HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE VI. — TAÏTI ET LE MAROC (FÉVRIER-SEPTEMBRE 1844).

 

 

I. Le protectorat de la France sur les îles de la Société. Le protectorat est changé en prise de possession. Le gouvernement français ne ratifie pas cette prise de possession. Il est violemment critiqué dans la Chambre et dans la presse. — II. Impression produite en Angleterre. Voyage du Czar à Londres. — III. Abd el-Kader sur la frontière du Maroc. Attaques des Marocains. Envoi d'une escadre sous les ordres du prince de Joinville. Instructions adressées au prince et au maréchal Bugeaud. Attitude de l'Angleterre. Impatience du maréchal et réserve du prince. — IV. Incident Pritchard. Grande émotion en Angleterre et en France. Négociations entre les deux cabinets. Excitation croissante de l'opinion des deux côtés du détroit. — V. Bombardement de Tanger. Bataille d'Isly. Bombardement de Mogador et occupation de l'île qui ferme le port de cette ville. — VI. Effet produit par ces faits d'armes eu Angleterre. Un conflit avec la France paraît menaçant. Attitude de l'Europe. — VII. Le gouvernement français comprend la nécessité d'en finir. Arrangement de l'affaire Pritchard et traité avec le Maroc. Attaques des oppositions en France et en Angleterre. Injustice de ces attaques.

 

A peine l'entente cordiale venait-elle, en janvier et février 1844, d'être solennellement proclamée et ratifiée dans les parlements de France et d'Angleterre, qu'avant même la fin de ce mois de février, la nouvelle d'un incident survenu aux antipodes menaçait de ranimer, de chaque côté du détroit, les méfiances et les irritations mal éteintes de 1840. C'était, semblait-il, la loi rigoureuse imposée à M. Guizot et comme le prix dont la Providence lui faisait payer sa longue vie ministérielle, de ne pouvoir jamais se reposer sur un succès : aussitôt qu'il se flattait d'être sorti d'une difficulté, une autre surgissait, remettant tout en question et l'obligeant à recommencer la même lutte.

Pour comprendre quel était l'incident qui arrivait à la traverse de l'entente cordiale, il convient de reprendre les faits d'un peu plus haut. Le gouvernement du roi Louis-Philippe s'était rendu compte que la question de l'équilibre entre les puissances, autrefois circonscrite sur un coin du globe, se posait maintenant dans toutes les parties du monde, et que, dès lors, la France devait pensera se faire sa place jusque dans les régions les plus éloignées. Non sans doute qu'il voulût se lancer à la légère dans une politique de guerres et de conquêtes coloniales ; il estimait qu'en ce genre c'était bien assez de l'Algérie, et il avait récemment décliné des invitations pressantes de tenter une entreprise sur Madagascar. Mais, à défaut de vastes établissements territoriaux, il cherchait à créer, près des grandes terres ou au milieu des grandes mers qui s'ouvraient à l'action européenne, des stations où notre commerce pût trouver un appui et notre marine un refuge. L'Afrique attira tout d'abord son attention : nous y avions, déjà pied par l'Algérie, le Sénégal et l'île Bourbon. De 1841 à 1844, non sans exciter la mauvaise humeur de l'Angleterre, des établissements fortifiés furent créés à l'embouchure des principaux fleuves du golfe de Guinée, et possession fut prise, au nord du canal de Mozambique, des îles de Mayotte et de Nossi Bé. Il y avait aussi quelque chose à faire dans cette Océanie que, depuis un siècle, nos navigateurs avaient tant de fois explorée. Dès la fin de 1839, on avait songé à s'installer dans la Nouvelle-Zélande ; il fallut y renoncer ; les Anglais, prévenus de notre dessein, nous avaient devancés. En 1841, l'amiral Dupetit-Thouars reçut mission d'occuper les îles Marquises, ce qu'il fit en 1842. S'il s'en fût tenu là, aucune difficulté ne se serait produite, et l'opinion publique en Europe eût à peu près ignoré cet incident lointain. Mais l'amiral, homme d'initiative hardie, voulut faire davantage. A peu de distance des Marquises, se trouvait un autre archipel plus considérable et plus connu ; c'étaient les îles de la Société et, parmi elles, la charmante Taïti, qu'on appelait la reine des mers du Sud. De longue date, l'influence anglaise y était prépondérante. Des missionnaires méthodistes, à la fois prédicants et trafiquants, soutenus par la puissante société des missions de Londres, s'étaient emparés de l'esprit de la reine Pomaré et gouvernaient sous son nom, fort jaloux de leur autorité et ne se gênant pas pour maltraiter les prêtres ou les marins français qui s'aventuraient dans ces régions. Le plus important d'entre eux, investi par lord Palmerston des fonctions de consul d'Angleterre, était un nommé Pritchard, personnage remuant, retors, sournois, opiniâtre, avide de domination, pénétré jusqu'à la moelle de tout ce que l'orgueil anglais et le fanatisme protestant peuvent contenir d'animosité contre la France et contre le catholicisme. A Londres, dans le monde religieux et dans celui des affaires, on s'était habitué à considérer les îles de la Société comme dépendant moralement de l'Angleterre. Aucun lien officiel cependant ne les y rattachait. Deux fois, le gouvernement britannique avait refusé le protectorat qui lui était offert. Estimait-il que l'état de choses existant lui donnait autant d'influence, avec moins de charges et de responsabilité ? Ce fut vers cet archipel que l'amiral Dupetit-Thouars, agissant absolument en dehors de ses instructions, se dirigea, après avoir pris possession des îles Marquises ; déjà, quelques années auparavant, il y avait paru pour soutenir les réclamations de nos nationaux ; ayant appris que de nouvelles vexations avaient été, depuis lors, infligées à des Français, il voulut profiter de ce qu'il était en force dans ces parages, pour les réprimer. Il le prit sur un ton assez haut avec la reine Pomaré, et lui demanda un compte sévère de ces vexations. La reine, fort gênée d'avoir à rendre ce compte et fort effrayée de ce qu'il pourrait lui en coûter, privée d'ailleurs des conseils de M. Pritchard, alors absent, trouva que le meilleur moyen de sortir d'embarras était d'offrir de se placer sous le protectorat de la France. L'amiral, qui avait lui-même fait suggérer cette offre, l'accepta aussitôt, sous la seule réserve de la ratification du Roi, et un traité fut passé à la date du 9 septembre 1842.

Le cabinet de Paris n'apprit pas sans déplaisir une entreprise qu'il n'avait ni ordonnée ni prévue. Il n'entrait pas dans sa politique d'ajouter aux difficultés qui venaient de surgir au sujet du droit de visite, une nouvelle cause de froissement avec l'Angleterre. Volontiers il eût refusé ce protectorat. Mais l'influence française ne serait-elle pas gravement compromise dans l'océan Pacifique, si elle y débutait par une reculade ? Et de plus, ne serait-ce pas fournir une nouvelle arme à cette opposition, déjà si empressée à dénoncer les prétendues faiblesses du Roi et de M. Guizot envers l'Angleterre ? Le 17 avril 1843, le cabinet se décida donc, assez à contre-cœur, à accepter le protectorat. L'émotion fut vive à Londres : des meetings furent provoqués par le parti des Saints, des démarches faites auprès des ministres. Mais, après tout, l'Angleterre s'était refusée à acquérir aucun droit sur Taïti, et la reine Pomaré avait usé de son indépendance. Lord Aberdeen ne put le contester et se borna à demander, eu faveur des missionnaires anglais, certaines assurances que notre cabinet s'empressa de lui donner très complètes. Cette satisfaction obtenue, le secrétaire d'Etat, sans reconnaître expressément notre protectorat, déclara ne pas le mettre en question, et enjoignit à ses agents de ne soulever à ce sujet aucune difficulté. En France, le public s'occupa peu de cette affaire et s'y intéressa encore moins. Je vous assure, écrivait alors M. Désages à M. de Jarnac[1], qu'on n'est pas fort engoué, à Paris, de toutes ces occupations polynésiennes. Parce que les Anglais mangeaient du sauvage, nos gens étaient jaloux et voulaient en manger. Ils s'en dégoûteront bientôt, pour peu qu'on leur en serve encore. C'est un très drôle de pays que le nôtre. Quant à l'opposition, ne trouvant pas moyen d'accuser le ministère de couardise, elle lui reprocha sa témérité, contesta l'opportunité des établissements océaniens et chercha à les restreindre : il fallut, pour obtenir le vote des crédits nécessaires, qu'un long discours de M. Guizot expliquât et justifiât l'entreprise[2].

Telle était la situation, et personne ne pensait plus à cette affaire, quand, vers le 17 février 1844, arriva la nouvelle que l'amiral Dupetit-Thouars, revenu à Taïti, en novembre 1843, après quatorze mois d'absence, avait soulevé une question de pavillon au moins douteuse, et saisi le prétexte du refus opposé à ses exigences par la reine Pomaré, pour prononcer sa déchéance et substituer au protectorat une prise de possession directe des îles de la Société. Que s'était-il donc passé qui pût expliquer cet acte violent ? L'amiral arguait des intrigues contre le protectorat, fomentées par les missionnaires protestants et appuyées par certains officiers de la marine anglaise ; il se plaignait que la reine, surtout depuis le retour de M. Pritchard, fût retombée sous des influences hostiles à la France. Cela était vrai. Mais, malgré tout, le protectorat subsistait et n'avait rencontré aucune résistance matérielle ; la reine protestait de sa volonté de s'y soumettre ; quant aux agents anglais, les instructions envoyées de Londres leur enjoignaient de prendre une attitude plus correcte. Ces difficultés et ces mauvaises volontés ne dépassaient donc pas ce qu'on devait prévoir dans une entreprise de ce genre et ce qu'on pouvait surmonter avec un peu de patience et d'adroite fermeté. L'amiral n'en avait pas jugé ainsi. Ne considérant que le théâtre particulier où il agissait, il avait cru un acte de force nécessaire pour grandir le prestige de la France au regard des indigènes et pour rabattre l'orgueil anglais. Il savait bien que, cette fois encore, il agissait sans instruction : mais il jugeait bon de forcer un peu la main à un gouvernement que les journaux disaient si timide, et il s'imaginait ainsi répondre au sentiment national[3].

C'est une tuile qui tombe sur la tête du cabinet, écrivit le duc de Broglie[4], à la nouvelle de ce qui s'était passé à Taïti. A quelque parti que s'arrêtât le gouvernement, les difficultés étaient grandes. S'il ratifiait l'annexion, il ne pouvait se faire illusion sur la façon dont elle serait prise par l'Angleterre qui, l'année précédente, avait eu tant de peine à laisser passer le simple protectorat ; l'émotion s'y manifestait tout de suite si vive, que lord Aberdeen n'obtenait pas sans peine de ses collègues qu'ils attendissent la décision du gouvernement français, avant de prononcer quelque parole irritante. La possession de Taïti valait-elle pour nous le sacrifice de cette entente cordiale, proclamée naguère un si heureux événement ? D'autre part, il n'y avait pas plus à se faire illusion sur l'effet que produirait en France le désaveu de l'amiral ; sans doute l'opposition s'était montrée, en 1843, très froide pour nos établissements océaniens ; mais du moment où elle trouverait un prétexte à accuser le ministère d'avoir peur de l'Angleterre, elle ne manquerait certainement pas de le saisir : le langage de ses journaux le faisait déjà pressentir[5]. Le ministère pesa toutes ces difficultés, et, après délibération, se conformant à l'avis très arrêté du Roi, il décida de ne pas ratifier l'acte de l'amiral Dupetit-Thouars. Le 26 février 1844, le Moniteur publia une note qui se terminait ainsi : Le Roi, de l'avis de son conseil, ne trouvant pas, dans les faits rapportés, des motifs suffisants pour déroger au traité du 9 septembre 1842, a ordonné l'exécution pure et simple de ce traité et l'établissement du protectorat français dans l'île de Taïti.

L'explosion de la presse de gauche dépassa en violence ce qu'on pouvait attendre. Phénomène plus grave encore et qui s'était déjà produit lors de l'affaire du droit de visite, l'émotion gagna le grand public, et le parti conservateur lui-même parut troublé. Le reproche de reculer devant l'Angleterre se trouvait faire un effet terrible. C'est que la blessure du 15 juillet 1840 était toujours à vif. Et même, comme nous l'avons pressenti, l'éclat avec lequel le rapprochement des deux cabinets avait été proclamé, portait la nation à se montrer d'autant plus susceptible que son gouvernement lui paraissait suspect de ne pas l'être assez. Les adversaires de M. Guizot estimèrent qu'un tel état des esprits leur offrait l'occasion de prendre la revanche de leurs échecs. Ils convinrent donc aussitôt d'une attaque dans laquelle devaient se réunir toutes les nuances de l'opposition. M. Molé réclama pour un de ses amis de la Chambre des députés, M. de Carné, l'honneur de déposer l'interpellation et de porter les premiers coups. La bataille s'annonçait très vive. Du côté du ministère, on n'était pas sans inquiétude, et le duc de Broglie écrivait à son fils : La majorité est mécontente, hargneuse et intimidée[6].

La discussion s'ouvrit le 29 février 1844. Elle ne sembla pas d'abord bien tourner pour le gouvernement. Vainement M. Guizot déployait-il toute son éloquence, exposait-il les faits en détail pour prouver l'erreur de l'amiral Dupetit-Thouars, et repoussait-il avec émotion le reproche de pusillanimité ; ses adversaires touchaient des cordes faciles à faire vibrer, en dénonçant les intrigues de l'Angleterre et en s'indignant de voir frapper un marin coupable d'avoir porté haut la susceptibilité pour l'honneur national, tandis que le ministre qui, dans l'affaire du droit de visite, avait méconnu la dignité du pavillon français, restait à sa place. A la fin du second jour, l'opposition se croyait assurée du succès. M. Guizot, effraye, demanda le renvoi au lendemain. Dans la soirée, de grands efforts furent faits pour éclairer les députés sur les conséquences du vote qu'ils allaient émettre. Chez la duchesse d'Albufera, où il y avait réception, M. de Rothschild allait de l'un à l'autre, disant : Vous voulez la guerre ; eh bien, vous l'aurez... Dans peu de jours, on se tirera des coups de canon[7]. L'avertissement fit réfléchir, et le lendemain, à la reprise des débats, la majorité parut raffermie. Au vote, malgré le scrutin secret réclamé par les amis de M. Molé, l'ordre du jour de blâme fut repoussé par 233 voix contre 187 : 46 voix de majorité ! les plus optimistes n'en espéraient pas tant. Il est vrai que M. Guizot, en repoussant hautement tout blâme direct ou indirect, et en posant sur ce point la question de cabinet, avait jugé prudent de déclarer qu'il ne sollicitait pas une approbation formelle de sa conduite. C'est un acte qui commence, ajoutait-il ; l'avenir montrera si nous avons eu pleinement raison de l'accomplir ; nous restons dans notre responsabilité, la Chambre reste dans son droit de critique ; nous ne demandons rien de plus.

Battue au Parlement, l'opposition ne baissa pas de ton dans la presse. Les journaux semblaient chercher, chaque jour, une épithète plus flétrissante à accoler au nom des ministres. Le National ouvrit une souscription pour offrir une épée d'honneur à l'amiral Dupetit-Thouars ; deux cents élèves de l'École polytechnique étant venus souscrire dans les bureaux du journal, l'école fut consignée pendant quinze jours. Le prince de Joinville, alors âgé de vingt-six ans, déjà contre-amiral, avait conquis dans la marine un prestige semblable à celui de son jeune frère le duc d'Aumale dans l'armée de terre ; esprit brillant, vif, de feu pour tout ce qui lui paraissait intéresser la grandeur de la France, il crut devoir choisir ce moment pour publier sur l'État des forces navales de la France une note non signée, mais dont tout le monde savait qu'il était l'auteur ; supposant une guerre avec l'Angleterre, tout en se défendant de la vouloir, il établissait l'insuffisance de notre flotte et dénonçait la négligence de l'administration de la marine qu'il accusait de s'être endormie et d'avoir endormi le pays. Il est d'usage, en France, et encore plus en Angleterre, de pousser de temps à autre de pareils cris d'alarme[8] : mais, dans le cas présent, les circonstances générales et la qualité de l'auteur donnaient à l'incident une gravité particulière. Les adversaires du cabinet s'emparèrent aussitôt de cette publication, à ce point que le gouvernement jugea nécessaire de faire adresser au jeune amiral une remontrance par le Journal des Débats[9].

Pendant ce temps, dans les deux Chambres, l'opposition saisissait, inventait tous les prétextes de rouvrir des discussions sur la malheureuse affaire de Taïti, plutôt pour fatiguer le cabinet et entretenir l'agitation, que dans l'espoir de faire revenir la majorité sur son vote. Vous dites, lui répondait M. Guizot[10], que vous ne vous laisserez pas décourager. Ne croyez pas que nous nous laissions décourager davantage. Les violences auxquelles le ministre se heurtait ne le troublaient pas : c'était seulement pour lui une occasion d'exprimer, une fois de plus, ce mépris hautain qui n'était pas la forme la moins saisissante de son éloquence. J'aime mieux, disait-il[11], subir, en passant, certains dégoûts, que les ramasser de ma propre main pour les renvoyer à ceux qui me les jettent. Loin, du reste, d'abaisser le drapeau de l'entente cordiale, il le tenait plus droit et plus haut que jamais. Nous donnons, s'écriait-il en finissant l'un de ses discours, le spectacle de la paix sincère et sérieuse entre deux grandes nations fières et jalouses. C'est là un spectacle qui fait l'orgueil de notre temps et l'orgueil du cabinet qui n'a fait à ce grand résultat aucun sacrifice qui puisse être regardé comme une atteinte réelle aux intérêts du pays. Messieurs, si, pour obtenir de tels résultats, il fallait savoir être patient et attendre longtemps la justice du pays, nous saurions nous y résigner et attendre ; mais la justice du pays ne nous a pas un moment manqué ; c'est elle qui nous a encouragés et soutenus dans cette difficile carrière ; nous attendrons avec désir, mais avec patience, la justice de l'opposition[12].

 

II

Le désaveu si nettement et si promptement prononcé par le gouvernement français avait dissipé les humeurs et les méfiances du cabinet de Londres. Tandis que sir Robert Peel s'empressait de rendre hommage à notre loyale modération, lord Aberdeen ne rencontrait plus chez ses collègues d'objection aux mesures qu'il voulait prendre pour retirer de Taïti les agents compromettants : M. Pritchard, entre autres, fut nommé à un consulat fort éloigné de là, dans les îles des Amis. En même temps, le secrétaire d'État mesurait son langage public de façon à ne pas aggraver les embarras parlementaires de M. Guizot. Dès le 1er mars 1844, il disait, en réponse à une question de lord Brougham : Je crois devoir déclarer que ce désaveu a été absolument un acte volontaire et spontané du cabinet français. Je n'ai pas écrit au représentant du gouvernement de Sa Majesté à Paris, et pas un mot de remontrance n'a été prononcé par l'ambassadeur lui-même... Je fais cette déclaration de la manière la plus explicite, mais je m'attends à voir les ministres du roi des Français attaqués par le parti de la guerre et accusés d'avoir fléchi devant l'Angleterre. Le parti de la guerre ne manquera pas de profiter de cette occasion, de même que je sais parfaitement que tout ce que j'aurai fait, comme ce que je n'aurai pas fait, sera interprété, en Angleterre, par les amis du parti de la guerre français, comme un acte de soumission basse et lâche à la France. Mais le parti de la guerre mérite aussi peu d'attention en France qu'il en obtient heureusement peu en Angleterre.

Toutefois, si le cabinet, britannique ne pouvait qu'être satisfait de la conduite de notre gouvernement, il se demandait, en présence de l'excitation des esprits en France et de divers symptômes dont la note du prince de Joinville ne lui paraissait pas le moins inquiétant, si le pouvoir ne risquait pas de tomber, d'un jour à l'autre, aux mains du parti que lord Aberdeen appelait le parti de la guerre, et il prenait ses précautions en conséquence. Il était bien résolu, dans ce cas, à refaire contre la France la coalition de 1840. Lord Wellington, entre autres, ne s'en cachait pas dans ses conversations avec les diplomates étrangers. De là, dans la pratique de l'entente cordiale, une certaine réserve ; plus que jamais, le cabinet britannique se préoccupait de ne pas sacrifier à cette entente les bons rapports avec les puissances continentales, notamment avec la Prusse qu'il comblait de témoignages d'amitié et qu'il appelait l'alliée naturelle de l'Angleterre[13].

Les ennemis de la France en Europe voyaient cette situation et tâchaient d'en profiter. Ainsi s'explique la visite retentissante, soudaine, impétueuse, que le Czar vint faire alors à la reine Victoria. Depuis quelques mois déjà, il laissait pressentir ce voyage, mais pour un avenir plus ou moins éloigne, quand, à la fin de mai 1844, évidemment déterminé parce qui lui revenait des rapports de l'Angleterre et de la France, il se décida si brusquement que la cour de Windsor n'eut que quarante-huit heures pour se préparer à le recevoir. Du reste, comme l'écrivait M. Guizot, Nicolas aimait les surprises et les effets de ce genre. Courtiser l'Angleterre pour la détacher de la France, tel était son dessein. Il reprenait avec plus d'éclat l'effort tenté, deux ans auparavant, par Frédéric-Guillaume IV. Aussi, à Berlin, s'intéressait-on tout particulièrement à la démarche du Czar. De cette ville où il était alors en congé, l'ambassadeur de Prusse à Londres, M. de Bunsen, écrivait à sa femme : Ce voyage aura des résultats immenses. Tout est dans la main de Dieu... Que veut l'Empereur ? Premièrement, être désagréable au roi Louis-Philippe. Deuxièmement, imiter le roi Frédéric-Guillaume IV dans sa galanterie princière envers la souveraine des îles. Troisièmement, disposer favorablement la reine Victoria, Peel, Wellington, et les éloigner de la France... Pourquoi ? Pour nulle autre chose que celle-ci : pour des plans qui intéressent un prochain avenir et au sujet desquels il ne voudrait pas voir l'Angleterre et la France sur une même ligne[14]. A Paris, sans être aussi bien informé, on pressentait ces mauvais desseins. Ce voyage a donné ici fort à penser, écrivait à une de ses amies d'outre-Manche un homme politique de la gauche, M. Léon Faucher. Quand nous voyons apparaître les corbeaux, nous croyons qu'ils accourent à la curée... Pour l'empereur Nicolas du moins, there is some plot in it... Pour séduire Palmerston, l'on avait envoyé M. de Brunnow ; pour séduire Peel, ce n'est pas trop de l'Empereur lui-même[15]. M. Guizot affectait une indifférence dédaigneuse, mais, évidemment, il était préoccupé. Soyez réservé, avec une nuance de froideur, écrivait-il à son ambassadeur à Londres. Les malveillants ou seulement les malicieux voudraient bien ici que nous prissions de ce voyage quelque ombrage ou du moins quelque humeur. Il n'en sera rien... L'Empereur vient à Londres, parce que la Reine est venue à Eu. Nous ne le trouvons pas difficile en fait de revanche[16]... Arrivé en Angleterre, le 1er juin, Nicolas n'épargna rien pour gagner l'affection de la Reine, pour inspirer confiance aux ministres, pour séduire la nation, aussi bien la foule que l'aristocratie. Une fois dans sa vie, l'autocrate superbe se faisait courtisan, gardant dans ce rôle nouveau sa grande mine, y obtenant de véritables succès, succès, il est vrai, plus de curiosité et d'étonnement que de sympathie profonde, mais parfois gâtant ses effets par un certain manque de mesure : tel le jour où il disait à la Reine : Je prie Votre Majesté de considérer toutes mes troupes comme lui appartenant. Propos dont il faisait ressortir encore plus l'énormité asiatique, en le rapportant lui-même à plusieurs officiers anglais. Est-ce parce qu'il devinait le sourire un peu incrédule que ses interlocuteurs avaient parfois peine à retenir, qu'il répétait à tout venant : Je sais qu'on me prend pour un comédien, mais rien n'est plus faux ; je suis sincère, je dis ce que je pense, et je tiens parole[17]. Ces caresses à l'Angleterre se doublaient toujours d'un coup de griffe contre la France. Dans ses conversations avec sir Robert Peel et lord Aberdeen, le Czar, tout entier à sa passion, parlait parfois si haut, criait si fort, qu'on le priait de s'éloigner des fenêtres ouvertes et de se retirer en un endroit où il ne pût être entendu du dehors. En venait-il à parler de Louis-Philippe : Personnellement, disait-il, je ne serai jamais son ami. Sur M. Guizot : Je ne l'aime pas du tout. Je l'aime moins encore que Thiers ; celui-ci est un fanfaron, mais il est franc ; il est bien moins nuisible, bien moins dangereux que Guizot. Sur les Français en général : Je fais grand cas de l'opinion des Anglais ; mais ce que les Français disent de moi, je n'en prends nul souci, je crache dessus. Les ministres britanniques écoutaient ces violences, sans y adhérer, mais aussi sans les contredire ; il n'entrait pas dans leur jeu de détruire des préventions qui empêchaient cette alliance franco-russe, toujours fort redoutée à Londres. Néanmoins, sir Robert Peel ne laisse pas ignorer au Czar qu'un des principaux désirs de sa politique était de voir le trône de France, après la mort de Louis-Philippe, passer sans convulsion au plus proche héritier légitime de la dynastie d'Orléans. Nicolas ne combattit pas directement cette idée, mais il exposait les raisons pour lesquelles on ne pouvait compter ni sur la tranquillité intérieure de la France ni sur la durée de son entente avec l'Angleterre. La première Bourrasque dans les Chambres françaises emportera cette entente, dit-il. Louis-Philippe essayera de résister, et, s'il ne se sent pas assez fort, il se mettra à la tête du mouvement, pour sauver sa popularité.

Malgré ses protestations répétées qu'il n'était pas venu avec des vues politiques, le Czar mettait volontiers la conversation sur la question d'Orient, préoccupation dominante de la diplomatie russe. La Turquie est en train de mourir, disait-il. Nous pouvons chercher les moyens de lui sauver la vie : nous n'y réussirons pas. Elle mourra... Ce sera un moment critique. Il affirmait ne pas vouloir un pouce de son territoire, et croire aussi au désintéressement de l'Angleterre. Alors revenait son idée fixe. Dans cette crise, déclarait-il, je ne redouterai que la France. Que voudra-t-elle ? Je la redoute sur bien des points : en Afrique, dans la Méditerranée, en Orient même. Vous souvenez-vous de l'expédition d'Ancône ? Pourquoi n'en ferait-elle pas une semblable à Candie, à Smyrne ? Et il montrait alors cette intervention de la France mettant le feu aux poudres, amenant une conflagration générale. On ne peut, ajoutait-il, stipuler maintenant sur ce qu'on fera de la Turquie après sa mort... mais il est nécessaire de considérer, honnêtement, raisonnablement, le cas possible de cette chute ; il est nécessaire de s'entendre sur des idées justes, d'établir un accord loyal en toute sincérité. En réalité, son dernier mot, son arrière-pensée persistante était un nouveau traité du 15 juillet 1840, une entente à quatre, en dehors de la France, sur le partage de l'empire ottoman. Il tâtait le terrain ; ne pouvant encore poser les bases d'une telle convention, il en lançait au moins l'idée et tâchait de la faire accepter. Y réussit-il ? Dans les explications que lord Aberdeen donna tout de suite à M. Guizot sur la visite impériale, il lui affirma que le Czar, tout en causant longuement de l'Orient, n'avait rien obtenu du cabinet anglais, mieux encore, qu'il ne lui avait rien proposé[18]. La sincérité habituelle du secrétaire d'État donne confiance dans sa parole : celle-ci paraît d'ailleurs confirmée par une lettre intime de la reine Victoria au roi des Belges, où nous lisons : L'Empereur n'a absolument rien demandé[19]. Et cependant ces assertions sont difficiles à concilier avec un document, demeuré longtemps secret et publié, en 1854, lors de la guerre de Grimée. Il s'agit d'un mémorandum qui fut envoyé à Londres, à la fin de juin 1844, par M. de Nesselrode, et dans lequel le chancelier russe résumait les conversations de son souverain avec le cabinet anglais. Outre les déclarations déjà connues du Czar sur le maintien désirable du statu quo en Orient, sur la probabilité d'une catastrophe, sur l'utilité d'un accord entre l'Angleterre et la Russie pour parer aux dangers de cette catastrophe, ce document contenait l'affirmation précise et réitérée, non que les conditions de cette entente fussent d'ores et déjà fixées, mais que le principe en était arrêté et qu'il y avait, entre les deux gouvernements, engagement éventuel de se concerter s'il arrivait quelque chose d'imprévu en Turquie ; le mémorandum ne dissimulait pas que ce concert se ferait en dehors de la France ; il indiquait même expressément que, la Russie et l'Autriche étant déjà d'accord, l'adhésion de l'Angleterre suffirait pour que la France fût dans la nécessité de suivre. Ce n'était pas absolument ce que lord Aberdeen communiquait à M. Guizot. Y avait-il donc, de la part du ministre anglais, en 1844, dissimulation à notre égard ? Ou bien le gouvernement russe, en croyant avoir obtenu cet engagement éventuel, était-il sous l'empire d'une illusion volontaire ou non ? En tout cas, s'il y avait illusion, on ne jugea pas utile, à Londres, de la dissiper ; on y reçut le mémorandum, sans faire aucune objection[20]. Nicolas se crut donc autorisé à compter qu'en cas de crise orientale, il s'entendrait facilement avec l'Angleterre contre nous ou du moins en dehors de nous. Cette impression persistait chez lui à la veille de la guerre de Crimée et ne fut pas pour peu dans la témérité provocante avec laquelle le Czar se conduisit alors envers la France, dans le sans-gêne avec lequel, au commencement de 1853, il proposa à l'envoyé de la reine Victoria une entente pour le partage de l'empire ottoman, laissant voir que, ce marché fait, il se moquerait de ce qu'on pourrait penser à Paris. Aussi sa déception fut-elle, terrible, quand il vit, au contraire, les deux puissances occidentales unies et armées contre la Russie.

Nicolas ne devait donc pas retirer, dans l'avenir, le fruit qu'il espérait de sa démarche. Avait-il du moins réussi, dans le présent, à détruire ou seulement à ébranler l'entente cordiale des deux puissances occidentales ? Sans doute les ministres anglais ne cachaient pas la satisfaction que leur causaient la visite et les avances du Czar : il leur était agréable d'être ainsi courtisés, et les dispositions de la Russie leur paraissaient un en-cas fort utile pour le jour où un revirement parlementaire changerait la politique française. Mais ils n'en désiraient pas moins, pour le moment, continuer l'entente cordiale ; ils se sentaient même d'autant mieux à l'aise pour l'afficher que, désormais, on ne pouvait plus, autour d'eux, les accuser d'y sacrifier les bons rapports avec les autres puissances continentales. Quant à la reine Victoria, nous connaissons ses impressions, par ses lettres au roi des Belges et par son journal[21] : d'abord assez prévenue contre le Czar et ayant appris sa visite avec ennui, tant d'efforts pour lui plaire ne l'avaient pas trouvée insensible. Certainement, écrivait-elle, cette visite est un grand événement et un grand compliment : le peuple ici en est très flatté. Elle croyait découvrir en Nicolas, à défaut de l'étendue et de la culture d'esprit qui l'avaient tant intéressée chez Louis-Philippe, certaines qualités de cœur, une sincérité, une chaleur dans les affections de famille, qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer. Et puis, elle se prenait de compassion pour le fond de tristesse qu'elle apercevait derrière ce masque superbe[22]. Mais, si séduite ou touchée qu'elle pût être, la Reine, comme ses ministres, souhaitait vivement que cet incident ne changeât rien aux relations amicales nouées avec la cour de France. Elle était fort préoccupée de la pensée que le bruit fait autour du voyage impérial pouvait détourner Louis-Philippe de lui rendre à Windsor, comme il en avait annoncé l'intention, la visite qu'elle lui avait faite à Eu. Aussi, dans la lettre même où elle racontait au roi des Belges ses impressions sur son hôte, elle ajoutait : J'espère que vous persuaderez au Roi — Louis-Philippe — de venir tout de même au mois de septembre. Notre intention et notre politique n'ont rien d'exclusif ; nous tenons à être en bons termes avec tous. Et pourquoi pas ? nous n'en faisons pas mystère. Louis-Philippe était sans doute fort désireux de répondre au vœu de la Reine. Mais avant qu'il pût le faire, d'autres difficultés plus graves encore allaient mettre en péril l'entente cordiale. Cette fois, ce n'est plus en Océanie, c'est en Afrique qu'il faut porter nos regards.

 

III

On se rappelle comment Abd el-Kader, partout vaincu et pourchassé, avait été contraint, au commencement de 1844, de se réfugier sur la frontière du Maroc. Pour continuer la lutte, il ne lui restait plus qu'une ressource, obtenir le concours de cet empire. Le terrain lui était favorable, aussi bien à cause du fanatisme de la population que de l'état anarchique du gouvernement, l'une facile à entraîner, l'autre à dominer. Depuis longtemps, nous avions de ce côté des difficultés de frontière : il avait fallu nous défendre contre des incursions et contre des chicanes. Sous l'influence d'Abd el-Kader, ces incursions devinrent plus menaçantes, ces chicanes plus insolentes. Il nous revenait que l'on commençait à prêcher la guerre sainte chez les tribus marocaines, et que des rassemblements armés se formaient autour d'Oudjda, la ville la plus proche de notre territoire. La Moricière, qui commandait dans la province d'Oran, voyait le danger grossir. Tout en restant sur la défensive et en évitant soigneusement ce qui eût pu provoquer la guerre ouverte désirée par l'émir, il prenait ses précautions ; ainsi, vers la fin d'avril 1844, pour surveiller et protéger la frontière, il établissait un poste fortifié à Lalla-Maghnia, à l'ouest de Tlemcen, entre cette ville et Oudjda. Les autorités marocaines réclamèrent contre cet établissement ; réclamation sans fondement aucun et qui trahissait un parti pris de querelle, car le territoire de Lalla-Maghnia, du temps des Turcs, avait toujours fait partie de la régence. La Moricière répondit avec autant de fermeté que de calme et continua l'installation du nouveau poste. Chaque jour, la situation devenait plus tendue. Enfin, le 30 mai 1844, sans autre avis préalable, un corps nombreux de cavaliers marocains, conduit, disait-on, par un personnage de la famille impériale, vint attaquer La Moricière dans son camp. Le général était sur ses gardes. Après un vif combat, il repoussa les assaillants, leur infligea des pertes sérieuses, mais se borna à les poursuivre jusqu'à la frontière. Cette attaque ouverte créait une situation nouvelle. Averti et appelé par La Moricière, le maréchal Bugeaud se dirigea aussitôt, avec quelques renforts, vers Lalla-Maghnia. En chemin, il manda au ministre de la guerre que son intention était de mettre fin à un état équivoque, dangereux pour l'Algérie, et d'obliger les autorités marocaines à choisir entre une paix sérieuse ou une guerre ouverte. J'aime mieux la guerre ouverte sur la frontière, disait-il, que la guerre des conspirations et des insurrections derrière moi. S'il faut faire la guerre, nous la ferons avec vigueur, car j'ai de bons soldats, et, à la première affaire, les Marocains me verront sur leur territoire. Je vous avoue que si j'eusse été à la place de M. le général de La Moricière, je n'aurais pas été si modéré.

La nouvelle du combat du 30 mai, arrivée à Paris au moment où le gouvernement se félicitait d'être sorti des ennuis de Taïti, lui causa une vive contrariété. Comme le maréchal Bugeaud, le ministère comprenait l'impossibilité de garder plus longtemps une attitude purement passive en présence de telles agressions. Mais, mieux que lui, il se rendait compte des embarras que cette affaire pouvait nous attirer en Europe. Le voisinage de Gibraltar, d'anciens traités, des relations commerciales assez actives, rendaient le cabinet de Londres fort attentif à ce qui touchait le Maroc ; il prenait facilement ombrage de toute intervention des autres États en ces parages, et ses inquiétudes augmentaient encore quand il s'agissait de la puissance qu'il avait vue déjà, avec tant de déplaisir, s établir en Algérie. Il nous fallait donc, d'une part, parler et au besoin frapper assez fort pour mettre les Marocains à la raison ; d'autre part, ménageries susceptibilités anglaises, afin que l'entente cordiale, à peine sauvée des périls que lui avaient fait courir les incidents du Pacifique, ne succombât pas dans cette nouvelle épreuve. Par la manière dont il prit tout de suite position, le gouvernement montra qu'il ne perdait de vue aucune des faces du problème. Dès le 12 juin, M. Guizot donna ordre à notre consul général à Tanger d'adresser les plus vives représentations au gouvernement marocain. Est-ce la paix ou la guerre que veut ce gouvernement ? demandait notre ministre. Si c'est la guerre, nous en aurions un sincère regret, mais nous ne la craignons pas. Si c'est la paix, qu'il le prouve en nous accordant les satisfactions qui nous sont dues. Suivait l'énumération de ces satisfactions : elles sont intéressantes à noter, car l'ultimatum, ainsi formulé dès le premier jour, devait être maintenu à peu près sans changement jusqu'au dernier ; c'était la dispersion des troupes réunies sur la frontière, le châtiment des chefs coupables, le renvoi d'Abd el-Kader, enfin la délimitation des territoires conformément à l'état de choses existant du temps des Turcs. M. Guizot protestait d'ailleurs que la France n'avait absolument aucune intention de prendre un pouce de territoire marocain, et ne désirait que vivre en paix avec l'Empereur ; mais il se disait résolu à ne pas souffrir que le Maroc devînt, pour Abd el-Kader, un repaire inviolable d'où partiraient des agressions semblables à celle qui venait d'avoir lieu. En vue d'appuyer cette démarche diplomatique, des renforts furent envoyés au maréchal Bugeaud, et, mesure plus grave au point de vue de l'effet européen, une division navale, commandée par le prince de Joinville, reçut ordre de se rendre sur les côtes du Maroc. Le choix d'un tel commandant, au lendemain de la publication de la note sur l'État des forces navales de la France, avait quelque chose d'assez hardi ; mais M. Guizot avait causé à fond avec le prince et s'était assuré de la façon dont il comprendrait sa mission. Quand il y a une occupation sérieuse à donner à des princes jeunes et capables, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, il faut la leur donner ; c'est quand ils ne font rien qu'ils ont des fantaisies[23]. Les instructions remises aux commandants de mer et de terre rappelaient avec insistance que, pour le moment, il s'agissait d'intimider plutôt que de frapper ; c'était seulement au cas de nouvelle attaque ou de rejet de notre ultimatum, que la guerre devait commencer.

Outre-Manche, les mesures prises par le gouvernement français, surtout la démonstration navale et le choix du prince de Joinville causèrent une vive émotion. Les Anglais s'imaginèrent aussitôt, — et le chef du cabinet, sir Robert Peel, ne fut pas le moins prompt à concevoir ce soupçon, — que les choses tourneraient comme lors de la querelle avec le dey d'Alger, et que, partis sous prétexte de venger une injure, nous finirions par entreprendre une conquête. Inquiétude assez naturelle, mais en fait bien mal fondée. Depuis longtemps, par la seule considération des intérêts français, le gouvernement du roi Louis-Philippe était fort décidé à se tenir en garde contre cette tentation des agrandissements successifs qu'éprouve toute nation civilisée établie en pays barbare ; c'était à son corps défendant qu'il avait été amené peu à peu à conquérir toute l'Algérie ; il trouvait que c'était bien assez et entendait ne pas se laisser entraîner au delà des limites de l'ancienne régence ; au Maroc comme à Tunis, il ne désirait que le maintien du statu quo[24].

M. Guizot s'efforça de dissiper les soupçons de l'Angleterre, en faisant connaître à notre ambassadeur à Londres nos intentions en cette affaire et les instructions envoyées à nos agents. Vous voilà bien au courant, disait-il en terminant à M. de Sainte-Aulaire : que lord Aberdeen le soit comme vous... En présence de tant de méfiances aveugles, ce que nous avons de mieux à faire, je crois, c'est de nous tout dire. Pour mon compte, je n'y manquerai jamais, et j'espère que lord Aberdeen en fera toujours autant. Ce langage sensé et loyal fit effet sur le chef du Foreign Office, qui reconnut la justice de notre cause, la droiture de nos vues, et amena ses collègues plus soupçonneux à les reconnaître également. Sir Robert Peel lui-même déclara, le 25 juin, à la Chambre des communes, que le cabinet de Paris avait donné au gouvernement de la Reine des explications complètes sur les faits du passé comme sur ses intentions d'avenir, et que ces explications étaient satisfaisantes. Efficace contre l'opposition anglaise, cette réponse fournit à l'opposition française le prétexte d'une assez méchante chicane : les orateurs et les journaux de la gauche et de l'extrême droite affectèrent d'en conclure qu'il avait été donné connaissance au cabinet de Londres des instructions militaires envoyées au prince de Joinville et au maréchal Bugeaud, et ils s'en indignèrent comme d'un manque de convenance patriotique[25]. M. Guizot n'eut pas de peine à établir qu'on abusait des paroles de sir Robert Peel, que celui-ci avait reçu communication, non des instructions militaires, mais de la substance des instructions politiques. N'était-il donc pas naturel et conforme à l'usage, au début d'une guerre, d'éclairer et de rassurer les autres puissances, et particulièrement les puissances amies, sur les intentions qu'on y apportait ? Pour prouver d'ailleurs qu'il n'y avait eu là aucune confidence déplacée, le ministre répéta, à la tribune, ce qu'il avait dit dans le huis clos des chancelleries, saisissant volontiers cette occasion de donner à tous, par une déclaration solennelle et publique, une nouvelle garantie de la modération et du désintéressement de la France. En réponse à la communication qui lui avait été donnée, lord Aberdeen, rendant confiance pour confiance, nous fit connaître les instructions qu'il adressait à ses propres agents ; elles contenaient ordre au consul d'Angleterre à Tanger d'aller trouver l'empereur du Maroc et de le presser de nous donner satisfaction. Sans le demander formellement, le ministre britannique eût été bien aise de transformer cette intervention toute spontanée de sa part en une médiation acceptée des deux parties ; mais notre gouvernement ne s'y prêta pas : il ne suffisait pas à la France d'obtenir justice ; il lui fallait montrer qu'elle avait la volonté et la force de se faire justice elle-même[26]. Lord Aberdeen n'en témoigna pas d'humeur et persista dans son attitude conciliante. Se méfiant de l'esprit de rivalité jalouse qui animait la marine anglaise, il rappela aux commandants des navires en croisière sur la côte marocaine qu'en envoyant ces navires, le gouvernement de la Reine n'avait pas l'intention de prêter appui au Maroc dans sa résistance aux demandes justes de la France, et il invita ces officiers à user au contraire de leur influence pour appuyer ces demandes. Il prescrivit en outre que le nombre des bâtiments anglais dans les eaux du Maroc ne fût jamais supérieur ni même égal à celui des bâtiments français.

Pendant ce temps, que se passait-il en Afrique ? Que faisaient le maréchal Bugeaud et le prince de Joinville ? Le premier, arrivé à Lalla-Maghnia le 12 juin, essaya d'abord des négociations, et, le 15, le général Bedeau s'aboucha avec le caïd d'Oudjda ; cette entrevue ne fit que mettre en lumière les mauvais desseins de ceux auxquels nous témoignions des dispositions si conciliantes, et se termina par des coups de fusil. Le gouverneur cependant ne commença pas la guerre ; il se borna à saisir toutes les occasions que lui fournissaient les agressions des Marocains, pour les frapper rudement, ne se refusant pas parfois de pousser une pointe hors du territoire français pour rabattre un peu tant d'insolence, mais rentrant aussitôt après dans ses lignes. Si le maréchal se contenait ainsi par obéissance aux ordres réitérés qui lui venaient de Paris, ce n'était qu'en frémissant et en maugréant. A la vue des camps qui se formaient et grossissaient de l'autre côté de la frontière, au bruit des cris de guerre sainte qui arrivaient jusqu'à lui, il aspirait impatiemment à prendre l'offensive et rêvait même d'une expédition à Fez[27]. Par un contraste inattendu, le jeune amiral, dont la nomination à la tête de la flotte française avait paru à plusieurs une imprudence, entrait plus complètement que le maréchal dans la politique réservée du cabinet. Après s'être montré une première fois devant Tanger, le prince de Joinville s'était retiré à Cadix, pour laisser aux influences pacifiques le temps d'agir au Maroc, et particulièrement pour attendre le résultat des démarches du consul anglais. Tout ce qu'on fera de démonstrations et de menaces, écrivait-il le 10 juillet au ministre de la marine, ne pourra que servir les projets de nos ennemis... Pour moi, à moins que le maréchal Bugeaud, poussé à bout, ne déclare la guerre, ou à moins d'ordres contraires du gouvernement, je suis bien décidé à ne pas paraître sur les côtes du Maroc. Je ferai en sorte que l'on me sache dans le voisinage, prêt à agir si la démence des habitants du Maroc nous y forçait ; mais j'éviterai de donner par ma présence un nouvel aliment à l'excitation des esprits. Cette prudence ne lui faisait pas oublier le soin de notre influence et de notre dignité, et il ajoutait : Un seul cas me ferait passer par-dessus toutes ces considérations, c'est celui où une escadre anglaise viendrait sur les côtes du Maroc... Il est essentiel que cette affaire ne soit pas traitée sous le canon d'une escadre étrangère. Quelques jours plus tard, en effet, au bruit que les vaisseaux de la Reine arrivaient devant Tanger, il appareillait aussitôt ; mais les Anglais n'ayant fait que passer, il reprit son poste d'observation. J'étais sûr, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, que M. le prince de Joinville jugerait avec beaucoup de sagacité et agirait avec beaucoup de prudence ; je ne me suis pas trompé. Par contre, le maréchal Bugeaud trouvait cette prudence excessive, et il l'écrivait sans ménagement au prince, qui était peu habitué à recevoir de tels reproches et nullement disposé à les mériter.

Ainsi vers la fin de juillet de 1844, grâce à la patience de la France, la guerre n'était pas encore ouvertement déclarée ; mais il était visible que cette patience touchait à son terme, et que si l'obstination fanatique du Maroc persistait, force nous serait de recourir aux grands moyens. On s'en rendait bien compte outre-Manche, et la préoccupation y devenait chaque jour plus vive. A la Chambre des communes, l'opposition dénonçait, avec une véhémence croissante, la faiblesse du cabinet tory envers la France, et ces attaques trouvaient écho dans l'opinion. Le cabinet en était troublé et sentait renaître à notre endroit ses méfiances de la première heure. Certains ministres commençaient à parler des armements à faire en vue d'un conflit possible. Lord Aberdeen, tout en tâchant de calmer ses collègues, ne manquait pas une occasion de répéter à notre représentant que c'était la plus grosse question qui se fût élevée entre les deux puissances, depuis 1830. Et il ajoutait : Je veux éviter le plus possible de susciter des difficultés extérieures à M. Guizot, ou de prévoir les extrémités, même les plus inévitables ; mais de vous à moi, soyez sûr que l'occupation définitive d'un point quelconque de l'empire marocain par la France serait forcément un casus belli, et que, dans la mesure même où vous paraîtriez prendre pied définitivement, nous serions contraints de faire des démonstrations de guerre proportionnelles[28].

 

IV

La question du Maroc fût-elle demeurée la seule pendante entre la France et l'Angleterre, qu'elle eût suffi à rendre leurs relations fort délicates. Mais vers la fin de juillet, au moment même où cette question éveillait tant d'inquiétudes et de susceptibilités outre-Manche, une nouvelle y tomba, un peu comme un charbon ardent sur un baril de poudre ; il s'agissait, cette fois encore, d'un incident survenu dans cette région du Pacifique d'où nous étaient déjà arrivés tant de contretemps. Étranges complications que celles qui obligent ainsi l'historien à se transporter si brusquement d'Océanie en Afrique, puis d'Afrique en Océanie. Naguère, à peine le gouvernement français s'était-il cru débarrassé de l'affaire de Taïti, que surgissait celle du Maroc. Cette fois, c'est l'imbroglio océanien qui renaît et vient non pas succéder, mais s'ajouter au conflit africain : les deux difficultés se mêlent et s'aggravent l'une l'autre.

Que s'était-il donc passé à Taïti ? Lorsque l'amiral Dupetit-Thouars avait, en novembre 1843, par une mesure que son gouvernement ne devait pas sanctionner, substitué au protectorat la souveraineté directe de la France, plusieurs des missionnaires méthodistes avaient pris une attitude hostile. M. Pritchard, le plus animé et le plus remuant de tous, amena aussitôt son pavillon de consul et annonça qu'il cessait ses fonctions. En même temps, il disait aux indigènes et à la reine Pomaré, toujours dominée et conduite par lui, que l'Angleterre ne reconnaîtrait pas le nouveau régime, et que ses vaisseaux allaient venir y mettre fin. Par leurs démarches et leur langage, certains officiers de la marine britannique semblaient s'associer à ces menées. Elles eurent le résultat qui était à prévoir : sur plusieurs points, la fermentation naturelle, produite par notre prise de possession, tourna bientôt en révolte ouverte. Dans cette situation difficile, le capitaine de vaisseau Bruat, qui venait de prendre le commandement des établissements français dans l'Océanie, se montra énergique et habile, frappant fort au besoin pour maintenir notre autorité, mais sans provoquer d'incidents qui compliquassent nos relations avec l'Angleterre. Tous ses sous-ordres n'eurent pas malheureusement la même prudence. Au commencement de mars 1844, pendant que le commandant bataillait à l'une des extrémités de l'île, le capitaine de corvette d'Aubigny, qui le remplaçait dans la capitale, prit occasion d'une attaque dirigée contre un matelot, pour établir le plus rigoureux état de siège et faire arrêter, sans éclaircissements préalables, M. Pritchard qu'il désigna, dans une proclamation pleine de menaces irritées, comme le seul instigateur de la révolte ; l'ancien consul fut enfermé dans un étroit réduit situé au-dessous d'un blockhaus ; privé de toute communication, même avec sa famille, il ne recevait sa nourriture que par une trappe du plafond, et, malade, il ne pouvait consulter son médecin que par le même orifice. M. Bruat, revenu quatre jours après, jugea que son subordonné avait été trop vite et trop loin ; il se hâta de faire retirer le prisonnier de son cachot et de le transférera bord d'une frégate, en recommandant de le traiter avec beaucoup d'égards. Quelques jours après, il le remit au capitaine d'un navire anglais, sous la condition qu'il quitterait aussitôt les eaux de Taïti.

Ce fut ce navire qui, arrivé en Angleterre le 26 juillet 1844, y jeta brusquement la nouvelle que, dans cette île de Taïti où l'on pensait déjà avoir eu tant à se plaindre de la France, un ministre de l'Évangile, un consul d'Angleterre — on ne savait pas que M. Pritchard avait amené son pavillon —, venait d'être brutalement arrêté par les autorités françaises, enferme dans un cachot malsain sans aucune forme de procès, puis expulsé. La victime était là en personne, donnant aux faits, par son récit, l'aspect le plus révoltant, réclamant de son gouvernement et de ses compatriotes protection et vengeance. L'effet fut immense sur des esprits que tant d'incidents avaient déjà rendus singulièrement nerveux. Toute la presse poussa un cri d'indignation et demanda la réparation immédiate de l'atteinte portée à l'honneur britannique. Les journaux whigs, impuissants cette fois à dépasser en véhémence les journaux tories, accusaient les ministres guizotés, comme ils appelaient Robert Peel et ses collègues, d'avoir provoqué cette indignité par leur patience excessive envers la France. La colère la moins terrible n'était peut-être pas celle des sociétés bibliques, des saints, qui partout se démenaient et manifestaient en l'honneur de leur martyr. Jamais, depuis mon arrivée à Londres, écrivait notre chargé d'affaires, je n'ai vu un incident de la politique extérieure faire une telle impression. Sous le coup de cette excitation générale, sir Robert Peel perdit tout sang-froid, et, le 31 juillet, avant d'avoir pu recevoir ni même demander aucune explication du gouvernement français, il s'exprima ainsi, dans la Chambre des communes, en réponse à une question de sir Charles Napier : Présumant que les rapports reçus sont exacts, je n'hésite pas à dire qu'un outrage grossier, accompagné d'une grossière indignitéa gross outrage accompanied with gross indignity, a été commis contre l'Angleterre, dans la personne de son agent. Il terminait en exprimant l'espoir que le gouvernement français prendrait des mesures immédiates pour faire à ce pays l'ample réparation qu'il avait droit de demander. Dès qu'il avait appris les événements de Taïti, M. Guizot avait écrit à M. de Jarnac qui, en l'absence de M. de Sainte-Aulaire, était alors notre chargé d'affaires à Londres : Voici de bien désagréables nouvelles : tout cela me contrarie vivement. Le cabinet de Paris estimait le procédé du capitaine d'Aubigny violent et excessif. Tel était d'ailleurs le jugement porté, sur les lieux mêmes, par le commandant Bruat, qui avait pourtant bien sujet d'être irrité contre M. Pritchard, et qui devait désirer de ne pas charger un camarade : dans son rapport au ministre, après avoir déclaré que, dans l'agitation où se trouvait le pays, l'état de siège et l'arrestation étaient nécessaires, il avait ajouté : Je n'ai dû approuver ni la forme ni le motif de cette arrestation. Les autorités françaises s'étaient donc mises dans leur tort. Mais c'est toujours chose délicate, de puissance à puissance, que de reconnaître un tort. Ce l'était plus encore dans l'état de l'esprit public en France. La précipitation violente avec laquelle le premier ministre anglais s'était exprimé à la Chambre des communes, ne nous rendait pas les explications plus aisées. Vous n'avez pas d'idée, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, de l'effet qu'ont produit ici les paroles de sir Robert Peel et de ce qu'elles ont ajouté de difficultés à une situation bien difficile ; le fond de l'affaire a presque disparu devant un tel langage. La presse, qui eût été, dans tous les cas, portée à prendre parti pour des officiers français contre des prédicants anglais, y apporta dès lors encore plus de passion. Le Journal des Débats essayait-il timidement d'insinuer qu'il fallait attendre des renseignements plus complets pour apprécier certains détails de forme, les autres journaux s'indignaient comme si on leur proposait de sacrifier l'honneur national. La plupart d'entre eux ne cachaient pas que ce qui leur plaisait dans la conduite de nos marins, c'était la mortification qu'en ressentaient nos voisins d'outre-Manche. Au théâtre, le public battait des mains à tout ce qui pouvait paraître une allusion contre la Grande-Bretagne ; il demandait l'air de l'opéra de Charles VI : Jamais en France, jamais l'Anglais ne régnera, et il l'accueillait avec des transports frénétiques. Si M. Guizot n'eût pas mieux résisté que sir Robert Peel à l'émotion qui l'entourait, et si, du haut de la tribune française, il eût parlé sur le même ton, que ne serait-il pas arrivé ? Mais plus maître de lui, plus soucieux des périls extérieurs du pays, et plus dédaigneux de ses propres embarras intérieurs, il résolut de ne répondre à aucune interpellation. Il y a un moment, dit-il, où la discussion porte la lumière dans les questions de politique étrangère ; il y en a d'autres où elle y mettrait le feu... Convaincu, comme je le suis, que, pour celle dont il s'agit, il y aurait un inconvénient réel à la débattre en ce moment, je m'y refuse absolument. Il renvoya toute explication à l'époque où les faits et les droits dont il s'agissait auraient été éclaircis. Vainement fut-il pressé, à la Chambre des pairs, le 3 août, par le prince de la Moskowa et M. de Montalembert, à la Chambre des députés, le 5 août, par M. Billault et M. Berryer, il maintint fermement son droit de se taire. Si je disais ici ce que je dois faire ailleurs, déclara-t-il, j'échaufferais les ressentiments que je veux apaiser. La session fut close sur ce refus, et le gouvernement français put dès lors entamer une négociation déjà assez malaisée en elle-même, sans être encore embarrassé par des discussions parlementaires[29].

Tenez pour certain, écrivait M. Guizot à M. de Jarnac, qu'ici comme à Londres, il faut mener cette affaire doucement, et que, si elle continuait comme elle a commencé, elle nous mènerait nous-mêmes fort loin. Lord Aberdeen le comprenait aussi et n'avait aucune envie de négocier comme sir Robert Peel avait parlé. Sa première démarche fut même pour nous déclarer, en forme de semi-désaveu, que le premier ministre ne reconnaissait la complète exactitude d'aucune des versions données de ses paroles par les journaux. De plus, il s'abstint de nous adresser la demande formelle de réparation qu'avait fait prévoir le langage du premier ministre, et attendit ce que le gouvernement français offrirait spontanément, voulant lui éviter toute apparence de céder à une injonction étrangère. Comme, de son côté, M. Guizot jugeait utile de gagner du temps, dans l'espoir que ce temps amortirait un peu la vivacité des impressions en France et en Angleterre, il n'y eut pas d'abord à proprement parler de communications officielles entre les deux ministres. Ce fut par un échange d'idées tout officieux qu'ils s'appliquèrent à préparer une solution amiable. M. Guizot commença par établir un point important, à savoir que M. Pritchard, par son fait même, n'était plus consul à Taïti au moment où il avait été arrêté. Lord Aberdeen le reconnut ; mais il ne s'en plaignait pas moins qu'un citoyen anglais, encore officier de la Reine, puisqu'il avait un brevet de consul dans un autre archipel, eût été emprisonné et expulsé arbitrairement ; il prétendait qu'une réparation était due de ce chef ; il donnait même à entendre qu'elle devait consister dans le retour momentané de M. Pritchard à Taïti, et dans l'éloignement de MM. Bruat et d'Aubigny. M. Guizot maintint, en principe, notre droit d'expulser un étranger, et affirma, en fait, qu'il y avait eu des raisons d'user de ce droit contre M. Pritchard ; il admit seulement, s'attachant à ne pas dépasser sur ce point les appréciations de M. Bruat, que les procédés employés avaient eu quelque chose d'excessif ; il se montra disposé à en témoigner son regret et, dans une certaine mesure, son improbation, mais rien de plus ; quant au retour de M. Pritchard et au rappel de nos officiers, il déclara qu'il s'y refuserait absolument. L'attitude de notre ministre témoignait à la fois d'un grand désir d'accord et d'une volonté très nette de ne rien abandonner de ce qui intéressait la dignité de son pays. Tournez et retournez en tous sens cette idée, écrivait-il le 15 août à M. de Jarnac, qu'il est impossible que la paix du monde soit troublée par Pritchard, Pomaré et d'Aubigny, sans aucun vrai ni sérieux motif. Ce serait une honte pour les deux cabinets. C'est là le cri du bon sens. Donnons à la foule, des deux côtés de la Manche, le temps de le sentir ; elle finira par là. Pour moi, j'irai aussi loin que me le permettront la justice envers nos agents et notre dignité. S'il y a de l'humeur à Londres, j'attendrai qu'elle passe ; mais s'il y a un acte d'arrogance, ce ne sera pas moi qui le subirai. Il ajoutait, le 18 août : Je compte pleinement sur le bon esprit de lord Aberdeen. Nous avons, entre lui et moi, étouffé, depuis trois ans, bien des germes funestes. J'espère que nous étoufferons encore celui-ci... Pour mon compte, je ferai, sans hésiter et quoi qu'il m'en puisse arriver, ce qui me paraîtra juste et honorable ; mais s'il devait y avoir au bout de tout ceci une faiblesse ou une folie, bien certainement je ne m'en chargerais pas. Le chef du Foreign Office n'était pas insensible à de tels appels. Toutefois, l'excitation des esprits, autour de lui et jusque dans le sein du cabinet, entravait sa bonne volonté. Impatient de voir arriver l'offre de réparation dont il nous avait laissé l'initiative, il écrivait à son ambassadeur à Paris que si la France tardait davantage, il se verrait à regret dans la nécessité d'exposer officiellement les motifs pour lesquels l'Angleterre avait droit à cette réparation. Un autre jour, il racontait à M. de Jarnac comment il avait dû, pour contenter ses collègues, rédiger une note annonçant à la France que M. Pritchard allait être ramené à Taïti par un navire anglais. Elle est là sur mon bureau, ajoutait-il, mettez-moi en mesure de l'y laisser. Il était seul dans le cabinet à se prononcer contre une augmentation considérable et immédiate des forces maritimes[30], et, s'il parvenait à faire écarter les mesures d'un apparat provocant, ordre n'en était pas moins donné aux arsenaux de pousser les armements avec une grande activité[31]. Aussi ne dissimulait-il pas son anxiété. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, disait-il à M. de Jarnac, pour aplanir les voies au Roi et à M. Guizot ; mais je suis préparé au pire.

Faut-il ajouter que, des deux côtés du détroit, les oppositions, uniquement occupées d'augmenter les embarras des cabinets, semblaient s'être donné pour tâche d'échauffer les esprits et de rendre toute conciliation plus difficile ? En France, les journaux accusaient chaque matin M. Guizot de méditer quelque lâcheté, et ameutaient d'avance contre cette lâcheté toutes les colères patriotiques. En Angleterre, ils faisaient une campagne semblable contre lord Aberdeen ; le parti des saints excitait par ses meetings le fanatisme protestant ; en outre, dans le Parlement, qui était encore en session, lord Palmerston reprochait à son successeur de s'être plus préoccupé de maintenir M. Guizot au pouvoir que de défendre les grands intérêts de son pays, et, parcourant le globe entier, il montrait partout la diminution de l'influence et de la considération de l'Angleterre[32]. Pour se défendre, les ministres tories croyaient nécessaire de s'exprimer, sur la réparation due à leur gouvernement, en des termes qui, pour être moins brutaux que les premières phrases échappées à sir Robert Peel, n'en fournissaient pas moins à l'opposition française une arme aussitôt employée.

 

V

Pendant ce temps, sur l'autre théâtre qu'il ne nous faut pas perdre de vue, le conflit avec le Maroc, loin de s'apaiser, prenait un tour qui augmentait encore l'agitation de l'opinion anglaise. Par une malheureuse coïncidence, les deux questions arrivaient au même moment à leur phase la plus aiguë. Nous avons déjà indiqué que l'attitude expectante où s'étaient d'abord renfermés le maréchal Bugeaud et le prince de Joinville était de celles qui ne pouvaient se prolonger beaucoup. Les jours s'écoulaient, et le gouvernement du Maroc ne faisait aucune réponse satisfaisante à l'ultimatum de la France. Les démarches du consul anglais n'obtenaient rien de l'Empereur, soit que celui-ci partageât le fanatisme de ses sujets, soit qu'il fût impuissant à le contenir. Les rares communications auxquelles les agents marocains feignaient de se prêter, n'avaient visiblement d'autre but que de traîner les choses en longueur, jusqu'à ce que la mauvaise saison empêchât notre action militaire et surtout maritime ; elles se terminaient d'ailleurs presque toujours par quelque insolence, telle que la sommation d'évacuer Lalla-Maghnia ou de punir le maréchal Bugeaud. Cependant, autour d'Oudjda, l'armée marocaine grossissait chaque jour ; le fils de l'Empereur venait en grand appareil se mettre à sa tête, et l'on se préparait plus ouvertement que jamais à la guerre sainte. De l'autre côté de la frontière, le maréchal avait assez d'une attente qui lui paraissait funeste et intolérable. Il s'en exprimait avec une amertume extrême dans ses lettres au ministre de la guerre. Le prince de Joinville eût été personnellement plus disposé à continuer encore quelque temps les moyens dilatoires ; mais il était piqué des reproches du maréchal qui lui écrivait que la guerre, pour n'être pas déclarée diplomatiquement, n'en existait pas moins de fait, et qui se plaignait que, dans de telles circonstances, la flotte demeurât inactive. Aussi, le 25 juillet, le prince annonça-t-il au ministre de la marine que, se rangeant par déférence à l'avis du gouverneur général, et voulant maintenir l'unité de vue et d'action entre les deux commandements, il se décidait à sortir de sa réserve. En prenant ce grave parti, le jeune amiral n'était pas en désaccord avec son gouvernement ; en effet, le 27 juillet, le ministre, avant même d'avoir reçu la lettre du prince, lui écrivait de commencer les hostilités, si la réponse à l'ultimatum n'était pas satisfaisante. Une fois résolu à agir, le prince de Joinville ne laissa pas les choses languir. Le 1er août, il était devant Tanger, avec toute son escadre, composée de 3 vaisseaux, 3 frégates, 4 corvettes et plusieurs bâtiments de moindre rang, en tout 28 navires de guerre. Il attendit encore quelques jours, pour être assuré que le consul anglais avait quitté l'intérieur des terres et était en sûreté. Enfin, le 6 août, en présence des escadres étrangères, spectatrices du combat, il ouvrit le feu contre les fortifications. Après deux heures et demie de canonnade, toutes les batteries étaient éteintes et démantelées. La ville avait été épargnée, à cause de son caractère semi-européen. Nos pertes se réduisaient à 16 blessés et 3 morts ; l'ennemi avouait 150 morts et 400 blessés.

En apprenant, le 11 août, le bombardement de Tanger, le maréchal Bugeaud ne put retenir un cri de joie. Le 14 au plus tard, écrivit-il au prince de Joinville, j'ai la confiance que nous aurons acquitté la lettre de change que la flotte vient de tirer sur nous. Son plan fut aussitôt arrêté avec une telle précision qu'il l'envoya d'avance au ministre de la guerre et au commandant de la flotte. L'armée ennemie était massée au delà d'un petit cours d'eau dont le nom allait devenir fameux, l'Isly ; elle se composait presque entièrement de cavaliers ; en quel nombre ? au moins 45.000, ont dit les uns ; d'après les autres, plus de 60.000. Les Français n'étaient que 10.000, mais solides et avec l'élite des officiers d'Afrique, La Moricière, Bedeau, Cavaignac, Pélissier, Tartas, Morris, Yusuf, etc. Le maréchal ne s'inquiétait pas de cette disproportion numérique ; il avait des idées très arrêtées sur l'impuissance des multitudes sans organisation et sans tactique, et, depuis quelque temps, il ne manquait pas une occasion de développer cette thèse devant les officiers, les sous-officiers et même les simples soldats ; on sait que ce professorat militaire était dans ses habitudes et ses goûts. Ne comptez donc pas les ennemis, disait-il en terminant ses démonstrations ; il est absolument indifférent d'en combattre 40.0.00 ou 10.000, pourvu que vous ne les jugiez pas par vos yeux, mais bien par votre raisonnement qui vous fait comprendre leur faiblesse. Pénétrez au milieu de cette multitude, vous la fendrez comme un vaisseau fend les ondes ; frappez et marchez, sans regarder derrière vous : c'est la forêt enchantée ; tout disparaîtra avec une facilité qui vous étonnera vous-mêmes.

Le 12 août, les troupes furent prévenues qu'elles allaient prendre l'offensive. Dans la soirée, eut lieu une scène dont le souvenir est resté profondément gravé chez tous ceux qui y assistèrent[33]. Les officiers s'étaient réunis, afin d'offrir un punch à ceux de leurs camarades qui venaient d'arriver de France pour prendre part à la campagne. La fête se donnait au milieu du camp, dans une sorte d'enceinte pittoresquement encadrée de lauriers-roses. On causait, avec une gaieté émue, des événements qui se préparaient. Une seule chose manquait, la présence du grand chef : celui-ci, très fatigué de sa journée, était déjà couché. L'interprète, M. Roches, fut dépêché vers lui. Fort bourré d'abord par celui qu'il réveillait, il le détermina cependant à venir. Les acclamations qui accueillirent le maréchal à son arrivée chassèrent toute sa mauvaise humeur. On fit cercle ; de sa haute taille, Bugeaud dominait les quatre cents officiers qui l'entouraient. Après-demain, mes amis, s'écria-t-il d'une voix mâle qui portait au loin, sera une grande journée, je vous en donne ma parole. Avec ma petite armée, je vais attaquer l'armée du prince marocain qui s'élève à soixante mille cavaliers. Je voudrais que ce nombre fût double, fût triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et leur désastre seront grands ! Moi, j'ai une armée, lui n'a qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d'abord je veux vous expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à ma petite armée la forme d'une hure de sanglier. Entendez-vous bien ? La défense de gauche, c'est Bedeau ; le museau, c'est Pélissier, et moi, je suis entre les deux oreilles. Qui pourra arrêter notre force de pénétration ? Ah ! mes amis, nous entrerons dans l'armée marocaine, comme un couteau dans du beurre. Il accompagnait ses explications de violents gestes des coudes, très expressifs, qui excitaient la gaieté de l'auditoire. Puis il continua à exposer l'invincible supériorité des petits groupes organisés sur les grandes masses dépourvues d'organisation, à la condition d'une ferme attitude inspirée par la conscience même de cette supériorité. Spectacle singulier que celui de ce général démontrant par avance à son armée la victoire qu'il allait lui faire remporter. Bugeaud apparaissait vraiment grand en de pareils moments. L'auditoire était transporté d'enthousiasme, aussi bien les officiers serrés autour du gouverneur, que les soldats groupés hors de l'enceinte, sur les escarpements de la vallée, tous fantastiquement éclairés par la lueur des torches, des lanternes en papier de couleur et par les flammes des cinquante gamelles de punch.

Le lendemain, 13 août, l'armée, feignant d'aller au fourrage, se rapprocha de l'ennemi. Le 14, elle se remit en route à deux heures du matin. La confiance et l'entrain régnaient dans tous les rangs, et les fantassins saluaient au passage leur chef par de gais propos. Vers six heures, en débouchant sur une hauteur, on aperçut tout d'un coup les innombrables tentes des camps marocains qui s'étalaient dans un périmètre plus vaste que celui de Paris. A cette vue, un hourra immense sortit de toutes les poitrines. L'armée, formant la fameuse hure, traversa à gué l'Isly. Cependant, les Marocains étaient montés à cheval et se précipitaient sur notre phalange, qui fut littéralement enveloppée d'une nuée de cavaliers. C'est un lion attaqué par cent mille chacals, disait un Arabe. Nulle part, notre infanterie ne se laissa troubler ni entamer ; elle attendait les cavaliers à petite portée, et les arrêtait net par une décharge meurtrière ; on les voyait alors tourbillonner sur eux-mêmes et se rejeter en désordre sur ceux qui les suivaient. Pendant deux heures, ainsi entourés et assaillis, les Français avancèrent toujours, conservant leur même ordre ; ils finirent par atteindre la hauteur sur laquelle était le camp. Le maréchal, se rendant compte que les bandes marocaines étaient fatiguées et brisées par leurs efforts infructueux, fit sortir ses escadrons de chasseurs et de spahis qu'il avait gardés jusqu'ici entre les oreilles de la hure ; il en lança une partie contre le camp, tandis que l'autre précipitait la déroute des cavaliers ennemis. Dès midi, la victoire était complète. Tout s'était passé comme l'avait prévu le maréchal. Nous n'avions eu que vingt-sept morts et une centaine de blessés. Nos adversaires laissaient huit cents cadavres sur le champ de bataille. Un butin immense, la tente, le parasol et la correspondance du fils de l'Empereur, dix-huit drapeaux, onze pièces de canon et jusqu'aux chaînes de fer destinées aux prisonniers français étaient tombés entre nos mains. Les jours suivants, le maréchal eût volontiers poursuivi plus avant les restes de l'armée marocaine ; mais ses troupes, épuisées par une chaleur torride, décimées par les maladies, étaient, pour le moment, incapables d'un nouvel effort.

Pendant ce temps, la flotte continuait.ses opérations. En quittant Tanger, elle se dirigea au sud, vers Mogador. Cette ville, principal centre commercial de l'empire, était la propriété particulière du souverain qui en louait les maisons et trouvait là l'une des sources lès plus claires de son revenu. Arrivée, le 11 août, devant Mogador, par une mauvaise mer, l'escadre fut, pendant plusieurs jours, empêchée d'agir. Enfin, le 15, le lendemain de la bataille d'Isly, le bombardement commença. La résistance fut plus sérieuse qu'à Tanger. Après un vif combat, les compagnies de débarquement s'emparèrent de la petite île fortifiée qui fermait l'entrée du port. Le lendemain, nouvelle descente à terre, pour détruire les défenses de la ville. En se retirant, le prince laissa 500 hommes solidement établis dans l'île et quelques-uns de ses bâtiments dans le port.

Neuf jours avaient suffi pour frapper des coups décisifs sur terre et sur mer. Autant nos chefs militaires s'étaient montrés patients et prudents avant que fût venue l'heure d'agir, autant ils avaient été prompts et résolus dans l'action. Des deux façons, ils avaient répondu aux vues du gouvernement. C'était bien ce qui convenait, d'une part pour rassurer l'Europe sur nos desseins, de l'autre pour prouver au Maroc, suivant le mot du prince de Joinville, qu'il ne fallait pas jouer avec nous.

 

VI

Les nouvelles de ces heureux faits d'armes, arrivant coup sur coup, firent grand effet en France. Le public fut flatté dans son amour-propre national ; on lui avait tant répété que le gouvernement n'oserait rien faire ! Les journaux de l'opposition eux-mêmes durent reconnaître que la campagne avait été bien menée ; mais ils prétendirent que le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud avaient agi contre leurs instructions et violenté la lâcheté du ministère.

En Angleterre, au contraire, où l'opinion était déjà si troublée des événements de Taïti, le canon de notre flotte eut un douloureux retentissement. Le bombardement de Tanger fut connu vers le 16 août. L'alarme se manifesta aussitôt très vive[34], et alla grossissant les jours suivants, bien que les événements plus graves d'Isly et de Mogador fussent encore ignorés. On répète, écrivait de Londres M. de Jarnac, le 22 août, que la paix du monde entier est maintenant à la merci de chaque incident d'une guerre qui semble placer en conflit inévitable les intérêts majeurs de la France et de l'Angleterre... Je ne vois personne qui ne me parle de la situation actuelle avec une vive appréhension[35]. Sir Robert Peel sentait renaître ses premières défiances. Se reportant toujours à l'expédition d'Alger en 1830, il exprimait la crainte que les événements du Maroc n'eussent la même issue. Tous les faux bruits qu'on lui apportait sur nos armements maritimes trouvaient créance chez lui ; voyant un conflit probable et prochain, il insistait auprès de ses collègues pour que l'Angleterre s'y préparât sans retard. M. Guizot, surpris et blessé de ces inquiétudes, rappela comment la France avait été forcée à une guerre qu'elle eût désiré éviter, et, tout en revendiquant fermement le droit de ne négliger aucun des moyens qui pouvaient rendre cette guerre efficace et assurer la sécurité de notre territoire algérien, il ajouta, pour dissiper les ombrages de sir Robert Peel : Pas plus aujourd'hui qu'avant l'explosion de la guerre, nous n'avons aucun projet, aucune idée d'occupation permanente sur aucune partie du territoire marocain. Nos succès ne changeront rien à nos intentions, n'ajouteront rien à nos prétentions. Lord Aberdeen, demeuré fidèle à l'entente cordiale, se servait de ces déclarations pour rassurer ses collègues, mais pas toujours avec succès. Ce fut bien pis quand, dans les derniers jours d'août, on apprit, à Londres, la bataille d'Isly, et surtout l'occupation de Mogador, qui apparut comme le début d'un établissement sur la terre marocaine. Les journaux whigs, prompts à exploiter cette alarme jalouse, n'avaient pas assez d'invectives contre ce ministère qui, depuis trois ans, suivant l'expression de lord Palmerston, baisait presque la terre devant l'allié français. L'une des conséquences de cette émotion fut de rendre beaucoup plus aiguë, entre les deux cabinets, la question soulevée par l'arrestation de M. Pritchard. Gela se conçoit. Si les événements d'Afrique fournissaient aux whigs un prétexte pour attaquer la politique de lord Aberdeen, il était difficile que le gouvernement britannique y trouvât un sujet sérieux de réclamation à adresser au gouvernement français, surtout en présence des assurances formelles que celui-ci donnait de son absolu désintéressement ; de ce côté, l'Angleterre avait à la fois beaucoup de déplaisir et pas de grief. Mais ce grief qui lui échappait dans l'affaire du Maroc, ne croyaitelle pas le posséder dans celle de Taïti, où M. Guizot n'avait encore offert aucune réparation ? On se montra donc, à Londres, d'autant plus porté à mal prendre ce retard, qu'on était plus mortifié de ce qui venait de se passer en Afrique. L'attitude fut telle, qu'un conflit armé semblait possible, quelques-uns même disaient : probable.

Notre chargé d'affaires, le comte de Jarnac, vit le danger et s'empressa de le signaler à M. Guizot. Dans une dépêche en date du 28 août, il montrait l'idée s'accréditant, en Angleterre, que, malgré le désir des deux souverains et des deux cabinets, une rupture était à la veillé d'éclater. Puis il ajoutait : Il est de mon devoir de le dire-à Votre Excellence, et assurément je ne suis pas le seul à l'en informer ; la guerre, ses conséquences probables, les forces, les ressources, les alliances respectives des deux pays sont devenues ici le thème général de la conversation, et les classes qui, par leurs habitudes et leurs intérêts, seraient le moins portées à admettre ces formidables éventualités, se prêtent aujourd'hui à les prévoir et à les discuter... Votre Excellence aura remarqué que le rappel de lord Cowley a été formellement indiqué, sinon réclamé, ces jours-ci, par le principal organe de l'opinion publique. Je sais d'ailleurs à ne pouvoir en douter, que les membres les plus influents du conseil des ministres se sont vivement émus de cette situation, qu'un changement complet dans la politique extérieure de la Grande-Bretagne est discuté chaque jour, que les partis les plus extrêmes, ceux qui rendraient peut-être impossible le maintien des relations diplomatiques entre les cours, sont sans cesse passés en revue. J'ai tout lieu de craindre que, si aucun arrangement des différends actuels ne pouvait être arrêté, une politique au plus haut point compromettante pour les relations des deux cours ne saurait longtemps encore tarder à prévaloir dans le conseil.

L'opposition française a soutenu après coup que, dans cette circonstance, notre jeune chargé d'affaires avait manqué de sang-froid et de clairvoyance, qu'il avait été la dupe de lord Aberdeen, en prenant au vrai des alarmes systématiquement exagérées, et qu'il avait cru trop facilement au danger de la guerre. Les témoignages contemporains anglais, témoignages d'autant moins suspects qu'ils ressortent de documents intimes, nullement destinés à une publicité immédiate, justifient M. de Jarnac. Lord Palmerston écrivait à son frère, le 29 août 1884[36] : Les esprits les plus tranquilles commencent à regarder une guerre avec la France comme un événement que toute notre prudence ne peut pas longtemps empêcher et auquel nous devons nous préparer sans délai. Dans une telle guerre, le gouvernement recevra l'appui unanime de la nation entière, et toutes les nouvelles charges qui pourront devenir nécessaires pour cet objet seront volontiers supportées. Dira-t-on que lord Palmerston est suspect à cause de son animosité contre la France ? Voici lady Holland, grande amie de notre pays, fort opposée pour son compte à la guerre, qui constate avec chagrin, dans une lettre à lady Palmerston, que tout le monde, en Angleterre, est résigné à la guerre et est préparé à la supporter, fût-ce au prix de 10 pour 100 d'income tax[37]. Lord Malmesbury, après avoir rapporté dans son journal intime, toujours à la même époque, que l'on faisait des préparatifs militaires dans tous les arsenaux, ajoutait : Lord Canning, sous-secrétaire d'État au Foreign Office, m'avait écrit après le bombardement de Tanger que, pendant plusieurs jours, la guerre avec la France avait été imminente ; l'occupation de Mogador va encore compliquer la situation[38]. Même impression recueillie dans le journal de M. Charles Greville[39]. Enfin, la reine Victoria écrivait à son cher oncle, le roi des Belges, combien elle était affligée et effrayée du nuage menaçant qui planait sur les relations de l'Angleterre avec la France ; et plus tard, quand les affaires seront arrangées, elle écrira : Il est nécessaire que vous et ceux qui sont à Paris sachiez combien le danger était imminent[40].

Pendant qu'à Londres les choses menaçaient de tourner à une rupture, en France, on était à la fois inquiet et excité. La Bourse baissait sur les bruits de guerre, et un observateur de sang-froid notait que jamais, sans en excepter peut-être 1840, l'opinion, même celle des hommes d'ordinaire sages et pacifiques, n'avait été plus montée contre les Anglais[41]. Les journaux de la gauche faisaient tout pour augmenter cette excitation. Le moindre ménagement envers la Grande-Bretagne était dénoncé par eux comme une lâcheté et une trahison. A voir la façon dont ils donnaient à entendre que le vrai vaincu n'était pas le Maroc, mais l'Angleterre, on eût dit qu'ils s'étaient donné mission de fournir aliment aux méfiances de cette dernière. S'ils voulaient bien assurer les puissances continentales que, pour le moment, nous ne visions pas la rive gauche du Rhin, ils avertissaient nos voisins d'outre-Manche que notre ambition se portait désormais sur le domaine colonial et maritime. Bien plus, le National discutait ouvertement les chances d'un débarquement sur les côtes de la Grande-Bretagne, et il soutenait que l'entreprise était d'un succès facile. Ces articles, aussitôt reproduits et commentés au delà du détroit, ne contribuaient pas à y calmer les esprits.

Les chancelleries européennes apercevaient le péril de la situation et s'en préoccupaient. A Vienne, M. de Metternich, tout en se félicitant de voir crouler l'entente cordiale, contre laquelle il s'était toujours plu à dogmatiser, se demandait, non sans angoisse, si la banqueroute de cette entente cordiale n'entraînerait pas celle de la paix politique ; en dépit des intentions pacifiques des deux gouvernements, il trouvait les choses fort dangereusement placées[42]. Ce que devaient être les espérances du Czar à l'approche d'un tel conflit et ses dispositions empressées à soutenir l'Angleterre contre nous, on peut en avoir idée en se rappelant ce qu'il était venu faire naguère à Londres. Mêmes sentiments, avec un peu moins d'impétuosité, à Berlin. Par une coïncidence qui n'était pas indifférente, le frère du roi de Prusse, celui qui sera plus tard l'empereur Guillaume Ier et le redoutable ennemi de la France, était alors l'hôte de la cour de Windsor et nouait avec elle des relations très intimes. Aussi le Times, dans un article menaçant, nous avertissait-il qu'en cas de guerre, les puissances du Nord seraient avec l'Angleterre contre la France isolée. M. Bresson, qui était à cette époque ambassadeur à Madrid, mais qui connaissait bien l'Europe centrale pour avoir été pendant longtemps ministre à Berlin écrivait à M. Guizot, le 2 septembre[43] : Finissez cette affaire ; rentrons dans des termes convenables avec l'Angleterre. Le reste de l'Europe épie nos dissentiments, pour se ranger aveuglément et en forcené contre nous. Je connais bien les puissances allemandes ; ne nous faisons pas d'illusions.

 

VII

Il ne fallait pas, en effet, laisser se prolonger davantage un tel état de choses. Nos ministres le comprenaient. Il leur paraissait d'ailleurs que les succès obtenus en Afrique permettaient d'être conciliant, et que la victoire rendait la modération plus facile ; Le Roi les poussait fort dans ce sens ; depuis longtemps, il aspirait à en finir avec ce qu'il appelait les tristes bêtises de Taïti, à sortir du guêpier du Maroc, et à mettre au requiem ces malheureux incidents[44].

Tout d'abord, résolution fut prise de ne pas retarder davantage, dans l'affaire Pritchard, la communication officielle que le cabinet anglais attendait depuis plus d'un mois. Seulement, quelle satisfaction le cabinet français allait-il offrir pour les torts de forme que, d'accord avec M. Bruat, il avait reconnus et regrettés dès le premier jour ? Malgré son esprit de conciliation, il persistait à ne pas vouloir entendre parler des mesures suggérées par lord Aberdeen, c'est-à-dire du retour de M. Pritchard et de l'éloignement des officiers français. Il lui fallait trouver quelque autre solution dont se contentât l'Angleterre et qui fût plus acceptable pour la France. Ainsi fut-il amené à reprendre une idée qui s'était fait jour, un moment, à Londres, dans les premiers pourparlers, mais qui avait été aussitôt rejetée dans l'ombre, celle d'une indemnité allouée à M. Pritchard. Il jugeait, non sans raison, beaucoup moins coûteux de payer les torts commis, avec quelques écus qu'avec la disgrâce de nos officiers. Un dédommagement accordé de ce chef laissait entiers le droit de la France et l'honneur de ses agents. Comme M. Guizot l'a écrit lui-même plus tard, on ne pouvait refuser davantage et accorder moins. On devait même craindre que l'Angleterre ne jugeât pas suffisante une satisfaction si inférieure à celle qu'elle avait désirée. Sa décision prise, le cabinet français ne perdit pas un instant. M. Guizot adressa à M. de Jarnac deux dépêches, destinées à être communiquées à lord Aberdeen. Dans la première, datée du 29 août 1844, il commençait par affirmer très nettement que les autorités françaises avaient eu le droit de renvoyer M. Pritchard, et que celui-ci, par sa conduite, avait mérité ce renvoi ; seulement, il exprimait son regret et son improbation au sujet de certaines circonstances qui avaient précédé l'expulsion. Il protestait de sa volonté d'assurer à tous les missionnaires la liberté dont ils avaient besoin, mais ne se déclarait pas moins résolu à maintenir et à faire respecter les droits de la France. Il terminait en témoignant la confiance que, pleins l'un pour l'autre d'une juste estime, les deux gouvernements avaient le même désir d'inspirer à leurs agents les sentiments qui les animaient eux-mêmes, et de leur interdire tous les actes qui pourraient compromettre les rapports des deux États. Dans la seconde dépêche, datée du 2 septembre, M. Guizot, rappelant son regret et son improbation de certaines circonstances qui avaient précédé le renvoi de M. Pritchard, se disait disposé à lui accorder, à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances avaient pu lui faire éprouver, une équitable indemnité. Quant à la fixation du chiffre, le ministre proposait d'en remettre le soin aux commandants des stations française et anglaise dans l'océan Pacifique. On le voit, de ces deux pièces il ressortait très clairement que l'indemnité était offerte, non pour l'expulsion dont on maintenait au contraire la légitimité, mais pour quelques circonstances fâcheuses qui l'avaient précédée.

Aussitôt nos propositions arrivées à Londres, le cabinet anglais se réunit pour en délibérer. Il trouvait sans doute la satisfaction minceslender — ; mais divers motifs le déterminèrent à n'y pas regarder de trop près : lui aussi sentait le besoin d'en finir ; il souhaitait vivement annoncer l'arrangement, dans le discours de clôture de la session qui allait être prononcé le 5 septembre ; il se rendait compte combien serait déraisonnable une guerre pour un si petit sujet ; enfin, à ce moment même, les affaires d'Irlande prenaient une tournure qui lui faisait désirer de ne pas se mettre un autre embarras sur les bras[45]. Ajoutons que l'influence de lord Aberdeen s'exerçait, comme toujours, dans le sens de la conciliation ; M. Guizot lui avait fait savoir d'avance qu'en cas de refus, se trouvant placé entre des concessions qu'il ne voudrait pas faire et la guerre, il ne resterait pas au pouvoir. Alors, avait répondu le secrétaire d'État, je n'aurais point à choisir ; nous nous retirerions ensemble, et notre politique succomberait avec nous[46]. Le cabinet tory se prononça donc pour l'acceptation pure et simple des offres françaises. Interrogé dans la dernière séance de la Chambre des communes, le 5 septembre, sir Robert Peel déclara que l'affaire de Taïti venait de se terminer de la manière la plus amicale et la plus satisfaisante. Il refusa néanmoins d'en dire plus long et de faire connaître les conditions de l'arrangement ; il craignait évidemment que l'opposition ne profitât de ce que la clôture de la session n'était pas encore prononcée, pour exploiter contre le cabinet le désappointement que ces conditions devaient causer au public. Quelques heures après, le discours de la Reine, prononçant la prorogation du Parlement, se borna également à faire connaître que les difficultés élevées entre les deux gouvernements avaient été heureusement écartées, grâce à leur esprit de justice et de modération. Le lendemain, 6 septembre, par une dépêche adressée à son ambassadeur à Paris, lord Aberdeen annonça officiellement au gouvernement français l'acceptation de ses offres ; il se déclarait entièrement satisfait et n'élevait aucune objection sur la façon dont M. Guizot avait posé la question et revendiqué les droits des autorités françaises ; tout au plus faisait-il observer que M. Pritchard niait la vérité des allégations portées contre lui, mais en se gardant bien de prendre cette négation à son compte. Tout révélait chez le ministre anglais la volonté de ne laisser aucune trace du conflit. Ma conviction, écrivait-il, est que le désir sincère des deux gouvernements de cultiver l'entente la meilleure et la plus cordiale, rend presque impossible que des incidents de cette nature, s'ils sont vus sans passion et traités dans un esprit de justice et de modération, puissent jamais aboutir autrement qu'à une issue amicale et heureuse.

Le gouvernement français ne s'était pas montré moins pressé de mettre fin à la guerre avec le Maroc. En même temps qu'il proposait à Londres une solution de l'affaire Pritchard, il écrivait, le 30 août, aux agents diplomatiques qui assistaient le prince de Joinville, — c'étaient M. de Nion, consul à Tanger, et le duc de Glücksberg, fils du duc Decazes, alors secrétaire d'ambassade à Madrid, — de se transporter immédiatement devant Tanger et de faire savoir à l'empereur du Maroc que nous étions prêts à traiter avec lui sur les bases de l' ultimatum signifié avant l'ouverture des hostilités ; on n'en a pas oublié les quatre conditions : dispersion des troupes l'assemblées sur la frontière ; châtiment des auteurs des agressions commises sur notre territoire ; expulsion d'Abd el-Kader ; délimitation de la frontière telle qu'elle existait du temps des Turcs. M. Guizot eut soin d'aviser aussitôt le gouvernement anglais de cette démarche. Ainsi les succès de nos armes ne faisaient rien ajouter aux premières demandes. Il ne manquait pas de gens pour conseiller de se montrer plus exigeant, de réclamer, par exemple, une indemnité, pour les frais de la guerre, la remise d'Abd el-Kader entre nos mains, et l'occupation, jusqu'à complète exécution du traité, de quelque partie du territoire ennemi. Rien sans doute n'eût été plus justifié ; mais il fallait songer aux conséquences. Il était à prévoir que l'Empereur repousserait ces conditions[47]. En admettant même qu'il les acceptât, il ne trouverait le moyen ni de réunir l'argent ni de s'emparer de l'émir ; force nous serait d'aller prendre nous-mêmes la rançon et l'otage qu'on ne voudrait ou qu'on ne pourrait pas nous livrer. C'était donc, dans tous les cas, prolonger indéfiniment la guerre, ce que notre gouvernement désirait éviter, non seulement par préoccupation de ses relations avec l'Angleterre, mais parce qu'en elle-même cette guerre présentait des difficultés nullement en rapport avec les avantages qu'on prétendait en tirer. Il ne fallait pas oublier qu'au lendemain de la bataille d'Isly, notre armée était épuisée par la chaleur et incapable d'un effort de plus. Les obstacles venant du climat et du sol n'étaient pas les seuls à prévoir. En frappant de nouveaux coups, nous risquions de faire crouler le pouvoir déjà peu solide de l'empereur Abd er-Raman, et alors, dans l'anarchie qui suivrait, aux prises avec des populations insaisissables, comment en finirions-nous ? Ne serions-nous pas attirés dans l'engrenage d'une nouvelle conquête dont nous ne voulions pas ? Ou bien, si cette crise portait Abd el-Kader à la place d'Abd er-Raman, substitution dont on commençait à parler chez les plus fanatiques de nos adversaires, y gagnerions-nous ? Si l'on avait jugé nécessaire de donner une leçon à l'empereur, on ne voulait pas l'abattre ; bien au contraire, la leçon donnée, on avait intérêt à le rassurer, à le raffermir, à lui prouver qu'il pouvait et devait vivre avec nous en ami. Tels furent les motifs, très réfléchis et après tout fort raisonnables, pour lesquels, en posant les conditions du traité à conclure, le cabinet français résolut de se montrer très peu exigeant, de se contenter du possible et de l'indispensable. Même à ces conditions, était-il assuré d'en finir tout de suite ? Obtiendrait-il de Fez une réponse nette et prompte ? Trouverait-il seulement des négociateurs ayant pouvoir et volonté de traiter ? Ne devait-il pas s'attendre aux lenteurs cauteleuses qui sont l'habitude de ces sortes de gouvernements et qui, dans le cas particulier, pouvaient être un calcul ?

Les choses marchèrent avec une rapidité inespérée. Dès le 3 septembre, avant l'arrivée des instructions de M. Guizot, le prince de Joinville fut avisé que l'empereur demandait la paix et se déclarait prêt à nous donner satisfaction. S'étant assuré des pouvoirs de ceux qui lui transmettaient cette demande, le prince, assisté de M. de Nion et du duc de Glücksberg, se rendit devant Tanger, le 10 septembre, et fit signifier aux plénipotentiaires marocains un traité tout rédigé et conforme à notre ultimatum[48] ; ce traité devait être accepté immédiatement, sans discussion, sinon la guerre continuerait. En deux heures tout fut signé. Le prince prit alors sur lui d'ordonner l'évacuation immédiate de l'île de Mogador. Dans sa façon de faire la paix, il montrait le même mélange de prudence et de décision, dont il avait fait preuve clans l'action. Guerre forte, paix généreuse et douce, c'est par ces mots que, quelques jours après, le roi Louis-Philippe résumait la conduite de son gouvernement.

Les deux questions étaient donc résolues à quelques jours de distance, et, par suite, tous les dangers qu'elles avaient paru un moment soulever, se trouvaient dissipés. Le gouvernement français s'en félicitait vivement. Nous voilà hors de deux grosses affaires, mandait M. Guizot au maréchal Soult, le 18 septembre[49]. J'espère que vous aurez été content de la manière dont elles se sont terminées. Le cabinet reste, je crois, en bonne position. On se fortifie par les difficultés qu'on a vaincues. La satisfaction du gouvernement anglais n'était pas moins vive. L'heureuse fin de nos difficultés avec la France est une bénédiction, écrivait, le 14 septembre, la reine Victoria au roi des Belges[50]. Mais pendant que tel était le sentiment des pouvoirs responsables, les oppositions irresponsables, des deux côtés du détroit, affectaient de se plaindre d'autant plus haut qu'elles se savaient maintenant garanties contre tout danger de guerre par la sagesse des cabinets. A Londres, les journaux de lord Palmerston dénonçaient, avec colère, la poltronnerie qui régnait au Foreign Office. — La France, disaient-ils, sait maintenant qu'elle peut nous braver. Ils se complaisaient à faire ressortir que, dans l'affaire de Taïti, lord Aberdeen s'était humblement contenté de l'ombre d'une excuse, et que le capitaine d'Aubigny sortait de là sans le moindre désagrément. Nous avalons une insulte, concluaient-ils, et reculons devant une querelle. A Paris, M. Guizot n'était pas mieux traité. Sans doute la presse de gauche, qui avait jusqu'au dernier moment soutenu que notre ministre n'oserait pas refuser le rappel de M. d'Aubigny, fut d'abord un peu déconcertée quand elle sut les conditions toutes différentes de l'arrangement conclu dans l'affaire Pritchard ; elle se laissa même aller à railler la mesquinerie de la satisfaction dont avait dû se contenter le cabinet anglais ; mais cela ne dura pas, et elle eut bientôt découvert que l'octroi d'une indemnité était plus déshonorant encore que ne l'aurait été le rappel des officiers. On comprend, disait-elle aux ministres, que lord Aberdeen ait été facile sur le reste, du moment où il vous imprimait cette honte sur le front. De même, pour le Maroc, ces journaux, un moment surpris par l'heureuse promptitude des négociations, ne tardèrent pas à dénoncer la précipitation avec laquelle le gouvernement avait offert humblement la paix et bâclé un traité digne, selon eux, d'être comparé à celui de la Tafna. A les entendre, au lieu d'obtenir le prix de nos victoires, le dédommagement de nos sacrifices, on s'était contenté de belles paroles, de vaines promesses, sans prendre aucune garantie de leur exécution, bien plus, en renonçant, par l'évacuation hâtive de Mogador, au moyen de contrainte que nous possédions déjà, et tout cela par obéissance craintive aux ordres et aux menaces de l'étranger. En France comme en Angleterre, ce langage de la presse n'était pas sans action sur le public dont il caressait certains ressentiments, et l'on devait dès lors prévoir que les oppositions parlementaires trouveraient là, pour la prochaine session, un de leurs meilleurs terrains d'attaque. Au fond, cependant, les deux nations étaient satisfaites. En dépit des bravades auxquelles elles s'étaient plus ou moins associées, elles avaient eu très peur le la guerre[51] et se sentaient fort soulagées de la voir écartée. En France notamment, ceux-là mêmes qui ne semblaient pas fâchés d'entendre reprocher à M. Guizot son manque de fierté, eussent été implacables pour le ministère qui aurait laissé rompre la paix. M. de Barante, après avoir analysé cet état d'esprit avec sa perspicacité habituelle, concluait ainsi : La solution de nos difficultés avec l'Angleterre est un grand sujet de contentement non seulement dans la région de la cour et du ministère, mais dans l'opinion générale[52].

En tout cas, à regarder aujourd'hui les choses de haut et de loin, l'histoire n'hésite pas. Entre ces oppositions qui, par calcul départi, ont grossi et envenimé des accidents secondaires, parfois même insignifiants, de la politique extérieure, au point d'en faire des questions dangereuses, qui ont risqué de jeter leur pays dans la guerre afin de renverser ou seulement d'embarrasser un cabinet, — et ces gouvernements qui, dédaigneux de la popularité, plus soucieux du péril public que du leur propre, se sont mis en travers des irritations passagères, des entraînements irréfléchis de l'opinion, pour sauvegarder les intérêts supérieurs et permanents de leurs nations, — la postérité donne hautement raison aux gouvernements. Et, pour ne parler que de la France qui nous occupe particulièrement, nous ne parvenons pas à trouver coupable de faiblesse le cabinet qui, dans l'affaire du Maroc, a écarté toute médiation étrangère, s'est fait justice à main armée, a bombardé Tanger et Mogador devant la flotte anglaise, et a dicté seul la paix à l'empereur vaincu ; le cabinet qui, dans l'affaire de Taïti, a refusé toutes les satisfactions de principe et de personnes désirées à Londres et s'est borné à offrir, pour des torts incontestables, un léger dédommagement pécuniaire[53]. Sans doute, en traitant ces affaires, nos ministres se sont préoccupés de ménager l'Angleterre avec laquelle ils tenaient à bien vivre, et de ne pas compromettre la paix européenne qui leur paraissait importer plus à la France que tels petits avantages en Afrique ou en Océanie. Qui peut s'en étonner et leur en faire un reproche ? Au contraire, quelle condamnation paraîtrait assez sévère contre les hommes d'État qui eussent laissé sortir une grande guerre, d'accidents aussi secondaires que les incursions des fanatiques marocains, aussi misérables que la querelle avec le révérend Pritchard ? Au plus aigu de la crise, le roi Louis-Philippe, qui était pour beaucoup dans la politique suivie par son gouvernement, écrivait au roi des Belges : Je n'ai pas de patience pour la manière dont on magnifie si souvent des bagatelles en casus belli. Ah ! malheureux que vous êtes ! Si vous saviez comme moi ce que c'est que bellum, vous vous garderiez bien d'étendre, comme vous le faites, le triste catalogue des casus bellique vous ne trouvez jamais assez nombreux pour satisfaire les passions populaires et votre coupable soif de popularité[54]. Cette lettre n'a été connue qu'après la révolution de Février. Si quelque indiscrétion l'avait fait publier au moment où elle a été écrite, il est probable que l'opposition eût feint d'y trouver un patriotisme trop timide. Aujourd'hui, il n'est pas à craindre que ce langage ne soit pas compris ; les générations nouvelles n'ignorent plus ce que c'est que bellum.

Le 18 décembre 1849, Louis-Philippe, réfugié en Angleterre, faisait à l'homme d'État qui avait présidé le cabinet anglais en 1844, l'honneur de visiter son manoir. Au moment où il se retirait, sir Robert Peel, alors guéri par l'expérience des velléités de méfiance qui lui avaient parfois traversé l'esprit pendant son ministère, lui adressa ces nobles paroles : Sire, nous vous avons dû la paix du monde ; chef d'une nation justement susceptible, justement fière de sa gloire militaire, vous avez su atteindre ce grand but de la paix, sans jamais sacrifier aucun intérêt de la France, sans jamais laisser porter aucune atteinte à son honneur dont vous étiez plus jaloux que personne. C'est surtout aux hommes qui ont siégé dans les conseils de la couronne britannique qu'il appartient de le proclamer[55]. Au milieu des tristesses de l'exil et en face de la mort prochaine, le vieux roi déchu a dû trouver, dans cet hommage d'un étranger, la consolation de tant d'injustices françaises. Il pressentait que l'histoire s'approprierait les paroles de sir Robert Peel.

 

 

 



[1] Lettre 30 mars 1843. (Documents inédits.)

[2] Séances des 10-12 juin 1843.

[3] A ce propos, le chancelier Pasquier écrivait à M. dé Barante, le 14 septembre 1844 : Nos marins, à présent, ont toujours en vue ces malheureux journaux dont ils prennent les excitations pour la voix de la France entière, et, grâce cette grossière erreur, ils croiraient volontiers que le premier coup de canon tiré par eux serait la résurrection de toutes les gloires qui se sont ensevelies dans celles de l'Empire. Le défunt amiral Lalande a donné un bien funeste exemple, par la correspondance que, pendant sa station dans les mers de Grèce, il a entretenue avec un ou deux journalistes ; il en a été payé par des salves d'éloges auxquelles tous ses semblables, en grade et en position, aspirent maintenant, comme moyen de monter plus haut encore. (Documents inédits.)

[4] Documents inédits.

[5] Le duc de Broglie écrivait, le 24 février 1844 : Les journaux de l'opposition ont hésité quelque temps pour voir de quel côté pencherait le ministère. Ne pouvant rester aussi longtemps incertains que lui, ils ont pris leur parti pour la gloire, et vont lui faire une obligation de poursuivre sa marche triomphante dans l'océan Pacifique. (Documents inédits.)

[6] Lettre du 29 février 1844. (Documents inédits.)

[7] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[8] Quelques mois plus tard, lord Palmerston jetait, au delà de la Manche, un cri d'alarme tout semblable, et il écrivait, le 10 novembre 1844, à son frère : Si la rupture avait éclaté, les Français auraient pu frapper quelque coup dangereux, avant que nous eussions été en mesure de nous défendre contre eux. BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 142.)

[9] Dans son article, le Journal des Débats dénonçait la manœuvre par laquelle on prétendait exploiter contre le gouvernement du Roi un entraînement naturel à l'âge du prince et particulier, dit-on, à son caractère ; il parlait de popularité trompeuse, de triomphe suspect ; puis, montrant ce qu'avait d'incorrect cet appel à la publicité fait par un officier général et par un prince : On ne peut pas, disait-il, être à la fois sur les marches d'un trône et sur la brèche de la polémique quotidienne.

[10] Discours du 13 avril 1844.

[11] Discours du 19 avril 1844.

[12] Discours du 28 mai 1844.

[13] Dépêche de M. de Bunsen, citées par HILLEBRAND, Geschichte Frankreichs, 1830-1848, t. II, p. 583, 584.

[14] Mémoires de Bunsen, cités par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER dans son étude sur le Conseiller de la reine Victoria.

[15] Léon FAUCHER, Biographie et Correspondance, t. I, p. 150.

[16] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 208.

[17] C'est principalement aux Mémoires du baron de Stockmar que nous empruntons ces détails et ceux qui vont suivre sur les conversations du Czar.

[18] Mémoires de M. Guizot, t. VI, p. 212.

[19] Cité dans The Life of the Prince Consort, par sir Théodore MARTIN.

[20] S'il faut en croire une assertion formelle de lord Malmesbury dans ses Mémoires (vol. I, p. 402), il y aurait eu plus encore. Cet homme d'Etat a consigné en effet sur son journal, à la date du 3 juin 1853, qu'en 1844, un memorandum secret avait été signé, à Londres, par le Czar d'une part, par Robert Peel, Wellington et Aberdeen d'autre part ; il avait pour objet d'assurer à la Russie, sans consulter la France, son protectorat sur les Lieux saints et sur la religion grecque en Turquie. L'existence de cette pièce, connue seulement de la Reine, était révélée à chaque nouveau ministre des affaires étrangères lors de son entrée en fonction. Il était ainsi que lord Malmesbury l'avait connue, lorsqu'il avait été chargé du Foreign office, peu avant de raconter ces faits dans son journal. L'assertion est précise et paraît fort autorisée. Je sais cependant qu'en Angleterre des personnes bien placées pour connaître les faits, et particulièrement pour avoir été informées de tous les actes de lord Aberdeen, ne croient pas à l'existence d'un memorandum signé par les ministres anglais. A leur avis, lord Malmesbury avait dû faire une confusion avec le mémorandum de M. de Nesselrode. Les éléments nous manquent, en France, pour éclaircir cet incident. C'est aux historiens anglais qu'il appartient de le faire.

[21] The Life of H. R. H. the Prince Consort, par sir Theodore MARTIN.

[22] La Reine écrivait le 4 juin 1844 : L'Empereur fait à Albert et à moi l'impression d'un homme qui n'est pas heureux et sur lequel son immense puissance et sa position pèsent lourdement et péniblement. Elle ajoutait un peu plus tard : Il n'est pas heureux, et ce fond de tristesse qui se lit sur ses traits nous faisait parfois de la peine. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne peux pas m'empêcher de le plaindre.

[23] Cette pièce et presque toutes celles que nous citerons ou auxquelles nous ferons allusion dans la suite de ce paragraphe, ont été publiées alors par le gouvernement, pour être distribuées aux Chambres. Nous les compléterons avec d'autres documents cités par M. Guizot dans ses Mémoires.

Quelques mois plus tard, à la tribune de la Chambre, M. Guizot, parlant du choix du prince de Joinville, disait : Il n'y a aucun de vous, messieurs, qui ne se rappelle le bruit, je dirai l'abus qu'on a fait de la note de M. le prince de Joinville sur les forces navales de la France. On a voulu y voir, y faire voir un acte, une velléité du moins, de malveillance pour le cabinet, d'hostilité pour l'Angleterre. On avait fait ainsi au noble prince une situation délicate. Nous avons pensé qu'il était de notre devoir de lui fournir la première occasion de montrer à la fois son dévouement au pays, à l'honneur et à la dignité du pays, et en même temps son intelligence de la politique qui convient au pays. (Discours du 21 janvier 1845.)

[24] Le 30 septembre 1843, à propos de difficultés qui s'étaient produites avec quelques tribus tunisiennes de la frontière, le roi Louis-Philippe écrivait au maréchal Soult : En vérité, nous avons déjà assez de territoires et de tribus a soumettre, sans chercher à en augmenter l'étendue et le nombre. (Document inédits.)

[25] Débats du 5 juillet 1844 à la Chambre des députés, et du 10 juillet à la Chambre des pairs.

[26] M. Désages écrivait à M. de Jarnac, le 8 juillet 1844 : L'opinion repousse de bien loin toute idée de médiation réelle ou apparente. Nous désirons sincèrement que l'influence anglaise au Maroc s'emploie à faire entendre raison aux Marocains : nous serons heureux qu'elle atteigne ce but ; mais nous devons et voulons laisser au cabinet de Londres la libre et entière appréciation des moyens propres à y conduire. Aucun concert, aucune discussion ne doit s'établir entre Paris et Londres à cet égard.

[27] Le Roi était fort préoccupé des idées qui traversaient à ce sujet l'esprit du maréchal Bugeaud. (Lettres du roi Louis-Philippe au maréchal Soult, en juillet 1844. Documents inédits.)

[28] Dépêche de M. de Jarnac, en date du 29 juillet 1844. (Notice sur lord Aberdeen, par M. DE JARNAC.)

[29] Pour l'histoire des négociations qui vont suivre, j'ai consulté les documents l'u ont été distribués aux Chambres à la fin de 1844, ceux qui ont été cités par M. GUIZOT dans ses Mémoires, par M. de Jarnac dans sa notice sur lord Aberdeen, et aussi quelques documents inédits, entre autres la correspondance de M. Désages avec M. de Jarnac.

[30] Ces armements étaient réclamés notamment par le duc de Wellington, qui disait que la disposition des Français était d'insulter l'Angleterre partout où ils pourraient le faire impunément, et que le seul moyen de rester en paix avec eux était d'être plus forts qu'eux sur tous les points du globe. (The Greville Memoirs, second part, t. II, p. 254.)

[31] Cela résulte d'une conversation dû duc de Wellington avec M. Greville (The Greville Memoirs, second part, t. II, p. 254), et est confirmé par le journal intime de lord Malmesbury, à la date du 2 septembre 1844. (Mémoires de lord Malmesbury.)

[32] Voir notamment le discours de lord Palmerston dans la séance du 7 août 1844.

[33] Voir le récit du général TROCHU dans son livre sur l'Armée française en 1867, celui de M. Léon ROCHES, inséré dans l'ouvrage de M. D'IDEVILLE sur le Maréchal Bugeaud, celui du capitaine BLANC, dans les Souvenirs d'un vieux zouave, et aussi quelques lignes des Souvenirs d'un officier d'état-major, par le général DE MARTIMPREY.

[34] Voilà le canon de Tanger parti, écrivait M. Désages à M. de Jarnac, le 15 août 1844. A en juger par la consternation du pauvre lord Cowley (ambassadeur d'Angleterre à Paris), cela aura grand retentissement à Londres. (Documents inédits.)

[35] Un fait de presse qui fit alors beaucoup de bruit montre bien ce qu'il y avait d'animosité contre la France dans certaines parties de l'opinion anglaise. Le principal journal de Londres, le Times, publia quelques lettres qu'il prétendait avoir été écrites par des officiers de la flotte britannique, témoins du bombardement de Tanger, lettres où nos marins et leur chef, Joinville et sa bande, comme on disait, étaient accusés d'avoir déshonoré le pavillon français par leur incapacité et par leur couardise. L'indignation fut extrême en France. Les plus sages, tels que le Journal des Débats, déclarèrent que de tels procédés risquaient de rendre vains les efforts faits pour maintenir la paix. Il est vrai qu'en Angleterre même, on eut bonté de ce genre d'attaques ; des protestations s'élevèrent contre la publication du Times. Les autorités navales s'émurent ; une enquête ayant révèle que l'auteur des lettres était le chapelain du vaisseau le Warspite, ce chapelain rut révoqué, et le commandant de la flotte britannique dans la Méditerranée flétrit sa conduite par un ordre du jour.

[36] BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 129.

[37] Cité par lord Palmerston, à la date du 21 août 1844. (BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 132.)

[38] Mémoires de lord Malmesbury, à la date du 2 septembre 1844.

[39] The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 253.

[40] Lettres de la fin d'août et du commencement de septembre 1844, citées dans la Vie du Prince consort.

[41] Journal inédit du baron de Viel-Castel, à la date du 27 août 1844.

[42] Lettres au comte Apponyi, du 29 et du 30 août 1844. (Mémoires de M. de Metternich, t. VII, p. 29 à 31.)

[43] Documents inédits.

[44] Expressions employées par le Roi dans une lettre au maréchal Soult, en date du 14 août 1844 (Documents inédits), et dans une lettre au roi des Belges, non datée, mais qui doit être du 1er ou du 2 septembre. (Revue rétrospective.)

[45] The Greville Memoirs, second part, vol. II, p. 253, 254.

[46] Lettre de M. de Jarnac à M. Guizot, en date du 29 août 1844.

[47] J'ai la conviction, écrivait le maréchal Bugeaud au prince de Joinville, que l'empereur s'exposerait plutôt à continuer une mauvaise guerre que de donner un seul million. Je sais qu'il est sordidement intéressé. Quant à Abd el-Kader, il ne pourrait pas le livrer, sans se faire honnir par tout son peuple.

[48] Ce traité différait cependant de l'ultimatum en un point, c'est qu'il stipulait la mise hors la loi d'Abd el-Kader, au lieu de son expulsion. En conséquence de cette mise hors la loi, sorte d'excommunication religieuse autant que politique, les Marocains s'engageaient à poursuivre à main armée l'émir sur leur territoire, jusqu'à ce qu'il fût expulsé ou tombé entre leurs mains ; dans ce dernier cas, il serait transporté dans une ville du littoral de l'Ouest, et les deux gouvernements se concerteraient sur les mesures à prendre. Rien de mieux, si l'on eût pu compter sur l'exécution sérieuse de ces engagements.

[49] Documents inédits.

[50] Cité dans la Vie du Prince consort.

[51] Le duc de Broglie écrivait le 5 septembre 1844 : De ce côté-ci de la Manche, tout le inonde meurt de peur, au milieu des bravades et des cris de victoire, et le parti conservateur tout entier supplie M. Guizot de se montrer complaisant, tandis que le parti Thiers le pousse dans le même sens, en lui disant que c'est sa faute. (Documents inédits.)

[52] Lettre du 25 septembre 1844, adressée à M. d'Houdetot. Voir aussi une lettre du 5 septembre. (Documents inédits.)

[53] En fait, l'indemnité n'a jamais été payée à M. Pritchard.

[54] Revue rétrospective.

[55] Sir Robert Peel, par M. GUIZOT.