HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE V. — LA POLITIQUE DE PAIX (1841-1845)

 

CHAPITRE II. — LA MORT DU DUC D'ORLÉANS (JUILLET-SEPTEMBRE 1842).

 

 

I. La catastrophe du chemin de la Révolte. L'agonie du prince royal. La duchesse d'Orléans. — II. Douleur générale. Le duc d'Orléans était très aimé et méritait de l'être. Inquiétude en France et au dehors. — III. Nécessité d'une loi de régence. Attitude de l'opposition. Projet préparé par le gouvernement. M. Thiers presse l'opposition de l'accepter. — IV. Ouverture de la session. Discussion de la loi de régence. M. de Lamartine et M. Guizot. M. Odilon Barrot attaque la loi. M. Thiers lui répond et se sépare de lui avec éclat. Vote de la loi. — V. Scission du centre gauche et de la gauche. Le pays est calme et rassuré.

 

I

Les élections du 9 juillet 1842 étaient à peine connues dans leur ensemble, et l'on commençait à discuter leurs résultats, à supputer leurs conséquences, quand un coup de foudre, éclatant soudainement sur les marches du trône, vint faire aux espérances des opposants et à la déception des ministériels une lugubre et tragique diversion. Le 13 juillet, à onze heures du matin, le duc d'Orléans montait en voiture dans la cour des Tuileries, afin de se rendre à Neuilly : il allait faire ses adieux au Roi, avant de partir pour Saint-Omer, où il devait inspecter plusieurs régiments. Il était seul dans un cabriolet à quatre roues, attelé à la Daumont. Près de la porte Maillot, dans l'avenue appelée chemin de la Révolte, les deux chevaux, qui depuis quelques instants donnaient des signes d'agitation, s'emportèrent. Tu n'es plus maître de tes chevaux ? cria le duc d'Orléans au postillon. Non, monseigneur, répondit celui-ci, mais je les dirige encore. Et en effet, dressé sur ses étriers, il tenait vigoureusement les rênes. Mais tu ne peux donc pas les retenir ? cria de nouveau le duc, debout dans la voiture. Non, monseigneur. Alors le prince royal, se plaçant sur le marchepied qui était très bas, sauta à pieds joints sur la route. Ses deux talons portèrent avec violence ; il retomba lourdement sur le pavé et resta étendu sans mouvement en travers du chemin. On accourut du voisinage. Le blessé, qui ne donnait aucun signe de connaissance, fut relevé et transporté, à quelques pas de là, dans la maison d'un épicier ; on l'étendit tout habillé sur un lit. Pendant ce temps, le postillon, qui s'était rendu maître des chevaux, ramenait la voiture.

Aussitôt informés, le Roi, la Reine, Madame Adélaïde accoururent de Neuilly, peu après suivis du duc d'Aumale, du duc de Montpensier, de la duchesse de Nemours, des ministres, du chancelier, du maréchal Gérard, des officiers de la maison royale. La pauvre chambre ne pouvait les contenir tous. La plupart se tenaient dehors, devant la boutique, dans un espace maintenu libre par un cordon de factionnaires. Au delà, la foule se pressait, silencieuse, émue d'une respectueuse compassion, étonnée et saisie d'être proche témoin d'un drame qui, dans un cadre vulgaire, mettait en scène de si grands personnages et pouvait avoir de si graves conséquences, plus étonnée et plus saisie encore de rencontrer de telles douleurs chez ceux qu'elle s'imagine d'ordinaire être les heureux de la vie. Chacun sentait d'ailleurs la mystérieuse présence de quelqu'un de plus puissant, de plus imposant, de plus redoutable que les ministres, que les princes, que le Roi : c'était la mort, la mort implacable et niveleuse, que l'on devinait là, dans ce galetas d'épicier de banlieue, face à face avec ce que le monde pouvait offrir de plus brillant par l'éclat du rang, de la fortune et de la jeunesse. Les médecins, appelés dès le premier moment, essayaient de lutter contre le mal que leur science discernait, mais qu'elle était impuissante même à retarder. Penchés sur le mourant, ils évitaient de lever les yeux, de peur de rencontrer les interrogations muettes des augustes affligés. Le prince était toujours sans mouvement ; il ne donna aucun signe de connaissance, quand le curé de Neuilly lui administra l'extrême-onction. Chacun faisait silence pour entendre la respiration qui révélait seule un reste de vie. Un moment pourtant, on perçut confusément quelques mots en allemand ; une dernière pensée, peut-être, qu'il adressait à la duchesse d'Orléans. Le Roi, debout, suivait avec angoisse le progrès de l'agonie sur le visage de son fils ; si déchiré, si accablé qu'il fût, il donnait tous les ordres. Les jeunes princes et les princesses pleuraient. Quant à la Reine, elle restait à genoux au pied du lit et priait, souvent à haute voix : pieusement héroïque dans sa maternelle sollicitude, ce quelle demandait à Dieu, ce n'était pas de lui rendre son fils, c'était d'accorder au mourant un instant de connaissance qui lui permît de penser au salut de son âme, et, en échange de cette grâce suprême, elle offrait sa propre vie. Pendant plusieurs heures, cette scène se prolongea, sans qu'aucun indice vînt ramener un peu d'espoir. Enfin, à quatre heures et demie, un dernier mouvement convulsif secoua le prince, puis l'immobilité : la mort avait eu raison des dernières résistances de la jeunesse. Les sanglots éclatèrent dans l'assistance. Le Roi et la Reine se penchèrent pour embrasser leur premier-né. Encore, si c'était moi ! dit le souverain qui pensait à la France et à la monarchie. Quant à la mère, toujours occupée de l'âme de son fils, sa première réponse aux paroles de condoléance fut ce cri : Ah ! dites-moi du moins qu'il est au ciel[1]. Le clergé, de nouveau introduit, dit les prières accoutumées ; puis le funèbre cortège se forma pour retourner au château de Neuilly. Quatre sous-officiers portaient le corps, placé sur un brancard. Derrière, suivaient à pied le Roi et la Reine qui n'avaient pas voulu monter en voiture, les princes et princesses, les ministres, les officiers. Une compagnie d'élite, mandée à la hâte, faisait la haie. Au moment où l'on se mit en marche, un long cri de : Vive le Roi ! partit de la foule, expression spontanée de la compassion et de l'émotion générale : beaucoup, du reste, croyaient que le prince n'était pas encore mort et qu'on l'emportait à Neuilly pour le mieux soigner. La marche dura plus d'une demi-heure. On arriva ainsi jusqu'à la chapelle du château. Après s'être agenouillés une dernière fois, le Roi et la Reine, le premier toujours maître de soi, la seconde toujours pieusement soumise, mais l'un et l'autre brisés de fatigue et de douleur, se retirèrent dans leurs appartements.

Dans cette scène douloureuse, on n'a vu paraître ni la duchesse d'Orléans ni ses enfants. La duchesse suivait un traitement à Plombières, où son mari l'avait conduite et installée lui-même quelques jours auparavant. Les jeunes princes étaient à Eu. La nouvelle n'arriva à Plombières que le 14 juillet au soir[2]. Afin de ménager la princesse, on ne lui parla d'abord que d'une maladie grave. Elle voulut partir immédiatement pour Paris. Dans sa voiture, elle priait et pleurait en silence, sans que personne osât lui adresser la parole. Peu après avoir dépassé Épinal, — il était une heure du matin, — le courrier annonça une voiture venant de Paris. Ouvrez, ouvrez ! s'écria la duchesse d'Orléans. On la retint. Mais, à ce moment, deux hommes s'avancèrent vers elle ; l'un des deux était M. Chomel, le médecin de la famille royale. A sa vue, elle poussa un cri perçant. M. Chomel ! Ah ! mon Dieu ! le prince ?... — Madame, le prince n'existe plus. — Que dites-vous ? M. Chomel donna quelques détails interrompus par les exclamations et les sanglots de la princesse. Puis celle-ci, se retournant vers une dame de sa suite : Mais cette maladie dont vous m'aviez parlé ?C'était pour préparer Madame. — Comment, vous saviez la mort !... Ah ! quel courage vous avez eu ! Elle demeura ainsi près d'une heure sur la grande route, dans l'obscurité de la nuit, sanglotant au fond de sa voiture, tandis que les autres personnes, assises sur les marchepieds, les portières ouvertes, ne pouvaient elles-mêmes contenir leur douleur. Oh ! j'ai tout perdu ! s'écriait par moments la veuve désolée ; et la France aussi, elle a perdu celui qui l'idolâtrait, celui qui la comprenait si bien. Mais vous ne saviez pas comme moi combien il était bon ; quelle patience, quelle douceur, que de bons conseils il me donnait ! Non, non, je ne puis vivre sans lui ! On voulut lui parler de ses enfants ! Mes pauvres enfants ! reprit-elle. Dans le premier moment de ma douleur, je ne sens rien que pour lui ; c'est lui qui avait tout mon cœur. Vers deux heures du matin, on se remit en route. La princesse n'avait plus qu'une pensée, brûler les étapes pour pouvoir contempler une dernière fois les traits de son époux bien-aimé. Après deux cruelles nuits, elle arriva à Neuilly, le 16 juillet au matin. Le Roi l'attendait, entouré de la famille royale et des deux jeunes orphelins qu'on avait ramenés d'Eu. Oh ! ma chère Hélène, s'écria Louis-Philippe, le plus grand des malheurs accable ma vieillesse. — Ma fille chérie, vivez pour nous, pour vos enfants, reprit la Reine avec sa douce autorité. Au bout de peu d'instants, soutenue par le Roi et par le duc de Nemours, suivie de ses parents en pleurs, la duchesse alla s'agenouiller dans la chapelle, devant le cercueil, hélas ! déjà refermé. Pâle, immobile, sous le coup d'une sorte de stupeur, il semblait que d'elle aussi la vie allait se retirer ; mais la foi religieuse la soutenait[3]. Après une courte prière, elle se releva et se rendit dans son appartement, pour revêtir les habits de veuve que, depuis lors, elle n'a plus quittés.

Le corps devait rester plus de deux semaines dans la chapelle du château, en attendant le service solennel que l'on préparait à Notre-Dame : présence à la fois douloureuse et consolante pour les affligés qui ne pouvaient s'empêcher de retourner vingt fois par jour auprès du cercueil. Le deuil planait sur cette royale demeure, où tout le monde parlait bas, où aucune voiture ne pénétrait plus, et où l'on n'entendait que le bruit des chants religieux qui se continuaient presque sans interruption dans la chapelle. Successivement tous lés princes ou princesses, absents au moment de la catastrophe, étaient revenus. Pour les membres d'une famille si unie, c'était du moins un soulagement de pouvoir pleurer ensemble. M. Guizot, témoin respectueux et ému, dépeignait ainsi cet intérieur désolé, dans une lettre adressée à une de ses amies[4] : Le Roi, à travers des alternatives de larmes et d'abattement, est admirable de force d'esprit et de corps. La Reine est soumise à Dieu, Madame est dévouée à son frère. Madame la duchesse d'Orléans est haute, simple et pénétrée. Les quatre princes sont charmants d'affection réciproque, de bonté et de droiture. De son côté, la reine des Belges, accourue dès le premier jour auprès de ses parents, écrivait qu'elle avait trouvé son père et sa mère tous deux vieillis et les cheveux entièrement blanchis ; elle ajoutait, en parlant d'elle-même et de ses frères et sœurs : Chartres[5] était plus qu'un frère pour nous tous ; c'était la tête, le cœur et l'âme de toute la famille. Nous le respections tous. Je ne m'attendais pas à lui survivre, ainsi qu'à ma bien-aimée Marie. Mais, encore une fois, que la volonté de Dieu soit faite ![6]

 

II

Le coup n'avait pas seulement frappé la famille royale, il était senti par la nation elle-même. La douleur fut universelle et profonde. Jamais, écrivait alors Henri Heine, la mort d'un homme n'a causé un deuil aussi général. C'est une chose remarquable qu'en France, où la révolution n'a pas encore discontinué de fermenter, l'amour d'un prince ait pu jeter de si profondes racines et se manifester d'une façon aussi touchante. Non seulement la bourgeoisie, qui plaçait toutes ses espérances dans le jeune prince, mais aussi les classes inférieures du peuple regrettent sa perte. Lorsqu'on ajourna les fêtes de Juillet et qu'on démonta, sur la place de la Concorde, les grands échafaudages qui devaient servir à l'illumination, ce fut un spectacle déchirant que de voir assis, sur les poutres et les planches renversées, le peuple qui déplorait la mort du jeune prince. Une morne tristesse était empreinte sur tous les visages, et la douleur de ceux qui ne prononçaient aucune parole était la plus éloquente. Là coulaient les larmes les plus sincères, et, parmi les braves gens qui pleuraient, il y avait sans doute plus d'une tête chaude qui, à l'estaminet, se vante de son républicanisme. Ce que l'on voyait et ce que l'on savait de la douleur du vieux roi éveillait une pitié sympathique. Ses ennemis les plus acharnés dans le peuple, écrivait encore le même observateur, prouvent, d'une manière touchante, combien ils prennent part à son malheur domestique. J'oserais soutenir que le Roi est présentement redevenu populaire. Lorsque je regardais hier, à Notre-Dame, les préparatifs des funérailles et que j'écoutais les conversations des bourgerons qui y étaient rassemblés, j'entendis entre autres cette expression naïve : Le Roi peut maintenant se promener dans Paris sans crainte ; personne ne tirera sur lui. Il est vrai que Henri Heine ajoutait aussitôt, avec un scepticisme mélancolique : Combien durera cette noire lune de miel ?[7] En tout cas, il y avait pour le moment comme un retour de la vieille sensibilité royaliste que l'on ne connaissait plus depuis 1830. M. de Barante le constatait avec surprise. C'est, écrivait-il au comte Bresson, tout à fait au delà de ce que nous pouvions soupçonner. Outre les regrets donnés au prince, la justice rendue à son mérite, outre cette popularité d'estime qui s'est trouvée être universelle, outre le caractère grave et presque religieux de la douleur publique, il s'est manifesté une opinion monarchique et un attachement à la dynastie vraiment très remarquables[8]. L'émotion ne se renfermait pas dans Paris ; à mesure que la nouvelle gagnait la province, les mêmes impressions s'y produisaient. L'armée surtout comprit quelle perte elle faisait. Ce malheur est irréparable, écrivait le général de Castellane au général Changarnier, de la nature de ceux dont on sent chaque jour davantage l'étendue. L'armée est consternée. Mgr le duc d'Orléans était un intermédiaire entre elle et la couronne, chose précieuse sous notre forme de gouvernement où les ministres de la guerre changent souvent... Il avait sur l'armée une influence immense. Les regrets ont été unanimes[9]. A Alger, le général Bugeaud disait du prince : Il aimait notre métier et s'était donné la peine de l'apprendre à fond[10]. De la petite ville de Miliana où il commandait, le colonel de Saint-Arnaud écrivait à son frère, le 22 juillet[11] : En faisant paraître l'ordre du jour qui annonce à la garnison la perte irréparable qu'elle vient de faire, j'ai vu des larmes dans tous les yeux.

C'est qu'en effet le duc d'Orléans était généralement aimé, adoré même, suivant le mot dont se servait alors Henri Heine. Deux ans auparavant, celui-ci avait écrit : Le prince royal a gagné tous les cœurs, et sa perte serait plus que pernicieuse pour la dynastie actuelle. La popularité du prince est peut-être la seule garantie de cette dernière. Mais le prince, héritier de la couronne, est aussi une des plus nobles et des plus magnifiques fleurs humaines qui se soient épanouies sur le sol de ce beau jardin qu'on nomme la France[12]. J'ai déjà eu l'occasion, en racontant le voyage fait parle duc d'Orléans, en 1836, à Berlin et à Vienne, d'esquisser les qualités toutes françaises, à la fois charmantes et brillantes, qui lui valaient cette popularité[13]. Depuis lors, il avait gagné en maturité, sans perdre rien de sa grâce et de son éclat. Le dandysme un peu maniéré de l'adolescent avait fait place à une élégance plus virile, plus imposante, plus royale. Le cavalier à bonnes fortunes était devenu le plus tendre et le plus attentif des époux. Sans doute, dans l'ordre politique, il n'avait pas encore tout à lait répudié les velléités belliqueuses qui étaient chez lui l'entraînement d'un patriotisme passionné et comme la chaleur d'un sang jeune et généreux[14] ; il n'avait pas non plus entièrement renoncé à des affectations libérales, même parfois un peu révolutionnaires, qui venaient de 1830[15] ; et ces tendances, si elles contribuaient à sa faveur auprès de la foule, ne laissaient pas que d'inquiéter certains esprits prudents. Mais, même sur ces points, il s'était assagi, et l'on sentait qu'il deviendrait plus sage encore avec les années, avec l'expérience plus complète des hommes ou des choses, et surtout avec le sentiment de la responsabilité. La transformation ainsi en voie de s'accomplir n'échappait pas au Roi et à M. Guizot qui s'en félicitaient[16]. Ajoutons que, si l'origine de la monarchie nouvelle avait faussé quelques-unes des idées du duc d'Orléans, elle lui avait donné, d'autre part, un sentiment singulièrement élevé et fécond de son métier de prince : il se croyait tenu de mériter par lui-même, par ses efforts, par ses services, par ses sacrifices, le rang que lui apportait sa naissance, estimant ne pouvoir rester le premier que s'il justifiait être le plus digne. Dès 1837, dans une lettre intime[17], il se déclarait obligé, dans un temps où le travail est la loi commune, de faire sa carrière à la sueur de son front. — Il n'y a aujourd'hui, ajoutait-il, qu'une manière de se faire pardonner d'être prince, c'est de faire en tout plus que les autres... Pour fonder une dynastie, il faut que chacun y contribue, depuis mon frère d'Aumale, qui apporte pour son écot un prix d'écolier[18], jusqu'à l'héritier du trône qui doit, dans les rangs de l'armée, se faire lui-même la première position après celle du Roi. Cette tâche si virilement et si noblement tracée, il était résolu à s'y donner, sans épargner sa peine et, au besoin, son sang. A en juger d'ailleurs par certains pressentiments qu'il laissait quelquefois percer, par le fond de mélancolie qui se trahissait sous la grâce de son sourire, il n'avait pas dans l'avenir, et notamment dans la durée de sa propre vie, la confiance où se complaît d'ordinaire la jeunesse heureuse. Il parlait souvent de sa mort ; non qu'il ait jamais prévu l'accident vulgaire qui devait l'emporter ; mais il se voyait tombant sur un champ de bataille ou devant une émeute[19]. Et alors il se demandait, dans une incertitude anxieuse, ce que deviendrait son jeune fils : serait-il un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi, ou bien l'un des ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des flots de sang ? Il n'osait se répondre à lui-même, tant l'horizon lui paraissait obscur[20].

Sans doute la foule n'avait pas pénétré dans l'âme du prince aussi avant que ces publications posthumes nous permettent de le faire aujourd'hui. Mais d'instinct elle comptait beaucoup sur lui. Elle était persuadée qu'en lui reposait l'espoir de la monarchie. Si l'habileté prudente et flexible, la sagesse un peu sceptique, l'expérience consommée du vieux roi avaient pu seules constituer un gouvernement pacifique et régulier au lendemain d'une révolution, si seules elles avaient pu, après 1830, rassurer l'Europe et déjouer l'anarchie, les qualités plus brillantes et plus généreuses du duc d'Orléans, sa confiante hardiesse, sa communion étroite avec toutes les vibrations du sentiment national, la séduction et l'élan de sa jeunesse paraissaient nécessaires pour assurer l'avenir de la royauté bourgeoise, en y intéressant les cœurs et les imaginations. La catastrophe du 13 juillet bouleversa brusquement toutes ces prévisions, et, à la place de la grande espérance qui s'évanouissait, se dressa une perspective singulièrement inquiétante, celle d'une régence, devenue à peu près inévitable du moment où il n'y avait plus aucun intermédiaire entre un roi de soixante-dix ans et un enfant de quatre ans. Cette épreuve de la régence, toujours dangereuse, ne serait-elle pas mortelle pour une dynastie récente, contestée, et dans un pays infesté de l'évolution ? On eût dit qu'un voile se déchirait, laissant voir la fragilité, jusqu'ici inaperçue, du régime sorti des journées de Juillet. Cet accident funeste remet en question tout l'ordre des choses existantes, écrivait, dès le premier jour, Henri Heine ; et un autre contemporain, précisant davantage, proclamait que Dieu venait de supprimer le seul obstacle qui existait entre la monarchie et la république. Ainsi, à la compassion éveillée par une grande douleur se joignait aussitôt un sentiment peut-être plus vif encore, parce qu'il était intéressé, celui du danger auquel la chose publique et, par suite, chaque situation particulière se trouvaient désormais exposées. Tout le monde est inquiet pour son propre compte, disait M. Guizot, et telle était la violence subite de cette inquiétude qu'un spectateur la qualifiait d'effroi et de consternation impossibles à dépeindre. Cette impression s'étendait au-delà de nos frontières. Un homme politique espagnol, M. Donozo Cortès, écrivait[21] : Cette mort a été un événement de la plus haute importance pour la majeure partie des puissances en Europe ; tandis que la nation française porte le deuil, de l'autre côté de la Manche et du Rhin on découvre des symptômes de douleur et d'effroi. Lord Palmerston déclarait voir là une calamité pour la France et pour l'Europe[22]. M. de Metternich disait de son côté : L'événement est l'un des plus graves auxquels puisse atteindre l'imagination : je lui reconnais toute la valeur d'une catastrophe[23].

 

III

Impuissant à remédier complètement au mal d'une telle perte, le législateur sentit cependant qu'il avait quelque chose à faire pour le limiter et l'atténuer. On s'était aperçu, en effet, que rien n'avait été prévu et réglé pour cette éventualité de la régence, devenue tout à coup si probable et peut-être si prochaine. La Charte n'en disait mot. Impossible de laisser subsister une incertitude absolument contraire à l'esprit même du gouvernement monarchique. En effet, suivant la parole du feu duc de Broglie, c'est l'excellence de ce gouvernement que l'autorité suprême n'y souffre aucune interruption, que le rang suprême n'y soit jamais disputé, que la pensée même n'y puisse surprendre, entre deux règnes, le moindre intervalle d'attente ou d'hésitation ; c'est par là surtout qu'il domine les esprits et contient les ambitions[24]. Il fallait donc faire une loi déterminant à qui appartiendrait et comment serait exercée la régence, et la faire tout de suite. Tel était le vœu du public impatient d'être rassuré. Le gouvernement n'était pas moins pressé : il comprenait l'avantage de profiter de l'émotion générale, de cette nécessité de bonne conduite qui s'imposait à tous[25], pour enlever rapidement la solution d'un de ces problèmes constitutionnels qu'il est toujours délicat de livrer aux discussions des peuples. Il résolut même de ne pas attendre jusqu'au 3 août, jour indiqué pour l'ouverture de la nouvelle législature, et convoqua le parlement pour le 26 juillet.

Qu'allaient faire les partis ? Rien à espérer des radicaux et des légitimistes : ennemis jurés de la monarchie de Juillet, ils ne se prêtaient pas à réparer le mal qu'un accident venait de lui faire ; les légitimistes surtout étaient impitoyables ; ils n'avaient même pas désarmé un instant devant ce grand deuil, et, à lire leurs journaux, il n'y avait rien chez eux du sentiment sous l'empire duquel le duc de Bordeaux, plus noblement inspiré que ses partisans, faisait célébrer à Tœplitz une messe pour l'âme de son infortuné cousin[26]. Mais quelles étaient les dispositions de ces opposants dynastiques qui, tout échauffés du résultat des élections, s'apprêtaient naguère à pousser plus vivement que jamais l'attaque contre le cabinet ? Sous le coup de l'émotion inquiète qui les saisit à la nouvelle de la catastrophe et sous la pression de l'opinion générale, leur premier mouvement parut être de ne voir que la monarchie en deuil et en péril, et de reléguer au second plan la question ministérielle. M. Thiers et même M. Odilon Barrot s'empressèrent autour du Roi, protestant de leurs respectueuses et douloureuses sympathies, offrant leur concours pour les discussions qui allaient s'ouvrir, et exprimant le désir de voir tous les amis de la royauté de 1830 unanimes sur la constitution de la régence. Les journaux du centre gauche et de la gauche tinrent le même langage. Il s'agit pour le moment, y lisait-on, non plus de discuter la politique du ministère, mais de donner à la monarchie de Juillet et à nos institutions les garanties d'existence et le complément constitutionnel qu'un affreux événement a rendus nécessaires. Ces journaux demandaient seulement que le cabinet n'essayât pas de se prévaloir d'une manifestation toute dynastique[27]. Le Journal des Débats se félicitait de cette attitude. Les passions, disait-il, le 16 juillet 1842, ont fait silence. Depuis douze ans, on n'avait pas vu peut-être un pareil accord dans la presse constitutionnelle, et l'opposition, — c'est une justice qu'il faut lui rendre, — s'est montrée vraiment dynastique.

Ce désintéressement de l'opposition était trop beau pour durer. Quelques jours à peine s'étaient écoulés, que les mêmes journaux, sans rien rabattre, il est vrai, de leur zèle pour la monarchie, de leurs protestations d'union, et au contraire sous prétexte de diminuer les dangers de cette monarchie et de faciliter cette union, réclamaient ardemment la retraite de M. Guizot et prétendaient lui faire honte de s'abriter derrière le cercueil du duc d'Orléans. Ils ne demandaient que ce seul holocauste, sachant bien que le ministère ainsi mutilé ne serait plus en état de se défendre. A ce prix, ils promettaient au Roi leur concours pour la loi de régence, M. Molé appuyait cette manœuvre, insistant sur ce que l'impopularité de M. Guizot rendait impossible l'accord prêt à se faire. Mais on ne parvint ni à ébranler le Roi, ni à diviser le cabinet. Les intrigues font feu croisé, écrivait M. Guizot à un de ses amis ; intrigues du 15 avril, du 12 mai, du 1er mars, chacune pour son compte et toutes ensemble contre moi. On a offert au Roi la loi de régence et la dotation qu'il voudrait, s'il consentait à me sacrifier. Il a répondu royalement et, je crois, très sensément. Il n'a jamais été mieux pour moi. Le cabinet tiendra bien ensemble[28]. Dès le 22 juillet, en effet, un article du Moniteur, faisant allusion aux attaques dirigées particulièrement contre un des ministres, les dénonçait comme une manœuvre et affirmait la solidarité étroite de tous les membres du cabinet. Le même jour, le Journal des Débats déclarait très haut que le ministère ne se retirerait pas et qu'il ne sacrifierait pas M. Guizot. Nous regrettons seulement, ajoutait-il, qu'après avoir pris une si noble part à la douleur publique, l'opposition, au bout de huit jours à peine, se soit lassée de sa modération.

Tout en résistant à cette poussée, le gouvernement n'avait pas perdu un instant pour préparer la loi de régence. Il était dirigé dans cette œuvre par Louis-Philippe, qui dominait sa douleur de père pour remplir son devoir de roi. Les précédents n'étaient pas de grand secours. Sous l'ancienne monarchie, le roi, en raison de son pouvoir absolu, disposait de la régence comme de tout le reste ; il fixait par son testament les conditions dans lesquelles elle s'exercerait ; avec quelle efficacité, l'histoire troublée et souvent sanglante des minorités est là pour le dire. Dans ce passé donc, rien à imiter ni à regretter. A défaut de traditions, il fallait consulter les principes. Une première question se posa : convenait-il de faire une loi générale établissant d'avance un système de régence pour toutes les minorités, ou d'organiser la régence seulement pour le cas actuel, étant entendu qu'une loi spéciale serait faite pour chaque minorité nouvelle ? En un mot, il y avait à choisir entre la régence de droit et la régence élective. Le gouvernement, partant de cette idée que la régence était une royauté temporaire et devait être constituée à l'image de la royauté véritable, se prononça pour la régence de droit. Il se dit qu'avec la régence élective on verrait, aux approches des minorités, les partis se former pour pousser tel ou tel candidat, les prétendants descendre dans la lice, les membres de la famille royale peut-être se diviser ou, en tout cas, être mis sur la sellette et violemment discutés. Quoi de plus contraire au principe monarchique, qui est précisément de ne pas livrer périodiquement l'autorité suprême aux luttes des partis et aux brigues des ambitieux ! Mieux valait donc établir d'avance une règle permanente qui ne laissait plus place à aucune compétition. Sans doute on se privait ainsi de choisir le régent d'après son mérite personnel ; mais, comme le disait le feu duc de Broglie, hasard pour hasard, c'est la nature du gouvernement monarchique de préférer les chances paisibles de la naissance aux chances turbulentes de l'élection[29].

Du principe que la royauté temporaire devait être assimilée à la royauté définitive, le gouvernement tira cette autre conséquence que la régence serait déférée au prince le plus proche du trône dans l'ordre de succession établi par la Charte. C'était étendre la loi salique à la régence, en exclure les femmes et particulièrement la mère du roi mineur. Il y avait sans doute dans notre histoire de nombreux précédents en sens contraire. Mais on estima que, de notre temps, dans une société démocratique où la royauté est tant discutée, souvent même tant outragée, il ne convenait pas de mettre le pouvoir aux mains d'une femme, qu'elle y trouverait trop de souffrances et n'y apporterait pas assez d'autorité. Du reste, le projet attribuait à la mère une autre tâche que l'on jugeait utile de séparer du gouvernement de l'État, afin de la soustraire aux vicissitudes de la politique et aux exigences des partis : c'était la garde, la tutelle et par suite l'éducation du jeune roi. Si graves que lussent ces considérations théoriques, elles ne pesèrent pas seules dans la décision. Derrière la question de principe, chacun avait vu tout de suite la question de personne : la régence masculine, c'était le duc de Nemours ; la régence féminine, la duchesse d'Orléans. Tous deux sans doute étaient, à des titres divers, très dignes de cette haute mission. Nul ne pouvait contester la rare probité du duc de Nemours, l'élévation de ses sentiments, son désintéressement absolu : Nemours est le devoir personnifié, disait souvent son frère aîné ; je ne prends jamais une décision importante sans le consulter. Quant à la duchesse d'Orléans, c'était une âme généreuse et une intelligence supérieure. Toutefois, entre les deux, le Roi avait une préférence très décidée. De la part de la duchesse, il croyait avoir à craindre une certaine recherche de popularité libérale ; à la suite de son mari, le devançant même au besoin, elle avait été vue souvent en coquetterie avec les hommes de gauche. Aucune inquiétude de ce genre au sujet du duc de Nemours, qui avait toujours été fort docile aux inspirations de son père et qui, par ses tendances personnelles, passait pour être plutôt en sympathie avec les hommes de la résistance ; avec lui, Louis-Philippe était mieux assuré de voir continuer, après sa mort, au dedans et au dehors, ce qu'il appelait son système. Du reste, le candidat ainsi préféré par le Roi était celui qu'avait désigné le duc d'Orléans lui-même ; dans son testament, après avoir rendu hommage au noble caractère, à l'esprit élevé et aux facultés de dévouement de sa femme, après avoir exprimé le désir qu'elle demeurât, sans contestation, exclusivement chargée de l'éducation de ses enfants, le prince royal ajoutait : Si par malheur l'autorité du Roi ne pouvait veiller sur mon fils aîné jusqu'à sa majorité, Hélène devrait empêcher que son nom fût prononcé pour la régence et désavouer hautement toute tentative qui se couvrirait de ce dangereux prétexte pour enlever la régence à mon frère Nemours, ou, à son défaut, à l'aîné de mes frères. Fidèle à son mari jusqu'après la mort, la duchesse d'Orléans fut la première à faire connaître la volonté qu'il avait exprimée, et elle ne permettait pas qu'on parût douter de la résolution où elle était de s'y conformer[30].

Les autres points présentèrent moins de difficultés. Toujours par application du même principe, le ministère décida de proposer que le régent serait inviolable comme le Roi et aurait le plein et entier exercice de l'autorité royale. Si nous ajoutons que l'âge de la majorité était fixé à dix-huit ans, nous aurons fait connaître toutes les dispositions du projet qu'on avait fait à dessein court et simple, pour en rendre l'adoption plus facile et plus prompte. Ce projet, écrivait alors M. Guizot, n'a point la prétention de prévoir et de régler toutes les hypothèses imaginables, toutes les chances possibles ; il résout les questions et pourvoit aux nécessités que les circonstances nous imposent.

Les motifs qui avaient déterminé le Roi et son conseil à écarter la régence élective et maternelle étaient précisément ceux qui la faisaient préférer par les opposants. Ceux-ci, très prononcés pour la duchesse d'Orléans qu'ils imaginaient être en sympathie avec eux, prenaient prétexte de ce que le duc de Nemours se tenait, avec une dignité un peu froide, plus à l'écart de la foule que les autres membres de sa famille, pour soutenir qu'il était impopulaire[31]. Toutefois, dans le sein même de cette opposition, le projet ministériel rencontra un avocat inattendu et puissant : ce fut M. Thiers. Il ne voulait pas sans doute plus de bien que par le passé à M. Guizot et à ses collègues, mais une préoccupation supérieure dominait alors chez lui toutes les autres : effrayé de la brèche faite à la monarchie de 1830 par la catastrophe du 13 juillet, il estimait nécessaire de faire du vote unanime de la loi de régence une grande manifestation dynastique. Il jouait ce rôle nouveau, avec sa vivacité accoutumée : On ne peut se faire une idée, a raconté l'un de ceux qu'il s'appliquait alors à convertir, de tout ce que M. Thiers dépensa d'esprit, d'habileté, d'activité, pour ramener a son opinion le centre gauche et la gauche dynastique. Pendant quinze jours, son salon, son cabinet furent des clubs où il pérorait du matin au soir, sans jamais se lasser, sans jamais se décourager[32]. Le centre gauche dut se rangera l'avis de son chef. Mais la gauche se croyait tenue à moins de soumission : si, de guerre lasse, au bout de quelque temps, elle parut se résigner à ne pas faire campagne en faveur de la régence féminine, elle n'abandonna pas la régence élective.

Cette question de la régence n'était pas la seule à propos de laquelle M. Thiers prêchait alors la modération à l'opposition. Les meneurs de la gauche et les plus ardents du centre gauche, notamment M. Duvergier de Hauranne et M. de Rémusat, eussent voulu que, soit avant, soit après la loi de régence, on livrât bataille au cabinet. Il fallait, selon eux, profiter sans retard de l'avantage obtenu dans les élections et ne pas laisser aux esprits le temps de se refroidir. On faisait d'ailleurs remarquer à M. Thiers que le zèle dynastique dont il aurait fait preuve dans l'affaire de la régence, lui donnerait plus d'autorité pour exposer les griefs de l'opinion contre la politique de M. Guizot. M. Thiers ne se laissa pas convaincre ; il soutint très vivement que le danger de la monarchie, l'état de l'opinion et aussi l'habileté commandaient de ne se préoccuper pour le moment que de la question dynastique et d'ajourner la question ministérielle à la session de janvier. Nous n'y perdrons rien, disait-il ; le ministère est comme ces animaux qui ont reçu une charge de plomb dans le corps et qui courent encore, mais que tout à coup on voit s'affaisser et tomber. Il est blessé à mort, et il est fort douteux qu'il aille jusqu'à l'ouverture des Chambres. Dans tous les cas, il suffira de deux ou trois coups pour l'achever. Puis le chef du centre gauche énumérait les députés qui ne croyaient pas devoir, en août, voter contre le cabinet, mais dont il avait la parole pour le mois de janvier prochain[33].

Le gouvernement, au courant de ces efforts de M. Thiers, en désirait le succès, sans beaucoup y compter. M. Guizot écrivait, la veille de l'ouverture de la session, à ses agents diplomatiques[34] : Les chefs de l'opposition souhaiteraient, je crois, qu'il n'y eût en ce moment qu'une adresse dynastique et le vote rapide de la loi de régence. Mais les passions de leur parti les entraîneront probablement à quelque débat que nous ne provoquerons point, mais que nous ne refuserons point. Non pas, certes, pour l'intérêt du cabinet, mais pour la dignité du pays, du gouvernement, de tout le monde, toute lutte devrait être ajournée à l'hiver prochain. J'en doute fort.

 

IV

Le 26 juillet 1842, les deux Chambres étaient réunies pour entendre le discours royal : tous les assistants en deuil ; sur les visages, une émotion vraie et profonde. Des acclamations très vives et plusieurs fois répétées éclatèrent à l'entrée du Roi. Celui-ci, troublé, la voix pleine de larmes, eut peine d'abord à parler. Il se remit cependant à la troisième phrase. Son discours, grave, simple et bref, ne traitait que du malheur qui venait de le frapper et des mesures à prendre pour qu'en cas de minorité la France ne fût pas exposée à l'immense danger d'une interruption dans l'exercice de l'autorité royale. Toutes les autres questions étaient renvoyées à la session suivante. Assurons aujourd'hui le repos et la sécurité de la patrie, disait le Roi en finissant ; plus tard, je vous appellerai à reprendre, sur les affaires de l'État, le cours de vos travaux.

La Chambre, nouvellement élue, dut d'abord vérifier les pouvoirs de ses membres ; l'opération fut menée lestement. La gauche tenta bien quelques escarmouches, mais l'opinion, préoccupée d'autres questions, ne lui permettait pas de s'arrêter longtemps à ces chicanes. Pendant ce temps, le corps du duc d'Orléans était transporté à Notre-Dame, où les obsèques furent célébrées en grande pompe. Le concours fut immense ; ce n'était pas seulement curiosité banale du spectacle : un sentiment de regret sympathique, de tristesse inquiète, planait sur cette foule. Cinq jours après, en présence de la famille royale, la dépouille du prince fut inhumée dans la chapelle que la duchesse d'Orléans, mère du Roi, avait fait élèvera Dreux sur les ruines du château. Louis-Philippe, chez lequel l'horrible souvenir des profanations de 1793 était demeuré très vif, avait préféré pour les siens une sépulture moins en vue et moins accessible que la basilique de Saint-Denis. Assez sceptique sur l'avenir, l'un de ses constants soucis était de prendre des précautions contre les révolutions futures. Faut-il ajouter qu'il ne lui déplaisait pas de se séparer de la branche aînée jusque dans la mort ? Revenu à Paris, après ce dernier adieu au corps de son fils, il reçut, le 11 août, l'adresse de la Chambre des députés en réponse au discours du trône. Cette adresse, sur laquelle l'opposition avait eu le bon goût de n'élever aucune contestation et qui avait été adoptée sans débat par 347 voix sur 361 votants, ne parlait, comme le discours, que de la douleur commune et des mesures nécessaires à la continuité et à l'exercice régulier de l'autorité royale pendant la minorité de l'héritier du trône.

Restait à prendre ces mesures, c'est-à-dire à voter la loi sur la régence, où chacun s'accordait, en effet, à voir l'affaire principale, unique de la session. Le gouvernement avait déposé son projet le 9 août. Le 16, la commission, par l'organe de M. Dupin, présenta son rapport, qui concluait à l'adoption. Quel accueil la Chambre allait-elle y faire ? Retrouverait-on l'unanimité patriotique qui s'était manifestée lors de l'adresse ? M. Thiers y travaillait de son mieux. Le jour où la loi devait être examinée dans les bureaux, il réunit chez lui quinze ou seize des meneurs de l'opposition : c'étaient, entre autres, pour la gauche, MM. Barrot, Abattucci, Havin, Chambolle, de Tocqueville et de Beaumont ; pour le centre gauche, MM. de Rémusat, Duvergier de Hauranne, Ducos, Léon de Malleville, etc. Il leur exposa longuement et vivement les raisons d'adopter la loi. Personne ne combattit de front son avis. M. Barrot fit seulement observer que M. de Sade devait présenter un amendement en faveur de la régence élective. Je ne puis, ajouta le chef de la gauche, me dispenser de me lever pour cet amendement ; mais je ne parlerai point, ou, si je parle, j'aurai soin de déclarer que, l'amendement fût-il rejeté, je n'en voterais pas moins pour la loi. M. Thiers répondit qu'il vaudrait mieux rejeter tout de suite l'amendement, mais que le point important était de voter la loi, elle-même à une grande majorité ; du moment qu'il avait sur ce point la promesse de M. Barrot, il se tenait pour satisfait. MM. de Beaumont et de Tocqueville parlèrent dans le même sens que le chef de la gauche[35].

La discussion publique s'ouvrit le 18 août. Il apparut tout de suite qu'elle serait vive et ample. L'événement de la première journée fut le discours de M. de Lamartine. Le poète était-il encore du centre où déjà de la gauche ? On eût été embarrassé de répondre. A vrai dire, c'était un isolé et un fantaisiste. Il se prononça hautement contre le projet, y opposant la régence élective et féminine. A l'appui de sa thèse, il ne se contenta pas d'arranger l'histoire ou d'imaginer l'avenir : excité par les applaudissements de la gauche, irrité par les murmures du centre, il ne craignit pas d'employer des arguments faits pour étonner dans la bouche de l'orateur qui, lors de la coalition, avait défendu si éloquemment la prérogative royale contre la prépotence parlementaire. Quand par un événement fatal, dit-il, le pouvoir parlementaire est appelé à l'héritage, à l'exercice, à la possession d'un de ces droits que la nation ne peut remettre à personne sans se déposséder, je dis qu'il y a honte et faiblesse à abdiquer la nouvelle et souveraine attribution qu'il impose. Je dis que se réfugier timidement et à la hâte, en pareil cas, dans le seul pouvoir dynastique, c'est déclarer, à la face de la France et du monde, qu'on ne croit pas le pays capable et digne de se gouverner soi-même. (Bravos à gauche.) Non content d'avoir laissé ainsi voir que, dans sa pensée, les Chambres devaient, en cas de régence, s'emparer du pouvoir exécutif et constituer une république temporaire, M. de Lamartine répondait en ces termes à ceux qui arguaient de la nécessité de fortifier la dynastie : Nous ne voulons pas glisser du gouvernement national au gouvernement dynastique, exclusivement dynastique. La dynastie doit être nationale et non la nation dynastique... Et que faites-vous, en exagérant les concessions à ce principe dynastique ? Vous faites dire aux ennemis du pouvoir que le gouvernement, que les amis de la dynastie lui sacrifient tout, qu'ils profitent de l'émotion, des crises, de la douleur même de ce généreux pays pour enlever, pour surprendre un peuple. (Vives réclamations au centre. — A gauche : Oui, c'est vrai ! c'est vrai !)... Oui, je le dis avec douleur, il y a une fatale, une aveugle tendance à empiéter, à prendre toujours plus de force, jusqu'à ce que la nation se demande : Mais y a-t-il eu des révolutions ? (Violents murmures au centre. — A gauche : Très bien !)... Donnons à la dynastie notre respectueuse sympathie, donnons-lui notre douleur, nos larmes, celles de ce peuple entier... mais nous ne lui donnerons pas, ou plutôt nous ne donnerons pas à ses conseillers les garanties, les droits, les libertés de notre temps et de nos enfants. (Très bien ! à gauche.) Et surtout, messieurs, ne faisons pas dire à la France, à l'Europe, à l'histoire, qui nous regardent dans ce grand acte constitutif de notre monarchie nouvelle... que pour l'affermir, pour la perpétuer, il a fallu chasser la mère et toutes les mères, sinon du berceau, au moins des marches du trône de leur fils, et chasser les derniers vestiges du droit électif de nos institutions. (Nouvelle et vive approbation à gauche.)

Le discours de M. de Lamartine avait eu assez d'éclat et produit assez d'effet pour que M. Guizot jugeât nécessaire d'y répondre. Tout d'abord, il écarta ce qu'il appelait ces perspectives de parti, ces pressentiments sinistres qui s'étaient élevés dans beaucoup d'esprits au moment où le malheur nous avait frappés. — A Dieu ne plaise, dit-il, que je prononce un mot, un seul mot qui puisse affaiblir l'impression du vide immense que laisse au milieu de nous le noble prince que nous avons perdu ! (Très bien ! très bien !) Les meilleures lois ne le remplaceront pas. (Marques prolongées et très vives d'assentiment.) Mais, en gardant toute notre tristesse, nous pouvons, nous devons avoir pleine confiance. Je renvoie ceux qui en douteraient au spectacle auquel nous assistons depuis un mois... La dynastie de Juillet a essuyé un affreux malheur ; mais de son malheur même est sorti à l'instant la plus évidente démonstration de sa force (mouvement), la plus évidente consécration de son avenir... (Très bien !) Elle a reçu partout, chez nous, hors de chez nous, le baptême des larmes royales et populaires. (Nouvelles marques d'approbation.) Et le noble prince qui nous a été ravi a appris au monde, en nous quittant, combien sont déjà profonds et assurés les fondements de ce trône qu'il semblait destiné à affermir. (Mouvement.) Il y a là une joie digne encore de sa grande âme et de l'amour qu'il portait à sa patrie. (Sensation.) Paroles habiles, bien éloquentes surtout, dont le Roi remerciait son ministre le lendemain[36], mais qui renfermaient, hélas ! plus d'une illusion. Le ministre ajoutait, en réponse aux dernières paroles de M. de Lamartine : Nous nous sentons parfaitement libres de faire une loi dégagée de toute préoccupation extraordinaire... Que la Chambre soit libre comme nous. Nous ne demandons à personne une concession, une complaisance ; nous invitons la Chambre à voter cette loi aussi librement, aussi sévèrement que toute autre mesure politique, sans rien accorder aux circonstances, aux exigences du moment ; nous n'en avons pas besoin. (Très bien !) Avons-nous le droit de faire cette loi ? telle était la première question que se posait ensuite M. Guizot. Réfutant la théorie radicale du pouvoir constituant que M. Ledru-Rollin avait exposée au début de la discussion, il concluait en ces termes : Tout ce dont vous avez parlé, ces votes, ces bulletins, ces appels au peuple, ces registres ouverts, tout cela, c'est de la fiction, du simulacre, de l'hypocrisie. (Marques très vives d'approbation au centre. — Murmures aux extrémités.) Soyez tranquilles, messieurs, nous, les trois pouvoirs constitutionnels, nous sommes les seuls organes légitimes et réguliers de la souveraineté nationale. Le terrain ainsi déblayé de cette objection préjudicielle, le ministre aborda les deux points traités par M. de Lamartine, la régence élective et la régence féminine. Pour montrer la portée et, par suite, le danger de la régence élective, il s'empara habilement des paroles, — il eût dit volontiers des aveux, — de l'orateur auquel il répondait. Trouve-t-on, demanda-t-il, que nos institutions aient fait la royauté si forte, qu'il soit à propos de l'affaiblir encore et de fortifier le principe mobile aux dépens du principe stable ? Ce qu'on vous demande de faire, au milieu de la plus grande société démocratique moderne, c'est d'introduire dans l'élément monarchique, dans sa représentation temporaire, le principe électif, c'est-à-dire de donner aux défauts de la démocratie une grande facilité pour pénétrer jusque dans cette partie du gouvernement qui est destinée à les contre-balancer et à les combattre. Quant à la régence féminine, le ministre montra que le pouvoir politique n'était pas, surtout de notre temps, dans la destinée et dans les aptitudes de la femme. Il y a, dit-il, des exemples de ce pouvoir entre les mains des femmes, dans les monarchies absolues, dans les sociétés aristocratiques ou théocratiques ; dans les sociétés démocratiques, jamais. L'esprit et les mœurs de la démocratie sont trop rudes et ne s'accommodent pas d'un tel pouvoir. D'un bout à l'autre de son discours, M. Guizot s'attacha à ne discuter que la loi en elle-même et ne fit aucune allusion à la situation du cabinet ou des partis. Il dit même expressément, en terminant : On a parlé, à cette occasion, de l'union de toutes les opinions dynastiques, de l'oubli momentané de toutes les luttes ministérielles. On a eu raison. Évidemment, dans le projet que vous discutez, aucune pensée d'intérêt ministériel n'est entrée dans l'esprit du cabinet. La loi n'est pas plus favorable au cabinet qu'à l'opposition. Elle a été faite pour elle-même, dans la seule vue du bien de l'État, abstraction faite de tout parti, de tout ministère, de toute lutte, de toute prévention, de toute rivalité ; nous ne demandons rien de plus. (Vives et nombreuses marques d'approbation.)

En s'exprimant ainsi, M. Guizot avait évidemment voulu permettre à la gauche de se montrer dynastique sans crainte de paraître ministérielle. C'était sa façon de seconder le travail qu'il savait être fait dans le sein de l'opposition pour amener le vote presque unanime du projet. Cependant, aussitôt après le ministre, l'un des députés qui avaient pris part à la conférence chez M. Thiers, M. de Tocqueville, se leva pour combattre l'application du principe héréditaire à la régence. A son avis, le système monarchique, excellent en général, était faible en un point : c'est que la royauté pouvait tomber aux mains d'un enfant ; à côté de ce hasard qui donnait un roi incapable de régner, l'orateur se refusait à placer un autre hasard qui pouvait donner un régent incapable de le suppléer. Ce discours était-il le signe que la gauche renonçait à tenir l'engagement pris envers M. Thiers ? On se rassurait par la pensée que M. de Tocqueville était un indépendant, se décidant par soi-même, entraînant peu de voix avec lui et systématiquement rebelle à l'influence, selon lui néfaste, de l'ancien ministre du 1er mars. Un seul homme avait vraiment qualité pour parler au nom de la gauche, c'était M. Odilon Barrot ; or il se taisait.

Le 19 août, la discussion continua. Plusieurs orateurs lurent d'abord entendus, entre autres M. Passy, M. Berryer, M. Villemain, qui ajoutèrent à l'éclat du débat, sans y apporter rien de bien nouveau. Cette seconde journée touchait à son terme, quand M. Odilon Barrot parut à la tribune. M. Thiers en ressentit quelque déplaisir ; il eût préféré que l'orateur de la gauche persistât dans son silence ; toutefois, il ne s'inquiéta pas autrement, comptant, suivant la promesse faite, que, si le discours commençait par appuyer la régence élective, il finirait du moins par conclure au vote de la loi. Aussi, à M. Duvergier de Hauranne qui lui demandait s'il userait de son tour de parole pour y répondre : Non, dit-il[37], j'aime mieux qu'un autre s'en charge ; je ne veux pas me trouver en contradiction avec Barrot. Ce dernier, après quelques protestations de fidélité à la dynastie nationale, prit vivement à partie le principe même du projet, cette régence de droit fondée sur le hasard aveugle de la naissance, cette nouvelle légitimité qu'on prétendait ajoutera la Charte. — Vous voulez faire aujourd'hui, dit-il, ce que vous n'avez pas voulu faire en 1830, alors que vous étiez investi d'un pouvoir constituant que vous n'avez plus. Aujourd'hui que nous sommes rentrés dans les limites de nos attributions définies par la Charte, je vous conteste le droit d'y ajouter une institution héréditaire pour la régence et de dépouiller vos successeurs du droit d'y pourvoir selon les nécessités du temps. M. Thiers, attentif sur son banc, s'étonnait de voir l'orateur s'engager ainsi à fond ; il s'en étonnait sans douter de l'exécution de l'engagement pris : Barrot, disait-il à M. Duvergier de Hauranne[38], qui était venu s'asseoir à côté de lui, Barrot s'avance beaucoup. Il a tort. Je ne sais pas comment, après tout cela, il va revenir à voter pour la loi. Cependant l'orateur, soutenu, poussé par les applaudissements de la gauche, poursuivait son discours, développant, avec une énergie croissante et non sans talent, les arguments déjà présentés en faveur de la régence élective par M. de Lamartine et M. de Tocqueville. Enfin, à la stupéfaction de M. Thiers, il termina par cette déclaration : Certes, notre opinion personnelle sur les avantages qu'il y aurait à déférer la régence à la mère du roi mineur est bien arrêtée... Il serait plus facile de traverser les mauvais jours, alors que la faiblesse d'un enfant et d'une femme aurait pour appui la générosité de la nation, qu'avec ce que l'un de vous appelait une régence à cheval. Cette conviction est profonde chez moi. Eh bien ! j'en aurais fait le sacrifice ; j'aurais voté avec vous pour telle ou telle désignation personnelle et actuelle que du moins nous avions pu préalablement juger et apprécier. Mais vous ne voulez pas de cette appréciation libre et intelligente... Vous voulez créer un droit pour l'inconnu... Vous voulez faire ce qui n'a jamais été fait, poser des règles absolues, aveugles comme le hasard ! Bien loin d'apporter une force à la dynastie de Juillet, c'est un danger que vous créez pour elle, et c'est ce que nous ne pouvons vous accorder. (Vive approbation à gauche.)

Que s'était-il donc passé, pour que M. Odilon Barrot fît ainsi le contraire de ce qu'il avait promis à M. Thiers ? La veille, la gauche avait été vivement agitée par le discours de M. de Lamartine, d'autant que celui-ci avait habilement flatté ses préventions, éveillé ses jalousies, en faisant deux parts de l'opposition : d'un côté, les intrigants et les ambitieux, c'est-à-dire M. Thiers ; de l'autre, les honnêtes gens et les hommes de principes, c'est-à-dire M. Odilon Barrot. Dans la nuit, quelques députés de ce parti, M. de Tocqueville en tête, étaient venus trouver M. Barrot pour lui signifier qu'il eût à changer d'allure et à se séparer de M. Thiers en défendant l'amendement à outrance. Après une courte résistance, M. Barrot avait fini par céder. Seulement, embarrassé de sa situation, il n'avait pas osé prévenir M. Thiers. Celui-ci sortit de la séance d'autant plus irrité qu'il était plus surpris. Ce que vient de faire Barrot est indigne, disait-il à M. Duvergier de Hauranne et à M. de Rémusat. Je sais combien il est faible et je ne lui en veux pas. Mais j'en veux à ceux qui l'ont poussé et qui l'ont ainsi conduit à rompre, même sans m'en avertir, une convention faite entre nous. Croyez-moi, mes amis, nous nous sommes trompés ; il n'y a rien à faire avec ces gens-là. Vainement M. Duvergier de Hauranne, effrayé de la portée de cette dernière phrase, faisait-il observer qu'un mauvais procédé ne devait pas faire légèrement abandonner un plan de conduite adopté depuis deux ans ; son chef, tout entier à son ressentiment, ne l'écoutait pas[39].

Sans connaître ces détails, les divers partis attendaient avec curiosité la troisième journée du débat, se demandant ce qu'allait faire M. Thiers. Le discours de M. Barrot n'avait pas mis sérieusement en péril l'adoption de la loi ; mais ce qui demeurait douteux et ce qui pouvait dépendre de l'attitude du chef du centre gauche, c'était le chiffre plus ou moins élevé de la majorité. Et puis, chacun sentait que les conséquences de cet incident pouvaient dépasser la loi en discussion et modifier la situation des partis. Aussi, dans la soirée, tandis qu'à gauche on envoyait une ambassade à M. Thiers pour connaître ses intentions[40], le Roi, qui suivait attentivement toutes les phases du débat, écrivait à M. Guizot : Dieu veuille que Thiers parle demain et parle bien ! Louis-Philippe insistait d'ailleurs sur la nécessité d'en finir. Ce qui me paraît essentiel, disait-il, c'est que vous tâchiez de tout enlever rapidement... La séance commençant à midi, si vous êtes en nombre dès le début, vous devez pouvoir prendre le pas accéléré. La Chambre est pressée ; elle est française et s'animera si on lui sonne la charge ; mais les troupes sont molles, quand les généraux sont timides. Grâces à Dieu, vous ne l'êtes pas, et j'attendrai la victoire avec bonne confiance[41].

Le lendemain, 20 août, au début de la séance, M. Thiers paraît à la tribune. Il est pâle, nerveux, agité des suites d'une nuit d'insomnie. La Chambre entière est muette d'attention. Les premiers mots de l'orateur sont pour déclarer qu'il ne s'est jamais senti dans une situation plus pénible, plus délicate. — La Chambre, dit-il, sait que, depuis deux années, je siège sur les bancs de l'opposition. Je suis l'adversaire du cabinet ; des souvenirs pénibles m'en séparent, et je crois qu'il y a même mieux que des souvenirs pour m'en séparer ; il y a des intérêts du pays, peut-être mal compris par moi, mais des intérêts vivement sentis. Je suis donc l'adversaire du cabinet... Malgré cela, malgré cet intérêt très grave de ma position, je viens appuyer aujourd'hui le gouvernement ; je viens combattre l'opposition... Je suis profondément monarchique. Rappelez-vous ce que certains hommes m'ont reproché, ce que je ne me reprocherai jamais, d'avoir voté pour l'hérédité de la pairie... Cela doit vous dire à quel point je suis monarchique dans mes convictions. Quand je vois cet intérêt de la monarchie clair et distinct, j'y marche droit, quoi qu'il arrive ; fussé-je seul, entendez-vous ? Il rappelle ensuite qu'avec ses amis il avait décidé, dès le premier jour, de voter la loi sans modification, considérant que le principal devoir était non de renverser les ministres, mais de consolider la monarchie. — Quoi ! s'écrie-t-il, parce qu'un instant, sous la parole d'un homme que j'ai appelé, que j'appelle encore mon ami, parole éloquente, sincère, certaines convictions ont flotté hier, certaines conduites ont changé, j'irais déserter ce qui m'a paru une conduite sage, politique, honorable, bien calculée dans l'intérêt de l'opposition... Non, fussé-je seul, je persisterais à soutenir la loi telle qu'elle est, sans modification, sans amendement.

Après ce préliminaire, M. Thiers aborde la discussion du projet, déclarant qu'il ne veut pas faire un discours, mais un acte. Tout d'abord, il rencontre sur son chemin la thèse du pouvoir constituant, développée par M. Ledru-Rollin et à laquelle M. Odilon Barrot avait à demi sacrifié : il ne la ménage pas. J'en ai parlé dans mon bureau, dit-il, avec peu de respect, et je m'en excuse. Mais savez-vous pourquoi j'ai montré pour le pouvoir constituant si peu de respect ? C'est qu'en effet, je ne le respecte pas du tout. Le pouvoir constituant a existé, je le sais ; il a existé à plusieurs époques de notre histoire ; il a joué un triste rôle. Il a été, dans les assemblées primaires, à la suite des factions. Sous le Consulat et sous l'Empire, il a été au service d'un grand homme. Sous la Restauration, il s'est caché sous l'article 14 de la Charte. Ne dites pas que c'est la gloire de notre histoire, car les victoires de Zurich, de Marengo et d'Austerlitz n'ont rien de commun avec ces misérables comédies constitutionnelles. Je ne respecte donc pas le pouvoir constituant. L'orateur combat ensuite la thèse de la régence élective et de la régence féminine, avec sa verve abondante et rapide, ingénieuse et lucide. Et surtout, s'élevant au-dessus de la loi, non sans laisser voir son impatience et son dédain, il adresse de haut à l'opposition une leçon de conduite monarchique et gouvernementale. Je ne veux calomnier personne, dit-il ; j'ai été de l'opposition ; j'ai été calomnié, comme on l'est souvent quand on contrarie le pouvoir établi, et je ne donnerai pas l'exemple de calomnier l'esprit des autres. Mais il faut s'expliquer. Il y a deux manières d'adhérer à la Charte : les gens soumis aux lois y adhèrent parce qu'elle est écrite ; il y a une seconde manière d'y adhérer, c'est d'y adhérer de conviction, parce qu'on la croit excellente. Je suis de ceux qui y adhèrent ainsi. Pour moi, quand la Charte a institué la royauté comme nous l'avons, en lui donnant une masse de pouvoirs énorme, l'unité du pouvoir exécutif, le droit de paix et de guerre, le commandement des armées, le droit d'administrer, tout ce qui compose le gouvernement, tous les pouvoirs enfin ; quand elle lui a donné l'inviolabilité, quand elle lui a donné l'hérédité, l'hérédité du prince capable au prince incapable, ce n'est pas un présent qu'elle a fait à la royauté... Ce n'est pas pour elle que ces pouvoirs lui ont été donnés, c'est pour vous, pour la grandeur du pays, pour sa force. Il n'y a dans tout cela rien pour la royauté, rien que la majesté, que l'amour du pays et ses hommages quand elle les a mérités. (Marques d'approbation au centre.) M. Thiers n'est pas dès lors effrayé de donner à un régent, nécessairement plus faible, les pouvoirs qu'il a donnés à un roi. Il s'indigne d'ailleurs, comme partisan du gouvernement parlementaire, contre ceux qui, pour faire prévaloir ce gouvernement, veulent faire le régent faible. Savez-vous, dit-il, pourquoi en Angleterre le gouvernement représentatif a tant de réalité ? C'est parce que la royauté est forte et respectée... Chez nous, savez-vous ce qui fait qu'on résiste au gouvernement parlementaire ? C'est qu'on nous dit que la royauté est faible... Eh bien, je fais appel aux vrais amis du gouvernement parlementaire ; je leur donne rendez-vous ; savez-vous où ? à la défense de la royauté. (Très bien ! très bien !)

Le centre, surpris et charmé, applaudit pour remercier M. Thiers et aussi pour le compromettre. La gauche frémit ; heurtée dans ses préjugés, blessée dans son amour-propre, sentant derrière ces paroles l'amertume du blâme ou la pointe de l'épigramme, elle éclate parfois en murmures et en interruptions. Mais l'orateur est lancé ; loin de se laisser intimider, il riposte durement : Messieurs, permettez-moi d'exprimer ma conviction. Je n'ai donné mes convictions à qui que ce soit, entendez-le bien ! Je n'ai humilié ma pensée devant personne, entendez-vous ? Je ne veux irriter personne, mais quelle est donc cette prétention de vouloir soumettre la conviction d'un homme auquel on ne refuse pas quelques lumières, de vouloir la soumettre à tout ce qu'on pense, à tout ce qu'on préfère ? Reprenant ensuite ses leçons : L'opposition bien conduite, dit-il, savez-vous ce qu'elle doit faire ? Au lieu de faire ce qu'ont fait toutes les oppositions depuis cinquante ans, au lieu de se détacher vite et vite des gouvernements qui ne réalisaient pas leurs espérances, pour courir à de nouveaux gouvernements qui ne les réalisaient pas davantage, savez-vous ce que doit faire une opposition sage ? Au lieu de se décourager, de se retirer, elle doit s'appliquer davantage à corriger le gouvernement existant... On améliore, on redresse, on ne déserte pas un gouvernement, et le seul moyen de l'améliorer, c'est de lui prouver que les conseils qu'on lui adresse sont des conseils, non pas d'amis douteux, mais d'amis certains. M. Thiers se pique d'être de ces amis certains du gouvernement de 1830, et voici la preuve qu'il en donne : C'est que, malgré quelques divergences d'opinions, quelques mécontentements personnels, je n'ai pas cessé, entendez-vous ? de repousser les autres gouvernements qui pouvaient s'élever à sa place ; c'est que, pour moi, derrière le gouvernement de Juillet, il y a la contre-révolution, et que, devant, il y a l'anarchie. Puis, après avoir parlé de la contre-révolution : Voilà pour ce qui est derrière. Quant à ce qui est en avant, c'est-à-dire la prétendue république, je croyais, en 1830, et je crois encore aujourd'hui, que ce qui est en avant est incapable de se gouverner soi-même et de gouverner le pays. (Murmures à gauche.) J'ai cru et je crois encore qu'en avant il n'y avait que l'anarchie, et voici ce que j'appelle l'anarchie : des hommes incapables de s'entendre pour faire un gouvernement, de maintenir l'ordre dans un pays, et de faire autre chose que ce qu'ils ont fait il y a quarante ans, peut-être avec la gloire de moins. (Sensation.) Voilà ce que je croyais en 1830, et, permettez-moi de le dire, ce qui s'est passé depuis n'a pas contribué à me faire changer d'opinion. Enfin, l'orateur, se résumant, termine ainsi : Je ne vois que la contre-révolution derrière notre gouvernement ; en avant, je vois un abîme ; je reste sur le terrain où la Charte nous a placés. Je conjure mes amis de venir faire sur ce terrain un travail d'hommes qui savent édifier, et non pas un travail d'hommes qui ne savent que démolir. Les paroles que je viens de dire m'ont coûté ; elles m'ont coûté beaucoup ; elles me coûteront encore en descendant de cette tribune. Mais je me suis promis, à toutes les époques de ma vie, et j'espère que je tiendrai parole, de ne jamais humilier ma raison devant aucun pouvoir, quel qu'il fût, quelle que fût son origine, et de marcher toujours, le front haut, comme doit faire un homme qui a eu le courage jusqu'au bout de dire à tout le monde sa pensée, quelque désagréable qu'elle pût être.

Sur ces paroles, M. Thiers descend de la tribune, fort ému lui-même et laissant l'assemblée dans une extrême agitation. Rarement discours a produit une impression aussi vive[42]. Les partisans de la loi n'ont plus qu'à hâter le scrutin. Il leur faut cependant laisser le rapporteur, M. Dupin, résumer la discussion et faire, avec une précision vigoureuse, une dernière réponse aux objections. Enfin, voici l'heure de mettre aux voix les deux amendements établissant la régence élective et la régence féminine. A ce moment, M. Dufaure se précipite à la tribune, et, se tournant vers M. Barrot, il adjure la gauche, en quelques paroles chaleureuses, de se joindre à la majorité, une fois les amendements repoussés, et de voter avec elle la loi. M. Barrot refuse avec une obstination solennelle. On procède au vote : les deux amendements sont rejetés par assis et levé, et l'ensemble de la loi est adopté par 310 voix contre 94. Ce n'est pas l'unanimité qu'on avait un moment rêvée, mais le succès en est presque plus complet. La minorité est trop faible pour avoir en rien diminué l'autorité de la loi, et la gauche n'a fait de tort qu'à elle-même.

Le surlendemain, le projet était porté à la Chambre des pairs. Le rapport y fut fait par le duc de Broglie, vrai chef-d'œuvre du genre, substantiel et rapide, donnant de la loi le commentaire le plus élevé et la justification la plus décisive. La discussion, qui s'engagea et se termina le 29 août, n'eut ni l'éclat ni l'ampleur de celle du Palais-Bourbon. On se hâta de passer au vote, et la loi fut adoptée par 163 voix contre 14. Les Chambres se séparèrent aussitôt, et la session fut prorogée au 9 janvier 1843.

 

V

Le gouvernement pouvait se féliciter de la session d'août 1842. Sans doute, pour qui réfléchissait, la blessure profonde faite le 13 juillet à la monarchie n'était pas guérie ; le grand vide laissé par la mort du duc d'Orléans était de ceux que l'on ne comble point par des mesures législatives. Mais enfin, tout ce qui pouvait être fait l'avait été. La loi de régence venait d'être votée, telle que le Roi la désirait, à une immense majorité et après une belle discussion. Dans le pays comme dans la Chambre, le sentiment monarchique s'était manifesté avec une vivacité et une étendue qui avaient surpris les amis du régime eux-mêmes. Sous le coup d'un affreux malheur, aux prises avec une crise redoutable, la royauté de Juillet était apparue plus forte et la France plus sage qu'on n'eût pu s'y attendre. Les gouvernements étrangers, qui avaient douté de cette force et de cette sagesse, étaient amenés à les reconnaître[43].

Bien que la question ministérielle eût été, d'un commun accord, systématiquement écartée des débats et renvoyée à plus tard, le succès de la session profitait au cabinet et semblait raffermir son crédit que le résultat équivoque des élections avait ébranlé. On en était frappé même au loin : M. de Metternich trouvait que la situation générale se prononçait d'une manière favorable à M. Guizot, et que celui-ci avait de bien grandes chances de fonder ce ministère de durée dont la France avait un véritable besoin[44]. D'ailleurs, on ne pouvait contester que l'opposition, sortie si confiante, si arrogante, du scrutin du 9 juillet, ne fût singulièrement affaiblie par la rupture entre M. Thiers et M. Odilon Barrot. Depuis la scène de tribune où cette scission s'était produite avec tant d'éclat, la presse s'en était emparée et l'avait rendue plus profonde encore, en en faisant la querelle non plus de deux hommes, mais de deux groupes. Entre les journaux de la gauche et ceux du centre gauche, ce n'étaient que récriminations amères. Vainement l'un d'eux, le Courrier français, éclairé par la satisfaction ironique avec laquelle le Journal des Débats faisait écho à ces polémiques et signalait le désarroi dont elles étaient la preuve, rappelait-il à l'opposition que les partis doivent laver leur linge sale en famille, les ressentiments l'emportaient sur ces conseils, et ce même Courrier français était réduit à s'écrier tristement : Hier encore, l'opposition touchait au but... le programme était arrêté, les hommes étaient d'accord, les postes assignés, et il ne restait plus qu'à laisser couler nos opinions dans le lit qu'on leur avait creusé. Faut-il renoncer à ces plans de campagne ? Le vote qui a constitué la régence a-t-il détruit et dispersé en même temps l'armée parlementaire qui devait faire la puissance du nouveau règne ?

C'est que derrière l'incident de tribune, origine de tout ce bruit, il y avait plus qu'une dissidence sur une loi particulière. On avait pu s'en rendre compte à la vivacité et surtout à la généralité des remontrances adressées en cette occasion par M. Thiers à la gauche. Ces remontrances n'avaient-elles pas tout de suite dépassé le point spécial en discussion, pour porter sur la conduite entière du parti, sur sa façon de comprendre l'opposition et le gouvernement ? Au fond, M. Thiers et la gauche avaient des idées et des habitudes absolument différentes. La gauche, doctrinaire à sa façon, faisait grand étalage de ses principes et se croyait tenue de poursuivre l'application de toutes les théories de l'école libérale, dût-elle pour cela désorganiser le gouvernement. M. Thiers, homme de tactique plus que de principes, ne croyant qu'aux faits, fort ingénieux à imaginer les expédients et habile à s'en servir, se moquait des théories et des théoriciens ; imbu de la tradition napoléonienne, ses préférences naturelles étaient pour un gouvernement fort, avec une armée très nombreuse et une administration très centralisée ; il disait de lui-même, en un jour de franchise, qu'il n'était pas libéral ; homme de pouvoir sinon d'autorité, il ne s'intéressait guère, en fait de libertés, qu'à ces libertés de la tribune ou de la presse qui pouvaient lui servir à s'emparer du ministère ou à se venger de ceux qui l'y avaient remplacé. Les députés de la gauche ne se maintenaient dans la faveur de leurs partisans et n'empêchaient les plus avancés de les supplanter qu'en professant des opinions violentes et déraisonnables ; M. Thiers, au contraire, avait souci de demeurer un ministre possible. A gauche, si l'on sentait de quel avantage était le concours d'un si merveilleux orateur, les ambitieux jalousaient sa prépotence, et les purs le soupçonnaient d'intrigue ; M. Thiers, de son côté, tout en usant de la gauche, s'inquiétait souvent de ses doctrines et surtout était agacé de ce qu'il appelait sa sottise. Ce sont toutes ces divergences, toutes ces antipathies qui, longtemps contenues et dominées par une passion plus forte, venaient enfin de faire explosion.

Et quand, dans la soirée du 19 août, s'épanchant avec M. Duvergier de Hauranne et M. de Rémusat, M. Thiers laissait échapper cette parole significative que nous avons déjà citée : Croyez-moi, mes amis, nous nous sommes trompés, il n'y a rien à faire avec ces gens-là, il faisait allusion, non pas seulement à l'incident de la loi de régence, mais à des griefs qui, pendant deux ans, s'étaient accumulés et aigris dans son esprit.

Cette division semblait délivrer le ministère du risque d'être mis en minorité par la coalition de la gauche et du centre gauche. Était-ce pour l'exposer à un danger plus proche ? Plusieurs le pensaient. Au premier moment, le sentiment général fut même que cette évolution de l'ancien ministre du 1er mars cachait une manœuvre pour se rapprocher personnellement du pouvoir, et l'on se demandait si M. Guizot ne courait pas plus de risque d'être supplanté par M. Thiers, rentré dans les bonnes grâces du Roi, que d'être renversé par M. Thiers, chef de l'opposition. M. Thiers, écrivait M. Rossi dans la chronique politique de la Revue des Deux Mondes, n'est plus le candidat de la coalition, c'est un ministre du 11 octobre qui se trouve en disponibilité ; le ministère peut en redouter le secours plus qu'il n'en redoutait les attaques. A gauche, le Siècle disait avec une méfiance non déguisée : M. Thiers ne souffrira pas qu'on le soupçonne un seul jour de s'être baissé pour recevoir l'héritage souillé du ministre des défections. Du bord opposé, le Journal des Débats, tout en rendant hommage au discours du 20 août, déclarait, d'un ton gêné, qu'il ne voulait pas examiner si ce discours couvrait quelque manœuvre[45]. M. Thiers se défendait, il est vrai, de toute arrière-pensée de ce genre, et, dès le 22 août, il faisait dire par le Constitutionnel : On prétend que M. Thiers a agi en vue du pouvoir... Nous répondrons qu'il ne songe pas à prendre le pouvoir... Il s'est déterminé par des raisons plus hautes et plus profondes ; il a vu l'intérêt de la dynastie, l'intérêt du pays ; il s'est souvenu de 1830. D'ailleurs, pour que la manœuvre pût réussir, il eût fallu la complicité du Roi : or rien ne permettait à l'ancien ministre du 1er mars de compter sur cette complicité. On racontait alors, chez le duc de Broglie, que M. Thiers, après son discours, s'était rendu aux Tuileries pour y recevoir les compliments auxquels il avait droit ; le Roi les fit très chauds, très abondants ; seulement il ajouta : Maintenant, il faut soutenir mon cabinet[46]. Ce n'était probablement pas ce qu'attendait son visiteur.

Si le ministère avait lieu d'être satisfait de la session d'août, le public, de son côté, en était sorti plus rassuré. Trop peu réfléchi pour se demander si le péril, apparu comme à la lueur d'un coup de foudre dans la journée du 13 juillet, était écarté définitivement ou s'il n'était que provisoirement masqué, il constatait que les difficultés immédiates avaient été surmontées sans crise et sans désordre. La rue notamment avait été d'une tranquillité remarquable. Sans doute, en pénétrant alors dans les dessous du parti républicain, on eût découvert qu'aussitôt après la mort du duc d'Orléans, quelques meneurs révolutionnaires, M. Flocon en tête, s'étaient réunis ; prenant en considération que la transmission du trône, jusqu'alors rendue facile par certaines qualités du prince héritier, était désormais soumise aux difficultés d'une régence, ils avaient décidé de prendre les armes à la mort du Roi ; ils avaient même tenté de s'organiser dans cette vue ; mais cette organisation n'était pas bien sérieuse, et, en tout cas, pour le moment, rien ne bougea[47]. Cette immobilité suffisait pour que le public, sans s'inquiéter autrement des éventualités lointaines, ne pensât plus qu'à ses affaires. Celles-ci étaient alors très prospères. Commerce, industrie, chemins de fer, spéculations de tout genre, partout une activité qui souvent même dégénérait en fièvre. Les tableaux des revenus indirects, les états des douanes et de la navigation, toutes les statistiques témoignaient de ce grand développement économique. Le pays en jouissait et paraissait s'en occuper beaucoup plus que de la politique, dont il se montrait assez las. M. Rossi écrivait à ce propos : Toujours dominé par ses préoccupations matérielles, ne songeant qu'à ses spéculations, à ses affaires, le public n'a pas de goût en ce moment pour la politique ; il n'a pas de temps à lui donner ; disons mieux, il ne l'aime guère, il s'en défie[48]. — L'époque est au calme, disait le Journal des Débats le 29 septembre 1842 ; le pays jouit d'une tranquillité parfaite. On souffre de la peine que se donnent les journaux de l'opposition pour ranimer une discussion haletante et épuisée. Le même jour, M. de Barante écrivait au comte Bresson : Les factions sont étonnées de la manière dont cette crise s'est passée. A aucun moment je ne les ai vues en si petite espérance. Il y a une volonté de repos et de durée si universelle et si ardente que chacun parait craindre de se compromettre et de se nuire en témoignant quelque vivacité d'opinion... Le parti conservateur est en situation bonne et croissante[49]. A la date du 9 octobre, nous trouvons encore dans une lettre adressée par le même M. de Barante à M. Guizot : Le calme dont nous jouissons continue et semble prendre un caractère naturel et plus que transitoire. Je ne me souviens guère d'avoir vu un moment où il y eût tant de repos dans les esprits, je dirais presque de sécurité pour le lendemain[50].

 

 

 



[1] Cette préoccupation devait persister. L'année suivante, la Reine eut à ce sujet des relations avec le Père de Ravignan, lui demanda et reçut de lui de hautes consolations. (Cf. la Vie du Père de Ravignan, par le Père DE PONTLEVOY, t. Ier, p. 243 à 248.)

[2] Pour le récit qui va suivre, je me suis servi du charmant et touchant volume publié, peu après la mort de la princesse, sous ce titre : Madame la duchesse d'Orléans.

[3] Oui, écrivait la duchesse d'Orléans cinq mois plus tard, le Seigneur qui nous frappe est un père miséricordieux : j'en ai la conviction inébranlable, lois même que je n'éprouve pas ses douceurs et ses consolations. Je suis au milieu ne l'épreuve qui exige une foi aveugle ; par instants, je la sens bien forte, et alors l'amour et l'espérance me sont accordés comme un rayon d'en haut ; mais, parfois aussi, je sens toute la misère de la nature, et il m'est impossible de m'élever vers Dieu Que de patience Dieu doit avoir avec nous ! comment n'en aurions-nous pas pour supporter le fardeau qu'il nous impose ! (Madame la duchesse d'Orléans, p. 99.)

[4] Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis, p. 222.

[5] La reine des Belges appelait ainsi son frère du nom qu'elle était habituée a lui donner avant 1830, quand Louis-Philippe était duc d'Orléans et que son fils aîné portait le titre de duc de Chartres.

[6] Cette lettre, adressée à la reine Victoria, est citée par sir Théodore MARTIN, dans sa Vie du prince consort.

[7] Lettres des 15, 19 et 29 juillet 1842. (Lutèce, p. 262 â 275.)

[8] Lettre du 28 août 1842. (Documents inédits.)

[9] Les dernières campagnes du général Changarnier en Afrique, par le comte D'ANTIOCHE. (Correspondant du 25 janvier 1888.)

[10] Les dernières campagnes du général Changarnier en Afrique, par le comte D'ANTIOCHE. (Correspondant du 25 janvier 1888.)

[11] Lettres du maréchal de Saint-Arnaud.

[12] Lutèce, p. 22.

[13] Cf. plus haut, t. III, chap. II, § V.

[14] Quelques mois avant la mort du prince, M. Quinet avait été invité à une soirée de musique chez la duchesse d'Orléans. Poète et érudit, peu connu de la foule, il n'était jusqu'alors descendu sur la place publique que pour pousser le cri de la guerre, pour demander, en 1840, comme en 1830, la revanche de Waterloo et la conquête des frontières du Rhin. Par sympathie et par calcul, le duc d'Orléans voulut se montrer fort aimable pour l'auteur de la brochure intitulée : 1815 et 1840. Voici comment M. Quinet a rapporté sur le moment, dans une lettre à sa mère, les paroles que lui adressa le prince : Vous avez foi en la France. J'ai été frappé du profond sentiment national qui vit dans tout ce que vous avez écrit, Mais les cosmopolites nous perdent. Ils émoussent, ils énervent tout. Malheureusement le pays leur prête souvent la main... Vous avez bien raison, la grande question pour nous, c'est celle des frontières, c'est le besoin de se relever. Au lieu de tant parler des victoires de l'Empire, je voudrais que l'on instituât des fêtes funèbres, commémoratives de Waterloo, pour obliger le pays à s'en souvenir et à tout réparer. Au lieu de cela, on parle, on perd le sentiment de l'action... Tout le monde veut jouir. Personne ne veut faire crédit à la patrie. Si je me suis occupé de l'armée, ce n'est pas que je veuille jouer au soldat ; je crois être au-dessus de cela. Mais c'est que je pense que là encore se trouve la tradition de l'honneur du pays. Il ne faut pas tomber ; il ne faut pas ruiner, comme Samson, nos ennemis, en périssant nous-mêmes. Il faut les détruire et vivre. Quand nous serions acculés à Bayonne, il faut être décidé à reprendre tout le reste. Pendant que les autres amollissent tout, vous êtes le clairon. Ne désespérons pas. (Correspondance d'Edgar Quinet, t. II, p. 371.)

[15] Voir, par exemple, dans le fragment du testament que nous reproduisons plus bas, la recommandation faite par le duc d'Orléans à son fils, de rester fidèle à la révolution.

[16] Causant, au lendemain de la catastrophe, avec M. de Flahault, ambassadeur de France à Vienne, M. de Metternich lui disait : C'était une grande tâche pour votre roi que de former son successeur. Il y avait mis tous ses soins, et je sais que, depuis un an surtout, il était parfaitement content du résultat qu'il avait obtenu ; il éprouvait une grande tranquillité et une extrême satisfaction, en voyant que son fils était entré dans ses idées et qu'il pourrait s'endormir sans trouble, certain que le système d'ordre et de paix qu'il a établi ne serait point abandonné après lui. M. Guizot, de son côté, a constaté que le prince se montrait capable de s'arrêter sur sa pente, d'apprécier la juste mesure des choses, la vraie valeur des hommes, et d'apporter dans le gouvernement plus de sagacité froide et de prudence que son attitude et son langage ne l'auraient fait conjecturer. Le ministre a même ajouté ce témoignage plus précis : Depuis 1840, le prince avait fait dans ce sens de notables progrès, et, quoiqu'il ménageât avec soin l'opposition, son appui sérieux en même temps que réservé ne manqua point au cabinet.

[17] Il s'agit d'une lettre par laquelle le duc d'Orléans raconte au général Damrémont comment il a obtenu du Roi et ensuite généreusement sacrifié à son frère l'honneur de prendre part à la seconde expédition de Constantine. J'ai cité, dans la seconde édition du tome III, ch. X, § XIII, d'autres fragments de cette admirable lettre. On en peut trouver le texte complet dans L'Algérie de 1830 à 1840, par M. Camille ROUSSET, t. II, p. 230 et suiv.

[18] En 1837, époque où le duc d'Orléans écrivait ces lignes, le jeune duc d'Aumale, âgé de quinze ans, venait d'obtenir un prix au concours général.

[19] Sur ces pressentiments, voir ce qu'en écrivait Henri Heine en 1840 et en 1842. (Lutèce, p. 21 et 269.) Voir aussi un petit incident du voyage que le duc d'Orléans avait fait, quelques jours avant sa mort, pour conduire la duchesse à Plombières. (Madame la duchesse d'Orléans, p. 83.)

[20] Je fais ici allusion à ce passage, souvent cité, du testament du duc d'Orléans, testament écrit en 1839, au moment de partir pour l'expédition des Portes de Fer, en Algérie : C'est une grande et difficile tâche que de préparer le comte de Paris à la destinée qui l'attend ; car personne ne peut savoir dès à présent ce que sera cet enfant, lorsqu'il s'agira de reconstruire sur de nouvelles bases une société qui ne repose que sur les débris mutilés et mal assortis de ses organisations précédentes. Mais, que le comte de Paris soit un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi, ou qu'il devienne l'un des ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des flots de sang ; qu'il soit roi ou qu'il demeure défenseur inconnu et obscur d'une cause à laquelle nous appartenons tous, il faut qu'il soit avant tout un homme de son temps et de sa nation, qu'il soit catholique et défenseur passionné, exclusif, de la France et de la révolution.

[21] Lettre au journal El Heraldo du 24 juillet 1842. (Œuvres de Donozo Cortès, t. I.)

[22] Lettre à son frère, en date du 18 juillet 1842. (BULWER, Life of Palmerston, t. III, p. 96.)

[23] Lettre au comte Apponyi, en date du 18 juillet 1842. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 616.)

[24] Rapport sur la loi de régence, présenté à la Chambre des pairs, le 17 août 1842.

[25] M. Guizot écrivait, le 14 juillet 1842 : La bonne conduite est indispensable, et tout le monde le sent.

[26] On lit, à ce propos, dans une lettre de M. de Metternich au comte Apponyi, en date du 12 août 1842 : M. de Flahault m'a lu une lettre particulière de M. Guizot en réponse à ce que j'avais appris au premier sur la manière dont l'affreux événement du 13 juillet a été accueilli à Kirchberg. (C'était l'endroit où résidait alors la famille de Charles X.) Veuillez dire à M. Guizot et, si vous en trouvez l'occasion, également au Roi, que je ferai connaître là-bas l'impression que Sa Majesté a reçue de la communication. M. de Flahault mandera probablement, par le courrier de ce jour, que M. le duc de Bordeaux, qui a appris la nouvelle peu après son arrivée à Tœplitz, a fait dire le lendemain une messe à la paroisse, de cette ville, à laquelle il a assisté avec tout ce qui compose sa suite. Il n'y a rien mis qui ressemblât à de l'ostentation, et toute la ville lui en a su gré. (Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 619.)

[27] Constitutionnel du 19 juillet 1842.

[28] Journal inédit du baron de Viel-Castel.

[29] Rapport fait à la Chambre des pairs.

[30] Ainsi fit-elle avec M. Dupin, la première fois qu'elle le vit après la catastrophe. (Mémoires de M. Dupin, t. IV, p. 178,) Quelques jours plus tard, lorsque M. de Lamartine soutint, à la Chambre, la thèse de la régence féminine, elle en fut fort mécontente. Il n'a pas parlé pour moi, dit-elle, il a parlé contre le gouvernement du Roi. (Madame la duchesse d'Orléans, p. 135.)

[31] Au début, écrit M. Duvergier de Hauranne, nous étions tous, presque tous du moins, pour la régence de madame la duchesse d'Orléans. (Notes inédites.)

[32] Henri Heine écrivait, dès le 19 juillet 1842 : Le duc de Nemours jouit-il en effet de la très haute disgrâce du peuple souverain, comme on le soutient avec un zèle excessif ? Je n'en veux pas juger. Encore moins suis-je tenté d'approfondir les raisons de sa disgrâce. L'air distingué, élégant, réservé et patricien du prince est peut-être le principal grief contre lui. (Lutèce, p. 266.)

[33] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[34] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 14.

[35] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[36] Louis-Philippe écrivit à M. Guizot : Nous avons lu ce matin, en famille, votre admirable discours d'hier ; les larmes ont coulé à l'exorde, et tous m'ont bien demandé de vous dire combien nous étions touchés. (Mémoires de M Guizot, t. VII, p. 36.)

[37] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[38] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[39] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[40] Notes inédites de M. Duvergier de Hauranne.

[41] Mémoires de M. Guizot, t. VII, p. 35.

[42] M. de Viel-Castel, en sortant de la Chambre, écrivait sur son journal intime : La séance d'aujourd'hui est certainement la plus dramatique qu'il y ait eu depuis longtemps. (Documents inédits.)

[43] Cf. les lettres de M. de Metternich au comte Apponyi, en date des 18 juillet, 13 et 26 août 1842. (Mémoires, t. VI, p. 617 à 621.)

[44] Mémoires de M. de Metternich, t. VI, p. 621, 622.

[45] M. de Viel-Castel écrivait sur son journal intime, le soir même du discours de M. Thiers : Ce discours, l'attitude nouvelle que M. Thiers vient de prendre, l'accueil que lui a fait la majorité, les chances qui en résultent pour lui et dont beaucoup de personnes s'exagèrent l'imminence, tel est, ce soir, l'objet de toutes les conversations. Les ministres font d'ailleurs bonne contenance et se donnent pour fort satisfaits. Leurs amis les plus intimes disent avec affectation que M. Thiers n'a pas au fond rompu avec la gauche ; que ce n'est qu'une querelle d'amants, qu'il faudrait être bien sot pour s'y laisser prendre. (Documents inédits.)

[46] Documents inédits.

[47] DE LA HODDE, Histoire des sociétés secrètes et du parti républicain, de 1830 à 1848, p. 313 à 319.

[48] Chronique de la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1843.

[49] Documents inédits.

[50] Cité par M. Guizot dans sa Notice sur M. de Barante.