français, qui ne pouvait s'accommoder de ce silence, devint plus pressant. La congrégation des affaires ecclésiastiques fut alors convoquée ; à l'unanimité, elle décida que le Pape ne pouvait accorder ce qui lui était demandé. C'est la délibération que, quelque temps après, faisait connaître l'Univers. Était-ce donc un échec complet pour M. Rossi ? Une mesure aussi extrême et aussi absolue n'eût pas été dans les traditions de la diplomatie pontificale. En même temps qu'on sauvegardait le principe par la décision de la congrégation, on donnait à entendre au négociateur français que, si le Pape ne devait rien ordonner, il serait probablement possible d'obtenir des Jésuites eux-mêmes quelques concessions volontaires. C'était inviter ceux qui faisaient un crime aux religieux d'avoir un supérieur étranger, à invoquer l'autorité de ce supérieur. Mais M. Rossi était tenu de réussir à tout prix : il savait que son gouvernement, sans passion propre en cette affaire, serait heureux de tout expédient qui, à défaut d'un succès réel, en donnerait l'apparence, permettrait de déjouer la tactique de M. Thiers, et tirerait tant bien que mal les ministres d'embarras. Il accepta donc avec empressement l'ouverture qui lui était faite. Ses demandes, bien moins absolues qu'au début, finirent par se réduire à ceci : que les Jésuites se missent dans un état qui permît au gouvernement de ne pas les voir, et qui les fît rester inaperçus, comme ils l'avaient été jusqu'à ces dernières années. Le cardinal Lambruschini, secrétaire d'État, estima un accord possible sur ce terrain : Les maisons peu nombreuses, disait-il, pourraient très facilement être inaperçues ; les grandes et celles qui sont placées dans les localités où les passions sont trop violentes, seraient réduites à un petit nombre d'individus. De son côté, le P. Roothaan, général de la congrégation, déjà travaillé par plusieurs intermédiaires, notamment par l'abbé de Bonnechose, depuis cardinal, était préparé à entrer dans cette voie. Seulement, tandis que le Pape désirait que les concessions parussent un acte volontaire du général, celui-ci se préoccupait de dégager sa responsabilité, en ayant sinon un ordre, du moins un conseil du pontife. Il reçut ce conseil[91]. Dès le 13 juin, au lendemain de la réunion de la congrégation des affaires ecclésiastiques, deux cardinaux s'étaient rendus chez le P. Roothaan et l'avaient engagé, de la part de Grégoire XVI, à faire quelques sacrifices pour avoir la paix et pour laisser passer la tourmente. Le général invita aussitôt les supérieurs français à disperser les maisons de Paris, Lyon et Avignon. A la suite d'une nouvelle démarche faite par d'autres cardinaux, le 21 juin, il ajouta la maison de Saint-Acheul et les noviciats trop nombreux. Nous devons, écrivait-il, tâcher de nous effacer un peu, et expier ainsi la trop grande confiance que nous avons eue à la belle promesse de liberté qui se trouve dans la Charte et qui ne se trouve que là. Il n'était du reste question que de déplacer des religieux, nullement de fermer des maisons : l'existence de la compagnie eu France ne recevait aucune atteinte. A ceux qui lui demandaient davantage, le général répondit que des mesures plus radicales dépassaient son pouvoir, et qu'il faudrait un ordre du Pape. Cet ordre ne vint pas.

Tel fut le dernier mot des concessions faites par les Jésuites, fort différent, on le voit, de la note du Moniteur. Cette note avait été rédigée sur une dépêche de M. Rossi, qui disait seulement : Le but de la négociation est atteint... La congrégation va se disperser d'elle-même, les noviciats seront dissous, et il ne restera dans les maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires. Dans sa préoccupation de frapper plus vivement le monde parlementaire, le rédacteur de la note officielle n'avait pas voulu voir que, si M. Rossi parlait de congrégation dispersée et de noviciats dissous, il ne parlait pas de congrégation cessant d'exister et de maisons fermées. La dépêche elle-même, bien que moins brutalement inexacte, dépassait cependant, sur certains points, les concessions consenties par le P. Roothaan. Ce dernier malentendu tenait sans doute à ce que M. Rossi n'avait voulu traiter avec les Jésuites que par intermédiaires. L'envoyé français n'en était pas du reste seul responsable, car il avait lu, à deux reprises, sa dépêche au cardinal Lambruschini qui l'avait approuvée, après discussion. Le secrétaire d'État ne devait pas ignorer que le Père général n'avait pas autant concédé. Pourquoi donc n'avait-il pas signalé l'erreur ? Était-ce de sa part timidité ou finesse ? Avait-il craint le conflit qu'aurait pu provoquer une trop pleine lumière ? Avait-il considéré que cet éclaircissement ne rentrait pas dans son rôle qui était celui d'un témoin, non d'un acteur direct ? Avait-il cru deviner qu'après tout notre négociateur aimait mieux un malentendu dont on verrait plus tard à se tirer, qu'un échec immédiat ? Avait-il pressenti que les religieux menacés gagneraient plus qu'ils ne perdraient dans la confusion de cet imbroglio ? On ne saurait le dire. Interrogé ultérieurement par les Jésuites français, il tenta de justifier sa conduite, dans une dépêche au nonce du Pape à Paris[92] : il y prouva facilement qu'il n'avait jamais connu ni accepté la note du Moniteur ; mais, sur l'approbation donnée par lui à la dépêche du négociateur français, ses explications n'éclaircirent rien. M. Rossi était bien Italien, et il l'avait montré dans cette affaire. Peut-être le cardinal Lambruschini ne l'était-il pas moins.

 

XIV

Dès le lendemain de la note du Moniteur, les journaux catholiques recevaient de Rome des nouvelles qui leur permettaient d'en contester l'exactitude. Seulement, ils ne savaient, au sujet de la négociation, que ce que les Jésuites pouvaient leur en apprendre ; ils ignoraient quel avait été au juste le rôle de la cour romaine ; celle-ci gardait le silence ; ce qu'elle avait voulu, c'était la pacification, et elle redoutait sans doute de la voir compromise, si l'on arrivait trop tôt à préciser le malentendu. Les autres journaux pressentaient bien qu'il y avait là quelque équivoque, peut-être une sorte de mystification : mais qui en était victime ? Le ministère lui-même aurait été bien gêné de faire pleine lumière et Surtout de justifier la rédaction de sa note. Interrogé, à la Chambre des pairs, par M. de Boissy, le 16 juillet 1845, M. Guizot resta dans les généralités, rendant hommage à la sagesse du Pape, même à celle des Jésuites, et M. de Montalembert, tout frémissant et irrité qu'il fût, déclara n'avoir pas de données assez certaines pour contredire les assertions ministérielles. Du reste, la fin de la session vint bientôt dispenser le gouvernement de toute explication. En somme, malgré l'embarras que pouvait éprouver le cabinet, l'impression générale fut qu'il avait remporté un succès : il avait réussi là où l'on croyait qu'il échouerait. L'opposition en était toute désappointée. Comme naguère, lors du traité supprimant le droit de visite, ses prévisions étaient dérangées, ses manœuvres déjouées. M. Thiers, qui, au lendemain de son interpellation, croyait M. Guizot pris au piège, fut réduit à battre en retraite. Le terrain religieux ne lui était décidément pas propice ; il se hâta de le quitter ; du moment que les Jésuites ne lui servaient plus contre le cabinet, il n'avait aucun goût à s'en occuper davantage ; il ne devait plus prononcer leur nom jusqu'au jour où, en 1850, il le fera pour les défendre. Quant à M. Guizot, il triomphait. L'issue de l'affaire des Jésuites, écrivait-il à M. de Barante le 18 juillet[93], est une des choses qui, dans le cours de ma vie politique, m'ont donné le plus de sérieuse et profonde satisfaction, non seulement à cause de son importance parlementaire et momentanée, mais encore et surtout comme preuve que le bon pacte d'intelligence et d'alliance entre l'Église catholique et l'État constitutionnel peut être fondé et que la bonne politique peut réussir à se faire comprendre et accepter. L'œuvre sera difficile et longue ; mais enfin la voilà commencée. Le ministre ajoutait, le 22 juillet, dans une lettre adressée à une de ses amies d'outre-Manche[94] : Londres et Rome, les deux capitales des deux grandes fois modernes, m'ont témoigné de la considération et delà confiance. J'en jouis beaucoup.

Toutes les difficultés cependant n'étaient pas résolues. Restait l'exécution matérielle des mesures annoncées par la note du Moniteur. Les Jésuites de France étaient prêts à obéir à leur supérieur, avec cet esprit de discipline qui est l'honneur et la force de leur compagnie ; mais ils avaient la mort dans l'âme, presque la rougeur au front. Jamais la soumission n'avait été si dure à l'âme du P. de Ravignan ; il disait ne pouvoir plus se montrer à aucun des pairs de France, des députés et des avocats qui avaient préparé et approuvé la consultation de M. de Vatimesnil. Dès le 10 juillet, ces religieux chargèrent le comte Beugnot de faire savoir au gouvernement que, par un motif de paix et en réservant leurs droits, ils étaient disposés à exécuter les instructions de leur général, mais rien de plus ; au cas d'exigences plus grandes, on serait, déclaraient-ils, nécessairement replacé sur le terrain des discussions et des résistances légales. Le ministre ne fut pas satisfait : il lui fallait, conformément à la note du Moniteur, toutes les maisons fermées, ou du moins gardées chacune par trois religieux au plus, les noviciats dissous, sauf un pour les missions, les Jésuites n'existant plus à l'état de congrégation. Il ajouta cependant[95] qu'il ne voulait pas user de violence, et que, si les Jésuites ne s'exécutaient pas d'eux-mêmes, il adresserait ses plaintes au Pape, assuré d'en obtenir tout ce qu'il demanderait.

La difficulté se trouvait donc de nouveau reportée à Rome. M. Guizot sentait où était son point faible : il ne possédait aucune pièce écrite du gouvernement pontifical, à l'appui des affirmations de M. Rossi ; aussi avait-il chargé ce dernier de tâcher d'en obtenir une, et avait-il suggéré, dans ce dessein, les procédés les plus ingénieux. Mais la cour romaine était sur ses gardes ; elle répondit adroitement et poliment, sans se laisser surprendre la déclaration désirée, et en renvoyant soigneusement aux Jésuites eux-mêmes les remerciements qu'on lui adressait. D'ailleurs, elle témoignait alors un vif mécontentement des inexactitudes de la note du Moniteur. M. Rossi, interpellé, dut la désavouer et même faire savoir indirectement au couvent du Gesù qu'il ne fallait pas prendre à la lettre les termes de cette note. Interrogé d'un autre côté par les Jésuites de France, le cardinal Lambruschini leur faisait dire par le nonce qu'il n'avait jamais été question, à Rome, de consentir aux mesures indiquées par le Moniteur, et qu'à toute demande de ce genre ; le Pape ferait une réponse négative. Sa dépêche se terminait par ces paroles : Votre Excellence pourra dire aux Jésuites, sous forme de conseil, de s'en tenir à ce que le Père général leur écrira de faire ; car ils ne sont pas obligés d'outrepasser les instructions de leur chef. Or le P. Roothaan déclarait au P. de Ravignan que les sacrifices faits étaient le nec plus ultra, et il ajoutait : Si le gouvernement ne s'en contente pas, nous ferons valoir nos droits constitutionnels. L'un de ses assistants, le P. Rozaven, écrivait à M. de Montalembert : Nous imiterons M. Martin du Nord, qui se croise les bras et nous laisse agir. Nous croiserons aussi les bras et le laisserons venir. Quand on veut assassiner quelqu'un, il faut qu'on ait le courage d'immoler la victime ; la prier de s'immoler elle-même, pour s'en épargner la peine, c'est pousser la prétention trop loin.

Le gouvernement rencontrait donc une certaine résistance à Rome aussi bien qu'en France. Il essaya quelque temps d'en triompher, mais avec une mollesse dont il faut faire honneur à sa bienveillante prudence. D'ailleurs, pendant ce temps, les Chambres s'étaient séparées : les journaux parlaient d'autre chose. Le ministère, plus libre de suivre ses propres inspirations, renonça sans bruit aux mesures annoncées avec tant d'éclat dans le Moniteur, et finit par se contenter de celles qu'avait consenties le Père général. L'exécution, commencée en août, était terminée au 1er novembre : elle ne toucha que les maisons de Paris, Lyon, Avignon et les noviciats de Saint-Acheul et de Laval. Il y eut des déplacements, des disséminations, des morcellements gênants, pénibles et coûteux pour la compagnie ; mais pas un Jésuite ne quitta la France, pas une maison ne fut fermée : il s'en ouvrit au contraire de nouvelles[96]. M. Guizot laissa faire et n'exigea pas davantage. On ne devait revenir sur cette affaire, dans le Parlement, que deux ans plus tard. Le 10 février 1847, un député, M. de la Plesse, appuyé par M. Dupin, demanda où en étaient les négociations commencées avec la cour de Rome, relativement à l'existence de certaine corporation religieuse. M. Guizot se borna à répondre, en termes vagues, que les négociations continuaient, mais que le changement de pontificat les avait retardées. Aucune suite ne fut donnée à cet incident, dont le seul résultat fut de faire constater que la question n'intéressait plus personne. Il convient de louer la modération par laquelle le ministère avait effacé en partie les effets de sa faiblesse. M. Guizot s'en est plus tard fait honneur ; parlant de cette exécution si restreinte et si peu en rapport avec ce qui avait été d'abord annoncé : J'ai fait en sorte, en 1845, dit-il[97], que le gouvernement et le public français s'en contentassent, et j'y ai réussi. Je demeure convaincu que, par là, j'ai bien compris et bien servi, dans un moment très critique, la cause de la liberté d'association et d'enseignement.

Les catholiques n'étaient pas, sur le moment, disposés à se laisser convaincre qu'ils devaient être satisfaits. Ils avaient pris position, préparé leurs armes, échauffé leurs troupes, défié leurs adversaires, et à l'heure où, devant le public attentif à l'éclat de ces préliminaires ; la bataille allait s'engager, voilà que, suivant la parole de Montalembert, leur avant-garde était obligée tout d'un coup, par l'ordre de son chef, de poser les armes et de défiler, sans mot dire, sous le feu de l'ennemi. Que leur importait que le mal matériel fût peu de chose ? Il y avait là une mortification plus sensible que bien des défaites, parce qu'elle paraissait toucher à l'honneur. D'ailleurs, ne pouvait-on pas craindre que l'armée tout entière ne fût dissoute, ou que du moins elle ne perdît pour toujours. l'élan et la confiance ? Ne semblait-il pas que Rome donnait raison ainsi à ceux qui traitaient les chefs du parti catholique d'irréguliers compromettants ? Ce fut un moment terrible, a écrit plus tard M. de Montalembert. Le respect seul empêchait que cette émotion ne se traduisît en plaintes publiques contré la papauté. Mgr Parisis écrivit à un prélat romain une longue lettre, destinée à être montrée, où il exposait, avec une fermeté triste et parfois un peu âpre, comment la conduite suivie risquait de blesser, de décourager les catholiques, de les rendre défiants envers Rome[98]. Il s'étonnait que l'autorité suprême, qui jusqu'alors n'avait cru devoir donner aucun encouragement aux défenseurs de la liberté religieuse en France, ne fût sortie de sa réserve que pour les frapper, sur la demande de leurs ennemis. Ma raison en est confondue, s'écriait-il, autant que mon cœur en est broyé. Il insistait principalement sur ce qu'il y avait d'offensant pour l'épiscopat français dans la façon d'agir du Pape, qui ne l'avait même pas consulté, dans une question le touchant de si près. Parmi les catholiques, il en était un cependant qui trouvait qu'après tout, étant donnée la situation, il n'y avait pas à regretter les résultats de la négociation : ce n'était ni un timide ni un tiède, c'était Lacordaire. Il ne niait pas que la résistance extrême n'eût pu avoir plus de grandeur et de fierté ; mais n'eût-on pas risqué d'y perdre tout ce qu'on avait gagné pour l'existence des Ordres religieux ? Au contraire, ajoutait-il, en cédant quelque chose, on consacrait ce qui n'était pas touché, on apaisait les esprits, on donnait au gouvernement la force de se séparer de nos ennemis, on lui était les chances terribles d'une persécution, on rentrait dans la voie de conciliation suivie depuis 1830... Il fallait au gouvernement, aux Chambres, une porte pour sortir du mauvais pas où tous s'étaient jetés : cette porte leur est ouverte. Lacordaire constatait qu'en fait les Jésuites eux-mêmes n'étaient pas sérieusement atteints. Nous sommes battus en apparence, victorieux en réalité... Je crois qu'en matière religieuse, le succès sans le triomphe est ce qu'il y a de mieux[99]. Qui oserait affirmer que, sur plus d'un point, les faits n'aient pas donné raison à Lacordaire ? Grâce aux résultats quelque peu équivoques de la négociation de M. Rossi et des demi-concessions consenties par Rome, la question des Jésuites disparaissait, sans que les Jésuites disparussent eux-mêmes. Presque aussitôt, il se faisait sur eux un silence complet qui révèle d'ailleurs combien le tapage de tout à l'heure avait été factice et superficiel. Désormais la question de la liberté d'enseignement se posait, mieux dégagée des passions et des mots par lesquels on avait cherché et trop souvent réussi à l'obscurcir et à l'irriter[100]. Enfin, si la tactique du parti catholique était un moment désorientée, si l'élan de ses troupes se trouvait ralenti, si la continuation de la guerre était rendue plus difficile, la paix, qui après tout était le but, ne devenait-elle pas plus facile ?

En effet, il semble y avoir, à la fin de 1845, une sorte de détente dans les luttes religieuses naguère si ardentes, comme une trêve acceptée tacitement par les deux partis. La presse éteint son feu. D'autres sujets occupent le Parlement. Les évêques se sont retirés de la place publique où, à plusieurs reprises, dans ces dernières années, ils sont descendus en masse, mais où ils comprennent sans doute que leur présence est anormale et doit être passagère. A peine Mgr Parisis et le cardinal de Bonald continuent-ils à publier, l'un des écrits de polémique, l'autre des mandements sur la liberté, de l'Église. Et puis, voici qu'au nom de la cause religieuse, des hommes prennent la parole qui croient à la possibilité d'une transaction, au pouvoir du temps et de la modération pour mener à bonne fin les questions difficiles[101]. L'abbé Dupanloup fait paraître son bel écrit de la Pacification religieuse, dont le titre seul est un programme. Ce livre, déclare-t-il en commençant, est une invitation faite à la paix, au nom de la justice. J'ai cru les circonstances favorables. Les jours de trêve qui nous sont donnés permettent la réflexion dont ce livre a besoin pour être bien compris. Loin de vouloir jeter de nouvelles causes d'irritation dans une controverse qui, peut-être, dit-il, n'a déjà été que trop vive, il demande qu'à la guerre succède enfin la paix fondée sur la justice et la liberté. Il l'appelle avec des accents singulièrement émus : N'y aura-t-il donc pas en France, s'écrie-t-il, un homme d'État qui veuille attacher son nom à ce nouveau et glorieux concordat ? Pour son compte, il s'applique à rendre la conciliation facile ; sans rien abandonner des droits des catholiques, il leur recommande la patience et la modération, évite tout ce qui pourrait blesser, cherche ce qui rapproche, et, par les déclarations les plus libérales, s'efforce de dissiper les préventions que la société politique conserve encore contre le clergé. A la même époque, le Correspondant publie un article remarqué de M. Beugnot. L'auteur rend hommage à l'ardeur qui a été déployée jusqu'alors par le parti catholique et qui était nécessaire pour lancer la question. Mais, à son avis, cette première partie de l'œuvre est accomplie. Il met en garde contre les mécomptes auxquels l'analogie expose souvent en politique ; le mirage de la révolution de 1688 avait trompé les hommes de 1830 ; suivant M. Bougot, les chefs du mouvement religieux en France ne commettraient pas une moindre erreur s'ils s'imaginaient être dans, une situation pareille à celle des agitateurs catholiques d'Irlande et de Belgique qui pouvaient mettre en branle des nations entières. Quant à lui, il n'a pas de ces illusions. Sa prudence un peu sceptique se ferait plutôt une trop petite idée de la force de son parti. S'il croit au succès final, c'est dans un temps éloigné. En attendant, les catholiques doivent se préparer des alliés, et, maigre les préjugés régnants, M. Beugnot ne l'estime pas impossible, au moins à la Chambre des pairs ; mais, pour cela, ils doivent se montrer plus modérés, plus prudents qu'ils ne l'ont été jusqu'alors, éviter de rallumer le feu des passions religieuses, et surtout ne pas reproduire contre l'enseignement de l'Université des accusations qui ont pris, dans la discussion, une place beaucoup trop grande, et qui, quoique fondées, ne serviraient aujourd'hui qu'à irriter les esprits, sans profit pour la liberté. — Les temps sont changés, dit M. Beugnot[102], la circonspection est aujourd'hui un devoir. Sans doute, ces idées pacifiques et modératrices n'étaient pas acceptées par tous. M. de Montalembert, par exemple, se montrait plus préoccupé du péril des défaillances que de celui des imprudences, et ne croyait pas que l'heure de traiter fût encore venue. L'Univers reprochait à M. Dupanloup d'être trop conciliant. M. Lenormant, dans le Correspondant, désavouait à demi l'article de M. Beugnot[103]. Mais ces dissidences n'ôtaient pas leur valeur aux manifestations si considérables faites par les hommes de transaction. D'ailleurs, il était visible que, parmi les catholiques, on ne retrouverait plus, après cette interruption, l'élan des premiers assauts. Une époque était finie dans l'histoire du parti religieux, celle qu'on pourrait appeler l'époque des luttes héroïques.

Le ministère comprenait-il pleinement le devoir que lui imposaient ces dispositions d'une partie des catholiques ? Tout au moins, il paraissait désireux de faire durer la trêve, en accordant à ceux-ci quelques satisfactions. M. de Salvandy, au concours général de 1845, parlait, en termes très chrétiens, des limites dans lesquelles les cours de philosophie devaient se renfermer, et protestait énergiquement contre l'impiété dans l'enseignement, qui serait, disait-il, un crime public. Après de nouveaux efforts, il parvenait, malgré la résistance des professeurs du Collège de France, à empêcher la continuation du cours de M. Quinet, ce qui valait au ministre l'honneur d'une petite émeute d'étudiants, venant crier : A bas les Jésuites ! sous ses fenêtres, comme naguère sous celles de M. de Villèle. Une autre mesure eut alors un plus grand retentissement. A l'ancien conseil royal de l'Université, omnipotent à raison de son petit nombre, de sa permanence et de son inamovibilité, une ordonnance du 7 décembre 1845 substitua hardiment et subitement un conseil de trente membres, dont vingt étaient nommés chaque année. Par cette modification d'organisation intérieure, le ministre n'accordait sans doute aux catholiques aucun des droits qu'ils réclamaient ; mais il frappait un corps qui s'était montré fort hostile à leurs revendications ; il démantelait la forteresse du monopole où commandait M. Cousin, et dégageait le pouvoir ministériel d'une subordination qui ne lui eût jamais permis le moindre pas vers la liberté. Le coup d'État de M. de Salvandy, comme on disait alors, fut vivement attaqué par les amis de l'Université. Le Constitutionnel le dénonça comme une concession au clergé et une clause secrète du marché passé à Rome par M. Rossi. Des débats furent soulevés à ce sujet, dans les deux Chambres ; mais le public s'intéressait médiocrement aux ressentiments personnels des membres de l'ancien conseil ; l'attaque fut sans résultat, ou du moins elle n'en eut pas d'autre que de faire prononcer par M. Guizot un discours qui fut un événement.

Au cours de la discussion, M. Thiers et M. Dupin avaient essayé de réveiller les préventions antireligieuses sous l'empire desquelles avait été voté, huit mois auparavant, l'ordre du jour contre les Jésuites. M. de Salvandy, intimidé et' embarrassé, crut nécessaire de protester de son zèle universitaire et de répudier toute intention de faire des concessions aux catholiques. Mais M. Guizot, plus fier, s'impatienta de cette attitude subalterne : il n'admit pas qu'une fois encore son cabinet suivît docilement M. Thiers, pour ne pas être battu par lui ; il voulut lui échapper et le dominer, en s'élevant dans les hautes régions. Dès ses premières paroles, on vit combien il se dégageait des idées étroites ou timides dont s'étaient trop souvent inspirés en ces matières les orateurs du ministère. Il avoua les vices de l'organisation universitaire : Tous les droits en matière d'instruction publique n'appartiennent pas à l'État, dit-il ; il y en a qui sont, je ne veux pas dire supérieurs aux siens, mais antérieurs, et qui coexistent avec les siens. Les premiers sont les droits des familles ; les enfants appartiennent aux familles avant d'appartenir à l'État... Le régime de l'Université n'admettait pas ce droit primitif et inviolable des familles. Il n'admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, et je me sers à dessein de ce mot, les droits des croyances religieuses... Napoléon ne comprit pas toujours que les croyances religieuses et les hommes chargés de les maintenir dans la société ont le droit de les transmettre, de génération en génération, par renseignement,, telles qu'ils les ont reçues de leurs pères... Le pouvoir civil doit laisser le soin de cette transmission des croyances entre les mains du corps et des hommes qui ont le dépôt des croyances. Aussi, loin de vouloir éluder la promesse de la liberté d'enseignement, le ministre proclamait très haut qu'il importait à l'État, à la monarchie, de la remplir. Parlant de la lutte engagée entre l'Église et l'Université, il déclara que le rôle du gouvernement était non de prendre parti pour l'Université, comme avaient fait souvent les ministres, mais de s'élever au-dessus de cette lutte, afin de la pacifier. C'était pour faciliter cette pacification, ajoutait-il, qu'on avait supprimé l'ancien conseil royal directement engagé dans le conflit avec le clergé. Il terminait en proclamant une fois de plus sa volonté de sauvegarder la liberté et la paix religieuses[104].

L'effet fut immense. L'opposition, interdite, avait écouté dans un morne silence. La majorité, qui naguère, dans ces mêmes questions, suivait M. Thiers, était conquise, émue, ravie qu'on lui proposât pour programme ces hautes pensées. J'ai rarement vu un enthousiasme aussi général, écrivait un contemporain. L'un des députés s'approchant de M. Guizot comme il descendait de la tribune : Monsieur, lui dit-il, votre haute raison a fait taire mes mauvais instincts. Devant ce grand succès, M. Thiers ne reprit la parole que pour constater sa déroute et en appeler à l'avenir. Vainement M. Dupin tenta un retour offensif, et jeta à la Chambre le mot de moines, du même accent dont un musulman prononce le mot chiens en parlant des chrétiens ; il dut, devant les murmures d'impatience, battre en retraite comme M. Thiers. L'impression s'étendit hors du Parlement. L'acte parut si considérable aux journaux de la gauche, qu'ils y dénoncèrent un changement de la politique du règne. Les amis de la liberté religieuse applaudissaient. M. Guizot, disait le Correspondant, a dû voir par l'unanimité de la presse religieuse quel est le fond des cœurs catholiques. Quand des paroles de paix et d'impartialité se font entendre, ils s'émeuvent et oublient facilement le passé. L'auteur de l'article allait jusqu'à comparer l'effet produit par les paroles du ministre à l'enthousiasme ressenti lorsque le premier Consul avait rouvert les églises.

Ces belles espérances ne devaient pas entièrement se réaliser. Sans doute, dans les dernières années de la monarchie, on ne reverra plus rien de pareil aux luttes passionnées qui, de la présentation du projet de 1841 à la fin de la mission de M. Rossi en juillet 1845, ont tant agité les catholiques. Mais ce ne sera pas encore le règne de la pleine paix religieuse, fondée sur la satisfaction des droits. Le gouvernement de Juillet tombera sans avoir réalisé l'intention sincère qu'il avait de résoudre le problème de la liberté de l'enseignement secondaire. Ce sera son malheur et peut-être le châtiment de ses timidités et de ses préventions, que les nobles idées qui avaient été semées et avaient germé sous son règne, ne mûriront et ne seront moissonnées qu'après sa chute. Toutefois, si sévère que l'on soit dans l'appréciation de la politique religieuse alors suivie, il ne serait pas juste de confondre, dans une mesure quelconque, la monarchie constitutionnelle avec les gouvernements qui se sont faits les persécuteurs de l'Église. Rien de commun entre des hommes politiques qui voulaient sincèrement résister à la perversion intellectuelle, mais qui croyaient à tort pouvoir le faire avec la seule doctrine du juste milieu, qui, en déclinant, pour cette résistance, le concours des catholiques militants, s'imaginaient seulement écarter une exagération en sens contraire, — et les sectaires qui, à d'autres époques, ont poursuivi plus ou moins ouvertement une œuvre de destruction religieuse et sociale. Rien de commun entre les conservateurs qui, en face de questions toutes nouvelles, ont craint de s'engager dans des chemins alors inconnus, qui n'ont pas su devancer les préjugés régnants, pour inaugurer une réforme légitime, et les révolutionnaires qui prétendraient aujourd'hui revenir en arrière et supprimer les droits acquis. Ajoutons que, si le gouvernement du roi Louis-Philippe a eu le tort d'hésiter à accorder aux catholiques une liberté nouvelle, il leur a du moins toujours assuré, même quand il pouvait en être gêné, l'usage des libertés publiques au moyen desquelles leur cause devait finir par triompher. Fait bien rare, la lutte, loin de l'échauffer et de le porter à la violence, ne faisait qu'augmenter son désir de pacification. Semblait-il parfois poussé par les circonstances à prendre des mesures vexatoires, il ne tardait pas à s'arrêter, par un sentiment naturel de modération, de bienveillance et d'honnêteté politique. En somme, ces années ont été, pour l'Église, des années de combats, non des années de souffrances. Bien au contraire, on aurait peine à trouver, dans ce siècle, une époque où les catholiques aient davantage ressenti cette confiance intime, cette impulsion victorieuse d'une cause en progrès, où surtout ils aient pu se croire aussi près de dissiper les malentendus qui éloignent l'esprit moderne de la vieille foi, et de résoudre ainsi le plus difficile et le plus important des problèmes qui pèsent sur notre temps. Que ce gouvernement ait eu tout le mérite, et le mérite voulu, des avantages recueillis par le catholicisme sous son règne, nous ne le prétendons pas ; mais on ne peut nier qu'il n'y ait été pour quelque chose, ne serait-ce que par le bienfait de ces lois et de ces mœurs sous l'empire desquelles le monopole et l'oppression ne pouvaient longtemps résister aux réclamations des intérêts et aux protestations des consciences.

Cette mesure et cette équité dans l'appréciation de la politique religieuse de la monarchie de 1830, les catholiques ne pouvaient pas l'avoir sur le moment, en pleine bataille. Ne voyant que ce qu'on tardait à leur accorder, ils s'éloignèrent chaque jour davantage de cette monarchie, à ce point que plusieurs la virent tomber sans regret ou même saluèrent la révolution de Février comme une délivrance. La justice n'est venue que plus tard, sous la leçon des événements et par l'effet des comparaisons. Quelques-uns cependant, et non des moins illustres, ne l'ont pas fait longtemps attendre. Dès juillet 1849, M. de Montalembert, qui avait été l'un des plus passionnés dans la lutte, mais dont l'âme généreuse ne supportait pas un moment la pensée d'être injuste envers des vaincus, se reprochait publiquement d'avoir poussé trop loin et trop vivement son opposition contre le gouvernement du roi Louis-Philippe, de n'avoir pas bien apprécié toutes ses intentions, et de n'avoir pas assez pris compassion de ses difficultés[105]. Un peu plus tard, il faisait remonter jusqu'à l'époque de la monarchie de Juillet l'origine et l'honneur de tous les succès remportés depuis par la cause catholique ; il rappelait à ses coreligionnaires tout ce qu'ils avaient alors gagné, grâce aux libertés publiques, grâce à ce culte du droit, à cette horreur de l'arbitraire qu'inspirait le régime parlementaire[106]. Et, dans le même temps, tandis que M. de Montalembert s'honorait par cet aveu, les conservateurs qui lui avaient, avant 1848, marchandé la liberté d'enseignement, éclairés par des événements redoutables, confessaient eux aussi leur erreur passée et la réparaient en faisant avec les catholiques la grande loi de 1850. Ne convenait-il pas de terminer par le spectacle de cette réconciliation l'histoire des luttes qui, pendant quelques années, avaient malheureusement séparé des causes et des hommes faits pour être unis ? Aussi bien le rapprochement ainsi opéré entre le parti de la liberté religieuse et celui de la monarchie constitutionnelle a-t-il été définitif : rien depuis n'est venu le troubler, et tout au contraire à contribué à le rendre plus étroit.

 

FIN DU TOME CINQUIÈME

 

 

 



[1] Cf. t. I, liv. I, ch. VII ; t. II, ch. VI, § III ; ch. XIII ; t. III, ch. IX.

[2] Cf. t. III, ch. IX, § VI.

[3] Tout au plus la presse religieuse eut-elle à relever la décision par laquelle M. Cousin avait mis les Provinciales de Pascal sur le programme du baccalauréat.

[4] Vie du cardinal Mathieu, par Mgr BESSON, t. I, p. 244 à 247.

[5] Cf. t. III, ch. IX, § VI.

[6] Voir les débuts de cette œuvre, voyez t. III, ch. IX, § II.

[7] Nous avons déjà noté, en 1836 et 1837, le blâme porté par le Souverain Pontife sur l'attitude de Mgr de Quélen. (Cf. t. III, ch. IX, § VII.)

[8] Je tiens le récit de cette anecdote de M. le marquis de Raigecourt.

[9] En 1880, certains incidents de la politique contemporaine m'avaient amené à détacher par avance, des notes réunies pour l'histoire de la monarchie de Juillet, une étude particulière sur les luttes de la liberté d'enseignement de 1841 à 1848. (Cf. L'Eglise et l'Etat sous la monarchie de Juillet, 1 vol. in-12, Librairie Plon.) Je ne puis aujourd'hui, sous le prétexte que je l'ai déjà traitée ailleurs, omettre une question aussi importante. On ne s'étonnera donc pas de retrouver ici une partie de ce qu'on a pu déjà lire dans cette première étude : on le retrouvera, d'ailleurs, concentré, complété et surtout mis au point d'une histoire générale.

[10] Cf. t. III, ch. IX, § IV.

[11] Cf. t. III, ch. IX, § IV.

[12] A. DE GASPARIN, les Intérêts généraux du protestantisme en France.

[13] Chroniques parisiennes, p. 100 et 122.

[14] On peut voir, dans un mémoire rédigé, peu avant la révolution de Juillet, par les aumôniers des collèges de Paris, des détails navrants sur ce sujet et, pour ainsi dire, la statistique des naufrages dans lesquels périssaient les âmes des jeunes collégiens. M. Foisset a donné des extraits de ce mémoire, dans la Vie du P. Lacordaire (t. I, p. 86 à 91).

[15] Sur M. Cousin avant 1830, voir ce que j'en ai dit dans le Parti libéral sous la Restauration, p. 233.

[16] Dès 1828, à l'époque où l'avènement du ministère Martignac eût pu lui donner l'occasion d'un rôle politique, il avait écrit à M. Hegel : J'ai pris mon parti. Non, je ne veux pas entrer dans les affaires : ma carrière est la philosophie, l'enseignement, l'instruction publique. Je l'ai déclaré une fois pour toutes à mes amis, et je soutiendrai ma résolution. J'ai commencé, dans mon pays, un mouvement philosophique qui n'est pas sans importance ; j'y veux, avec le temps, attacher mon nom ; voilà toute mon ambition ; j'ai celle-là, je n'en ai pas d'autre. Je désire, avec le temps, affermir, élargir, améliorer ma situation dans l'instruction publique, mais seulement dans l'instruction publique.

[17] Voir l'étude curieuse où M. Janet fait honneur à M. Cousin d'avoir été, en cette circonstance, le précurseur des laïcisateurs de nos jours, et où il compare son œuvre à celle qui a fait établir dans les écoles primaires un enseignement moral indépendant de toute doctrine religieuse.

[18] M. Cousin avait conscience de la mobilité de son esprit. Plus tard, quand on donna son nom à une rue : J'accepte, dit-il spirituellement, parce que c'est une rue et non une place.

[19] Pour se faire une idée de ce régime, il n'est même pas besoin d'écouter les plaintes des victimes ; il suffit de prêter l'oreille aux confidences de ceux qui passaient pour être les protégés. Voir, à ce sujet, le très piquant volume de M. Jules Simon sur Victor Cousin.

[20] Vie du P. de Ravignan, par le P. DE PONTLEVOY, t. II, p. 272 à 274.

[21] Observations sur la controverse élevée au sujet de la liberté d'enseignement, par Mgr AFFRE (1843).

[22] Voir, sur l'influence de Lamennais à ce point de vue, ce que j'en ai dit dans mon étude sur l'Extrême droite sous la Restauration (Royalistes et Républicains).

[23] FOISSET, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 95 et suiv.

[24] Journal inédit de M. de Viel-Castel.

[25] Univers, 25 mai 1843.

[26] Telle a été, pendant plusieurs années, la préoccupation des prélats les plus éclairés. Le désordre qui pouvait en résulter a été signalé, quelques années plus tard, en 1853, dans un écrit fameux de Mgr Guibert, depuis archevêque de Paris. (Œuvres pastorales, t. I, p. 356 et suiv.)

[27] Rome et Lorette. Voir notamment l'Introduction.

[28] Chroniques parisiennes, p. 53.

[29] Lettre du 8 juillet 1843, adressée à la Gazette d'Augsbourg. (Lutèce, p. 386.)

[30] Lettre du 9 mai 1842. (Correspondance de Proudhon.)

[31] Un observateur qui n'était pas favorable aux réclamations du clergé, M. de Viel-Castel, notait alors sur son journal intime : Le Journal des Débats se distingue par l'ardeur, la passion voltairienne avec laquelle il attaque le clergé. C'est tout au plus s'il a la précaution de mêler à ses arguments et à ses épigrammes quelques protestations banales et vagues en faveur de la religion. Il ramasse avec soin tout ce qui lui paraît propre à discréditer, à ridiculiser le catholicisme. (Documents inédits.) Aussi M. de Tocqueville, après avoir constaté que tous les journaux étaient dans un paroxysme de vraie fureur contre le clergé et contre la religion elle-même, ajoutait que, sur ce point, les journaux du gouvernement étaient peut-être pires que ceux de l'opposition. (Lettre du 6 décembre 1843.)

[32] Revue des Deux Mondes du 1er février 1845.

[33] Sur les débuts de M. de Montalembert, cf. liv. I, ch. IX, et liv. III, ch. IX, § III et VII.

[34] Voir les discours prononcés par M. de Montalembert à la Chambre des pairs, le 1er mars et le 6 juin 1842.

[35] Voir notamment la brochure sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement, 1843.

[36] Testament du P. LACORDAIRE.

[37] Voir le texte complet de cette note, dans la Vie de Mgr Devie, par l'abbé COGNAT, t. II, p. 405 et suiv.

[38] Actes épiscopaux, t. I, p 9 et suiv.

[39] Correspondance du P. Lacordaire avec Mme Swetchine, p. 392.

[40] Ce prélat avait publié, en 1840, sous ce titre : Exposé des vrais principes sur l'instruction publique, un livre qui avait exercé une influence considérable en Belgique.

[41] C'est la thèse que Mgr Parisis devait développer ex- professo, dans un livre paru en 1847 et intitulé : Cas de conscience à propos des libertés exercées ou réclamées par les catholiques, ou accord de la doctrine catholique avec la forme des gouvernements modernes. Ce livre a été depuis retiré du commerce.

[42] Lettres du 25 mai et du 15 août 1844.

[43] Voir, à la fin du tome II des Actes épiscopaux relatifs au projet de loi sur l'instruction secondaire, la liste des écrits d'évêques publiés de la fin de 1841 au commencement de 1844. Or, tandis qu'en 1842 il y en avait 8, dont 5 de l'évêque de Chartres, on en compte 24 en 1843, et 5 dans le seul mois de janvier 1844. Ce sera bien autre chose quand le projet de 1844 aura été déposé.

[44] Recueil des actes épiscopaux relatifs au projet sur l'instruction secondaire, t. I, p. 29 (1845).

[45] Lettre du 7 juillet 1844.

[46] Du devoir des catholiques dans les élections (1846). — M. Thiers, causant un jour avec Mgr Dupanloup, lui disait : M. de Montalembert est un grand guerrier ; M. de Falloux est un grand homme d'Etat.

[47] Lettres diverses, citées par M. de Montalembert et par M. Foisset, dans leurs ouvrages sur le P. Lacordaire.

[48] Chroniques parisiennes, p. 117, 118.

[49] Lettres de mai et juin 1844.

[50] Chroniques parisiennes, p. 148, 149.

[51] Voir, à ce propos, la note que le P. Guidée, provincial à Paris, avait fait parvenir au Roi, en 1838, t. III, ch. IX, § VI.

[52] Voir, t. III, ch. IX, § VI.

[53] Cette recherche lui attire parfois quelque mésaventure. Un jour, les jeunes gens, en l'attendant, s'étaient mis à chanter une chanson obscène qui avait pour refrain un mot ignoble, hurlé en chœur. Sur ce mot, qui a depuis fait son entrée dans la langue parlementaire, la porte s'ouvre, le silence se fait, et M. Michelet paraît. N'ayant entendu de loin que le vacarme, il s'imagine qu'on chantait la Marseillaise. Empressé, suivant son usage, de s'unir aux sentiments des assistants, il commence : Messieurs, dit-il, au milieu de ces chants patriotiques... Un immense éclat de rire couvre sa voix, et le professeur est obligé de chercher un autre exorde, en face d'un auditoire rendu, par cet incident, plus tumultueux et plus inconvenant encore que de coutume.

[54] De courts extraits donneront l'idée de ce petit livre. Il débutait ainsi : La prudence a ses lois, elle a ses bornes. Dans la vie des hommes, il est des circonstances où les explications les plus précises deviennent une haute obligation qu'il faut remplir. Je l'avouerai : depuis surtout que le pouvoir du faux semble reprendre parmi nous un empire qui paraissait aboli, depuis que des haines vieillies et des fictions surannées viennent de nouveau corrompre la sincérité du langage et dénaturer les droits de la justice, j'éprouve le besoin de le déclarer : je suis Jésuite, c'est-à-dire religieux de la Compagnie de Jésus... Il y à d'ailleurs, en ce moment, trop d'ignominies et trop d'outrages à recueillir sous ce nom, pour que je ne réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage. Ce nom est mon nom ; je le dis avec simplicité : les souvenirs de l'Évangile pourront faire comprendre à plusieurs que je le dise avec joie. La fin n'était ni moins noble ni moins touchante : Que si je devais succomber dans la lutte, avant de secouer, sur le sol qui m'a vu naître, la poussière de mes pas, j'irais m'asseoir une dernière fois nu pied de la chaire de Notre-Dame. Et là, portant en moi-même l'impérissable témoignage de l'équité méconnue, je plaindrais ma patrie, et je dirais avec tristesse : Il y eut un jour où la vérité lui fut dite ; une voix la proclama, et justice ne fut pas faite ; le cœur manqua pour la faire. Nous laissons derrière nous la Charte violée, la liberté de conscience opprimée, la justice outragée, une grande iniquité de plus. Ils ne s'en trouveront pas mieux ; mais il y aura un jour meilleur, et, j'en lis dans mon âme l'infaillible assurance, ce jour ne se fera pas longtemps attendre. L'histoire ne taira pas la démarche que je viens de faire-, elle laissera tomber sur un siècle injuste tout le poids de ses inexorables arrêts. Seigneur, vous ne permettrez pas toujours que l'iniquité triomphe sans retour ici-bas, et vous ordonnerez à la justice du temps de précéder la justice de l'éternité.

[55] M. Libri écrivait alors : M. l'abbé de Ravignan s'intitule publiquement membre de la Compagnie de Jésus, ce qu'on n'avait jamais osé faire sous la Restauration. Et M. Cuvillier-Fleury disait dans le Journal des Débats : Ils ont osé, quatorze ans après la révolution de Juillet, ce qu'ils n'avaient jamais tente, même sous la Restauration ; ils se sont nommés.

[56] Lettres inédites du R. P. de Ravignan.

[57] Discours du 16 février 1832.

[58] Vie du P. de Ravignan, par le P. DE PONTLEVOY, t. I, p. 265 à 269.

[59] Vie de Mgr Devie, par M. l'abbé COGNAT, t. II, p. 416. — M. Villemain écrivait à Mgr Mathieu, le 14 janvier 1844 : Je connais la douceur du nom de Jésus-Christ et je le fais aimer à mes petits-enfants. Les âpretés de la vie publique, loin de détourner de Celui qui console, y ramènent le cœur. (Vie du cardinal Mathieu, par Mgr BESSON, t. I, p. 317.)

[60] Courrier français du 12 février 1844.

[61] Voir t. III, ch. I, § III.

[62] Ces détails et ceux que nous ajoutons plus loin sont rapportés dans la Vie de Mgr Affre, par M. CRUICE, mort depuis évêque de Marseille.

[63] Première Lettre à M. le. duc de Broglie (1844).

[64] Discours du 19 mars 1844. M. Dupin avait du reste déjà commencé, le 25 janvier précédent.

[65] Sur M. Dupin, voir t. II, ch. V, § I.

[66] Correspondance de Jules Janin.

[67] Ces derniers mots furent gravés sur la médaille d'honneur offerte par les catholiques de Lyon à M de Montalembert.

[68] Vie du P. de Ravignan, par le P. DE PONTLEVOY, t. I, p. 268.

[69] Ces protestations ont été réunies dans les deux premiers volumes des Actes épiscopaux.

[70] Dans son beau livre des Vues sur le gouvernement de la France, le duc de Broglie a exprimé sur ces questions son opinion dernière : il s'y prononce pour la liberté la plus large.

[71] Documents inédits.

[72] L'expression est de M. Sainte-Beuve, qui disait aussi : M. Cousin a l'air véritablement, depuis toute cette discussion, d'être condamné à la ciguë, et il varie l'Apologie de Socrate sur tous les tons. (Chroniques parisiennes, p. 203 et 214.)

[73] Le duc de Broglie écrivait, le II mai 1844, à son fils, au sujet de ce débat : J'avais prévenu plus d'une fois Cousin qu'il se tint très tranquille, sous peine devoir passer un amendement dirigé spécialement contre lui ; il n'a tenu compte de mon avertissement ; il a bien fallu alors lui administrer une correction sévère ; je l'ai fuit, en substituant à un amendement saugrenu qui n'avait de sens que d'être dirigé contre Cousin, un amendement général qui affranchit le ministre et le conseil royal de l'instruction publique de la petite tyrannie de chaque membre de ce conseil, lequel se regarde comme souverain dans sa sphère et ne prend la peine de communiquer ce qu'il fait à ses collègues que pour la forme. En faisant du programme du baccalauréat es lettres une affaire de gouvernement, ce qui est l'exacte vérité, nous avons mis ordre à tout envahissement de l'esprit de coterie dans l'instruction publique. Il avait fallu assister à la discussion, pour voir apparaître au grand jour le fond des choses et pour bien reconnaître qu'il y a, en ce moment, en France, un petit pape de la philosophie, avec un petit clergé philosophique, qui prétend disposer de l'enseignement philosophique sans que personne y regarde, et qu'on ne puisse devenir avocat, médecin, pharmacien, fonctionnaire public, professeur ou autre chose sans avoir souscrit le formulaire de la raison impersonnelle. J'ai fait passer l'amendement aux neuf dixièmes des voix. (Documents inédits.)

[74] Lettre du 1er juin 1814. (Documents inédits.)

[75] Documents inédits.

[76] Lettre du 1er juin 1844. (Documents inédits.)

[77] Chroniques parisiennes de M. SAINTE-BEUVE, p. 228.

[78] Depuis quelque temps, M. Villemain était, sur ce sujet, en proie à de véritables hallucinations. Il s'imaginait toujours voir auprès de lui des Jésuites, le guettant et le menaçant. Un jour, il sortait, avec un de ses amis, de la Chambre des pairs où il avait prononcé un brillant discours, et causait très librement, quand, arrivé sur la place de la Concorde, il s'arrête effrayé. — Qu'avez-vous ? lui demande son ami, médecin fort distingué. — Comment ! vous ne voyez pas ?Non. — Montrant alors un tas de pavés : Tenez, il y a là des Jésuites ; allons-nous-en. M. Sainte-Beuve a raconté, à ce propos, l'anecdote suivante : Un jour que Villemain avait été repris de ses lubies et de ses papillons noirs, il avait à dicter à son secrétaire, le vieux Lurat, un de ces rapports annuels qu'il fait si bien. Il se promenait à grands pas, dictait à Lurat une phrase ; puis, s'arrêtant tout à coup, il regardait au plafond et s'écriait : A l'homme noir ! Au Jésuite ! Puis, reprenant le fil de son discours, il dictait une autre phrase qu'il interrompait de même par une apostrophe folâtre, et le rapport se trouva ainsi fait, aussi bien qu'à l'ordinaire. Des deux écheveaux de la pensée, l'un était sain, l'autre était lambeaux. Quelle leçon d'humilité ! Ô vanité du talent littéraire ! (Cahiers de Sainte-Beuve, p. 30.)

[79] Documents inédits. — Le 30 septembre 1844, causant avec Mgr Mathieu que lui avait amené l'amiral de Mackau, Louis-Philippe laissait voir clairement sa volonté de laisser tomber dans l'eau le projet de loi. (Vie du cardinal Mathieu, par Mgr BESSON, t. I, p. 329.)

[80] On publia contre Timon : Feu Timon, Saint Cormenin, le R. P. Timon, Feu contre feu, Eau sur feu, etc.

[81] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[82] On pourrait noter, du reste, entre les deux époques, des analogies curieuses. En 1828, le négociateur français fut, comme en 1845, un personnage d'origine italienne, M. Lasagni, jurisconsulte éminent qui a laissé les meilleurs souvenirs dans la magistrature française. Les résultats de la négociation, la conduite de la cour romaine et du gouvernement français, l'imbroglio qui en résulta, furent à peu près les mêmes dans les deux cas.

[83] Lettre au R. P. Daniel (Études religieuses, septembre 1867).

[84] GUIZOT, Mémoires, t. VII, p. 413.

[85] Des associations religieuses (1845).

[86] Un mot sur les interpellations de M. Thiers (juin 1845).

[87] A la même époque, dans un mémorandum adressé à la cour romaine, M. Rossi reprochait aux Jésuites la confiance inexplicable avec laquelle ils avaient déchiré le voile qui les couvrait et avaient voulu que leur nom vînt se mêler à la discussion des affaires du pays.

[88] Sur les faits assez obscurs de cette négociation, on peut consulter d'une part les Mémoires de M. Guizot, t. VII, qui renferment des extraits précieux de la correspondance diplomatique, et d'autre part : La liberté d enseignement, les Jésuites et la cour de Rome en 1845, lettre à M. Guizot sur un chapitre de ses Mémoires, par le P. Ch. DANIEL, qui contient comme annexe une Note importante du P. RUBILLON ; la Vie dit P. de Ravignan, par le P. DE PONTLEVOY ; la Vie du P. Guidée, par le P. GRANDIDIER ; l'Histoire de la Compagnie de Jésus, par M. CRÉTINEAU-JOLY, t. VI ; la Vie du cardinal de Bonnechose, par Mgr BESSON. C'est en rapprochant ces renseignements, venus en quelque sorte des deux partis en présence qu'on se fait une idée un peu exacte de ce qui s'est passé. Les documents qui vont être cités ou analysés se trouvent dans ces diverses publications. J'y ai ajouté quelques pièces inédites dont communication m'a été donnée.

[89] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 413.

[90] A plusieurs reprises, les évêques français, avaient consulté Rome sur la façon dont ils prenaient part aux débats sur la liberté religieuse. Rome avait refusé de répondre. Mgr Parisis s'est plaint avec vivacité de ce silence, dans une lettre considérable, adressée à un prélat romain, le 1er novembre 1845. Cette lettre n'a pas été publiée, mais nous en avons eu le texte sous les yeux.

[91] M. Crétineau-Joly a prétendu que le Pape n'avait pas voulu donner un conseil aux Jésuites. Nous ne voulons pour preuve du contraire que ce passage d'une lettre écrite par le Père général au P. de Ravignan : Le Seigneur ne permettra pas qu'un parti conseillé et suggéré par le Souverain Pontife tourne contre nous. (Vie du P. de Ravignan, par le P. DE PONTLEVOY, t. Ier, p. 332.)

[92] Voir le texte complet de cette dépêche, dans la Vie du P. Guidée, par le P. GRANDIDIER, p. 254 à 257.

[93] Documents inédits.

[94] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 230.

[95] Lettre du P. de Ravignan au Père général, 11 juillet 1843. (Documents inédits.)

[96] C'est ainsi que la division du personnel de la maison de la rue des Postes amena, à Paris, la fondation de la maison de la rue du Roule, supprimée en 1850, et de celle de la rue de Sèvres, devenue l'une des résidences importantes de la Compagnie.

[97] Lettre de M. Guizot au R. P. Daniel (Études religieuses, septembre 1867).

[98] Lettre inédite du 1er novembre 1845.

[99] Voyez Correspondance avec Mme Swetchine, p. 420, et FOISSET, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 104 à 107.

[100] M. de Montalembert lui-même le reconnaissait, quand il disait, à la Chambre des pairs, le 16 juillet 1845, en s'adressant aux ministres : La question de l'enseignement et celle de la liberté religieuse restent entières. Elles couraient grand risque d'être absorbées toutes deux dans la question des Jésuites, et peut-être d'y périr. Eh bien, on ne le pourra plus ; vous les avez dégagées.

[101] Expressions de M. Ozanam dans une lettre du 17 juin 1845.

[102] De la liberté d'enseignement à la prochaine session (10 novembre 1845).

[103] Quelques mots de réserve (10 décembre 1845).

[104] Discours du 31 janvier 1846.

[105] Discours sur la loi de la presse, du 21 juillet 1849, et lettre à l'Univers du 23 juillet.

[106] Des intérêts catholiques au dix-neuvième siècle (1852).