HISTOIRE DES GAULOIS

Troisième partie

CHAPITRE IV.

 

 

CLAUDIUS Civilis, dont nous avons déjà parlé, issu d’une vieille et puissante famille batave, était entré dès sa jeunesse au service des Romains, qui lui avaient concédé le titre de citoyen et par suite le grade de préfet de cohorte ; il avait un frère nommé Julius Paullus, actif, brave, indépendant comme lui. Tous deux s’étant rendus suspects aux lieutenants de Néroli, Fontéius Capito fit trancher la tête à Paullus, et livra Claudius à l’empereur. Néron le fit jeter dans un cachot, Galba lui rendit la liberté et le renvoya en Germanie ; mais l’armée de Fontéius, regardant cette absolution comme une insulte, s’empara de lui, le mit aux fers et demanda à grands cris son supplice : la politique de Vitellius le sauva. Ces persécutions avaient laissé dans l’âme du Batave un ressentiment profond ; il avait fait vœu de ne plus couper sa chevelure qu’il ne fût vengé ; et les guerres qui déchiraient l’empire romain lui donnaient l’espoir que sa vengeance serait prompte et sûre. Comme Annibal et comme Sertorius ; Civilis était privé d’un œil ; cette ressemblance le rendait fier, et il se comparait volontiers à ces deux grands hommes [Tacite, Hist., IV, 13] dont fine plus noble conformité le rapprochait d’ailleurs, la conformité du génie. La bravoure à la fois impétueuse et opiniâtre de sa nation n’était pas le seul mérite du chef batave ; il y joignait un esprit fin, habile aux ruses de la politique, comme à celles de la guerre, et de plus la connaissance du gouvernement romain et des hommes influents de cette époque. Deux de ces hommes lui offrirent l’occasion la plus favorable à ses désirs de vengeance et de liberté.

La guerre civile qui avait porté Vitellius sur la chaise curule des Césars, menaçait de l’en faire tomber. Les armées d’Orient lui avaient refusé le serment pour le déférer à Vespasien, occupé alors de la guerre de Judée. Celles d’Illyrie, attachées à Othon et jalouses des armées du Rhin, s’étaient empressées de suivre cet exemple, et le Gaulois Antonius Primus, commandant de la légion pannonique, avait arboré sur ses enseignes l’image de Vespasien.

Antonius Primus, né à Tolose, y avait passé son enfance, et ses compatriotes lui avaient donné le surnom de Bec[1] soit à cause de quelque difformité de son visage, soit par suite de quelque aventure inconnue de sa jeunesse. De bonne heure ; il se rendit en Italie pour tenter la fortune, et il déploya à la cour de Néron toutes les ressources de son vaste génie, si étrangement mêlé de bien, et de mal. Ses intrigues et ses talents réussirent à le porter au sénat, d’où il se fit chasser bientôt avec ignominie pour complicité dans un faux testament. Galba le réhabilita, lui rendit sa charge, et lui donna même le commandement de la légion de Pannonie. Après la mort de Galba, il offrit ses services à Othon, qui les dédaigna. Négligé également par Vitellius, il résolut d’avoir un empereur qui lui dût beaucoup pour en obtenir beaucoup, et osa proclamer Vespasien, aux portes mêmes de l’Italie : sa détermination jeta un grand poids dans les destinées de l’empire [Tacite, Hist., II, 86]. Brave et hardi, d’une éloquence tour à tour entraînante et insidieuse, habile artisan de discordes et de séditions, avide de trésors qu’il savait prodiguer au besoin, Primus était dans la paix un détestable citoyen, dans la guerre un chef précieux [Ibid.]. Aussitôt qu’il se fut déclaré, il entra en correspondance avec Hordéatius Flaccus, ennemi secret de Vitellius ; il écrivit aussi au Batave Civilis, dont il connaissait et le caractère entreprenant et l’autorité toute-puissante chez les siens. Il l’engageait, au nota de Vespasien et de son parti, à susciter en Germanie quelques troubles qui empêchassent les légions rhénanes, ardentes vitelliennes, de se rendre en Italie au secours de leur empereur [Tacite, Hist., IV, 13], et qui, continssent en même temps la Belgique. Hordéonius fit de vive voix à Civilis les mêmes recommandations, et par un effet de son inclination pour Vespasien, et par intérêt pour la république menacée d’une ruine prochaine, si la guerre se renouvelait et que tant d’armées envahissent de nouveau l’Italie.

Civilis accepta avec transport la mission de susciter des ennemis aux Romains, et renfermant dans son cœur de vastes projets, qu’il se réservait de développer selon l’événement, il se mit aussitôt à l’œuvre. Vitellius avait ordonné des levées pariai les Bataves. Toujours odieuses par elles-mêmes, ces levées l’étaient encore davantage par l’avarice et la dissolution des préposés, qui recrutaient des vieillards et des infirmes, afin qu’ils se rachetassent à prix d’argent ; un motif encore plus infâme les portait à lever des jeunes gens au-dessous de l’âge requis pour porter les armes. Toute la nation était indignée, et les émissaires de Civilis, apportés pour souffler le feu de la sédition, persuadèrent sans peine aux Bataves de refuser l’enrôlement. Civilis lui-même, sous le prétexte d’un grand festin, rassembla dans un bois sacré les premiers de la noblesse, et parmi le peuple ceux qui se signalaient par plus d’ardeur et de bravoure. Là quand la nuit et la joie eurent commencé d’exalter lee têtes, il harangua ses convives, relevant d’abord l’ancienne gloire de la nation, puis énumérant tout ce qu’elle avait à souffrir sous le joug romain, insultes, rapts, brigandages : Nous ne sommes plus, comme autrefois, des alliés, s’écriait-il ; on nous traite comme de vils esclaves : tantôt c’est le lieutenant qui arrive avec la ruine de son cortège et l’insolence de son pouvoir ; tantôt ce sont les préfets et les centurions dont nous sommes la proie ; ensuite quand nos oppresseurs se sont bien rassasiés de nos dépouilles et de notre sang, on les change ; et ce sont de nouveaux gouffres que doivent remplir mille exactions cachées sous mille noms différents [Tacite, Hist., IV, 14] ; voilà qu’on nous écrase encore par un nouvel enrôlement où le fils va être arraché à son père, le frère à son frère, et pour ne plus se revoir. Pourtant jamais l’occasion fut-elle aussi belle pour reconquérir notre liberté ; jamais les Romains furent-ils moins redoutables ? Dans leurs camps sur le Rhin, il ne reste que du butin et des vieillards. Les Bataves n’ont qu’à lever seulement les yeux, et ne pas se faire un épouvantail de quelques vains noms de légions. Ne possédons-nous pas une infanterie et une cavalerie excellentes, et les Germains ne sont-ils pas nos frères ? les Gaules d’ailleurs conspirent pour nous, et jusqu’aux Romains même à qui cette guerre ne déplaira pas. Vaincus, nous nous en ferons un mérite auprès de Vespasien ; vainqueurs, qui viendra nous demander des comptes ?

D’unanimes acclamations suivirent ce discours ; profitant alors de l’émotion des esprits, Civilis fit prêter à chacun des convives le serment de tout oser, de tout souffrir pour l’affranchissement de la patrie : et il invoqua à l’appui de son éloquence ce que la religion contenait d’engagements plus terribles, de rites plus solennels. Aussitôt il envoya un émissaire aux Caninéfates, leur proposant de s’associer à l’entreprise. Ce peuple, qui habitait la partie septentrionale de l’île, avait avec les Bataves une entière conformité d’origine, de langage et de bravoure ; mais il leur était inférieur en nombre. Des agents secrets allèrent aussi solliciter les auxiliaires bataves des légions de Bretagne, ainsi que ces huit cohortes fameuses renvoyées d’Italie par Vitellius et qui venaient d’arriver à Moguntiacum[2].

Parmi les Caninéfates vivait un chef d’illustre maison, nommé Brinio : c’était un homme brave à l’excès, mais qui n’avait pour lui que sa fougue et sa brutale audace ; son père, qui s’était ponté à beaucoup d’hostilités contre les Romains, avait bravé impunément la ridicule expédition de Caïus. Lorsque les Caninéfates, s’associant aux projets des Bataves, songèrent à se choisir un chef de guerre, cet esprit de haine héréditaire fut seul une recommandation pour Brinio : placé sur un pavois, suivant l’usage, et balancé sur les épaules d’une troupe de soldats, il reçut le commandement de l’expédition [Tacite, Hist., IV, 15]. A peine élu, Brinio, de concert avec les Frises, peuple d’au-delà du Rhin, vint par mer attaquer un camp de deux cohortes, bâti tout près du rivage. Les Romains rie se tenaient point sur leurs gardes ; d’ailleurs leurs forces étaient insuffisantes ; le camp fut pris et pillé. Les vivandiers et les négociants romains, disséminés sans précaution dans tin pays qu’ils regardaient comme ami, tombèrent tous au pouvoir du vainqueur. Les forts te pouvaient éviter non plus d’être saccagés, les préfets des cohortes y mirent le feu ; les enseignes, les drapeaux et ce qu’il y avait de soldats, se retirèrent dans la partie supérieure de l’île. Ils y formèrent ainsi une petite armée peu redoutable pour les insurgés ; car elle n’était guère composée que de recrues, Vitellius ayant emmené avec lui l’élite des cohortes. Outre ces troupes de terre, les Romains avaient encore une flotte de vingt-quatre bâtiments, qu’ils prirent soin de rassembler et qui vint se ranger près d’eux.

Civilis, fidèle à son plan, feignit une grande colère contre Brinio, et blâma aigrement les préfets d’avoir abandonné les forts. Il les exhorta à regagner chacun leurs campements, et a se reposer sur lui du soin de leur sûreté : Ma cohorte, leur mandait-il, suffira pour dissiper cette poignée de rebelles [Tacite, Hist., IV, 16]. Ce conseil parut fort suspect aux préfets romains, qui d’ailleurs commençaient à s’apercevoir que Brinio n’était que l’instrument et Civilis l’aine véritable de tous ces troubles. Les preuves de sa complicité se faisaient jour insensiblement par l’indiscrétion des Germains, à qui une guerre donnait trop de joie pour qu’ils pussent la cacher longtemps. Civilis, voyant le peu de succès de son artifice, recourut à la force. Se mettant à la tête des Caninéfates, des Frises et des Bataves, distribués en corps de nation, il alla attaquer les Romains dans leur poste. Ceux-ci se préparèrent à les bien recevoir, et rangèrent en bataille leurs forces de terre et de mer : la flotte sous voile le long du Rhin, formait une des ailes et flanquait l’infanterie. Mais à peine en était-on venu aux mains qu’urne cohorte de Tungres passa du côté de Civilis. Les Romains, consternés de cette trahison imprévue, se laissèrent égorger presque sans résistance. La flotte éprouva une semblable défection. Une partie des rameurs étaient Bataves, et d’abord, comme par maladresse, ils embarrassaient la manœuvre, mais bientôt ils ramèrent en sens opposé, et allèrent présenter les poupes au lieu des proues à la rive ennemie. Ils finirent par massacrer les pilotes et les centurions, et les vingt-quatre vaisseaux passèrent aux Bataves ou furent pris.

Cette victoire, glorieuse pour le moment, frit encore utile pour la suite : elle donna aux Bataves des armes et une flotte, et la nouvelle en fut proclamée avec éclat dans les Gaules et dans la Germanie, où Civilis fut célébré comme le fondateur de l’indépendance. La Germanie lui adressa sur-le-champ des offres de secours. Quant à la Gaule, Civilis mettait tout son art à s’en faire une alliée : il employait tour à tour auprès des chefs belges les exhortations et les présents. Comme il se trouvait un grand nombre de Gaulois dans les cohortes qu’il avait vaincues, il renvoya sans rançon les officiers prisonniers ; il laissa aux soldats la liberté de rester ou de partir : à ceux qui restaient il donnait un grade honorable ; ceux qui s’en allaient emportaient quelques dépouilles des Romains [Tacite, Hist., IV, 17]. En même temps, dans des entretiens secrets, il représentait aux chefs tout ce qu’ils avaient souffert depuis tant d’années sous cette misérable servitude déguisée du nom menteur de paix : Les Bataves, disait-il, quoique exempts de tributs, ont pris les armes contre les tyrans de l’univers, et dès la première rencontre ils les ont battus et dispersés ; que serait-ce si les Gaules secouaient le joug ? quelles seraient les ressources de l’Italie abandonnée à elle-même ? c’est avec le sang des provinces que les provinces sont vaincues. Qu’on ne m’objecte point le combat de Vindex ; c’est la cavalerie batave qui a écrasé les Arvernes et les Édues, et Verginius comptait des Belges dans ses rangs : à le bien considérer, la Gaule n’a succombé que sous ses propres forces ; aujourd’hui elle ne fera plus qu’un seul corps, et elle a pour elle la puissance de la discipline qu’elle a puisée dans les camps romains. Sous nos communs drapeaux se trouveront ces cohortes de vétérans, qui viennent de faire mordre la poussière aux légions d’Othon. Que la Syrie, l’Asie, tout l’Orient, accoutumés des rois, se résignent à servir, ils sont faits pour l’esclavage ! mais combien vivent encore dans la Gaule, qui sont nés avant les tributs ! Arminn naguère a présenté un admirable exemple ; serait-il insensé d’espérer contre Vitellius un succès obtenu contre Auguste ? Il n’y a pas jusqu’à la brute que la nature n’ait douée du sentiment de la liberté ; elle a donné de plus le courage à l’homme ; et les dieux sont pour le plus brave. Que tardons-nous donc à écraser de nos forces réunies un ennemi qui a divisé, épuisé les siennes ? Tandis qu’il se partage entre Vespasien et Vitellius, délivrons-nous tout à la fois de Vitellius et de Vespasien.

Les Romains étaient donc chassés de l’île des Bataves ; et Civilis, dévoilant ses grands desseins, travaillait à réunir dans une même indépendance les Gaules et la Germanie. Hordéonius, comme nous l’avons dit plus haut, croyant faire mouvoir l’instrument d’un parti romain, l’avait poussé à cette guerre, et par son inaction avait favorisé les premiers succès du Batave ; mais lorsque les courriers lui eurent annoncé coup sur coup que le camp était forcé, les cohortes taillées en pièces, le nom romain effacé de l’île, inquiet et irrité, il ordonna au lieutenant Mummius Lupercus de marcher, contre Civilis. Lupercus commandait un camp de deux légions ; il prit les légion aires qu’il avait avec lui, les auxiliaires ubiens qui étaient tout proche ; la cavalerie trévire, cantonnée non loir de là, et il passa le fleuve en diligente. Il avait aussi renforcé ses troupes d’une division de cavalerie batave, gagnée depuis longtemps, mais qui feignait encore de la fidélité, afin que sa défection, ayant lieu sur le champ de bataille même, eût plus d’importance et d’éclat.

Civilis ne tarda pas à paraître avec toutes ses troupes ; il marchait environné des enseignes romaines enlevées sur les cohortes, pour frapper les siens par le spectacle de leur gloire récente, et l’ennemi par le souvenir de sa défaite. Derrière le corps de bataille il fit ranger sa mère, ses sœurs, et toute la foule des femmes et des enfants, comme un aiguillon de plus à la victoire et fine honte de plus contre la fuite [Tacite, Hist., IV, 18].

Le chant des guerriers ; les hurlements des femmes, donnèrent le signal du combat ; un second cri, mais plus faible, partit des légions ennemies et décela le découragement et l’effroi ; car leur aile gauche venait d’être mise à nu par la désertion de la cavalerie batave qui s’était tournée aussitôt contre elles. Malgré ce revers le soldat légionnaire gardait ses armes et son rang ; mais les auxiliaires ubiens et trévires, se débandant avant le premier choc, se dispersèrent dans la campagne. Ce fut à eux que s’attachèrent les Germains, ce qui donna le temps aux légions de repasser le Rhin, et de gagner un de leurs forts appelé Vetera-Castra[3], c’est-à-dire le Vieux-Camp ; poste important, qui faisait partie de la ligne de châteaux bâtie autrefois par Auguste. Civilis venait de remporter une victoire sur ses ennemis ; il lui restait à se défaire d’un rival. Le préfet de la cavalerie batave qui avait trahi les Romains, Claudius Labéo, le traversait dans ses plans ; il existait entre eux d’anciennes querelles : tous les deux, dans leur nation, étaient chefs de factions opposées. Civilis craignait, en le faisant mourir, de se rendre odieux par un assassinat, et en le gardant avec lui d’entretenir un ferment de discorde dans son armée ; il prit le parti de le reléguer au-delà du Rhin, sur le territoire des Frises [Tacite, Hist., IV, 18].

Cependant les huit cohortes bataves attachées anciennement à la quatorzième légion, renvoyées par Vitellius d’Italie à Moguntiacum, dans la province germanique supérieure ; avaient été de nouveau rappelées par l’empereur au-delà des Alpes : elles étaient en pleine marche lorsqu’un courrier dépêché par Civilis les atteignit ; le chef insurgé leur annonçait sa nouvelle victoire, et n’épargnait ni exhortations, ni promesses. Leur résolution fut tout d’un coup prise d’embrasser la cause commune de tous les Bataves, et elles revinrent sur leurs pas. Néanmoins comme elles se trouvaient environnées de forces romaines considérables, elles crurent devoir prendre un prétexte, et réclamèrent avec hauteur du lieutenant impérial la gratification, la double solde, et l’augmentation de cavalerie, qui leur avaient été promises par Vitellius : A ce prix seul, dirent-elles, nous passerons en Italie. Hordéonius leur accorda une partie de leurs demandes s’imaginant les calmer, mais il ne fit que les rendre plus intraitables et plus opiniâtres sur ce qu’elles savaient qu’il leur refuserait. Enfin méprisant ses protestations et ses menaces, elles se mirent en route pour la Germanie inférieure, déclarant hautement qu’elles allaient joindre Civilis. A cet acte de révolte, Hordéonius rassemblant les tribuns et les centurions de son armée, eut l’idée un moment de réprimer par la force la désobéissance des Bataves. Puis, cédant à sa pusillanimité naturelle et aux terreurs de son conseil, que remplissaient de perplexités les dispositions équivoques des Gaulois, il résolut de rester dans son camp. Il s’en repentit ensuite ; et sur les reproches de ceux même qui avaient donné le conseil, il sembla vouloir sortir. Il écrivit à Hérennius Gallus, lieutenant de la première légion, qui campait à Bonn, de fermer le passage aux Bataves ; qu’il allait les poursuivre avec toutes ses forces. Et en effet ils étaient perdus, si Hordéonius et Gallus ; marchant chacun de leur côté, les eussent enveloppés ; mais, revenant à sa timidité naturelle, le lieutenant impérial changea une troisième fois d’avis, et envoya contre-ordre à Gallus [Tacite, Hist., IV, 19].

Pendant ce temps les cohortes bataves approchaient de Bonn ; comme elles croyaient nécessaire encore de dissimuler, elles se firent précéder par un député chargé de dire à Hérennius : qu’il était loin de leur pensée de vouloir faire la guerre aux Romains, pour qui ils l’avaient faite si longtemps ; que, lasses d’un service long et infructueux, elles cherchaient leur patrie et du repos : que si elles ne trouvaient point d’obstacle, elles passeraient sans commettre aucune hostilité ; mais que si on leur opposait les armes, elles avaient aussi du fer pour s’ouvrir un chemin [Tacite, Hist., IV, 20]. Gallus balançait : ses soldats l’enhardirent à tenter la fortune. Il avait avec lui trois mille légionnaires, un corps de Belges levés tumultuairement, et un grand nombre de paysans et de vivandiers armés, troupe insolente avant le péril, lâche dans le combat : ils sortent impétueusement par toutes les portes afin de cerner les Bataves, inférieurs en nombre. Ceux-ci, vieux guerriers, se forment en épais bataillon, serrent les rangs, font face de tous côtés : et bientôt ils eurent enfoncé l’armée ennemie qui s’était étendue en front, et n’avait point de profondeur. Les Belges lâchent pied, la légion recule et regagne en désordre ses retranchements. Là se fait le plus grand carnage : les tas de morts s’accumulent dans le fossé, et ils ne périssaient pas seulement par le fer des Bataves, mais ils s’étouffaient en tombant les uns sur les autres, ou se perçaient de leurs propres armes. Les vainqueurs, évitant la colonie Agrippinienne qui se trouvait sur la route, continuèrent tranquillement leur marche. Ils s’excusaient du combat de Bonn sur l’injustice des Romains, qui, disaient-ils, leur refusant la paix, les avaient mis dans la nécessité de se défendre par la guerre. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à Civilis [Tacite, Hist., IV, 20].

Par la jonction de ces vieilles cohortes, le chef batave se voyait une armée régulière ; toutefois encore incertain, réfléchissant sur la puissance romaine, il se borna à faire reconnaître Vespasien par toutes ses troupes ; il députa aussi vers les deux légions retirées à Vétéra, leur demandant un serment pareil. Il reçut pour réponse, que les Romains ne prenaient pas conseil d’un traître et d’un ennemi ; qu’ils avaient pour empereur Vitellius ; qu’ils combattraient pour lui jusqu’au dernier soupir ; qu’il convenait mal à un Batave déserteur de s’ériger en arbitre de l’empire de Rome ; qu’il n’avait à espérer de son crime qu’un juste châtiment [Tacite, Hist., IV, 21]. Ces paroles rapportées à Civilis l’enflammèrent de courroux : il se mit aussitôt en marche avec tous ses Bataves, soutenus des secours envoyés par les Bructères et les Tencthères ; et il dépêcha courriers sur courriers en Germanie invitant les peuples en masse à venir partager avec lui la gloire et le butin.

Pour soutenir un choc si menaçant, les lieutenants des deux légions de Vétéra, Mummius Lupercus et Numisius Rufus en firent réparer à la hâte les retranchements. Une espèce de ville, qui, à l’abri d’une longue paix, s’était formée non loin du camp, fut démolie, de peur que l’ennemi ne s’y logeât. Mais les généraux, négligeant le soin des approvisionnements, permirent aux soldats de piller les environs ; et ce qui eût pu pourvoir aux besoins de plusieurs mois suffit à peine au gaspillage de quelques jours.

Sur ces entrefaites Civilis arriva, occupant le centre de son armée avec l’élite des Bataves : les troupes germaines couvraient la rive du Rhin au-dessus et au-dessous du camp ; la cavalerie se déploya et battit au loin la plaine ; tandis que les vaisseaux remontaient le fleuve. Ici flottaient les enseignes romaines des vieilles cohortes bataves ; là on apercevait les étendards germaniques et les simulacres d’animaux sauvages, tirés pour la guerre du fond des forêts consacrées. Ce mélange de drapeaux, qui présentait aux yeux l’aspect d’une guerre à la fois civile et étrangère, frappa douloureusement les assiégés [Tacite, Hist., IV, 22]. Une partie du camp s’élevait sur une colline en pente douce, le reste gisait dans une plaine unie. Avec ce camp, Auguste s’était flatté autrefois d’arrêter et de bloquer les Germains, et jamais il ne se fût imaginé qu’un jour ils seraient les premiers à venir y bloquer les légions de Rome ; c’est pourquoi il n’avait pris aucune peine ni pour bien choisir l’emplacement ni pour le bien fortifier. Les Bataves et les peuples d’au-delà du Rhin prirent chacun un poste séparé, afin que leur valeur, se déployant à part, en fût plus au grand jour. D’abord ils attaquèrent de loin, puis voyant que leurs traits allaient mourir en pure perte sur les tours et les créneaux des murailles, tandis que d’en haut de simples pierres les blessaient, ils montèrent au rempart avec des cris et une impétuosité terribles ; la plupart sur des échelles, d’autres sur les boucliers de leurs compagnons réunis en tortue. Quelques-uns déjà atteignaient le faite, lorsque les Romains les heurtant avec l’épée et le bouclier, les précipitèrent en bas, où une grêle de pieux et de javelots achevèrent de les écraser : ils ne se découragèrent pourtant pas ; la honte de reculer et la soif du butin les ramenèrent une seconde fois à la charge. Ils voulurent aussi employer des machines, chose toute nouvelle pour eux ; les déserteurs et les prisonniers romains furent leurs ingénieurs [Tacite, Hist., IV, 23],et leur apprirent à construire avec des poutres liées ensemble une sorte de pont auquel ils attachèrent des roues pour le faire avancer ; les soldats montés dessus combattaient contre les assiégés, tandis que leurs camarades travaillaient à saper la muraille, mais les quartiers de roches lancés par les balistes romaines eurent bientôt enfoncé ces grossiers ouvrages ; et comme ils préparaient des claies et des mantelets, les machines du camp vomirent de toutes parts des javelines enflammées ; et les assaillants se trouvèrent eux-mêmes enveloppés par une pluie de feu. Enfin, renonçant à la force, ils se décidèrent à attendre leur succès du temps, n’ignorant pas d’ailleurs que la place n’avait de vivres que pour peu de jours, et qu’il y avait beaucoup de bouches inutiles.

Le lieutenant Hordéonius, sur la nouvelle du siège de Vétéra, envoya de toutes parts dans les Gaules rassembler des recrues, et détachant l’élite de ses légionnaires sous Dillius Vocula, lieutenant de la dix-huitième légion, il lui commanda de prendre le long du Rhin et de faire la plus grande diligence pour secourir Mummius. Quant à lui, toujours timide et incertain, il restait dans l’inaction, ce qui indignait ses soldats. Déjà ils ne se cachaient plus ; on les entendait dire publiquement qu’on n’ignorait pas qui avait laissé échapper de Moguntiacum les cohortes bataves ; fermé les yeux sur les entreprises de Civilis, sollicité l’invasion des Germains ; qu’Antonius Primus n’avait pas plus contribué qu’Hordéonius aux succès de Vespasien ; que des guerres et des haines ouvertes qu’on repoussait ouvertement étaient cent fois préférables à la fraude et à l’artifice qui, se cachant dans l’ombre, portaient des coups bien plus sûrs ; que le soldat avait deux ennemis, Civilis, sur le champ de bataille, et Hordéonius ordonnant de sa chambre et de son lit tout ce qui convenait à Civilis. Pourquoi, s’écriaient alors les plus emportés, pourquoi souffrir qu’un seul homme vieux et infirme dispose des bras et des armes de tant de braves gens ? Ne vaut-il pas mieux, par la mort du traître, soustraire notre fortune et notre valeur à une influence qui nous perd ? Tels étaient les discours par lesquels ils s’excitaient entre eux, lorsqu’une lettre de Vespasien vint ajouter à leurs emportements. Hordéonius, dans l’impossibilité d’en faire mystère, la lut publiquement aux soldats, et il envoya pieds et poings liés à Vitellius ceux qui la lui avaient apportée.

Ayant un peu calmé les esprits, il se mit en route pour Bonn sur les pas de Vocula. Il y trouva les soldats de la première légion encore plus courroucés contre lui que sa propre armée, ils l’accusaient de leur défaite récente. C’était par son ordre, disaient-ils, qu’ils avaient marché contre les Bataves, sur la promesse que ses légions à lui partiraient de Moguntiacum ; c’était par sa trahison qu’ils avaient été taillés en pièces, les secours n’étant point arrivés ; il laissait ignorer leur situation aux autres armées ; il la cachait à leur empereur, tandis que, avec le concours de tant de provinces, il eût été si facile d’étouffer un mal qui ne faisait que de naître. Hordéonius lut devant toutes les légions réunies les copies des lettres qu’il avait écrites dans les Gaules, en Espagne et en Bretagne, pour demander assistance, et il établit, par une condescendance impolitique, que les dépêches seraient remises désormais aux porte aigles des légions, par qui les soldats en prendraient lecture avant les généraux. Il fit alors mettre aux fers un des séditieux, non qu’il n’y eût qu’un seul coupable, mais pour donner preuve de quelque autorité. L’armée ensuite marcha de Bonn vers la colonie agrippinienne, où arrivaient de tous côtés des renforts de la Gaule septentrionale, toujours attachée à Vitellius [Tacite, Hist., IV, 25]. Cependant, l’esprit de révolte n’était point étouffé dans les légions, et la punition d’un seul homme ne produisait aucune terreur ; au contraire, ce soldat mis aux fers était le premier à charger le lieutenant impérial comme son complice : il se disait l’agent d’Hordéonius et de Civilis ; et c’était, affirmait-il, pour ensevelir dans l’ombre la vérité, qu’on voulait le perdre. Vocula, dans cet instant critique, déploya une fermeté admirable ; montant sur son tribunal, il fit saisir et supplicier le soldat, malgré la violence de ses cris ; les séditieux intimidés se turent ; et Vocula fut récompensé de son courage par l’estime générale. Sur les instances de toute l’armée, qui le demanda pour chef, Hordéonius lui remit le commandement.

Mais, outre ce levain de discorde, mille causes ulcéraient les esprits ; le manque de vivres, et la solde qui n’était point payée ; les provinces éloignées des Gaules, qui refusaient le tribut et l’enrôlement [Tacite, Hist., IV, 26] ; une sécheresse inouïe qui permettait à peine au Rhin de porter des bateaux ; la diffa, cuité d’approvisionner les camps ; enfin les postes d’auxiliaires belges qu’il avait fallu disposer tout le long du fleuve, pour en défendre les gués, ce qui diminuait encore les subsistances en multipliant les consommateurs. Ces esprits superstitieux attachaient d’ailleurs des idées sinistres à la sécheresse qui tarissait les eaux, comme si les fleuves mêmes, ces vieilles barrières de l’empire, commençaient aussi à l’abandonner [Ibid.].

Cependant ils continuèrent leur route vers Vétéra ; lorsqu’ils furent arrivés à Novesium[4], ils rallièrent la seizième, et Herennius Gallus, lieutenant de cette légion, fut associé à Vocula dans le commandement général. Ils se trouvaient alors très près de l’ennemi ; mais n’osant point marcher droit à lui, ils campèrent dans un lieu donné Gelduba[5]. Là, les deux chefs s’attachèrent à raffermir le courage du soldat et à l’endurcir à la fatigue ; et afin de l’animer encore par l’appât du butin, Vocula mena une partie de l’armée aux environs, sur le territoire des Gugernes, qui étaient entrés dans l’alliance de Civilis ; le reste demeura dans le camp sous les ordres de Gallus.

Par hasard, un navire chargé de blé s’était engravé non loin du camp : les Germains travaillaient à le tirer de leur côté, Gallus ne le voulut pas souffrir, et il détacha une cohorte. Les Germains renforcèrent aussi leur détachement, et insensiblement de nouvelles troupes se joignant aux premières, on en vint à une bataille, et les Germains, après un grand carnage des légions, enlevèrent le navire. Alors les vaincus, suivant leur habitude, accusèrent non leur propre lâcheté, mais la perfidie du commandant : ils l’arrachent de sa tente, ils mettent ses vêtements en pièces ; ils l’accablent de coups, ils le somment de déclarer ses complices et le prix auquel il a vendu l’armée. Leur fureur contre Hordéonius se réveille alors. Ils le nomment l’auteur du crime ; l’autre n’en est que l’instrument : enfin, épouvanté de toutes les menaces qu’on faisait de le tuer, Gallus en vint à reprocher lui-même de la trahison à Hordéonius. Gallus, jeté en prison, n’en sortit qu’à l’arrivée de Vocula. Celui-ci, dès le lendemain, eut assez d’autorité pour faire mettre à mort les provocateurs de la sédition, tant cette armée offrait un contraste bizarre de soumission et de licence ! Le simple soldat était dévoué à Vitellius ; tout ce qui avait un grade penchait pour Vespasien : de là cette alternative de crimes et de supplices, et ce mélange de fureur et d’obéissance [Tacite, Hist., IV, 27].

La puissance du chef batave prenait un accroissement immense par l’adjonction de la Germanie tout entière, et il employa ses nouveaux alliés à faire des courses sur les terres des Belges, amis de Rome. Les uns eurent ordre de tomber sur les Ubes et sur les Trévires ; les autres, de passer la Meuse et d’aller désoler les Menapes, les Morins, et toute cette frontière de la Gaule. Les Germains traitèrent avec le plus d’animosité et de barbarie la nation ubienne, parce que, germaine d’origine, elle avait abjuré sa patrie au point d’adopter le nom romain de Colonie d’Agrippine : ses cohortes furent taillées en pièces, dans le bourg de Marcodurum[6]. En revanche, les Ubes n’eurent point de repos qu’ils n’eussent pillé à leur tour la Germanie ; heureux d’abord, ils finirent par être enveloppés et défaits : en général, dans toute cette guerre, leur fortune ne répondit pas à leur dévouement pour Rome. Plus fort par l’affaiblissement des Agrippiniens, et plus entreprenant par le succès, Civilis reprit le dessein d’attaquer de vive force Vétéra, qu’il bloquait toujours. Il avait eu soin de doubler les gardes, afin qu’il ne se glissât dans le camp romain aucun avis secret du secours qui était déjà si proche. Pour l’assaut qu’il méditait, il chargea les Bataves de la conduite des machines et des travaux, et les Germains de l’attaque des retranchements ; quoique repoussé d’abord, il recommença le combat, ayant assez de troupes pour en sacrifier. La nuit même ne le fit point cesser.

Les soldats de Civilis avaient allumé de grands feux, autour desquels ils mangeaient tous ensemble, et à mesure que le vin les échauffait ils se portaient au combat avec une témérité folle, car leurs traits dans l’obscurité étaient perdus : au contraire les Romains, qui les découvraient en plein, choisissaient, pour les frapper, ou les plus braves ou ceux qui portaient les signes distinctifs d’un haut grade. Civilis s’en aperçut, et fit éteindre les feux, afin que tout fût livré à la confusion de la nuit [Tacite, Hist., IV, 29]. Ce ne fut dès lors qu’un tumulte confus et effrayant : on ne voyait ni à frapper ni à parer. Là d’où partait un cri, on se tournait, on dirigeait son arc ; la valeur ne servait plus, le sort mêlait tout, et souvent les plus braves périssaient par la main des lâches. Les Bataves montraient une fureur aveugle ; le soldat romain, mieux instruit du péril, jetait des pieux ferrés, de gros quartiers de roche, et point au hasard ; lorsque le bruit des sapeurs, ou les échelles qu’on plantait, l’avertissaient de la présence de l’ennemi, il le renversait avec le bouclier, il le suivait avec le javelot : plusieurs, qui étaient parvenus sur la muraille, furent percés à coups de poignard. Ces travaux ayant ainsi rempli toute la nuit, le jour ouvrit une nouvelle scène de combats.

Les Bataves avaient élevé une tour à deux étages ; mais comme ils l’approchaient de la porte prétorienne (c’était l’endroit le plus accessible), les légionnaires firent jouer des pièces de bois énormes, et lancèrent des poutres qui la mirent en débris : tous ceux des assiégeants qui se trouvaient haut furent écrasés ; et, dans ce moment de désordre une sortie brusque eut un plein succès. Les légions surpassaient de beaucoup les Bataves en art et en habileté ; elles leur opposaient des machines en bien plus grand nombre. Une entre autres intimida singulièrement les assiégeants ; c’était une bascule légèrement suspendue et très mouvante, qui, en s’abaissant subitement, saisissait à leur vue un ou plusieurs des leurs, les enlevait en l’air, et, en retombant de l’autre côté, les renversait dans le camp. Civilis, désespérant de forcer la place, reprit le blocus ; redoublant d’ailleurs les négociations et les promesses pour ébranler la foi des légions.

Tandis que Civilis couvrait ainsi du nom de Vespasien une guerre qui avait pour but la délivrance de son pays, la cause de Vespasien triomphait de l’autre côté des Alpes. Antonius Primus avait écrasé les Vitelliens sous les murs de Crémone, dans deux batailles décisives ; et la haute Italie, ainsi que la Gaule narbonnaise, avaient aussitôt reconnu le nouvel empereur. L’Éduen Julius Calénus, et le Trévire Alpinus Montanus, préfet de cohorte, qui avaient assisté aux combats de Crémone dans les rangs des vaincus, furent envoyés par Primus aux armées germaniques pour en annoncer la nouvelle et en porter au besoin témoignage. Hordéonius, d’après les dépêches des chefs victorieux, commanda à ses troupes de prêter serment à Vespasien : cet événement fit sur les esprits des impressions diverses.

Les auxiliaires gaulois, qui n’avaient dans le fond ni amour ni haine pour Vitellius, et qui servaient sans affection, enchaînés par leurs préfets, prirent aisément leur parti [Tacite, Hist., IV, 31] : les vieux légionnaires balançaient. Toutefois, sur l’injonction d’Hordéonius, sur les instances des tribuns, ils prononcèrent le serment, mais d’un air et d’un cœur contraints : ils répétaient bien distinctement tous les mots, excepté celui de Vespasien ; alors ils hésitaient, et le murmuraient tout bas ; la plupart même l’omirent entièrement. Hordéonius lut ensuite-en pleine assemblée des lettres de Primus à Civilis ; elles irritèrent les soupçons du soldat, parce qu’on semblait y traiter Civilis en allié, et les légions en ennemies. Ces nouvelles ayant passé aussitôt au camp de Gelduba, les soldats y dirent et firent les mêmes choses, et députèrent Montanus à Civilis pour lui ordonner de déposer les armes, et de ne plus couvrir les desseins d’un ennemi du masque d’un allié ; car s’il avait eu en vue de servir Vespasien, l’objet était rempli.

Montanus se rendit près de Civilis, au blocus de Vétéra, et lui exposa l’objet de sa mission. Civilis d’abord recourut à des réponses vagues et obscures ; mais ayant démêlé dans le député trévire une âme ferme et élevée, et un caractère fait pour les entreprises hasardeuses, il s’ouvrit à lui sans plus de détours. Après avoir commencé par des plaintes et par l’énumération de tout ce qu’il avait couru de périls pendant vingt-cinq années, dans les camps romains, J’ai recueilli, dit-il, un digne fruit de mes travaux, la mort pour mon frère, et des fers pour moi ! Penses-tu que le droit des nations me prescrive d’épargner ces barbares, qui tous, avec des cris affreux, sollicitèrent mon supplice ? Mais vous, Trévires, et tous tant que vous êtes, âmes d’esclaves, quel prix attendez-vous des flots de sang que vous avez versés, sinon un service ingrat, des tributs éternels, des verges, des haches, et tout ce qu’on endure avec des maîtres ? [Tacite, Hist., IV, 32] Me voilà, moi, simple préfet d’une seule cohorte ; voilà mes Bataves, faible portion des Gaules, qui avons bravé le vain épouvantail de ces camps immenses, qui avons détruit les uns, qui tenons les autres investis et pressés par le fer et par la faim. Que risquons-nous à montrer de l’audace ? victorieux, nous redeviendrons libres ; vaincus, nous resterons ce que nous sommes. Les discours de Civilis firent sur Montanus une impression profonde ; il prit congé de lui : mais, de retour à Gelduba, il ne parla que du peu de fruit de sa mission ; le reste demeura caché dans le secret de son âme.

Civilis avait retiré de sa conférence avec Montanus un redoublement de confiance ; instruit de toutes les divisions qui régnaient au camp romain, de la mésintelligence des chefs et des soldats, il forma le hardi projet de surprendre Vocula dans Gelduba. Il fit partir secrètement, sous la conduite de Julius Maximus et de Claudius Victor, fils de sa sœur, les vieilles cohortes bataves et l’élite des Germains ; lui, restant au blocus de Vétéra. L’expédition enleva, en passant à Asciburgium[7], les quartiers d’une division de cavalerie ; de là, elle fondit sur le camp de Vocula si brusquement, que celui-ci n’eut le temps ni de haranguer ses troupes, ni de développer ses lignes. Tout ce qu’il put faire dans une alarme si subite, fat de recommande qu’on fortifiât le centre en y postant les légionnaires ; quant aux auxiliaires, ils se jetèrent confusément sur les ailes. La cavalerie marcha en avant ; mais, reçue par un ennemi serré et en bon ordre, elle tourna le dos et se replia sur les légions. Ce fut plutôt une boucherie qu’un combat ; les cohortes nerviennes, soit par peur, soit par défection, ayant laissé les flancs romains à découvert, les Bataves pénétrèrent jusqu’aux légions, qui, après avoir perdu leurs enseignes, se laissaient culbuter en dedans des retranchements, lorsque tout à coup un secours inattendu changea la face des choses. Des cohortes de Vascons [Tacite, Hist., IV, 33], enrôlées autrefois par Galba, et depuis envoyées comme renfort aux légions de Germanie, arrivèrent sur ces entrefaites ; ayant entendu, le cri des combattants, elles hâtèrent le pas, tombèrent par derrière et à l’improviste sur la troupe de Claudius Victor, et mirent l’épouvante dans ses rangs ; les uns s’imaginant que c’était le corps de Novesium, les autres celui de Moguntiacum qui accourait tout entier. Cette erreur rendit le courage aux Romains ; ce qu’il y avait de plus intrépide dans l’infanterie batave fut écrasé : la cavalerie germaine se retira avec les enseignes et les prisonniers qu’on avait enlevés au commencement. Dans cette journée le nombre des morts fut plus considérable du côté des Romains ; mais ils perdirent leurs plus mauvaises troupes, tandis que l’élite des Bataves succomba [Ibid.].

Les deux généraux commirent la même faute ; ils s’attirèrent leur malheur, et manquèrent à leur fortune. Civilis, s’il eût porté au combat de plus grandes masses, n’eût jamais pu être enveloppé par les faibles cohortes vasconnes, et il eût détruit le camp qu’il avait forcé. De son côté, Vocula ne prit aucun soin pour être informé de l’approche de son ennemi ; ce qui fit qu’à peine sorti il fut battu ; son peu de confiance dans le succès qu’il venait de remporter lui fit perdre aussi plusieurs jours avant de marcher sur Vétéra, qu’il eût pu immédiatement délivrer du blocus. Dans l’intervalle, Civilis avait cherché à surprendre les assiégés, en leur répétant qu’ils étaient désormais sans ressource, et qu’une victoire éclatante avait couronné son entreprise. Il faisait promener en triomphe autour des retranchements les enseignes enlevées à Gelduba, et étalait ses prisonniers. L’un d’eux, par un courage héroïque, osa élever la voix et déclarer à ses compatriotes la vérité, malgré les menaces des Germains, qui le percèrent sur-le-champ de mille coups : ce qui donna plus de créance à ses paroles. D’ailleurs les dévastations et l’embrasement des villages, qu’on voyait tout en feu, annonçaient assez l’approche d’une armée victorieuse : c’était Vocula et ses légions. Arrivé devant Vétéra, le général romain ordonna de planter les enseignes, et d’établir un fossé et un rempart, afin que les soldats, déposant leurs bagages dans l’enceinte du camp, combattissent plus librement. A cet ordre il s’éleva des rangs un cri terrible contre le général : les légionnaires demandaient le combat en menaçant. Sans prendre même le temps de se ranger en bataille, tout en désordre et fatigués, ils commencèrent l’attaque. Civilis n’avait pas hésité à s’approcher, ne se fiant pas moins aux fautes de l’ennemi qu’à la valeur des siens. La fortune même se déclarait pour lui, lorsque les assiégés, qui voyaient tout du haut du rempart, sortirent à la fois par toutes les portes ; et, par hasard, Civilis ayant été renversé de cheval, on crut dans l’une et l’autre armée qu’il était blessé ou mort : ce bruit inspira autant de frayeur aux Bataves que d’ardeur aux Romains, et le siège fut levé [Tacite, Hist., IV, 34].

Cependant Vocula, au lieu de poursuivre les fugitifs, augmenta les fortifications de Vétéra, comme si ce camp eût été menacé d’un second siège. Tant de victoires qu’il gâtait le firent soupçonner de vouloir éterniser la guerre. Rien ne fatiguait autant les armées romaines que le manque de vivres. Les bagages des légions et la multitude des vivandiers et des valets, furent envoyés à Novesium, d’où l’on devait ramener par terre des blés ; car l’ennemi était maître du fleuve : le premier convoi passa tranquillement. Civilis n’était pas encore remis de sa chute, lorsqu’il sut qu’on en avait fait partir un second pour le même lieu, et que les cohortes chargées de le protéger marchaient comme en pleine paix, les soldats clairsemés autour des enseignes ; les armes dans les chariots, tous courant de côté et d’autre ; il les attaqua en bon ordre, après avoir fait occuper s9 d’avance les ponts et les défilés. On se battit sur une longue file et avec un succès balancé, jusqu’à ce que la nuit terminât le combat. Les cohortes gagnèrent Gelduba, dont le camp subsistait encore et avait une petite garnison. Tout faisait prévoir que le retour serait très dangereux pour les troupes romaines, embarrassées de bagages et intimidées. Vocula se rait en marche pour les rejoindre avec son armée, qu’il renforça de mille hommes d’élite pris dans la cinquième et dans la quinzième légion, lesquelles avaient soutenu le siège de Vétéra : soldats indomptables, et ulcérés contre leurs généraux. Il en partit plus que le chef n’en avait commandé ; et ouvertement, tout le long de la route, ils protestaient avec fureur qu’ils n’endureraient plus désormais la trahison des lieutenants et la famine. D’un autre côté, ceux qui étaient restés clans Vétéra criaient qu’en emmenant une partie des légions on les avait sacrifiés : de là une double sédition ; les uns redemandant le retour de Vocula, les autres s’y opposant [Tacite, Hist., IV, 35].

Civilis vint remettre le siège devant Vétéra ; Vocula s’était retiré à Gelduba, il passa ensuite à Novesium. Civilis s’empara de Gelduba et peu de temps après il donna non loin de Novesium un combat de cavalerie, où il eut l’avantage. Mais ce n’était pas seulement le malheur qui animait les soldats romains à la perte des généraux, la bonne fortune avait sur eux la même influence : à peine renforcés par ce détachement de la cinquième et de la quinzième légion, ils demandèrent la gratification promise par Vitellius (ils savaient que cet empereur avait envoyé de l’argent), et Hordéonius, sans se faire trop presser, le distribua au nom de Vespasien. Ce fut le principal aliment de la sédition. S’abandonnant aux débauches et aux festins, dans des conciliabules nocturnes, les soldats se plaignent, s’excitent, rallument leur ancienne fureur contre Hordéonius ; et personne parmi les lieutenants ou les tribuns n’osant leur résister (car la nuit leur avait fait perdre toute honte), ils se précipitent sur sa tente, l’arrachent de son lit et le massacrent [Tacite, Hist., IV, 36]. Ils réservaient le même sort à Vocula, si, déguisé en esclave, il n’eût profité de l’obscurité pour se sauver sans être reconnu. Sitôt que l’emportement eut fait place à la peur, ils envoyèrent des centurions avec des lettres pour aller dans toutes les cités gauloises solliciter des secours en hommes et en argent.

Civilis ne laissa pas à ces secours le temps d’arriver, il parut à l’improviste devant le camp. Ces troupes sans chef coururent aux armes tout en désordre, les jetèrent l’instant d’après, et prirent la fuite. Dès revers naquit la discorde : la quatrième et la dix-huitième légion, qui composaient l’armée du haut Rhin, se détachèrent des autres pour former un parti séparé. Elles rétablirent toutefois dans leur camp, ainsi que l’armée du bas Rhin, les images de Vitellius, quoique Vitellius fût déjà mort, et les cantons les plus voisins de la Belgique, soit de gré, soit de force, imitèrent leur exemple ; puis ces deux légions, changeant encore et se repentant, altèrent ainsi que la première trouver Vocula, le replacèrent à leur tête, renouvelèrent le serment à Vespasien, et de là marchèrent au secours de Moguntiacum, assiégé par des bandes de Germains. Mais ces bandes pillardes avaient déjà été battues parles Trévires, aidés des postes romains : les Trévires, pour arrêter les incursions des tribus transrhénanes, avaient construit sur leur frontière une muraille bordée d’un retranchement, et delà ils faisaient une guerre acharnée aux Germains [Tacite, Hist., IV, 37].

Cependant le parti vitellien en Italie succombait, non sans une résistance vigoureuse ; Rome était le théâtre de luttes sanglantes, pendant lesquelles le Capitole fut incendié, et Primus, comme dans une ville prise d’assaut, proclama Vespasien sur des monceaux de cadavres. La nouvelle de ces catastrophes vint alimenter au-delà des Alpes l’agitation déjà violente des esprits. Les anti-vitelliens rappelèrent avec une joie superstitieuse le pronostic qui avait annoncé, quelques mois auparavant, la chute prochaine de Vitellius, quand un coq était venu s’abattre sur sa tête, dans le forum de Vienne : l’origine de Primus, et son surnom de Bec, paraissaient mettre en pleine évidence la réalité du présage [Suétone, in Vitellius]. Mais ce qui produisit l’impression la plus profonde, ce fut l’embrasement du Capitole. Nos pères, disait-on, prirent jadis et brûlèrent Rome, mais le Capitole resta debout et Rome se releva de ses cendres. Aujourd’hui le Capitole et le temple de Jupiter ne sont plus. Cet événement n’a rien de fortuit ; signe manifeste de la colère divine, il est le terme que les destins ont marqué à la puissance de Rome [Tacite, Hist., IV, 54]. On vit alors de toutes parts les Druides sortir des retraites sauvages où la persécution de Claude les avait relégués, et reparaître en triomphe dans les villes, avec les Bardes, les chants prophétiques, les immolations humaines, et l’attirail ressuscité du vieux fanatisme. Donnant aux idées qui travaillaient la multitude, l’autorité de leur parole infaillible, ils annoncèrent au nom du ciel que l’Empire romain était fini ; que l’Empire gaulois commençait, et que l’heure était venue où la possession des choses humaines devait passer aux nations transalpines [Ibid.]. En même temps que ces promesses d’en haut soutenaient la ferveur des croyants ; d’autres bruits d’une autre nature venaient animer les hommes plus froids et moins crédules. On parlait d’insurrections des Sarmates et des Daces contre les légions de Pannonie et de Mésie. On en disait autant de la Bretagne. On assurait aussi que les généraux des troupes gauloises alors en Italie avaient tenu conseil entre eux, et déclaré qu’ils ne perdraient point de vue les intérêts de leur patrie, si les guerres domestiques et les bouleversements continuaient d’affaiblir l’empire romain [Ibid.]. Les motifs politiques agissaient principalement sur les cités de l’est, qui redoutaient et s’efforçaient de comprimer le fanatisme populaire ; quelques-unes même, comme les Séquanes, refusèrent d’entrer dans aucune ligue contre Rome, et contre l’ordre de choses créé par la conquête. En revanche, les peuples du nord et de l’ouest se précipitèrent aveuglément dans le projet d’un affranchissement politique et religieux, d’un retour complet à l’ancienne civilisation nationale ; ils rêvèrent même cet empire universel dont les prêtres berçaient leur vanité. Sans doute plusieurs des chefs belges nourrissaient une arrière-pensée, et la suite le prouva bien ; mais ils agirent d’abord dans le sens des masses, dont ils feignirent de partager les espérances et le but, aussi ce fut dans la Belgique que la cause de l’Empire gaulois trouva le plus d’activité, de dévouement et de constance.

Avant que le massacre d’Hordéonius eût jeté les légions rhénanes clans une entière anarchie, les Trévires avaient montré en apparence beaucoup d’attachement aux Romains ; il n’avait rien transpiré qui put faire soupçonner de leur part une défection. Hordéonius mort, on vit aller et venir de fréquents courriers entre Civilis et Classicus, préfet de la cavalerie trévire auxiliaire. Classicus, en naissance et en talents, l’emportait sur la plupart des Belges ; son extraction était royale, et sa race illustre dans la paix comme dans la guerre ; il se vantait d’être par ses aïeux l’ennemi du peuple romain bien plus que son allié [Tacite, Hist., IV, 55]. Il avait pour compagnons de guerre et pour confidents de ses projets, Julius Tutor, Trévire, ainsi que lui, et, préposé par Vitellius à la défense d’une partie de la rive du Rhin, et le Lingon Julius Sabinus. Sabinus, naturellement vain, se repaissait encore de la chimère d’une descendance glorieuse, parce que sa bisaïeule avait plu à Jules César, au temps de la guerre gauloise, et que leur adultère avait fait du bruit [Ibid.]. Tous trois sondèrent en secret l’esprit des troupes auxiliaires et des peuples belges et germains des bords du Rhin ; et sitôt qu’ils eurent lié à leurs projets plusieurs chefs influents, ils s’assemblèrent dans la colonie agrippinienne, dans une maison particulière, car la masse des Ubes était encore bien éloignée de pareils desseins. Cependant il se trouva plusieurs notables de cette nation ainsi que des Tungres ; mais le plus grand nombre furent des Belges, principalement Trévires et Lingons.

L’assemblée se montra pleine d’enthousiasme ; on y délibéra peu, tant la confiance semblait fermement établie, tant d’ailleurs pressait la nécessité d’agir. Que tardons-nous ? s’écriait-on ; la rage des discordes possède le peuple romain ; voilà ses légions massacrées les unes par les autres, l’Italie dévastée, Rome prise ; toutes les armées extérieures ont chacune leur guerre qui les absorbe : il nous suffit pour le moment de garder et de fortifier les Alpes. Notre liberté une fois consolidée, nous n’aurons plus qu’à fixer à notre puissance le terme que nous voudrons y mettre [Tacite, Hist., IV, 55]. Ces discours eurent l’assentiment général, et l’assemblée ne montra d’indécision qu’à l’égard des légions du Rhin. Plusieurs opinaient pour sen défaire, pour tuer des séditieux perfides, souillés da sang de leurs généraux ; mais les raisons de clémence prévalurent : En perdant l’espoir du pardon, leur opiniâtreté, pensait-on, s’irriterait. Il valait mieux les attirer dans les intérêts de la Gaule ; quand on aurait fait disparaître les commandants, la multitude, liée par le crime et par l’espérance de l’impunité, céderait sans peine.

Tel fut le résultat de cette première assemblée : les conjurés retournèrent à leurs postes et continuèrent dans leur feinte soumission, afin de mieux surprendre Vocula. Toutefois les avis ne manquèrent point à ce général ; c’était la force pour réprimer qui lui manquait, avec des légions si incomplètes et si peu sûres. Placé entre des soldats suspects et des ennemis cachés, ce qu’il crut le plus convenable pour le moment, fut de se défendre comme on l’attaquait. Dissimulant donc aussi, il se replia vers la colonie Agrippine. Là, il vit arriver Labéo, qui, arrêté, par Civilis, comme nous l’avons dit, et envoyé dans la Frise, avait gagné ses gardes, et s’était sauvé ; il se faisait fort, moyennant quelques troupes qu’on lui fournirait, d’aller chez les Bataves, et de ramener la majeure partie de la nation à l’alliance romaine. Vocula lui donna un très petit corps d’infanterie et de cavalerie, avec lequel il ne pût rien entreprendre chez les Bataves même : il séduisit quelques bandes nerviennes et bétasiennes avec lesquelles il inquiéta les Caninéfates par des incursions furtives, qui ne méritaient pas le nom de guerre. Pour Vocula, entraîné par les insinuations des chefs gaulois, il marcha contre Civilis, qui bloquait toujours Vétéra [Tacite, Hist., IV, 56].

Il n’était pas loin de la place, lorsque Classicus et Tutor, prenant les devants, sous prétexte d’observer l’ennemi, s’abouchèrent avec le chef germain ; puis, se détachant des légions, ils allèrent camper et se retrancher séparément. Vocula eut beau se répandre en menaces et en invectives, et s’écrier : Que les guerres civiles n’avaient pas affaibli la puissance romaine, au point de la rendre méprisable à des Trévires et à des Lingons ; qu’il restait à Rome des provinces fidèles, des armées victorieuses, sa fortune, et des dieux vengeurs : que pour faire tomber jadis Sacrovir et les Édues, tout récemment Vindex et les Gaules, il n’avait fallu chaque fois qu’un seul combat ; que les mêmes dieux, que la même destinée, puniraient encore les infracteurs des traités ; que le divin César et le divin Auguste avaient mieux connu les Gaulois ; que c’était Galba, en supprimant leurs tributs, qui leur avait soufflé cet esprit de rébellion ; qu’ils étaient ennemis maintenant, parce qu’on les traitait avec douceur ; qu’une fois ruinés et dépouillés, ils redeviendraient amis [Tacite, Hist., IV, 57]. Ces déclamations ne produisirent aucun effet. Alors, Vocula rebroussa chemin, et se retira à Novesium.

Les troupes gauloises, suivant sa marche, vinrent camper pacifiquement à deux milles de lui, sous l’étendard nouveau de l’Empire des Gaules. A cette proximité, les légionnaires romains, centurions et soldats, cessant d’aller et de venir d’un camp à l’autre, il s’établit entre les deux armées des pourparlers et des propositions d’alliance [Tacite, Hist., IV, 57]. Toutes nos cités s’arment pour la liberté, disaient les Gaulois ; si vous persistez dans la guerre, c’en est fait de vous, vous êtes perdus sans ressource. Et quand, par impossible, vous seriez vainqueurs, réfléchissez à votre inévitable destinée ; n’avez-vous pas brisé les images de Vespasien ? Et l’ami de cet empereur, le lieutenant qui le proclama au milieu de vous, Hordéonius, qu’en avez-vous fait ? Déjà sans doute les légions de l’Illyrie et de l’Orient sont en marche pour vous décimer ; osez vous soustraire à tant d’humiliation ! Quand l’Italie appartient à vos ennemis, écoutez la Gaule qui vous offre un refuge. Prêtez serment à la patrie adoptive, au sein de laquelle vous avez vécu tant d’années, qui vous a aidés à élever un empereur de votre choix. Depuis si longtemps vos compagnons d’armes et vos alliés, les Gaulois, vous demandent d’être leurs frères. Des discours de ce genre, répétés chaque jour, ébranlaient le soldat romain ; le danger présent, la honte du passé, la haine de Vespasien, la crainte de ses vengeances, décidèrent enfin les légions de Novesium ; elles promirent de prêter serment à l’empire des Gaules, et s’engagèrent à tuer d’abord ou à mettre aux fers leurs généraux. Le complot ne fut pas tellement secret, que Vocula ne le découvrit ; ses amis lui conseillaient de fuir sans délai ; mais lui, s’armant de résolution, monta sur son tribunal, et harangua ainsi ses troupes :

Jamais, en vous parlant, je ne fus si inquiet sur votre sort, ni si tranquille sur le mien : pour moi, j’apprends, sans regret, que l’on trame ma perte, et, au milieu de tant de maux dont l’ennemi nous menace, j’attends la mort comme la fin de mes misères. C’est vous qui me faites honte et pitié : encore, si l’on vous réservait une attaque, une bataille rangée, ce qui est le sort de la guerre, et le droit de l’ennemi ! Mais non : Classicus se flatte de vous armer contre le peuple romain, et il vous destine à jurer obéissance et fidélité à la Gaule. Eh quoi ! si la fortune et la valeur nous manquent pour le moment, les anciens exemples nous manquent-ils ; et ne savons-nous pas combien de fois les légions romains ont ambitionné la mort, plutôt que d’abandonner un poste ? Souvent nos alliés ont préféré s’ensevelir avec leurs femmes et leurs enfants sous les ruines et les cendres de leur ville, et cela sans autre récompense que l’action même, et qu’on en parlât. Dans ce moment encore toutes les horreurs de la famine sont endurées par les assiégés de Vétéra, et ni promesses ni menaces ne les ébranlent ; et nous, rien ne nous manque ; avec des armes, des hommes, et d’inattaquables retranchements, nous avons des vivres pour le siège même le plus long. Dernièrement encore la caisse de l’armée a suffi à ces gratifications extraordinaires ; et que ce soit Vespasien, que ce soit Vitellius de qui vous prétendiez les tenir, au moins les tenez-vous d’un empereur et d’un Romain. Que si, après tant de guerres et de victoires, après les Journées de Gelduba, de Vétéra, vous redoutez de combattre un ennemi battu tant de fois, c’est une indignité sans doute ; mais enfin, nous avons des remparts, des murs, et la ressource de traîner la guerre, en attendant des renforts que les provinces voisines nous envoient de toutes parts. Si c’est moi qui vous déplais, il y a d’autres lieutenants, des tribuns, tout au moins un centurion, tout au moins un soldat. Mais gardez-vous d’aller offrir au monde entier le spectacle monstrueux de Romains transformés en satellites de barbares, et marchant sous Civilis et sous Classicus à l’invasion de l’Italie. Dites-moi si les Gaulois et les Germains vous mènent aux portes de Rome, ferez-vous la guerre à votre patrie ? Mon cœur frémit à l’idée d’un pareil attentat. Vous serez donc les sentinelles de Tutor, d’un Trévire ? Vous recevrez l’ordre d’un Batave ? Vous servirez à recruter des cohortes de Germains [Tacite, Hist., IV, 58] ? Et puis, quelle sera l’issue de ce forfait ? lorsque les légions romaines marcheront contre vous, alors il vous faudra entasser désertion sur désertion, trahison sur trahison ; haïs des dieux, errants d’un parjure à un autre. Ô Jupiter ! puissante et bienfaisante divinité, qui depuis huit cent vingt années reçoit l’encens de tous nos triomphateurs ! Ô Quirinus, père de Rome ! entendez tous deux les supplications respectueuses de Vocula ; et si votre bonté n’a pas permis que, sous son généralat, ce camp se conservât pur et irréprochable, ah ! du moins, prévenez cet excès d’opprobre dont Classicus et Tutor veulent le souiller. Donnez aux soldats romains, ou l’innocence, ou le repentir avant l’exécution du crime !

Ce discours fut diversement accueilli au milieu de ce conflit d’espérance, de crainte et de honte. Vocula se retira dans sa tente, et il songeait à quitter la vie. Ce furent ses affranchis et ses esclaves qui l’empêchèrent de prévenir ainsi une mort plus violente, car Classius ne tarda point à lui envoyer Æmilius Longinus, déserteur de la première légion, qui le massacra au milieu du camp. Pour les deux lieutenants Mummius et Hérennius, on se contenta de les mettre aux fers et de les traîner ainsi au camp gaulois.

C’était le gage de l’accession définitive des légions, Classicus arriva bientôt orné des décorations des lieutenants impériaux [Tacite, Hist., IV, 59], et faisant porter prés de lui les étendards de la Gaule. Quoiqu’il fût d’usage en pareil cas de prononcer une harangue, et que le chef trévire en eût préparé une, son trouble était si grand qu’il ne put prononcer d’autres mots que la formule du serment ; elle portait pour l’empire des Gaules [Ibid.]. Il fit ensuite des promotions ; entre autres, il éleva aux premiers grades l’assassin de Vocula ; les plus zélés dans la cause gauloise furent tous généreusement récompensés. Il partagea alors avec Tutor la conduite des opérations ultérieures. Tutor investit brusquement la colonie agrippinienne, ainsi que les garnisons des forts du haut Rhin, et il les contraignit successivement à prêter serment à la Gaule ; le préfet du camp et les tribuns cantonnés à Moguntiacum s’y étant refusés, Tutor fit chasser le premier et tuer les seconds. Restait encore l’armée du bas Rhin, principalement Vétéra, que Civilis assiégeait toujours. Classicus y envoya des légionnaires assermentés à la Gaule, les chargeant de promettre merci aux assiégés, s’ils imitaient la conduite de leurs compagnons, sinon point de quartier : ils seraient voué$ au glaive, à la famine, aux plus horribles extrémités ; les députés ajoutèrent à ces menaces l’autorité de leur propre exemple. Les assiégés étaient cruellement partagés entre la fidélité à leurs drapeaux et le besoin le plus impérieux : pendant que dura leur indécision, les aliments de toute espèce achevèrent de leur manquer. Ayant consommé les bêtes de somme et les chevaux, ils se rejetèrent sur les animaux les plus dégoûtants, dont la nécessité leur fit une ressource ; enfin, réduits à manger des branches, des racines d’arbres, et l’herbe qui croissait entre les pierres des retranchements, ils députèrent vers Civilis pour demander la vie. Avant de vouloir rien entendre, les chefs Gaulois insistèrent pour qu’ils jurassent obéissance à l’empire de Gaule [Tacite, Hist., IV, 60] ; et Civilis se réserva le pillage du camp. Tout fut accepté, et les Romains obtinrent, de partir. Civilis leur donna des gardes qui retinrent l’argent, les valets, les bagages, et qui, après les avoir ainsi dépouillés, les suivirent encore. A cinq milles environ, pendant qu’ils marchaient sans précaution, ils furent attaqués brusquement par les Germains ; les plus braves se firent tuer sur la place ; beaucoup périrent dans la fuite ; les autres regagnèrent le camp. Civilis se plaignit fortement, et fit aux Germains des reproches vifs et publics. Y eut-il perfidie de sa part ? y eut-il impuissance de contenir ces hommes sauvages irrités par une longue résistance ? c’est ce qui ne fut point éclairci. Le camp pillé, les Germains y mirent le feu, et tous ceux qui avaient survécu au combat furent la proie des flammes.

Pour lors enfin, voyant la ruine des légions consommée, Civilis se fit couper cette longue chevelure rouge que, depuis le commencement des hostilités, il avait laissée croître par un de ces vœux ordinaires à sa nation. Les Romains débitèrent, pour le rendre odieux, qu’ayant armé son fils, encore enfant, de flèches et de javelots proportionnés à son âge, il lui donna pour but des légionnaires prisonniers. Au reste, on remarqua que ni lui ni aucun de ses Bataves ne prêtèrent serment à l’empire Gaulois [Tacite, Hist., IV, 60] ; il avait de vastes projets d’ambition personnelle, et n’aspirait pas à moins qu’à dominer à la fois la Germanie et les Gaules. Mummius Lupercus, lieutenant d’une légion, fut du nombre des captifs qu’il envoya en présent à Véléda : cette femme, née chez les Bructères, exerçait une domination très étendue, fondée sur cette ancienne superstition des Germains, qui faisait de quelques-unes de leurs femmes des prophétesses et ensuite des déesses. Le crédit de Véléda s’accrut encore, parce qu’elle avait prédit les succès des Germains et la ruine des légions. Lupercus fut massacré en route par son escorte. Quelques centurions et quelques tribuns, nés dans l’est de la Gaule, furent réservés comme otages pour cimenter l’alliance des cités galliques avec les Belges et les Germains. Le camp des cohortes, celui de la cavalerie, celui des légions, furent détruits et brûlés : on ne laissa subsister que les murailles de Moguntiacum et de Vindonissa[8].

La seizième légion, qui avait fait partie de l’armée de Vocula, reçut ensuite de Classicus l’ordre de passer de Novesium à Augusta, capitale des Trévires ; le Gaulois fixa d’avance le jour et l’heure où elle quitterait son camp. Elle se mit en marche dans le plus profond silence, morne, accablée par le sentiment de son ignominie, traînant des enseignes déshonorées, déchirées, sans image impériale, tandis que les drapeaux Gaulois resplendissaient de toutes parts [Tacite, Hist., IV, 62]. Classicus lui avait donné pour la conduire Claudius Sanctus, borgne, imbécile, d’une physionomie hideuse [Ibid.]. Ce fut bien pis lorsqu’une autre légion, forcée d’évacuer le camp de Bonn, fut venue joindre celle-ci ; leur honte commune parut s’en accroître. D’ailleurs, au premier bruit de ces événements, toute la population gauloise à qui peu auparavant le nom Romain inspirait tant d’effroi, était accourue des villes et des campagnes, bordait tous les chemins, et jouissait avec transport de ce spectacle si nouveau. La division de cavalerie du Picentin ne put tenir contre cette joie insultante ; et sans égard pour les promesses où les menaces du chef, elle partit pour Moguntiacum. Sur sa route, ayant trouvé par hasard le meurtrier de Vocula, Longinus, elle l’enveloppa et le perça de mille coups. Les légions, sans rien changer à leur marche, vinrent camper devant la capitale des Trévires.

Civilis et Classicus, animés par tant de succès, avaient songé d’abord à livrer à leurs troupes le pillage de la colonie agrippine ; ils furent retenus par des raisons de guerre, et par l’idée qu’une réputation de clémence importe à qui fonde un empire. La reconnaissance agit aussi sur Civilis : il se rappela que son fils, détenu prisonnier dans cette ville au commencement des troubles, avait été traité avec distinction durant sa captivité. Mais les peuples d’au-delà du Rhin la haïssaient, à cause de ses richesses et de son importance. Ils demandaient que la ville ou restât ouverte à tous les Germains indistinctement, ou fût détruite, et la population ubienne dispersée.

Il y eut à ce sujet une députation des Tencthères aux agrippiniens ; et le plus fier de leurs orateurs exposa en ces termes, dans le conseil de la ville, les volontés de sa peuplade : Vous voilà donc rentrés dans le corps et sous la domination des enfants de la guerre ! Nous en remercions nos dieux, qui sont les vôtres, surtout le dieu des combats, le premier de tous, et nous vous félicitons de ce qu’enfin vous vivrez libres parmi des peuples libres. Car jusqu’à ce jour l’eau, la terre et l’air même avaient été, pour ainsi dire, empoisonnés par les Romains ; vos frères ne pouvaient ni vous parler ni vous voir ; ou bien, ce qui outrage cent fois plus des hommes nés pour les armes, il fallait subir une inspection, payer une taxe, se dépouiller de ses armes et presque de ses vêtements. Si donc vous voulez que notre amitié et notre alliance soient à jamais cimentées, nous exigeons que vous abattiez ces murs, boulevards de la tyrannie : il n’y a pas jusqu’aux animaux sauvages qui, renfermés, ne perdent le sentiment de leurs forces. Que tout Romain sur tout votre territoire soit égorgé ; la liberté ne saurait compatir avec des maîtres ; que leurs biens soient mis en commun, sans que personne puisse avoir de butin ni d’intérêts séparés [Tacite, Hist., IV, 64]. Qu’il soit libre et à nous et à vous d’habiter indistinctement l’une et l’autre rive, comme jadis le pratiquaient nos pères, comme le veut la nature, qui a départi le jour et la lumière à tous les hommes, la terre à tous les braves. Reprenez les mœurs et les usages du pays, et abjurez ces voluptés par qui Rome tient asservis ses sujets, bien plus que par les armes. Alors, vraiment Germains, rentrant dans tous vos droits, et perdant jusqu’au souvenir de l’esclavage, vous redeviendrez un peuple, ou l’égal, ou le dominateur des autres.

Les agrippiniens prirent du temps pour délibérer ; et en effet, ni la crainte de l’avenir ne leur permettait d’accepter ces conditions, ni leur situation présente de les rejeter ouvertement. Voici la réponse qu’ils firent : Dès l’instant que l’occasion d’être libres s’est présentée, nous l’avons saisie avec plus d’ardeur que de prudence, et nous nous sommes réunis à nos frères, vous et tous les autres Germains. Loin d’abattre nos murs, dans un moment surtout où les Romains rassemblent leur armée, il serait plus sage d’en construire de nouveaux. Le peu d’étrangers de l’Italie ou des provinces, qui se trouvaient sur notre territoire, ont été détruits par la guerre, ou ont regagné chacun leur pays ; et quant à ceux qui ont formé anciennement la colonie, qui ont contracté des mariages avec nous, et ont laissé des descendants, c’est ici leur patrie ; et nous ne vous croyons point assez injustes pour exiger que nous massacrions nos pères, nos frères, nos enfants. Les droits d’entrée, toutes ces entraves de commerce, nous les supprimons. Vous passerez librement, mais de jour et sans être armés, jusqu’à ce que des liens si nouveaux soient resserrés par l’habitude et le temps. Nous prendrons pour arbitres Civilis et Véléda : ce seront eux qui rédigeront le traité.

Les Tencthères ainsi apaisés, ils envoyèrent à Civilis et à Véléda des députés avec des présents, et tout se conclut selon le désir des agrippiniens ; mais les députés n’eurent pas la permission de voir Véléda ni de lui parler. Se dérobant aux regards pour augmenter la vénération, elle se tenait cachée au haut d’une tour : c’était un parent de confiance, qui, en qualité d’interprète de la divinité, recevait les demandes et rapportait les réponses [Tacite, Hist., IV, 65].

Tandis que l’empire gaulois triomphait sur les bords du Rhin, dans l’intérieur la folie de Julius Sabinus lui fit essuyer un rude échec. Sabinus était parvenu, sans peine à soulever ses compatriotes les Lingons ; ils avaient brisé les statues des empereurs, les tables où leurs traités mutuels étaient gravés, en un mot, tous les monuments de leur alliance avec Rome. Fier de ce succès, le chef lingon aspira à gouverner le nouvel empire ; et, par un bizarre mélange d’ambition patriotique et de honteuse vanité pour son origine adultère, il prit le nom et le titre de César [Tacite, Hist., IV, 67] : puis à la tête d’une troupe nombreuse, mais mal disciplinée, il se jeta sur le territoire Séquanais. Les Séquanes persistaient dans leur refus de rompre avec les Romains ; ils acceptèrent le combat, et la fortune se déclara pour eux. Sabinus s’enfuit au milieu de la bataille, avec autant de lâcheté qu’il avait mis de précipitation et d’imprudence à la livrer. Sentant toute l’ignominie de sa conduite après un si grand éclat, et n’osant plus reparaître au milieu de ses compatriotes irrités, il fit mettre le feu à la maison dans laquelle il s’était réfugié, afin de répandre le bruit de sa mort. On crut en effet qu’il avait péri ; mais il échappa par une issue secrète, et sut depuis, en se cachant, prolonger sa vie pendant neuf années. Le généreux dévouement de sa femme Éponine et leurs communs malheurs trouveront place un peu plus tard dans ce récit.

Cependant les nouvelles de la Gaule, grossies encore par la renommée, produisirent à Rome les plus vives inquiétudes. Deux généraux illustres, Annius Gallus et Pétilius Cérialis, furent désignés pour commander l’un la haute, l’autre la basse Germanie ; et comme on craignait qu’ils ne fussent pas en état de soutenir le poids d’une guerre si importante, il fut convenu que le fils même de l’empereur, Domitien, se rendrait auprès d’eux. Sept légions reçurent l’ordre de marcher en toute diligence sur la Gaule ; quatre se trouvaient en Italie, deux en Espagne et une dans l’île de Bretagne. L’armée d’Italie se mit en route sur trois divisions par les Alpes Pennines, Graïes et Cottiennes [Tacite, Hist., IV, 68].

La défaite des Lingons par les Séquanes avait commencé d’affaiblir la confiance des cités non encore déclarées ; l’approche de troupes si formidables leur fit faire de plus sérieuses réflexions. On parla beaucoup de la nécessité de convoquer une assemblée générale, où la question de l’indépendance serait discutée en commun, et où l’on s’occuperait de régler le nouveau gouvernement, si la majorité des suffrages était pour lui. Les Rèmes en firent la proposition officielle, et obtinrent que la convocation eût lieu dans leur capitale. C’était déjà un point important de gagné pour les amis de la paix, car la nation rémoise, sans être, comme les Séquanes, adversaire décidée de la cause nationale, penchait vers un parti modéré, pair défiance du succès et par politique : traitée toujours avec faveur pendant le régime romain, elle voulait ne rien perdre de cette faveur si les Gaules étaient destinées à rentrer sous le joug.

La plupart des députés des cités arrivèrent à l’assemblée déjà découragés ; mais les Belges montraient plus de résolution que jamais ; les Trévires se trouvèrent les premiers au rendez-vous ; ils avaient à leur tête Tullius Valentinus, le plus chaud partisan de la guerre. Tullius, orateur entraînant, génie fougueux et populaire, puissant à remuer les passions des masses, dans une harangue préparée [Tacite, Hist., IV, 68], récapitula tous les maux que la Gaule souffrait et avait soufferts, et se déborda en invectives contre Rome. Julius Auspex, un des chefs rémois, lui répondit. Il exalta les avantages de la paix ; il représenta avec force la puissance des Romains, maîtres du monde entier, leur discipline, leur courage, leur prodigieuse activité. Nous délibérons sur la guerre, disait-il, et déjà sept légions sont sur nos têtes [Tacite, Hist., IV, 69]. Ses paroles amères et injustes semblèrent aussi attaquer son rival lorsqu’il ajouta que souvent les lâches fomentaient des troubles dont tout le péril était pour les braves. Ce discours fit impression sur des esprits disposés d’avance à fléchir. Des considérations d’habitude, de respect et de devoir, agissaient sur les uns, l’idée du péril sur les autres : on loua le courage de Valentinus, on suivit le conseil d’Auspex [Tacite, Hist., IV, 69]. Ce qui contribua peut-être plus que tout le reste à détourner de la guerre les cités de l’est et du midi, c’est que les Trévires et les Lingons s’en faisaient les plus ardents provocateurs [Ibid.] : Vindex et la bataille de Vésontio, et les excès des vitelliens étaient encore présents à tous les esprits. D’ailleurs entre tant de cités jalouses et à peu près égales en farce, qui conduirait la guerre ? après la victoire, où serait le siège de l’empire ? Le triomphe était encore incertain, et déjà éclatait la discorde. Tantôt c’étaient les alliances, tantôt la richesse et le nombre, quelquefois l’antiquité d’origine, que les peuples et les villes s’opposaient avec aigreur. Tant d’embarras pour l’avenir firent qu’on s’en tint au présent. On écrivit à la cité trévire, au nom de la Gaule, de quitter les armes ; que son pardon, si elle se repentait, pouvait s’obtenir, et que les intercesseurs étaient tout prêts. Mais les Belges inébranlables fermèrent l’oreille à tout accommodement ; Valentinus crut devoir parcourir le pays pour remonter les esprits, mettant d’ailleurs peu d’activité dans les préparatifs de la guerre, et ne songeant qu’à haranguer.

Pourtant ni les Trévires, ni les Lingons, ni aucune des autres cités qui persistaient dans la lutte, ne firent des efforts proportionnés à la grandeur du péril : il n’y avait pas même de concert entre les chefs. Civilis, occupé de sa querelle particulière, s’opiniâtrant à vouloir prendre ou chasser Labéo, se perdait dans legs forêts de la Belgique. Classicus le plus souvent se tenait dans une molle inaction, comme s’il eût été en pleine possession du succès, et qu’il n’eût eu qu’à en jouir. Tutor ne se pressa pas non plus de fermer le passage du Rhin, ainsi que celui des Alpes. Dans l’intervalle, l’armée qui avait pris route par les Alpes Penninnes était déjà en Helvétie. Tutor marcha au-devant d’elle avec des troupes composées de Trévires, de Vangions, de Caracates[9], de Tribokes ; il les renforça d’un corps de vétérans romains, infanterie et cavalerie, tiré de ces légions qui avaient prêté serment à l’Empire des Gaules. Ces Romains se battirent d’abord avec ardeur contre l’avant-garde de l’armée romaine, mais à l’approche de la légion, ils repassèrent sous leurs vieilles enseignes. Leur désertion fut suivie de celle des Tribokes, des Vangions et des Caracates. Réduit aux seuls Trévires, Tutor se retira à Bingium, se fiant sur la force du lieu ; parce qu’il avait fait couper le pont de la Nave ; mais les cohortes romaines ayant trouvé un gué, il fut surpris et mis en fuite. Cette défaite jeta le découragement parmi les Trévires, et le peuple, quittant les armes, se dispersa dans la campagne : plusieurs des chefs, afin de paraître avoir cessé la guerre les premiers, se réfugièrent dans les cités qui n’avaient point rompu l’alliance avec Rome.

Sur ces entrefaites, les légions qui après avoir prêté serment à l’empire des Gaules, avaient été transférées comme nous l’avons dit, de Novesium et de Bonn dans la capitale des Trévires, relevant le drapeau romain, proclamèrent d’elles-mêmes Vespasien. Tout cela se passait pendant l’absence de Valentinus ; à son retour les affaires se rétablirent un peu ; il ranima la confiance des chefs, et rappela la multitude dispersée ; la colère et l’ardeur patriotique succédèrent tout à coup à l’épouvante. Alors les légions parjurées, inquiètes pour leur sûreté, saisissant une occasion de quitter d’Augusta, sortirent brusquement, et se réfugièrent chez les Médiomatrikes, qui avaient persisté dans l’amitié de l’empire. Valentinus et Tutor firent, égorger dans leur prison les lieutenants Herennius et Numisius, afin que les Trévires, n’ayant plus de pardon à attendre, se rattachassent plus fortement à la cause d’on dépendait tout leur salut [Tacite, Hist., IV, 70].

Telle était la situation des affaires, quand Cérialis arriva à Moguntiacum : à son arrivée les légions de Rome prirent une nouvelle ardeur. Ce général, qui aimait les batailles, enflammait le soldat par l’audace de ses discours, bien résolu, sitôt qu’il pourrait joindre les insurgés, de ne pas différer le combat d’un instant. Des levées avaient été faites dans les Gaules, par ordre des gouverneurs des provinces ou des généraux de l’armée ; ils les renvoya toutes à leurs cités, proclamant avec fierté qu’il suffisait à l’empire de ses légions ; que les alliés pouvaient reprendre tranquillement les occupations de la paix, et regarder comme finie une guerre dont des bras romains s’étaient chargés [Tacite, Hist., IV, 70]. Cette hauteur disposa les nations gauloises à plus de soumission : le renvoi de leurs soldats leur fit d’ailleurs supporter les tributs plus facilement. Cependant Civilis et Classicus, apprenant la défaite de Tutor à Bingium, et les succès de l’ennemi, coururent rassembler leurs forces éparses dans l’ouest de la Belgique ; et, en attendant, ils dépêchèrent courriers sur courriers à Valentinus, pour lui recommander de bien se garder d’une action décisive. Cérialis, se pressant d’autant plus, manda les légions retirées chez les Médiomatrikes, ainsi que celle qui était en garnison à Moguntiacum afin de les réunir à son armée ; pourtant il se mit en marche sans attendre les premières : en trois jours il arriva à Rigodulum. Valentinus, avec un corps considérable de Trévires, avait pris ce poste fermé par des montagnes et par la Moselle, et y avait joint un double fossé, avec des barricades de rochers. Ces ouvrages n’effrayèrent pas les Romains, Cérialis ordonna à son infanterie de forcer le retranchement, à. sa cavalerie de monter en bataille sur les hauteurs. Les assiégeants éprouvèrent en gravissant un peu, de difficulté, tant qu’ils furent en butte aux armes de trait : mais dès qu’ils arrivèrent à portée 1 de l’épée, les Gaulois furent culbutés ; une partie de la cavalerie, ayant tourné par des pentes moins escarpées, fit prisonniers les principaux Belges, entre autres Valentinus [Tacite, Hist., IV, 71].

Cérialis, dès le lendemain, entra dans la capitale des Trévires ; les légions demandaient à grands cris de saccager cette ville. C’était, disaient-elles, la patrie de Classicus, celle de Tutor, dont la perfide révolte avait causé l’investissement et le massacre des légions : qu’avait fait de plus Crémone, effacée du sol de l’Italie pour avoir retardé d’une seule nuit la marche des vainqueurs ? et on laisserait subsister sur les confins de la Germanie une ville qui se glorifiait d’avoir massacré des généraux romains et dépouillé des légions ! Nous abandonnons au fisc tout le butin, s’écriaient les soldats ; il nous suffit de l’embrasement et des ruines d’une colonie rebelle, pour nous dédommager de la destruction de tous nos camps [Tacite, Hist., IV, 72]. Cérialis, craignant pour sa réputation s’il paraissait nourrir la licence et la cruauté des soldats, contint leur fureur.

L’attention de l’armée romaine se reporta ensuite sur les malheureuses légions qui arrivaient du territoire médiomatrike. Accablés par la honte et le repentir, ces vieux soldats se tenaient immobiles, les regards fixés contre terre. Point de cris de bienvenue ni de salutation réciproque. Vainement cherchait-on à les consoler, à les encourager, ils ne répondaient rien, fuyant au fond de leurs tentes et se dérobant au jour ; et c’était moins le péril et la crainte que le remords et le sentiment de leur opprobre qui les plongeaient dans ce profond abattement. Il avait même gagné les autres légions, qui, n’osant s’expliquer de vive voix ni par les prières, demandaient grâce par les larmes et le silence. Enfin Cérialis vint adoucir la commune douleur : il répétait à chaque instant aux légions parjurées qu’il n’accusait que le destin de tous les maux qu’avait causés la discorde des soldats et des chefs ou les artifices de l’ennemi : qu’il ne datait leur service ou leur serment que de ce jour : que ni l’empereur ni lui ne se ressouvenaient du passé. Alors elles furent admises à camper en commun, et le général fit publier par toutes les centuries que dans aucun débat, dans aucune querelle, on n’eût à reprocher à ces compagnons amnistiés leur sédition ou leur défaite.

Les Trévires étaient vaincus ; les Lingons se soumirent [Frontin, Strat., IV, 3]. Cérialis, ayant convoqué une assemblée des notables de ces deux peuples, s’y rendit et leur parla en ces termes :

Je n’ai jamais cultivé les talents de l’orateur ; et c’est en soldat que j’ai maintenu la tranquillité du peuple romain : mais puisque les paroles ont sur vous tant d’empire, et que vous jugez des choses moins par elles-mêmes que parles discours des séditieux, j’ai voulu vous faire part de quelques réflexions. Maintenant que la guerre est terminée, il sera plus utile à vous de les entendre, qu’à nous de vous les dire. Lorsque les généraux de Rome entrèrent sur votre territoire et dans les autres contrées de la Gaule, ce ne fut par aucun esprit de cupidité ; ils y vinrent à la prière de vos ancêtres que fatiguaient des dissensions meurtrières, et parce que les Germains, que vous aviez appelés à votre secours, avaient réduit indistinctement à l’esclavage et leurs alliés et leurs ennemis. Je ne parlerai point de tous nos combats contre les Cimbres et les Teutons, des grands exploits de nos armées et du succès de nos guerres avec les Germains, ils sont assez connus ; et si nous nous sommes fixés sur le Rhin, ce n’a pas été pour protéger l’Italie, mais de peur qu’un nouvel Arioviste ne s’élevât encore sur vos têtes [Tacite, Hist., IV, 73]. Croyez-vous que vous serez plus chers à Civilis et aux Bataves, et à tous ces peuples dont le Rhin vous sépare, que vos ancêtres ne l’étaient aux ancêtres de ces mêmes nations ? Les mêmes motifs d’invasion subsisteront toujours pour les Germains, l’amour de vos femmes et de vos biens, le désir de changer de lieu ; et toujours on les verra déserter leurs solitudes et leurs marais pour se jeter sur ces Gaules si fertiles, pour asservir et vos champs et vos personnes. On vous éblouit aujourd’hui des beaux noms de liberté, d’affranchissement, mais jamais on n’ambitionna la gloire d’asservir et de dominer, qu’on n’ait couvert son ambition d’un semblable voile.

Il y eut toujours des tyrans et des guerres dans les Gaules jusqu’au moment où vous acceptâtes nos lois, et nous, quoique trop fréquemment insultés, tout ce que nous vous avons demandé de plus à titre de vainqueurs, c’est de contribuer pour la paix : car pour avoir la paix, il faut des soldats ; pour des soldats, il faut une solde ; pour cette solde, des tributs. Le reste est commun entre nous. Vous-mêmes, le plus souvent vous commandez nos légions ; vous-mêmes vous gouvernez les provinces, et celles-ci et les autres. Nul privilège, nulle exclusion [Ibid.] : si nous avons de bons princes, vous en ressentez également les avantages, quoique dans l’éloignement ; s’ils sont cruels, ce sont les plus proches qui en souffrent. Comme on supporte la sécheresse, les pluies excessives et les autres maux de la nature, supportez les prodigalités ou l’avarice de vos maîtres [Tacite, Hist., IV, 74]. Il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes, mais ces fléaux ne sont pas éternels, et il arrive des temps plus heureux qui dédommagent ; à moins peut-être qu’asservis à Tutor et à Classicus, vous ne comptiez sur un gouvernement plus modéré, ou qu’il ne fallût moins d’impôts pour l’entretien des armées qui vous garantiraient des Germains et des Bretons. En effet, si (ce dont les dieux nous préservent) les Romains venaient à être chassés de la terre, qu’y verrait-on, sinon la guerre universelle des nations ? Il a fallu huit cents ans d’une fortune a et d’une discipline constante pour élever ce colosse immense, qui ne peut être détruit sans la ruine des destructeurs, et alors le plus grand péril sera pour vous qui avez l’or et les richesses, principale source des guerres [Ibid.]. Aimez donc, chérissez donc la paix, et cette Rome, qui se donne également et aux vainqueurs et aux vaincus. Instruits par l’une et par l’autre fortune, gardez-vous de préférer l’esprit de révolte, qui vous perdrait, à la soumission, qui assure votre tranquillité.

Les Gaulois craignaient des paroles plus menaçantes et plus dures : ce discours leur rendit le calme et le courage.

L’armée victorieuse était en possession de la capitale des Trévires, lorsque Civilis et Classicus firent tenir une lettre à Cérialis : cette lettre portait que Vespasien était mort, qu’on s’efforçait inutilement de le cacher ; que l’Italie et Rome étaient la proie d’une guerre intestine ; que si Cérialis voulait l’empire des Gaules, ils se contenteraient des limites de leur territoire, que s’il préférait de combattre, ils ne s’y refusaient pas non plus [Tacite, Hist., IV, 75]. Cérialis ne fit aucune réponse ; il envoya la lettre à Domitien avec celui qui l’avait apportée. Civilis et Classicus, comprenant qu’il fallait en venir à une affaire décisive, ramassèrent de tous côtés des renforts belges et germains. Cérialis, naturellement négligent, ne fit rien pour s’opposer à la jonction des forces ennemies. Seulement il ajouta des retranchements à son camp, qui jusque-là n’en avait aucun.

Civilis tint conseil avec les chefs gaulois et germains ; les avis furent divers ; et soutenus tous avec chaleur. Civilis prétendait qu’il fallait attendre les nations transrhénanes, qu’elles écraseraient un ennemi vaincu par la seule terreur qu’elles lui inspiraient. Qu’était-ce que les Gaulois, sinon une proie pour le vainqueur ? Et encore, l’élite de la nation, les Belges étaient tous pour les Romains ouvertement ou de cœur. Tutor, blessé des prétentions germaniques de Civilis et confiant dans la vaillance de ses troupes, répondait qu’en différant on laissait les Romains se fortifier ; que leurs armées se rassemblaient de toutes parts ; qu’une légion de Bretagne avait repassé la mer ; qu’on en faisait venir deux d’Espagne ; qu’il en arrivait d’Italie, et toutes de vieilles troupes sachant la guerre ; que les Germains, sur lesquels on comptait tant, étaient incapables de la moindre soumission, de la moindre discipline ; qu’ils n’agissaient qu’au gré de leurs caprices, qu’il y avait avec eux un grand moyen de corruption, l’or et les présents, dont les Romains étaient mieux pourvus, et que tel amour qu’on eût pour la guerre, il n’était personne qui, au même prix, ne préférât le repos au péril : que si l’on attaquait dans ce moment, Cérialis n’aurait à opposer que les restes de l’armée du Rhin, ces misérables légions vendues à la confédération des Gaules ; et que même d’avoir battu en dernier lieu, contre leur propre attente, cette troupe indisciplinée de Valentinus serait pour eux et pour leur général un aiguillon à la témérité ; qu’ils attaqueraient de nouveau, et qu’alors ils seraient reçus, non par un enfant inexpérimenté, qui s’occupait de mots et de harangues bien plus que de guerres et de combats, mais par Civilis et par Classicus ; que le seul aspect de ces deux hommes retracerait à leur imagination la peur, la faim, la fuite, et leur vie tant de fois à la merci des Gaulois ; que ni les Trévires ni les Lingons n’étaient retenus par l’attachement ; qu’ils reprendraient les armes sitôt que la crainte serait passée [Tacite, Hist., IV, 76]. Classicus trancha cette diversité d’opinions en se déclarant pour l’avis de Tutor, et sur-le-champ on se prépara à livrer bataille.

Cérialis ne les attendait pas, il n’avait pas même passé la nuit dans sa tente. On vint lui annoncer, tandis qu’il était encore dans sa chambre et dans son lit, à Augusta des Trévires, que les insurgés avaient surpris brusquement le camp et mis les légions en déroute. D’abord il refusa de croire à cette nouvelle, accusant de pusillanimité ceux qui la lui apportaient. Mais bientôt il put voir de ses propres yeux toute l’étendue du désastre. Le camp était forcé, la cavalerie en fuite : le pont sur la Moselle, au milieu de la ville, et qui en joignait les deux extrémités, était au pouvoir de l’ennemi. Cérialis, intrépide dans un si grand péril, saisissant les fuyards par le bras, et se jetant presque nu au travers des traits, rallia autour de lui quelques braves, reprit le pont, et y plaça un poste d’élite. Arrivé ensuite au camp, il voit les légions parjurées de Bonn et de Novesium rompues et éparses ; à peine quelques soldats autour de leurs enseignes, et les aigles sur le point d’être enlevées. Enflammé d’indignation, il leur reproche amèrement leur honte passée. Non, s’écrie-t-il, ce n’est point un Hordéonius, ce n’est point un Vocula que vous abandonnez. Vous ne pouvez m’imputer de trahison ; mon seul tort est d’avoir dit trop tôt que vous aviez oublié votre serment à l’empire des Gaules ; d’avoir cru légèrement que des Romains se ressouvenaient du serment prêté à leur patrie. J’aurai donc le sort des Numisius et des Herennius ; tous vos lieutenants auront donc péri, ou par vos mains, ou par celles de l’ennemi ? Allez, courez dire à Vespasien, ou mieux encore, à Civilis et à Classicus, que vous avez abandonné votre général sur le champ de bataille : il viendra des légions qui ne nous laisseront, ni moi sans vengeance, ni vous sans châtiment.

Ces plaintes étaient fondées : leurs préfets, leurs tribuns, les accablaient des mêmes reproches : ils en furent honteux. Ils s’arrêtent et se reforment par cohortes, car ils ne pouvaient donner un grand front à leur ligne, les Gaulois s’étant débordés de toutes parts, et leurs tentes et leurs bagages les gênant dans cette enceinte du camp, où l’on se battait. Tutor, Classicus et Civilis, chacun à leur poste, animaient la bataille : ils excitaient les Gaulois par les cris de liberté, les Bataves par l’amour de la gloire, les Germains par la vue du butin [Tacite, Hist., IV, 78] ; et tout les favorisait, lorsque enfin une des légions, ayant trouvé un espace plus découvert, et s’étant rassemblée toute en un seul corps, soutint leur choc, puis les fit reculer. Les cohortes dispersées au commencement de l’attaque, s’étant ralliées sur les hauteurs, revinrent alors sur leurs pas, et mirent le trouble dans l’arrière-garde des assaillants. Ce qui nuisit le plus à ceux-ci, et empêcha vraiment leur victoire, ce fut l’avidité des Germains pour le butin : au lieu de pousser l’ennemi, et de poursuivre leurs avantages, ils n’avaient songé aussitôt qu’à piller et à se disputer les uns aux autres les dépouilles des Romains. Ainsi Cérialis, après avoir presque ruiné les affaires de Rome par sa négligence, les rétablit par sa fermeté, et, profitant de la fortune, il prit, dès le même jour, le camp ennemi et le rasa.

Les agrippiniens n’étaient entrés que malgré eux, comme on l’a vu, dans la ligue gallo-germaine ; dès qu’ils se virent en liberté de suivre leur inclination, voulant donner une garantie de leur retour à leurs premiers engagements, ils massacrèrent tous les Germains répandus dans leur ville. De plus, ils offrirent à Cérialis de lui livrer la femme et la sœur de Civilis et la fille de Classicus, laissées chez eux comme gages d’alliance et d’amitié. En même temps, ils imploraient son secours contre un ennemi irrité dont ils redoutaient la vengeance. En effet, Civilis avait tourné ses pas de ce côté, comptant trouver à Tolbiac[10], sur le territoire ubien, une cohorte de Caukhes et de Frises vaillante et dévouée, qu’il y avait laissée en garnison. Mais il apprit en chemin que sa cohorte avait été détruite tout entière par la trahison des agrippiniens, qui, ayant distribué aux Germains des viandes et du vin pour les enivrer, pendant leur sommeil avaient refermé les portes, et mis le feu aux maisons ; et tous avaient été consumés [Tacite, Hist., IV, 79]. Cette triste nouvelle changea la marche de Civilis ; d’ailleurs, Cérialis avançait en toute diligence au secours de ses alliés.

Une autre inquiétude survint à Civilis : la légion mandée de Bretagne arrivait, et il craignit que, soutenue de la flotte qui l’avait amenée, elle ne tombât sur les Bataves du côté où leur île touchait à l’Océan. Il fut bientôt délivré de cette crainte. Fabius Primus, commandant de la légion, entra sur les terres des Nerves et les Tungres, qui se soumirent : quant à la flotte, elle fut elle-même attaquée par les Caninéfates, et la plupart des bâtiments pris ou coulés bas. Ces mêmes Caninéfates battirent aussi une troupe de Nerves, qui d’eux-mêmes s’étaient mis à faire la guerre pour les Romains. Classicus remporta encore un avantage sur un détachement de cavalerie que Cérialis avait envoyé en avant de Novesium : pertes légères, mais répétées, qui effaçaient en détail l’honneur acquis au général romain par son dernier triomphe.

Cependant Domitien, qui dans l’incertitude du succès avait suivi de près Cérialis et les légions, reçut, comme il approchait des Alpes, la nouvelle de la victoire sur les Trévires ; elle était confirmée par la présence de Valentinus, qu’on lui amenait chargé de chaînes. Le patriote trévire ne paraissait nullement humilié de sa disgrâce ; et la fierté de son âme se montrait empreinte sur son visage. Domitien l’interrogea par curiosité pour connaître son caractère et son éloquence, puis il le condamna à mort. Au milieu des tortures de son supplice, quelqu’un lui ayant dit pour l’insulter que sa patrie était prise, Voilà, répondit-il, ce qui me console de mourir ! [Tacite, Hist., IV, 85]. Domitien, rassuré par la situation des affaires, se rendit à Lugdunum mais n’alla pas plus loin.

Sur ces entrefaites, l’arrivée de la légion britannique et des légions espagnoles doubla l’armée romaine, tandis que les insurgés, réduits presque aux seuls Germains, ne recevaient que de faibles renforts. Néanmoins Civilis tenta une affaire décisive : retranché dans ce fameux fort de Vétéra qu’il avait assiégé si longtemps, il se mesura deux fois avec Cérialis. A la première il eut le dessus ; mais ensuite, battu, écrasé, il évacua le continent de la Gaule et se retrancha dans l’île des Bataves. Son premier soin fut de détruire la digue élevée autrefois par Drusus à l’endroit où le Rhin commence à se partager en deux bras. Ces branches sont inégales ; et la pente des eaux se portant sur le Vahal, le bras droit, qui conserve le nom de Rhin, demeure le plus faible. Drusus aux vues duquel il convenait de grossir cette branche droite, qu’il joignait à l’Issel par un canal, avait dirigé sa digue de manière qu’elle rejetait les eaux du côté de la Germanie. Civilis, ayant un intérêt contraire, la ruina ; et de cette opération il tira deux avantages : en grossissant le Vahal, il fortifiait la barrière qui le séparait des Romains ; et le bras qui bornait l’île au nord, se trouvant réduit presque à sec, ouvrait une libre communication entre les terres bataves et la Germanie. Civilis, Tutor et Classicus, et cent treize sénateurs trévires, parmi lesquels on comptait Alpinus Montanus et son frère Decimus Alpinus, y passèrent pour recruter des troupes parmi les tribus teutoniques. L’argent qu’ils distribuaient et la pitié qu’inspiraient leurs noms si puissants naguère leur attirèrent aisément des compagnons d’aunes au sein de cette race avide de dangers. Cérialis profita de leur absence pour attaquer l’île des Bataves ; il passa le Vahal malgré la résistance des insurgés, et s’empara de postes importuns que Civilis ensuite tenta vainement de lui enlever [Tacite, Hist., V, 14-21].

Par suite de ces succès, Cérialis se laissait aller à une confiance téméraire dont les chefs ennemis songèrent à profiter. Il était allé visiter les camps de Bonn et de Novesium, qu’on rétablissait pour l’hivernage des légions, et il s’en revenait par eau, son escorte toute dispersée, la garde se faisant mal. Cette négligence fut remarquée par les Gallo-germains, qui projetèrent une embuscade. Ils choisissent une nuit sombre, et s’abandonnant au fil de l’eau, ils entrent dans les retranchements sans le moindre obstacle. Dans le premier. moment, ils s’aident d’un stratagème : ils coupent les cordes qui soutenaient les tentes, et les soldats romains se trouvant enveloppés sous leurs propres pavillons, ils les égorgent sans peine. Pendant ce temps un autre détachement attaquait la flotte, jetait le grappin et emmenait les bâtiments. Tout cela s’était fait dans le plus profond silence : mais le carnage une fois commencé, afin d’inspirer plus de frayeur, ils poussent des cris affreux. Les Romains, éveillés par leurs blessures, cherchent leurs armes, courent dans les rues du camp : peu étaient habillés la plupart n’avaient qu’un morceau d’étoffe entortillé autour du bras, et leur épée à la main. Le général, à demi endormi, et presque nu, n’échappa que par une méprise des ennemis, qui, voyant son drapeau arboré sur la galère prétorienne, l’emmenèrent dans la persuasion que Cérialis s’y trouvait ; mais il avait passé la nuit ailleurs, dans les bras, à ce qu’on crut généralement, d’une femme ubienne, nommée Claudia Sacrata [Tacite, Hist., V, 22]. Les sentinelles rejetaient la faute sur le général qui leur avait, disaient-elles, défendu de parler de peur de troubler son repos ; en sorte que, n’ayant pas fait les appels ordinaires, le sommeil les avait gagnées. Il était grand jour quand les Germains s’en retournèrent, traînant à leur suite les bâtiments qu’ils avaient pris, entre autres la trirème prétorienne, qu’ils menèrent parla Lippe, pour en faire présent à Véléda.

Cet avantage passager, n’empêchait pas que la guerre ne fût généralement malheureuse pour les Bataves. Civilis, comme une dernière ressource, voulut tenter la fortune sur mer. Il. équipa tout ce qu’il avait de galères à deux et à un simple rang de rames ; il y joignit nombre de barques, dont trente ou quarante étaient armées sur le modèle des liburniques : il menait de plus avec lui celles qu’il avait prises sur l’ennemi ; et toute cette flotte, ayant pour voiles des saies bigarrées de mille couleurs, présentait à l’œil l’aspect le plus pittoresque [Tacite, Hist., V, 23]. Il choisit pour les évolutions une espèce de mer, l’embouchure de la Meuse et du Rhin dans l’Océan. L’objet de cet armement était d’intercepter les convois que les postes romains établis dans l’île attendaient du continent. Cérialis, plus surpris qu’alarmé, fit avancer son escadre, qui était inférieure en nombre, mais fournie de rameurs plus exercés, de pilotes plus habiles, de bâtiments plus forts. Elle avait le courant pour elle ; les autres avaient le vent. Les deux flottés, après avoir, en se croisant, tenté de s’envoyer quelques traits, se séparèrent. Ce fut la dernière entreprise de Civilis, qui se retira ensuite au-delà du Rhin. Cérialis, portant dans l’île des Bataves tous les ravages de la guerre, affecta d’épargner, par un artifice souvent pratiqué, les terres et les maisons de Civilis. Au milieu de ces opérations ; des pluies continuelles (car l’automne touchait à son déclin), ayant fait déborder le fleuve, transformèrent en un vaste étang, l’île naturellement basse et marécageuse. Les Romains, qui n’avaient point prévu cet inconvénient, s’en trouvèrent très embarrassés : leur flotte était loin, ils n’avaient point de vivres, et leurs tentes, sur ce terrain plat et sans abri, étaient emportées de tous côtés par la violence de l’inondation.

Civilis prétendit qu’il lui eût été facile alors de détruire les légions, que les Germains le voulaient ; et il se donna auprès de l’ennemi le mérite de les en avoir détournés adroitement ; le fait n’est pas invraisemblable, puisque le chef batave ne tarda pas beaucoup à se soumettre. Cérialis négociait secrètement. En même temps qu’il faisait offrir la paix aux Bataves, à Civilis sa grâce, il exhortait Véléda et ses proches à saisir l’occasion de gagner l’amitié de Rome, au lieu de s’obstiner dans une guerre où ils n’éprouvaient que des désastres. Il représentait qu’il avait taillé en pièces les Trévires, repris la colonie agrippinienne, enlevé aux Bataves leur patrie ; que les Germains n’avaient retiré de l’alliance de Civilis que la perte de leurs frères, le massacre ou la fuite de leurs soldats ; que Civilis était un fugitif et un banni, à charge à ses protecteurs ; qu’ils n’avaient que trop de reproches à se faire d’avoir passé le Rhin si souvent ; que s’ils continuaient, les torts et l’insulte étant d’un côté, de l’autre seraient la vengeance et les dieux [Tacite, Hist., V, 24].

Ces menaces entremêlées de promesses firent effet sur l’esprit de Véléda. Les Germains mie fois ébranlés, les Bataves commencèrent aussi à se dire qu’il ne fallait pas consommer leur ruine, et qu’il était impossible à une seule nation de briser les fers du monde entier. Qu’avaient servi le massacre des légions et l’embrasement de leurs camps, sinon à en susciter de nouvelles et plus redoutables et en plus grand nombre ? Si c’était pour Vespasien qu’on avait fait la guerre, Vespasien était empereur ; si c’était au peuple romain qu’on en voulait, qu’étaient-ce que les Bataves contre tout le genre humain ? Qu’il n’y avait qu’à jeter les yeux sur les Rhètes et les Noriques, et sur les tributs dont on chargeait les autres alliés ; que pour eux, on ne leur en imposait aucun ; qu’on ne demandait que du courage et des hommes ; qu’il n’y avait aucune situation plus voisine de la liberté, et qu’après tout, s’il fallait qu’ils reconnussent des maîtres, il y aurait encore moins de honte à supporter les princes de Rome que les femmes des Germains. Ainsi s’expliquait la multitude. Les grands murmuraient encore plus : C’est la rage insensée de Civilis, s’écriaient-ils, qui nous a précipités dans cette guerre : Civilis, pour sauver sa personne, a perdu la nation. Il fallait que les dieux fussent bien irrités contre les Bataves le jour qu’ils leur laissèrent assiéger les légions, tuer les lieutenants, entreprendre une guerre utile à un seul, fatale à tout le reste. Réduits aux plus déplorables extrémités, il est bien temps de revenir à nous-mêmes, et, en sacrifiant une tête coupable, de prouver notre repentir [Tacite, Hist., V, 25].

Civilis n’ignorait pas cette disposition des esprits, et il résolut de prendre les devants : au dégoût de ses malheurs se joignait aussi un peu de cet attachement pour la vie qui, dans beaucoup de moments, subjugue les plus fermes courages ; il demanda une entrevue. On coupa le milieu du pont sur le Vahal, et les deux chefs s’étant avancés aux deux extrémités, Civilis commença ainsi : Si j’avais à me justifier devant un lieutenant de Vitellius, je sens que ni ma conduite n’obtiendrait de pardon, ni mes discours de créance. Ce n’a été entre Vitellius et moi qu’inimitiés, qu’hostilités : Vitellius commença, moi j’aggravai. Pour Vespasien, il a eu de longtemps mes hommages ; et lorsqu’il était homme privé, il m’honorait du nom de son ami. C’est ce que savait Antonius Primus, lorsque dans ses lettres il m’exhortait à la guerre, de peur que les légions de Germanie et les troupes de la Gaule ne franchissent les Alpes. Si donc j’ai pris les armes, c’est parce qu’Antonius dans ses lettres et Hordéohius de vive voix m’y excitaient sans cesse : je n’ai fait en Germanie que ce que firent en Syrie Mucien, Aponius en Alésie, Flavianus en Pannonie, et toi-même, Cérialis, aux portes de Rome. Tout son système de justification roula sur des arguments de cette nature. L’intérêt seul de Vespasien, les vives sollicitations de son parti avaient mis les armes à la main : il se flattait d’avoir puissamment contribué à la fortune du nouvel empereur. Une fois l’étendard levé, il n’avait plus été en son pouvoir d’arrêter la guerre. Les passions de la multitude, la révolte subite des Gaules, ses succès même contre les légions vitelliennes, l’entraînant et le compromettant de plus en plus, l’avaient contraint de garder les armes alors même que son désir et son but étaient remplis, puisque Vespasien triomphait. Cependant au milieu de cette lutte acharnée des Bataves, des Gaulois et des Germains contre les armées de Rome, Civilis n’avait jamais oublié qu’il avait en face d’anciens alliés ; Cérialis en pouvait porter témoignage. Dernièrement encore quand son armée, surprise par l’inondation dans l’île des Bataves, pouvait être exterminée sans peine, qui l’avait sauvée, sinon Civilis qui n’avait pas craint de s’exposer à tous les soupçons, à toute la colère des Germains ?

Ces raisons probablement n’auraient pas suffi seules à convaincre Cérialis ; mais les promesses qu’il avait fait faire en secret au Batave, les engagements pris avec Véléda et surtout le besoin de terminer les hostilités avant l’hiver, le forçaient à s’en contenter. Civilis, reçu en grave, obtint la permission de vivre tranquille dans sa patrie. Il n’en fut pas de même des chefs gaulois, de Classicus, de Tutor, des deux Alpinus, de cette foule de nobles trévires et lingons qui, inébranlables à toutes les séductions et à toutes les menaces, suivirent le drapeau de l’indépendance tant qu’il resta debout : il n’y eut pour eux ni justification ni merci. Plusieurs de ces infortunés se réfugièrent chez les plus lointaines tribus germaniques ; la plupart se tuèrent ; quelques-uns furent pris et livrés aux Romains [Plutarque, Amator.]. Une recherche ordonnée par Vespasien, dans chacune des cités de la Gaule, contre ceux qui avaient joué un rôle marquant durant l’insurrection, fit disparaître tout ce que les hauts rangs de la société gauloise contenaient encore d’ennemis du joug romain, d’amis de la liberté, de la gloire, de l’ordre social de la vieille Gaule.

Il en était un surtout dont les Romains auraient voulu tirer un châtiment exemplaire, c’était Julius Sabinus, ce fou ambitieux qui s’était affublé du nom et de la pourpre des Césars ; le vrai César regrettait vivement qu’une mort volontaire lui eût arraché ce rival. Pourtant Sabinus vivait. Après sa ridicule usurpation de l’empire des Gaules, et sa défaite paries Séquanes, se voyant en égale horreur au parti national et au parti romain, il hésita sur ce qu’il deviendrait. La fuite en Germanie lui était facile ; mais, uni depuis peu par amour à une jeune Gauloise nommée Éponine[11], il préféra braver tous les périls plutôt que de se séparer de celle qu’il ne pouvait ni abandonner ni emmener avec lui. Dans une de ses maisons de campagne existaient de vastes souterrains, construits jadis pour les usages de la guerre, et propres à recevoir des vivres, des meubles, tout ce qui était nécessaire à la vie de plusieurs hommes : l’entrée en était secrète et connue seulement de deux affranchis dévoués à Sabinus. Ce fut dans cette maison que se rendit le noble Gaulois, annonçant qu’il allait terminer sa vie par le poison, et il congédia ses serviteurs et tous ses esclaves. Les deux affranchis mirent alors le feu au bâtiment, et le bruit se répandit en tout lieu que Sabinus s’était empoisonné, et que son cadavre avait été la proie des flammes. A cette nouvelle, trop bien confirmée par le témoignage de Martial, l’un des affranchis fidèles, une douleur inexprimable s’empara d’Éponine ; elle se jeta la face contre terre, pleurant et sanglotant, et resta trois jours et trois nuits dans son désespoir, refusant toute nourriture [Plutarque, Amator.].

Sabinus, attendri et effrayé, lui envoya de nouveau Martial pour lui révéler qu’il n’était point mort, qu’il vivait caché dans une retraite inconnue, mais qu’il la priait de persévérer aux yeux du monde dans son affliction, afin d’entretenir une erreur à laquelle il devrait son salut. Qu’on se représente s’il se peut l’état d’Éponine à cette nouvelle ; l’allégresse dans l’âme, elle prit tous les signes du deuil, et joua si bien, selon l’expression d’un ancien, la tragédie de son malheur, que personne n’en conçut le moindre doute [Ibid.]. Bientôt brûlant de voir son époux, elle se fit conduire au lieu de sa retraite pendant la nuit, et revint avant le jour ; elle y retourna, s’enhardit peu à peu à y rester ; puis elle n’en voulut plus sortir. Au bout de sept mois, la colère des Romains paraissant calmée, Éponine projeta d’aller elle-même à Rome solliciter Vespasien, dont on vantait beaucoup la douceur : Sabinus l’accompagna dans ce voyage, déguisé en esclave, la tête rasée et enveloppée d’un bandeau, enfin dans un accoutrement qui le rendait méconnaissable. Mais leurs espérances étaient mal fondées ; quelques amis qu’ils avaient à Rogne et auxquels ils se découvrirent, leur conseillèrent d’attendre encore, et de regagner la Gaule. Le proscrit s’ensevelit de nouveau dans ce sépulcre durant neuf années. Ces neuf années, Éponine les passa presque tout entières avec lui. Là elle devint deux fois mère. Seule, comme la lionne au fond de sa tanière, dit un écrivain grec [Plutarque, ub. sup.] qui connut l’un de ses fils, elle supporta les douleurs de l’enfantement, et nourrit de son sein ses deux lionceaux. Par intervalle, elle allait en Italie observer et consulter leurs amis communs. Ils furent enfin découverts et conduits prisonniers à Rome. Amenée devant l’empereur, Éponine se prosterna à ses pieds, et lui montrant ses enfants : César, dit-elle, je les ai conçus et allaités dans les tombeaux, afin que plus de suppliants vinssent embrasser tes genoux [Dion, l. c.]. Ses paroles, sa douleur, son héroïsme arrachèrent des larmes à tous les assistants ; mais Vespasien, inflexible, ordonna de traîner sur-le-champ Sabinus au supplice. Éponine alors se releva, et d’une voix forte et pleine de dignité, elle réclama que des destinées si longtemps communes ne fussent point désunies à ce dernier instant. Fais-moi cette grâce, Vespasien, s’écria-t-elle, car ton aspect et tes lois me pèsent mille fois plus que la vie dans les ténèbres et sous la terre ! [Plutarque, in Amator.]

Tel fut le dernier sang versé pour la cause de la vieille Gaule, le dernier dévouement public à un ordre social, à un gouvernement, à une religion dont le retour n’était ni désirable ni possible. Nous avons vu combien d’obstacles firent avorter cette malheureuse tentative : ils allèrent croissant et se fortifiant de plus en plus. Chaque jour davantage la haute classe sépara ses intérêts et ses sentiments des sentiments et des intérêts de la masse ; les Druides eux-mêmes firent leur paix ; ils s’éclairèrent et devinrent professeurs de la science romaine, prêtres du polythéisme gallo-romain [Ausone, de Clar. Prof.]. L’amour de l’ordre s’insinua peu à peu dans tous les esprits, et la Gaule fut résignée : vint bientôt le christianisme, qui accéléra et consolida l’ouvrage.

De cette situation nouvelle sortit une nation qui ne manqua point d’originalité. Le rôle que joua la Gaule comme province de l’empire romain est plein de grandeur et d’intérêt. Ce besoin de mouvement et de liberté que nous avons vu tout à l’heure ébranler un gouvernement contesté, quand ce gouvernement fut consenti, ne s’éteignit point ; il s’exerça dans les limites de la constitution et des coutumes romaines, il prit le caractère d’opposition, non, de révolte. Soirs cette forme la Gaule arracha de grandes concessions à la puissance impériale, cassa plusieurs empereurs, en imposa d’autres à l’Italie, et s’établit même pendant quelques instants métropole de tout l’empire. Mais ces événements curieux, quelque place qu’y occupe l’élément gaulois, appartiennent à l’histoire de Rome, et ne sauraient en être détachés ; c’est dans l’histoire de Rome qu’il faut chercher leur explication comme leur cause.

Ainsi donc ma tâche est achevée. J’avais entrepris de tracer les destinées de la race gauloise, et j’ai atteint successivement les époques où sur tous les points du globe elle a fini comme nation, non comme race, car les races humaines ne meurent point ainsi ; les époques où son individualité disparaît sous les formules d’une civilisation imposée, où son histoire devient un épisode d’une histoire étrangère. Pendant le cours de dix-sept cents ans, je l’ai suivie pas à pas à travers toutes les périodes de sa vie si aventureuse et si pleine, ici nomade, là sédentaire, tour à tour conquérante et conquise, sous tous les climats de la terre, en Gaule, en Bretagne, en Germanie, en Espagne, en Italie, en Grèce, en Afrique, en Asie ; et partout et toujours, je l’ai montrée la même : intelligente, spirituelle, brave, ardente, mais mobile, peu capable de constance et d’ordre, mais vaine et désunie par orgueil. Que si l’on parcourt les temps qui suivent cette histoire, on reconnaîtra aisément les grands traits du caractère gaulois dans les événements romains de la Gaule romaine ; on les verra percer encore au milieu de la barbarie de la Gaule franke, malgré la conquête et le mélange des races, et ils apparaîtront de loin en loin sons les institutions originales du moyen âge.

Est-ce là tout ? Descendants des soldats de Brenn et de Vercingétorix, des citoyens de Carnutum et de Gergovie, des sénats de Durocortorum et de Bibracte, n’avons-nous plus rien de nos pères ? Ce type si fortement empreint sur les premières générations, le temps l’a-t-il effacé des dernières ? Peuple des sociétés modernes, la civilisation, ce costume des races humaines, a-t-elle transformé chez nous en même temps que recouvert le vieil homme ? et si nous nous examinions bien dans quelqu’une de ces crises où les peuples, brisant toutes les conventions sociales, se remontrent, pour ainsi dire, dans la nudité de leur nature, serait-il impossible de découvrir quelque signe de cette parenté de vertus et de vices ? Je ne sais ; mais en traçant les récits de ce long ouvrage, plus d’une fois je me suis arrêté d’émotion ; plus d’une fois j’ai cru voir passer devant mes yeux l’image d’hommes sortis d’entre nous ; et j’en ai conclu que nos bonnes et nos mauvaises dispositions ne sont point nées d’hier sur cette terre où nous les laisserons.

 

Fin de l’Histoire des Gaulois

 

 

 



[1] Il fut vaincu par Antonius Primus, chef du parti adverse, qui était né à Toulouse, et qui, dans son enfance, était surnommé Beccus, ce qui signifie "bec de coq". Suétone, Vitellius, 18. Bek (Arm.), Big (Cymr.), Gob ( Gaël.).

[2] Aujourd’hui Mayence.

[3] Aujourd’hui Santen dans le duché de Clèves.

[4] Aujourd’hui Nuys.

[5] Aujourd’hui Gelb.

[6] Duren, dans le duché de Juliers.

[7] Aujourd’hui Asburg.

[8] Moguntiacum, Mayence ; Vindonissa, Windisch, dans le canton de Berne.

[9] Peuple germain du diocèse actuel de Mayence.

[10] Aujourd’hui Zulpick, dans le duché de Juliers.

[11] Eponina. Tacite, Histoire, IV, c. 67. — Έμπονή. Plutarque, Amator., p. 770. — Πεπονίλα. Dion, LXVI, p. 752.